CARRIÈRES ADMINISTRATIVES - Université Toulouse 1 Capitole
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CARRIÈRES ADMINISTRATIVES - Université Toulouse 1 Capitole
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE Année 2007. 2008. « CARRIÈRES ADMINISTRATIVES » SÉMINAIRE SPÉCIFIQUE APPROFONDI DROIT PUBLIC. Semestre 1 (10 heures) (Valérie Larrosa, MCF Droit public) THÈME 3 LA RESPONSABILITE DE L’ADMINISTRATION. Il ne s’agira pas ici seulement de traiter la responsabilité administrative qui n’est que l’un des régimes susceptibles de s’appliquer aux agents de l’administration, même s’il s’agit d’un régime privilégié. Il s’agit bien de traiter l’ensemble des régimes de responsabilité applicables à l’administration, ce qui suppose que l’on inclut alors le régime civil, le régime pénal et le régime disciplinaires. Cette analyse est confirmée par un autre thème du programme de droit public du concours ENA : « Le juge civil et le juge pénal, juges de l’administration ». De plus, pour délimiter exactement l’étendue de ce thème, il faut réfléchir sur la notion d’administration. Dans une approche organique, l’administration est d’abord une entité collective, en l’occurrence un auxiliaire du pouvoir exécutif quand il s’agit de l’administration d’Etat ou des autorités décentralisées quand il s’agit de l’administration des collectivités locales. Dans le sujet « La responsabilité de l’administration », il faut donc envisager aussi bien la responsabilité de l’Etat que celle des collectivités locales qui sont elles aussi des personnes morales de droit public relevant depuis l’arrêt Feutry 1 du contentieux administratif. D’un point de vue organique, toutes les personnes morales de droit public relèvent de l’administration. Les établissements publics nationaux ou locaux sont donc également concernés (exemple : responsabilité des EPLE en ce qui concerne le service public de l’Education nationale ; responsabilité des hôpitaux, en ce qui concerne le service public de la santé). Mais la notion d’administration a également un sens matériel : l’administration concerne l’ensemble des activités administratives et plus particulièrement des 1 - C.E. 29 février 1908, Feutry : le département est reconnu responsable du fait d’un « asile d’aliéné » dont il est gestionnaire et l’action en responsabilité dirigée contre le département relève alors du contentieux administratif. activités de service public. Tous les services publics sont donc susceptibles d’entrer dans le champ du sujet, même les services publics à gestion privés, c’est-à-dire les services publics industriels et commerciaux et même les services publics gérés par des personnes privées puisque, depuis l’arrêt Caisse primaire « Aide et protection »2, les personnes morales de droit privées peuvent être considérées comme gestionnaires de mission de service public. Si l’on analyse, même rapidement, la notion d’administration, on voit que ne sauraient être exclus du sujet ni la responsabilité civile dont peuvent relever certains agents ou services de l’administration (contentieux de SPIC), ni la responsabilité pénale qui peut s’ajouter au régime administratif quand à la faute de service se superpose une infraction pénale. Enfin, il ne faudrait pas oublier que les agents publics et les fonctionnaires sont aussi susceptibles de répondre devant leur supérieur hiérarchique des fautes disciplinaires qu’ils pourraient commettre dans l’exercice de leur fonction. La formulation de l’intitulé oblige par conséquent à connaître l’ensemble des régimes de responsabilité. Au demeurant, il est également conseillé de connaître les bases de la responsabilité civile. On peut alors comparer les solutions judiciaires et administratives applicables dans des registres de responsabilité poursuivant la même finalité (réparation du préjudice) et avoir ainsi une réflexion comparatiste, toujours appréciable dans les exercices proposés par le concours. I – LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIF). ADMINISTRATIVE (LE RÉGIME La responsabilité administrative est un régime dérogatoire du droit commun, c’est-à-dire un régime qui se pose en se distinguant du droit commun qui est le régime de droit civil. La responsabilité administrative a une histoire. Nous allons d’avoir comment ce régime est apparu, quelle construction juridique lui a donné naissance. A – L’ÉMERGENCE DE LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE. La responsabilité administrative est, avant toute chose, la responsabilité de l’Etat, c’est-à-dire de la Puissance publique. Ce régime permet à un administré victime d’un préjudice occasionné par l’administration et ses agents d’obtenir 2 - C.E. Ass. 13 mai 1938, Caisse primaire « Aide et Protection », Rec. 417 ; GAJA p. 332 et seq. : à propos de la nature juridique des caisses chargées de la gestion des assurances sociales, le Conseil d’Etat considère qu’il s’agit d’un établissement privé chargé de l’exécution d’un service public. Des personnes privées peuvent ainsi participées à des activités d’intérêt général et être, de ce fait, partiellement soumises à la gestion publique. réparation du préjudice causé. Or, la possibilité même d’engager la responsabilité des services de l’Etat devant les tribunaux et d’obtenir réparation des dommages causés aux administrés est relativement récente : elle date seulement de la fin du XIXe siècle. Avant cette époque en effet, l’Etat était irresponsable. 1 – L’irresponsabilité de l’Etat. L’irresponsabilité juridique de l’Etat trouvait ses fondements politiques dans la théorie de la souveraineté. Pour comprendre cette situation qui nous apparaît aujourd’hui comme un déni de justice, il faut connaître la doctrine juridique et politique de l’époque. Un texte d’Edouard Laferrière en offre une excellente illustration. Ce texte est un extrait de l’ouvrage majeur de Laferrière, son « traité de la juridiction administrative », qui date de 1896. Laferrière y retrace le raisonnement juridique qui justifie l’irresponsabilité de l’Etat. Si l’Etat est irresponsable, c’est parce qu’il est souverain. Il s’agit d’une pétition de principe, d’un postulat politique : la puissance souveraine ne répare pas les dommages qu’elle cause. En fait, Laferrière distingue les actes d’autorité pour lesquels l’irresponsabilité de l’Etat est totale, des actes de gestion pouvant donner lieu à une responsabilité limitée. Cette distinction est ancienne et fut, chronologiquement, le premier critère de compétence du juge administratif. Acte d’autorité, puissance publique et souveraineté sont des notions étroitement liées. Les notions de puissance publique et d’actes d’autorité ne sont rien d’autre que la traduction juridique de la théorie politique de la souveraineté. La souveraineté politique de l’Etat est la source des prérogatives de puissance publique, prérogatives exorbitantes du droit commun que le droit public confère à l’Etat et à ses agents. Je ne vais pas ici vous faire l’historique de la théorie de la souveraineté, de sa construction progressive par les légistes royaux, de la contribution de certains auteurs majeurs tel Bodin. De nombreux ouvrages d’histoires des idées politiques ou de manuels de droit constitutionnel présentent cette théorie, ses origines et son contenu. Pour une présentation juridique de la théorie de la souveraineté, je vous renvoie simplement à l’un des ouvrages de référence en la matière, en l’occurrence l’ouvrage d’O. Beaud, « La puissance de l’Etat » dans lequel Beaud présente les contributions de Bodin et celle de Carré de Malberg à la théorie de la souveraineté. Nous nous attacherons simplement à indiquer sommairement les conséquences juridiques de la théorie de la souveraineté de l’Etat. En premier lieu, l’Etat exerce un pouvoir, il est dépositaire d’une certaine autorité, il dispose pour ce faire des prérogatives de puissance publique et peut faire des « actes d’autorité ». Il s’agit de pouvoirs exorbitants, de prérogatives dont ne disposent pas les particuliers, d’instruments d’action qui peuvent utiliser la contrainte à l’égard des administrés. On ne citera que quelques exemples, choisi parmi les plus éloquents ou les plus spectaculaires : la faculté de priver un particulier de son droit de propriété (expropriation), la faculté de prendre des décisions qui s’imposent aux administrés (décision unilatérale) sont deux exemples des prérogatives que confère la puissance souveraine. L’Etat est pleinement lui-même quand il fait usage de ces prérogatives, quand il fait « acte d’autorité ». Il peut aussi se comporter comme un simple particulier, agir comme pourrait le faire des personnes privées. C’est le cas lorsqu’il fait des « actes de gestion ». Dans ce cas, l’irresponsabilité de l’Etat qui ne vise qu’à protéger sa souveraineté n’a plus lieu d’être. Dès lors, les actes de gestion de l’Etat, comme les actes des particuliers, pouvaient donner lieu à l’engagement de la responsabilité de l’Etat qui n’agit plus comme puissance souveraine. Une telle solution ne va cependant pas perdurer. Les exemples d’irresponsabilité de l’Etat cités par Laferrière, dans le texte, sont d’ailleurs édifiants et illustrent l’évolution du droit en la matière. Ces exemples apparaissent en effet à nos yeux comme autant de déni de justice, d’inéquité grave et intolérable (exemple des mesures de police qui donnent aujourd’hui lieu à responsabilité pour faute ou pour risque et même pou rupture de l’égalité devant les charges publiques ; exemples des actes législatifs et de la responsabilité du fait des lois ; exemple des faits de guerre dont on sait qu’il peuvent donner lieu non seulement à de la responsabilité administrative mais aussi à de la responsabilité pénale ; voir la création du TPI). La sensibilité contemporaine supporte mal l’irresponsabilité de l’Etat, des dirigeants, des « responsables » politiques. En à peu près un siècle, on va donc progressivement passer d’un régime d’irresponsabilité de principe à un régime de responsabilité quasi-générale de l’Etat. L’idée d’une souveraineté politiquement puissante et juridiquement irresponsable va donc être battue en brèche. Cette évolution juridique est rendu possible par une transformation de l’Etat : l’Etat de puissance devient progressivement l’Etat providence, un Etat au service des citoyens. En droit, la théorie du service public succède ainsi à la théorie de la puissance publique. C’est précisément de cette nouvelle approche de l’Etat et de l’intervention publique que va naître un véritable droit de la responsabilité administrative. 2 – La responsabilité du fait des services publics. En fait, à l’époque où Laferrière publie le texte précité, cette évolution est déjà en marche. La première étape dans la construction de la responsabilité administrative, est en effet un célèbre arrêt rendu en 1873 par le tribunal des conflits. L’Etat va être déclaré responsable du fait de ses services publics. Cette solution jurisprudentielle sera par la suite étendue aux services publics gérés par les collectivités locales. a) L’arrêt Blanco ou la responsabilité du fait des services publics de l’Etat : T.C. 8 février 1873, Blanco, concl. David. A l’origine de ce célèbre arrêt du droit administratif, il a la triste histoire de la petite Agnès Blanco. Cette malheureuse enfant jouait imprudemment sur les rails de la manufacture des tabacs de Bordeaux quand elle fut renversée par l’un d’eux. Son père intente alors une action en responsabilité contre l’Etat devant les juridictions judiciaires sur le fondement du code civil et des articles 1382, 1383 et 1384. Le préfet de Gironde, contestant la compétence judiciaire, élève le conflit (saisine du tribunal des conflits). Cette requête présentée par le père de la jeune victime soulève des problèmes juridiques complexes. Elle pose en effet deux problèmes distincts : - Peut-on engager la responsabilité de l’Etat devant le juge judiciaire ? - L’Etat doit-il réparer les dommages causés par ses services publics ? Si l’on sent tient à l’état du droit au moment où le sieur Blanco forme sa requête, ces deux questions appellent une réponse négative. En effet, en vertu d’un principe formulé à la Révolution, le juge judiciaire ne peut juger l’administration et ses agents. De plus, et comme nous l’avons vu, en vertu de la théorie de la souveraineté et de la puissance publique, l’Etat est civilement irresponsable ; il n’a pas à réparer les dommages causés aux administrés. Pourtant, dans l’arrêt Blanco, le tribunal des conflits va admettre la responsabilité de l’Etat en son principe et confier aux juridictions administratives, le soin de juger au fond et en l’espèce. Il nous faut revenir sur ces deux propositions. • Le juge judiciaire ne peut juger l’administration et ses agents. Il s’agit d’un choix politique qui remonte à la Révolution. Cette option politique trouve s formulation juridique dans le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. Le principe a été formulé par la loi des 16 et 24 août 1790 dans les termes suivants : « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Cette interdiction a été réitérée par le décret de fructidor an III : « défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit ». Ce choix exprime une spécificité française. Dans certains systèmes juridiques, notamment dans les pays de common Law, l’administration et ses agents relèvent des mêmes juridictions que les particuliers. Il n’existe pas de privilège de juridiction, c’est-à-dire de juridiction réservée à l’administration et appliquant un droit dérogatoire par rapport au droit commun. Le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires découle d’une « conception française de la séparation des pouvoirs » selon le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence. Le juge constitutionnel a d’ailleurs refusé de reconnaître une valeur constitutionnelle à ce principe. La conséquence juridique est que le législateur peut, dans un souci de « bonne administration de la justice », réaménager la répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire. En l’espèce, le Conseil constitutionnel a ainsi validé un transfert de compétence du juge administratif vers le juge judiciaire concernant le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence. Le Conseil a cependant garanti l’existence de la juridiction administrative en consacrant une partie de la compétence du juge administratif sous la forme d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Dans l’affaire Blanco et compte tenu de ce principe, la première tenait au fait que le requérant avait recherché la responsabilité de l’Etat devant le juge civil. Le tribunal des conflits ne pouvait donc que constater l’incompétence du juge judiciaire. L’innovation de cet arrêt de principe vient de ce que le juge des conflits retient la compétence du juge administratif. • L’Etat doit réparer les dommages causés du fait de ses services publics. En l’espèce, la manufacture des tabacs est un service public de l’Etat. Il s’agit même plus précisément d’un service public industriel et commercial. L’agent auteur du dommage agissait dans le cadre de sa fonction. Le dommage causé dans ce contexte et du fait de ce service public industriel et commercial, doit être réparé. Tel est le nouveau principe posé par l’arrêt Blanco qui rompt avec le principe antérieur d’irresponsabilité de la puissance publique. L’imputation de la responsabilité de l’Etat est donc fondée sur la notion de service public. C’est pourquoi l’école de Bordeaux va se saisir de cet arrêt et de sa solution (ici, quelques mots d’explication à propos des écoles et de la doctrine). Cette école dont le chef de file est Duguit, construit une théorie générale du droit et de l’Etat moderne sur la notion de service public. Cette doctrine juridique-politique est tout à fait conforme au phénomène de l’Etat providence. Duguit, doyen de la faculté de droit de Bordeaux au début du XXème siècle, condamne la théorie classique de la souveraineté. A ses yeux, cette théorie peut faire l’objet d’une double critique : une critique scientifique et une critique politique. D’un point de vue scientifique, il juge ‘ ’ métaphysique » la conception qui personnalise l’Etat et lui confère les attributs de la puissance. Duguit défend une approche sociologique : l’Etat est un fait social, et non personne morale dotée de volonté. Derrière la figure de l’Etat, il y a des hommes et le phénomène du pouvoir. C’est pourquoi Duguit préfère parler des « gouvernants » plutôt que de l’Etat (lien entre Duguit et l’école sociologique française, lien avec Durkheim). D’un point de vue politique, Duguit considère que la théorie de la souveraineté est inapte à fonder une limitation des pouvoirs de l’Etat. Elle construit et légitime, au contraire un Etat puissant, la domination de l’Etat sur les individus. Contre le modèle de l’Etat puissance, Duguit propose donc le modèle de l’Etat de service, un Etat au service de la population donc la fonction essentielle (et donc la source de légitimité) est le développement de l’interdépendance sociale (idée de solidarité ; lien entre la théorie duguiste et les doctrines solidaristes ; cf. Donzelot, l’invention du social). Au sein de l’école du service public, que l’on oppose classiquement à l’école institutionnelle de la puissance (Duguit contre Hauriou, c’est-à-dire Bordeaux contre Toulouse), Duguit est donc le théoricien de l’Etat (traité de droit constitutionnel). Duguit se sert de la notion de service public pour redéfinir l’Etat. Les autres membres de l’école du service public s’intéressent plutôt à l’administration, au droit administratif. Jèze et Rolland essaient de placer la notion de service public au cœur du droit administratif. Ils veulent en faire à la fois l’élément de définition de l’administration (la mission principale de l’administration est le service public) et le critère principal de l’application du droit administratif (l’administration a besoin d’un droit dérogatoire du droit commun parce qu’elle remplit des missions de service public distinctes, dans leurs finalités comme dans leurs modalités, des activités privées). Pour toutes ces raisons, l’école du service public se saisit de l’arrêt Blanco, le redécouvre, en fait « la pierre angulaire du droit administratif ». Si, dans l’arrêt Blanco, le service public fonde la responsabilité de l’Etat (l’Etat doit réparer le préjudice de la petite Agnès parce qu’à l’origine de ce préjudice il y a une activité de service public), le régime applicable à cette responsabilité n’est pas celui du code civil. Le tribunal des conflits donne tort sur ce point au requérant qui invoquait les articles 1382, 1383 et 1384 du code civil. En affirmant que la responsabilité de l’Etat du fait de ses agents « ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le code civil pour les rapports de particulier à particulier, qu’elle a ses règles spéciales qui varient selon les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés, le Tribunal des conflits affirme l’autonomie du droit administratif et plus particulièrement, l’autonomie du droit administratif de la responsabilité. • L’autonomie du droit administratif. Cette autonomie du droit administratif signifie deux choses. : - les règles de fond applicables à l’administration sont matériellement distinctes des règles applicables aux particuliers (droit commun). Cette - « spécialité » du droit administratif se justifie par les exigences, les nécessités propres de l’action administrative. L’administration bénéficie d’un privilège de juridiction. On rencontre ici le principe selon lequel « la compétence suit le fond ». C’est un juge spécial qui applique un droit spécial, le droit administratif. Ainsi naît le régime de responsabilité administrative qui est d’abord créé pour l’Etat et ses agents. La particularité de ce régime est d’être une création de la jurisprudence. C’est le juge qui pose le principe de cette responsabilité, c’est lui qui va créer les notions clés de ce régime (notion de faute de service notamment). Il a là une première et notable différence entre le régime de responsabilité administrative et le régime de responsabilité civile. La responsabilité civile est, en effet, principalement une responsabilité légale dont les principes et notions essentielles résultent du code civil. La jurisprudence ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Quelques années après l’arrêt Blanco, une solution tout à fait comparable va être appliquer aux collectivités locales et à leurs services publics. Cette solution résulte de l’arrêt Feutry. b) L’arrêt Feutry ou la responsabilité du fait des services publics locaux : T.C., Feutry, 29 février 1908, Rec. 208, concl. Tessier. Un malade s’échappe d’un asile départemental d’aliéné et incendie des meules de paille. Le propriétaire de ces meules intente une action en responsabilité contre le département en qualité de gestionnaire de l’asile. Le tribunal des conflits va affirmer, dans l’arrêt Feutry, la nature administrative de ce contentieux. Cette solution n’allait pas de soi, et ceci pour plusieurs raisons. Comme dans l’arrêt Blanco, il fallait se demander si les collectivités locales, en l’occurrence ici le département, sont responsables des dommages causés à l’occasion du fonctionnement de leurs services publics. Il fallait aussi résoudre le même problème de compétence que dans l’arrêt Blanco et se demander quel est le juge compétent pour juger des actions en responsabilité dirigées contre les services d’un département. Le juge civil peut-il se saisir d’un tel litige ? Le tribunal des conflits va admettre que la responsabilité du département est en l’espèce engagée mais il va attribuer la compétence pour trancher cette affaire au fond au juge administratif. • Le contentieux en responsabilité des services départementaux est un contentieux administratif. Deux raisons permettent ici d’affirmer qu’il s’agit d’un contentieux administratif La première est que le département, collectivité locale décentralisée, est une personne publique. La deuxième est que le département gère en l’espèce un service public. *La nature publique des collectivités locales ne va pas de soi. En effet, du Moyen Age jusqu’à la fin du XIXe siècle, les collectivités locales et leurs autorités étaient plutôt considérées comme des structures privées et des autorités domestiques. Carré de Malberg rappelle ainsi que, pour les constituants de 1791, « la commune constitue dans l’Etat, une association privée et que le pouvoir municipal s’analyse en la puissance domestique, comparable à celle qui existe dans la famille, plutôt qu’en une puissance publique de même nature que celle de l’Etat ». En somme, les relations juridiques au sein de cette collectivité sont plutôt analysées comme des liens familiaux que comme une forme de contrainte publique. On voit que la configuration de l’espace public n’est pas ontologique mais plutôt historique, dépendent de représentations idéologiques susceptibles d’évoluer et d’entraîner des recompositions. Je vous renvoie, sur cette question essentielle de l’espace public, aux travaux de J. Habermas (dimension idéologique de l’espace public : « L’espace public ») et à l’œuvre de H. Arendt (structure historique de l’espace public, voir in ‘ Condition de l’homme moderne », la distinction domaine public/ domaine privé). A la Révolution, le pouvoir municipal reste « défini par la gestion des intérêts privés de ses membres détachables de l’administration générale de l’Etat » 3. Cette idée trouve sa source dans un passé lointain, dans l’origine médiéval des « communes associées », serment unissant un certain nombre de personnes afin de consolider leurs activités de production, d’échange et de commerce. Dès lors, la « commune » apparaît davantage comme un groupe particulier visant à protéger ses intérêts collectifs privés que comme un espace public. Les marchands, les « bourgeois », tentent de s’unir pour s’affranchir de l’autorité seigneuriale. L’organisation de la collectivité est donc orientée afin de protéger et d’aider principalement les marchands. Constitués en autorités municipales, ils exploitent et entretiennent les biens communaux, ont la responsabilité des chemins, des rues et des places. Les intérêts ainsi représentés semblent d’ordre privé tandis que les fonctions remplies par cette collectivité relèvent plus de la gestion domestique que de l’intérêt public. En somme, la commune et par extension les collectivités locales apparaissent comme des espaces privés. Ce caractère privatif va survivre jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les collectivités locales vont progressivement être organisées en structures publiques par le double processus de déconcentration et de décentralisation et par la 3 - M. Doat, Recherches sur la notion de collectivité locale en droit administratif français, Thèse Toulouse, 1994, à paraître. transposition à l’action de ces collectivités des notions classiques du droit administratif, c’est-à-dire le service public et la puissance publique. Comme le démontre M. Doat, la notion de service public va jouer un rôle essentiel dans cette transformation ; « ce qui prédomine à première vue dans l’évolution de la collectivité locale, c’est l’idée qu’elle reproduit le modèle étatique. Mais, ce n’est qu’avec la référence au service public que le Conseil d’Etat, dans les arrêts Terrier, Feutry et Thérond, transférera le contentieux des collectivités locales aux tribunaux administratifs et, du même coup, consacrera la nature publique de la collectivité locale ». Le fait que le département puisse être considéré comme un personne publique est le premier argument juridique qui va permettre au Tribunal des conflits de retenir la compétence administrative. *Le département gère en l’espèce un service public. Le Tribunal des conflits suit ici un raisonnement similaire à celui de l’arrêt Blanco. L’activité litigieuse est une activité de service public. Le département doit répondre des dommages causés aux administrés par ses services tout comme l’Etat doit répondre des dommages causés par les services publics nationaux. Dans l’arrêt Feutry comme dans l’arrêt Blanco, le principe des séparation des autorités administratives et judiciaires ainsi que le principe d’autonomie du droit administratif justifient, sur le fond, l’application d’un régime de responsabilité dérogatoire du droit commun, en somme, de la responsabilité administrative. C’est parce qu’elle met en cause un intérêt public que cette action en responsabilité doit être jugée par le juge administratif suivant les principes de la responsabilité administrative. Ainsi, le Tribunal des conflits reconnaît que l’action des collectivités locales, ici d’un département, participe de l’intérêt général, d’un intérêt public local. Comme l’école du service public n’a pas manqué de le souligner, la notion de service public suffit à elle seule à justifier l’application du droit administratif et la compétence du juge administratif. Le critère du service public va permettre d’étendre le champ d’application du droit administratif et lui donner une portée assez large. Ainsi, dans les arrêts Terrier (C.E. 6 février 1903) et Thérond (C.E. 4 mars 1910), le Conseil d’Etat va juger que les contrats passés par les collectivités locales sont des contrats administratifs relevant de la compétence du juge administratif. Après le contentieux de la responsabilité des personnes publiques, c’est donc le contentieux contractuel qui entre dans le champ du droit administratif. Cette période d’extension du droit administratif, grâce au rôle moteur de la notion de service public (comme critère du droit administratif, va cependant rencontrer des limites. La jurisprudence va limiter le rôle de la notion de service public qui ne sera plus le critère exclusif et automatique du droit administratif. Certains services publics échapperont ainsi au droit et au contentieux administratifs. En effet, à partir de 1921, avec la jurisprudence « Bac d’Eloka », on admet l’idée de services publics à gestion privée. Il s’agit de services répondant à un besoin d’intérêt général mais utilisant les procédés et les formes de l’entreprises privée. On les nommera « services publics industriels et commerciaux » par opposition aux services publics à gestion publique appelés « services publics administratifs ». Les services publics industriels et commerciaux échapperont alors au droit administratif et se verront appliqués le droit commun, aussi dans leurs relations avec leurs agents que dans leurs relations avec les usagers. Ainsi, si l’on compare les deux services publics respectivement en cause dans les arrêts Blanco et Feutry, il apparaît que la manufacture des tabacs est un SPIC qui relèverait désormais du service judiciaire, tandis que l’asile départemental constitue un SPA. • Une responsabilité pour défaut dans l’organisation et le fonctionnement du service. Nous avons jusqu’ici examiné le principe même de l’existence d’une responsabilité administrative. Il nous faut à présent voir de quelle façon s’applique le régime de responsabilité administrative. En l’espèce, pourquoi le département devait-il répondre des conséquences dommageables du comportement d’un aliéné ? L’imputation de la responsabilité suppose nécessairement réunies trois conditions : un fait dommageable, un préjudice réparable, un lien de causalité entre le fait dommageable et le préjudice réparable (quelques explications sur ces trois conditions : voir fiche détaillée). Qu’en est-il ici ? On aurait pu considérer dans l’affaire Feutry que l’incendiaire devait répondre seul des conséquences de ses actes et débouter le propriétaire des meules brûlées en le renvoyant poursuivre, devant le juge judiciaire, la responsabilité civile personnelle de l’aliéné. Bien sûr, le Tribunal des conflits ne juge pas au fond, il se contente d’attribuer compétence à la juridiction administrative. Mais il invite celle-ci à considérer le problème en ces termes : y a-t-il eu des fautes commises dans l’organisation et le fonctionnement de l’asile départemental ayant rendu possible la fuite du malade et, par voie de conséquence, l’incendie des meules de foin. La question de la causalité, c’est-à-dire de l’enchaînement des circonstances ayant entraîné la survenance du dommage, est posée ici plus en amont que dans le raisonnement précédent. Certes, la cause directe et immédiate du préjudice est l’incendie provoqué par l’aliéné, mais si l’aliéné ne s’était pas échappé de l’asile départemental, il n’aurait pas eu l’occasion de mettre le feu. On peut peut-être reprocher à l’établissement psychiatrique un défaut de vigilance, de surveillance constitutif d’une « faute de service » susceptible d’engager la responsabilité de la collectivité gestionnaire. Cet exemple et ce raisonnement met en évidence deux caractères spécifiques du régime de responsabilité administratif : il s’agit souvent d’une responsabilité collective voire anonyme ; il s’agit toujours d’une responsabilité du fait d’autrui, c’est-à-dire que l’administration répond des agissements de ses agents ; « couvre » la responsabilité personnelle et individuelle des agents. C’est ce qui explique que la notion de faute de service soit la notion clé du régime de responsabilité administrative. Aussi serons-nous amener à examiner la notion de faute de service dans la partie de ce séminaire consacré à la distinction entre responsabilité administrative et responsabilité civile. B – LA DISTINCTION ENTRE RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE ET RESPONSABILITÉ CIVILE. Comme nous l’avons vu, la responsabilité administrative est née en se détachant de la responsabilité civile, en s’opposant à elle. Cependant, si ces deux régimes sont distincts, dans le contenu des règles applicables comme dans les modalités d’imputation, ils poursuivent néanmoins une finalité identique : la réparation du dommage. 1 - Des régimes réparatoires. L’objet commun de ces deux régimes de responsabilité est de trouver un patrimoine susceptible d’assurer à la victime du dommage une réparation financière, si possible la réparation intégrale du préjudice. Responsabilité civile et administrative sont donc des régimes réparatoires distincts des régimes répressifs qui, comme la responsabilité pénale ou disciplinaire, entendent sanctionner les auteurs de comportements jugés répréhensibles. Quelques mots sur chacun de ces deux régimes réparatoires. • Responsabilité civile : Classiquement, le droit civil (comme d’ailleurs le droit administratif), distingue deux grands régimes de responsabilité : la responsabilité contractuelle et la responsabilité extra-contractuelle encore appelée « responsabilité délictuelle ». La responsabilité contractuelle s’applique lorsqu’il existe entre la victime et l’auteur du dommage un lien contractuel préalable à la survenance du dommage. Le dommage consiste, en fait, en l’inexécution des obligations contractuelles par l’un des co-contractants. Responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle n’ont pas la même philosophie. La responsabilité contractuelle est une sanction des obligations contractuelles, un moyen de prévenir ou de remédier à l’inexécution d’un contrat (ex : responsabilité du vendeur et de l’acheteur dans un contrat de fourniture). Ce cours s’attache principalement à la responsabilité délictuelle, en tout cas dans sa première partie car, dans la partie assurée par D. Espagno, vous aurez l’occasion de voir à l’œuvre les mécanismes de la responsabilité contractuelle. La responsabilité médicale est en effet une responsabilité contractuelle. La responsabilité civile délictuelle peut en fait naître de trois sources : le fait personnel, le fait des choses et le fait d’autrui. Ce régime de responsabilité est un régime essentiellement légal. L’article 1382 du Code civil pose un principe essentiel sur lequel est bâti le droit de la responsabilité civile : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Originellement, la responsabilité civile est donc un régime de responsabilité pour faute. Pour que la responsabilité soit engagée, pour que l’on soit considéré comme l’auteur d’un dommage, il faut un comportement fautif. La faute doit être la cause même du dommage (exigence du lien de causalité ; d’où les trois conditions : fait dommageable, préjudice réparable et lien de causalité). L’article 1382, précisé par l’article 1383 (qui retient l’imprudence ou la négligence comme constitutive d’une faute personnelle) est donc le fondement de la responsabilité civile du fait personnel. Il s’agit en somme simplement d’affirmer que chaque homme est responsable de ses actes. A cette responsabilité du fait personnel, qui paraît aller de soi, s’ajoute un régime moins évident : la responsabilité du fait d’autrui ou du fait des choses posées par l’article 1384 du code civil : « On est responsable non seulement des dommages que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». Exemple : - pour la responsabilité du fait des choses, celle de l’automobiliste qui, ayant l’usage la direction et le contrôle (définition jurisprudentielle de la garde) est responsable de son véhicule ; - pour la responsabilité du fait d’autrui, celle des parents envers leur enfant mineur ou celle de l’employeur envers son salarié. • Responsabilité administrative : Le principe qui fonde cette responsabilité est que la collectivité publique « couvre » l’agent qu’elle emploie et qui cause un dommage dans le cadre de l’exercice de ses fonctions (faute de service). Classiquement, la responsabilité administrative est donc un régime de responsabilité pour faute. La faute va demeurer le seul fondement de la responsabilité administrative jusqu’à ce qu’émergent, dans la période contemporaine, des fondements nouveaux, tel le risque. Aujourd’hui, et de plus en plus souvent d’ailleurs, la puissance publique est aussi responsable des dommages qui surviennent lorsqu’elle fait courir un risque à la population (responsabilité pour risque ; manquement au principe de précaution). Il ne s’agit plus de couvrir le comportement d’un agent ou d’un service mais d’assumer les conséquences d’un risque réalisé. Le régime de responsabilité administrative est aussi, classiquement, un régime de responsabilité du fait d’autrui puisqu’il s’agit pour l’administration de répondre, dans une certaine mesure, des actes de ses agents. Ce régime, base de la responsabilité administrative, existe aussi, comme nous l’avons vu, en droit civil. C’est sur le même mécanisme que fonctionne, par exemple, la responsabilité du fait des maîtres et commettants. Il est arrivé que la Cour de cassation s’inspire de solutions issues de la jurisprudence administrative, notamment de la construction relative à la faute de service et la faute détachable du service pour déterminer l’étendue de la responsabilité des employeurs privés à l’égard des agissements de leurs salariés. 2 - La notion de faute de service. Après l’arrêt Blanco qui met fin à l’irresponsabilité de l’Etat, la jurisprudence administrative allait poursuivre son travail de construction du régime de responsabilité administrative. Le principe est acquis que l’Etat est responsable du fait de ses services publics. Reste à déterminer le fondement de ce régime nouveau. Pour ce faire, la jurisprudence va se doter d’une outil : la distinction entre la faute personnelle et la faute de service. Cette distinction résulte de l’arrêt Pelletier, pris quelques mois à peine après l’arrêt Blanco. Jusqu’à l’émergence de fondements alternatifs, la notion de faute de service va rester la notion-clé du régime de responsabilité administrative, mais il s’agit d’une notion complexe que la doctrine a bien du mal à définir. Cette notion de faute de service fut construite par un double mouvement jurisprudentiel. En premier lieu, elle est issue de la jurisprudence du Tribunal des conflits qui entend grâce à elle préciser la répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire en ce qui concerne les actions en responsabilité dirigées contre les agents publics. Le Tribunal des conflits entame ce travail jurisprudentiel, quelques mois à peine à après sa (re)création par la loi du 24 mai 1872 (loi visant à réorganiser le Conseil d’Etat qui, dans le système de justice retenue, assurait la fonction de juge des conflits). En second lieu, la notion de faute de service est aussi précisée par la jurisprudence du Conseil d’Etat (notamment entre 1911 et 1918). La contribution du Conseil d’Etat a des motivations distinctes de celles du juge des conflits. Il s’agit pour la haute juridiction administrative de préciser les droits de la victime, les différentes options contentieuses qui s’offrent à elle. a) L’arrêt Pelletier (TC, 30 juillet 1873). •Le principe d’irresponsabilité de l’Etat par lequel nous avons ouvert ce cours, n’était pas seulement un principe théorique. Il ne signifiait pas seulement l’irresponsabilité de la collectivité étatique en tant que personne morale souveraine et dépositaire de la puissance publique. Il supposait aussi un régime d’immunité voire d’impunité protégeant les fonctionnaires de l’Etat. Ce régime reposait sur le système dit de la « garantie des fonctionnaires », issu de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII. Cet article disposait : « Les agents du Gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du Conseil d’Etat : en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires ». Plusieurs justifications étaient invoquées à l’appui de cette disposition, toutes plus ou moins issues du principe de séparation des pouvoirs et de son « interprétation française », le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. Malgré ces justifications théoriques, le système de la garantie du fonctionnaire n’avait guère les faveurs de l’opinion publique. Certes, l’article 75 n’excluait pas les poursuites contres des fonctionnaires, il se contentait seulement de soumettre la mise en cause de leur responsabilité à une autorisation du Conseil d’Etat, pour tout fait relatif à leurs fonctions. Mais, de telles autorisations étaient, semble-t-il, peu fréquentes, ce qui pouvait aboutir à une forme d’impunité et faire percevoir le système comme abusif. Aussi, quelques jours après la chute du Second Empire (Sedan, le 4 septembre 1870), le gouvernement provisoire de défense nationale adopte un texte, le décret-loi du 19 septembre 1870, abrogeant l’article 75 de la Constitution de l’an 8. Il faut alors apprécier la conséquence juridique de cette abrogation. Les juridictions judiciaires y virent, dans un premier mouvement, la possibilité de poursuivre les fonctionnaires devant elles. Elles interprétèrent, en somme, cette abrogation comme l’instauration d’un système à l’anglo-saxonne dans lequel les fonctionnaires ne bénéficient pas pour les actes concernant leurs fonctions, d’un privilège de juridiction. L’affaire Pelletier allait donner l’occasion au Tribunal des conflits de donner son interprétation de l’état du droit. •Quelques mots sur les faits à l’origine de l’affaire. Il s’agit d’une action formée par le Sieur Pelletier contre la saisie d’un journal qu’il voulait publier, saisie opérée par des autorités militaires le 18 janvier 1873 en vertu de la législation relative à l’état de siège4. 4 - Aux termes de la loi du 9 août 1849, « l’état de siège ne peut être déclaré qu’en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée. Une loi seule peut déclarer l’état de siège (…). Aussitôt l’état de siège déclaré, les pouvoirs dont l’autorité Pelletier saisit alors le tribunal civil, souhaite faire prononcer la nullité de la mesure, ordonner la restitution des exemplaires saisis et obtenir des dommages et intérêts. Si la mesure est jugée illégale, elle est en effet susceptible de constituer une voie de fait, illégalité particulièrement grave pouvant engager la responsabilité de l’administration (cf. T.C., 8 avril 1935, Action française). Le contexte historique dans lequel se situe cette affaire n’est, il est vrai, guère favorable à la liberté de la presse. Les années qui suivent la chute du Second Empire (défaite de Sedan, le 2 septembre 1870) et qui vont donner naissance à la Troisième République (Lois constitutionnelles de 1875 : Loi du 25 février relative à l’organisation des pouvoirs publics ; Loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat ; Loi du 16 juillet 1875 sur les rapports entre les pouvoirs publics)5 sont des années de troubles civils et politiques. La France hésite entre la restauration monarchique et la République, le gouvernement de Thiers (juillet 1871 à mai 1873) instaure une République très autoritaire et très répressive envers la presse. Il faudra attendre la loi du 29 juillet 1881 pour que soit instauré un régime plus libéral en matière de presse. Pelletier recherchait la responsabilité des autorités ayant décidé et exécuté la saisie de son journal. Depuis le décret-loi de 1870 abrogeant la garantie des fonctionnaires, il n’est plus nécessaire de demander une autorisation au Conseil d’Etat pour poursuivre des agents publics. Il saisit dès lors le tribunal civil. Le préfet conteste la compétence judiciaire et élève le conflit. C’est ce qui va donner au Tribunal des conflits l’occasion de donner son interprétation de l’état du droit. La question posée est bien une question de compétence. Les juridictions civiles sont-elle désormais compétentes pour juger les actions dirigées contre des fonctionnaires ? Le juge des conflits et son commissaire du gouvernement vont proposer en l’espèce, contre la lecture des juridictions judiciaires, une interprétation restrictive du décret-loi de 1870 visant à préserver le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire et la compétence de la juridiction administrative. civile était revêtue pour le maintien de l’ordre et de la police passent tout entier à l’autorité militaire ». En de telles circonstances, « l’autorité militaire a le droit (…) d’interdire les publications (…) qu’elle juge de nature à créer ou entretenir le désordre ». 5 - Le théoricien des lois constitutionnelles de 1875 et de la Troisième République est, incontestablement, R. Carré de Malberg. Son œuvre est une réflexion sur les institutions françaises, leur spécificité, notamment dans une perspective de droit comparé avec la tradition allemande. Carré de Malberg est le théoricien de la Troisième République, de l’héritage révolutionnaire, de la souveraineté nationale (théorie de l’organe), de la représentation et de la légitimité parlementaire (système de l’Etat légal). Cette réflexion se construit autour de quelques ouvrages-clés : « Contribution à la théorie générale de l’Etat » ; « La loi, expression de la volonté générale » et « Confrontation de la théorie de la formation du droit par degré… ». Dans l’affaire Pelletier, en effet, il s’agit bien d’apprécier la validité et les conséquences dommageable d’un acte administratif, en l’occurrence une « mesure de haute police administrative ». Pelletier ne conteste pas le comportement personnel des autorités militaires et civiles, mais bien l’opération administrative elle-même. C’est la raison pour laquelle le Tribunal des conflits rejette la compétence du tribunal civil initialement saisi et attribue le litige au juge administratif. Le T.C. protège ainsi la compétence de la juridiction administrative contre une interprétation à l’anglo-saxonne du décret-loi de 1870 envoyant les fonctionnaires devant le juge judiciaire y compris pour des actes accomplis dans le cadre de leur service. Une telle interprétation n’est pas compatible, selon le Tribunal des conflits, avec les lois des 16 et 24 août 1790, le décret de Fructidor an III et la loi du 24 mai 1872 (créant le tribunal des conflits) qui proclament et confirment le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. L’arrêt Pelletier peut donc se lire du point de vue de l’administration et de ses agents : il protège leur privilège de juridiction (cf. système de l’administrateur-juge). • Une autre question se pose cependant : celle des droits de la victime et des voies d’indemnisation qui lui sont ouvertes. Après l’arrêt Pelletier, la doctrine pensait que la faute de service et la faute étaient exclusives l’une de l’autre, qu’elles ne pouvaient se cumuler. Elle établissait donc, du point de vue des droits de la victime, un schéma simple . Si le dommage trouve son origine dans une faute de service, la victime ne peut rechercher que la responsabilité de l’administration (pas celle de l’agent) et elle ne peut le faire que devant la juridiction administrative, seule apte à apprécier les opérations administratives. Si le dommage est causé par une faute personnelle de l’agent, la victime doit rechercher, devant les juridictions judiciaires, sa responsabilité civile personnelle. Celui-ci ne pourra être « couvert » par sa collectivité. Cette analyse doctrinale simple ne va pas résister bien longtemps à l’évolution jurisprudentielle. Le Conseil d’Etat ne tarde pas, en effet, à prendre le relais du tribunal des conflits. Poursuivant un autre objectif que le juge des conflits, non pas la répartition des compétences mais le souci de la victime et de son indemnisation, il va successivement admettre le cumul de fautes puis le cumul de responsabilité. Ces deux théories jurisprudentielles entendent élargir le champ contentieux et indemnitaire de la victime, mais elles vont rendre complexe et délicate la distinction originellement simple entre la faute de service et la faute personnelle. Ainsi, le souci d’indemnisation de la victime va conduire le Conseil d’Etat a recherché le plus souvent possible, la responsabilité administrative plutôt que la responsabilité civile personnelle de l’agent afin de ne pas laisser la victime face à un patrimoine insolvable. Dès, le C.E. va avoir tendance à interpréter de manière restrictive la notion de faute personnelle et à recherche un lien, parfois ténu, entre le dommage et une faute de service quelconque. C’est ainsi que le juge administratif retient très souvent le simple défaut de surveillance et de vigilance de l’administration comme constitutif d’une faute de service. A côté de la faute personnelle de l’agent, la jurisprudence administrative tente d’identifier autant que possible une faute du service ayant contribué au dommage, même si cette faute n’est pas la cause directe du dommage. Le juge administratif fait ainsi un petit écart par rapport aux conditions normales d’engagement de la responsabilité (fait dommageable, préjudice réparable, lien de causalité direct entre le préjudice réparable et le fait dommageable). C’est ainsi qu’apparaît la construction prétorienne du cumul de fautes avec la jurisprudence Anguet. b) C.E. 3 février 1911, Anguet : le cumul de faute. Le Sieur Anguet entre dans un bureau de poste quelques minutes avant la fermeture. Lorsqu’il veut ressortir, la porte normalement destinée au public est fermée. Sur les indications d’un employé, il traverse alors les locaux réservés au personnel afin de trouver une autre sortie. Deux employés le prenant pour un malfaiteur le jettent brutalement dans la rue et Anguet se casse la jambe en tombant. Il forme alors une action en indemnité devant le ministre des postes qui la rejette en considérant que seule la responsabilité personnelle des employés était engagée et que l’Etat n’était en l’espèce pas responsable. Comme on le sait, à l’issue de la jurisprudence Pelletier, la doctrine dominante considérait que la responsabilité de l’agent et celle du service ne pouvaient se cumuler. Le Conseil d’Etat va modifier l’état du droit. Dans l’affaire Anguet, il y a incontestablement à l’origine directe et immédiate du dommage corporel, une faute personnelle. Le comportement des deux agents des postes est typique de la faute personnelle telle que la concevait et la définissait Laferrière dans sa célèbre formule : la faute personnelle est bien celle qui révèle « l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences »6. Les agents ont eu vis-à-vis du malheureux usager du service public l’un de ces comportements excessifs contraires à l’esprit comme à la lettre des statuts de la fonction publique. Bien souvent, la jurisprudence retient comme faute personnelle des comportements excessifs qui 6 - De façon plus complète, Laférrière oppose en ces termes la faute personnelle et la faute de service : « Si l’acte dommageable est impersonnel, s’il révèle un administrateur, un mandataire de l’Etat, plus ou moins sujet à erreur, et non l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences, l’acte reste administratif et ne peut être déféré aux tribunaux ; si au contraire, la personnalité de l’agent se révèle par des fautes de droit commun, par une voie de fait, une imprudence, alors la faute est imputable au fonctionnaire, non à la fonction, et l’acte, perdant son caractère administratif, ne fait plus obstacle à la compétence judiciaire », extrait des conclusions de Laférrière, sous T.C., 1877, Laumonnier-Carriol. ne correspondent pas à l’habitus du fonctionnaire, aux diverses obligations (obligation de réserve), habitude, convenance qui constitue un modèle de conduite. L’excès de langage, l’excès de boisson, la violence physique sont des attitudes injustifiables et injustifiées « au regard des pratiques administratives normales » (formule du Tribunal des conflits). La brutalité des deux postiers est donc incontestablement une faute personnelle dont ils doivent répondre civilement. Cependant, le C.E. va poursuivre son raisonnement. Il considère en effet que la faute personnelle des deux agents n’a été rendue possible que par une faute du service : en l’occurrence, la fermeture du bureau avant l’heure réglementaire. Cette faute suffit à rendre l’administration responsable. Le Conseil d’Etat affirme ainsi que « l’accident dont le requérant a été victime, par suite de sa brutale expulsion de cette partie du bureau, doit être attribuée, quelle que soit la responsabilité personnelle encourue par les agents, auteurs de l’expulsion, au mauvais fonctionnement du service ». On voit que le lien de causalité entre le préjudice subi, ici la jambe cassée, et la faute de service est un peu relâché. En effet, la fermeture de la porte n’est pas cause directe et immédiate du dommage. Dans la chaîne des causalités, chaîne toujours complexe et enchevêtré, cet événement est une cause plus indirecte, plus lointaine. Néanmoins, le C.E . n’hésite pas engager la responsabilité de l’administration. La jurisprudence va connaître par la suite de nouvelles évolutions. Progressivement, la jurisprudence dite du « cumul de fautes », qui exige deux fautes distinctes (une faute de service et une faute personnelle qui concourent à la réalisation d’un même dommage) va évoluer vers le « cumul de responsabilité ». Dans cette nouvelle hypothèse, le cumul de responsabilité procède d’une seule et même faute. c) C.E. 26 juillet 1918, Epoux Lemonnier : le cumul de responsabilité. Une commune du Tarn organise sa fête annuelle. Parmi les attractions figure un stand de tir sur des cibles flottantes sur une rivière (l’Agout). Sur l’autre rive, des promeneurs se plaignent que des balles sifflent à leurs oreilles. Le maire, prévenu, se contente de faire modifier les conditions de tir. Une promeneuse, Madame Lemonnier, reçoit une balle. Les époux Lemonnier saisissent alors un tribunal civil (ils n’ont pas eu connaissance de la jurisprudence Feutry), le Tribunal de Castres, afin de mettre en cause la responsabilité de la commune. Le tribunal civil se déclare incompétent. Les époux demandent alors au Conseil municipal de la commune de leur allouer des indemnités. Entre temps, les époux avaient fait appel du jugement du tribunal civil. La Cour d’appel reconnaît la responsabilité personnelle du maire qu’elle condamne au paiement de dommages et intérêts. Quant au C.E., il doit se prononcer sur le refus d’indemnité opposé par le Conseil municipal, refus contre lequel les époux Lemonnier ont également formé un recours. L’arrêt Lemonnier vaut aussi et surtout pour les conclusions de son commissaire du gouvernement, Léon Blum. Avant cet arrêt et le raisonnement proposé par Blum, en cas de faute personnelle, l’agent est seul responsable, la responsabilité de sa collectivité ne pouvait être recherchée. C’est bien sûr cette thèse que va défendre la commune en invoquant à l’appui de sa défense l’arrêt de la Cour d’appel condamnant le maire au titre de sa responsabilité civile. Le commissaire du gouvernement propose une autre analyse : il plaide pour l’autonomie de la décision administrative et judiciaire. Selon lui, les deux juridictions apprécie des objets différents. Le juge judiciaire apprécie le comportement individuel de l’agent au regard des principes de la responsabilité civile. Au juge administratif d’apprécier seul le comportement de l’administration, au regard des règles du droit public et des exigences propres au service public. De ce fait, la déclaration et la réparation par l’autorité judiciaire de la faute personnelle reprochée à l’individu qui est en même temps l’agent d’un service public, ne fait nullement obstacle à ce que l’autorité administrative recherche et déclare pour les mêmes faits la faute et la responsabilité du service ». Ainsi naît ce que la doctrine appelle le « cumul de responsabilités », hypothèse qu’elle a bien du mal à distinguer du « cumul de fautes ». Les présentations doctrinales classiques affirment ainsi que dans le cumul de fautes, coexistent à la fois une faute de service et une faute personnelle qui concourent toutes deux à la réalisation du dommage, tandis que dans le cumul de responsabilité, on ne serait en présence que d’une faute personnelle rendue possible par le service. Dans cette deuxième hypothèse, la faute personnelle a été commise dans le service, à l’occasion du service, avec des moyens et des instruments mis à la disposition de l’auteur du dommage par le service, etc.… En somme, le service a rendu possible la réalisation de la faute personnelle et la survenance du dommage. Dès lors, suivant la formule célèbre mais ésotérique : «la faute se détache du service, mais le service ne se détache pas de la faute ». Si l’on en croit certaines présentations doctrinales, dans le système du cumul de responsabilité, il n’y a pas de faute de service. Si la responsabilité de l’administration est engagée, c’est simplement parce qu’elle a rendu possible la réalisation de la faute personnelle, parce que cette faute personnelle n’est pas étrangère au service. On a cependant quelques difficultés à admettre le bienfondé de cette présentation et ceci pour deux raisons. En premier lieu, il apparaît à la lecture de certains arrêts, notamment l’arrêt Lemonnier que le juge parle lui-même de « faute de service ».En second lieu, on voit mal quel serait, en l’absence de faute commise, le fondement de la responsabilité de l’administration. Dans un tel cas, il ne s’agirait plus de responsabilité mais d’une sorte d’obligation élargie d’indemniser et de répondre de ces agents. Il est vrai aussi que l’arrêt Lemonnier n’est pas, dans sa rédaction, dépourvu d’ambiguïté. Il est dit, en effet, par le C.E. que : « l’autorité municipale chargée de veiller à la sécurité des voies publiques avait commis une faute grave en autorisant l’établissement de ce tir sans s’être assurée que les conditions de l’installation et l’emplacement offraient des garanties suffisantes pour cette sécurité ; qu’à raison de cette faute, la commune doit être déclarée responsable de l’accident « . Dans ce dernier membre de phrase, il est vrai, le juge semble n’avoir identifié qu’une seule faute, la faute personnelle du maire, qui engage la responsabilité de l’administration. On peut remarquer aussi, dans ce considérant, que la gravité du comportement, du manquement est un critère de la faute personnelle. Une faute « très grave », bien qu’il soit juridiquement impossible de donner une définition ou un critère de cette notion, entraîne systématiquement la responsabilité personnelle de l’agent. Certains auteurs ont d’ailleurs pensé, de ce fait, que les comportements graves constitutifs de faute pénale, étaient nécessairement des fautes personnelles, exclusives de la faute de service. La jurisprudence affirmera pourtant qu’il n’en va pas toujours ainsi : cf. Arrêt Thépaz. • T.C., C.E., 19 mai 1933, Thépaz. Le conducteur d’un camion militaire provoque un accident. Il est condamné à une amende par le tribunal correctionnel. Que se passe-t-il au plan civil ? La faute commise est-elle une faute personnelle ou s’agit-il d’une faute de service ? Avant cet arrêt, la faute pénale d’une fonctionnaire (faute constitutive d’un crime ou d’un délit) était toujours considérée comme une faute personnelle. L’arrêt Thépaz affirme, à l’inverse, que certaines fautes pénales ne sont pas des fautes personnelles. Cette jurisprudence a d’abord et surtout été appliquée aux fautes commises par des conducteurs de véhicules administratifs. Les blessures involontaires qu’ils peuvent causer à cette occasion ne sont pas forcément des fautes se détachant de l’exercice de leurs fonctions. La loi du 31 décembre 1957 a privé la jurisprudence Thépaz de son application la plus fréquente. La loi substitue, en effet, dans tous les cas, à l’égard des tiers, la responsabilité de la personne morale de droit public à celle de son agent. Cependant, cette jurisprudence continue à s’appliquer à d’autres domaines : par exemple, l’utilisation accidentelle d’armes à feu (TC, 9 déc. 1948, Delle Urban c/ Mouche et Etat). Plus étonnant encore, la jurisprudence Thépaz ne joue pas seulement en cas d’infraction involontaires : cf. TC 19 oct. 1998 Préfet du Tarn c. Cour d’appel de Toulouse, D. 1999, 127 ; falsification d’un POS pour permettre la délivrance d’un permis de construire). Après la construction de ces deux théories qui rendent plus complexe la distinction entre faute personnelle et faute de service, la jurisprudence devra résoudre encore deux délicates questions : celle du droit contentieux et indemnitaires des victimes ; celle des obligations respectives de l’administration et de ses agents. Ces problèmes sont résolus par le mécanisme des actions récursoires. En la matière, le Conseil d’Etat a rendu, le même jour, et à l’occasion de deux affaires différentes, une solution de principe. d) C.E. Ass. 28 juillet 1951, Laruelle et Delville : les actions récursoires. Dans l’affaire Laruelle, il s’agit d’une sous-officier ayant causé un accident en utilisant en dehors du service et à des fins personnelles, la voiture militaire dont il était le conducteur. La victime obtient condamnation de l’administration pour la faute de service commise du fait de l’absence de mesure de contrôle des sorties de véhicules. L’administration demande à ce que l’agent soit condamné à rembourser les sommes versées à la victime. Dans la seconde espèce, le sieur Delville est chauffeur du ministère de la reconstruction et de l’urbanisme. Il est condamné par les tribunaux judiciaires à réparer l’intégralité des conséquences dommageables d’un accident qu’il avait causé en conduisant en état d’ébriété, un camion de l’administration. Il demandait à l’administration de rembourser, au moins en partie, les sommes versées à la victime car l’accident était aussi imputable au mauvais état des freins. Le Conseil d’Etat admet l’action récursoire dans les deux cas : de l’administration envers l’agent, dans l’affaire Laruelle, de l’agent envers l’administration, dans l’affaire Delville. Ce faisant, le Conseil d’Etat rompt avec la solution antérieure dans laquelle le juge avait refuser à l’administration la possibilité de se retourner contre l’agent fautif (C.E. 28 mars 1924, Poursines). Cette solution était certes destinée à protéger les victimes contre une éventuelle insolvabilité de l’agent fautif, mais elle aboutissait en pratique à une quasi-irresponsabilité personnelle de l’agent fautif. La jurisprudence Laruelle et Delville maintient le souci de protection des victimes tout en ouvrant une possibilité de faire personnellement contribuer l’agent à la réparation d’un dommage, en cas de faute personnelle. Ainsi, comme il est dit dans l’arrêt Delville : « au cas où un dommage a été causé à un tiers par les effets conjugués de la faute de service et de la faute personnelle d’un agent de ce service, la victime peut demander à être indemnisée de la totalité du préjudice subi soit à l’administration, devant les juridictions administratives, soit à l’agent responsable, devant les tribunaux judiciaires ». Le mécanisme ainsi crée joue donc en deux temps : dans un premier temps, on règle la question de l’indemnisation de la victime qui dispose de deux voies contentieuses et de deux actions possibles ; dans un second temps, on règle la contribution à la dette, c’est-à-dire la part respective et définitive de l’administration et de l’agent dans la contribution financière. Quel est le régime de ces actions récursoires ? Quelles sont, en particulier, les règles de compétences ? En ce qui concerne l’action récursoire de l’agent contre l’administration, il s’agit d’apprécier une faute de service, donc la compétence de la juridiction administrative. Il se trouve que les deux ordres de juridictions peuvent être appelés à statuer ; les tribunaux judiciaires à propos de la faute personnelle de l’agent, les juridictions administratives, à propos de la faute de service de l’administration. Il n’y a pas de problème d’autorité de la chose jugée car il s’agit de deux objets (préjudice de la victime puis préjudice de l’agent) et de deux causes différentes (faute de service et faute personnelle). En ce qui concerne, l’action récursoire de l’administration envers son agent, elle relève aussi de la compétence administrative, bien qu’il s’agisse d’une action dirigée contre une personne privée. C’est l’arrêt Moritz (T.C. 26 mai 1954), qui a apporté cette précision. Selon cet arrêt, en effet : « s’agissant des rapports entre l’Etat et un de ses agents, le litige qui s’est élévé au sujet de tels rapports ne peut trouver sa solution que dans les principes du droit public et la juridiction administrative a seule qualité pour en connaître ». [NB : La loi du 3& déc. 1957 a cependant changé la portée de la jurisprudence Laruelle et Delville qui ne s’applique plus aux véhicules administratifs. La loi a en effet instauré un bloc de compétence judiciaire pour connaître des actions en indemnité formées contre l’administration par les victimes d’accidents causés par ses véhicules]. D’autre part, l’action récursoire n’est pas une subrogation. L’Etat ou la collectivité publique n’agit pas dans ce cas en lieu et place de la victime ; ce qu’il demande c’est la réparation de son propre préjudice, celui qu’il a subi du fait de son obligation à indemniser la victime. Il s’agit donc bien d’une action directe et d’une subrogation. C – LES RÉGIMES DE RESPONSABILITÉ SANS FAUTE. Originellement, la responsabilité administrative s’est construite, comme la responsabilité civile, sur la notion de faute. Juridiquement, la faute est apparue longtemps comme le seul ou en tout le principal fondement de l’imputation d’une responsabilité. Puis sont progressivement apparus des régimes de responsabilité se dispensant de la faute. L’émergence des régimes de responsabilité sans faute est principalement dû au souci croissant d’indemnisation. Dans les cas où la faute de l’administration s’avère particulièrement difficile à établir pour la victime voire dans les cas où l’on ne peut reprocher aucune faute à l’administration, faut-il renoncer à réparer le préjudice de l’administré qui peut exister malgré tout ? La jurisprudence et la doctrine, relayées par le législateur, vont prendre l’initiative de proposer de nouveaux fondements à la responsabilité de l’administration. L’événement aléatoire, la prise de risque peuvent entraîner une obligation d’indemniser à la charge de l’administration. De même, un préjudice spécial et anormal qui frappe plus particulièrement une catégorie déterminée d’administrés peut justifier une indemnisation : telle est la logique du régime de responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. En somme, il existe en droit administratif, deux régimes de responsabilité alternatifs à la responsabilité pour faute : la responsabilité pour risque et la responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. Même s’il arrive à la doctrine de les rapprocher, ces deux régimes ont des fondements distincts. Le premier est fondé sur la théorie du risque ; le second, sur le principe d’égalité. 1 - La responsabilité pour risque. La responsabilité pour risque s’est construite grâce à la doctrine et à la jurisprudence. C’est en effet la doctrine, notamment la doctrine civiliste du milieu du 20ème siècle qui s’est attachée à rechercher un nouveau fondement à la théorie juridique de la responsabilité, le régime de responsabilité pour faute ayant démontré, face à certains préjudices, ses limites. La jurisprudence s’est ensuite inspirée de ces réflexions doctrinales. Quant à la réception, notamment la réception jurisprudentielle de ces théories, elle est inégale. L'influence des théories du risques est, sans doute, plus forte en droit public qu'en droit privé. Le droit privé n'a, semble-t-il, jamais totalement vaincu sa réticence à l'égard des théories du risque tandis que le droit administratif a accueilli certains régimes de responsabilité sans faute, dont des régimes de responsabilité pour risque a) La doctrine et les théories du risque. Les théories du risque posent ou plutôt reposent la question du fondement de la responsabilité. En droit civil comme en droit administratif, et a fortiori en droit pénal7, c'est la commission d'une faute qui justifie l'imputation de la responsabilité. Ainsi, le fameux article 1382 du code civil qui fonde la responsabilité civile extra7 En droit pénal, la responsabilité est nécessairement fautive. C'est même l'un des éléments de définition de la faute pénale. L'infraction pénale se compose en effet de trois éléments: l'élément légal, l'élément matériel et l'élément moral. L'élément moral est précisément l'intention. Ainsi, non seulement la responsabilité pénale est nécessairement fautive, mais la faute pénale est intentionnelle. Pour la même raison, la responsabilité pénale est nécessairement imputée à une personne, à un individu. Ceci dit, ces dernières années la notion de faute intentionnelle et la responsabilité pénale des personnes morales remettent en question ces principes classiques du droit pénal. contractuelle lie cette responsabilité à la faute en des termes bien connus: "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". De même, en droit administratif, c'est sur la notion de faute de service qu'a été construite la responsabilité de la puissance publique (T.C., 1873, Pelletier). Dès lors, on peut comprendre pourquoi les théories du risque ont pu être considérées comme nouvelles et difficiles à admettre. Elles proposent, en effet, un autre fondement à l'imputation de la responsabilité. Le risque est donc un fondement nouveau, antinomique de la faute. Dans une première approche, le risque est donc opposé à la faute. Les théories du risque ont donné lieu à de nombreux débats doctrinaux • Ce sont les développements de la vie moderne et de la société industrielle et technique qui vont remettre en question les fondements classiques de la responsabilité civile puis administrative. Ainsi, comme F. Ewald le démontre, c'est la multiplication des accidents et notamment des accidents du travail qui vont poser aux juges un problème majeur. B. Starck, auteur d'une thèse de doctorat sur le sujet, rappelle que c'est bien la multiplication des accidents qui a conduit les juristes à se reposer la question du fondement de la responsabilité civile8: "La multiplication croissante des accidents et l'impossibilité de les attribuer à un fait fautif de l'homme ou, ce qui revient au même, l'impossibilité de prouver la faute, est le phénomène nouveau devant lequel se trouve placée la théorie de la responsabilité civile. Ce phénomène a mis le monde juridique devant l'alternative suivante: rester fidèle aux conceptions classiques de la responsabilité en exigeant que la victime prouve, pour obtenir des dommages et intérêts, la faute du défendeur - mais alors un nombre considérable de victimes eussent été laissées sans indemnité - ou bien réviser les conceptions fondamentales de la responsabilité de manière à assurer la réparation aussi complète que possible des accidents et des dommages". • On comprend que l'objectif que les théories juridiques du risque mettent au premier plan est celui de l'indemnisation de la victime et que l'exigence d'une faute ne permet pas toujours et pas systématiquement cette indemnisation. C'est pourquoi on dit des théories du risque qu'elles ont pour but la garantie, qu'elles sont des mécanismes de garantie. B. Starck résume fort bien le raisonnement qui fonde les théories du risque et e contexte dans lequel ces théories vont émerger: "Une partie de la doctrine se rendant compte de la véritable révolution qu'a entraîné l'industrialisation de la production et la mécanisation des transports dans la société contemporaine a 8 Voir B. Starck, Essai d'une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, Thèse pour le doctorat, Paris, 1947. délibérément rejeté l'idée de faute comme fondement de la responsabilité civile. Une nouvelle cause de responsabilité fut alors imaginée, analysée, voire extraite des textes de lois: le risque. A la question posée: pourquoi Primus doit-il réparer les dommages causés à Secundus?, cette doctrine ne veut plus qu'on réponde: parce qu'il a commis une faute, mais seulement "parce qu'il a créé un risque" (p. 17). Si l'engagement de la responsabilité n'est plus fondé sur la faute de l'auteur du dommage, quel est donc le fondement des théories du risque. La première responsabilité pour risque est fondée sur la notion de risque-profit. •Le risque-profit. Selon B. Starck, la première théorie du risque est la théorie du risque-profit. Elle a été imaginée pour la responsabilité du patron en cas d'accident du travail dont ses ouvriers étaient victimes. L'équité et la morale semble exiger une réparation même si aucune faute peut être établie à la charge du patron. Le fondement de cette exigence morale, c'est selon certains auteurs, le fait que le patron tire un profit de l'activité de ses salariés. C'est donc un fondement économique qui justifie la théorie du risque-profit. Mais, cette idée que le profit justifie la responsabilité va être élargie au-delà du risque économique. C'est ce que va proposé Savatier, dans son article consacré aux "Règles générales de la responsabilité civile"9. On passe alors de la théorie du risque-profit, limitée aux activités économiques à la théorie du risque créé susceptible de s'appliquer à toutes les activités humaines. • Le risque créé. Selon Savatier: "La responsabilité fondée sur le risque consiste dans l'obligation de réparer des faits dommageables produits par une activité qui s'exerce dans notre intérêt. Cet intérêt n'est pas d'ailleurs nécessairement un bénéfice pécuniaire. On est responsable également des forces que l'on utilise dans un intérêt moral". Ainsi, le terrain de la responsabilité pour risque s'élargit, il n'est plus limité à l'entreprise ou à l'industrie, mais peut désormais s'attacher à tout fait de l'homme. Les partisans de cette théorie vont réinterpréter l'article 1382 du Code civil en insistant sur le premier membre de phrase et en donnant un caractère incident à la référence à la faute: "tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage…" pose une obligation générale à réparer les conséquence de ses actes, que ces actes aient ou non un caractère fautif. * L'opposition du risque et de la faute. 9 In Revue critique, 1934, n°29. Pour certains auteurs, la notion de risque a vocation à remplacer la notion de faute comme fondement nouveau et élargi de la responsabilité. Le risque doit ainsi supplanter la faute car il offre une garantie plus large et plus sûre aux victimes de dommages qu'il permet de plus systématiquement d'indemniser. D'autres auteurs ont une position moins tranchée, plus partagée. Ainsi, Josserand considère pour sa part que la responsabilité civile a deux pôles d'attraction: la faute et le risque10. Selon Josserand, la faute n'est pas le fondement unique de la responsabilité car "celui qui met en action des forces redoutables dans son intérêt, à son profit, doit assumer les conséquences de son initiative". Pour délimiter le terrain respectif de la faute et du risque, Josserand propose de recourir à la distinction entre la responsabilité du fait personnel et la responsabilité du fait des choses. Selon lui, la responsabilité du fait personnel est liée à la notion de faute tandis que le risque s'appliquerait à la responsabilité du fait des choses. Cependant, cette distinction s'avère peu convaincante car on convient aujourd'hui que la responsabilité du fait des choses est, en réalité, une responsabilité du fait de l'homme. La chose n'est en effet qu'un instrument dans les mains de l'homme, elle est un moyen d'action. Dès lors, l'intervention d'une chose ne change pas véritablement le fondement moral et philosophique de la responsabilité. Derrière le fait de la chose, il y a en fait le fait de celui qui l'utilise. Ainsi, dans la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la responsabilité du fait des choses, c'est la garde qui fonde la responsabilité et la garde est un fait de l'homme. La garde est définie comme "l'usage, la direction et le contrôle de la chose". Selon la Cour de cassation, et de jurisprudence constante depuis C. Cass. Ch. Réun. 2 décembre 1941, Franck: "La responsabilité du dommage causé par une chose est liée à l'usage qui est fait de la chose ainsi qu'aux pouvoirs de surveillance et de contrôle exercés sur elle, qui caractérisent la garde". La Cour de cassation a rendu cette décision à propos de la responsabilité du propriétaire d'une automobile dans un accident de la circulation. La Cour a estimé que l'accident étant survenu après que le propriétaire ait été dépossédé de son véhicule par un vol, celui-ci a été privé de l'usage, de la direction et du contrôle de sa voiture. Dès lors, il n'en est plus le gardien (transfert de garde) et n'est plus soumis à la présomption de responsabilité qui découle de l'article 1384 al. 1 ("on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde". 10 In Revue critique, 1932, p. 468. La doctrine échoue à trouver un domaine propre au risque, distinct de celui de la faute. Dès lors, certains auteurs proprosent de faire du risque un principe subsidiaire à celui de la faute. C'est ce que propose, par exemple, Savatier. Les auteurs favorables à ce système le présentent ainsi: En principe, la réparation du dommage doit être demandée à l'auteur d'une faute. Mais il est des cas où la faute ne être démontrée et où l'équité exige cependant la réparation. C'est alors qu'il faut faire appel à la notion de risque, seulement à titre subsidiaire. La faute est ainsi considérée comme un fondement supérieur, selon Savatier: "la source la plus juste" de la responsabilité, tout en reconnaissant à l'idée de risque une place secondaire. * Les oppositions philosophiques et idéologiques. Outre les difficultés techniques qu'il y a à recevoir les théories du risque dans le droit de la responsabilité, la doctrine est aussi réticente pour des raisons morales. La remarque de Savatier est révélatrice d'un état d'esprit qui lie étroitement faute et responsabilité pour des raisons éthiques. Ces considérations morales sont développées par un autre éminent civiliste, le Professeur Ripert, dans son ouvrage intitulé: "La règle morale dans les obligations civiles". Ainsi Ripert écrit-il: "La résistance de la doctrine et de la jurisprudence française à une généralisation de la théorie du risque prouve qu'au fond nous n'avons pas perdu l'idée que la responsabilité civile n'est que l'organisation juridique et technique de la responsabilité morale. L'idée de réparation est une des plus vieille idée de l'humanité. Elle a été mise au premier rang de la morale chrétienne. Le repentir ne suffit pas à effacer la faute si la réparation du domage n'a pas été fournie. L'homme a le sentiment de sa responsabilité. Il s'estime faillible en même temps que responsable, et il a ce sentiment aussi que cette responsabilité s'effacera s'il répare le mal causé". D'un point de vue théorique, cette position qui consiste à fonder une règle juridique sur un principe moral pourrait être qualifier de jusnaturaliste. Le jusnaturalisme, en effet, ou doctrine du droit naturel est cette théorie qui considère que le droit positif, pour être valide, doit procéder de la morale, doit être conforme à un idéal de justice ou d'équité. Dans une telle conception, le droit découle de la morale et n'a donc aucune autonomie par rapport à elle. Contre cette conception, le postivisme considère à l'inverse que le droit et la morale sont deux systèmes distincts et autonome, que le droit a son fondement propre, ses propres processus de validité et qu'une norme juridique peut être injuste sans perdre pour autant sa juridicité. La conception positiviste ne définit donc pas le droit par référence à la morale, mais plutôt par référence à des critères internes tels que la capacité d'auto-organisation et d'autoengendrement de l'ordre juridique et la faculté des normes juridiques à s'imposer par la contrainte (voir sur ce point la définition kelsénienne du droit et l'affirmation de Kelsen selon laquelle n'importe quel contenu peut être du droit). Ripert assume d'ailleurs le jusnaturalisme de sa position quand il écrit: "Il n'y a en réalité entre la règle morale et la règle juridique aucune différence de domaine, de nature et de but… car le droit doit réaliser la justice et l'idée du juste est une idée morale". • Culpabilité et solidarité. Selon B. Starck cet argument moral n'est cependant pas un obstacle à la réception des théories du risque dans le droit de la responsabilité. Au contraire, les théories du risque ont aussi une dimension morale, même s'il s'agit d'une philosophie différente de celle de la faute, fondée non sur la culpabilité, l'expiation et la réparation mais sur la charité, l'assistance et la solidarité. Ainsi, B. Starck écrit: "Il faut se garder d'en conclure avec Ripert que la responsabilité civile doit reposer nécessairement sur la faute et seulement sur la faute. Pour que cette conclusion s'impose inévitablement, il faudrait montrer tout d'abord que le domaine de la morale coïncide en tout point avec celui de la faute! Qui saurait le prétendre? La morale connaît d'autres valeurs que celles, négatives, de faute, d'erreur, de mauvaise foi ou de pêché. La charité, l'assistance, sont aussi des valeurs morales et l'on peut en dire autant de l'esprit de fraternité ou de solidarité, du respect de engagements, etc. Aucune de ces notions n'impliquent à un degré quelconque l'erreur fautive ou le dol et plus d'une règle juridique s'en inspirent…La théorie du risque a justement été défendue au nom de l'équité, de la solidarité et de la justice et ce sont là des idées morales sans aucune contestation possible. Cependant, elles ne conduisent pas à faire de la culpabilité une condition de la responsabilité" (p. 31). En énonçant les sources morale des théories, Starck offre une clé pour comprendre l'influence de ces théories dans le droit de la responsabilité. Ce n'est pas un hasard si, hors le cas des accidents du travail, les théories du risque ont surtout été reçues par le droit public et en particulier par le droit administratif. Elles coïncident chronologiquement et correspondent philosophiquement avec les doctrines solidaristes du début du 20ème siècle et la théorie de l'Etat providence. Les notions d'interdépendance sociale, de solidarité, de garantie, vont en effet être reprises par certains juristes, certains publicistes qui se proposaient à l'époque de refonder le pacte social et la théorie de l'Etat. Il s'agissait alors de renouveler les fondements de l'Etat. C'est ainsi que Duguit refondera l'Etat sur la notion de service public, dont le but est le renforcement de l'interdépendance sociale. Le droit public ainsi refondé offre dès lros une terrain plus favorable à la reception des théories du risque qui asseoient l'obligation de réparer sur le principe de solidarité et d'interdépendance des individus et de leurs activités. • Liberté et sécurité. B. Starck, qui est civiliste et qui défend l'implantation des théories du risque dans le droit civil de la responsabilité, est d'ailleurs conscient de se heurter à des obstacles idéologiques, notamment à l'individualisme et au libéralisme ambiant du droit privé. Ainsi, B Starck sait que l'on oppose souvent à la théorie du risque le principe de liberté: "Les partisans du système de responsabilité subjective [fondé sur la faute] considèrent l'obligation de réparer les dommages causés par son activité comme une entrave à la liberté d'action. S'érigeant en défenseurs de cette liberté, ils exigent dès lors que toute responsabilité soit subordonnée à l'existence d'une faute chez le responsable. Selon la conception individualiste du droit, nous disent Colin et Capitant, la loi doit garantir la liberté des citoyens et, par conséquent, les déclarer irresponsables des dommages causés, du moment que ceux-ci ont agi dans les limites définies par la loi. L'homme doit agir, écrit le doyen Ripert, agir comporte des risques pour soimême et pour les autres. Qu'importe puisque l'action est la loi de l'homme…L'irresponsabilité, c'est le degré suprême de la liberté, telle paraît être la conception de ces auteurs" (p. 39). B. Starck et ses partisans considèrent au contraire que la responsabilité est la contrepartie de la liberté. Ils aiment à citer Saleilles affirmant: "La responsabilité, c'est le risque de la liberté". Ils sont aussi d'accord avec Josserand qui fonde la responsabilité sur le pouvoir que l'on détient: "Le pouvoir appelle et postule la responsabilité". Starck est cependant conscient de la contradiction face à laquelle se trouvent les juristes et qu'ls doivent résoudre: "Nous connaissons l'impasse où cette méthode conduit. Limiter la responsabilité à l'actif fautif, c'est réduire à la misère de nombreuses victimes. L'étendre à tous les actes dommageables, fautifs ou non, c'est l'étouffement de l'activité sous le poids de la réparation des dommages causés". En somme, le risque des théories du risque est de compromettre la liberté par l'exigence de responsabilité. Starck essaie de sortir de ce dilemne, de cette impasse théorique. Pour ce faire, il affirme que l'équation des adversaires des théories du risque est incomplète. Il manque une donnée à leur raisonnement: cette donnée, c'est le droit ds victimes à la sécurité. Au principe de liberté, il oppose donc celui de sécurité, révélant ainsi le soubassement philosophique des théories du risque. Ainsi écritil: "Certes, l'homme est libre d'agir sous réserve de se conformer aux lois, mais il est également libre dejouir paisiblement de ses biens, matériels ou moraux, de conserver son intégrité corporelle et sa vie, ainsi que celle de ses proches. Par conséquent, si l'obligation de réparer le préjudice causé apparaît comme étant une entrave à la liberté d'action, le fait d'infliger un dommage à autrui est une violation du droit à la sécurité qui appartient à chacun". C'est ce droit à la sécurité qui est le véritablement fondement juridique de la responsabilité pour risque. Ainsi, selon Starck le droit à la sécurité reconnu, tout dommage non autorisé devient par là même un dommage illicite, une violation des droits d'autrui. En somme, la responsabilité pour risque s'organise à partir de la victime et de ses droits, tandis que la responsabilité pour faute s'organise à partir de l'auteur du dommage. Le fondement des responsabilité pour risque, qu'elles soient contractuelles ou extra-contractuelles, est donc une obligation de sécurité. Les débats doctrinaux autour des théories du risque nous ont révélés quels sont les fondements de la responsabilité pour risque. Nous allons voir à présent comment ces théories du risque ont été reçues par la jurisprudence et quelle est leur influence dans le droit de la responsabilité. b) Les réceptions jurisprudentielles : les régimes de responsabilité pour risque. Bien que B. Starck, dans sa thèse, s'attache à démontrer l'influence des théories du risque dans le droit de la responsabilité civile, il faut bien reconnaître que la réception de ces théories est restée limitée dans le droit privé. Starck cite les législations et jurisprudences civilistes relatives aux accidents du travail (loi de 1898 en matière d'accidents du travail survenant dans certaines industries progressivement étendue à des entreprises de plus en plus nombreuses jusqu"à la loi du 1er juillet 1938 qui régit tout le droit du travail et qui pose à la charge de l'employeur une obligation de sécurité notamment à l'égard de ses salariés). Il cite aussi la législation et jurisprudence relative aux accidents de la route et d'une manière plus générale les obligations des transporteurs à l'égard des voyageurs telles qu'elles vont être redéfinies par la jurisprudence en terme d'obligation de sécurité-résultat. Selon lui, l'ouvrier puis le voyageur sont désormais titulaires d'une créance de sécurité. Cependant, il a bien du mal à établir que le risque et la théorie de la garantie ont, en droit privé, une influence comparable à celle de la responsabilité pour faute. En revanche, les théories du risque ont eu une certaine influence en droit public, plus particulièrement en droit administratif. C'est sur ces hypothèses de responsabilité pour risque en droit administratif que nous allons nous pencher à présent. La responsabilité pour risque, en droit administratif, est d'origine jurisprudentielle. Elle est fondée à la fois sur la notion de danger, le danger que l'administration peut faire courir à ses administrés, et sur les notions de risque et de préjudice "spécial et anormal". * La condition de "dangerosité". C'est le juge qui apprécie, souverainement, la dangerosité ou, au contraire l'inocuité, d'une activité ou d'une intervention administrative donnant lieu à une responsabilité sans faute. La doctrine a essayé d'ordonner les solutions jurispudentielles en répertoriant trois catégorie de dangers: les choses, les méthodes et les situations dangereuses. Ce classification doctrinale n'est que partiellement satisfaisante car elle ne rend pas compte de la diversité jurisprudentielle. En réalité, ce que le juge recherche, c'est l'existence d'un danger imputable à l'administration pouvant être rattaché d'une façon ou d'une autre au fait de l'administration. La jurisprudence a ainsi établi une véritable liste de choses, de méthodes, de situations, d'établissements dangereux dont l'existence ou l'utilisation fait courir à la population un risque. Le contenu de cette liste est évidemment soumis à un certain arbitraire, à une part d'appréciation discrétionnaire de la part du juge. L'appréciation de la dangerosité, par le juge, est dès lors à la fois fine et partiellement subjective. • Ainsi, le Conseil d'Etat a admis, dans un arrêt de principe bien connu que les munitions étaient des "engins dangereux" (C.E. 28 mars 1919, RegnaultDesroziers: explosion en 1918 d'un stock de munitions de guerre entreposées dans un fort à la Courneuve), de même que les armes, notamment celles utilisées par les services de police (C.E. Ass. 24 juin 1949, cons. Lecomte: patron de café blessé, alors qu'il était assis devant son établissement, par un coup de feu tiré par un gardien de la paix). Mais, en ce qui concerne les armes, seules les armes à feu sont systématiquement considérées comme dangereuses, d'autres types d'armes ne donnent pas lieu à l'application d'un régime de responsabilité pour risque (Cf. C.E. 16 mars 1956, Epoux Domenech, à propos des grenades lacrymogènes). On trouve aussi, dans la jurisprudence administrative, l'application de la responsabilité pour risque à des "établissements" ou "ouvrages publics" dangereux, entre lesquels il faut cependant faire des distinctions. On applique ainsi traditionnellement la théorie du risque à des ouvrages publics présentant une certaine dangerosité. Pendant longtemps, ce sont les ouvrages de transport et de distribution d'électricité, de gaz et d'eau qui ont constitués l'essentiels des ouvrages publics dangereux depuis l'arrêt du C.E. du 25 janvier 1929, Soc. du gaz de Beauvais (voir aussi C.E. 12 janvier 1934, Soc. des forces motrices du Haut-Rhin). Le régime de responsabilité pour risque ne s'applique, dans un tel cas de figure, qu'aux usagers de l'ouvrage ainsi qu'aux tiers, et non aux agents. Une solution comparable a été étendue par le juge à des ouvrages qui ne sont pas dangereux en eux-mêmes mais qui peuvent le devenir dans certaines circonstances: ainsi une route nationale qui, dans le département de la Réunion, longeait le pieds d'une falaise instable et sujette à des éboulements (C.E. 6 juillet 1973, Dalleau). L'application d'un régime de responsabilité pour risque à une portion de route, qui relève en principe de la responsabilité pour faute (défaut d'entretien normal de l'ouvrage public), reste cependant exceptionnelle. Certains de ces ouvrages dangereux auxquels le juge applique un régime de responsabilité pour risque, relèvent par ailleurs du régime des installations classées. Il s'agit d'établissements dangereux, incommodes, incommodes, insalubres ou nuisibles à l'environnement. De telles installations sont soumises à un régime de police spéciale appartenant au préfet qui peut autoriser, refuser ou retirer l'autorisation de les exploiter. Il s'agit dun régime législatif plusieurs fois modifié (loi du 13 juillet 1992 et du 4 janvier 1993). Le régime de responsabilité pour risque a aussi trouvé à s'appliquer à des établissements dangereux d'un autre type et ceci depuis l'arrêt de principe: C.E. 3 février 1956, Thouzellier. En l'occurence, il s'agit d'une institution accueillant des jeunes délinquants ("Institution publique d'éducation surveillée"). En principe, la jurisprudence applique à des établissements comparables, c'est-à-dire recevant des populations présentant une certaine dangerosité, un régime de responsabilité pour faute et exige même classiquement une "faute qualifiée" ("faute lourde") du service public ou de ses agents. Ce du moins ce que la jurisprudence avait établi à propos des dommages causés par des évadés d'hôpitaux psychiatriques ou d'établissements pénitentiaires. Dans l'arrêt Thouzellier, le Conseil d'Etat innove en admettant la responsabilité sans faute de l'administration pour le cambriolage subi par le sieur Thouzellier et commis par deux pensionnaires en fuite du centre. Le Conseil d'Etat fonde sa solution sur la motivation suivante: "Considérant qu'il résulte des pièces du dossier que, contrairement aux mentions de l'arrêt attaqué, avis de la fuite des deux pupilles avaient été donné immédiatement par la direction de l'établissement, tant aux brigades de gendarmerie qu'aux parquets et aux commissaires de police intéressés; qu'il n'est donc relevé à la charge de l'Administration aucune faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat; Mais considérant qu'il résulte de l'ensemble des prescriptions de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, que le législateur a entendu mettre en œuvre, en ce domaine, des méthodes nouvelles de rééducation, caractérisées par la substitution au régime antérieur d'incarcération d'un système plus libéral d'internat surveillé; que lesdistes méthodes créent lorsqu'elles sont utilisées dans ceux de ces établissements d'éducation surveillée qui reçoivent des pensionnaires appartenant à la catégorie de ceux qui sont envoyés à Aniane, un risque spécial pour les tiers résidant dans le voisinage, lesquels ne bénéficient plus des garanties qui résultaient des règles de disciplines anciennement en vigueur; qu'il suit de là que la responsabilité du service public en raison des dommages causés aux tiers dont s'agit par les pensionnaires de ces établissements ne saurait être subordonnée à la preuve d'une faute commise par l'administration mais découle des conditions même dans lesquelles fonctionne le service". Le Conseil d'Etat utilise des précautions scripturales, mais on comprend fort bien que ce n'est l'établissement qui est en lui-même dangereux mais plutôt les personnes qu'il accueille. De plus, le juge donne toujours un rôle secondaire et subsidiaire à la responsabilité pour risque. Son premier réflexe est de rechercher la faute de l'administration, qu'il s'agisse d'une faute simple ou lourde, prouvée ou présumée. Ce n'est qu'à défaut, en l'absence de faute caractérisée que le juge se tourne vers la responsabilité pour risque. * Le préjudice spécial et anormal. C'est cette condition qui fait de la responsabilité administrative pour risque un mécanisme de garantie plutôt que de responsabilité. Elle révèle la volonté d'indemnisation de l'administré-victime par le juge. On retrouve la même exigence de préjudice spécial et anormal dans un régime de responsabilité voisin de la responsabilité pour risque, la responsabilité pour rupture devant les charges publiques. Il s'agit d'une condition qui vise à limiter l'étendue de la responsabilité administrative et de l'indemnisation. Ne seront indemniser que les victimes les plus touchées. C'est le juge qui apprécie discrétionnairement et in concreto le caractère spécial et anormal du préjudice subi. c) La gestion du risque et le principe de précaution. Le principe de précaution qui était encore ignoré, il y a quelques années, a connu une brusque popularité à la fin des années 90, notamment dans le cadre de l'affaire de la vache folle. En fait, ce principe est apparu dans les années 70 dans le droit de l'environnement, plus particulièrement dans le droit allemand. L'utilisation de ce principe est d'abord cantonnée à des questions spécifiques (eau, air, …). Puis, il devient un des grands principes des politiques d'environnement. Le champs du principe de précaution ne va plus cesser de s'étendre. Il reçoit une première une large consécration internationale, en 1992, lors du Sommet de la Terre réuni à Rio sous l'égide de l'ONU. Le principe contribue alors à redéfinir les nouvelles relations des hommes entre eux et avec la Terre, au côté d'autres principes tels que le principe de participation, de coopération et de responsabilité: "Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risques d dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement". Dans ce domaine de l'environnement, le principe de précaution est lié à la notion de développement durable11. Ainsi, dès les origines, la différence entre précaution, prévention et protection est posée. Cette différence de fond réside principalement dans l'identification des risques. En matière de protection ou de prévention, les pouvoirs publics agissent pour la protection des populations contre des risques identifiables. Dans le registre de la prévention, il s'agit de risques qui ne sont pas encore identifiés, dont l'existence et la nature même sont incertaines. La précaution se situe en amont de la prévention, même si la prévention est intégrée dans la précaution. Ainsi qu'il est dit dans le rapport Kourilsky : « La distinction entre risque potentiel et risque avéré fonde la distinction parallèle entre précaution et prévention. La précaution est relative à des risques potentiels et la prévention à des risques avérés ». Les probabilité ne sont pas de même nature. Dans le cas de la précaution, il s'agit de la probabilité que l'hypothèse soit exacte; dans le cas de la prévention, la dangerosité est établie et il s'agit de la probabilité de l'accident. Le rapport Kourisly emploie une formule particulièrement éclairante, il affirme en effet que l'invocation du principe de précaution constitue un mode de théâtralisation des risques: il s'agit de déterminer des stratégies d'action pour chacun des acteurs sociaux mais les stratégies se déploient sur fond d'incertitude. La précaution n'est pas une abstention d'agir mais plutôt une invitation à agir malgré les incertitudes. La précaution qui vise à encadrer le plus précocement possible les risques, présente elle aussi des risques: - le risque de se livrer à une évaluation erronée des risques potentiels. - le risque de choisir des mesures de précaution inadaptées. Certains considèrent ainsi que la prudence est la source philosophique de la précaution. Selon F. Ewald, le principe de précaution exprime une certaine éthique et sa portée s'avère potentiellement très large puisqu'elle ne concerne pas seulement les Etats et les gouvernants. Ewald se propose ainsi de "décrire la philosophie qui l'inspirerait et à en faire une sorte de philosophie qui l'inspirerait 11 Le document de référence en la matière est le rapport Brundtland, réalisé en 1988 par la Commission sur l'environnement et le développement constituée sous l'égide des Nations Unies. Il s'agit de réflechir aux effets et conséquences des activités économiques sur l'environnement naturel, notamment aux conséquences à long terme pour la planète et les générations futures. On observe que la logique économique concourt à la destruction des équilibres vitaux de la planète. Il s'agit dès lors de répondre aux besoins présents mais sans compromettre l'avenir des peuples et des générations futurs. Le développement durable exprime ainsi une certaine équité intergénérationelle. Le développement durable concerne aussi bien les pays développés que les pays du tiers monde. Ainsi qu'il est dit dans le rapport Brundtland: "le développement soutenable n'est pas un état d'équilibre, mais plutôt un processus de changement institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu'à venir". et à en faire une philosophie générale des obligations vis-à-vis du risque dans notre société, une philosophie qui, dès lors, dépasserait la sphère des politiques publiques pour concerner l'ensemble des décideurs, du grand industriel du nucléaire jusqu'au plus humble citoyen. Dans cette extension, on ne parle plus du principe de précaution, telle que la notion est visée par les textes, mais d'une éthique de précaution qui devrait être l'affaire de tous…Il est clair que les textes qui formulent le principe de précaution s'inspirent ou expriment une éthique des rapports de l'homme et de l'environnement, au risque, à la vie". Ewald résume la philosophie du principe de précaution par plusieurs caractères. Ainsi, le principe de précaution est: - un principe d'anticipation: la précaution a pour moteur une volonté de savoir; elle veut, par la recherche et la connaissance, réduire la part d'incertitude qui entoure certaines activités, certaines entreprises humaines. Au cœur du principe, il y a pourtant un certain paradoxe: visant à réduire les risques, la précaution peut aussi en produire d'autres. - une sagesse planétaire: Ewald souligne ici la dimension internationale du principe de précaution. Certains des risques que le principe de précaution vise à prévenir ont une portée mondiale. Dès lors, c'est l'humanité toute entière qui est concernée. Le principe de précaution, tel qu'il s'est développé dans le droit de l'environnement, est d'ailleurs "une certaine manière d'habiter la Terre, de la respecter, de respecter les autres et les générations futures". Ewald rappelle que Hans Jonas est considéré par certains comme l'inspirateur du principe de précaution qui serait résumé dans cette maxime du philosophe allemand: "agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre". - un principe de gouvernement: société du risque (Ewald p. 41). 2 - La responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. • Ce régime de responsabilité a des fondements propres, distincts de la responsabilité pour risque. Le principe d’égalité devant les charges publiques qui lui confère son fondement affiché et sa cohérence juridique est un principe important en droit administratif. Le principe d’égalité est d’ailleurs consacré, dans ses différentes déclinaisons et sous la forme d’un principe général du droit, applicable même en l’absence de texte, par la jurisprudence administrative. Il en va ainsi du principe d’égalité devant la loi (C.E., Ass. 7 février 1960, Synd. Des propriétaires de forêts de chênes-lièges d’Algérie, p. 74) ; du principe d’égalité devant l’impôt (C.E. Ass. 22 février 1974, Association des maires de France, p. 136) ; du principe de l’égalité des citoyens devant la justice (C.E. Ass. 12 octobre 1979, Rassemblement des nouveaux avocats de France, p. 371) ; du principe de l’égalité entre les usagers du service public (C.E. Ass. 25 juin 1948, Société du Journal L’Aurore, p. 289) ; ou plus largement du principe d’égalité régissant le fonctionnement des services publics (C.E. Sect. 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, p. 151). • Le champ d’application de la responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques n’est pas le même que celui de la responsabilité pour risque. En effet, la responsabilité pour rupture de l’égalité régit des situations dans lesquelles le dommage n’a pas un caractère accidentel. Il ne s’agit pas de réparer les conséquences de la réalisation d’un aléa. Il s’agit plutôt de dommages qui sont la conséquences naturelle, presque inéluctable, de certaines situations ou de certaines mesures administratives. Le préjudice à réparer concerne, en fait, une catégorie d’administrés sacrifiés aux exigences et aux impératifs de l’intérêt général. En somme, le préjudice découle de choix opérés par l’administration visant à satisfaire une nécessité d’intérêt général mais qui affectent plus particulièrement une catégorie de la population. Dans un souci d’équilibre et d ‘équité, on considère que l’indemnisation est nécessaire. Loin d’être en faute, l’administration remplit sa mission de façon légale et conforme aux principes directeurs de l’action administrative. C’est pourquoi ce qui justifie l’indemnisation en l’espèce, c’est la nature particulière du préjudice. Selon la jurisprudence qui a inventé le régime, le préjudice doit avoir deux caractères complémentaires : il doit être à la fois spécial et anormal. L’exigence du préjudice spécial et anormal est commune aux trois régimes de responsabilité qui constituent la responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. Un préjudice est spécial quand il n’atteint que certains membres de la collectivité. C’est d’ailleurs en cela qu’il y a rupture de l’égalité devant les charges publiques. Le préjudice est anormal en ce qu’il doit avoir une certaine importance, une certaine gravité. Les administrés doivent, en effet, supporter les inconvénients et les désagréments ordinaires de la vie sociale et des choix publics. • La responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques recouvre ainsi trois cas de figures différents : la responsabilité pour dommages permanents de travaux publics ; la responsabilité du fait des décisions administratives régulières ; la responsabilité du fait des lois et des conventions internationales. a) La responsabilité pour dommages permanents de travaux. Il faut entendre par « dommages permanents » de travaux publics des dommages certes durables mais, surtout, des dommages qui sont la conséquence inévitable de l’exécution de certains travaux publics ou de l’implantation de certains ouvrages publics. Il est d’usage de les comparer au procédé civiliste des inconvénients et troubles du voisinage. Ce régime jurisprudentiel trouve de très nombreuses applications. • Il s’applique ainsi dès lors que la construction d’un ouvrage public provoque des troubles de jouissance dans les immeubles voisins ou entraîne une dépréciation de leur valeur marchande. On peut citer à titre d’exemples : C.E. Sect. 1§ novembre 1962, EDF c. Faivre, p . 614 : gênes excédant les inconvénients normaux du voisinage et résultant du fonctionnement d’une centrale thermique ; C.E. Ass. 22 octobre 1971, Epoux Blandin, p. 631 : troubles de jouissance et diminution de valeur d’une propriété du fait de la déviation d’une route à grand trafic passant désormais à proximité de cette propriété. • Il s’applique très souvent à l’égard de travaux de réfection de la voie publique empêchant ou rendant plus difficile l’accès aux commerces. A titre d’exemple : C.E. 8 novembre 1957, Société algérienne des automobiles Renault, p. 597 : travaux de voirie ayant imposé la fermeture provisoire d’un magasin ; C.E. 20 novembre 1980, Mme Rodal : diminution de recettes résultant des travaux de construction du métro de Lyon, les travaux ayant rendu l’accès à une chemiserie particulièrement difficile pendant plusieurs mois. b) La responsabilité du fait des décisions administratives régulières. Ce régime s’applique aussi bien aux décisions à portée générales et impersonnelles, c’est-à-dire aux règlements, qu’aux décisions individuelles. Il s’agit là encore d’un régime jurisprudentiel. • La responsabilité du fait d’un règlement administratif régulier. Là encore, pour l’obligation d’indemniser à la charge de l’administration existe, il faut que le préjudice subi par certains administrés soit spécial et anormal. L’arrêt de principe en matière de règlement administratif résulte de la jurisprudence Commune de Gavarnie : C.E. Sect. 22 février 1963, Commune de Gavarnie, p. 113. Le maire prend un arrêté de police municipale pour réglementer la circulation dans le chemin de montagne conduisant au cirque de Gavarnie. Estimant le chemin trop étroit, il le réserve aux touristes utilisant des montures, les piétons devant emprunter un autre itinéraire. Sur le chemin ainsi réglementé, se trouve une boutique de souvenir qui voit, du fait de cette réglementation, baisser sa fréquentation et son chiffre d’affaires. Le commerçant subit de ce fait un préjudice spécial et anormal qui lui ouvre droit à indemnité. • La responsabilité du fait d’une décision individuelle. L’arrêt de principe en la matière est assez ancien : C.E. 30 novembre 1923, Couitéas. Le sieur Couitéas revendiquait la propriété d’un domaine de 38.000 hectares en Tunisie. Il souhaitait également obtenir l’expulsion des populations autochtones (environ 8.000 personnes) qui l’occupaient. Il obtient d’un tribunal civil la reconnaissance de ses droits de propriété et un titre d’expulsion des occupants. Couitéas demande alors aux autorités françaises de procéder à l’exécution dudit jugement. Le gouvernement français, craignant les troubles à l’ordre public qu’occasionnerait une expulsion considérée comme une spoliation par la population locale, refuse le concours de la force publique. Cette décision administrative de refus est légale car elle s’appuie sur des considérations d’ordre public tout à fait justifiées. Mais, d’un autre côté, elle s’avère préjudiciable à l’égard de Couitéas. Il s’agit, de plus, d’un préjudice durable. Le Conseil d’Etat considère que les conditions de spécialité et d’anormalité du préjudice sont réunies et fait application du régime de responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. La même solution a été appliquée à des cas d’espèce différents. Ainsi, dans l’arrêt C.E. Ass. 3 juin 1938, Société Cartonnerie Saint-Charles, p. 529 :Application aux bénéficiaires d’un jugement prescrivant l’expulsion de grévistes occupant des lieux de travail et ayant essuyé un refus du préfet d’apporter le concours de la force publique. La même solution s’applique aux occupants sans titre d’un logement. c) La responsabilité du fait des lois et des conventions internationales. Il faut envisager la responsabilité du fait des lois d’abord telle qu’elle a été organisée par le juge administratif français. Ensuite, il faut également tenir compte des possibilités d’engager la responsabilité du législateur française devant des juridictions supra-nationales telles que la CJCE ou la CEDH. • La responsabilité du fait des lois devant le juge administratif français. La responsabilité du fait des lois est telle que la jurisprudence l’a organisée, une responsabilité sans faute fondée sur le principe de l’égalité de tous devant les charges publiques. C’est là une caractéristique propre de cette responsabilité car la responsabilité du fait des règlements peut aussi bien être la conséquence de leur irrégularité que fondée sur ce le principe de responsabilité devant les charges publiques. De plus, cette responsabilité du fait des lois se distingue des autres responsabilités pour rupture de l’égalité devant les charges publiques car il dépend de la volonté du législateur, c’est-à-dire de la volonté même de l’auteur du dommage, que l’Etat puisse être responsable des préjudices résultant de l’application des lois (ou des conventions internationales). La loi (ou les conventions internationales) peuvent organiser les conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat ou, au contraire, les conditions de son exonération. Le juge administratif ne peut, compte tenu du rang hiérarchique de ces textes, que s’incliner devant des dispositions exonérant l’Etat de sa responsabilité et qu’il pourrait, selon le droit commun, encourir. *C.E. Ass. 14 janvier 1938, S.A des produits laitiers « La Fleurette », Rec. 25. Par cet arrêt, le C.E. revient sur le principe jurisprudentiel antérieur (C.E. 1838, Duchâtelet), consacrant l’irresponsabilité totale de l’Etat législateur. Cette solution était conhérente à une époque où dominait le principe d’irresponsabilité de l’Etat, fondé sur l’idée que la Puissance Publique , agissant au nom de l’intérêt général, n’a pas à réparer les dommages qu’elle cause. Dans l’affaire de 1938, il s’agissait d’une société productrice de produits laitiers qui, à la suite du vote d’une loi du 9 juin 1934 interdisant la fabrication de certains produits non exclusivement dérivés du lait, avait été obligé d’interrompre la fabrication de l’un de ces produits dénommé « gradine ». Le Conseil d’Etat interprète la volonté du législateur comme n’ayant pas voulu faire supporter au rrequérant la charge qu’il a créée. Il accorde donc une indemnité en invoquant l’entorse faite au principe de l’égalité de tous devant les charges publiques. La charge subie par la Société La Fleurette est si grave, si importante (la Société est obligée de cesser son activité), si particulière (elle est la seule société concernée par la loi) qu’elle constitue une atteinte au principe de l’égalité devant les charges publiques. Cette charge doit donc être prise en charge par la collectivité. Le préjudice causé par les dispositions législatives peut donc donner doit à réparation même dans le silence des textes, lorsque le préjudice subi par les victimes est spécial et anormal, lorsqu’il apparaît que le législateur ne souhaitait pas faire supporter ce préjudice et lorsque l’activité des victimes n’est ni répréhensible, ni contraire aux bonnes mœurs. Le préjudice n’est indemnisable que s’il a un caractère direct et certain (conditions de droit commun) et s’il est spécial et anormalement grave. *C.E. Ass. 30 mars 1966, Cie générale d’énergie radio-électrique, Rec. 257. (extension de jurisprudence La Fleurette aux conventions internationales). La Cie générale d’énergie radio-électrique, propriétaire de locaux et d’installations de radio-diffusion réquisitionnés par les allemands pendant l’Occupation, demanda après la guerre, à l’Etat français, une indemnisation en réparation du préjudice causé par cette réquisition. N’ayant pas obtenu satisfaction, elle intente une action devant les juridictions administratives auprès desquelles elle invoque plusieurs moyens notamment le moyen tiré de la violation de la Convention de La Haye de 1907 relative aux coutumes de guerre et prévoyant que, si la réquisition des moyens de transmission des nouvelles est possible, elle doit être compensée par une indemnisation lors du retour à la paix. Le Conseil d’Etat décida que : « La responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation des préjudices nés de conventions conclues par la France avec d’autres Etats et incorporés régulièrement dans l’ordre juridique interne, à la condition d’une part que ni la convention elle-même, ni la loi qui en a éventuellement autorisée la ratification ne puissent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation et d’autre part que le préjudice dont il est demandé une réparation soit d’une gravité suffisante et présente un caractère spécial ». • Aujourd’hui, dans le débat juridique sur la responsabilité du fait des lois, une nouvelle question se pose. On se demande en effet si la responsabilité de l’Etat du fait des lois a vocation à demeurer exclusivement une responsabilité sans faute ou si elle peut évoluer vers une responsabilité pour faute. Cette interrogation est née du contrôle de conventionnalité des lois pleinement effectué par le juge administratif depuis la jurisprudence Nicolo. On peut se demander en effet si l’incompatibilité d’une loi par rapport à une norme supérieure ne révèle pas une faute de la part du législateur susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat. Voir en ce sens : C.A.A. Paris, 1er juillet 1992, Soc. Jacques Dangeville, AJDA 1992, p. 768 : une disposition législative incompatible avec les objectifs d’une directive communautaire ayant été appliquée (faute de transposition de ladite directive), l’Etat est condamné à réparer le préjudice résultant de la situation illicite créée par la non-transposition de la directive. Solution de la Cour d’appel infirmée, non sur le fond mais pour des raisons procédurales, par le Conseil d’Etat : C.E. Ass. 30 octobre 1996, Soc. Jacques Dangeville, AJDA 1996, p. 980. De fait, devant certaines juridictions supra-nationales, telles que la CJCE ou la CEDH, la responsabilité de l’Etat du fait du législateur, est une responsabilité pour faute fondée sur le manquement au regard du droit communautaire ou la violation des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme. ACTUALISATION : VOIR C.E., 8 février 2007, Gardedieu. VOIR FICHE ACTUALITÉ JURISPRUDENTIELLE. *La responsabilité du fait des lois devant la CJCE. La procédure de recours en manquement confère à la Cour de Justice des Communautés le pouvoir de statuer en dernier ressort pour constater qu’un Etat membre a manqué à des obligations lui incombant en vertu du droit communautaire. Ceci inclut notamment l’obligation pour l’Etat d’adapter sa législation pour la rendre compatible avec le droit communautaire originaire ou dérivé. Le manquement peut résulter d’un acte juridique interne violant le droit communautaire, d’une abstention ou d’un refus de prendre les mesures juridiques requises. *La responsabilité de l’Etat devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ce mécanisme juridictionnel permet de garantir le respect et l’effectivité de la Convention européenne des droits de l’homme et peut aboutir à la constatation d’un manquement par la Cour et la condamnation de l’Etat à réparer le préjudice causé du fait de ce manquement. Ce manquement peut résulter, par exemple, d’une législation non conforme aux dispositions de la CEDH. II. LA RESPONSABILITÉ PÉNALE DES AGENTS PUBLICS. En premier lieu, il nous faut ici définir la responsabilité pénale afin de la distinguer de la responsabilité administrative. La principale différence entre ces deux régimes tient à leur finalité respective. La responsabilité pénale est un régime répressif tandis que , comme nous l’avons vu, la responsabilité administrative est un régime réparatoire. Parce qu’elle est répressive, la responsabilité pénale recouvre un enjeu particulièrement grave. Le plus souvent, elle met en cause l’honneur, la liberté voire même la place dans la société de la personne mise en cause. Elle peut donc porter gravement atteinte aux droits et libertés. Pour cette raison, elle doit obéir à des principes de fond, des règles de procédures relativement strictes visant à encadrer, autant que possible, les éventuelles dérives ou abus de pouvoir. On ne peut étudier les mécanismes de la responsabilité pénale sans connaître quelques uns de ces principes. Enfin, si l’on est conduit à parler de la responsabilité pénale dans un cours consacré à la responsabilité administrative c’est en raison d’un phénomène relativement récent. Ces dernières années, on a pu constater que ce régime de responsabilité prenait une place de plus en plus grande dans la vie publique. Des élus, des fonctionnaires ont vu leur responsabilité personnelle mise en cause devant les juridictions pénales, poursuivis, parfois condamnés, pour des actes extérieurs à leurs fonctions ou, plus surprenant encore, pour des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. On ne peut véritablement comprendre les mécanismes de la responsabilité pénale si l’on ignore les principes qui fondent le droit pénal (A). De plus, du point de vue de son évolution contemporaine, on observe ces dernières années une montée en puissance de la responsabilité pénale ; certains ont pu parler d’une véritable pénalisation de la vie publique qui affectent les élus et les agents publics, au niveau national comme au niveau local (B). A – LES GRANDS PRINCIPES DU DROIT PÉNAL. Ces principes concernent à la fois des règles de forme et de procédures ainsi que des règles de fond. 1 - La compétence du législateur. La matière pénale est essentiellement réservée au législateur, le pouvoir réglementaire n’ayant dans ce domaine que des compétences limitées. En effet, l’intervention de la loi apparaît comme une garantie des droits du citoyen. Deux adages du droit pénal expriment le principe de la compétence législative : « Nullum crime sine lege » et « nulla poena sine lege ». Il s’agit du principe de légalité des délits et des peines. Cela signifie que les comportements pénales répréhensibles (infractions pénales) ainsi que les peines susceptibles d’être infligées au titre des sanctions pénales doivent être déterminées par la loi, préalablement à la survenance du comportement répréhensible (non rétroactivité de la loi pénale, sauf rétroactivité in mitius, c’est-à-dire loi pénale plus douce). Le pouvoir réglementaire dispose néanmoins de compétence dans le domaine des contraventions. Pour le reste, le pouvoir réglementaire et le pouvoir judiciaire ne font qu’individualiser la qualification des comportements répréhensibles et l’application de la peine. Les magistrats ont néanmoins un pouvoir d’interprétation dans les opérations de qualification juridique des faits et d’individualisation de la sanction. 2 - La politique pénale. La justice pénale est une compétence exclusive de l’Etat. Les poursuites pénales sont engagées, les condamnations pénales sont prononcées au nom de l’Etat et de la société et non pas au nom des victimes ou de leurs proches. La responsabilité pénale vise à faire cesser un trouble à l’ordre public et social. Les choix répressifs sont donc des choix politiques. C’est la raison pour laquelle on peut parler de politique pénale. La politique criminelle d’un Etat varie en fonction du contexte politique, social, elle peut être de nature différente en fonction des régimes, plus ou moins libérale, plus ou moins autoritaire. La politique pénale peut donc être définie comme l’ensemble des moyens utilisés dans la lutte contre la criminalité. 3 - La procédure pénale. Elle obéit à des règles particulièrement strictes. Pour comprendre les mécanismes et la logique générale de la procédure pénale, il faut comprendre que ces règles pénales sont sous-tendues par des choix de politique pénale variables en fonction du contexte politique. Il faut aussi savoir que les poursuites pénales sont engagées, que les condamnations pénales sont prononcées au nom de l’Etat et de la société et non pas au nom des victimes ou de leurs proches. C’est ce qui explique que le ministère public, représentant de l’Etat ait l’opportunité des poursuites pénales. De ce point de vue, il faut d’ailleurs distinguer l’action publique et l’action civile. L’action publique consiste dans la répression de l’infraction et la protection de l’ordre public. Elle est mise en mouvement et exercée par les magistrats et les fonctionnaires désignés par la loi. La réparation du dommage subi par la victime est appelée « action civile ». Elle appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. Elle peut être exercée, au choix de la victime, soit en même temps que l’action publique devant les juridictions répressives, soit séparément de l’action publique devant les juridictions civiles. Dans le cadre de la procédure pénale, la constitution de partie civile correspond à l’acte par lequel une victime annonce au tribunal et à l’auteur du dommage qu’elle va en demander réparation. Il existe, en matière pénale, deux systèmes procéduraux distincts, hérités de traditions juridiques différentes : la procédure accusatoire et la procédure inquisitoire. La procédure accusatoire et plus connue car elle est traditionnellement utilisée dans les pays anglo-saxons. C’est donc la procédure que toutes les séries américaines mettent en scène. La France est, quant à elle et pour des raisons historiques, fidèle à la tradition inquisitoire. Plusieurs caractères marquent la procédure inquisitoire. En premier lieu, l’initiative des poursuites est laissée à un magistrat professionnel : le ministère public. La victime et le tiers ne jouent qu’un rôle secondaire dans la mise en mouvement des poursuites (dans le système accusatoire, le particulier peut mettre en mouvement l’action publique et conduire le procès ; dans la procédure accusatoire, l’accusateur et l’accusé sont d’ailleurs placés sur un pieds d’égalité ; il n’y a pas véritablement d’accusateur public). En second lieu, la procédure inquisitoire est secrète, écrite et non contradictoire (tandis que la procédure accusatoire est plutôt orale, publique et contradictoire), Enfin, dans la procédure inquisitoire, l’administration de la preuve est étroitement réglementée. L’aveu demeure, dans un tel système, la « reine des preuves ». • L’instruction. Dans la procédure pénale, l’instruction est la phase qui précède, le cas échéant, la mise en examen. Elle est principalement assurée par le juge d’instruction, juge du TGI. Le juge d’instruction a des pouvoirs très importants qui ont été quelque peu restreints par la loi du 15 juin 2000. Cette loi a en effet créé le juge des libertés qui statue sur la mise en détention provisoire. Le juge d’instruction est un juge du siège qui bénéficie par conséquent des garanties de ce statut : il est irrévocable et inamovible. Le juge d’instruction est à la fois un agent d’information chargé de rechercher des preuves et une juridiction d’instruction qui statue par voie d’ordonnance. Le juge d’instruction peut mettre fin à l’information judiciaire par une décision de non-lieu ou par une décision de renvoi qui saisit la juridiction compétente (tribunal correctionnel ou cour d’assise suivant la qualification retenue). Selon un vieux principe bien connu, le juge d’instruction se doit d’instruire à charge et à décharge, il doit respecter les droits de la défense. Le contrôle des actes d’instruction est accompli par l’intervention des parties, par le Président de la Chambre d’instruction et par la Chambre d’instruction. La Chambre d’instruction est en effet saisie des appels effectués à l’encontre des ordonnances rendues par le juge (la chambre d’instruction remplace l’ancienne chambre d’accusation depuis la loi du 15 juin 2000 qui a créé un appel contre les décisions de cour d’assise. La mise en accusation se fait par une ordonnance de renvoi devant la cour d’assise prise par le juge d’instruction. Un appel de cette ordonnance reste possible devant la chambre d’instruction. La chambre d’instruction est une chambre spéciale de la Cour d’appel. Le président est désigné par décret après avis du CSM ; il est assisté de deux conseillers à la Cour. La cour d’assise est la juridiction des crimes : elle siège par sessions. Elle est composée de 3 magistrats professionnels (un président et 2 assesseurs) ; d’un jury composé de 9 citoyens ; du ministère public, en l’occurrence un membre du Parquet général près la Cour d’Appel. • La prescription de l’action publique. Les poursuites pénales (action publique) ne peuvent plus être exercées au terme d’un délai de prescription qui court, en principe à compter du jour de l’infraction (il existe cependant des prorogations, des suspensions du point de départ de la prescription : cf. responsabilité pénale du Chef de l’Etat ; C.Cass. Ass. Plén. 10 octobre 2001 ; décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 relative au traité portant statut de la CPI). 4 - Les infractions pénales. Elles sont classées, suivant leur gravité, en crimes, délits et contraventions. Cette classification commande à la fois le droit pénal et la procédure pénale. En matière de crime, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite. En matière de délit, la prescription de l’action publique est de trois années révolues. En matière de contravention, la prescription de l’action publique est d’une année révolue. Une infraction pénale est constituée par trois éléments : l’élément légal, l’élément matériel et l’élément moral (intentionnel). L’élément légal : un comportement ne peut être sanctionné par le juge que lorsque le législateur l’a visé dans un texte (principe de légalité des délits et des peines) ; l’élément matériel : le droit pénal intervient lorsque s’est produit un agissement matériel. La tentative est cependant punissable à condition qu’un commencement d’exécution soit constitué et que la réalisation de l’infraction ait été interrompue par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ; l’élément moral ou intentionnel : il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation préalable de sécurité prévue par la loi ou le règlement, de mise en danger délibérée de la vie d’autrui. B – LA PÉNALISATION DE LA VIE PUBLIQUE. Ce phénomène qui consiste, pour le justiciable à rechercher plus systématiquement la responsabilité pénale des auteurs de préjudice, touche aussi bien des élus que les agents publics et tout autant l’Etat que les collectivités locales. Il faut d’abord distinguer les personnes susceptibles d’engager leur responsabilité pénale puis préciser les fondements de ces poursuites pénales. 1 - Les personnes pénalement responsables. La responsabilité pénale concerne d’abord et surtout les personnes physiques, les individus. La faute pénale est d’abord et avant tout une faute personnelle, celle commise par un individu identifiable. Le droit pénal moderne ignore la responsabilité collective. C’est pourquoi la responsabilité pénale d’une entité collective peut, au premier abord, apparaître comme une aberration juridique. Pourtant, depuis la réforme du code pénal en 1994, il existe des dispositions relatives à la responsabilité pénale des personnes morales : cf. article 121.2 du NCP. Il prévoit la responsabilité des personnes morales de droit privé et de droit public, à l’exclusion de l’Etat. Ce régime s’applique de façon limitée aux collectivités locales et aux établissements publics, ces limitations concernant apparemment les activités « régaliennes », puisque seules les activités pouvant faire l’objet d’une délégation de service public peuvent engager la responsabilité pénale d’une collectivité locale ou d’un établissement public. Art. 121.2 NCP : « Les personnes morales, à l’exclusion de l’Etat, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121.4 à 121.7 et dans les cas prévus par la loi ou le règlement, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l’exercice d’activités susceptibles de faire l’objet de conventions de délégation de service public. La responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits ». 2 - Fondements des poursuites pénales. Il s’agit des articles 121.3 NCP; art. L.223.1 NCP (mise en danger de la vie d’autrui) ; art. L. 221.6 à L. 222.19. Art. 121.3 : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d’autrui. Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou les règlements sauf si l’auteur des faits a accompli les diligences normales compte, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». (issu de la rédaction de la loi du 16 mai 1996). Dans NCP, Partie législative, Livre II, Titre II, Chapitre III Mise en danger de la personne : Art. 223.1 : « Le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 100.000 F d’amendes ». Art.221.6 : « Le fait de causer, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 300.000 F d’amende. En cas de manquement délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement ». Art. 222.19: « Le fait de causer à autrui, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, une incapacité totale de travail pendant plus de trois mois est puni de deux ans d’emprisonnement et de 20.000 F d’amende. En cas de manquement délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, les peines encourrues sont portées à trois ans d’emprisonnement et de 300.000 F. d’amende ». Face à la multiplication des poursuites pénales, le législateur est intervenu par deux fois : cf. la loi du 16 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d’imprudence et la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. Cette deuxième loi introduit la notion de faute caractérisée qui est une notion intermédiaire entre la faute simple et la faute délibérée. Il s’agit toujours d’une faute non intentionnelle mais d’une défaillance particulièrement inadmissible. Il s’agit de ne pénaliser que les fautes les plus graves. De plus, la loi met fin à l’unité de la faute civile et de la faute pénale en disposant que l’absence de faute pénale ne fait pas obstacle à une action au civil sur le fondement de l’article 1382. 3 - Exemples jurisprudentiels. • C.Cass. 30 septembre 1998 Consorts Antunes : Un skieur est victime d’un accident mortel de ski à Superbagnères après une chute dans un ravin en raison de l’absence de signalisation et même de tout balisage de la piste, pourtant ouverte au public. La station qui occupe le territoire de trois communes, est exploitée par un syndicat intercommunal. Tous ceux qui ont concouru à l’ouverture prématurée de la station , alors que les équipements de sécurité n’étaient pas mis en place, ont été poursuivis pour homicide involontaire. Ils ont été condamnés à l’exception du pisteur. •Cass. Crim. 24 juin 1997, affaire Furiani ; Trib. Correctionnel de Toulouse, 19 février 1997, affaire des Thermes de Barbotan. *** Sujet 1 LA RESPONSABILITÉ DES GOUVERNANTS. 1) Définition/ Délimitation. Le sujet suppose, bien sûr, que l’on définisse la notion de gouvernants. Au sens restreint, il s’agit des pouvoirs constitués et plus particulièrement des membres du gouvernement, du pouvoir exécutif. Cette définition stricte s’appuie sur la cadre constitutionnel de 1958 qui fait une place particulière à la responsabilité des titulaires du pouvoir exécutif. Ainsi, l’article 68 de la Constitution précise les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du chef de l’Etat, tandis que le titre X précise celles des membres du gouvernement. La formulation très large du sujet invite à s’interroger sur les formes de responsabilités des gouvernants et leurs modalités de mise en œuvre. On doit alors s’interroger sur l’articulation entre la responsabilité politique et les formes juridiques de responsabilité, tout particulièrement la responsabilité pénale. 2) Actualité : L’actualité du sujet réside dans certains éléments de fait qui sont venus questionner, ces dernières années, l’état du droit et des solutions juridiques. On fait référence à des affaires politico-financières ainsi qu’aux « grands scandales » sanitaires, au premier rang desquels figure l’affaire du sang contaminée. Ces affaires ont entraîné, directement ou indirectement, un changement de l’état du droit, à la fois du cadre constitutionnel et de la jurisprudence. 3) Problématique : Compte tenu de ces différents éléments, une problématique simple émerge : elle consistera à démontrer que la responsabilité des gouvernants passe, souvent, par la voie pénale. Cette pénalisation de la responsabilité des gouvernants serait, selon certains, la conséquence des défaillances de la responsabilité politique. Plan : I. La pénalisation de la responsabilité des gouvernants. A. Criminalité et exercice des fonctions politiques. 1. Criminalité de fonction ou criminalité dans l’exercice des fonctions. 2. Responsabilité pénale individuelle et responsabilité administrative collective. B. L’aménagement du cadre constitutionnel 1. Les interprétations jurisprudentielles. 2. Les réformes constitutionnelles. II. Les défaillances de la responsabilité politique. A. L’introuvable mise en cause de la responsabilité politique de l’exécutif. 1. L’irresponsabilité politique du chef de l’Etat. 2. L’irresponsabilité politique du gouvernement. (responsabilité individuelle des ministres devant le chef de l’Etat ; irresponsabilité collective devant l’Assemblée : l’affaiblissement du parlementarisme). B. La Cinquième République, entre présidentialisme et parlementarisme. 1. Les spécificités françaises : a. L’expérience de la cohabitation. b. La réforme du quinquennat. 1. Les exemples étrangers. a) USA : l’impeachment. b) LA GB.