(printemps 2006). - revue Etudes Epistémè
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(printemps 2006). - revue Etudes Epistémè
AVANT-PROPOS Line COTTEGNIES et Christine SUKIC Quelque vingt ans après la "querelle du baroque et du maniérisme" en France, on peut se demander s'il est nécessaire de rouvrir le dossier, puisque les contours du champ critique semblent depuis lors s'être stabilisés et chacun paraît y avoir trouvé sa place — encore un colloque sur "baroque" et "maniérisme", dira-t-on. Les malentendus, mais surtout les incompréhensions, demeurent et il paraît bien vain de vouloir encore tenter de les dissiper : chacun est désormais campé sur ses positions et le dialogue semble bel et bien rompu entre les tenants de ces notions et leurs adversaires. Les Anglicistes français, quant à eux, continuent en outre de se heurter au scepticisme des Anglo-saxons, qui persistent à refuser d'appliquer ces concepts, relevant selon eux exclusivement de l'histoire de l'art, à la littérature britannique. En France, au sein même des partisans du baroque ou du maniérisme, les divergences restent légion : hostilité des partisans du baroque au "maniérisme", ou l'inverse, périodisation fluctuante (phase maniériste et/ou baroque contre "âge baroque"…), contenu conceptuel plus ou moins précis. Georges Forestier, par exemple, parle volontiers d'"âge" ou d"'époque baroque", mais, prudent, ne s'étend pas sur la ou les esthétiques sous-jacentes, ni sur leur périodisation, alors qu'il s'intéresse spécifiquement à la question de "théâtre dans le théâtre", dans laquelle Claude-Gilbert Dubois et Didier Souiller voient un élément structurant de l'esthétique du théâtre baroque1. Chez les adversaires du baroque et du maniérisme, on rencontre toujours les mêmes réticences à appliquer à la littérature des notions qui appartiennent prioritairement au champ de l'histoire de l'art ou de la musicologie. Déjà Didier Souiller, en 1988, avait pris ses ––– 1 George Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996; Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque, profondeur de l'apparence, Paris, Larousse, 1973 et plus récemment Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995; Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, PUF, 1988. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 2 Line Cottegnies et Christine Sukic distances avec la tradition critique formaliste des pères fondateurs en baroquie comme Jean Rousset et récusait le parallèle entre les beaux arts et la littérature comme point de départ, pour s'intéresser plutôt aux perceptions et aux représentations collectives dans la période 15801640 dans la littérature européenne2. Cette démarche lui permettait ainsi de circonvenir les critiques qui visaient la recherche des correspondances, parfois hâtives, ou les typologies analogiques entre beaux arts et littérature; mais il arrivait à des résultats qui n'étaient pas si éloignés, au fond, de ceux, par exemple, de Jean Rousset ou de Claude-Gilbert Dubois. Enfin, un malentendu plus récent semble opposer, en France, les Anglicistes et les spécialistes de littérature française ou comparée: alors que les premiers s'intéressent aux méthodes des seconds pour tenter de tester leur validité dans le champ des littératures anglo-saxonnes, les seconds semblent marquer un intérêt – dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable – pour le néo-historicisme que les Anglo-saxons appliquent à leurs littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique du renouveau des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies"3. Quelles perspectives aujourd'hui, pour les outils critiques que sont aussi les notions de maniérisme et de baroque? Le colloque dont sont tirés la plupart des textes qui suivent a été conçu dans le but de croiser les discours théoriques et les pratiques selon diverses disciplines (lettres, littérature comparée, philosophie, anglais). L'idée nous en est venue lors de discussions avec des étudiants et des collègues, car il reste de bon ton, dans certains cénacles universitaires, de "tonner contre" le maniérisme et le baroque, comme le bourgeois de Flaubert contre la Chambre des députés4. Quelle "productivité" critique pouvaient encore avoir aujourd'hui ces concepts critiques pour les nouvelles générations de chercheurs, à une époque où les approches formalistes n'ont plus la cote ? Nous avons eu envie d'inciter nos invités à réfléchir à cette question — certains nous offrent une réflexion méthodologique sur les concepts en présence, d'autres ––– 2 Souiller, op. cit., notamment pp. 12-14. L'ironie extraordinaire est que le présent colloque cherchait à réunir francisants et anglicistes, au moment même où le département de lettres de l'université de Paris 3 organisait un grand colloque sur les méthodes critiques anglo-saxonnes appliquées au 17e siècle français, néo-historicisme en tête – dialogue de sourds? 4 Le Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1913, article "député" et surtout "époque" ("EPOQUE (la nôtre) : Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu'elle n'est pas poétique. L'appeler époque de transition, de décadence"). On croirait entendre les opposants au baroque. 3 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 3 Avant-propos nous montrent comme leur application pratique peut aider à lire une œuvre littéraire, nous donnant à voir un art (ou une praxis) de la méthode plutôt qu'un discours méthodologique en tant que tel. Aujourd'hui, grâce à des critiques comme Gisèle Venet, il est possible de dire, du moins en France5, que l'Angleterre connut elle aussi un "âge baroque", entre 1580 et 1640 — même si nombreux sont ceux qui préfèrent encore la notion indéterminée de "Renaissance", avec le sens fourre-tout que prend ce terme dans le contexte anglais pour désigner la période qui s'étend de 1550 à la Restauration6. On peut ensuite affiner encore, à la manière de C.-G. Dubois, en dégageant une sensibilité "maniériste" en littérature, en prenant garde aux oppositions trop tranchées — car en plaquant une périodisation trop stricte sur du vivant, on court le risque d'invalider tout le paradigme –, courant esthétique qui serait suivi, avec plus ou moins de continuité, par une sensibilité baroque plus tardive, avant l'avénement d'une période, après la Restauration de 1660, où l'emporte le goût néoclassique, incarné par un auteur comme Dryden, le théoricien en Angleterre des unités aux théâtre7. Aussi utile que puisse être cette typologie pour appréhender les grandes mutations esthétiques du siècle, elle présente un certain nombre de problèmes du fait du lourd travail conceptuel qu'elle nécessite avec la mise en place de catégories esthétiques et philosophiques qui s'appuient nécessairement sur les ––– 5 Jean-Pierre Maquerlot parle quant à lui d'âge maniériste (Shakespeare and the Mannerist Tradition: A Reading of Five Problem Plays, Cambridge: CUP, 1995); voir Gisèle Venet, "L'Angleterre dans l'Europe baroque", Littératures classiques, 36 (1999), pp. 153-63, et "Le théâtre au XVIIe siècle", in Histoire de la littérature anglaise, François Laroque, Alain Morvan, Frédéric Regard, PUF, 1997, pp. 203-79, en particulier pp. 228-43. Les critiques anglo-saxons qui adoptent cette typologie sont rares, mais ils existent. Cf. l'étude classique d'Odette de Mourgues, Metaphysical, Baroqye, and Precieux Poetry, Oxford, Clarendon, 1953, ou un ouvrage comme celui de Peter Skrine, The Baroque, Literature and Culture in Seventeenth-Century Europe (Londres: Methuen, 1978). Pour deux synthèses éclairantes sur l'utilisation du "baroque" en Angleterre, voir F. J. Warnke, "Baroque Once More: Notes on a Literary Period", New Literary History, 1.2 (1970), pp. 145-62 et Helmut Hatzfeld, "The Baroque from the Viewpoint of the Literary Historian", Journal of Aesthetic and Art Criticism, 14.2 (1995), pp. 156-64. Cependant, il faut noter que l'expression "Baroque age" désigne le plus souvent, dans les pays anglo-saxons, la toute fin du 17e siècle et la première moitié du 18e siècle et qu'on l'emploie surtout en Angleterre pour parler de musique et d'arts plastiques. 6 Voir par exemple, The Penguin Book of Renaissance Verse, 1509-1659, eds. David Norbrook et H. R. Woudhuysen, Allen Lane, The Penguin Press, 1992. 7 Cf. Dubois, Le baroque en Europe et en France, op. cit., et G. Venet, "Le théâtre au XVIIe siècle", op. cit. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 4 Line Cottegnies et Christine Sukic autres mouvements artistiques et sur l'histoire des idées et des sensibilités, et fait intervenir la subjectivité du critique dès lors que l'on s'avise de classer œuvres ou auteurs – la démarche peut alors prendre un tour axiologique. Si l'utilisation diachronique de ces catégories s'avère complexe, on peut affiner ce premier modèle en lui imposant une inflexion qui consiste à appréhender l'opposition entre maniérisme et baroque — non plus comme celle de deux courants esthétiques successifs — mais comme celle de modalités concurrentes (et existant dans la synchronie) du discours et de l'imaginaire, comme le font Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet8. Elles présupposeraient chacune, dès lors, des traits rhétoriques et stylistiques, esthétiques et idéologiques propres, une vision du monde et de soi distinctes9. Ainsi, selon G. Mathieu-Castellani, le discours baroque "asserte sans modaliser, il est catégorique et impératif. Il cherche l’efficace d’une parole qui entend à la fois persuader et convaincre"10; le discours maniériste "ne cherche ni à convaincre, ni à émouvoir; il est sceptique: il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et, comme l’observait Odette de Mourgues, il manque de conviction. L’énoncé est questionnant, problématisant toute assertion"11. Derrière ces deux formes de discours, ce sont deux visions du monde qui s'affirment, l'une fondée sur l'appréhension totalisante, l'autre sur la perception du fragmentaire. Même si l'œuvre d'un auteur révèle en général la prédominance de l'une ou de l'autre, rien n'interdit, en fait, que l'on puisse trouver les deux "tendances" de l'imaginaire chez le même auteur, selon l'œuvre — d'autant que l'obéissance aux conventions génériques crée ses propres contraintes —, voire au sein ––– 8 Cette approche critique ne revient nullement à faire de ces deux notions des concepts ahistoriques à la manière d'Eugenio d'Ors, car elles restent ancrées dans un moment historique, la fin du 16e siècle et le 17e siècle. Cf. Eugenio d'Ors, Du baroque, trad. Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1931]. Voir Gisèle MathieuCastellani, "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcisse", in Questionnement du baroque, ed. Alphonse Vermeylen, Louvain, Nauwelaerts, 1986, pp. 51-74; "Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtres-pilotes en baroquie; la critique séminale de Marcel Raymond; Portrait de Jean Rousset en critique amoureux", Œuvres et Critiques, XXVII. 2 (2002), pp. 153-68, ainsi que "Vision baroque, vision maniériste", article publié dans ce volume; Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", BSEAA 17-18, 55 (2002), pp. 7-25. 9 Voir les articles de Gisèle Mathieu-Castellani et de Gisèle Venet dans ce volume pour deux mises au point éclairantes. 10 Voir "Vision baroque, vision maniériste", article figurant dans ce volume. 11 Ibid.. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 5 Avant-propos de la même œuvre12. Il s'agirait au fond de distinguer deux "manières" de négocier le rapport aux conventions littéraires, l'une fondée essentiellement sur le jeu, l'autre sur la capacité à émouvoir, qui serait liée en dernière analyse à l'affleurement d'une conscience tragique du monde13. Les textes qui suivent reflètent à leur manière la vivacité des débats autour de ces notions encore aujourd'hui, en 2005-2006. Ils témoignent d'une diversité de théories et de pratiques réjouissante, qui procède autant de divisions disciplinaires que de choix singuliers, qui sont aussi ceux de la deuxième génération, celle qui prend la suite des pères fondateurs en baroquie. En organisant ce colloque et en rassemblant ces textes dans un volume de Mélanges, ses anciens élèves ont voulu rendre hommage à Gisèle Venet, Professeur émérite à l'Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle, pour son infatigable énergie à défendre et à illustrer la formidable productivité propre aux concepts de maniérisme et de baroque pour l'analyse de la littérature anglaise, toujours dans la plus grande rigueur et le désir de faire avancer le débat conceptuel en se confrontant à l'autre. À l'image des débats passionnants, parfois contradictoires, mais toujours stimulants, qui ont ponctué ces journées, les textes qui suivent sont autant de voies d'accès à une connaissance sur la littérature qui passe par l'étude de l'esthétique et s'inscrivent dans un dialogue averti avec les théories qui les ont précédé. À ce titre, ils constituent de précieuses contributions au débat public dans lequel ils s'inscrivent résolument. Tous ses élèves, ses anciens élèves et ses amis n'ont pu fournir un texte à temps pour ces mélanges dédiés à Gisèle Venet, mais ils s'associent à ceux d'entre eux qui ont pu le faire pour la remercier de leur avoir montré la voie, celle de la passion de connaître et de comprendre. ––– 12 C'est l'intuition que développe Gisèle Venet dans un article récent, « Twelfth Night et All’s Well that Ends Well : deux comédies que tout oppose, ou deux moments d’une même esthétique ? », Études Anglaises, 58-3, 2005, suivant en cela les pistes évoquées par Gisèle Mathieu-Castellani dans "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcissse" (op. cit.). 13 Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", p. 25. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Giordano Bruno et Robert Burton: Deux styles littéraires pour une épistémè baroque. Gisèle VENET Université de Paris 3 - Sorbonne nouvelle Dans le contexte d’un colloque sur "Baroque et maniérisme littéraires", prévu de surcroît pour s’étonner s’il faut "tonner contre", ne faudrait-il pas d’emblée tonner contre l’association de deux esthétiques déjà contestés avec deux auteurs auxquels on les a si peu spontanément accolés1? Et s’étonner d'autant de ce rapprochement entre Giordano Bruno et Robert Burton que tout à première vue éloigne? Bruno n’est-il pas né en 1548, en Italie du sud, à Nola, près de Naples, très tôt soumis aux aléas de la fortune2, "papiste" de surcroît, encore que dominicain rebelle ayant goûté à tous les cultes, tandis que Burton, calviniste anglican, né en 1577 et élevé dans le centre de l'Angleterre, à Lindley Hall, maison de famille près de Leicester, vient d’un milieu aisé –"sans histoire", pourrait-on dire, tant la biographie de Burton est succincte? Leur relation à l’écriture voudrait même qu’on les oppose plus avant. Non seulement l’un écrit majoritairement en italien, l’autre en anglais3, mais Bruno de plus rédige en moins de deux ans, comme ––– 1 Elisabeth Soubrenie, dans "Rhétorique et esthétique du superflu chez Burton : de la copie à l’original", Le Superflu, chose très nécessaire, éd. Girard Gaïd, Presses Universitaires de Rennes, 2004, fait une analyse du style baroque de Burton. Voir aussi L’Anatomie de la Mélancolie, éd. et trad. Gisèle Venet et séminaire Epistémè, Gallimard, Folio Classique, 2005, préface de G. Venet. 2 Bruno dit de lui-même, par la bouche de Tansillo dans le premier dialogue des Fureurs héroïques, éd. et trad. P-H. Michel, Belles Lettres, 1984, qu'il s'est rendu à l'appel des Muses après "le bouillonnement de tant d'ennuis où il était plongé, n'ayant rien d'où tirer consolation", p. 132. 3 Dans cet article, pour éviter la cacophonie linguistique qui voudrait qu’on cite l’italien de l’un et l’anglais truffé de latin de l’autre, et tous deux ayant longuement ironisé sur les effets burlesques du style "macaronique", je cite ces deux auteurs dans des traductions françaises, consciente de ce qu’a d’hérétique une telle harmonisation © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 8 Gisèle Venet dans un moment de fulguration, la quasi-totalité de ses œuvres philosophiques, dans des styles et sur des sujets multiples, alors qu’il n’a cessé d’être en exil, ou tout au moins en perpétuelle itinérance, de Padoue, à Wittenberg, de Genève à Paris, puis à Oxford d’où, mal reçu par les théologiens de l’université, il revient à Londres pour y publier coup sur coup ses œuvres majeures, Le Banquet des Cendres, De la cause, principe et unité, L’Infini, l’univers et les mondes, et L’Expulsion de la bête triomphante, en 1584, puis, en 1585, La Cabale du cheval pégaséen et Les Fureurs héroïques. Ses divagations géographiques voire théologiques le ramènent enfin en Italie, défi ou imprudence, en 1592, via un retour à Padoue, puis à Venise, où les tribunaux de l’Inquisition lui cherchent querelle pour finir, après huit ans de procédures, par le faire brûler vif, à Rome, en février 1600. Le sédentaire Burton ne saurait être plus différent: devenu étudiant à Oxford en 1593, il y est fait bachelier en 1605, puis admis comme "fellow" à Christ Church, "le collège le plus florissant d’Europe", pour devenir maître en théologie, en 1614, sans jamais soutenir de thèse bien qu’il n’ait plus jamais quitté le collège. Il en est finalement le conservateur à vie d’une bibliothèque qu’il n’hésite pas à comparer à la Vaticane4. Il publie en 1621, toujours à Oxford, la première des cinq éditions d’un livre unique5, l’Anatomie de la Mélancolie, somme de tous les savoirs sur l’humeur noire dont l’écriture par additions successives s’étire sur vingt ans. Il meurt finalement dans son lit, en 1640, à l’heure presque exacte qu’il avait calculée selon son horoscope, sans avoir pour autant prévu, toutefois, la révolution radicale qui allait éclater quelques mois plus tard et conduire Cromwell au pouvoir et le roi Charles 1er à l’échafaud. Ce qui autorise à rapprocher ces deux auteurs, par delà la disparité des langues, des religions, des itinéraires personnels, n’est pas au premier abord, paradoxalement, de l’ordre de l’esthétique ni de l’écriture, même si Burton doit pour cela devenir un lecteur perspicace de Giordano Bruno, et s’autoriser tous les détours d’un style pour s'en approprier les thèses en liberté, et même si Bruno, pour penser –––––– dans une revue à visée scientifique. Le texte original des citations de Burton est rétabli en note. Bruno est cité d'éditions bilingues, toutes accessibles en France, aux Belles Lettres. 4 Voir l’éloge de Christ Church fait par Burton dans son adresse au lecteur, "Démocrite junior à son lecteur", Anatomie de la Mélancolie, op. cit., p. 65. 5 Burton, en fait, a écrit une comédie en latin vers 1605 et divers textes courts avant 1612, mais l’Anatomie l’absorbera ensuite tout entier. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 9 "Giordano Bruno et Robert Burton" librement l'infini doit user de toutes les libertés maniéristes avec l'écriture afin d'en exprimer la redoutable nouveauté6. Bruno et Burton, de fait, malgré la distance dans le temps et dans l'espace, se retrouvent confrontés à une même crise des représentations collectives qui sollicite d’eux des interrogations et des réponses dépassant les choix individuels de pensée ou de formulation littéraire et plus encore les contextes nationaux dans lesquels elles s’expriment, et qui pourtant en dépendent. La crise de l’épistémè européenne7, au XVIe et au XVIIe siècle, voit en effet remettre en cause un aspect dominant de l’épistémè classique, l’Imago Mundi8 telle que Ptolémée l’avait configurée à partir d’Aristote dès le IIe siècle dans sa Grande composition mathématique de l’Astronomie, plus connue sous le nom d' Almageste. Une structure de monde clos, enfermé dans des sphères concentriques avec la terre pour centre fixe, avait au fil des siècles associé de si près la physique et la métaphysique d’Aristote à la naissance d’une métaphysique chrétienne et à sa physique adjacente qu’elle en était devenue intangible, pour ne rien dire des poétiques qui l’avaient accompagnée et qui produisaient encore d’innombrables références à la musique des sphères9 ou au moi du poète encore centre du monde10, ou des canons esthétiques qui magnifiaient les proportions humaines, dont la célèbre inscription de "l’homme de ––– 6 Non que la tentation de penser l'infini n'ait été latente tout au long des nombreuses crises de l'antiaristotélisme médiéval, mais pas étendue à la figuration de l'univers. Voir Tony Lévy, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures, Seuil, 1987, chap. IV, "Scolastique chrétienne et physique d'Aristote". 7 Didier Souiller, balisant l’apport de l’histoire des mentalités pour mettre en évidence les liens du baroque et d’une "crise de conscience européenne", dans La littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, mentionne la crise des représentations du cosmos, pp. 42-43. 8 Voir Francesco Bertola, Imago Mundi, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1996, où sont reproduites les principales représentations du cosmos au cœur de cette crise, de Ptolémée aux bibles médiévales, en passant par Digges, Fluddes, Tycho Brahe, Copernic, etc. 9 On peut citer le célèbre éloge qu’en fait Lorenzo à Jessica dans Le Marchand de Venise, V, I, 58-65. 10 Dans un poème, Nosce Teipsum, contestant tout décentrement du monde et dans lequel sir John Davies s’oppose à la curiositas, assimilant toute recherche de connaissances à la tentation de rejoindre les disciples d’Epicure, le poète réaffirme la nécessité de méditer sur soi par cette image : "My selfe am center of my circling thought, / Only my selfe I studie, learne, and know", str. 42, 3-4. Voir Gisèle Venet, "Nosce Teipsum de Sir John Davies : écho à la visite en Angleterre de Giordano Bruno?", XVII-XVIII, 58, 2004. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 10 Gisèle Venet Vitruve"11 par Vinci dans le cercle et le carré, formes géométriques parfaites. Cette crise s’instaure avec les premiers travaux qui circulent sur l’héliocentrisme, avant même la publication, en 1543, du De Revolutionibus orbium coelestium de Copernic. Ils portent justement sur la place de la terre dans le cosmos et son mouvement à la fois sur elle-même et autour du soleil. S’ils ne suggèrent pas d’emblée un élargissement du cosmos hors de ses sphères – Kepler, jusqu’à sa mort en 1634, résiste à la conception d’un univers infini, y trouvant bien avant Pascal "je ne sais quelle horreur secrète"12 –, ils contraignent du moins à repenser l’aristotélisme ou à s’en défaire. Ainsi de Burton exposant dans son Anatomie de la Mélancolie les théories sur la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues, si influentes pour l'élaboration d'une métaphysique de l’infini chez Bruno, ou évoquant les échanges entre Galilée et Kepler : alors qu’il examine les conséquences pour le cosmos de ne plus avoir la terre pour centre – dont celle impliquant une pluralité des mondes –, Burton ne manque pas de désigner les opposants à ces thèses, "les esprits nourris d’Aristotélisme et rompus aux spéculations les plus vétilleuses [qui] pensent tout autrement"13. Y aurait-il des étoiles maniéristes, un ciel baroque? Question qui pourrait se poser, en effet, devant la multiplication, entre 1580 et 1640, des relations d’éclipses et de comètes dans le ciel de la littérature européenne – et des voyages dans la Lune démarqués de l’ironiste Lucien et de son Icaromenippus, lui-même si inépuisablement cité et parodié par Burton. Ou ne serait-ce que "manière" d’en écrire par une succession de défis aux canons du style, eux-mêmes tributaires de l'aristotélisme? Peut-être même la seule manière d’en écrire, voire le seul accès à la possibilité de les penser autrement ? ––– 11 Dessin de Léonard de Vinci, circa 1490, Gallerie dell' Academia, Venise, dit "l'homme de Vitruve" parce qu’il illustre la théorie des proportions de l’homme selon Vitruve dans son De Architectura, voir éd. et trad. Pierre Gros, Paris, les Belles Lettres, 2003, III, 1. 12 Cité par A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, chap. III, "Le rejet de l’infini par J. Kepler", p. 86. Burton se fait l’écho de cette opposition, op. cit., p. 228. Kepler récuse la notion d’infini au nom de la démarche mathématique et empirique qui est la sienne, reprochant à Bruno et à Gilbert, l’auteur du De Magnete (1600), de n’y accéder que par la métaphysique et la théologie. 13 Anatomie, op. cit., p. 228. Burton cite en latin de la Philisophia epicuria de Nicholas Hill, philosophe tenu pour "athée", entendons libertin érudit. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 11 "Giordano Bruno et Robert Burton" À bien observer la façon dont Bruno ou Burton abusent des détournements de style, des débordements de la copia, des excès de paradoxes ou de satire, on serait tenté d’y voir une nécessité de se trouver un masque pour déjouer la censure qui s'exerce sur toute recherche de cosmologies nouvelles, avec finalement pour prix de la liberté le bûcher pour un Bruno ou un Vanini, cet autre maître de la dissimulation par l'écriture, ou l'interdiction pure et simple de prolonger ses recherches sur le mouvement de la terre pour Galilée. C’est pourtant à un autre niveau d’incidence sur l’écriture, moins mimétique, plus dynamique, que le choix qu'ils ont pu faire de leurs styles apparaît comme une nécessité. Dans cette même période qui voit naître Bruno en 1548 et mourir Burton en 1640, alors que se multiplient les hypothèses astronomiques prenant en défaut l’aristotélisme cosmique, l’Europe subit une véritable "insurrection" anti-classique14. Des œuvres, artistiques ou littéraires, mais aussi théoriques, se caractérisent par une recherche du décentrement ou de la mise en déséquilibre des formes. Des commentaires indirects sur les procédés mis en œuvre s'y trouvent inclus grâce à de savants emboîtements des effets d’une pratique artistique dans l’art même qui l’exprime, qu'il s'agisse des effets de mise en abyme du pictural dans lui-même et dans l'écrit, avec l’ekphrasis, ou du représenté dans la représentation, avec le théâtre dans le théâtre, tandis que prolifèrent des écritures par détournement de styles, multiplication d’incises, utilisation parfois burlesque et satirique des arts de la surabondance, de la copia, jusqu’à la subversion des canons attendus de la grammaire comme sont dévoyés en anamorphoses picturales ceux de la perspective albertienne. Burton, géographe de la rigueur, informé des derniers progrès de la cartographie pour les terres les plus récemment découvertes, à la recherche des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest comme en Patagonie, ne peut s'empêcher de jouer à l'esthète baroque qui se livre au jeu des anamorphoses avec le réel: les paysages anthropomorphes à la Arcimboldo ou à la Kircher captent son attention15, au même titre que la mappemonde inscrite dans un bonnet à grelots pour dire à la ––– 14 Voir Antonio Pinelli, La Belle Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l’art du XVIe siècle, Livre de Poche 1996 (éd. italienne 1993) dont un chapitre (I, 5) s’intitule ‘L’"insurrection" anticlassique’. 15 Anatomie, op. cit., p. 97. Sur les cartes ou paysages anthropomorphes, aux XVIe et XVIIe siècles, voir Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Paris, Flammarion, 1984. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 12 Gisèle Venet terre entière, à la manière d'Érasme ou des bouffons shakespeariens, à quel point le monde est fou16. Quant à l’indétermination qui peut toujours s’introduire par quelque artifice ludique jusque dans la grammaire la mieux formalisée, elle le séduit tout autant, pour peu qu'un substantif puisse se métamorphoser en verbe actif, induisant un supplément de dynamisme ou de mobilité, voire d’instabilité. Dans ses sonnets à Diane, Etienne Jodelle, le poète à la fois des Amours et des Contr' Amours, semblait avoir épuisé la poétique des contraires dans le lieu commun du malheur amoureux qui obsède la poésie maniériste – "Faire en la terre un ciel, ou un enfer tu peux"17. Il ne restait qu'un recours à l'oxymore, défi à toute métaphorisation et à toute logique réparatrice, pour en dire le paroxysme, au risque de transgresser la grammaire − " mon heur malheurera"18. Burton lui-même, malgré la date tardive à laquelle il écrit, se doit à son tour de forcer la langue pour parler du danger de "mélancoliser" au bord de l'eau : "erreur délectable", le plaisir oxymore est apte à tout moment à se retourner sur l'envers, et la rêverie du promeneur solitaire à tourner au cauchemar dès lors qu'un "Puck", génie maléfique du folklore anglais, peut l'entraîner "en pleine nuit dans la lande"19. Même l’observation la plus exacte des phénomènes de la nature subit la distorsion d’artificieuses présentations dans les "cabinets de curiosités"20, quand ce n’est pas l’art le plus irréaliste, l’art des "grotesques"21, qui inscrit dans toute leur minutie les détails les plus naturalistes dans les réalisations les plus fantaisistes. Burton ––– 16 Anatomie, op. cit., p. 96. Une estampe de tête de fol avec pour visage une mappemonde figure dans la collection Douce de la Bodléienne, à Oxford. Une gravure presque identique, de Jean de Gourmont, annotée « Connais-toi toi-même », est au département des estampes de la BNF. 17 Poètes du XVI° siècle, éd. Albert-Marie Schmidt, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, Les Amours d’Estienne Jodelle, sonnet VI, p. 713. Les poèmes sont tous édités en 1574, l'année après la mort de Jodelle. 18 Ibid., sonnet VII, p. 713. 19 Anatomie, op. cit., p. 167-168: "[…] melancholising, and carried along, as he (they say) that is led round about a heath with a Puck in the night […]." 20 Voir Patricia Falguières, Le Maniérisme. Une avant-garde au XVIe siècle, Paris, Gallimard, 2004, chap. 5: "Un rapport ambigu avec la nature". Voir aussi, du même auteur, Les Chambres des merveilles, Bayard, 2003. 21 Voir Philippe Morel, Les Grotesques. Figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1997, chap. 5, "Du collectionnisme éclectique à l'illustration scientifique. Le décor des Offices (15791600)". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 13 "Giordano Bruno et Robert Burton" relève que "beaucoup de lecteurs étourdis s’attardent sottement et s’ébaubissent devant une peinture de grotesques dans la vitrine d’un peintre, alors qu’ils n’auront pas un regard pour une composition judicieuse"22, mais il pratique lui-même dans sa prose le goût du collectionneur de faits insolites qu'il emprunte tantôt à Pline tantôt à des naturalistes de son siècle dont la véracité des phénomènes qu'ils rapportent vaudrait d'être vérifiée s'il voyageait lui-même autrement qu'en chambre. Ainsi aimerait-il percer le mystère des hirondelles et des milans en migrations ou des oiseaux cachés dans les neiges en Moscovie23, ou encore s'intéresser de plus près aux Manucodes, ces "oiseaux de paradis des Indes", "des créatures qui ne vivent que d’air et de rosée céleste et n’ont besoin d’aucune autre nourriture"24. Tous ces procédés de dérégulation de l'écriture et de l'imaginaire, communs à la génération des maniéristes et des baroques même s'ils les mettent à profit avec des visées différentes25, semblent eux aussi émaner d'une réaction à la domination d’un dogmatisme esthétique inféodé à Aristote. En 1607, en réponse aux commentaires de Francesco Robortello sur la Poétique d’Aristote qui circulent dans toute l'Europe depuis 1543, Lope de Véga publie un Art nouveau de faire les comédies dans lequel il propose pour tout modèle contradictoire sa pratique jubilatoire de l’art irrégulier, du manquement à toute règle: "quand il me faut écrire une comédie,/ j’enferme les préceptes à six tours de clé;/ je chasse Plaute et Térence de mon cabinet"26. Il rejoint en cela Shakespeare dont l’art de subvertir les canons de l’écriture théâtrale s’explicite dans de mystifiantes mises en abyme, comme dans le Songe d’une nuit d’été, en 1596, ou dans Hamlet en 1600. Grâce aux voix multiples du ––– 22 Anatomie, op. cit., pp. 70-71: "many vain readers will tarry and stand gazing like silly passengers at an antic picture in a painter's shop, that will not look at a judicious piece". 23 Ibid., pp. 217-218. 24 Ibid., p. 189: " like so many manucodiatae, those Indian birds of paradise, as we commonly call them, those I mean that live with the air and dew of heaven, and need no other food." 25 Voir l'article de Gisèle Mathieu-Castellani, "Vision baroque, vision maniériste", dans ce même numéro d'Études Épistémè, p. xxx. Voir aussi Gisèle Venet, "Twelfth Night et All's Well that Ends Well: deux comédies que tout oppose, ou deux moments d'une même esthétique", Études Anglaises, 58.3, Juillet-Septembre 2005, qui s'est inspiré de ces deux "visions" après en avoir entendu la communication orale en juin 2005. 26 Lope de Véga, L’Art nouveau de faire les comédies, trad. Jean-Jacques Préau, préface de José Luis Colomer, Paris, Belles Lettres, 1992, p. 73. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 14 Gisèle Venet dialogue, voire à la multiplicité des lieux supposés d'où parlent les acteurs, il réussit à théoriser par la pratique, si l’on peut dire, une esthétique elle-même irréductible à l’unité d’un genre ou d’un style27, voire au discours d'un traité poétique, et à mettre en jeu une mimésis privée de référent au réel dans laquelle la pertinence dramatique se passe de l'unité de lieu aussi bien que de l'unicité d’une intrigue. En quoi il contrevient aux préceptes aristotéliciens élémentaires pourtant clairement présentés par son contemporain Sidney qui, lorsqu'il ne pétrarquisait pas dans ses sonnets, introduisait la Poétique d'Aristote en Angleterre avec sa Défense de la poésie : il y vitupérait les "incongruités grossières" de ceux dont "les pièces n'étaient ni de véritables tragédies ni de vraies comédies, mêlant rois et bouffons28" et osaient montrer sur un même plateau de scène "l'Asie d'un côté et de l'autre l'Afrique"29. Le même Sidney n'en tient pas moins une place assez paradoxale auprès de Giordano Bruno. Sans doute était-il l'un des convives au souper auquel Bruno fait référence dans son brûlot antiaristotélicien, le Banquet des Cendres, mais il est aussi le dédicataire non moins surprenant des Fureurs héroïques dont "l'argument" ne présente les dialogues qu'après une charge anti-pétrarquiste propre à hérisser en lui le poète. Bruno s'en prend en effet à tout le "vacarme d'allégories, d'emblèmes, de devises, d'épîtres, de sonnets, d'épigrammes, de volumes, de prolixes dossiers", produits par les poètes, le tout pour une beauté toujours indigne de tant "de sueurs d'agonies, de vies consumées" dont il dessine le plus misogyne des anti-blasons30. Pourtant, par un paradoxe supplémentaire, si Bruno emprunte leurs procédés poétiques à ces poètes tant raillés, ce n'est, semble-t-il, que pour mieux cerner la portée épistémologique d'une écriture héritée de Pétrarque qui aura hanté tout le siècle. Dans ce véritable traité de ––– 27 Voir Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", BSEAA 17-18, 55 (2002). Voir aussi ses préfaces aux éditions bilingues du Songe d'une nuit d'été, Paris, Gallimard, Folio Théâtre, 2003, et Hamlet, Paris, Gallimard, Folio Théâtre, 2002. 28 "But besides these gross absurdities, how all their plays be neither right tragedies nor right comedies, mingling kings and clowns", Defence of Poetry, Oxford University Press, 1966, p. 67. Ce texte fut publié en 1595 après la mort de Sidney en 1586. 29 Ibid., p. 65: à propos de la première tragédie anglaise, Gorboduc, "where you shall have Asia of the one side, and Afric on the other". 30 Des Fureurs héroïques, éd. bilingue et trad. Paul-Henri Michel, Paris, Belles Lettres, 1984, pp. 90-92. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 15 "Giordano Bruno et Robert Burton" poétique maniériste que constitue Des Fureurs héroïques, fondé non sur une rhétorique mais sur une physique issue d'une métaphysique, Bruno fait dériver de ses propres sonnets pétrarquistes la méthode philosophique qui le conduit à explorer la contradiction intrinsèque inscrite au cœur des choses: principe de mouvement infini, elle est défi lancé à l'écriture, sommation d'inventer un nouvel usage des figures pour l'exprimer, et de la figure par excellence de la limite, la figure non figurable, l'oxymore de la poétique pétrarquiste et maniériste. Cette poétique philosophique est aussi déni d'une pensée de la limite, contrainte naturelle à sortir du monde clos, à repenser le vide, le "rien" aristotélicien au-delà du monde, à penser l'infini, l'univers et les mondes multiples qui s'y trouvent. Par un dépassement de sa Muse tragique et de sa Muse comique qui le tiraient à hue et à dia31, écrit-il dans le premier dialogue des Fureurs héroïques, Bruno participe à l'insurrection anticlassique et transcende sciemment et savamment "les règles de la Poétique d'Aristote" qu'il abandonne "aux tristes pédants de notre siècle". Abusant s'il le faut du chiasme maniériste pour l'illustrer – "mes espoirs sont de glace et de feu mes désirs"32 – il revendique la refondation de nouveaux modèles poétiques, car "la poésie ne naît pas des règles […] mais les règles dérivent de la poésie"33. La "fureur" du poète ne peut qu'y être initiatrice de nouvelles règles d'écriture: le "furieux" dont Tansillo – alias Bruno – analyse les états d'âme est en fait l'amant douloureux et héroïque de l'inaccessible, celui qui, tout en sachant qu'il est "contraire à la nature de l'infini d'être compris" et que cet infini, sous peine de cesser d'être infini, "ne peut se donner comme fini", en revanche conserve le désir "que l'infini soit poursuivi sans fin, en ce monde de poursuite qui n'est pas mouvement physique, mais mouvement en quelque sorte métaphysique"34. Bruno n'aura pas trop de tous les effets de plume des poètes de son temps, passant de l'écriture concise du sonnet à la prose ornée de références mythologiques et de fulgurations mystiques pour exprimer une physique et à une métaphysique de la contradiction qui désenclave la pensée de l'infini, voire la permette. L'ontologie qui en découle, celle de l'homme de la contradiction, de l'homme de la métamorphose, est le corollaire de la nouvelle dimension de l'épistémè qui s'annonce, passage du monde clos à l'univers infini. ––– 31 Ibid., p. 132. Ibid., p. 164. 33 Ibid., p. 134. 34 Ibid., pp. 212-214. 32 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 16 Gisèle Venet Cette pensée de la contradiction au cœur des choses et nécessairement au cœur des mots qui la disent, Bruno la doit au "philosophe qui s'est rendu à la raison de la coïncidence des contraires"35, la coincidentia oppositorum énoncée par Nicolas de Cues et sur laquelle il avait fondé sa critique de la cosmologie aristotélicienne. Il appartenait au poète du mouvement qu'est Bruno de dire l'exploit que représente l'intuition à la fois puissante et inachevée du "Cusain": modèle révéré, il est ce "nageur aux prises avec les flots tempétueux, tantôt émergeant, tantôt sombrant", mais il est aussi le penseur du clair obscur et de l'insuffisance, "car il n'a point vu continûment, ouvertement et clairement la lumière, et n'a point nagé dans la quiétude, mais toujours par intermittence"36. Bruno se donne comme objectif de vérifier les intuitions du Cusain et d'en étendre les conclusions à toute chose, par une sorte de dynamisme de sa pensée qui le porte à synthétiser tous les phénomènes. Bruno, de fait, attaché à déduire du principe de contrariété sa physique et sa métaphysique de l'infini, en dégage aussi, comme par une nécessité connexe, la psychologie maniériste par excellence, celle que médiatise au mieux l'oxymore de Pétrarque, la voluptas dolendi, dont il tire une image du moi maniériste divisé et instable – "plus je le cherche, plus à mes regards il se cache"37 – mais dont l'instabilité même est promesse de mouvement. Bruno étend au passage ce principe à la relation entre les hommes qui ne sont évoqués comme des semblables que par abus sémantique, reflet d'une ignorance de la coïncidence des opposés: "nous voyons qu'il y a une telle familiarité entre un être et son contraire, qu'ils se conviennent mieux l'un à l'autre que le semblable au semblable"38. Il en infère aussi une subtile théorisation du plaisir doux-amer partout évoqué dans la littérature pétrarquiste: "de cette composition qui est au sein des choses, il résulte que les affections qui nous y attachent ne nous conduisent jamais à aucune délectation qui ne soit mêlée de quelque amertume"39. ––– 35 L'Expulsion de la bête triomphante, éd. G. Aquilecchia, trad. J. Balsamo, Paris, Belles Lettres, 1999, I, p. 58. 36 L'Infini, l'univers et les mondes, éd. et trad. B. Levergeois, Berg International, 1987, p. 107. 37 Ibid. p. 158. 38 L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 56. 39 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 158. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 17 "Giordano Bruno et Robert Burton" Ce plaisir dont "nous voyons bien que ce n'est rien d'autre qu'un certain passage, un cheminement et un mouvement"40, Bruno le décèle jusque dans l'acte esthétique qu'est la réception d'une œuvre. Dans son "épître d’explication" à L’Expulsion de la bête triomphante dédicacée à nouveau à Sidney, Bruno met l'art de la "copia" au service de la contradiction créatrice et ne trouve mieux pour décrire ses dialogues qu'une série d’antonymes : "c’est à vous seul que je présente ces dialogues, qui paraîtront bons ou funestes, précieux ou sans valeur, excellents ou vils, savants ou ignorants, sublimes ou humbles, fructueux ou inutiles, féconds ou stériles, sérieux ou facétieux, religieux ou profanes, comme peuvent l’être les lecteurs dans les mains desquels ils tomberont, les uns d’un tempérament, les autres d’un tempérament contraire"41. Il en déduit une instabilité radicale du sens et par là même une relativité générale de la réception qui exclut l'idée même d'une norme du texte, mais implique en revanche, puisque "la concorde ne se réalise que là où il y a contrariété", un plaisir esthétique d'un nouveau genre, un plaisir qui fonde le rapport à l'œuvre moderne, un plaisir du déplaisir42. Si Bruno ironisait dans sa dédicace des Fureurs héroïques à Sidney sur le "vacarme" des emblèmes amoureux, il pratique luimême en connaisseur la poésie emblématique de son temps: "qu'il nous suffise d'être attentifs à la signification des emblèmes et de comprendre ce qui est écrit, aussi bien la devise qui accompagne la figure emblématique et la complète que le poème qui en éclaircit le sens"43. C'est donc par un sonnet qu'il évoque le Phénix, mythe de l'Eros baroque44 s'il en fût, et qu'il le décrypte comme emblème: "par la figure est rendue manifeste la similitude qui existe entre le Furieux et le papillon épris de lumière"45, mais pour mieux contraster "l'antithèse de deux destins". Si, par le feu toujours recommencé, le Phénix échappe paradoxalement au changement – "le phénix est ce qu'il fut" –, au contraire le Furieux, "sujet humain", emblématise l'ontologie de la discontinuité entre les phases de la métamorphose, et de la plus fatale, entre être et néant: "le Furieux est ce qu'il ne fut pas". ––– 40 L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 54. Ibid., p. 6. 42 Voir Gisèle Venet, « Le plaisir du déplaisir », Actes du colloque Le Plaisir, SIRIR, éd. M.-T. Jones-Davies, à paraître. 43 Ibid., p. 242. 44 Gisèle Mathieu-Catellani lui consacre une partie de son chapitre IV dans Mythes de l'Eros baroque, Paris, PUF, 1981. 45 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 252. 41 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 18 Gisèle Venet Il emblématise l'ontologie maniériste de l'inquiétude: "l'un se livre à la flamme en toute certitude, et l'autre dans le doute de jamais revoir le soleil"46. Un autre sonnet, au début du dialogue IV des Fureurs héroïques, emprunte un autre mythe de l'Eros baroque47: Bruno y évoque la plus cruelle des métamorphoses, celle d'Actéon changé en cerf et dévoré par ses chiens, mais il semble vouloir en transcender la symbolique immédiate – "j'entends que ce n'est pas la figure ou espèce sensiblement ou intelligiblement représentée qui émeut par ellemême"48. Il n'en explicitera que mieux le sens anagogique: "Actéon signifie l'intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse, à l'appréhension de la beauté divine"49. Continuant l'explicitation de son texte et du mythe ovidien, Bruno donne une positivité au désir de mutilation: "Et proie, il le devient par l'opération de la volonté, par l'acte de laquelle lui-même se convertit en son objet"50. La poétique des contraires métamorphose alors à nouveau la métamorphose. Répondant à son interlocuteur Cicada qui demande d'où vient que "l'esprit en tel progrès, se satisfait de son tourment", Tansillo, alias Bruno, répond par une nouvelle transposition de la voluptas dolendi: "l'âme dolente", qui "se retrouve toujours, d'une certaine manière, en discours et mouvement", souffre non "par insatisfaction véritable, mais par l'affection d'un amoureux martyre"51, un amoureux martyre qui, corps et âme rendus indissociables, pourrait anticiper sur la piété baroque d'un saint François de Sales décrivant dans son Traité de l'amour de Dieu l'extase de sainte Thérèse, n'était que pour Bruno, il n'est pas de stase possible dans la délectation. Ayant posé que "toutes choses sont faites de contraires", Bruno en déduit en effet la résultante – "qu'il n'y a pas de délectation qui ne soit mélangée à de la tristesse"52 – même si la permutation des antonymes peut servir à en réaffirmer la vitalité créatrice: "le principe, le moyen et la fin, la naissance, l'accroissement et la perfection de tout ce que nous voyons viennent des contraires, par les contraires, ––– 46 Ibid., p. 258. Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l'Eros baroque, op. cit., chap. "Actéon ou la beauté surprise". 48 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 220. 49 Ibid., p. 204. 50 Ibid., p. 206. 51 Ibid., p. 212. 52 L'Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 54. 47 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). II, 19 "Giordano Bruno et Robert Burton" dans les contraires"53. Toutefois, s'il fait dériver de cette instabilité une dynamique de l'action – "où il y a contrariété, il y a action et réaction, il y a mouvement"54 –, il en voit aussi résulter une dangereuse évanescence des phénomènes – "toute chose changeante est comme si elle n'était pas"55: à force de tendre vers le point oxymore où elle s'inverse en son contraire, elle atteint "le point où la contrariété s'abolit"56. Autrement dit, l'oxymore a cessé d'être une simple figure de style. Il est l'indice qu'une poétique de la limite est entrée en résonance avec une phénoménologie de la limite, pour mieux cibler le vrai paradoxe de cette poétique, la réaffirmation d'un Dieu infini dans un univers infini, un Dieu qui est, nous dit Bruno, "limite sans limite"57. Pour formuler cette phénoménologie paradoxale, dernier recours de l'homme précaire pour prouver la supériorité d'une pensée discursive de l'infini sur la mathématisation58 du monde clos selon Aristote, Bruno a fondé une méthodologie de l'empirisme spéculatif, comme il le suggère dans une autre dédicace à Sidney, celle de L'Expulsion de la bête triomphante: "considérez tout cela, même venant de ceux qui peuvent le dire de leur autorité, comme un problème que l'on pose, une mise à l'épreuve, une mise en scène de choses qui attendent d'être examinées, discutées et comparées"59. Il répond sans doute par là à ceux qui, ne sachant pratiquer la "docte ignorance" de Nicolas de Cues, cherchent à masquer leur triomphante bêtise sous "des artifices de dédain courtois" – "un air moqueur", "un petit rire aux lèvres" – tels qu'il les aura subis de la part des aristotéliciens d'Oxford, ceux qui "ne disputent pas afin de trouver ou même de chercher la vérité, mais pour la victoire et pour paraître défenseurs plus doctes et plus acharnés du contraire"60, autrement dit, les affidés du "grand et solennel sénat de la sotte ignorance"61. Dépassant cependant toujours une fureur première par un supplément d'invention, Bruno met en évidence dans cette dédicace la pratique exploratoire à laquelle il a recours: celle qui nécessite une ––– 53 Ibid., I, p. 58. Ibid. 55 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 162. 56 Ibid. 57 L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 67. 58 Ibid., p. 107. 59 L'Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 4. 60 L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 48. 61 Ibid., p. 171. 54 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 20 Gisèle Venet écriture en mouvement, en attente de formalisation, et fait songer à la "manière" exactement contemporaine d'un Montaigne qui "propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à desbattre aux escoles: non pour establir la verité, mais pour la chercher"62. Dans le premier dialogue de L'Infini, l'univers et les mondes, Bruno, en bon maniériste, suggère le lien intime entre l'intellect et les sens: "C'est à l'intelligence qu'il appartient de juger et de rendre compte des choses absentes, que le temps et l'espace éloignent de nous. Et en cela, les sens nous suffisent à témoigner de ces choses" – puisque, comme continue de l'exposer Filoteo, masque transparent de Bruno, ils servent "à exciter la raison, ils signalent, indiquent et servent en partie de témoins"63. Les sens toutefois participent au degré le plus humble à l'accès à la vérité – "la vérité provient des sens en faible partie, comme d'un principe fragile, mais n'est pas dans les sens" – selon une gradation, d'inspiration plotinienne, des sens vers l'esprit: la vérité est "[d]ans l'objet sensible, comme dans un miroir; dans la raison par le biais de l'argumentation et de ses développements; dans l'intelligence par le biais des principes ou de leur conclusion; dans l'esprit sous sa forme propre et vive"64. Mais le repos dans l'esprit et l'éblouissante vérité est inaccessible à l'homme de la métamorphose s'il reste à l'horizon du désir de l'homme-Actéon, la vérité de l'infini ne pouvant dès lors s'appréhender si ce n'est "en discours, ou en une certaine façon de discours", comme Bruno le précise dans ses Fureurs héroïques65. Le dialogue sur lequel ouvre L'Infini, l'univers et les mondes est en cela fondateur d'une méthode et révélateur d'une démarche. Il débute par une stichomythie parfaite: Elpino – Comment est-il possible que l'univers soit infini? Filoteo – Comment est-il possible que l'univers soit fini? Elpino – Prétendriez-vous que l'on puisse démontrer cette infinitude? Filoteo – Prétendriez-vous que l'on puisse démontrer cette finitude? Elpino – Mais quelle est cette dilatation? ––– 62 Montaigne, Essais, I, LVI, "Des prières". L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 58. 64 Ibid. 65 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 190. 63 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 21 "Giordano Bruno et Robert Burton" Filoteo – Et quelle est cette limitation?66 Dans ces propositions grammaticalement identiques, seul le dernier mot provoque le renversement du sens, le jeu des antonymes sous cette forme interrogative faisant de chaque nouvelle question une réponse béante à la précédente, sans résolution dialectique possible qui en refermerait le sens sur une certitude approchée. L'identique peut ainsi conduire par les moyens les plus économiques à l'antithétique, et créer une situation qui suspend tout accès à une positivité du sens dans un jeu de miroirs parallèles, anamorphose limite dont les reflets successifs se perdent à l'infini. Le questionnement suspensif de toute certitude obéit à une démarche créatrice qui procède par dénégation – on songe à la positivité négative, ou "negative capability"67, que décèlera Keats dans l'indéfinissable poétique de Shakespeare. Bruno l'adopte pour déconstruire le monde clos selon Aristote dont il va démontrer par suppositions inverses l'inanité des affirmations positives. Dans sa dédicace à Michel de Castelnau, il s'est placé sous le signe de Démocrite et d'Epicure, qui soutiennent que "tout dans l'infini est sujet au renouveau et à la restauration"68, face au monde clos de ces "astrologues" qui cherchent "à distinguer ces neuvièmes sphères imaginaires", les apostrophant: "vous y emprisonnez votre esprit et ressemblez ainsi pour moi à des perroquets dans une cage, tandis que je vous vois grimper et dégringoler, tourner et virevolter"69. Renvoyant au processus de maturation qu'est sa recherche d'une science chargée au contraire de défaire "les chaînes qui nous lient à ce royaume exigu", il réaffirme ce qu'a de provisoire chaque étape, tout en posant que "ce qui a été fécondé" dans un précédent dialogue, en l'espèce La Cause, le principe et l'un, "germera dans d'autres dialogues"70, dont, ici, L'Infini, l'univers et les mondes, comme si cette maturation ne pouvait se faire que par l'écriture et ne devait jamais s'achever. Ainsi, la critique de l'espace fini aristotélicien et sa conséquence, le "vide" au-delà – notion d'ailleurs récusée par Aristote qui lui préfère le "rien" –, aboutit au processus de dénégation d'une certitude quelconque possible mais pour rouvrir des hypothèses ––– 66 L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 57. Dans une lettre à ses frères du 21 décembre 1817. 68 L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 53. 69 Ibid., p. 53. 70 Ibid., p. 54-55. 67 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 22 Gisèle Venet plus riches de promesse: "cela est plus difficile à imaginer que de penser l'univers comme infini et immense"71. Cet infini ne sollicite pas pour autant d'affirmation positive de la part de Bruno mais relative, comme il le fait dire à Elpino, l'un des interlocuteurs de Filoteo: "Je vois bien à vrai dire qu'envisager le monde, ou l'univers comme vous dites, comme sans terme, ne comporte aucun inconvénient et nous libère d'innombrables soucis auxquels nous enchaîne la thèse inverse"72. La maïeutique du processus par dialogue aboutit à laisser au disciple le soin d'exposer les conclusions. Au dialogue V, Albertino fera l'exposé systématique de la physique cosmique d'Aristote et du De Cello, comme d'ailleurs Filoteo lui répondra en citant longuement Lucrèce. Mais ici, dans une phase plus précoce, Elpino déclare ce que Bruno lui-même a voulu comme méthode – "j'affirme ce que je ne puis nier"73 – pour exposer ses raisons par suspensions successives d'autres possibles: "parce que l'existence d'un monde n'est pas moins raisonnable que celle d'un autre; et l'existence de nombreux mondes pas moins raisonnable que celle de celui-ci ou celui-là; et l'existence d'une infinité de mondes pas moins raisonnable que celle de nombre de mondes"74. Filoteo conclut pour eux tous: "Nous pouvons plus aisément soutenir que l'espace infini est semblable à celui que nous voyons, qu'affirmer qu'il est tel que nous ne le voyons pas"75, inférant de cette phénoménologie en creux une théologie de la plénitude du Dieu infini dont rien, et surtout pas le "rien" au-delà du monde fini d'Aristote, ne doit "appauvrir" et "restreindre" l'infinie créativité: "Il en résulterait une diminution de la perfection infinie de l'être". Or, poursuit-il, "[p]our quelle raison voudriez-vous que nous voulions croire que l'agent qui peut faire un bien infini le fasse fini?" puisque cette cause efficiente infinie peut tout aussi bien être "cause et principe d'un immense univers contenant des mondes innombrables"76. Filoteo perfidement n'y voit rien qui puisse s'opposer aux bons rapports de la science et de la foi77, mais n'en tire pas moins les ––– 71 Ibid., p. 61. Ibid., p. 65. 73 Ibid., p. 66. 74 Ibid. 75 Ibid. 76 Ibid., p. 68. 77 Ibid., p. 69. Bruno est sans doute de bonne foi à ce stade, et, tolérant comme il l'était, en appelle plus loin (p. 70), aux théologiens "non moins savants que religieux" et "qui n'ont jamais nui à la liberté des philosophes", tout en rappelant que "les philosophes, intégrés à la société civile, ont toujours favorisé les religions". 72 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 23 "Giordano Bruno et Robert Burton" conséquences d'une métaphysique pour établir une nouvelle physique, ouvertement anti-aristotélicienne: "l'univers étant infini et immobile, vous n'avez pas à en chercher le moteur", allusion à la dernière des sphères, le "primum mobile" ou premier moteur dans la physique d'Aristote. Il en fait découler un principe de relativité générale qui rend à tous les astres leur mouvement autonome, signant ainsi la fin de la "sphère des fixes" sur laquelle étaient "clouées" les étoiles. Il ne reste plus qu'à réaffirmer que, pas plus que les autres astres, "la terre elle-même n'est fixée, laquelle cependant, nous l'avons prouvé, tourne sur elle-même, et autour du soleil, de plusieurs manières"78. Le porte-parole de Bruno qu'est Filoteo a déjà conclu, par exclusion des propositions plus que par affirmation positive, que le monde clos était "plus difficile à imaginer" que l'univers "infini et immense"79. On le surprend pourtant évoquant la nécessité d'observations pour venir conforter ses hypothèses sur les planètes et satellites des planètes80, rêvant aussi de dépasser Épicure et sa théorie de la diffusion de la chaleur dans l'immensité pour imaginer au contraire, "l'univers étant infini", qu'il existe d'autres soleils, et de surcroît une relativité dans la perception de leurs masses respectives: "il doit y avoir d'innombrables soleils, dont beaucoup nous semblent de petits corps, mais cet astre-ci nous apparaîtra plus petit, qui est en fait beaucoup plus grand que cet autre, apparemment beaucoup plus grand"81. Dans son Banquet des Cendres, si Bruno procède toujours par suppositions ou par dénégations affirmatives, si l'on peut dire, il n'en est pas moins rigoureux dans le choix de ses outils poétiques et du champ scientifique de leur application, mis au service de la célébration jubilatoire d'une physique et d'une théologie de la liberté. Toujours déterminé à en finir avec les "dissertations de grammaire"82 confondues par certains avec le style du débat philosophique mais qui pourtant le stérilisent, dans un même élan, il récuse "le style maigrelet, délicat, étriqué, laconique et concis de l'épigramme" et revendique au contraire pour lui-même "l'ampleur et l'abondance d'une prose ––– 78 Ibid., p. 72. Ibid., p. 61. 80 Ibid., p. 105. 81 Ibid. 82 Le Banquet des Cendres, éd. et trad. Yves Hersant, Editions de l’Éclat, 1988, p. 18. 79 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 24 Gisèle Venet imposante et vigoureuse, qui jaillisse de [s]es sources non comme d'un calame étroit, mais comme par un large canal"83. Ce Banquet des Cendres est bien plus en effet qu'une simple décharge d'humeur d'encre au retour d'Oxford, même si la blessure encore vive lui inspire le style acerbe du pamphlétaire pour incriminer l'Angleterre, ses chemins embourbés, ou l'éclairage défectueux de ses rues84, ou le talent du dialoguiste pour mettre en évidence la piètre éloquence de ses censeurs d'Oxford. L'éloge de la reine Elizabeth, "cette divinité descendue sur terre"85, tourne à la parodie de panégyrique, lorsqu'il évoque "l'affable courtoisie" des hôtes qui l'accueille et qui devrait "affiner et purger toute grossièreté et toute rudesse non seulement chez les Britanniques, mais éventuellement aussi chez les Scythes, les Arabes, les Tartares, les cannibales et les anthropophages"86, façon de montrer qu'il peut changer de plume suivant l'occasion et faire fi des métaphores ou des figures de style qu'il adoptera pour ses Fureurs héroïques, tout en justifiant par l'exemple son choix de l'italien qui l'emporte à ses yeux sur le latin, comme il l'écrit dans un des dialogues ultérieurs: "Ici Giordano parle en langue vulgaire, il dénomme librement, il donne son nom propre à ce à quoi la nature donne son être propre"87. Un passage désopilant du troisième dialogue lui permet au passage de se moquer du chauvinisme d'un de ses contradicteurs d'Oxford s'inquiétant en latin "de savoir si le Nolain comprenait la langue anglaise88"! S’autorisant précisément de la forme dialoguée qu'il manie avec dextérité, et à double voix, il saisit l'opportunité qu'elle lui offre de s'attaquer de front aux tenants d'Aristote. Ainsi peut-il prêter à l'un des interlocuteurs, Torquato, le langage obtus des dogmatistes et, à travers lui, tourner en dérision ces mêmes philosophes d’Oxford qu’il réduit à n’être que "des docteurs en grammaire" tout juste bons à se ranger "du côté d’Aristote"89. Lesquels docteurs, réagissant de fait aux décentrements exubérants de la pensée de Bruno, avaient rétabli par ––– 83 Ibid., p. 19. Ibid., pp. 38-50. Il inclut dans son récit désopilant l'explication du titre de son livre, p. 38. 85 Ibid., p. 48. 86 Ibid., p. 49. 87 L'Expulsion de la bête triomphante, "Épître d'explication" à sir Philip Sidney, op. cit., p. 10. 88 Le Banquet des Cendres, op. cit., p. 59. 89 Ibid., p. 99 et 101. 84 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 25 "Giordano Bruno et Robert Burton" décret, dans l’année qui avait suivi sa visite, la fidélité à la seule pensée dérivée d'Aristote90. La souplesse de cette forme dialoguée lui permet de réexposer les hypothèses d'un Copernic mal compris tout en volant au secours de la tolérance et de la liberté de penser qu'il faut accorder contre le plus grand nombre: "l'hypothèse du mouvement de la terre dût-elle déplaire en raisons de ses apparents inconvénients, on doit laisser [Copernic] libre de la formuler, lui aussi", faisant référence à la latitude des anciens qui avaient pu "librement imaginer tant d'espèces et de modèles de cercles pour expliquer les phénomènes astraux91". Par la voix de Teofilo, son porte-parole, Bruno affirme sa propre autonomie par rapport aux modèles de pensée, et l'appui qu'il prend "non sur l'autorité, mais sur le vivant témoignage des sens et de la raison"92. La liberté de sa prose, dans le Banquet des Cendres, est d'abord celle de l'homme qui exulte de se savoir "libéré des huit mobiles et moteurs imaginaires, comme du neuvième et du dixième, qui entravaient notre raison"93. Cette prose irrespectueuse et fervente à la fois, aux phrases longues, aux enchaînements sans obstacle d'un plan à l'autre, conduit sans heurt, dans l'allégresse, de la nouvelle physique, que Bruno expose au dialogue III en la vérifiant par les sciences de l'optique et de la perspective, vers une métaphysique poétique et panthéiste: tous les astres dans l'univers participent "à la contemplation de la cause première, universelle, infinie et éternelle", dont il célèbre le péan en glorifiant ce nouveau monde en évolution infinie: "Nous le savons: il n'y a qu'un ciel, une immense région éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition"94. L'exaltation qu'il ressent à pouvoir "laisser derrière lui la surface convexe du firmament" est intelligence supplémentaire qui lui fait "découvrir l'effet infini de la cause infinie, la trace vivante et véritable de la vigueur infinie" dans "ces corps enflammés", "ambassadeurs de l'excellence de Dieu, les hérauts de sa gloire et de sa majesté"95. La tendance moniste de son affectivité et de sa pensée ne peut que l'inciter finalement à l'immanentisme, à voir Dieu présent dans sa création et ses créatures: "Ainsi sommes-nous conduits à professer que ––– 90 Par décret du 12 mars 1585 qui impose le retour exclusif à Aristote ; voir Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, op. cit., note 63, p. 195. 91 Le Banquet des Cendres, op. cit., p. 63. 92 Ibid. 93 Ibid., p. 26. 94 Ibid. 95 Ibid. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 26 Gisèle Venet ce n'est pas hors de nous qu'il faut chercher la divinité, puisqu'elle est à nos côtés, ou plutôt en notre for intérieur"96. Il n'en accepte pas moins, dans son quatrième dialogue, le risque d'une confrontation de la foi et de la science à laquelle le contraignent ses contradicteurs. Examinant les objections dérivées de "la divine Écriture" qui pourraient s'opposer à cette nouvelle physique qu'il promeut, c'est à une critique exégétique des textes bibliques qu'il se livre, du Livre de Job en particulier, mais en poète. Il n'y cherche pas, comme Copernic avant lui ou Burton à sa suite, la caution biblique d'une évidence scientifique, le mouvement de la terre97. C'est à la critique littéraire, à l'argument poétique de la métaphore, qu'il s'en remet finalement pour inviter à confronter vérité révélée et vérité scientifique, conscient aussi qu'une lecture métaphorique des récits bibliques ne va pas de soi sans "fureur" poétique – "cette distinction entre le métaphorique et le vrai, tout le monde ne peut avoir la volonté de la saisir". Bruno a déployé dans la prose du Banquet des Cendres toute l'énergie et la diversité de son style pour soutenir la vigueur d'une réflexion mathématique et vitaliste, logique et métaphysique qui émancipe la pensée sans jamais refermer sur elle le carcan d'un nouveau système du monde constitué. Mais pour ce philosophe qui dit avoir "le cœur en forme de Parnasse"98, c'est à la poésie et à ses métaphores qu'il confie le soin de transcrire le sentiment de liberté qui le saisit et ne fait qu’un avec l’acte de penser. Terminant les "arguments" chargés de présenter les quatre dialogues de son traité sur L’Infini, l'univers et les mondes, il continue en vers pour se représenter en "passereau solitaire", soumis, certes, aux volontés du "grand architecte" de l’univers, mais enfin capable de transcender l’ontologie de la "misère" platonicienne, du corps prison ou de la caverne, en se décrivant "échappé de cette prison étroite et noire, où tant d’années l’erreur [l]’a retenu". Le sort "du fils de Dédale" ne l'effraie pas, comme il s'en ouvre dans un autre de ses sonnets d'envol: "Maintenant que j'ai déployé mes ailes au beau désir, plus sous mes pieds je découvre d'espace, plus j'offre au vent mon plumage rapide, plus je méprise le monde et m'élance vers le ciel", au risque prémonitoire d'y perdre la vie – "Que je tomberai à terre, je le sais bien; mais quelle vie ––– 96 Ibid. Voir infra p. 21, et note 104. 98 Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 138, où Bruno explicite son image: "le cœur humain a deux sommets d'une même racine […] tout ainsi que le mont Parnasse a deux cimes sur un seul pied". 97 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 27 "Giordano Bruno et Robert Burton" égalerait cette mort?"99. La pleine libération qu'il attend est celle de l'envol hors du monde clos vers l’univers infini: "C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux, et m’érige à l’infini"100. Heureuse rencontre poétique, c’est par une image d’envol que Burton ouvre sa "digression sur l’air" qui le conduit sur les traces de Giordano Bruno. Dans la deuxième partie de son Anatomie de la Mélancolie, le mathématicien moraliste qui s’est improvisé médecin veut décrire les remèdes à l’humeur noire qui jusqu'ici a retenu sa prose dans les replis d'un espace du dedans , parmi lesquels la marche au grand air qu’il préconise, le promeneur dût-il être flanqué du chien d'arrêt obligé qu’est l’épagneul. Mais devenu pour Burton "l’épagneul de sa mélancolie"101, ce chien au flair infaillible va l’entraîner luimême dans un "hors-texte" qui se révèle prétexte bienvenu pour explorer les débats contradictoires sur le mouvement de la terre et la structure du cosmos issus des hypothèses de Copernic: l'art de la "digression" qu'il s'est choisi lui permet de s’immiscer dans la conversation entre ces "messagers des étoiles" que sont alors Galilée et Kepler, sans oublier de citer Bruno. Comme pour Bruno, l'image d'envol sur laquelle ouvre la "digression" de Burton est métaphore de liberté: "Comme le faucon aux longues ailes lâche le poing dès le premier coup de sifflet pour s’élèver dans les airs, et s’en aller chercher le pur plaisir sur tous les courants ascendants qui l’emportent toujours plus haut, jusqu’à ce qu’il atteigne son altitude idéale…" Mais là où Bruno, dans l'art de la concision poétique, prenait tous les risques, intellectuels et personnels, sans retour, Burton ne suit pas l’image vers l’infini mais revient à son unité de lieu et de préoccupation, limitant de lui-même son propre champ d’exploration, à l’image du faucon qui, "une fois le gibier débusqué, chute à l’aplomb et fond brusquement sur sa proie". Il explicite son parcours: "moi, de même, ayant maintenant atteint ces vastes étendues de l’air, dans lesquelles je peux librement dilater mon être et me mouvoir à ma guise, je vais errer un temps et parcourir le monde, m’élever jusqu’aux orbes de l’éther et aux sphères célestes, puis revenir à mes éléments d’origine" – la terre, sans doute, mais ––– 99 Ibid., p. 192. L’Infini, l’univers et les mondes, op. cit., pp. 55-56. 101 Anatomie, op. cit., p. 236: "my melancholy spaniel"; voir la préface de Gisèle Venet à l'édition, p. 21 et sqq. 100 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 28 Gisèle Venet surtout sa bibliothèque qui thésaurise toutes les richesses de la connaissance. Surprend-on Burton, ici, en train de s’inventer avec l'art de la digression les outils stylistiques capables – ou faut-il dire coupables, dans ce contexte d’interdits de tous ordres – de l’aider à satisfaire sa curiosité pour l’astronomie nouvelle tout en se tenant à distance des dangereuses dissidences théologiques d’un Bruno ou d’un Vanini? Calviniste, il rappelle avec d'autant plus de compassion leur mort sur un bûcher catholique, mais il s'émeut aussi de voir poindre dans ces "philosophies nouvelles" ou "naturelles" tous les dangers d’un "athéisme" qu’il qualifie de "mélancolie monstrueuse", ou encore, empruntant l’expression au calviniste Mélanchton, de "mélancolie empoisonnée"102. C’est par une satire aussi mordante que savait l'être celle de Bruno, à la manière de leurs modèles littéraires communs, Juvénal, ou Lucien, qu’il commence la quatrième partie de son Anatomie, intitulée "mélancolie religieuse", pour mieux affirmer sa confiance en un anglicanisme du "juste milieu", sérénité reconquise après les événemets sanglants du siècle précédent et éloigné de tous excès face aux débordements qui s’exercent encore, qu’il s’agisse de la piété obscurantiste des papistes soumis à la superstition par l’athéisme de leurs papes, ou de cette "folle compagnie de girouettes, puritains, schismatiques" qu’il voit proliférer, dit-il, "jusque dans notre sein"103. Pourtant, la "digression", bifurcation aléatoire en n’importe quel point d’un texte, l’avait conduit comme par accident à de longues incursions dans les écrits des coperniciens de son temps, même si la satire lui évitait de prendre trop ouvertement parti: en se laissant toute latitude d’exposer les querelles byzantines que se livrent à coup de cercles excentrés et cercles concentriques les tenants et adversaires des théories coperniciennes, il se mettait à couvert en faisant rire, mais il en démontrait aussi l’inanité au bénéfice de Copernic, Kepler et Galilée, et non sans le secours éclairé de Bruno. Sa pratique de l’écriture serpentine semble vouloir épouser les courbes d'une pensée qui se cherche au contact de celle des plus grands tandis que s’élaborent les nouvelles théories du cosmos. ––– 102 Ibid., p. 359: "That grand sin of atheism or impiety, Melancthon calls it – monstrosam melancholiam –, monstrous melancholy; or – venenatam melancholiam – poisoned melancholy." 103 Ibid., p. 348: "we have a mad giddy company of precisians, schismatics, and some heretics, even, in our own bosoms". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 29 "Giordano Bruno et Robert Burton" Exposant les thèses de Copernic, Burton paraît, en bon théologien, chercher jusque dans la Bible de quoi s’autoriser à une réflexion sur le mouvement de la terre − "Dieu ébranle la terre de son site, Job, 9, 6" − , ajoutant que "cette citation de l’Écriture prouve le mouvement de la terre plus sûrement que toute démonstration contraire"104. Ce n’était que sinuosité supplémentaire: il finit par avouer son emprunt, référence déjà là dans la préface du De Revolutionibus adressée par Copernic au pape Paul III, mais en précisant que l’astronome ne la soumettait "qu’à titre d’hypothèse et non de certitude". Pour ne pas dire plus explicitement sans doute qu’il prenait ses arguments de différents écrits coperniciens de Galilée, publiés entre 1610 et 1615, qui s’y réfèrent déjà, comme ils renvoient à l’autre anomalie de l’astronomie biblique, Josué arrêtant le soleil, au centre du plaidoyer de Galilée105, lequel nie avec ces mêmes arguments qu’il y ait eu simple hypothèse chez Copernic mais bel et bien affirmation d’un indéniable héliocentrisme106. Paradoxalement, ce même Burton abordait son sujet principal, l’humeur noire ou mélancolie, en s’en tenant à la vision conservatrice d’un cosmos aristotélicien à l’origine de la théorisation des humeurs. De fait, il ne réagira même pas, fût-ce par le doute sur son bien-fondé faute d’en apprécier la nouveauté, à la mise en évidence par William Harvey, en 1616, de la circulation du sang. Cette découverte mettait pourtant fin à la psychophysiologie déterministe qu'avait mise en place Galien à partir de sa théorie des humeurs et qui s'était maintenue comme telle depuis des siècles. La "Digression sur l’air" par laquelle Burton s’échappe dans l’univers des étoiles, n’en sera que plus surprenante. Pour hors sujet qu’elle paraisse dans une "anatomie" censée faire la somme des savoirs médicaux et des misères du corps, cette "digression", dès l’édition de 1621, montre un Burton très au fait des nouveaux développements de la science. Sous l’influence de son ami et condisciple Edmund Gunter, mathématicien à Christ Church, il a appris à observer, avec la lunette installée à Oxford même, les taches ––– 104 Ibid., p. 225: "that this one place of scripture makes more for the earth's motion than all the other prove against it". Le traité de Copernic, De Revolutionibus orbium coelestium, publié en 1543, ne sera mis à l’Index qu’en 1616, année où Galilée est également sommé d’interrompre ses travaux sur le mouvement de la terre. 105 Galilée, Écrits coperniciens, éd. et trad. Philippe Hamou et Marta Spranzi, Le Livre de Poche, 2004, "Lettre à Christine de Lorraine" (publiée en 1615), p. 181 . 106 Galilée, op. cit., p. 208-209, et dossier, reproduisant la préface de Copernic, pp. 339-347. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 30 Gisèle Venet solaires et les comètes qui remettent indirectement en cause la théorie globalisante d’Aristote. Dans ce contexte, la "digression sur l'air" le dévoile exceptionnellement réceptif aux paradoxes anti-aristotéliciens de Giordano Bruno dont il ne manque pas de se faire l’écho, quel qu’ait été le poids de la suspicion pesant sur l’homme et sur ses œuvres. À ce titre, le rapprochement entre Bruno et Burton, d’excentrique qu’il pouvait d’abord paraître, pourrait bien se retrouver sinon au centre de l’Anatomie de la Mélancolie, dont il n’occupe au contraire que les marges – autre espace favori de ces arts du décentrement –, du moins au cœur d’un projet qui veut débattre des esthétiques maniériste et baroque, et de leur portée épistémologique. Ainsi, s’en prenant à l’ennemi de toujours, en l’espèce au jésuite Biancani qui "redoute stupidement que l’océan déferle sur les continents" d’après son "interprétation des principes mathématiques d’Aristote"107, Burton fait alliance avec Bruno et son "rire démocritéen" pour s’en moquer. Le même Biancani est-il à nouveau pris à parti à propos d’un phénomène géologique qui s’apparente à la réflexion contemporaine sur la "vicissitude"? Burton le fait remonter à Aristote plutôt qu’au déluge pour "expliquer" qu’on retrouve des navires au sommet des Alpes. Ce n'est qu'une nouvelle occasion de faire appel à Bruno. Pour prolonger la réflexion sur ces phénomènes étranges, et fascinants comme tels, Burton dégage en effet, à partir d’une série d’exemples géologiques, une figure de "monde renversé", autre thématique centrale dans les poétiques maniéristes et baroques. C'est l'occasion d'évoquer avec quelle facilité "les puissances d’en haut" pourraient retourner le monde "comme meules de foin pendant la moisson, de haut en bas ou de bas en haut: comme nous retournons les pommes sur elles-mêmes devant le feu". En bon géographe, encore que livresque, et obsédé des antipodes comme tout le siècle, il ajoute que "le Pôle se retrouverait sous la ligne de l’équinoxe, et ce qui est en zone torride basculerait dans le cercle arctique ou antarctique"108. ––– 107 Anatomie, op. cit., p. 218: "Or whether that be true which Jordanus Brunus scoffs at, that if God did not detain it, the sea would overflow the earth by reason of his higher site, and which Josephus Blancanus the Jesuit in his interpretation on those mathematical places of Aristotle, foolishly fears, and in a just tract proves by many circumstances, that in time the sea will waste away the land, and all the globe of the earth shall be covered with waters". 108 Ibid., p. 220: "The whole world belike should be new moulded, when it seemed good to those all-commanding powers, and turned inside out, as we do haycocks in harvest, top to bottom, or bottom to top: or as we turn apples to the fire, move the © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 31 "Giordano Bruno et Robert Burton" Ce n’est toutefois que pour mieux revenir à la pluralité des mondes selon Bruno et bouleverser jusqu’à l’image emblématique de tous les bouleversements que fut l'image du "monde à l'envers" pour les poétiques maniéristes et baroques: "s’il y a une infinité de mondes, et que chaque étoile fixe soit un soleil entouré de ses planètes (comme Bruno et Campanella en concluent), trois ou quatre mondes se télescoperaient en un seul, ou alors un monde éclaterait en quatre nouveaux, comme il plairait à ces puissances"109. Son adhésion aux observations de Kepler et de Galilée sur les planètes satellites de Jupiter, Saturne, Vénus, ne font que le tenter plus avant d’accepter la thèse de Bruno, d’autant qu’elle s’inscrit dans une filiation par le livre qui lui donne "autorité", Burton le rappelle: "[ce] "fut la thèse soutenue en leur temps par Pythagore, Aristarque de Samos, Héraclite, Épicure, Melissos, Démocrite, Leucippe, à savoir qu’il existe une infinité de mondes, de terres, et de systèmes in infinito aethere"110. Une figure le séduit, Démocrite, qui a obsédé les arts et la littérature de l’âge baroque au point qu’il choisit d'en faire son pseudonyme pour s’adresser à son lecteur dans une longue préface censée perpétuer l’incognito d’une édition à l’autre, bien qu’il ait dûment signé son œuvre en postface lors de sa première publication, en 1621, pour que nul n’en ignore. Or, ce masque de Démocrite, fût-il ironiquement rajeuni par Burton en "Démocrite junior", a servi aux moralistes de l’antihumanisme, tout au long du XVIe siècle et au début du XVIIe, dès lors qu’il s’agissait d’ironiser – ironie à portée éthique et métaphysique – sur la vanité de toute entreprise humaine pour mieux débusquer la "misère" de l’homme et mettre en garde contre la curiositas par quoi Adam commit le premier péché, poussé par l’invincible appétit de connaissance111. –––––– world upon his centre; that which is under the poles now, should be translated to the equinoctial, and that which is under the torrid zone to the circle arctic and antarctic another while, and so be reciprocally warmed by the sun". 109 Ibid., pp. 220-221: "or if the worlds be infinite, and every fixed star a sun, with his compassing planets (as Brunus and Campanella conclude) cast three or four worlds into one; or else of one world make three or four new, as it shall seem to them best." 110 Ibid., pp. 227-228: "We may likewise insert with Campanella and Brunus, that which Pythagoras, Aristarchus, Samius, Heraclitus, Epicurus, Melissus, Democritus, Leucippus maintained in their ages, there be infinite worlds, and infinite earths or systems, – in infinito aethere". 111 Voir à ce propos la mise en forme poétique de cette idéologie conservatrice sinon répressive dans Nosce Teipsum, poème de sir John Davies sans doute écrit vers 1590; voir la note 10 supra. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 32 Gisèle Venet Pierre Boaistuau, en 1558, dans la dédicace de son Théâtre du Monde à l’ambassadeur d’Écosse, souligne le paradoxe constitutif de l’homme de la "misère": il va "si bien masqué et déguisé, qu’il se descognoist soy mesme". La méconnaissance de la vanité d'être soi n’arrête pourtant en rien la libido sciendi de qui veut courir à sa perte: "ny l’espesseur de la terre, ny la violence et profondité de la mer, ny l’amplitude et estendue de l’air, ny l’ardeur ou distance du Soleil, ny les cours et revolutions tant des cieux que des astres, ne peuvent retenir ou empescher la célérité de son esprit, qu’il ne recherche l’essence, nature, et ressort de tout ce qui est contenu en l’univers112." Lorsque Boaistuau, à la manière de Burton plus tard, s’adresse à son "Amy lecteur" pour qu’il fasse lui-même "anatomie" de ce "théâtre de la misère" et médite sur la "vanité des vanités" de l’Ecclésiaste, il prévoit un chapitre entier pour l’y aider: "le ris de Démocrite"113. Montaigne à son tour radicalise la figure de Démocrite114, et toujours dans le contexte antihumaniste d’une critique de la "misère". Le moraliste chrétien qu’est aussi Burton, par le biais des humeurs et dans le même courant antihumaniste, ne pouvait que se situer dans la même lignée: il décrit les travaux de Copernic, de Galilée, de Kepler, de Campanella, de Vanini, de Bruno, comme d’inacceptables "paradoxes" qui placent leurs auteurs au nombre de cette "troupe de Cyclopes ou de géants, en guerre contre les dieux115", ceux que perdra leur appétit de savoir. À ce titre, il ne peut imaginer meilleure cure pour lui-même et meilleure protection contre les dangers de l’athéisme que d’avancer "si bien masqué et déguisé" en adoptant lui-même "le ris de Démocrite". Et pourtant, à la manière aussi des maniéristes et des baroques, il pourrait bien pratiquer l’art du détournement: au moment où Burton l’adopte pour lui-même, au début du XVIIe siècle, le masque de Démocrite est bel et bien en train de devenir le masque du libertin érudit, celui qui se dissocie radicalement de l'homme de la "misère" quitte à passer pour "pourceau d'Épicure". Très tôt dans sa préface, Burton exprime sa perplexité devant ce choix impossible entre les deux fonctions antinomiques de ce masque qu’il juge nécessaire – "je n’aimerais pas être découvert" – mais dont il veut s’expliquer – "et d’abord de ce nom de Démocrite" – sachant qu’il ne peut le faire qu’en récusant paradoxalement les ––– 112 Le Théâtre du Monde (1558), op. cit., p. 41. Ibid., p. 46, 49. 114 Essais, I, 50, "Democritus et Heraclitus". 115 Anatomie, p. 361: "A company of Cyclops or giants, that war with the gods". 113 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 33 "Giordano Bruno et Robert Burton" paradoxes mêmes auxquels il a recours et qui l’obsèdent: "de crainte que l’on ne s’y méprenne et que l’on ne s’attende de ce fait à lire une pasquinade, une satire, quelque parodie de traité (comme je l’aurais fait moi-même)". En moraliste chrétien, il redoute l’amalgame, mais en praticien de la nouvelle épistémè, il en voit le danger: ce pourrait être en effet "quelque opinion prodigieuse, ou tout autre paradoxe116 sur le mouvement de la terre ou sur les mondes infinis, in infinito vacuo − dans un vide infini, issus de la collision fortuite de particules solaires117, autant d’opinions défendues par Démocrite et professées par Épicure et Leucippe leur maître, avant d’être récemment reprises par Copernic, Bruno et quelques autres"118. Autrement dit, il se rêve en un Démocrite qu’il ne pourra pas être s’il veut rester dans les murs de l’orthodoxie anglicane à Oxford, tout aussi attachée que Rome aux principes aristotéliciens malgré les mathématiciens éclairés qui s’y trouvent. Et pourtant Démocrite il faudra qu’il soit s’il veut continuer les investigations qui mobilisent son attention et la "force de son imagination", force qu'il connaît bien pour l'avoir "anatomisée" dans l'un de ses chapitres. Il a beau vitupérer "les imposteurs" dont la coutume bien établie est "de publier toutes sortes de fictions insensées et impudentes sous le nom du noble philosophe que fut Démocrite", il adopte lui-même la façon de ces "faussaires" qu’il dénonce et "qui signent du nom de Praxitèle une statue qu’ils viennent eux-mêmes de sculpter"119. Est-il encore besoin de préciser que, dans ce jeu avec ses propres masques, Burton emprunte à des auteurs multiples les éléments qui dénoncent les emprunteurs de toutes mains? Il a beau réaffirmer, toujours dans ce contexte qui voudrait légitimer le choix de son masque, qu’il n’a pas l’intention d’user de son nom autrement que Pierre Besse, en 1615, n’en usait dans son Democritus Christianus, lorsqu’il s’en expliquait en sous-titre – "c’est-à-dire le Mespris et moquerie des vanités du monde" –, il en abusera de fait. Au contact de ses fréquentations de mathématiciens, il n’est devenu "faussaire" que ––– 116 Ce "paradoxe" des nouvelles perceptions du monde figure déjà dans la comédie latine de Burton, Philosophaster, IV, 2, jouée en 1618. 117 Écho de Lucrèce, De la nature, qui expose la philosophie d’Épicure et sa théorie atomique du monde au livre 2, v. 62 et sqq, et la perception d’un monde en mouvement à l’infini qui en découle, v. 90-95. 118 Anatomie, op. cit., p. 62: "some prodigious tenet, or paradox of the earth's motion, of infinite worlds, – in infinito vacuo, ex fortuita atomorum collisione –, in an infinite waste, so caused by an accidental collision of motes in the sun". 119 Ibid.: "all which Democritus held, Epicurus and their master Lucippus of old maintained, and are lately revived by Copernicus, Brunus, and some others." © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 34 Gisèle Venet pour être meilleur "passeur" d’idées nouvelles, abordant avec sérénité la relativité de la perception, voire de la pensée, et admettant à la fois les philosophies les plus antagonistes et la démarche de l’incertitude chez les plus grands. Non sans une insolente fausse candeur, Burton feint de s’étonner: "Bien que ces étoiles paraissent proches de nous, elles en sont infiniment distantes, et donc, per consequens, il y a une infinité de mondes habitables: quel est l’obstacle?"120 Ce qui ne l’empêche pas, bien que mathématicien mais en bon baroque, de compléter l’observation empirique non par des calculs mathématiques mais par une métaphysique héritée de Bruno via un autre épicurien d’Oxford, non moins sulfureux: "Pourquoi une cause infinie (ce qu’est Dieu) ne produirait-elle pas des effets infinis, pour suivre Nicholas Hill dans sa Philosophia Democritea?"121 Et cela, se sent-il contraint d’avouer, quand bien même "Kepler ne veut rien entendre des mondes infinis de Bruno, ni des étoiles fixes comme autant de soleils avec leurs planètes autour"122. La perspicacité conjuguée à la possibilité de penser le multiple qu’il a acquise au contact de tous ne le fait pas reculer devant le paradoxe qu’il y a à souligner chez Kepler à la fois la maîtrise d’une science, l’astronomie, cautionnée par les plus exacts calculs mathématiques, et celle d’une pratique littéraire impliquée dans une esthétique, la fiction. Il perçoit clairement le sens d’un indispensable recours à l’esthétique pour concilier l’inconciliable, voire penser l’impensable d'une théorisation qui se cherche encore dans la contradiction: "le même Kepler, entre sérieux et fiction, entre ses perspectives ou Dioptrice et sa Géographie lunaire123, tant dans sa ––– 120 Anatomie, op. cit., p. 218: "Though they seem close to us, they are infinitely distant, and so – per consequens –, there are infinite habitable worlds: what hinders?" 121 Ibid., p. 228: "Why should not an infinite cause (as God is) produce infinite effects? as Nic[holas Hill – Democrit[ea] philos[ophia] – disputes". Nicholas Hill, tenant de l’atomisme épicurien (mort en 1610), avait été chercheur au collège de St John, à Oxford. Il publie deux œuvres aux titres provocateurs, Philosophia Epicurea et Philosophia Democritea. À son propos, Mersenne, encore aristotélicien en 1624, écrivait : "au bout du compte, ils sont tous hérétiques". 122 Ibid., pp. 228-229. 123 Mentionnée dans la Discussion avec le messager, et publiée dans le Songe (Somnium, seu opus posthumum de astronomia lunaris) qui circule en manuscrit dès 1611 mais n’est imprimé qu’après sa mort, en 1634. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 35 "Giordano Bruno et Robert Burton" Conversation avec le messager des astres que dans son Songe, semble d’accord en partie avec ces théories et en partie opposé"124. Une intuition affûtée l’a donc rendu sensible à la pertinence épistémologique de la "fiction", le Songe fonctionnant dès lors même à ses yeux comme "mensonge vrai". Comme il avait pratiqué, à travers l'œuvre protéiforme d'un Bruno, l'art du dévoiement de l'écriture pour mieux accéder à la pensée du Nolain, et à travers elle à une pensée conciliatrice du multiple et de l'un, fût-elle encore vécue comme un "paradoxe", Burton, qui déjà avait su s'inventer le style détourné de la digression, se rend à cet art du détournement de la "vraisemblance" qu'est la fiction, celle des voyages intersidéraux, loin de tout référent repérable, mais pour un supplément de vérité. Grâce aux jeux spéculatifs avec ces arts de "l’invraisemblable", la fiction baroque, comme le style pluriel des maniéristes, exerce le pouvoir de transgresser canons et codes mais pour mieux débusquer les confins d’une nouvelle réalité et accéder à une nouvelle épistémè elle-même encore en plein mouvement, une épistémè du mouvement inscrit au cœur du monde, au cœur des choses, et au cœur des mots, une épistémè baroque. N’offrait-elle pas par les subterfuges de l'écriture la possibilité même d’une nouvelle relation au monde, la reconnaissance d’un monde autre dont les anciens canons aritotéliciens ne pouvaient rendre compte? Ne contenait-elle pas la promesse d’un "nouveau ciel", d’une "nouvelle terre", pour parodier les rêves d’une autre fiction écrite pour le théâtre, l’Antoine de Shakespeare qui déjà, pour exprimer l’exubérance d’une affectivité qu’aucun "canon" ne pouvait contenir, parodiait ce souhait de l’Apocalypse dans Antoine et Cléopâtre125, tragédie baroque s’il en fût? Chez Burton tout autant que chez Bruno, la préséance singulière accordée à la démarche littéraire la désigne comme mode exploratoire d’un nouveau modèle imaginaire du monde, comme accès paradoxal aux nouveaux modèles mathématiques ou ––– 124 Anatomie, op. cit., p. 229: "Kepler (I confess) will by no means admit of Brunus's infinite worlds, or that the fixed stars should be so many suns, with their compassing planets, yet the said Kepler between jest and earnest in his perspectives, lunar geography, & – somnio suo, dissertat[io] cum nunc[io] sider[eo] –, seems in part to agree with this, and partly to contradict; for the planets, he yields them to be inhabited, he doubts of the stars". 125 Antony and Cleopatra, I, I, 17. Antoine répond à Cléopâtre qui cherche la limite de l'amour: "Then must thou needs find out new heaven, new earth", Tragédies, éd. JeanMichel Déprats et Gisèle Venet, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2002, II, p. 724. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 36 Gisèle Venet métaphysiques qui tentent d’en reformuler la perception. Autrement dit, cette préséance donnée au style, cette re-modélisation des styles et des héritages littéraires familiers qui obsèdent Bruno comme Burton et les apparentent à leurs contemporains maniéristes et baroques, nous contraignent à redonner à travers eux à la littérature, au phénomène esthétique, et en particulier à cette singularité du baroque et du maniérisme, son statut de métaphore épistémologique, au sens où l'entendait Umberto Eco dans L'œuvre ouverte, comme si une force de conceptualisation était là en œuvre dans la forme même que s’imposent des auteurs par leurs choix d’écriture et la remodelait à son tour, et cela avant même qu’une formulation plus explicite des concepts puisse se faire jour qui donnerait accès à une pensée scientifique pleinement assumée, objet de la philosophie des sciences. Il s’agit bien de reconnaître à l’esthétique son plein statut d’épistémologie en acte dont trop d’études "culturelles" ou de pure épistémologie scientifique voudraient la dissocier. Gilles Deleuze, dans Le Pli, sous-titré Leibniz et le baroque, reproduit au début de son étude les trois lignes courbes par lesquelles Paul Klee, en 1924, figurait un art de l'aléatoire sans direction spécifique et posant les fondations de sa théorie de l'art moderne, contemporaine des expériences esthétiques du Bauhaus. Deleuze choisit d'en faire dériver l'aspect générique du baroque: "Le trait du baroque, c'est le pli qui va à l'infini". Il en infère une théorie de la courbure propre à révéler une philosophie de l'étirement "baroque" chez Leibnitz, l'exact contemporain de Newton, et comme lui publiant à l'extrême fin du 17e siècle. Analysant plus avant les rapports entre pli et "texture" chez Leibnitz, et insistant sur la "manière dont une matière se plie", il livre ce raccourci saisissant: "d'où le concept de maniérisme dans son rapport opératoire avec le baroque", pour rebondir à nouveau sur une analyse des principes de la philosophie baroque fondée sur une omniprésente esthétique du pli, de la pliure, de la "texture". Sans vouloir entrer dans une polémique sur les dates ou les méthodes de choix des exemples fondateurs qui mettraient en question les conclusions de ce livre par ailleurs très stimulant et très éclairant sur Leibnitz, voire sur l'omniprésence de la ligne courbe, de l'inflexion, du retournement dans l'esthétique et la pensée du baroque très tardif auquel il s'intéresse, il nous semble pourtant que Giordano Bruno, par ses dates, sa centralité dans la crise de l'Epistémè, et le choix des outils esthétiques qu'il s'est lui-même choisis pour proposer des solutions à la crise de la pensée européenne, est le mieux placé de tous les philosophes des 16e et 17e siècles pour apparaître comme le © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 37 "Giordano Bruno et Robert Burton" philosophe du Baroque, celui qui a pensé et exprimé la crise baroque dans sa totalité, par les moyens mêmes de l'esthétique baroque. Burton, l'encyclopédiste de cette période de crise, ne s'y était pas trompé. ____________________ COMPLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES Figurent ici, en complément des références données en notes de bas de page, les œuvres et ouvrages consultés et exploités (dont toutes les introductions et préfaces aux éditions et traductions) pour formuler les synthèses et analyses de notions utilisées dans cet article, mais non explicitement cités. 1. Sur Bruno et Burton : * Sources BRUNO, Giordano, Œuvres complètes, édition bilingue, sous la direction de Yves Hersant et Nuccio Ordine, Paris, Les Belles Lettres, 9 vol. BURTON, Robert, The Anatomy of Melancholy, Thomas C. Faulkner, Nicolas K. Kiessling, Rhonda L. Blair (eds.), préf. de J. B. Bamborough, appareil critique de J. B. Bamborough et Martin Dodsworth, Oxford, Clarendon, 6 vol., 1989-2000. BURTON, Robert, L’Utopie ou la République poétique (Démocrite Junior au lecteur, extrait de Anatomy of Melancholy), trad. Louis Évrard, préf. Jean Starobinski, Obsidiane, L’Âge d’Homme, 1992. BURTON, Robert, Anatomie de la Mélancolie, trad. Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, préf. Jean Starobinski, postface Jackie Pigeaud, Paris, Corti, 2000, 3 vol. * Ouvrages critiques DAGRON, Tristan, Unité de l'être et dialectique chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1999. DAGRON, Tristan, et VÉDRINE, Hélène, éds. Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, Paris, Vrin, 2003 (recueil d'articles). GATTI, Hilary, Giordano Bruno and Renaissance Science, Ithaca, Cornell University Press, 1999. HALLYN, Fernand, La Structure poétique du monde: Copernic, Kepler, Paris, Editions du Seuil, 1987. ORDINE, Nuccio, Le Seuil de l'ombre. Littérature, philosophie et peinture chez Giordano Bruno, Paris, Belles Lettres, 2003. VÉDRINE, Hélène, La Conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 38 Gisèle Venet 2. Sur maniérisme et baroque : ARASSE Daniel, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard, 1997. DUBOIS, Claude-Gilbert, Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979. DUBOIS, Claude-Gilbert, Le Baroque: profondeurs de l'apparence, Paris, Larousse, 1973. DUBOIS, Claude-Gilbert, Mots et règles, jeux et délires: études sur l'imaginaire verbal au XVIe siècle, Caen, Paradigme, 1992. LÉVY, Tony, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures, Paris, Editions du Seuil, 1987. MATHIEU-CASTELLANI, Gisèle, Anthologie de la poésie amoureuse de l'âge baroque, 1570-1640, Paris, Union générale d'édition, 1978. PELEGRÍN, Benito, Figurations de l'infini. L'âge baroque européen, Paris, Editions du Seuil, 2000. RAYMOND, Marcel, La Poésie française et le Maniérisme (1546-1610), Genève, Droz-Minard, 1971. RAYMOND, Marcel, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Corti, 1985. ROUSSET, Jean, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, Armand Colin, 1968. ROUSSET, Jean, La littérature de l'âge baroque en France: Circé et le paon, Paris, Corti, 1989. ROUSSET, Jean, Dernier regard sur le baroque, Paris, Corti, 1998. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Vision baroque, vision maniériste Gisèle MATHIEU-CASTELLANI Université de Paris 7 – Denis Diderot Nous voici cordialement invités à "tonner contre" les catégories du baroque et du maniérisme, et je me réjouis que ce colloque ouvre un débat contradictoire ; mais il ne m’appartient guère de jouer ici le rôle de l’accusateur , et si je dois jouer, à l’occasion, celui de l’accusé, je ne m’adonnerai pas aux délices du repentir, sincère ou feint. Le recours à ces termes a bien souvent été critiqué, mais le plus souvent a priori ; et s’ils sont déclarés anachroniques, ne peut-on en dire autant des termes de classicisme et de romantisme ? Leur substituer les catégories d’ "asianisme" et d’ "atticisme" est un geste élégant, mais tout aussi anachronique. On peut certes convenir que, transférées du domaine des arts à celui de la littérature, les notions de baroque et de maniérisme ont parfois perdu de leur clarté, au point d’être quasiment confondues, comme si leur opposition à l’esthétique dite classique suffisait à les jumeler: leur utilité paraît cependant peu contestable, si l’on veut discerner dans la production littéraire d’une époque — pour la France les années 1570-1640 — des esthétiques concurrentes, qui renvoient à des visions du monde différentes : car si voir autrement, c’est voir autre chose, comme le posait Wölfflin1, voir autrement, c’est écrire autrement, et le style, on le sait bien au moins depuis Proust, "est une question non de technique mais de vision"2. ––– 1 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. C. et M. Raymond, Club des Éditeurs, 1961, en particulier pP. 13-18, Pp. 25-33 (les modes de vision) ; voir sur ce point Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, Corti, 1953, pp. 25 et suiv.. 2 Proust, Le Temps retrouvé, in À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome III, 1956, p. 895. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 40 Gisèle Mathieu-Castellani Encore convient-il, évidemment, de définir les notions en disposant de critères suffisamment précis pour que l’analyse ait quelque rigueur ; mais puisque ce colloque nous invite, non point à redéfinir des catégories, mais à mettre au jour les apports des diverses pratiques, je tenterai d’évaluer la fécondité de la distinction entre maniérisme et baroque. Il m’a semblé que le recours à ces notions éclaire trois aspects de la problématique littéraire : d’abord la qualité différentielle du style, de la "manière", de la façon, intimement liés aux modalités du discours tenu ici et là ; ensuite, la représentation du "paysage" que dessinent ces œuvres, l’appréhension du monde extérieur, de la "nature", comme du monde intérieur propre à l’artiste, puisque les traits différentiels de ces discours sont en relation avec une idéologie particulière, une "philosophie", bien différentes ici et là ; enfin, la nature de l’Eros, car si l’Eros baroque est hanté par les figures violentes de l’hybris, l’Eros maniériste, sexuellement ambivalent, est hanté par les délicates figures de l’inversion. Style baroque, style maniériste Bien qu’ils soient fort éclairants, les critères thématiques et structurels ne distinguent sans doute pas suffisamment le baroque du maniérisme. Aussi faut-il considérer les modes de dire, les stratégies discursives, la visée du discours, et M. Raymond a fait heureusement intervenir la notion d’un "maniérisme rhétorique"3: il observait que le discours maniériste maintient toujours une relation d’incertitude, et ce trait le distingue bien, en effet, du discours baroque, toujours énergiquement assuré, toujours en quête de crédibilité. Cette différence éclaire le contraste entre deux styles: une poétique de l’énergie, de la fureur , celle de Sponde ou d’Aubigné ; une poétique des "petits desseins", et de la fantaisie4, celle de Desportes ou de Théophile ; là une parole forte, assurée, ici une parole incertaine, une langueur énervée. Le discours baroque asserte sans modaliser, il est catégorique et impératif. Il cherche l’efficace d’une parole qui entend à la fois persuader et convaincre : "Donne force à ––– 3 M. Raymond, La Poésie française et le Maniérisme (1546-1610 ?), Paris, DrozMinard, 1971, Introduction, p. 27. 4 Théophile: "Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints, / Promener mon esprit par de petits desseins…", Elégie à une Dame, in Œuvres poétiques, éd. Guido Saba, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, p. 106, v. 139- 140. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 41 "Vision baroque, vision maniériste" ma voix, efficace à mes vers"5. Le locuteur, en position magistrale, entend emporter l’adhésion de l’allocutaire, une adhésion à la fois intellectuelle et affective, agir sur les émotions et les passions, comme le recommandait Cicéron, pour pouvoir mener à sa guise, quo velit, l’auditeur qu’il s’agit de soumettre. Pour assurer sa maîtrise, il lui faut émouvoir : Nous sommes ennuyés de livres qui enseignent, donnez-nous en pour émouvoir, en un siècle où tout zèle chrétien est péri, où la différence du vrai et du mensonge est comme abolie…6 Lorsqu’il prête cette demande aux lecteurs, Aubigné met en lumière la visée de l’artiste baroque : émouvoir, certes, puisqu’on est "ennuyé" par le livre qui enseigne, mais é-mouvoir, faire bouger l’auditeur, pour mieux donner à entendre le vrai ; loin de renoncer à enseigner, il veut enseigner autrement, en adressant le discours de la vérité aux émotions de l’auditeur, du lecteur ; le discours baroque est celui de quelqu’un qui croit, et qui veut faire croire. "Crois-moi", dit le poète baroque, comme Chassignet : "Crois-moi, la mort nous suit à toute heure, à tout pas." Et son message entend délivrer une assurance : Venez à gorge ouverte en l’eau de mes discours Puiser contre la mort un assuré secours. 7 Car l’intention didactique s’affiche avec force, chez Aubigné, chez Chassignet, chez Sponde : Apprends même du Temps […] Mortels, chacun accuse, et j’excuse Le tort qu’on forge en votre oubli. Un oubli d’une mort Vous montre un souvenir d’une éternelle vie. hé ! commence d’apprendre Que ta vie est de Plume, et le monde de Vent. 8 ––– 5 A. d’Aubigné, Les Tragiques, livre VII, Jugement, in Œuvres, éd. Weber, Paris, Gallimard, 1969, p. 215 (v. 8). 6 A. d’Aubigné, Aux Lecteurs, préface des Tragiques, ibid., p.3. 7 Chassignet, Le Mespris de la Vie et Consolation contre la Mort, éd. H. J. Lope, Paris, Droz-Minard, 1967, s. XLVII, p. 68, et s. I, p. 31. 8 Sponde, Œuvres littéraires, éd. A. Boase, Genève, Droz, 1978, Stances de la Mort, p.251, v. 97 ; Sonnets sur le mesme subject (dits "Sonnets de la Mort"), s. I, p. 253, et s. VIII, p. 260. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 42 Gisèle Mathieu-Castellani Sponde achève volontiers un sonnet, d’amour ou de mort, sur une maxime fortement frappée : Savez-vous bien que c’est le train de cette vie ? La fuite de la Vie et la course à la Mort. Qu’en la guerre d’Amour une âme bien nourrie Emporte tout l’honneur emportant le profit. A gagner un beau bien on gagne une louange, Mais on en gagne mille à ne le perdre point.9 Le discours pose le locuteur en position magistrale d’enseignant, l’allocutaire en position d’enseigné, docile à la parole qu’il a pour mandat d’écouter : Je viens à vous, des deux fidèle messager, De la gêne sans fin à qui ne veut changer, Et à qui m’entendra, comme Paul Ananie, Ambassadeur portant et la vue et la vie.10 Le locuteur est toujours en quête d’efficace, soucieux d’assurer sa maîtrise sur un destinataire qu’il s’agit de "posséder". Comment d’ailleurs le discours pourrait-il ne point être assuré, puisqu’il émane du Logos divin, qu’il est parole de Vérité ? Le discours maniériste ne cherche ni à convaincre, ni à émouvoir; il est sceptique: il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et, comme l’observait Odette de Mourgues, il manque de conviction11. L’énoncé est questionnant, problématisant toute assertion. C’est que le sujet lui-même doute, il doute de posséder la Vérité, ne trouvant dans le monde qui l’entoure que de confuses images, il doute de lui-même et de son identité, toujours mal assurée : Je ne sais qui je suis, je ne me connais point. 12 Je fais mille desseins, je tiens mille propos, ––– 9 Ibid., Sonnets sur le mesme subject , s. IV p 256 ; Les Amours, s. X, p. 58 et VIII , p. 56. 10 Aubigné, Jugement, éd. cit., p. 215, v. 23-6. 11 Odette de Mourgues, O Muse fuyante proie…, Paris, Corti, 1962, p. 15. 12 Desportes, Diverses Amours, éd. V.E. Graham, Paris, Droz-Minard, 1963, p. 136, v. 41. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 43 "Vision baroque, vision maniériste" Et rien ne dure ferme en ma vague pensée.13. Et au lieu d’une "voix brusque et forte", comme celle de Nuysement14, ou celle d’Aubigné, il fait entendre une voix faible aux sons assourdis, à peine audibles : "Ma triste voix se perd en l’air…"15 Théophile, le meilleur représentant du maniérisme littéraire français, évoque sa "languissante veine", "les tristes sons rimeurs, d’un style qui se traîne", l’inspiration venue d’une "Muse faible et sans haleine,/ Ouvrant sa malheureuse veine", "des vers languissants"16. Au delà de l’excusatio propter infirmitatem, il faut lire dans ces aveux le choix d’une autre poétique, qui n’est plus celle de la fureur, mais celle de la "fantaisie" et du "caprice". Certes le discours baroque d’un Sponde, d’un Chassignet, est parfois moins assuré qu’il ne le dit, qu’il ne le croit ; et le discours maniériste d’un Théophile, d’un Tristan, est parfois plus assuré qu’il ne le dit, qu’il ne le croit. Mais la couverture rhétorique déclare ici l’incertitude, là la certitude ; les modalités de l’énonciation diffèrent : d’un côté "un discours régentant et assévérant", de l’autre "un style nubileux et douteux" qui "ne prescrit rien à certes", "une forme d’écrire douteuse en substance".17 Aussi, tandis que le discours baroque affiche hardiment son assurance, recourant si volontiers aux formules gnomiques, aux maximes fortement frappées, comme chez Sponde, le discours maniériste affiche tout aussi hardiment son incrédulité : sensible au je ne sais quoi, le maniériste goûte l’énonciation problématique, peutêtre, il me semble que.... Le "je ne sais quoi", non so che, est maniériste , dit Hocke, qui établit une chaîne : " Le métaphorisme = le ––– 13 Id., Elégies, éd. V.E. Graham, Droz-Minard, 1961, XIV, p. 105, v. 44-5. "Si je chante ces vers d’une voix brusque et forte …", s. CI, in Clovis Hesteau de Nuysement, Œuvres Poétiques, éd. R. Guillot, Genève, Droz, 1994, p. 315. 15 Théophile. Au Roi sur son exil, éd. cit., p. 6, v. 33 ( souvenir d’Ovide exilé en pays barbare, et de ses plaintes dans les Tristes et les Pontiques). 16 Théophile, éd. cit., Elégie, p. 194, v. 11-12, et 42 ; Prière de Théophile aux poètes de ce temps, p. 293, v. 85-6. 17 Ce sont les formules de Montaigne pour caractériser le style de Platon "quand il fait le législateur", ou celui des oracles, ou des philosophes qui poursuivent "un dessein enquérant plutôt qu’instruisant", Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, II. XII p. 512, p. 586, p. 509. 14 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 44 Gisèle Mathieu-Castellani transfert = la dissimulation accroît le désir"18, et il ajoute que l’ "indéfini" "fait pressentir quelque chose de fascinant dans ce qu’on cache". Quand le poète maniériste dit "je crois", loin d’afficher une conviction assurée, il dit seulement un vague sentiment, l’expression d’une croyance toute personnelle, un trait de subjectivité. Ne cherchant ni à enseigner, ni à persuader, il se soucie seulement de plaire, de séduire. Du côté du baroque, un "réalisme" qui vise à frapper de stupeur, à étonner, à donner l’illusion de réel ; du côté du maniérisme, un "antinaturalisme", un "subjectivisme", qu’ont bien soulignés les historiens de l’art, Friedlander et Hocke19. Ces discours s’inscrivent dans deux visions du monde bien différentes, l’une tragique, l’autre sceptique. L’art baroque, qui est pour M. Raymond celui d’un âge militant, celui de la Réforme et de la Contre-Réforme, s’inscrit en effet dans une vision tragique du monde, d’un monde dans lequel agit la transcendance : sans transcendance, pas de tragique20. C’est précisément cette absence qui distingue le maniérisme: il est l’expression d’une philosophie sceptique, d’un rationalisme sceptique qui, de Montaigne, le père des libertins, à Théophile, s’écarte des dogmes et du surnaturel, au nom de "la nature", de la nature nue de l’homme nu : J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature : Son empire est plaisant et sa loi n’est pas dure. […] Je pense que chacun aurait assez d’esprit Suivant le libre train que nature prescrit. Heureux, tandis qu’il est vivant, Celui qui va toujours suivant Le grand maître de la nature. […] quant à moi, je l’abjure, Et ne reconnais pour tout que ma nature.21 ––– 18 G.R. Hocke, Labyrinthe de l’Art fantastique, trad. de l’allemand Die Welt als Labyrinth (1957) par C. Heim, Paris, Editions Gonthier, 1967, p. 213 ; sous-titre : Le Maniérisme dans l’art européen, p. 213. 19 Walter Friedlaender ( 1873-1966), Maniérisme et Antimaniérisme (1925 et 1929, éd. angl. 1953), Paris, Gallimard, 1991 (trad. J. Bouniort), pp. 24 et 28, Hocke, op. cit., p. 17. 20 H. Gouhier, Le théâtre et l’existence, Paris, Aubier, 1952, "Tragique et transcendance", p. 33-47. 21 Théophile, éd.cit., Satire première , p. 128, v. 85-6, et p. 131, v. 175-6 ; Ode XVII p. 70, v. 1-3 ; A M. du Fargis, p. 125, v. 65. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 45 "Vision baroque, vision maniériste" Ici point d’autre certitude qu’incertaine. A la différence des baroques, pour qui, dit M. Raymond, "la Création naturelle est toute pénétrée de surnaturel", car "l’Esprit s’incarne" et "le Royaume est présent hic et nunc", les maniéristes font le pari de l’incroyance ; que l’art maniériste se définisse par son antinaturalisme alors qu’il revendique l’autorité de la nature n’est paradoxal qu’en apparence: c’est au nom précisément de sa nature, et du "libre train" qu’elle prescrit, que l’artiste prétend donner "libre cours", un cours sinueux, à ses fantaisies, "les plus folles et qui / lui / plaisent mieux", comme dit Montaigne, et s’écarter des normes dites naturelles. La poésie maniériste joue de la relation d’incertitude qui s’établit non seulement entre l’œuvre et son lecteur, mais aussi entre l’écrivain et son discours , entre le sujet et le monde, dont il ne perçoit que des reflets mouvants. Deux univers s’affrontent : dans l’un s’affirme la présence d’une transcendance, dans l’autre l’homme ne connaît d’autre loi que celle d’une nature qui se confond avec son être singulier. C’est pourquoi l’apparente similitude des thèmes et des motifs, l’inconstance, la métamorphose, le déguisement, est un leurre : le baroque déteste l’inconstance, le maniériste l’adore ! L’un attend impatiemment "la fin du mouvement et la fin du désir"22, l’autre se plaît à être cette créature muable comme le monde qu’il s’enchante de voir bouger autour de lui. Pour l’un la loi est la Loi , et même s’il ne se soumet pas sans débat, il ne saurait s’y soustraire, car en elle est le salut ; pour l’autre il n’est d’autres lois que celles que dicte sa nature, d’autres normes que celles que l’individu tient pour siennes. Ainsi les notions de baroque et de maniérisme restent efficaces pour définir une esthétique fondée sur une éthique, et plus généralement sur une vision du monde, tragique ou sceptique, qui déclare le partage entre foi et agnosticisme, entre croyance et incroyance, entre certitude et incertitude. Paysage baroque, paysage maniériste C’est bien une vision du monde qui s’inscrit dans l’élection d’un "style". Le trait marquant du baroquisme n’est-il pas cette continuité qui fait saisir l’univers et ses objets, le monde des hommes, et le sujet, au sein d’un espace qui ignore les limites et gomme les contours? ––– 22 A. d’Aubigné, Jugement, éd. cit., p. 224, v. 394. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 46 Gisèle Mathieu-Castellani Celui du maniérisme n’est-il pas le discontinu, le fragmentaire ? Chez le poète baroque, Aubigné, Sponde, Nuysement, une vision globale et indifférenciée du continu ; chez le poète maniériste, Desportes, Théophile, Tristan, un regard myope qui grossit démesurément le détail au détriment de la vision d’ensemble23. L’univers imaginaire du maniériste privilégie les flottements, les reflets, les mirages ; son âme flotte, et le monde autour de lui flotte, comme le visage de l’aimée : Je tremble en voyant ton visage Flotter avecque mes désirs… 24 Les miroirs flottants emblématisent un mode de vision sensible aux reflets, aux muances, aux indécisions, dessinant un univers glissant, où seul un "miracle" pourrait fixer le changement : Je sais que ces miroirs flottants Où l’objet change tant de place, Pour elle devenus constants Auront une fidèle glace.25 Hocke, s’intéressant à la peinture maniériste d’un Pontormo, d’un Rosso Fiorentino, d’un Parmesan, voit dans leurs œuvres "un monde flottant", cependant que "la forme statique tend à se dissoudre dans le style dit "sinueux" ( serpentinata)"26. La vision, troublée, confuse, tend en effet à devenir onirique : L’ombre de cette fleur vermeille Et celle de ces joncs pendants Paraissent être là — dedans Les songes de l’eau qui sommeille. 27 Cependant que l’œil baroque est heureusement "ébloui de rayons", l’œil maniériste craint ces rayons qui éblouissent, ces vifs éclats qui le blessent, comme lorsque Sylvie "jette l’éclat de ses yeux noirs", "un feu dans l’eau" : ––– 23 Voir Luciano Erba, "Visione miope e seicentismo", Aevum, 1956 ; et O. de Mourgues, O Muse, fuyante proie…, op. cit., p. 16. 24 Tristan, Le Promenoir des deux amans, in Les Plaintes d’Acante et autres œuvres, éd. J. Madeleine, Cornely et Cie Editeurs, 1909, p. 61, v. 85-6. 25 Théophile, éd. cit. La Maison de Sylvie, Ode X, p. 301, v. 101-4. 26 Hocke, Le Labyrinthe…, op. cit., p. 29. 27 Tristan, Le Promenoir des deux amans, éd. cit., p. 58, v. 13-16. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 47 "Vision baroque, vision maniériste" Quelque vigueur que nous ayons Contre les éclats qu’elle darde, Ils nous blessent, et leurs rayons 28 Eblouissent qui les regarde. Le maniériste redoute l’ardeur du soleil, s’identifiant volontiers à ces fleurs que sont devenus Clytie, Ajax, Adonis, et Narcisse, passés "des lois de l’Amour sous celles de Flore" : Piqué secrètement de leur éclat vermeil, Un folâtre Zéphyr à l’entour se promène ; Et pour les garantir de l’ardeur du soleil, Les évente de son haleine.29 Une esthétique de la discrétion, du secret, convient à qui ne goûte la violence que si elle est "confuse", le bruit que s’il est "confus", le soleil que s’il est "discret"30 , comme l’amant: Je crains d’être aperçu, j’ai peur d’être écouté ; Il faut que je me taise et que je dissimule. 31 Le paysage baroque dit le violent discord, toujours au bord de la rupture, l’enflure, la crevaison, comme chez Aubigné : L’air, noirci de démons ainsi que de nuages, Creva des quatre parts d’impétueux orages ; Les vents, les postillons de l’ire du grand Dieu, Troublés de cet esprit retroublèrent tout lieu...32 Chez Sponde : Les vents grondaient en l’air, les plus sombres nuages Nous dérobaient le jour pêle mêle entassés, Les abîmes d’enfer étaient au ciel poussés, ––– 28 Théophile, La Maison de Sylvie, éd. cit., p. 304, v. 69, v. 21, et v. 91-4. Tristan, Les Plaintes d’Acante, p. 15, v. 108-9 et 127-130. 30 Théophile: "Une confuse violence / Trouble le calme de la nuit" , Le Matin, éd. cit., p. 52, v. 41 ; Tristan : "Tandis qu’un bruit confus règne avec la lumière …", L’Amant discret, éd. cit., p.73 ; Théophile: "Dans ce parc un vallon secret / Tout voilé de ramages sombres, / Où le Soleil est si discret / Qu’il n’y force jamais les ombres…", La Maison de Sylvie, Ode III, p. 306, v. 1-4. 31 Tristan, L’amant discret, Stances, p. 73, v. 10. 32 Aubigné, Vengeances, éd. cit., p. 212, v. 1045- 8 et 1051-2. 29 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 48 Gisèle Mathieu-Castellani La mer s’enflait de monts, et le monde d’orages […]. Outrage au ciel, mais soudain vengeance. La Terre se hérissa d’épines, le Ciel se rouilla, le Feu vomit de flottantes fumées, les Fleuves s’enflèrent jusqu’aux nues, et se crevèrent jusqu’aux abîmes, les Airs s’amassèrent en orages et s’éclatèrent en foudres…33 Ou chez Nuysement : Que tous les Eléments s’efforcent de leur nuire, Que la Terre s’abîme, afin de les détruire, Que des enfers hideux les gouffres flamboyants, Que du Chien trois-têtu les gosiers aboyants, Que des Antres affreux les cavernes horribles, Que des fières Fureurs les vengeances terribles, Que des fleuves mortels les flots envenimés, Que des fourneaux ardents les ventres allumés , …. Et bref que ce qui est aux Enfers de terreur, De tourment, et d’effroi, punisse leur erreur ! 34 Le paysage maniériste écarte toute violence, et Borée est trop insolent pour qu’on ne le force pas à la retraite : Quand le ciel lassé d’endurer Les insolences de Borée L’a contraint de se retirer 35 Loin de la campagne azurée… Il reste incertain ; s’opposant à l’éclatante lumière baroque, les faibles lueurs maniéristes ne donnent que des ombres incertaines : Les rayons du jour égarés Parmi des ombres incertaines Eparpillent leurs feux dorés… (ibid., v. 101-3) ––– 33 Sponde, Les Amours, éd.cit., s. XXVI, p. 74 ; et Méditations sur les Psaumes, Ps. XIV, p. 98. 34 Clovis Hesteau de Nuysement, Les Gémissemens de la France,éd. cit., p. 138 (vers 401-412) : malédiction contre les rebelles qui "sous le manteau sacré d’une religion" (v. 347) ensanglantent la France lors des guerres civiles. 35 Théophile , La Maison de Sylvie, éd. cit., p. 321, v. 91-4. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 49 "Vision baroque, vision maniériste" Et nulle empreinte ne saurait marquer durablement un paysage fuyant : Comme la branche au gré du vent Efface et marque sa peinture. (ibid., v. 109-10) L’esthétique maniériste est celle du caprice, à la fois manifestation d’une humeur , privilégiant la liberté individuelle : "Ce que veut mon caprice à ma raison déplaît"36, et catégorie esthétique, privilégiant la négligence, l’improvisé, le libre élan de l’imagination, accueillant, comme dans les essais de Montaigne, "les discours fortuits qui tombent en la fantaisie". Le capricieux, le sinueux, caractéristiques de la grottesque, présentés comme l’envers d’un art raisonnable de la contrainte, comme la marque d’insoumission au principe d’autorité, sont les heureux produits d’une imagination en liberté ; chimères et monstres fantasques, folles rêveries, condamnées par Horace et la tradition "classique", reçoivent droit de cité, comme l’allure à sauts et à gambades, le décousu : Je ne veux point unir le fil de mon sujet, Diversement je laisse et reprends mon sujet. […] La règle me déplaît, j’écris confusément.37 Le décousu, revendiqué par Montaigne : "Je prononce ma sentence par articles décousus…"38 , caractérise chez Théophile à la fois un imaginaire, une vision, et un style, refusant la contrainte, préférant le confus au raisonnable. L’artiste maniériste, dit Hocke, "a besoin d’inhibitions, de dissimulation, de cachettes, de masques, de complications"39; l’artificiel, l’antinaturel marquent la création maniériste. Il y a là comme un apparent paradoxe, car l’artificiel, l’antinaturel, voire la dissimulation et le masque, s’inscrivent dans un "art poétique" qui se réclame de la nature… Mais il s’agit moins, en fait, de naturaliser ––– 36 Théophile, Satire première, p. 127 , v. 42. Elégie à une dame, p. 105, v. 115-6 et v. 119. 38 Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, III. XIII, p. 1077 ; "ces petits brevets /les essais/ décousus comme des feuilles sibyllines…" ( III. XIII, p. 1092) ; "La science que j’y cherche y est traitée à pièces décousues." ( II. X, p. 413) 39 Hocke, op. cit., p. 213. 37 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 50 Gisèle Mathieu-Castellani l’art, comme le souhaitait Montaigne, que d’artificialiser la nature, plus exactement d’inclure dans la notion de nature l’artifice, ce que "les autres" disent contraire à la nature. J’avais suggéré de voir dans Pygmalion et Narcisse les emblèmes du baroque et du maniérisme. Tandis que Pygmalion, plein de confiance dans les dieux, leur demande d’animer la statue née de ses doigts, Narcisse, toujours épris de l’erreur délicieuse, continue aux Enfers de se mirer dans les eaux du Styx pour y contempler son reflet désirable. Pygmalion fait du vrai avec du faux, et, homme de la croyance, il rivalise avec le démiurge pour feindre, fabriquer, créer : "l’effet Pygmalion" travaille le discours baroque, qui veut croire et donner à croire. Narcisse est le héros de la vaine semblance, du vano desio, de l’illusion qui triomphe du réel:" l’effet Narcisse" travaille le discours maniériste, qui s’attache à faire semblant, à proposer des simulacres, et s’éprend des ombres délicates. Nombre de traits distinguent en effet les deux esthétiques : le rapport au langage, que l’énonciateur fasse entendre une parole de vérité, ancrée dans le logos divin, ou qu’il ajoute à ses assertions une nuance d’indétermination ; le rapport au monde, que l’artiste entende en restituer de vives images, une "vive représentation", travaillant les effets de réel, ou qu’il construise de précieux simulacres, donnés pour tels. Ainsi en va-t-il avec La Plainte écrite de sang de Tristan : Ces vers sont de ma flamme une preuve évidente, Et tous ces traits de pourpre en font voir la grandeur : Cruelle, touche-les pour en sentir l’ardeur, Cette écriture fume, elle est encore ardente. 40 Ecrite de sang, la plainte ? Ecrite d’encre, évidemment, car le pourpre, le sang, sont figurés en leur absence. La qualité de l’activité de mimésis diffère, ici représenter le réel, là représenter une représentation, un déjà représenté ; et surtout la relation au destinataire, qu’il s’agit soit de persuader, de forcer à voir et à croire, soit de laisser dans l’incertitude, le doute, le suspens. Le maniériste entend exalter l’artificiel, l’anti-naturel, l’anormal, dans la vie, dans l’art ; l’auteur "maniéré", selon Curtius, prétend dire les choses "anormalement" : "Au naturel, il préfère l’artificiel, ––– 40 Tristan, éd. cit., Sonnet, p. 108. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 51 "Vision baroque, vision maniériste" l’alambiqué ; il veut surprendre, étonner, éblouir"41. Si l’art de la pointe est, comme il le montrait, typiquement maniériste, et non point baroque, n’est-ce pas qu’il n’a pas pour visée de convaincre, mais de frapper par son ingéniosité, de déconcerter ? L’ingéniosité est à la fois en effet marque d’esprit, et indice de ruse, et elle aime à se manifeste dans la dissimulation ; Montaigne loue "l’invention de cet ancien peintre" (Timanthe) qui, "ayant épuisé les derniers efforts de son art", eut l’ingénieuse idée, faute de pouvoir représenter l’extrême douleur d’Agamemnon devant le sacrifice de sa fille Iphigénie, de le peindre "le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de deuil" : voici un art de la ruse, comme chez Pline, la source de l’anecdote, où la principale qualité reconnue au peintre était l’ingenium, l’ingéniosité42. "Lorsque la dissimulation l’emporte sur la manifestation, il en résulte un maniérisme" dit Hocke43. Et il rappelle les sept figures symboliques du Trattato delle acutezze (1639) de Peregrini : le merveilleux, l’ambigu, l’aberrant, la métaphore obscure, l’allusion, l’ingénieux, le sophisme. Le maniérisme met en œuvre une esthétique du déguisement. Théophile, dont la poétique explicite prône la franchise et le refus de toute feinte, avoue pourtant, à la faveur d’une composition pour un ballet de cour où il est censé céder la parole à Liancourt, le charme de la dissimulation : Si pour un beau dessin il se faut déguiser, Si le secret d’amour a besoin qu’on le couvre, On ne me saurait accuser D’être aujourd’hui le seul qui dissimule au Louvre.44 Dans le travestissement même, se dit le goût du travesti. Et si le secret d’amour exige la couverture, n’est-ce point parce qu’il met en jeu un autre Eros ? Eros baroque, Eros maniériste ––– 41 E.R. Curtius, "Le maniérisme", in La littérature européenne et le Moyen Age latin, trad. J. Bréjoux, Paris, P.U.F., 1956. 42 Montaigne, Les Essais, I. II, éd. Villey-Saulnier , PUF, 1965, p. 12 ; Pline: "Nam Timanthi vel plurimum adfuit ingenii.", Histoire Naturelle, XXXV- 73. 43 Hocke, op. cit., p. 212. 44 Théophile, Le Déguisé, Pour Monsieur le Premier, éd. cit., p. 242, v. 21-4. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 52 Gisèle Mathieu-Castellani L’Eros baroque diffère de l’Eros maniériste , car l’objet d’amour est le produit d’un "étayage" différent : l’amant baroque, Aubigné, Sponde, Beaujeu, se heurte à l’Autre, tout dissemblable, veut le posséder sans nier sa différence, et s’il cherche dans l’univers du mythe des modèles de passion sacrificielle, c’est le trio des martyrs, Sisyphe, Tantale, Ixion, qui se présente à son imagination, ou Actéon, mutilé et déchiqueté par ses propres chiens, image de ses désirs furieux : "Je suis cet Actéon de ses chiens déchiré !"45 Le poète-amant maniériste craint toute violence, qu’il fait rimer volontiers avec insolence, et qu’il souhaite vaincue par le silence. Incertain de lui-même et de son propre sexe, il est attiré par le même : il s’éprend, comme le Narcisse de P. de Tyard, de sa sœur jumelle, ou de sa propre ombre, ou d’une dame déguisée en garçon, ou plutôt d’un garçon tout semblable à une fille, et ses héros sont Ganymède, l’aimable giton de Jupiter, Hyacinthe, ce joli garçon dont deux dieux se disputèrent les faveurs, ou Hylas, aimé d’Hercule, ou Endymion,si peu viril, possédé par Diane tandis qu’il dort d’un éternel sommeil… Son rêve le plus insistant est celui de métamorphose en fleur, en fleur languissante et penchée, qui porte son désir de féminité fragile : Dieux ! que ne suis-je entre ces fleurs Si vous devez un jour m’arroser de vos pleurs !46 Pour célébrer l’ami-amant sans craindre les foudres de la censure, au reste plus vigilante dans les premières décennies du XVIIe siècles que dans la seconde moitié du XVIe siècle, le maniériste emprunte volontiers à la fable les fameux couples d’amis liés par "l’amitié réciproque" — tel est alors le nom de l’homosexualité masculine pour ceux qui la louent, tandis que ceux qui la fustigent comme Aubigné ou Tallemant des Réaux l’appellent sarcastiquement "l’amour sacrée": Oreste et Pylade, Patrocle et Achille, Hercule et Thésée47, et, bien entendu, Nisus et Euryale, figureront ainsi dans les "troupes d’amants" des Etats du Soleil de Cyrano48. Damon et Pythie, Chéréphon et ––– 45 Sponde, Les Amours, éd. cit., s. V, p. 53. Tristan, Les plaintes d’Acante, p. 15, v. 111-2. 47 C’est Héraclès qui délivra Thésée enchaîné aux Enfers en compagnie de son ami Pirithoos. 48 L’intertexte mythologique autorise Cyrano à inventorier et à présenter sous un jour favorable tous les écarts: l’inceste (Myrrha et son père), le transsexualisme (Iphis devenue garçon pour épouser sa belle compagne Yante), l’auto-érotisme (Narcisse), l’hermaphroditisme, la bestialité(Pasiphaë éprise d’un taureau), le "végétalisme" ( Artaxerce amoureux fou d’un platane auquel il s’unit sexuellement). Et il ajoute la 46 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 53 "Vision baroque, vision maniériste" Socrate, Hoppie et Dimante, Hector et Nestor figurent dans l’"Elégie pour une Dame énamourée d’une autre Dame" de Tyard, où la célébration des amours lesbiennes, rivalisant avec les amours viriles, "vaut pour" un éloge de celles-ci : Notre amour servirait d’éternelle mémoire Pour prouver que l’amour de femme à femme épris Sur les mâles amours emporterait le prix. Un Damon à Pythie, un Enée à Achate, Un Hercule à Nestor, Chéréphon à Socrate, Un Hoppie à Dimante, ont sûrement montré Que l’amour d’homme à homme entier s’est rencontré. 49 Lorsque Desportes déplore la mort des mignons de Cléophon 50, il n’omet évidemment pas d’évoquer les couples d’amants, Achille et Patrocle, Pylade et Oreste, Hercule et Thésée : Qu’on ne me vante plus l’amitié vengeresse Du preux fils de Thétis, sûr rempart de la Grèce : Ni le feu saint et beau dont Pylade est forcé Quand il offre à mourir pour Oreste insensé. S’éteigne le beau nom d’Hercule et de Thésée… Damon-Quélus et Lycidas-Maugiron, aimés de Cléophon-Henri III, deviennent ces "Achilles nouveaux, deux aimables Printemps", qui s’aimaient "uniquement" : […] ce n’était qu’un vouloir, En eux un seul esprit deux corps faisait mouvoir. (v. 23 -4) Que le choix de certains héros soit l’indice de cet "autre amour" est attesté par le sort réservé à Orphée : tandis que les sexualité de groupe : au Royaume des Amoureux, où est organisé un séminaire d’amants, le jeune mâle reçoit pour femmes "dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissent", mais "le marié cependant ne peut coucher qu’avec deux à la fois"… 49 Ed. cit., p.246, v. 56-62. Damon et Pythie ( Pythias) : deux philosophes liés par une vive amitié ; Chéréphon : compagnon et disciple de Socrate dans Les Nuées d’Aristophane ; Hoppie ou Hoplée et Dimante ou Dimas ou Dymas : amis cités dans La Thébaïde de Stace. Damon et Pythias, Oreste et Pylade sont cités pour leur ardent amour réciproque dans le Commentaire du Banquet de Marsile Ficin, "Oratio secunda", éd. R. Marcel, Paris, Les Belles-Lettres, 1956, p. 158. 50 Desportes, Adventure Seconde, in Elégies, éd. V.E. Graham, Paris, Droz-Minard, p. 221. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 54 Gisèle Mathieu-Castellani maniéristes, comme Tristan et Théophile, le célèbrent à l’envi, les baroques semblent hésiter à invoquer son patronage, lui préférant celui d’Amphion. C’est que, selon Ovide, Orphée aurait "inventé la pédérastie" après la perte de son Eurydice : "Ce fut lui qui inventa de transférer le désir amoureux sur de jeunes garçons."51 Les poètes, les artistes et les érudits de la Renaissance le savent bien, même si nous l’avons (un peu) oublié : Politien dans sa Favola d’Orfeo fait prononcer au musicien, renonçant à l’amour des femmes, une étrange profession de foi"52, où il déclare vouloir désormais ne plus avoir de commerce amoureux qu’avec des jeunes garçons , comme Jupiter jouissant au ciel du beau Ganymède, Phébus jouissant sur terre d’Hyacinthe, Hercule amoureux d’Hylas. Et une gravure de Dürer "La mort d’Orphée" porte cette inscription "Orphée le premier pédéraste". Du Bellay s’en prenant à un ennemi (peut-être à Louis le Roy, dit Regius, le traducteur du Banquet) lance cette pointe venimeuse : Tu penses que je n’ai rien de quoi me venger, Sinon que tu n’es fait que pour boire et manger : Mais j’ai bien quelque chose encore plus mordante. Et quoi ? l’amour d’Orphée ? Lorsque le poète, comme Tristan, choisit un illustre modèle parmi les figures mythologiques des musiciens, préférer Orphée à Amphion témoigne allusivement de ses goûts. Une autre "ruse" du discours homosexuel consiste à écrire un poème "au nom d’une dame", ce qui permet de détailler les charmes d’un bel adolescent. Ainsi Théophile, sous couvert de laisser la parole à Thisbé, demandant à un peintre le portrait de Pyrame son amant, se donne loisir de vanter les charmes d’un jeune garçon : Il a dedans ses yeux des pointes et des charmes Qu’un tigre goûterait […], ––– 51 "Ille (…) fuit auctor amore / In teneros transferre mares" Ovide, Métamorphoses, liv. X, v. 83-4. Selon Apollodore, c’est un autre musicien, Thamyris, qui fut "le premier mâle qui aimât d’autres mâles" , lorsqu’il s’éprit du bel Hyacinthe, Bibliothèque , trad. J.-C. Carrière et B. Massonie, Paris, Les Belles Lettres, 1991, I. 3. 16, p. 29. 52 Le mot est de Chamard, citant — sans oser les traduire ! — quelques vers de Politien pour commenter l’allusion à "l’amour d’Orphée" dans le sonnet LXV des Regrets de Du Bellay, cité ci-dessous (in Œuvres poétiques, tome II, Droz, 1934, p. 102). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 55 "Vision baroque, vision maniériste" mais d’un garçon présenté sous une figure féminine ; pour peindre Pyrame, en effet, Il ne faut que peindre l’Aurore Sous l’habit d’un jeune garçon. Double travestissement : le garçon se présente sous les traits de l’Aurore, mais d’une Aurore en habit masculin. Comme si la féminité n’était adorable que sous les traits d’un éphèbe! Et si l’amante propose ensuite l’amant pour modèle de beauté masculine, encore est-ce pour peindre Hyacinthe, un héros bien peu viril, aimé tendrement d’Apollon, le dieu Soleil : Connais-tu les lys et les roses, En sais-tu faire les portraits, En un mot sais-tu tous les traits De toutes les plus belles choses ? Si tu voulais peindre Hyacinthe Pour le faire voir au Soleil, Tu peindrais Pyrame… L’amant maniériste est séduit par le travesti, comme Tristan, disant bien curieusement à sa dame : Bien que ta froideur soit extrême, Si dessous l’habit d’un garçon Tu te voyais de la façon, Tu mourrais d’amour pour toi-même.53 Qui parle ici ? Un amant fasciné par un homme-femme, aimant le déguisement qui trouble les identités sexuelles. Il célèbre ainsi "la venue de Madame sortie de Nancy vêtue en cavalier" : Est-il vrai que Madame, ou plutôt ce bel Ange, Ait passé jusqu’à nous malgré tant de hasards Sous un habit de Mars ? 54 Ce bel Ange : si tant de poèmes de Tristan et de Théophile nomment l’objet d’amour un ange, n’est-ce point que son sexe est indécis ? Ni homme, ni femme, l’ange est neuter, ou bien encore uterque, comme ––– 53 54 Tristan, Le Promenoir des deux amans , éd. cit., p. 60, v. 73-6. Sur la venue de Madame… , éd. cit., p. 91. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 56 Gisèle Mathieu-Castellani cet Hermaphrodite, célébré par P. de Tyard, qui a heureusement "les deux sexes ensemble"55. "Dis-moi quelle figure mythologique te hante, je te dirai qui tu es" : si l’on applique cette règle, simple mais efficace, on verra se dessiner les deux visages d’Eros ; dans la littérature baroque, les figures de la folie hétérosexuelle, Pygmalion, Actéon, et de l’hybris, Ixion, Sisyphe, Tantale ; dans la littérature maniériste, les figures délicates des éphèbes et des héros aimés des dieux, et métamorphosés en fleurs, comme Hyacinthe, Adonis, ou Ajax, ou de celui qui eut "les deux sexes ensemble", Hermaphrodite, ou de celui qui était amoureux de lui-même, Narcisse. La poésie maniériste est alors bien proche de la peinture maniériste italienne (Pontormo, Vinci, le Parmesan) que présente Hocke dans son essai56 : l’inversion témoignerait de la volonté de réunir ce qui est contradictoire, de "trouver dans l’ ’unisexué’ ce qui est normalement réservé au bisexué"57: l’éphèbe, dont Antinoüs devient le modèle, se présente comme une discordia concors, une synthèse des sexes réunis. L’éros maniériste illustre les divers motifs de l’inversion : homo- ou bi-sexualité, sodomie, "autisme" (autoérotisme) ; hermaphrodites et androgynes fascinent pareillement la peinture et l’écriture maniéristes, cependant que, comme chez le Saint Jean de Vinci, le sexe devient une énigme… On ne saurait cependant exclure la "mixité" d’œuvres qui semblent se partager entre ces deux "postulations"58. Si Aubigné, Sponde, Nuysement, Chassignet, sont baroques, et Desportes, Théophile, Tristan maniéristes, une œuvre comme celle de Jodelle semble échapper à une définition stricte. Baroque par sa voix rude et forte, par son esthétique de la fureur, par la violence de ses représentations, cette poésie est aussi maniériste par sa fragmentation, le privilège accordé au détail au détriment de la structure d’ensemble. ––– 55 P. de Tyard, Douze Fables de Fleuves ou Fontaines, éd. G. Mathieu-Castellani, in Œuvres Complètes, sous la dir. d’Eva Kushner, tome I Œuvres poétiques, Champion, 2004, "Epigramme de Salmace", p.625. 56 G. R. Hocke, op. cit., en particulier p. 20-32, et p. 209-10. 57 Ibid., p. 192. 58 Voir sur ce point Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque ?", in XVIIXVIII Bulletin de la société d’études anglo-américaines des XVII° et XVIII° siècles, n° 55 , novembre 2002, pp. 7-25, et le texte de sa communication au colloque recueilli ici même. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 57 "Vision baroque, vision maniériste" Reste sans doute à considérer ces catégories esthétiques, si étrangères au classicisme, comme des "indicateurs", et, sans soumettre à des critères rigoureux des textes qui engendrent leurs propres normes, à admettre que, si un genre naît d’une certaine utilisation du discours, comme le disait P. Valéry, une esthétique se définit aussi par un certain usage du langage. Lequel renvoie à une vision du monde, déterminée par une croyance, qui peut être une incroyance. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts visuels ? L’itinéraire de Jean Rousset Jean-Pierre MAQUERLOT Université de Rouen D’abord un grand merci à Gisèle Venet qui m’a gentiment forcé la main en m’offrant, comme sur un plateau, le sujet de cette communication tout en me laissant le soin de l’écrire… Je m’étais ces dernières années quelque peu éloigné du maniérisme et de ses problèmes ; j’étais revenu de mon coup de foudre des années 1980 qui m’avait conduit à quelques intrépidités, comme d’associer au maniérisme le nom de Shakespeare, au moins pour un petite partie de sa production théâtrale1. Je ne me voyais donc pas intervenir dans un colloque aux côtés de spécialistes plus avertis que moi de l’actualité du maniérisme et du baroque littéraires. D’un autre côté, le titre du colloque : "tonner contre" était porteur d’orages possibles (souhaitables ?) que je ne voulais rater à aucun prix, de sorte que la sonnerie du téléphone acheva de me décider quand, au bout du fil, une voix amie, délicieusement autoritaire, me prévint : " je t’ai trouvé un titre qui t’ira très bien". Poussé malgré moi hors du nid, j’avais encore la possibilité de modifier le plan de vol qui m’était fixé, ce que je fis, suite à la relecture du livre de Didier Souiller La littérature baroque en Europe2. Ce travail pénétrant m’incita à reprendre ma réflexion sur le maniérisme, à l’étendre au baroque, avec, par voie de conséquence, l’obligation de ne plus, cette fois-ci, me limiter à une approche picturale mais d’inclure l’architecture dans le champ de la comparaison ; d’où, finalement, le titre retenu pour cette ––– 1 Shakespeare and the Mannerist Tradition, a Reading of Five Problem Plays, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. 2 Paris, P.U.F., 1988. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 60 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" communication qui prévoit également une réflexion méthodologique sur l’œuvre de Jean Rousset. Un mot, d’entrée de jeu, sur la nouveauté du livre de Souiller. Constatant que depuis la redécouverte de l’art baroque à la fin du XIXe siècle, la détermination des critères du baroque littéraire s’est faite à partir des arts visuels – prioritairement l’architecture et la sculpture – D. Souiller veut rompre avec ce dogme méthodologique pour accomplir ce qu’il appelle, ambitieusement, une "révolution copernicienne" dans la position du problème : il s’agit de "se priver délibérément de l’histoire de l’art"3 comme outil de référence obligé pour tout repérage du baroque littéraire et de lui substituer l’histoire tout court, entendue comme une discipline plurielle incluant aussi bien l’histoire des événements que celle des mentalités, des idées, des formes et des contenus de la littérature ; dans cette nouvelle perspective, les beaux-arts ne seraient plus la figure stellaire au centre de la configuration baroque mais une planète comme les autres (au même titre que la littérature, la musique, le théâtre, la danse, etc.) gravitant autour de cet astre central que serait l’histoire, disons plus précisément le noyau des forces historiques au travail en un lieu et un temps donnés. S’agissant de l’espace ouest-européen et de la période choisie par l’auteur, à savoir les huit décennies qui vont de 1570 à 1650, la conjoncture est globalement celle d’une crise dont l’ouvrage identifie les aspects politiques, économiques, sociaux et idéologiques. Sur ce point particulier, D. Souiller n’innove pas ; pourquoi le ferait-il dans la mesure où ses analyses se nourrissent de travaux aussi fiables que ceux de P. Chaunu, F. Braudel, J. Delumeau, P. Ariès, M. Vovelle et d’autres encore ? Dès lors, sur la base d’une étude comparée des littératures nationales et de leurs affinités, s’esquisse l’image d’un imaginaire littéraire baroque à l’échelle européenne, c’est-à-dire un compendium d’attitudes, de représentations mentales, de schémas de pensée, de croyances, d’archétypes plus ou moins récurrents ; c’est cette matrice idéologique qui, à son tour, génère une thématique littéraire, un répertoire de formes, une écriture, lesquels fondent le style baroque en littérature. Le travail de D. Souiller me suggère deux observations, du point de vue méthodologique qui ici m’intéresse : ––– 3 Ibid. p. 13. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 61 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" 1. les analyses qui nous sont proposées enrichissent incontestablement notre connaissance du baroque littéraire européen (et français en particulier) sans qu’aucune d’elles n’infirme ou ne contredise les conclusions générales qui découlaient naguère d’une approche traditionnelle, c’est-à-dire soumise, en quelque sorte, au primat méthodologique du baroque visuel dans l’élaboration du baroque littéraire ; 2. cette refondation du baroque littéraire sur un socle historico-idéologique, laquelle évite le piège de rapprochement douteux entre le visible et l’écrit, n’aurait assurément pu voir le jour sous le travail des pionniers qui, on le sait, avaient choisi le fil d’Ariane du baroque visuel pour s’aventurer dans la terra incognita du baroque littéraire. Pourquoi suis-je tenté, à ce stade, d’évoquer l’itinéraire d’un de ces pionniers, Jean Rousset ? Parce que sa démarche qui le fait élaborer les critères du baroque littéraire à partir de l’architecture et de la sculpture (très secondairement la peinture) révèle une attitude complexe, voire complexuelle : d’un côté, Rousset n’imagine pas pouvoir se passer de la référence plastique mais, de l’autre, il organise la confrontation entre beaux-arts et littérature sur un mode qui suggère déjà, en 1954, un secret désir de s’affranchir du primat méthodologique énoncé plus haut. Tentons de déconstruire la méthode de J. Rousset en relisant son ouvrage fondateur : La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon 4. Rousset commence par s’intéresser au ballet de cour, au théâtre à machines qui préfigure l’opéra, à la pastorale dramatique, à la tragi-comédie, marginalement à la tragédie – pour autant qu’elle est pourvoyeuse d’effets spectaculaires et horribles –, avant de terminer les deux premières parties du livre sur la poésie. De ce corpus émerge la thématique devenue célèbre de la métamorphose, de l’inconstance, de la mobilité, du déguisement et de l’ostentation. On remarquera que, tout au long de cette enquête initiale, architecture et sculpture occupent une place fort réduite, comme si elles étaient, pour ainsi dire, tenues à distance. À ce stade qui est celui de l’exploration par un "littéraire" de l’univers du ballet, de certaines formes théâtrales soigneusement sélectionnées et de la poésie entre 1580 et 1670, le mot de "baroque" n’apparaît que très rarement, presque jamais appliqué aux productions étudiées par l’auteur mais presque toujours associé, par le biais d’allusions très ––– 4 Paris, José Corti, 1954. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 62 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" brèves, à l’œuvre du Bernin, du Tintoret et de Rubens. Quand, en de rares occasions, l’œuvre de ces artistes "s’invite" au détour d’analyses littéraires, c’est toujours de manière fugace, sur le mode de la notation ponctuelle, plus allusive que démonstrative. Il faut attendre la troisième partie de l’ouvrage pour que Rousset, au chapitre VII, aborde frontalement la question du "baroque dans les beaux-arts", et ce en moins de vingt pages. Comme toujours, chez ce brillant professeur qui ne conçoit pas de passer d’une partie à l’autre de son exposé sans une transition thématique et/ou formelle, c’est un motif ou un thème, en l’occurrence celui de l’eau vive, à la fois célébré par les poètes dont il vient d’être question et mis en scène par les ordonnateurs de ballets, qui assure la liaison avec l’eau ruisselante des fontaines berninesques. Après quoi vient une courte description de façades et d’intérieurs d’églises baroques suivie de quelques lignes sur la peinture du Tintoret. Les analyses du baroque visuel sont, à ce stade, volontairement embryonnaires comme pour détourner l’attention du lecteur de la fonction qui leur sera dévolue à l’étape suivante du raisonnement. Dans le chapitre VIII intitulé "D’un baroque littéraire", on comprend enfin que les beaux-arts étaient en réalité convoqués pour fournir "les caractères essentiels de l’œuvre baroque qui peuvent si l’on schématise, se ramener à quatre : l’instabilité […] ; la mobilité […] ; la métamorphose […] ; la domination du décor […]" 5 ; d’où le constat attendu que "les thèmes fondamentaux de l’architecture et de la peinture baroques sont également ceux qui alimentent tout un ensemble d’œuvres littéraires contemporaines ; entre les mythes, les mobiles et les moyens d’expression des unes et des autres, le parallélisme est évident"6. Effectivement, entre le relevé de conclusions découlant d’un examen de la littérature, du théâtre et de la fête de cour et les quatre critères dégagés à partir de l’architecture et de la peinture, la convergence est parfaite au point qu’on peut parler ici de tautologie. Et l’on voit mieux pourquoi les développements consacrés à l’œuvre berninoborrominienne, et à la peinture du Tintoret et de Rubens n’avaient nullement besoin d’être plus étoffés : leur objet n’était pas de nous apprendre sur le style baroque quoi que ce soit que nous ne sussions déjà, grâce au ballet de cour, au théâtre et à la poésie. Qu’attendait Rousset de son "excursion" du coté des arts visuels ? Que ceux-ci fonctionnent comme une simple instance de nomination d’un phénomène déjà appréhendé dans ses formes et ses contenus mais sur ––– 5 6 Ibid. pp. 181-2. Ibid. p.183. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 63 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" un autre terrain que celui des beaux-arts. Loin de produire de la connaissance, les œuvres plastiques dites baroques ne sont ici qu’un outil de reconnaissance, la pierre de touche qui permet à l’orfèvre d’identifier le métal ; disons pour filer la métaphore et, surtout, être plus précis : l’or baroque au sein de l’alliage, car Rousset est trop avisé des choses de l’art et de la littérature pour se risquer à un étiquetage univoque donc forcément réducteur. Il admet, en particulier, la nature composite et ambiguë des plus grandes œuvres qui sont aussi les plus rebelles à la classification ; ainsi dans les chapitres suivants, il préfèrera parler de "notes" ou d’ "accents" baroques chez Malherbe et Corneille, d’un baroquisme peut-être "à demi manqué" dans Les larmes de Saint-Pierre de Malherbe 7, d’un "théâtre contradictoirement chargé de Baroque et d’antibaroque" à propos du Corneille des grandes tragédies8. Tout se passe comme si, méfiant des dangers et des dérives de la "confrontation directe" entre arts du visible et arts du langage, Rousset s’évertuait à minimiser le rôle du baroque visuel dans la formation de l’idée du baroque littéraire. On ne part pas de l’architecture du Bernin, on la rejoint, comme si la littérature ne faisait que traverser, presque fortuitement, le champ des arts plastiques pour le quitter presque aussitôt, dès lors que ceux-ci ont permis de cautionner un ensemble de conclusions acquises. En apparence, il s’agit d’un "détour par les formes visuelles" pour reprendre l’expression de l’auteur dans un article postérieur de treize ans à La littérature de l’age baroque et intitulé "Adieu au Baroque"9 ; en apparence, il s’agit d’une déviation momentanée, à miparcours d’une trajectoire qui se déploie en milieu littéraire. Mais, en réalité, ce prétendu "détour" n’est rien d’autre qu’un retour aux origines présenté en trompe-l’œil, un artifice de composition qui voudrait masquer l’inavouable et, selon moi, l’inévitable primat méthodologique du visuel, dès qu’on parle du baroque. Mais poursuivons le travail de déconstruction. Les premières lignes de l’ouvrage sont éclairantes : "À l’origine lointaine de cet essai, il y eut une sorte de coup de foudre devant la féerie décorative et mouvante du Zwinger de Dresde et le merveilleux ensemble de façades et de coupoles qui dominaient la grande boucle de l’Elbe"10. ––– 7 Ibid. p. 202. Ibid. p. 218. 9 Publié dans L’Intérieur et l’extérieur, Essais sur la poésie et le théâtre au XVIII° siècle, Paris, José Corti, 1968. 10 La littérature de l’age baroque, p. 7. 8 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 64 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" Tout porte à croire que ce coup de foudre n’a pas été un feu de paille sans lendemain mais qu’il fut entretenu par une réflexion sur les formes de cette architecture, réflexion elle-même alimentée ou confortée par diverses lectures. Rousset avait-il lu les Kunstgeschichtliche Grundbegriffe dans le texte original de 1915, ou dans la traduction française que ses concitoyens genevois Claire et Marcel Raymond venaient de publier en 195311? Toujours est-il qu’il connaît les cinq couples de catégories antithétiques qui, selon Wölfflin, différencient le style classique de la Renaissance du style baroque qui lui succède12. Rousset connaît tout autant la tentative à demi infructueuse de Marcel Raymond pour adapter les critères wölffliniens à la littérature13. Ce n’est donc pas un esprit innocent qui aborde les textes, mais un esprit disposé à trouver dans ce corpus, non pas ce qu’il y met car Rousset n’invente rien, mais ce qu’il vient y chercher, à savoir une thématique en consonance avec les formes qu’il a déjà observées dans l’architecture baroque et qu’il a vu confirmées par ses lectures. Relisons ce qu’il écrivait plus tard, en 1968, dans un article intitulé "Esquisse d’un bilan" : Nous pouvons avoir besoin de cadres organisateurs ou de schémas historiques pour fixer et ordonner la réalité à saisir ; mais ces cadres et ces schémas ne se confondent pas, ne devraient pas se confondre avec cette réalité ; ils ne sont pas les œuvres ni les hommes ; ils ne sont que des verres oculaires, des instruments d’investigation. Mais une nouvelle catégorie, dans la mesure où elle est une nouvelle vision, nous prête un nouveau regard.14 C’est bien avec ce nouveau regard formé au contact du baroque visuel que Rousset abordait le ballet de cour, un certain théâtre et la poésie. Mais pourquoi, demandera-t-on, s’évertuer ainsi à mettre à jour le non-dit qui sous-tend la démarche par ailleurs féconde de Jean Rousset ? Pour indiquer qu’à ce stade encore débutant de la recherche baroquiste, aucun discours sur la littérature ne pouvait faire l’économie de ce que Marcel Raymond reconnaissait comme un ––– 11 Sous le titre : Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, Plon, 1953. La note 1 du chapitre VIII précise que ces critères "ne sont pas sans avoir beaucoup aider à l’élaboration de ce que nous proposons", p. 286. 13 Voir “Baroquisme et littérature”, in La profondeur et le rythme, Paris, Arthaud, 1948 ; M. Raymond revient sur cette question dans Baroque et Renaissance poétique, Paris, José Corti, 1955. L’ouvrage dédié à J. Rousset "Maître en Baroquie" paraît un an après La littérature de l’âge baroque en France. 14 Publié dans L’intérieur et l’extérieur, p. 247. 12 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 65 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" "préalable à l’examen du baroque littéraire"15, mais que les esprits les plus clairvoyants pressentaient, simultanément, les dérapages méthodologiques que les comparaisons simplistes ou simplettes entre les beaux-arts et la littérature allaient occasionner, au risque de discréditer pour longtemps la catégorie du baroque appliquée au théâtre ou à la littérature. Avons-nous changé tout cela ? Je n’en suis pas si sûr et je crains que le baroque littéraire n’ait conquis son autonomie qu’auprès de celles et ceux qui sont déjà convertis à sa cause. Une fois de plus, Rousset s’avère éclairant. Par deux fois, il nous mène au bord d’une découverte capitale pour la compréhension du baroque mais qui ne sera finalisée que plus tard. Voici ce qu’on lit dans le chapitre V à propos de Jean de Sponde : Sponde n’est pourtant pas le poète de l’eau et du vent ; cette poésie serrée, dure, abstraite, ne leur fait une place que pour s’en débarrasser […] ; elle est toute tendue vers l’immuable. Son mouvement propre est fait de cette tension entre ce qui se meut et ce qui ne se meut pas.16 Deux chapitres plus loin, l’auteur regarde la fontaine des Quatre Fleuves au centre de la place Navone et voici ce qu’il retient : [L]e passage de la pierre rectiligne17 à la pierre naturelle, puis aux formes vivantes des végétaux, des animaux, des figures, enfin au ruissellement de l’eau : passage du lisse au déchiré, de la droite à la courbe, du solide au liquide ; le règne des formes stables glisse au règne des formes mouvantes.18 Or cette idée du passage d’un état à un autre est comme abandonné en cours de route ; on ne la retrouve pas dans le reste du livre, sans doute parce qu’elle ne s’intègre pas à la thématique du baroque, laquelle ne prévoit pas, à ce stade, le rapport dialectique entre le mouvant et le fixe, l’éphémère et le stable. Mais la question surgit : pourquoi ne pas avoir creusé cette idée ? La réponse est dans un article de 1968 "SaintYves et les poètes"19 où il apparaît que c’est faute d’avoir ––– 15 in Baroque et Renaissance poétique, première de couverture. La littérature de l’âge baroque, p. 119. 17 Il s’agit de l’obélisque. 18 Ibid. p. 163. 19 Publié dans L’intérieur et l’extérieur. 16 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 66 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" suffisamment questionné l’architecture baroque avant tout autre chose que Rousset était, pour ainsi dire, passé à coté de ce qui nous semble aujourd’hui l’une des clefs du baroque, quel que soit l’art considéré. Dans cet article trop peu connu, mais ici sans détour ni trucage ni faux-semblant, l’auteur revisite des lieux familiers ; il ne se limite plus aux façades et ne se contente plus de noter la prééminence du décor sur la structure ; il écrit : J’entre d’abord à Saint-Yves de la Sapience : la nef – zone inférieure symbolisant traditionnellement le monde terrestre ou "sublunaire" – apparaît au premier regard étrangement trouble et mouvementée, zigzagante, travaillée par le heurt des droites et des courbes. Suit une dizaine de lignes consacrées à la description de "l’instable, de la dispersion et du conflit" ; après quoi Rousset poursuit : Mais que le regard obéisse aux grandes verticales qui […] jaillissent du bas de la nef vers le haut de la coupole, il montera de la pénombre à la lumière, du mouvant au fixe, du multiple à l’Un, vers le cercle parfait du lanternon […]. Ce parcours inscrit dans les formes architecturales entraîne le contemplateur à […] opérer en lui même ce passage du trouble à la sérénité, de la multiplicité du sensible à l’unité du sacré. 20 À quelques pas de là, la fontaine des Quatre Fleuves est, à son tour, revisitée mais cette fois avec un regard de bas en haut qui épouse la trajectoire naturelle de l’œuvre baroque ainsi que la révèlent l’architecture, la sculpture et la peinture : La richesse de sens, la beauté d’un ouvrage tel que la fontaine des Quatre Fleuves est sans doute dans la multiplicité chatoyante des mouvements qui s’entrecroisent autour de ce centre immobile, de ce mât dressé vers le ciel au dessus de leur tourbillonnement.21 Abordant alors deux textes, un poème de Drelincourt (poète mineur de la seconde moitié du XVIIe siècle) intitulé Sur les Fontaines et les Rivières, et un extrait de l’oraison funèbre d’Anne de Gonzague, Rousset observe "une commune dialectique qui disperse pour réunir", un "même mouvement qui se fractionne et se gonfle, suivi d’une ––– 20 21 Ibid. pp. 258-59. Ibid. p. 260. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 67 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" spectaculaire volte-face qui découvre un point fixe"22. Ainsi, tardivement mais sûrement, Rousset met à jour une dynamique interne à l’œuvre, les linéaments d’une figure structurelle légitimement transposable à la littérature. Ayant moi même constaté combien le maniérisme peut ressembler au baroque sur le strict plan thématique – ce que Claude-Gilbert Dubois appelle la "topique"23 – j’ai acquis la conviction qu’un simple répertoire de thèmes ou de sujets ou même de formes prises isolément ne suffit pas à différencier les deux styles qui, pourtant, à bien des égards, s’opposent ; d’où l’intérêt de cette découverte lointainement pressentie dans La littérature de l’âge baroque mais qui ne trouve sa formulation correcte que grâce à une lecture plus fine, plus profonde, plus experte de l’architecture, et qu’aucune de nos observations contemporaines n’est venue infirmer. Ouvrons cependant une parenthèse qui a valeur de mise en garde : évitons de voir nécessairement dans cet élan qui structure le texte et l’édifice baroque – tout comme d’ailleurs la composition picturale – une montée vers Dieu ou l’affirmation d’une transcendance d’ordre métaphysique ; les arts baroques sont riches de réalisations profanes mais, dans tous les cas, on y décèle, plus ou moins bien réalisée, la trace d’un parcours, la marque d’une aspiration au dépassement, d’un appel vers un ailleurs ou un au-delà, les signes d’une énergie tendue vers le sublime. En littérature, le mouvement baroque s’accommode de thèmes et de situations variées, mais on le reconnaîtra à ce qu’au terme d’un itinéraire plus ou moins chaotique, semé d’erreurs, d’accidents, de fausses pistes, d’illusions, se découvre ce "point fixe" dont parle Rousset, ce "dénouement" qui n’est pas l’apanage du seul théâtre mais auquel le théâtre, il est vrai, confère une visibilité particulière. Ainsi, pour prendre quelques exemples connus de tous et empruntés à Shakespeare, l’apothéose baroque peut être l’éclair de lucidité du roi Lear après l’égarement de la raison, l’accession à l’amour du prochain après les convulsions de l’orgueil bafoué et de l’ego martyrisé, comme ce moment extraordinaire où Lear éprouve concrètement, en lui-même et chez son semblable, la misère radicale de l’homme nu ; ce peut être le fantasme ultime de Cléopâtre qui vit sa mort comme un orgasme charnel et une union spirituelle avec son amant, expérience sublime qui relègue au rang du dérisoire et du contingent les reniements, les revirements, les bouffées de désir et les joutes querelleuses qui scandent le quotidien d’Alexandrie ; ce peut être la fuite sans retour de Timon d’Athènes dans une misanthropie ––– 22 23 Ibid. p.265. Voir Le maniérisme, Paris, P.U.F., 1979, pp. 193-211. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 68 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" radicale, absolue, qui veut se perpétuer au delà de la tombe après les mondanités de la vie patricienne, les démonstrations lassantes et répétitives d’une munificence ostentatoire, les accès de fureur tout aussi ostentatoires provoqués par l’ingratitude des "amis", laquelle s’inscrivait en creux dans la folle générosité du donateur. Emboîtant le pas à Jean Rousset, j’ai tenté il y a une dizaine d’années, mais avec un succès très relatif, de situer la confrontation entre la peinture maniériste italienne et le théâtre de Shakespeare sur un terrain plus solide que la ressemblance thématique, à savoir celui de la structuration de l’image peinte et du texte dramatique24. J’ai cru pouvoir discerner dans les deux formes d’art un fonctionnement non pas identique mais analogue, articulé autour de deux principes fonctionnels, la disparité et le décentrement, eux-même commandés par une volonté esthétique singulière : "montrer l’art"25. Je pense que cette proposition peut encore nous aider à mieux cerner certains aspects importants du style maniériste à condition sans doute de lui adjoindre d’autres facteurs de structuration qui viendraient utilement enrichir et complexifier le modèle. Si incomplète qu’elle soit, cette amorce de définition transgénérique du maniérisme doit beaucoup à l’étude des arts plastiques en Italie, depuis l’avènement du style anticlassique à Florence vers 1520-30 jusqu’au rayonnement transfrontalier de ce maniérisme codifié, académique, de la seconde moitié du siècle par le truchement duquel le style Renaissance s’étend à l’Europe occidentale sans que l’Italie ait véritablement pu imposer hors de ses frontières les normes de sa Renaissance classique encore appelée haute Renaissance. C’est bien la version maniériste du style Renaissance qui dispute au gothique sa prééminence à l’échelle de l’Europe occidentale26. ––– 24 Dans Shakespeare and The Mannerist Tradition. “Per mostrar l’arte”: la réponse de Vasari à Francis de Médicis pour expliquer au prince le choix de figures vues d’en bas et traitées en raccourci, dans les fresques du Palais Vieux de Florence ; l’anecdote est citée par John Shearman dans Mannerism, Harmondsworth, Penguin, 1967, p. 53. Dans le baroque aussi, l’art s’exhibe mais cet étalage ne se donne jamais comme une fin en soi. Le baroque ne se préoccupe pas au premier chef de faire passer l’artiste pour un virtuose : il est trop occupé à convaincre, à émouvoir, à susciter l’adhésion à la vérité qu’il dévoile. Le maniérisme est narcissique ; il fait retour sur lui-même, s’absorbe et absorbe son public dans la contemplation de ses propres performances. 26 Le meilleur ouvrage actuellement disponible sur le maniérisme (peinture, sculpture, architecture) est celui de Daniel Arasse et Andréas Tönnesmann : La Renaissance maniériste, Gallimard, Paris, 1997. 25 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 69 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" L’intérêt de ce témoignage personnel est qu’il me ramène à Jean Rousset et à sa méthode. Au chapitre VII de son livre qui, on le sait, traite essentiellement d’architecture, deux développements portent le même titre "De la Renaissance au Baroque" et se donnent pour visée de comparer deux types de fontaines et deux types d’intérieurs de bâtiment ; la première comparaison porte sur les fontaines de style Renaissance qui ornent les jardins de la villa d’Este à Tivoli et les fontaines berniniennes qu’on voit à Rome ; l’autre concerne l’ancienne Sacristie de San Lorenzo à Florence construite par Brunelleschi et le vestibule de la Bibliothèque – également à San Lorenzo – plus connue sous le nom de Bibliothèque Laurentienne et due à Michel-Ange. S’agissant de la seconde comparaison, le doute s’insinue dans l’esprit de Rousset quant à savoir si cet étrange vestibule avec son célèbre escalier donnant accès à la bibliothèque, est bien représentatif du baroque qu’il est censé illustrer, par opposition au style incontestablement Renaissance de la sacristie ; et Rousset conclut que non. L’œuvre de Michel-Ange serait, tout au plus, une "amorce de baroque" 27 mais d’un baroquisme fort différent de celui auquel nous ont habitués les réalisations berniniennes et borrominiennes. Rousset s’interdit même de qualifier le vestibule de "pré-baroque", épithète qu’il utilise, par ailleurs, à propos d’un édifice également problématique : l’église de Gesù à Rome. On mesure ici à la fois la sûreté de vision de l’observateur genevois, grand connaisseur du baroque, et son incapacité à désigner de façon satisfaisante cette anomalie architecturale et décorative que constitue le vestibule de Michel-Ange. Dans les années 1950, l’idée d’une architecture maniériste était encore fort peu répandue, y compris chez les spécialistes, beaucoup moins acceptée, en tout cas, que l’idée d’une peinture ou d’une sculpture maniériste. Or sans ce chaînon manquant dans l’évolution des styles en architecture, on ne pouvait considérer le vestibule de Michel-Ange que comme un caprice purement individuel, une frasque esthétique sans précédent ni conséquence. Peut-être eût-il suffi, pour sortir de cette impasse, que sans quitter Florence, Rousset poussât la porte de l’église San Stefano et s’avançât vers le maîtreautel à la rencontre d’un autre escalier, dessiné, celui-là, par Bernardo Buontalenti en 1574 et, à bien des égards, ressemblant à celui que Michel-Ange avait conçu une quinzaine d’année avant. De la même façon, l’idée d’une fontaine maniériste aurait pu venir de la contemplation de la fontaine de Neptune achevée vers 1575 et due à Bartolomeo Ammanati, qu’on peut voir à proximité du Palais Vieux. ––– 27 La littérature de l’âge baroque, p. 171. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 70 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" Face à ces réalisations, on prend conscience de ce qui distingue le maniérisme du baroque et de l’erreur qui consiste à nier la spécificité du maniérisme au profit de je ne sais quel "pré-baroque". Cette prise de conscience qui ne peut s’effectuer qu’au contact des arts visuels aurait sans doute conduit J. Rousset à corriger son interprétation de Montaigne et de ces poètes, héritiers de Ronsard et de Garnier, qui s’appellent D’Aubigné, Sponde ou Hardy, tous rangés abusivement sous la rubrique réductrice de "pré-baroque". À propos de Montaigne et des Essais, assemblage fortuit de "grotesques et corps monstrueux" (selon les mots mêmes de l’auteur repris par Rousset), celui-ci émet l’hypothèse peu crédible que l’œuvre est "à l’image d’un certain désordre premier de l’esprit que l’art ne conduit pas encore", d’où il conclut que les Essais correspondraient à un état "prébaroque" et seraient "une sorte de chantier où prennent vie les éléments qui pourront composer l’œuvre baroque"28. Posons la question : et si cette confusion que Rousset situe en amont de l’art était – plus vraisemblablement – un savant et beau désordre soumis à une volonté artistique forte, mais aux antipodes de l’intention unifiante du baroque, révélatrice, en tout cas, d’une conscience aiguë du style ? Cette question que nous avons le devoir de poser en 2005, grâce à notre familiarité (relative) avec l’esthétique maniériste, qui reprocherait à Rousset de ne pas l’avoir posée en 1954 ? Dans le chapitre précédent, au début d’un exposé sur Malherbe, Rousset avait stigmatisé les poèmes de jeunesse comme les "pires sous-produits ronsardiens"29, sans qu’on sache si les "sousproduits" en question sont des imitations du Ronsard plutôt classique des Amours et des Odes ou du Ronsard des Hymnes dont Marcel Raymond, en 1964, devait décrire avec bonheur la tonalité maniériste30. J’avoue ici que mes faibles clartés ronsardiennes et malherbiennes m’interdisent de trancher. Quoi qu’il en soit, l’évolution stylistique de Malherbe donne à penser que son classicisme tant vanté n’est pas un héritage de la Pléiade mais plutôt l’aboutissement d’une auto-discipline en matière d’écriture, d’une ascèse difficile, à partir de tendances maniéristes et baroques. À l’époque, Rousset n’envisageait évidemment pas la possibilité d’un maniérisme littéraire ; aussi ne discerne-t-il dans la poésie du jeune ––– 28 Ibid. p. 236. Ibid. p. 196. 30 Voir “Ronsard et le maniérisme”, conférence prononcée à Tours en 1964, reproduite dans Être et Dire, Neufchâtel, La Baconnière, 1970, pp. 61-112. 29 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 71 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" Malherbe que des indices pré- ou proto- baroques. Au début des années 1970, la situation avait changé ; profitant des avancées de l’histoire de l’art, le maniérisme pouvait alors, sous la plume des plus audacieux, se proposer comme une catégorie au moins expérimentale dans le domaine de la littérature ; ainsi Marcel Raymond discernait dans Les larmes de Saint-Pierre (1587) un assemblage disparate, une "belle chimie"31 d’éléments maniéristes combinés à des éléments prébaroques, ce qui paraît à l’amateur que je suis assez conforme à la réalité. Ma dernière observation concerne les rapports entre baroque et préciosité évoqués à la fin du livre. Une chose est frappante : la description que fait Rousset de la préciosité qui fleurit en France autour des années 1630-40 recoupe largement les descriptions actuelles du maniérisme qui éclôt au siècle précédent. Citons quelques passages significatifs : [L]e Baroque imagine et invente ; la Préciosité réduit l’invention à l’ingéniosité, à la prouesse […] c’est un art d’allusions et de mots de passe, de variation sur un thème reçu, une littérature à partir de la littérature […] le Baroque enlève, la Préciosité donne à deviner ; dans les deux cas, l’effet peut être le même : la surprise ; et c’est un de leurs points de rencontre. D’où la conclusion – inévitable à cette époque – selon laquelle "le Précieux est l’amenuisement du Baroque"32. Il apparaît maintenant plus satisfaisant de voir dans le style précieux non pas un baroquisme anémié mais une résurgence tardive du maniérisme. Comme le maniérisme, la préciosité est un art "di maniera"mais dans un registre étriqué, sur un mode volontiers frivole et mondain, à l’intention d’une coterie. Demandons-nous, en conclusion, contre quoi il faut tonner puisque nous sommes venus pour cela. Tonner contre le baroque littéraire est un combat d’arrière-garde : la catégorie est admise, considérée comme éclairante, jusque dans les jurys de concours. Tonner contre une approche du baroque littéraire via les beaux-arts, sous prétexte que nous avons largement dépassé le stade des premiers défrichements ? On peut y consentir dans la mesure où la recherche a ––– 31 Voir La poésie française et le maniérisme, 1546-1610 (?), Genève, Droz, 1971, p. 40. 32 La littérature de l’âge baroque, pp. 241-42. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 72 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" mieux à faire que d’enfoncer des portes ouvertes et dans la mesure aussi où nous sommes perpétuellement guettés par des comparaisons faciles, fallacieuses et improductives. Je revendique pourtant la nécessité de nous référer encore au baroque visuel, à titre de vérification ou de confirmation, dans les cas où l’application de la catégorie fait problème ; ce recours peut éviter de regrettables confusions avec le maniérisme. Faut-il tonner contre le maniérisme littéraire sous prétexte que ses critères sont encore insuffisamment précis malgré l’admirable travail de Claude-Gilbert Dubois en littérature et le non moins admirable travail du regretté Daniel Arasse en peinture ? Sûrement pas ; bien qu’encore sur le métier, la définition pour l’heure incertaine du maniérisme en littérature et au théâtre a déjà montré une certaine efficacité heuristique. Contrairement à ce que pensait Dubois en 1969, quand il publiait son anthologie de la poésie baroque33 et qu’il ne pense plus aujourd’hui, le maniérisme n’est pas une modalité du baroque, mais une modalité du style Renaissance, lequel ne se réduit pas à un type de classicisme ni en littérature, ni au théâtre, ni dans les arts visuels. Superficiellement, une œuvre maniériste peut, effectivement, ressembler à une œuvre baroque mais il faut dépasser ce point de vue et discerner en elle la spécificité de son caractère maniériste qui ne se confond pas avec un pré-baroque, un baroque naissant ou inabouti. Malgré ses zones d’ombres et son droit de cité encore contesté au sein de la république des lettres, le maniérisme aide l’angliciste que je suis à penser l’écart qui sépare Edmund Spenser et John Donne, La tragédie espagnole de Thomas Kyd et l’Hamlet de Shakespeare, et plus loin en aval, du coté du baroque, entre une pièce aussi inclassable que Mesure pour mesure de Shakespeare et n’importe quelle tragi-comédie guarinesque de John Fletcher, annonciatrice du plein baroque qui ne s’épanouit qu’avec Dryden et ses contemporains. Si pénétré qu’on soit des idiosyncrasies anglaises discernables dans les œuvres produites sous Elisabeth, Jacques Ier et Charles Ier, on ne peut faire l’impasse sur la question de savoir comment elles s’inscrivent dans le champ de la culture ouesteuropéenne. Les catégories de maniérisme et de baroque ont aussi cet intérêt théorique et méthodologique de nous persuader que la spécialisation par discipline – au demeurant indispensable – n’est pas, ou ne devrait pas être, prétexte au cloisonnement. Encore faut-il manier ces catégories avec précaution sous peine de les discréditer. C’est pourquoi, s’agissant du maniérisme littéraire toujours à la recherche de son autonomie, je réserverai mes foudres à quiconque ––– 33 La poésie baroque, 1560-1600, Paris, Larousse, 1969. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 73 "Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts" prétendrait l’affranchir prématurément de la tutelle encore nécessaire et, à bien des égards, bénéfique de l’histoire de l’art. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque Didier SOUILLER Université de Bourgogne (Dijon) Jean Rousset fut assurément un initiateur pour toute une génération de l’après-guerre, lasse des conventions lansoniennes sur le XVIIe s. français qui régnaient encore dans les années 50 et 60. Avec lui, la notion de baroque entrait dans la littérature française du siècle "classique" et un nouveau regard sur le baroque se trouvait légitimé, du moins en ce qui concerne la littérature française. En effet, La littérature de l’âge baroque en France (Corti, 1954) faisait de Circé (avec le paon) une des deux figures susceptibles d’incarner les deux pôles d’un imaginaire baroque partagé entre la métamorphose et l’ostentation. Circé, la magicienne homérique, introduit à un monde où "tout se meut ou s’envole, rien n’est stable, rien n’est plus ce qu’il prétend être, les frontières entre la réalité et le théâtre s’effacent dans un perpétuel échange d’illusions et la seule réalité qui demeure est le flot des apparences cédant à d’autres apparences …" (p. 30). Pour mener son enquête, le critique s’appuyait sur le ballet de cour français où la magicienne servait d’argument, depuis le fameux Ballet comique de la reine Louise, toujours cité en référence1. Cependant, ne peut-on, un demi-siècle plus tard, tenter de répondre à la question que Jean Rousset lui-même posait au spectacle de l’omniprésence de la magicienne? "Cette présence obsédante de Circé dans le ballet de cour n’autorise-t-elle pas à faire de la fée des métamorphoses l’un des mythes de l’époque? N’agit-elle pas à la manière d’un centre de rayonnement? Elle suscite autour d’elle des figures complémentaires ou analogues, elle entraîne dans son sillage une escorte de masques et de funambules qu’elle revêt de vent, de flammes, de miroirs, de tous les symboles du mouvement, elle révèle des forces sourdement à ––– 1 Voir H. Prunières, Le ballet de cour en France, première édition: 1914. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 76 Didier Souiller l’œuvre que sans elle on discernerait mal, elle donne un corps et un visage à tout un monde qui se cherche" (p. 31). Ces "forces" cachées, dans un monde qui cherche des représentations nouvelles pour un imaginaire en voie de constitution progressive, conduisent à s’interroger d’abord sur la forme et la signification de Circé (pour reprendre deux termes associés par ce même Jean Rousset), afin de mieux comprendre les raisons de l’extension de la figure de la magicienne dans l’espace et le temps, c’est-à-dire sans se limiter à l’espace français ni au temps baroque (encore faudrait-il savoir au juste à quelles limites correspond l’époque baroque …). Ce faisant, on pourra tirer profit de l’extension récente de la recherche à de nouveaux domaines et, notamment, de la mise en relation de la littérature avec la musique (la fête de cour précède le développement à l’échelle européenne de l’opéra): Circé la séductrice possède une voix qui en fait la protagoniste de nombreux drames lyriques. Mais la magicienne règne également sur un espace: un palais somptueux et, aussi, un jardin qui devient le lieu symbolique de l’expression d’une philosophie mettant particulièrement l’accent sur une conception anti-idéaliste de la valeur et sur la possibilité d’une existence dans le monde. La peinture, enfin, offre le moyen de suivre les représentations de Circé, non plus à partir du texte homérique, mais à partir de sa réactualisation dans l’épopée romanesque de la Renaissance avec Boiardo, mais surtout l’Arioste et Le Tasse. Ainsi espère-t-on apporter sinon de nouveaux critères, du moins de nouvelles références dans le cheminement du maniérisme au baroque et son prolongement rococo — pour s’étonner, sans tonner. Il y a, en quelque sorte, une généalogie de Circé: la magicienne change de nom, mais pas de fonction, comme le prouve la permanence des invariants de ce qu’il faut bien nommer le mythe littéraire de Circé. Est-il bien nécessaire de rappeler en détail qui était la Circé d’Homère et quels étaient, à l’origine, ses attributs, que la tradition littéraire moderne va reprendre et amplifier? L’aventure d’Ulysse qui la concerne est rapportée dans l’Odyssée au chant X, v. 209 et suivants. ––– 2 Sur ce point, on se permet de renvoyer à notre Le Baroque en question, in Littératures classiques, n°36, printemps 1999. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 77 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" Circé, tout d’abord, comme dans tout récit mythique grec, a une généalogie qui fournit la clef symbolique du personnage: elle est déesse, fille du Soleil et de Perséis, elle-même fille d’Océan; signe d’une double nature contradictoire qui allie la quête lumineuse de savoir et la profondeur obscure de l’insaisissable, également représentée par Protée, dieu marin et maître de la métamorphose. Elle est également la sœur d’Æétès, le roi de Colchide, gardien de la Toison d’Or, ce qui fait d’elle la tante de Médée, la redoutable magicienne, et de Pasiphæ, l’épouse de Minos, sur laquelle pèse la malédiction d’Aphrodite. Phèdre, on le sait, fille de Minos et de Pasiphaé appartient à une famille dont les femmes ont le sang bouillant, pour utiliser une métaphore chère à l’Hippolyte de Racine. En résumé, la généalogie de Circé la situe sous le double signe de la passion amoureuse et d’un savoir magique qui triomphe par les apparences. La signification de l’épisode est clairement placée sous le signe de la métamorphose, celle qui met en valeur les passions animales des victimes de la magicienne: les compagnons d’Ulysse sont impitoyablement transformés en pourceaux, eux qui s’adonnent sans réfléchir aux joies de la table de Circé et par la gourmandise desquels la catastrophe arrivera sur l’île du Soleil; d’autres prisonniers prennent la forme significative de bêtes sauvages. Une seconde métamorphose, tout aussi spectaculaire, mais d’ordre psychologique, concerne la magicienne elle-même: sous l’influence de l’amour, elle passe de l’hostilité masquée à l’égard d’Ulysse à la passion pour cet être d’exception dont les dieux lui avaient annoncé la venue et qui résiste victorieusement aux charmes puissants des philtres qui lui ont été servis. On le sait, sur le chemin du palais, Hermès était apparu à Ulysse pour lui remettre une fleur magique capable de le prémunir contre les potions que devait lui administrer Circé: conformément à l’anthropologie classique occidentale (dont l’origine est grecque précisément), le triomphe sur les passions dépasse les simples forces humaines, incapables de vaincre par elles-mêmes un désir qui submerge invariablement la raison. Le pessimisme augustinien, qui prévaudra avec la fin du XVIe siècle, lors de la généralisation et de l’intériorisation d’une image culpabilisante de la créature, y trouvera son compte en récupérant l’exemple de l’aventure d’Ulysse; le plus intelligent des hommes, sans le secours de la grâce, ne pourrait faire son salut! Ce même héros se fait d’ailleurs attacher au mât de son © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 78 Didier Souiller navire pour pouvoir écouter impunément les sirènes, autre figure féminine dont le charme est proprement irrésistible… Ovide (Métamorphoses, XIV, 1-74 et 246-440) donne toute son ampleur au personnage de Circé. La figure de la magicienne ne disparaît pas totalement du champ de la littérature occidentale avec le Moyen-Age qui, à sa manière, n’ignora nullement l’épopée antique, mais l’interpréta d’un autre point de vue. Les jardins trop séduisants où règnent les enchanteresses constituent des éléments nécessaires du parcours féerique et allégorique du chevalier mis à l’épreuve d’une longue errance : Richard Wagner ne s’y trompera pas, qui puisera dans les sources médiévales pour le Venusberg de Tannhauser et qui fera venir son Parsifal au milieu des filles-fleurs du château maléfique de Klingsor (Parsifal, deuxième acte). Cependant, avec la Renaissance italienne, le personnage de la magicienne connaît une nouvelle fortune, au moment précis où est consciemment continuée la tradition de l’épopée antique, genre le plus prestigieux et consacré comme tel par les arts poétiques du temps et ce, jusqu’à Voltaire au moins. À l’évidence, le Roland furieux de l’Arioste (achevé en 1532) constitue le chef-d’œuvre de la littérature italienne de la Renaissance, à l’apogée de son classicisme et avant le basculement dans un maniérisme consécutif à l’ébranlement multiforme né du sac de Rome de 1527. Dans ce roman épico-chevaleresque, Circé s’appelle Alcine et la narration de ses amours avec Roger occupe les chants VI, VII et VIII. Dans le chant X, Roger a réussi à fuir Alcine en passant par une région désertique, avant de livrer la bataille finale et victorieuse contre les troupes de la magicienne. C’est encore un lieu commun de l’histoire de la littérature italienne que d’opposer l’Arioste et le Tasse, non seulement en ce qui concerne la conception de l’épopée et le glissement vers le romanzo, mais pour tout ce qui touche l’atmosphère morale, le retour du religieux et, en un mot, le passage d’une civilisation (la Renaissance italienne a gagné toute l’Europe) vers une autre (le baroque, qui fait suite au maniérisme finissant, avec le retour du sacré). La Jérusalem délivrée n’échappe pas à cette mutation, tandis que l’humour et la liberté de l’Arioste laissent la place à la fois à la volonté d’écrire une épopée chrétienne édifiante et à la culpabilisation systématique de la © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 79 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" sensualité et des ornements littéraires. On sait jusqu’à quelle extrémité cette volonté de rigueur a pu mener le Tasse. Dans la Jérusalem délivrée, Circé se nomme désormais Armide: fille d’un redoutable magicien au service du camp musulman, elle joue un rôle considérable dans le poème en détournant de son devoir le plus vaillant des chrétiens, Renaud, dont la présence est nécessaire pour que Jérusalem soit prise par les Croisés. Une première esquisse se trouve au chant X (strophes 60-68), avec la description du château d’Armide et de ses prodiges, ce que précise le chant XIV: en fait, le château n’est qu’un seuil qui mène aux îles Fortunées et c’est là que les compagnons de Renaud, partis à sa recherche, devront le poursuivre: là dans un éternel avril, son amant coule avec elle une vie pleine de mollesse et de voluptés. L’évocation de l’abandon dans le jardin merveilleux d’Armide débouche sur l’image du miroir, invitation à un retour lucide sur soi pour Renaud et à une méditation sur la transparence et la lucidité. Il ne s’agit plus seulement d’aller au-delà des apparences des choses, mais d’atteindre à la connaissance de soi, lorsque l’amour est présenté comme un piège qui enferme dans la passion pour mieux aveugler. Alors, l’impossible miroir de l’amour (elle ne voit qu’elle en ellemême et lui ne se voit qu’en elle), s’anéantit devant le bouclier de diamant apporté par les deux messagers; miroir de vérité dans lequel Renaud peut se contempler et découvrir sa déchéance en une salutaire prise de conscience (20-30). La leçon devient claire: il faut apprendre à sortir du jardin des délices de ce monde par une ascèse dont le résultat pourrait bien être un équivalent poétique de la connaissance ignatienne de soi, grâce à des "exercices spirituels". Cette supériorité de la production italienne au XVIe s. ne saurait dissimuler la rapide affirmation de la littérature élisabéthaine, qui ne concerne pas seulement le théâtre, mais le domaine toujours prestigieux de l’épico-chevaleresque. The Faerie Queene de Spenser (1589-1596) offre, avec le portrait d’Acrasie, un nouvel avatar de l’antique Circé. Au livre II, chant XII, l’épisode du Bosquet des délices, parcouru, visité et saccagé par le valeureux et vertueux Guyon, accompagné par Pèlerin (le double déchiffreur), présente tout aussi significativement un autre exemple de jardin, où abondent les références culturelles chères au maniérisme. Les allusions à l’iconographie de l’époque, riche en images venues de la mythologie, © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 80 Didier Souiller et l’excellente connaissance de l’Arioste et même du Tasse, prouvent, s’il en était besoin, combien les élites élisabéthaines étaient au fait de la production italienne la plus immédiatement contemporaine. La littérature du Siècle d’Or, au XVIIe siècle, n’échappe pas non plus à l’influence de la figure de Circé, qui se déploie désormais dans un cadre plus nettement allégorique, où le didactisme de la Contre-Réforme espagnole se donne libre cours. Qu’il s’agisse d’un récit philosophique ou d’un roman d’éducation, il importe peu ici, mais l’œuvre de B. Graciàn, El Criticòn (1651-1653), donne le nom de Falsirena à sa Circé, suivant là une autre source italienne. Dans L’Adone (1623) de Marino (chants XII et XIII), la magicienne Falsirena accueillait déjà Adonis dans son palais; repoussée, elle le changeait en oiseau et c’est à Hermès qu’il incombait de le remétamorphoser en homme. Déjà, le chap. 8 de la première partie du Criticòn évoquait Artemisia, qui, à l’inverse de Circé, changeait les bêtes en hommes, de façon à figurer clairement le processus de civilisation. Falsirena, quant à elle, est une courtisane experte et intrigante de la Cour, pur produit du projet misogyne de l’auteur, pour qui "mieux vaut la méchanceté de l’homme que le bien de la femme". De cette “reine du faux” (falsi - rena) à la Falirena de Calderòn, il y a une nette continuité symbolique que souligne la proximité des noms utilisés. Le jardin de Falirena (1679) est une zarzuela romanesque inspirée de l’Arioste, c’est-à-dire une sorte de petit opéra en deux journées, conçu pour un public aristocratique; Falerina, fille de Merlin, sert de prétexte à faire revivre pour la scène lyrique les principaux personnages du Roland furieux, mais elle permet aussi d’associer les prestiges de la métamorphose, liés à Circé et à ses jardins, au tout nouveau genre musical qui se déploie dans le cadre de mises en scènes fastueuses avec d’étonnants changements de décors. En définitive, la zarzuela de Calderòn offre un bel exemple de la survivance de la figure de Circé et de ses avatars dans le grand spectacle baroque de cour en Europe; le dramaturge espagnol, d’ailleurs, parfaitement conscient du sens symbolique de cette aventure d’Ulysse, y aura consacré trois œuvres où se mêlent les prestiges de la musique et de la mythologie: El golfo de las sirenas, Los encantos de la culpa, El mayor encanto, Amor. Dans la mesure où une des caractéristiques du mythe de Circé consiste en la représentation d’un amour dangereux et furieusement © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 81 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" sensuel, comme pour mieux conduire le protagoniste masculin à prendre conscience de son asservissement et à tenter de fuir, le récit apparaît lié à un certain nombre de significations littéraires qui invitent les poètes, à partir de la Renaissance, à se servir aussi d’autres silhouettes prestigieuses qui sont autant de doubles. Les avatars de Circé aux Temps Modernes sont également les héritiers des célèbres abandonnées de la littérature antique: Ariane et Médée, puis Didon. Autant de figures féminines où le désespoir engendre la fureur et peut aboutir à la destruction ou à l’autodestruction, à la manière d’Alcine et d’Armide vaincues. Dotée d’une belle voix, ayant pour nièce Médée, Circé demeure celle qui, au propre et au figuré, transforme les hommes en pourceaux: Horace, significativement, en fait une meretrix, i. e. une prostituée (Epitres, I, 2).3 Dans la Jérusalem délivrée, le chant IV présente la magicienne sans cacher la cohérence du dessein poétique du Tasse: "elle veut, par ses doux propos, par son beau visage, surpasser les enchantements de Circé ou de Médée". Très vite, la tradition (tant picturale qu’opératique), s’appuyant avant tout sur l’œuvre du Tasse, a isolé quelques passages particulièrement frappants des amours de Renaud et Armide, qui vont susciter autant de scènes-clefs ou de tableaux: - au chant XIV a lieu la célèbre métamorphose amoureuse d’Armide devant Renaud endormi: venue pour le tuer, elle s’immobilise: Mais quand elle a fixé sur lui son regard … alors, elle s’arrête incertaine4. Retournement du mythe: la magicienne n’exerce plus son art sur les autres, mais elle est la victime de la métamorphose. Scène d’émotion, mais aussi d’introspection où se déploient les possibilités du chant. - lors de la fuite des amants vers les îles Fortunées, le palais d’Armide devient le refuge du couple, loin du monde; séjour délicieux où Renaud oublie tous ses devoirs de chevalier croisé (XVI), jusqu’à ce que lui soit tendu le fameux miroir de diamant où il se voit tel qu’il est devenu: véritable objet sexuel sur lequel veille jalousement une magicienne dévoratrice. La peinture rivalise ici avec la musique pour ––– 3 Voir P. Brunel, Dictionnaire des mythes féminins, Paris, Monaco: Éditions du Rocher, 2002, p. 418 et sq. 4 Traduction A. Desplaces. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 82 Didier Souiller évoquer ce monde de plaisirs et la splendeur des corps enlacés. - la métamorphose du héros, revenu à la raison lorsqu’il peut enfin se voir tel qu’il est, entraîne sa fuite, mais aussi la fureur et le désespoir d’Armide, qui, constatant son impuissance à reconquérir son amant, préfère la destruction de son palais, symbole des amours passées. Dernière confrontation entre les amants, mais aussi prétexte à une "scène finale" qui permet de recourir à tous les prestiges de l’utilisation des "machines". La tradition s’attarde sur ces trois moments caractérisés par deux métamorphoses inversées (vers la passion, vers la raison), plutôt que sur les deux épisodes qui concluent, dans l’épopée italienne, les amours de Renaud et Armide: - la forêt magique et le myrte, d’où jaillit une Armide qui tente inutilement d’empêcher Renaud de l’abattre (XVIII), épisode plus rarement repris sur la scène lyrique, à l’exception du librettiste de Haydn (Armida, 1784). - la fuite d’Armide vaincue, au moment de la prise de Jérusalem. Renaud la rejoint: elle se soumet et le Tasse laisse entendre qu’elle se convertira (XX); il y a là un flou qui a stimulé les auteurs de livret, toujours soucieux de ménager (surtout au XVIIIe s.) une fin heureuse et conforme à l’attente du public, quitte à sacrifier la magicienne, sa force de caractère et sa cohérence psychologique. Dès lors, après cette esquisse, une première réponse peut être fournie à la question posée par Jean Rousset: pourquoi Circé? Le personnage permet de développer deux aspects de la magicienne qui correspondent à deux grandes caractéristiques de la civilisation européenne: - le theatrum mundi: Circé est le metteur en scène d’un lieu illusoire et trompeur, un pur décor (le palais et son jardin) voué à la célébration de l’amour, mais elle est aussi l’acteur hypocrite5 qui trompe Ulysse et ses compagnons avec sa voix ––– 5 On connaît le sens étymologique d’hypocrite, l’acteur en grec. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 83 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" doucereuse. Comédie amoureuse au cours de laquelle la magicienne ne joue plus, mais exprime une passion sincère, telle un autre Saint Genest - la nécessaire culpabilisation des sens dans la société européenne post-tridentine: Circé est femme plus que magicienne (à la différence du magicien traditionnel, vieil homme, c’est-à-dire sage et asexué, sur le modèle de l’Atlan de l’Arioste et de l’Alcandre de l’Illusion comique) et son échec a valeur d’enseignement moral. Lors de la seconde acculturation chrétienne (qui s’étend sur l’Europe à la fin du XVIe s. et une bonne part du siècle suivant contre le prétendu paganisme de la Renaissance), Circé et ses avatars sont clairement rattachés à une sexualité "coupable": dans l’Odyssée, au contraire, Hermès recommande à Ulysse de ne pas refuser la couche de la déesse. D’ailleurs, selon les textes post-homériques, de cette relation naquirent plusieurs enfants dont Telegonos, qui tua son père sans le reconnaître durant une razzia ultérieure à Ithaque. Là est peut-être la raison de la fortune que connut Armide bien plus qu’Alcine dans la littérature et les beaux-arts en Europe, à partir de la fin du XVIe s. Alcine s’inscrivait dans une perspective "païenne" de célébration de la liberté érotique à laquelle les héros de l’Arioste sacrifiaient bien volontiers: une fois Alcine démasquée, les aventures amoureuses continuent. Le personnage d’Armide est beaucoup plus important: il marque à la fois le triomphe de la sensualité et sa condamnation au nom des idéaux religieux et de manière conforme à la reprise en main qui suit le Concile de Trente. Suivre le mythe de Circé et ses avatars, c’est aborder de nouveaux territoires, autres que la littérature; c’est également suivre l’évolution du goût et contribuer à l’esquisse d’une périodisation esthétique. Le charme de la voix de la magicienne assure, en effet, la transition du ballet de cour à l’opera seria. Car l’enchanteresse séduit par de mélodieuses paroles, tout autant que sa demeure est le lieu du déploiement des prestiges de ce monde et d’un appel à tous les sens, selon une signification symbolique comparable à celle de la scène ultime du mythe littéraire de don Juan: le banquet où surgit la statue. Logiquement, celle qui est si habile metteur en scène est aussi l’organisatrice d’une fête qui repose sur la réunion de tous les arts: © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 84 Didier Souiller elle a sa place dans cette conception "baroque" de l’opéra qui, bien avant Wagner, tend vers "l’œuvre d’art totale". Faire chanter Circé? Tout semble l’y convier: déjà les compagnons d’Ulysse sur le seuil du palais de la magicienne "entendent Circé chanter à belle voix" (chant X). Nicole Lauraux observe d’ailleurs6: "si la beauté est aux déesse, aux femmes appartient la voix en tant qu’elles sont mortelles. Or, à plusieurs reprises, l’Odyssée parle d’une theos audéessa … Circé et Calypso sont qualifiées de deinè théos audéessa: "terrible déesse à la voix humaine"… Il faut donc faire avec le texte d’autant que l’expression juxtapose en un superbe oxymoron l’être-dieu, la voix humaine et le féminin. Ainsi, en deux déesses mineures s’affrontent le divin et la femme, en une contiguïté dont le désaccord entre les genres (une terminaison féminine, deiné, une de forme masculine, théos, un féminin, audéessai) suggère qu’elle dissimule de l’inconciliable". De cet inconciliable et de ce prestige de la voix, l’opéra va pouvoir s’emparer pour nourrir le caractère du personnage et pour justifier le recours à la musique. Trois épisodes ont particulièrement retenu l’attention des compositeurs: - la scène où Armide renonce à tuer Renaud offre une occasion sans équivalent pour développer ces contradictions "oxymoriques" du caractère de la magicienne: en jouant non seulement sur les possibilités du livret, mais sur les contrastes successifs des affetti au sein au sein du chant et de la musique. La structure tripartite de l’aria de l’opera seria fait ainsi se succéder trois moments psychologiques consacrés successivement à la détermination meurtrière, à l’émoi devant le bel endormi et, enfin, à un retour hésitant au dessein premier ou à l’abandon au désir; - le jardin des délices et la parfaite union des amants permet l’évocation sensuelle de ces plaisirs que la morale religieuse condamne. On pourra d’ailleurs s’abandonner d’autant plus volontiers à ce tableau musical ou visuel trop séduisant que ce bonheur est déjà menacé: Renaud et Armide sont espionnés, ––– 6 "Qu’est-ce qu’une déesse?", in Histoire des femmes en Occident, t. I, sous la dir. de G. Duby et M. Perrot, Perrin, Paris, 2002, "tempus", p. 50. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 85 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" puis surpris, par les chevaliers chargés de raisonner Renaud et de le ramener au camp. - Les imprécations ultimes de la magicienne, abandonnée et impuissante à triompher des nouvelles résolutions de Renaud, introduisent deux affetti fort appréciés dans l’opéra: la fureur et la folie, qui précèdent un finale attendu pour le déploiement des effets spéciaux procurés par les machines: la métamorphose du somptueux palais baroque en désert et la fuite de la magicienne dans les airs, à la manière de Médée. Ces trois séquences font coïncider la présence des avatars de Circé sur la scène lyrique avec le triomphe des formes et des thèmes baroques. On en jugera aisément par un exemple emprunté aux prestiges du règne de Louis XIV, comme pour mieux témoigner de la coexistence à Versailles de ce que l’on classe traditionnellement dans les catégories séparées du "baroque" et du "classique". Du 7 au 14 mai 1664, Les Plaisirs de l’Ile enchantée donnent leur nom à une fête donnée dans les jardins de Versailles et dont la relation officielle fut imprimée par Félibien, sur ordre de Louis XIV, et complétée par le récit d’un témoin, M. de Marigny. Le thème retenu est celui de l’enchantement des chevaliers dans le jardin merveilleux; l’île d’Alcine figure au milieu du grand étang et sa destruction, ainsi que celle du palais de la magicienne, est l’apogée du spectacle: Vigarani avait bâti le palais qui s’embrasa et disparut dans un grand feu d’artifice, représentant la rupture de l’enchantement après la fuite de Roger. De Vivaldi (1727) à Haydn (1784), de Lully (1686) à Gluck (1777), Armide, plus encore qu’Alcine, traverse les principales scènes lyriques de l’Ancien Régime: il serait fastidieux d’en dresser la liste7 et on choisira pour la clarté de la démonstration le livret de Quinault, dans la mesure où il servit à Lully comme à Gluck, au commencement et à la fin de cet opéra français des XVII et XVIIIe s., compris par opposition à l’opéra italien et avant l’opéra romantique. La philosophie propre au jardin des délices de la magicienne s’exprime dans le chœur des nymphes et des bergers qui ––– 7 Une esquisse de cette évolution européenne se trouve dans notre "Métamorphoses de Circé: de l’épopée à l’opéra baroque", in Littérature et musique, sous la dir. de L. Richer, CEDIC, Université de Lyon III, 2005, pp. 273-286. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 86 Didier Souiller accompagnent le sommeil de Renaud, avant l’entrée de celle qui pense encore à l’assassiner: Ah! quelle erreur! quelle folie! De ne pas jouir de la vie! C’est aux jeux, c’est aux Amours Qu’il faut donner les beaux jours8. Proclamation anti-idéaliste qui s’oppose aux valeurs traditionnelles non seulement de la religion, mais de la société aristocratique: auprès d’Armide, en effet, Renaud ne s’abandonne pas seulement à la chair, il oublie l’au-delà et ses promesses pour l’ici-bas; homme d’épée, il sacrifie son devoir de soldat et son honneur à l’amour. Ce contraste permet de situer la réécriture du mythe d’Armide à l’opéra dans la sphère de la dramaturgie baroque, dont c’est un des procédés les plus fréquents que d’opposer (un temps) morale traditionnelle et valeurs de l’immanence par le jeu contrasté des maîtres et des valets bouffons comme le gracioso du théâtre du Siècle d’Or. Ce dernier n’est jamais un simple faire-valoir des maîtres ou un bouffon seulement en mesure de faire rire le parterre: il est invariablement le porte-parole d’une philosophie qui se moque des valeurs transcendantes pour privilégier la jouissance et le bonheur sans souci du lendemain. Dans cette perspective, il ne s’agit plus seulement pour Renaud de l’oubli de soi, mais du refus de l’aliénation éthique. La scène suivante (II, 5) mériterait d’être citée intégralement afin d’être étudiée en détail. Renaud, endormi, Armide monologue et passe par différents états contrastés. La magicienne surgit sur la scène tenant un dard à la main: Enfin, il est en ma puissance, Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur, Le charme du sommeil le livre à ma vengeance. Je vais percer son invincible cœur. Ce discours conquérant s’interrompt bientôt, tandis qu’Armide est en proie à une métamorphose (autre élément caractéristique de la "psychologie" dramatique baroque) qu’explicite la didascalie: Armide va pour frapper Renaud, et ne peut exécuter le dessein qu’elle a de lui ôter la vie. ––– 8 II, 4, v. 268 et s., éd. Buford Norman des Livrets d’opéra de Philippe Quinault, t. II, Société de Littératures Classiques, Toulouse, 1999, p. 266. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 87 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" Quel trouble me saisit! Qui me fait hésiter? Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire? Effort de lucidité impossible, puisque désormais coexistent en elle deux élans contradictoires: Frappons … Ciel! qui peut m’arrêter? Achevons … je frémis! Vengeons-nous … je soupire! […] Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine, Mon bras tremblant se refuse à ma haine. Après un ultime sophisme où l’amour-propre tente de se sauver, Qu’il m’aime au moins par mes enchantements, Que, s’il se peut, je le haïsse. Armide a recours à son art pour satisfaire son désir: Venez, secondez mes désirs, Démons, transformez-vous en d’aimables Zéphyrs. Je cède à ce vainqueur, la pitié me surmonte 9. La scène finale présente significativement Armide seule, après le départ (hésitant) de Renaud, qui va répétant "trop malheureuse Armide" et emmené malgré lui par les deux chevaliers, qui craignent "un objet trop aimable". La magicienne sort d’un évanouissement, pourtant bien susceptible de susciter la pitié, et voit se succéder en elle la division interne ("Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit") et un transport de rage qui produit une sorte d’hallucination: Traître, attends…, je le tiens… je tiens son cœur perfide. Que dis-je? où suis-je? hélas! Infortunée Armide! Où t’emporte une aveugle erreur? Seul demeure un sentiment d’autodestruction qui lui fait anéantir par des démons le palais "enchanté" qui abrita ses amours 10. Dans la mesure où il s’agit, pour nous, de justifier ici, grâce au personnage de la magicienne, les catégories usuelles de l’esthétique, il n’est pas indifférent d’observer qu’Alcine et Armide disparaissent très ––– 9 Op. cit., pp. 266-267. Op. cit., pp. 286-287. 10 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 88 Didier Souiller vite de la scène européenne avec la double révolution, esthétique et politique, de la fin de l’Ancien Régime. La magicienne issue des textes homériques et des épopées italiennes du XVIe s. prenait déjà un autre aspect avec la fin des Lumières et de l’esthétique rococo qui accompagna le grand essor européen de l’opéra. Dans Orlando Paladino de Haydn (1782), la liste des personnages se partage encore entre silhouettes comiques (Pasquale, Eurilla, Rodomonte) et héros conformes à la tradition épique (Alcina, Medoro, Angelica), Roland participant des deux catégories. Mais le livret donne à Alcina un rôle d’harmonisation; la magie lui confère une puissance supérieure, qui règle les destinées individuelles en favorisant les amoureux contre la folie furieuse de Roland, avant de le guérir. Medoro reste fidèle, mais se montre assurément plus apte à l’amour qu’aux exploits guerriers: il faudra qu’Alcina le guérisse de ses blessures pour le rendre à une Angélique en pleurs et au bord du suicide… La magicienne se trouve maintenant placée dans un au-delà de l’humanité et de la passion, ce qui annonce le rôle de Sarastro dans La Flûte enchantée. Cette Alcina présente un rêve d’harmonie qui tranche avec le rôle de la magicienne, source de chaos et d’illusion, dans le récit de l’Arioste: Haydn lui fait conduire Roland auprès de Caron et boire l’eau du Léthé, afin de perdre le souvenir de son amour furieux. Apaisé, le héros retrouve ses armes et illustre symboliquement la représentation du dépassement des passions. Il est donc tentant de relier la figure de la magicienne à l’esthétique du spectacle baroque qui accompagna la société d’Ancien Régime: ostentation, somptuosité et attrait de la métamorphose. À partir du moment où l’évolution du goût vers le romantisme s’orientait vers l’exaltation "réaliste" du passé et la mise en scène de l’aventure individuelle, la reprise d’un schéma convenu n’intéressait plus, avec sa magicienne située dans un cadre merveilleux et consacré par la tradition. Il n’est sans doute pas de meilleur exemple de cette mutation que la production de Rossini, qui donna en 1817 un opera seria consacré à l’héroïne du Tasse: son Armida (assez fidèle aux grandes lignes du récit épique) marquait un retour au passé et au goût baroque: "la présentation luxueuse, digne des extravagances baroques, n’empêcha pas le public napolitain de dédaigner l’ouvrage. La carrière ultérieure de l’œuvre ne se révèle guère brillante; après une dernière © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 89 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" production à Budapest, en 1838, elle s’arrête pour plus d’un siècle"11. Les grands succès de Rossini sont associés à d’autres sources. Prolongeant les premières représentations de Circé dans la fête de cour, l’opéra entraîne une dépossession de la figure féminine issue de l’épopée, où la femme était à la fois épreuve sur la route du protagoniste et intermédiaire nécessaire pour rencontrer les Morts. Désormais, la reprise de la magicienne donne lieu à une récupération, à la fois dans le domaine politique, dans la mesure où elle permet l’exaltation de la gloire du souverain régulateur des "humeurs" du corps politique, et dans le domaine éthico-religieux. Récupération très dépendante de l’anthropologie instaurée par le Concile de Trente: d’Ulysse à Renaud, elle illustre la nécessité d’un néo-stoïcisme chrétien de la maîtrise des passions et du refoulement orchestré par une raison qui parvient à s’imposer, comme dans le finale de La Vie est un songe de Calderòn. La réduction du personnage incarné par Circé trouve son aboutissement dans le rituel de l’opera seria (avec ses arias obligées, où s’expriment avec virtuosité les affetti) et dans le grand spectacle attendu de la représentation d’une magicienne qui requiert la métamorphose du jardin des plaisirs et la disparition brutale du palais d’Alcine / Armide: mise en scène "baroque" où la faillite du désir doit éclater spectaculairement aux yeux de tous. Le personnage créé par le Tasse occupe alors une position historique et idéologique privilégiée. S’il s’agit de chasser une trouble complaisance avec l’abandon au plaisir de Roger / Renaud, c’est bien parce que le mythe de Circé évoque l’idée d’un paradis sensuel, loin du principe de réalité et du poids des idéologies aliénantes et ressassant la nécessité du refoulement. Le palais de la magicienne demeure associé au fantasme d’un monde où tout est luxe, calme et volupté, suscitant images scéniques à l’opéra et de nombreuses représentations dans le domaine de la peinture. Le récit homérique ne situe pas Circé dans un jardin, mais dans un palais splendide et isolé. Le thème (à venir) de la nature maîtrisée et ordonnée par le savoir magique se trouve déjà esquissé dans la valeur attachée au paysage parcouru par Ulysse. Pour parvenir au palais de la déesse, il doit traverser une épaisse forêt, obscure et ––– 11 P. Kaminski, Mille et un opéras, Fayard, 2003, p. 1335. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 90 Didier Souiller menaçante, qui contraste avec la splendeur soudaine de la demeure de Circé où retentit la musique. Dans le Roland furieux de l’Arioste, les chants VI à VIII concernent la description de la progression vers le territoire d’Alcine où Roger va tomber dans le piège de l’amour. Comme dans l’œuvre d’Homère, l’accès est difficile et se fait par une région âpre et sauvage; on découvre enfin la superbe cité d’Alcine, protégée par de hautes murailles d’or ou, insiste curieusement l’Arioste, qui paraissent de l’or massif; de somptueuses richesses et l’abondance des joyaux, attirent le regard, malgré une nouvelle restriction du poète: Que ces diamants soient feints ou factices, leur éclat trompe l’œil. La perfection atteinte par les êtres monstrueux de garde et les objets du décor devient alors suspecte, car elle renvoie à une volonté impie de rivaliser avec la nature, voire de la refaire. Il en est ainsi des doubles d’Alcine, les jeunes filles qui servent ou accueillent le héros: elles sont si belles … que les dieux seuls contemplent des charmes si parfaits. Quant à l’apparition d’Alcine, les plus grands peintres ne pourraient imaginer de beauté plus parfaite (VII). Cette fois, la magicienne est sise en son jardin, dont l’atmosphère et les éléments constitutifs renvoient clairement à l’iconographie contemporaine; on songe au Titien pour la bacchanale et la fête champêtre des habitants de la cité: sur le penchant d’un coteau ou sous les ombrages, ceux-ci se livrent aux jeux et à la danse, tandis que d’autres, plus heureux, cherchent les bois touffus et le mystère pour jurer à l’objet aimé une flamme éternelle12. Le jardin d’Alcine devient ainsi à la fois une sorte de jardin des délices et une prison dorée où se perd toute vertu guerrière; il fournit au poète l’occasion d’un développement promis à une belle postérité: le portrait du guerrier avili au milieu des plaisirs ou, si l’on préfère, la reprise du thème d’Héraclès auprès d’Omphale. Dans la Jérusalem délivrée, c’est dans les îles Fortunées que les compagnons de Renaud, partis à sa recherche, devront le poursuivre: là dans un éternel avril, son amant coule avec elle une vie pleine de mollesse et de voluptés. À la manière d’Ulysse, les deux guerriers débarqués sur une île mystérieuse devront, pour accéder au palais d’Armide, parcourir un paysage hostile, semé d’embûches qui se révèlent autant d’épreuves allégoriques: animaux monstrueux mis en fuite par la verge d’or, ––– 12 Traduction Philipon de la Madelaine. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 91 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" fontaine du rire, qui provoque la mort etc. (XV, str. 45 et s.). Un lac entoure le palais de la magicienne, comme pour renforcer le symbolisme de l’île, tout autant refuge des plaisirs à l’écart du monde que séparation-enfermement. Et le discours des deux jeunes filles rieuses et lascives qui accueillent les voyageurs vient, comme un écho de celui de la sirène, rappeler un mythe païen: … “Ici est le port du monde…on y goûte ce plaisir que l’antique humanité goûtait, libre, aux siècles d’or”. Cette fois encore, le tableau idéal pourrait bien n’être qu’une flatteuse illusion pour mieux faire oublier la vraie nature d’Armide en vampire qui vole l’âme de son amant: Et ses regards avides, qui se paissent ardemment de ses charmes, le dévorent et le consument. Elle s’incline sur lui, et promène ses doux baisers de ses yeux à ses lèvres. Telle est d’ailleurs sa mission, puisque Jérusalem ne peut être prise qu’avec le concours du héros chrétien. Le jardin se prête aussi au voyeurisme des deux guerriers envoyés pour rappeler sa mission à Renaud; cachés dans le feuillage, ils observent: Armide étendue sur l’herbe et Renaud dans ses bras … passent sous le même toit, en ces jardins des nuits enchantées. La description du jardin de la magicienne révèle aisément que son plan est allégorique. Le jardin séparé est figure du labyrinthe du monde: il en est l’aboutissement et le couronnement, après une errance dont le parcours géographique n’est que la métaphore d’un itinéraire spirituel. Le monde pour l’homme est une énigme et un piège: il importe d’en trouver le sens, de résister aux agressions et aux tentations en faisant le choix du bon itinéraire. D’où cette complaisance à rappeler un héros mythologique à la fois symbole incarné de l’humanité souffrante, mais appelé aussi à séjourner auprès des dieux: Hercule, au carrefour du vice et de la vertu ou oublieux de lui-même aux pieds d’Omphale… La magicienne étant liée depuis les origines au domaine de la métamorphose, son jardin doit logiquement se révéler comme le royaume de l’illusion et du paraître, ce qui lui confère une signification philosophique certaine. L’héroïsme de l’éthique aristocratique du défi, le mépris ascétique du monde et la condamnation chrétienne de l’abandon aux sens réduisent le jardin à n’être plus que cette belle ombre dansante qui captive l’attention des prisonniers de la caverne platonicienne et les empêche d’apercevoir la lumière du Beau, du Vrai et du Bien. Le jardin de Circé, enfin, s’ordonne selon les exigences du développement rhétorique de la vieille opposition art contre nature. La © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 92 Didier Souiller magicienne, à l’évidence, possède un savoir maléfique et son jardin la représente dans la mesure où il cherche fondamentalement à pervertir l’ordre sacré du monde. Ce dernier trait fait des avatars de Circé des doubles du révolté luciférien, en lutte contre le créateur et partagés entre le désir de refaire le monde et celui de le détruire. Armide a inversé le sens du jardin paradisiaque originel de la Genèse : désormais la femme y triomphe, non plus seulement en tentatrice fatale au genre humain, mais en reine du lieu et en magicienne toutepuissante. Le jardin édénique n’est plus celui de l’interdit, mais celui de la jouissance pour une humanité affranchie de la malédiction du péché. Si le jardin inverse l’ordre de la Création, il fait de Circé (et de ses doubles) une émule du révolté tragique contre l’ordre divin: elle appartient bien au monde de la fin du XVIe s. et du début du siècle suivant qui met en scène des héros tels que le Burlador, Richard III ou Faust. Tous doivent périr d’une fin spectaculaire et exemplaire. Cette possible comparaison avec le théâtre permet enfin de comprendre pourquoi Circé et ses avatars ne sont pas seulement des personnages de l’épopée et du romanzo. La magicienne envahit, par le biais de la fête de cour, l’opéra et l’imaginaire des jardins; elle rejoint la logique des grandes créations dramatiques du théâtre "baroque"; elle devient enfin un sujet privilégié pour les peintres. Suivre alors les représentations picturales de Circé, de la Renaissance aux Lumières, c’est encore une autre façon de mettre à l’épreuve les catégories esthétiques du maniérisme, du baroque et au-delà, de cette ultime évolution du baroque dans le rococo. La magicienne n’est pas seulement un prétexte pour construire un vaste décor scénique ou pictural, elle est aussi un corps féminin fantasmé qui permet aux peintres de donner une forme à l’idéal de beauté d’une époque. Depuis le début du XVIe siècle, on observe un progressif surgissement de la figure de la magicienne dans la peinture européenne: d’abord Circé, dans quelques œuvres de la Renaissance dite "classique"; puis le maniérisme s’empare d’Alcine pour la resituer dans la célébration des fastes des palais princiers. La fortune d’Armide est immédiate dès la fin du XVIe s. et dure presque deux siècles: l’évolution du goût en peinture accompagne logiquement celle de la littérature et de la scène lyrique. Seul le romantisme s’en détournera pour mettre au premier plan les figures de Médée ou de lady Macbeth. On signalera seulement un regain d’intérêt à la fin du © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 93 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" XIXe s. où la magicienne se voit associée à quelques figures féminines "décadentes"13. Cette belle continuité dans l’iconographie depuis la Renaissance permet, tout d’abord, de dégager quelques épisodes qui ont la faveur des peintres et qui rejoignent bien souvent les choix opérés par les auteurs de livrets d’opéras: - la magicienne dans son jardin, au milieu de ses amants métamorphosés; l’arrivée au palais de Circé /Alcine: ces deux scènes semblent convenir particulièrement au XVIe s. Puis, tandis que la version "moderne" par Le Tasse du mythe de Circé l’emporte dans le goût contemporain: - Renaud menacé par Armide progressivement conquise par l’amour; - Renaud et Armide dans le jardin merveilleux et sous l’œil (ambigu) des deux envoyés chargés de ramener le protagoniste dans le droit chemin de son devoir; - Armide abandonnée sous l’œil d’un Renaud plus ou moins rongé par le remords; - Armide seule, mais furieuse et destructrice: cette vision se prête plus à la représentation sur la scène lyrique: en peinture, elle tend à devenir une seconde Médée. Comme lorsqu’il s’était agi de l’opéra, devant le grand nombre des peintures consacrées à la magicienne durant les trois siècles qui précèdent le romantisme, il n’est pas question d’établir ici un relevé exhaustif, ni même de se cantonner à un seul pays, en ignorant une évolution du goût qui n’est compréhensible qu’à l’échelle européenne. On se propose de se limiter à quelques exemples retenus pour leur caractère particulièrement révélateur des jalons de cette évolution esthétique. ––– 13 Voir par ex. l’esquisse de Gustave Moreau, musée Gustave Moreau, Paris; se reporter à M. Dottin –Orsini: Cette femme qu’ils disent fatale, Grasset, 1993. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 94 Didier Souiller Les exemples appartenant à ce que l’on nommera, pour simplifier, la "Renaissance classique" sont peu nombreux et concernent évidemment la seule Circé, puisqu’on ne peut prendre en compte l’influence du Roland furieux de l’Arioste que sur le tard14. C’est ainsi que Dosso Dossi (1479-1542), le vénitien élève de Giorgione et ami de l’Arioste, compose pour la cour de Ferrare des scènes inspirées de la fiction où se mêlent mythe et littérature. Il propose, aux environs de 1515, une Circé et ses amants (National Gallery, Washington): on en retiendra d’abord le soin apporté au paysage, conformément aux efforts de l’école de Giorgione à la même époque. Egalement l’exaltation du corps féminin "vénitien", tel qu’on le retrouve dans les tableaux de Giorgione et du premier Titien; l’intégration du personnage dans une nature harmonieuse où les animaux présents ont l’air de se fondre en oubliant leur origine humaine; l’accent mis sur le livre, signe de la puissance de la magicienne qui maîtrise les secrets de la nature: autant de caractéristiques de cet humanisme optimiste qui accompagne la Renaissance avant l’étape maniériste. Un deuxième tableau du même Dosso Dossi (Rome, Galerie Borghèse) est consacré à Circé (ou peutêtre à Mélisse, magicienne du Roland Furieux); bien que daté de la même période, il amplifie les caractères du tableau précédent en insistant sur la puissance et la splendeur princière de la magicienne. Image en accord avec la fiction de l’Arioste, reflet du milieu aristocratique et humaniste de la cour de Ferrare. Une peinture anonyme de la fin du XVIe siècle, d’après l’une des cinquante-huit fresques du Primatice (conçues vers 1540) qui ornaient la galerie d’Ulysse à Fontainebleau, se trouve toujours au musée du château de Fontainebleau: elle représente, suivant les principes de l’esthétique maniériste, Ulysse protégé par Mercure des charmes de Circé (n° inventaire 1995.9). En effet, on est frappé d’emblée par quelques beaux exemples de jeu avec la perspective, de contraposto dans l’attitude d’Ulysse ou de récupération systématique de la musculature à la manière de Michel-Ange, mais, pour ne s’attacher qu’à la figure de Circé, elle est présentée, dans son palais qui ouvre sur des jardins, de face, le buste nu selon le schéma maniériste consacré de "la dame à sa toilette"; à ses pieds, des animaux sauvages, tandis que d’autres personnages renvoient aux ––– 14 Commencé vers 1504, le Roland Furieux paraît dans une première version en 1516 et dans sa version définitive en 46 chants en 1532. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 95 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" compagnons d’Ulysse et constituent les éléments nécessaires à la représentation d’un banquet princier "à l’antique". Les Carrache, en témoins à la fois de la transition entre les deux siècles et aussi du début de l’influence du Tasse sur la peinture européenne, proposent, sous le pinceau de Ludovico en 1583, un Renaud et Armide (collection Farnèse inventaire Q 360), dont le luminisme annonce le XVIIe siècle tout en conservant le contraposto maniériste de l’attitude de Renaud. La lumière se concentre sur une Armide aux gestes précieux et Renaud, peint selon le modèle du guerrier maniériste, se contente de tenir le miroir où la magicienne contemple sa chevelure. À la grande école rubénienne et "baroque" de peinture se rattache le tableau de Van Dyck Armide passant au cou de Renaud endormi une couronne de fleurs (Baltimore Museum of Art): la magicienne fait du guerrier son esclave. L’accent n’est pas mis sur la lutte intérieure, mais sur le dynamisme du désir, illustré par le mouvement d’ensemble de la composition (transversale, en forme de tornade née de l’onde et de la sirène tentatrice du premier plan). Van Dyck suit fidèlement le texte du Tasse (XIV, 57 et sq.): "il regarde et voit au milieu du fleuve une vague qui se replie et roule sur ellemême. Peu après surgit une blonde chevelure …" Cette nouvelle sirène endort de son chant le héros et c’est alors qu’a lieu la célèbre métamorphose amoureuse d’Armide: "des troènes, des lys et des roses qui fleurissent sur ces plages charmantes, elle compose, avec un art inconnu, des chaînes douces mais puissantes". Armide est représentée accomplissant le mouvement par lequel elle enchaîne Renaud, mais c’est le corps nu de la sirène au premier plan (son double?) qui est mis en valeur. Si l’on peut mettre au cœur du classicisme français, depuis ses lointaines origines dans L’Astrée, le désir de connaissance et de représentation des passions dans leur coexistence conflictuelle, le Renaud et Armide de Poussin (Londres, Dulwich Picture Gallery) constitue un jalon, même si la datation en demeure controversée (vers 1630). Certes, Renaud endormi est par la disposition de ses jambes quelque peu redevable encore à la virtuosité maniériste, mais l’accent est mis sur Armide, saisie dans l’instant où, un poignard à la main, elle va frapper le héros: la lumière porte moins sur sa poitrine nue que sur son visage. Un amour retient son bras et, comme dans le poème du © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 96 Didier Souiller Tasse, elle s’attarde à contempler le visage de celui qu’elle pensait devoir haïr à mort. À l’opposé de l’analyse française, une œuvre très originale de Cecco Bravo (vers 1650, collection particulière) présente une des rares représentations d’Armide sorcière et destructrice, plus proche de Médée que des charmeuses raffinées du XVIIIe s. Cecco Bravo (16071661) annonce plutôt les interprétations du romantisme: héritier du ténébrisme, il met l’accent sur les forces obscures qui secondent cette émule de Lady Macbeth appuyée sur un monstre et désignant sans doute l’amant qui l’a abandonnée. Incontestablement, le Siècle des Lumières, qui a beaucoup illustré les amours de Renaud et d’Armide (de Boucher15 à Fragonard), a été sensible à l’érotisme et au pouvoir de la passion sur un couple désormais plus raffiné que tragique, plus rococo que baroque. Nul plus que Tiepolo n’a mieux mis en valeur cet aspect, car les épisodes les plus fameux de la Jérusalem l’ont inspiré à plusieurs reprises. La Pinacothèque de Munich, d’une part, possède deux tableaux Renaud et Armide et Renaud abandonne Armide qui proviennent de la Résidence de Würzburg (1751-1753): le paysage et les éléments architecturaux occupent encore une certaine place dans le premier, tandis que le second, de tonalité plus claire, insiste sur l’effondrement de Renaud qu’un de ses compagnons doit soutenir devant une Armide implorante; la ligne directrice du mur de gauche conduit le regard vers un horizon plus brumeux et lumineux où se trouve la fatale embarcation qui doit emmener le héros. D’autre part, la National Gallery de Londres possède des Variations sur la Jérusalem délivrée (1755) dont on retiendra un Renaud se regardant dans son écu qui insiste sur cet instant du remords et de la conscience de soi. À l’Art Institute de Chicago se trouve un cycle de quatre toiles consacrées à Renaud et Armide et datées de la même période (1755). Elles se caractérisent par leur luminosité et plus de simplicité dans le décor, sans doute pour insister sur l’expression des seuls personnages: Renaud charmé par Armide (la magicienne lui apparaît sur son char); Renaud et Armide surpris par Hubald et Charles; Renaud abandonne Armide (cette fois, le guerrier revêtu de toutes ses armes se tient debout et regarde seulement Armide, tandis qu’un de ses compagnons ––– 15 Renaud et Armide, Musée du Louvre. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 97 "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" lui désigne le navire qui l’attend à l’opposé); Renaud et l’ermite. L’histoire des deux amants fournit enfin l’argument des fresques de l’une des salles de la Villa Valmarana près de Vicence (1757), la salle de la Jérusalem Libérée: Armide enlève Renaud endormi, Renaud et Armide surpris par Hubald et Charles, Renaud a honte de son passé (traitement très proche de celui du tableau de la National Gallery) et Renaud abandonne Armide La simplicité du traitement de cette dernière fresque (concentrée selon une logique triangulaire qui part d’Armide suppliante au sol vers Renaud incliné vers elle et les deux compagnons qui l’entraînent) marque un achèvement dans la méditation de ces grands moments de l’œuvre du Tasse: paradoxalement, Tiepolo semble renoncer aux prestiges de la rhétorique décorative et seul l’encadrement rocaille crée un contrepoint pour intégrer les fresques dans l’ensemble somptueux et baroque de la villa. Tandis que la deuxième moitié du siècle se détache de l’esthétique rocaille (ou rococo) pour passer par une sorte de néoclassicisme, l’histoire de la magicienne devient plus démonstrative et marque un épuisement de l’inspiration. On citera l’Armide tentant de se tuer de Giuseppe Bottani (Florence, Galerie des Offices, 1766): Armide est présentée dans une attitude très théâtrale (les yeux tournés vers le ciel, une flèche prête pour se percer le sein), au moment où Renaud victorieux survient et l’arrête (Le Tasse, XX, 120 et s.). Attitude qui la rapproche de Didon ou de Lucrèce et vise à édifier, mais oublie la sensualité de l’histoire des amants pour susciter une émotion appuyée et plus proche des effets recherchés par un Greuze et la nouvelle sensibilité larmoyante du siècle. Clôture d’un cycle? On serait d’autant plus conduit à répondre positivement que la tentative de suicide d’Armide achève la Jérusalem. On le voit, suivre Circé et ses avatars dans la littérature, la peinture et la musique, de la Renaissance aux Lumières, revient plutôt à dresser un programme de recherche diachronique, comparatiste et pluridisciplinaire. Du moins, peut-on insister sur la pertinence du choix de cette figure par Jean Rousset et sur l’existence d’un véritable "mythe de Circé". C’est la plasticité du modèle mythique qui lui permet de s’adapter au point de devenir une référence dans l’analyse des catégories esthétiques dont la généralité suscite si souvent la controverse. Il y a une magicienne maniériste, mettant en valeur la © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 98 Didier Souiller figure féminine dans le cadre des festivités de cour; Armide prend bientôt le relais en incarnant la maîtrise des apparences par la métamorphose (baroque) assumée et subie, car exercée tout autant sur les autres que sur elle-même. La fragilité d’Armide participe alors de la fragilité du sujet baroque, à l’image de l’admirable Othello devenu une bête destructrice et aveugle. En même temps et soulignant par là la coexistence du baroque et du classicisme au sein du XVIIe siècle (et souvent dans le même pays…), la magicienne se prête en tant que grande amoureuse à l‘analyse des passions qui retient l’attention de la dramaturgie "classique" française comme des mélodrames de Métastase. Ces passions, sous le nom d’affetti, constituent la matière où se déploie la virtuosité du musicien et du chanteur, à l’apogée de l’opéra au XVIIIe siècle. Avant de devenir un prétexte pictural et décoratif ou l’inépuisable source de livrets, la magicienne demeure une figure féminine prestigieuse: fascinante et officiellement condamnée, Circé est bien le fantasme d’une époque qui s’y abandonne d’autant plus volontiers que, comme Renaud, elle sait qu’elle devra y renoncer pour retourner à une réalité bien moins enchanteresse. Circé, Alcine, Armide voient les caractéristiques de leur représentation évoluer tout en restant fidèles aux invariants du mythe littéraire: cette continuité d’une figure permet de justifier, sinon de renforcer, nos tentatives de définition des différents moments de l’évolution esthétique européenne: oui, après la Renaissance "classique", il y a une Circé maniériste, qui laisse la place à une Armide baroque. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque : sur la figure et le mouvement, entre rhétorique et arts visuels Bertrand ROUGÉ Université de Pau et des Pays de l'Adour "Oh, to vex me, contraries meet in one" (John Donne) L'oxymore, entre histoire et esthétique Spirale, ellipse, courbes et contre-courbes, illusion, vertige sont des traits — formels, stylistiques ou thématiques — qui qualifient habituellement le style baroque. Evoquant une vision presque orientale de l'impermanence, ils sont souvent rapportés, soit au mouvement, soit à la métamorphose, et ne sont pas sans poser des problèmes de périodisation1. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, bien avant la période dite baroque, comme le souligne Daniel Arasse, Léonard de Vinci assimile la peinture à la philosophie, car elle "traite des mouvements des corps dans la vivacité de leurs actions"2, et puis, selon Michel Jeanneret, "la sensibilité métamorphique prêtée au baroque est déjà largement répandue de 1480 à 1600"3. ––– 1 Cet article est une version adaptée, pour les besoins du colloque "Baroque/s et maniérisme/s littéraires : tonner contre?", d'un texte précédemment rédigé pour le colloque "Rhétoriques des arts, IX : Oxymores", organisé à l'Université de Pau, au mois de décembre 1998, dont les actes sont à paraître aux Publications de l'Université de Pau à l'automne 2006. On trouvera ici des développements spécifiques sur le Maniérisme et le Baroque. Dans l'autre version figureront des analyses sur des aspects qui ne concernent pas les périodes maniériste et baroque (notamment autour du Pop Art et de la question de la postmodernité), ainsi que des développements plus précis sur Aristote, Quintilien et la théorie de la métaphore. Je remercie chaleureusement Gisèle Venet et Line Cottegnies de m'avoir invité à faire figurer ici ce texte. 2 Daniel Arasse, Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Paris, Hazan, 1997, p. 32. 3 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, s.d, p. 10. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 100 Bertrand Rougé Il semblerait donc que mouvement et métamorphose soient significativement présents dans les deux "périodes". C'est pourquoi, je n’aborderai pas ici (de front) la question de ce qui distinguerait Maniérisme et Baroque. En revanche, je souhaiterais explorer une question qui, me semble-t-il, les concerne tous deux… Une question qui, à vrai dire, à travers le problème du mouvement et de la métamorphose, touche au cœur de toute réfléxion sur l'art et l'expression. "Je ne peins pas l’être, je peins le passage" (Essais, III,2). À bien des égards, Montaigne définit le problème. Le problème de Léonard ou de Vermeer (le "passage" de la figure dans le fond et du fond dans la figure)4, mais aussi le problème maniériste et/ou baroque du mouvement. Comment "peindre" le passage ? "Peindre", c’est-àdire, aussi bien, sculpter, bâtir, écrire, composer. Bref, comment donner forme fixe en un lieu donné — ou comment donner lieu en une forme fixe — au mouvement ou à la métamorphose ? Comment "mettre en mouvement sous les yeux" ce qui est là, immobile? C’est un problème d’invention et de composition du lieu (en même temps qu’un problème d’invention et de composition du moi). Pour décrire les formes fixes suggérant le mouvement (ou la métamorphose) — que ce soit en peinture, en sculpture, en architecture ou en musique, et tout particulièrement dans les périodes qui nous intéressent —, on évoque généralement des phénomènes plastiques d’élongation, d’inflexion, d’ondulation, de torsion dont on fait remonter l’origine aux artistes maniéristes du XVIe siècle. Mais suffit-il d’allonger ou d’étirer un cercle renaissant pour en faire une ellipse baroque, de vriller un corps pour que s’impose l’impression maniériste de mouvement spiralé ascendant ? L’évolution des styles est-elle le fruit d’une simple manipulation des formes, productrice d’une expressivité plastique propre? La torsion d’un corps figuré dans l’"instant prégnant" suffit-elle à "évoquer" le mouvement de torsion dans son moment dynamique, et l’effet ne serait-il que le résultat d’un ––– 4 Sur le sfumato de Vinci en rapport avec le mouvement ou le rythme du monde, voir Arasse (Léonard, pp. 120-21); sur le passage du fond à la figure chez Vermeer et son rapport avec le sfumato comme manière de créer, selon la formule de Chastel, un "état diffus d'émergence", voir Daniel Arasse, L'Ambition de Vermeer, Paris, Biro, 1993, pp. 160-62; pour une analyse sur la ligne de contour comme pli et dépli, non sans rapport avec les questions abordées ici, voir Bertrand Rougé, "Le ressort et l'autre versant, ou le (dé-)pli de l'œuvre", Figures de l'art 1, n° spécial "Plis", janvier 1995, pp. 77-86. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 101 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" don d’observation associé à une maîtrise technique du medium ? L’on pourrait, à la rigueur, se contenter de cette "explication" si l’on s’en tenait aux arts visuels, mais comment une forme fixe s'allonge-t-elle? et puis comment, alors, analyser formellement ces aspects du mouvement — essentiels, semble-t-il, à la définition du Baroque (et du Maniérisme) — quand on parle de littérature ou de musique ? Comment étirer un mot sur la page ou vriller une phrase ? Bref, dans l’analyse transartistique de ces questions, comment concilier plasticité et composition ? Si l’on se tourne vers la littérature, on constate qu’une caractéristique formelle souvent relevée pour ces périodes — et avec les mêmes chevauchements de périodisation du Baroque et du Maniérisme — est l’utilisation des figures de la contradiction. Jean Rohou les voit dominer "la poésie française des années 1556-1610"5, mais on les trouve en abondance aussi bien chez Pétrarque que chez Shakespeare, et elles se situent au principe même de ces "métaphores baroques" que Jean Rousset définit comme des "accouplements inhabituels d’où naît la surprise"6. C'est cette même logique contradictoire que relevait justement Eugenio d'Ors, à propos d'exemples plastiques : Partout où nous trouvons réunies en un seul geste plusieurs intentions contradictoires, le résultat stylistique appartient à la catégorie du Baroque. L'esprit baroque, — pour nous exprimer à la façon du vulgaire, — ne sait pas ce qu'il veut. Il veut, en même temps, le pour et le contre. […] Il bafoue les exigences du principe de contradiction.7 Or, symptomatiquement, afin d'illustrer ce propos, et avant de mentionner l'inévitable Sainte Thérèse du Bernin, il lui faut en passer par un Noli me tangere du Corrège ("La Madeleine, Seigneur, à tes pieds implore. Tu l'attires et tu la refuses en même temps. Tu lui tends la main, en lui disant : Ne me touche pas") et L'Evanouissement de Sainte Catherine du Sodoma ("heureuse et vaincue, heureuse parce que vaincue") — tableaux de la première moitié du XVIe siècle qu'il décrit comme "ancêtre[s] de tant de baroqueries voluptueuses". ––– 5 Jean Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002, p. 109. 6 Jean Rousset, La Littérature à l’âge baroque. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, p. 188. 7 Eugenio d'Ors, Du Baroque. 1935, version française A. Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 1968, p. 29. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 102 Bertrand Rougé Dès lors, s’interroger sur cette longue période aux contours flous, où il semble parfois difficile de démêler Maniérisme et Baroque, peut consister à explorer la manière dont s’articulent passage et contradiction, métamorphose et antithèse, continuité plastique et contiguïté de la composition, tant dans les arts visuels qu’en littérature. Et, pour mieux cadrer notre enquête et tenter de cerner le problème sous sa forme la plus élémentaire, je propose de concentrer notre attention sur l’oxymore, exemple simple, voire brutal, de la composition des contraires, reconnu baroque (mais aussi bien maniériste) dans ses rapports avec le mouvement, tant en littérature que dans les arts visuels — du moins si l’on en croit, par exemple, les associations de la courbe et de la contre-courbe, de l'eau et du feu, du clair et de l’obscur8. ––– 8 Il importe sans doute de préciser ici que le présent article procède d'une réflexion engagée à partir d'un travail sur l'ironie ("Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare") qui a donné lieu à d'autres développements ("Des citations renversantes"). Le travail sur Shakespeare, relisant l'analyse de René Girard sur "la crise du Degree", suggérait dans une note finale que, si l'ironie du "théâtre dans le théâtre" (Hamlet) ou de l'oraison funèbre (Jules César) signifiait quelque chose, ce pouvait être la prise de conscience du désordre d'un monde hors de ses gonds, un monde soumis à la "sédition", à la fois encore médiéval et déjà moderne. Or, si le recul critique permet la distanciation ironique, étageant les contraires dans une perspective apparemment remaîtrisée et annonciatrice — voire fondatrice — d'un nouvel ordre et du sujet moderne, l'oxymore, juxtaposant brutalement les contraires, au lieu de les faire se succéder dans l'esprit comme le fait la remise en ordre ironique, est la figure par excellence, monstrueuse et scandaleuse, de cette plongée désarmante dans le désordre insoluble du monde et le désarroi de la langue. Ainsi pourrait se dessiner une histoire qui, de l'imitation renaissante des Anciens à la distanciation réflexive et ironique du sujet moderne, passerait par cette période trouble où l'oxymore exprimerait sous des formes variées (par exemple, la forme plastique du contrapposto) l'opposition irrésolue des contraires, c'est-à-dire ce qui, faisant l'objet du désarroi pour un homme plongé dans le monde, devra être dépassé par le sursaut réflexif de la subjectivité ironique et moderne. L'un des objectifs de cet article est de contribuer à étayer cette hypothèse. (Une autre approche de la même question consiste à traiter de l'essor contemporain du portrait et de l'autoportrait, voir "La réserve et l'espacement"). Cf. Bertrand Rougé, "Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare : Crise du Degree ou tournant du mischief?" Poétique, 87 (septembre 1991), pp. 335-356, republié dans une version augmentée dans "La crise du second degré : ironie et répétition, Renaissance et Modernité dans Jules César et Hamlet", Q/W/E/R/T/Y 4 (octobre 1994), pp. 79-95; voir aussi "Des citations renversantes", Citer l'autre, éds. Marie-Dominique Popelard, Anthony Wall, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005, pp. 71-86, et "La Réserve et l'espacement : l'origine du sujet moderne et la perspective ironique (Autour de l'Autoportrait au miroir convexe de Parmigianino)", Annales de l'Université de Savoie, 24 (1998), pp. 75-86. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 103 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" Mais l'oxymore n'est pas l'apanage des XVIe et XVIIe siècles. A travers lui, se posent des questions plus pérennes qui ont trait à l'art, et tout particulièrement à la question de la figure. On trouvera un exemple particulièrement parlant d'oxymore plastique dans Target with Four Faces (1955), de Jasper Johns. Dans un commentaire qui ne nous éloigne finalement pas beaucoup des questions baroques, Leo Steinberg avoua avoir été frappé par ses qualités inconciliables de Hereness et de Thereness9. Cette œuvre, construite sur une série d’oppositions binaires — vue et toucher, peinture et moulages, plan et relief, œil et aveuglement, distance et proximité —, repose sur la superposition oxymorique des contraires, que Johns élabore volontairement et que Michael Fried, alors greenbergien doctrinaire, dénonçait d’une expression qui pourrait joliment définir l’oxymore : "a yoking of incompatibles"10. Or, une fois que l’on prend conscience de ce "montage" ou de ce "composto" à la Bernin, la question qui se pose à nous est de savoir ce qui s’est ainsi constitué de la juxtaposition. S’agit-il d’un monstre fabuleux, sirène ou centaure ? Ou bien s’agit-il d’une réelle figure, d’un lieu producteur d’effet, voire d’un lieu pour l’art : plus précisément, d'un lieu pour l’émoi de l’art ? Ce tableau est emblématique. Tout se joue sur la ligne de partage et de jonction : là où la cible jouxte les moulages, et où l’œil touche sans les toucher les visages aveugles. Tout est une question de jointure, dans l'oxymore. Mais que se passe-t-il à cette jointure ? On explorera la possibilité que se définisse là le lieu où l’oxymore figure et suscite le mouvement. On explorera l'hypothèse que l’oxymore définit là le lieu de la figure comme lieu pour (et par) le mouvement, c’est-à-dire aussi comme lieu où nous sommes amenés à nous éprouver nous-mêmes dans et par le mouvement. Appelons cela l’émoi. Resitué dans la période dont traite le colloque, cela pourrait signifier que l’oxymore serait au principe de cette fonction essentielle de l'art baroque selon Yves Bonnefoy : "la construction d'un lieu pour la présence à soi-même"11. J'ajouterai que la présence à soi-même dont il s'agit de construire le lieu implique déjà qu'il y ait eu mouvement, à tout le moins l'espacement nécessaire au retournement sur soi. Elle suppose un mouvement de retournement-espacement ––– 9 Leo Steinberg, "Contemporary Art and the Plight of its Public" [1960], Harper's Magazine (mars 1962), pp. 31-39, reporiduit in Other Criteria. Confrontations with Twentieth-Century Art, Londres, Oxford University Press, 1972, pp. 3-16. 10 Michael Fried, "New York Letter", Art International (février 1963), pp. 60-63. 11 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 [1970], Paris, Flammarion, 1994, p. 31. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 104 Bertrand Rougé constitutif du lieu-même de la présence à soi. L'indissociabilité du mouvement, de la présence à soi et du lieu serait l'enjeu principal de l'oxymore12. L'enjeu est historique, si on le considère sous l'angle suggéré par Bonnefoy — qui vise à définir le Baroque, mais qui a aussi un rapport certain avec la question de la subjectivité moderne — , il est esthétique, si on le considère sous l'angle de notre rapport à l'œuvre — ou à la figure. Commençons par aborder la question du lieu. "Tonner l'un tout contre l'autre", ou la "contraposition" D'emblée, par sa formation, l'oxymore se présente sur la page comme une figure de l'espace. Contentons-nous d'une définition minimale : juxtaposition de termes contraires ou contradictoires. L'oxymore est une com-position, un composto à la Bernin (comme le tableau de Johns). Il faut insister, comme Lausberg, sur la proximité du montage13 — montage "cut", comme on dirait au cinéma14. Cette proximité (celle de Target with Four Faces, par exemple) met l'accent sur la question majeure de l'oxymore, qui en fait peut-être le comble de toute figure : la question de la juxtaposition (ou de la composition) — et de ce qui s’opère par cette juxtaposition, et dans le lieu de cette juxtaposition. Approprié aux arts visuels, l'oxymore est figure de construction (d’un lieu) dans l'espace. Il ne mêle pas le noir et le blanc — ce qui ne donnerait que le gris. Posant les contraires côte à côte, il les rehausse par contraste. Au delà de la juxtaposition (qui est composition d'un lieu), il y a effet réciproque — et ceci tire l’oxymore du côté de l’expérience visuelle et spatiale plutôt que du côté de la linéarité successive de la langue. Les deux termes associés font bloc, presque image. Ils sont parfois reliés par un trait d’union dont l'effet ––– 12 Sur cette question, voir Rougé, "La réserve et l'espacement", Dans sa définition de l’oxymore, Lausberg insiste sur la notion de proximité : "the closely tightened syntactic linking of contradictory terms into a unity which, as a result, acquires a strong contradictive tension". Cf. Heinrich Lausberg, Handbook of Literary Rhetoric. A Foundation for Literary Study [1960, 1973], éds. David E. Orton, R. Dean Anderson, traduction Matthew T. Bliss, Annemiek Jansen, David E. Orton, Leiden, Brill, 1998, § 807 (je souligne). Comme si l’oxymore était d'autant plus oxymorique qu'il manifesterait la plus grande proximité des contradictoires. 14 Même si le montage cinématographique, successif, ne ménage pas la co-présence des termes et ne peut guère être oxymorique (le seul cas potentiellement oxymorique au cinéma serait peut-être la juxtaposition d'images contradictoires). 13 © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 105 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" est d'interrompre la successivité linéaire de la lecture, en ouvrant la possibilité du retour en arrière, en obligeant le lecteur à considérer les deux termes, non plus dans la succession, mais dans un va-et-vient entre les contraires juxtaposés par lequel se dégagent un lieu et un temps de pause. Bref, l'oxymore est figure de contraposition. Posant un terme "tout contre" son contradictoire, il les dresse et les adosse "l'un contre l'autre" pour former une figure qui ne s'écoule pas, mais qui fait face et interroge. Une figure qui incline au doute. Le paradoxe oxymorique, qui consiste à réunir des contraires dans le cadre circonscrit d'une même, unique figure, pose donc la question de l'ensemble formé de l'un et l'autre contraposés, du rapport d'altérité dans un même lieu, de la manière dont s'articule la discontinuité des incompatibles dans la continuité d'une même figure. Mais d'emblée d'autres questions se posent. Qu'est-ce qui, ainsi, arrête la lecture ou le regard, et fait face? Que signifie ce "faire face"? Comment et où se joue l'ensemble de cet être-ensemble oxymorique? Comment se définit la continuité locale constitutive d'une figure de la contiguïté, dont les éléments accolés jamais ne se mêlent — figure de la contiguïté qui néanmoins doit garder la continuité de la figure? Ce serait l'enjeu de l'oxymore : la possibilité de l'êtreensemble des contraires, de l’être-ensemble dans la différence insoluble ("tonner ensemble" dans le "détonner contre", comme dans la dissonance baroque) — et la "solution" de cet insoluble peut-elle faire l’économie du mouvement ? Plutôt que la question des contraires — qui sont le plus souvent culturellement prédéterminés, fixés, voire figés —, l'oxymore poserait donc diversement celle de l'être-ensemble, ou de l’être-en-mouvement oxymorique : quand, comment, et où le "côte à côte" de la juxtaposition devient-il la contraposition dynamique du "l'un contre l'autre", du "tonner l’un tout contre l’autre" ? Or, si ces enjeux sont en partie rhétoriques, la dimension plastique de la contraposition oxymorique l’indique clairement, ils sont aussi esthétiques. Et s’il est une figure plastique qui associe contraposition et mouvement et peut faire figure de solution de l’un par l’autre, c'est le contrapposto — dont découlent ces oxymores © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 106 Bertrand Rougé plastiques que sont la flamme serpentine du Maniérisme et ses multiples amplifications ou traductions baroques15. Le contrapposto, ou l'oxymore plastique Ce déhanchement puis cette torsion du corps à l'antique réapparaissent dans l'art du XVIe siècle, sous l'influence du torse du Belvédère, connu dès le début du XVe siècle mais alors négligé, et d'un torse de Discobole, découvert en 151316. À considérer la sculpture comme un discours, le contrapposto, par la variété des poses données aux divers membres du corps, manifeste plastiquement la varietas rhétorique. En même temps, il com-pose des contraires en une figure unique. La tête inclinée dans un sens, les hanches dans l'autre, une jambe tenue droite, l'autre fléchie composent un équilibre global constitué d'asymétries et d'oppositions locales. Or, le terme contrapposto ne sert pas uniquement dans le domaine des arts plastiques pour décrire une certaine pose des figures, il est également utilisé pour décrire les figures rhétoriques préférées de Pétrarque17, généralement regroupées sous le nom d'antithèse et comprenant l'oxymore. Dérivé du latin contrapositus qui traduit le grec antithèse, le contrapposto comprend donc toutes ces figures antithétiques qui, soit en littérature, soit en sculpture, soit en peinture, "com-posent" des contraires, mais le plus souvent dans la perspective d'une résolution de la contradiction en faveur de l'une des thèses et au détriment de l'autre. Le contrapposto, au sens d’antithèse, s’opposerait donc, bien qu'il semble avoir vocation à l'inclure, à la simple juxtaposition irrésolue des contraires que constitue l'oxymore. Et l’oxymore serait contraire aux objectifs esthétiques du sculpteur, qui sont l'unité, l'harmonie et l'équilibre. Pourtant, comme nous allons le voir, le contrapposto est bien oxymorique. Dans son De Pictura de 1435, sous l'influence de la rhétorique classique, Alberti décrit la varietas de peinture dans des ––– 15 Par exemple, les courbes et contre-courbes qui animent horizontalement les façades baroques peuvent se lire comme un traduction architecturale de la forme serpentine des peintres maniéristes. 16 Cf. David Summers, "Contrapposto : Style and Meaning in Renaissance Art", The Art Bulletin, LIX/3 (September 1977), pp. 336-361, p. 336. 17 John Shearman, Mannerism, Harmonsworth : Penguin, 1984 [1967], p. 83. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 107 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" termes qui laissent imaginer des compositions au moins discrètement contrastées, sur le modèle de l'inaequabilis varietas qui, selon Cicéron, doit "entremêler le primordial et le secondaire, le simple et le complexe, le clair et l'obscur, le gai et le triste, l'incroyable et le vraisemblable"18. Sur ce modèle, Alberti recommande de varier les couleurs (201-203), mais aussi de contraster le placement et les mouvements des personnages (181). En même temps, il condamne les excès auxquels de telles recommandations poussent certains peintres, excès qui, moins d'un siècle plus tard, deviendront précisément la marque du style maniériste, une des manifestations majeures de cette licence artistique qui, mêlée de furor divine, constituera l'inspiration de l'artiste et suscitera l'"invention" furieuse des peintres19. Ces excès condamnés par Alberti consistent en des "mouvements trop violents" (motus nimium acres) et prennent la forme de ces figures qui semblent pour lui l'acmé irréaliste de la distorsion car "la poitrine et les fesses s['y] présentent au regard en même temps, ce qui est impossible à faire et très indécent à voir". Ces figures, qui lui paraissent les symptômes d'un "talent trop fougueux de l'artiste" dont l'effet est l'absence "de grâce et de douceur" (185), sont précisément ce qui doit nous arrêter, car Alberti décrit ici ce qui deviendra le contrapposto. S'il juge ce type de figure irréaliste, c'est qu'elle propose la vision simultanée de ce qui n'est pas normalement visible et physiquement réalisable en un même temps, dans un même lieu, par un même corps continu. Présenter ainsi au regard "la poitrine et les fesses" revient à juxtaposer ces contraires ou ces incompatibles que sont l'avant et l'arrière, le dos et la face, sous la forme de ce qui, du coup, devient effectivement un oxymore : la juxtaposition violente et inconvenante des contraires qui s'ajointent brutalement et "sans lien" ("dissolutus"). Or, la dissolutio, en rhétorique, est exactement le contraire de la compositio20. Juxtaposer ne serait pas composer. Ce qu'Alberti condamnerait dans le contrapposto outrepassé serait donc sa dimension brutalement oxymorique — ––– 18 De Partitione Oratoria cité par Summers, "Contrapposto", p. 349. Voir Summers, ibid., p. 358, et Ernst Kris et Otto Kurz, L'Image de l'artiste : légende, mythe et magie. Un essai historique, t.rad. M. Hechter, Paris, Rivages, 1987, pp. 78-93. 20 Cf. Michael Baxandall, Michael, Giotto and the Orators. Humanist Observers of Painting in Italy and the Discovery of Pictorial Composition, 1350-1450 [1971], Oxford, Oxford UP, 1988, pp. 136-37. Si bien que le contrapposto violent, comme l'oxymore, serait cette figure paradoxale qui, tout en posant ensemble ne composerait pas. 19 © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 108 Bertrand Rougé nuisible à l’équilibre, à l’harmonie et à la composition. C'est sans doute pourquoi il utilise l'adjectif acer (pointu, âpre, autant que violent) pour décrire la violence excessive de ce mouvement. Il semble ainsi vouloir antithétiquement évoquer la modération que requièrent les rhétoriciens classiques, et notamment Quintilien, dont l'Institution oratoire fut pour lui une influence majeure. Mais si l'autorité de Quintilien a pu justifier la condamnation albertienne du contrapposto "outrepassé" (ou oxymorique), c'est étrangement un autre passage du même Quintilien qui, un siècle plus tard, aurait inversement permis, entre autres à Vasari et à Lomazzo, d'"autoriser" l'emploi de cette figure21. Dans ce texte historiquement important, où Quintilien mentionne le Discobole que les artistes italiens venaient de découvrir, le contrapposto et l'oxymore sont étroitement associés à la définition même de la figure22. Flexus, motus, locus : le contrapposto et la figure comme oxymore Immédiatement après avoir donné en exemple le célèbre Agamemnon de Timanthe, Quintilien explique qu'il ne croit pas à des règles rhétoriques immuables mais qu'il faut toujours avoir pour objectif double et parfois contradictoire et "la bienséance et l'intérêt de la cause". Prenant l'exemple de la sculpture et de la peinture, il montre qu'il convient souvent, par souci d'efficacité expressive, de se soustraire aux contraintes rigides de la tradition et de la bienséance, et donc, dans une certaine mesure, comme Timanthe, de faire preuve d'"invention" dans la formation des figures, voire que cette invention, qui peut aller jusqu'à la déviation de la norme et donc jusqu'à la déformation, est fondamentalement constitutive de la figure. ––– 21 Shearman, pp. 81-91, notamment pp. 84-85. Sur l’emploi maniériste de l’oxymore en littérature, sculpture et peinture, et notamment sur le phénomène du "double oxymoron croisé" et de la figure serpentine, voir aussi Antonio Pinelli (cite notamment Bembo, Vasari, l’Arétin, Michel-Ange et Jean Bologne), in La Belle Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle [1993], trad. B. Arnal, Paris, Livre de Poche, 1996, pp. 189-206. 22 Le rapport entre le texte d'Alberti et le passage de Quintilien fait l'objet d'une analyse dans l'article de Summers, "Contrapposto". © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 109 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" Il est souvent utile, écrit-il, et parfois convenable [decet]23, de modifier [mutare] l'ordre établi par la tradition, comme on le voit dans les statues et les tableaux où les vêtements, les expressions et le maintien varient. Un corps rigide [rectus], en effet, n'a que fort peu de grâce : le visage de face, les bras le long du corps et les pieds joints feront une œuvre raide de la tête aux pieds. Mais la torsion [flexus : la courbe, la courbure, la flexion] et, pour ainsi dire, le mouvement [motus] donnent l'impression d'une sorte d'action et d'animation; de même, les mains ne sont pas toujours représentées dans la même position et il y a mille sortes d'expressions pour les visages. Certains personnages sont en pleine course, d'autres sont assis ou allongés; ceux-ci sont vêtus, ceuxlà sont nus et d'autres sont à moitié vêtus et à moitié nus. Quoi de plus tourmenté [tordu : distortum] et de plus élaboré [elaboratum : travaillé] que le célèbre Discobole de Myron? Pourtant, qui désapprouverait cette œuvre parce qu'elle n'est pas assez rigide [rectus : académique, qu'elle ne suit pas la droite règle] démontrerait sa méconnaissance de l'art, car ce sont la nouveauté et la difficulté qui méritent les plus grands éloges. C'est justement le même effet de grâce et de plaisir [delectatio : de séduction] que produisent les figures, qu'elles soient de pensée ou de mots. Car elles dévient en quelque manière de la droite ligne [de la règle académique : Mutant enim aliquid a recto] et manifestent cette vertu qui consiste à s'écarter de l'usage vulgaire (consuetudo).24 Quintilien oppose ici ce qui est de l'ordre immobile et figé du rectus (règle, académisme, convention, tradition, usage, ligne droite, raideur) à ce qui, relevant du flexus (distortum, mutare, motus, delectatio), "produit" le mouvement, la grâce et le plaisir, comme si la torsion de la figure ajoutait aux fonctions d'information et de démonstration de la rhétorique (docere et probare), ces vertus esthétiques et expressives qui achèvent de persuader par le mouvement, le plaisir et l'émotion (movere, delectare, flectere). Le flexus du Discobole, plus que la simple courbure ou flexion d'un torse, est donc en même temps ce mouvement (motus) qui constitue la figure comme figure et emporte l'adhésion, c'est-à-dire ce qui, émouvant et séduisant par sa ––– 23 Cf. l'indécence condamnée par Alberti qui est le contraire même de ce qui est convenable : "indecentissimum visu est". Cf. Alberti, De la peinture (1435), trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992 (texte latin et trad. française), p. 184. 24 Inst. Orat. II, xiii, 8-11. Pour la traduction de ce passage, je me suis appuyé sur le texte latin et la traduction (lacunaire en II, xiii, 10) établis par Jean Cousin (Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, 7 vols, Paris, Belles Lettres, 19751980), mais surtout sur les traductions anglaises de Butler (citée en partie par Summers, p. 337), de Baxandall (Giotto and the Orators, pp. 18-19) et de Shearman (art. cit., pp. 84-85), toutes trois plus satisfaisantes que la première. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 110 Bertrand Rougé flexion, fléchit ou infléchit le spectateur25. Le mouvement de torsion ou de déviation constitutif de la figure est donc ce qui justifie le flexus ou le contrapposto, c'est-à-dire, très précisément la figure oxymorique condamnée par Alberti — comme s'il arrêtait son éloge de l'antithèse au seuil de l'oxymore. Or, cette notion de mouvement réapparaît de manière insistante dans cet autre passage de l'Institution oratoire (IX, i, 1-2) où Quintilien, soulignant la difficulté qu'il y a à distinguer les figures des tropes, rappelle que ces derniers sont nommés "mouvements" (motus), soit parce qu'"ils impriment au style un certain renversement" (quod vertant orationem) soit parce qu'ils sont eux-mêmes "le résultat d'une certaine (dé)formation" (formati quodam modo). Autrement dit, les tropes "renversent ou bouleversent le discours" (vertant) le subvertissent par le simple effet de leur mouvement. Ce qui caractérise la figure ou le trope est donc le flexus en tant qu'il est manifestation du motus, sous la forme de cette rotation bouleversante par laquelle la rectitude académique de l'usage se trouve subvertie, cette même rotation qui donne au Discobole — et donc au contrapposto — son énergie. Le tour, la tournure ou le tournoiement de la figure, dont le flexus du Discobole est la manifestation plastique et que Quintilien tente de rendre par l'emploi récurrent des verbes vertere, mutare et flectere, n'est donc que le tropos lui-même, formé à partir du verbe trepein signifiant à la fois "tourner" et "former" et dont il essaie de rendre les divers sens. Mais que signifie "tourner", renverser, tournoyer, voire tourner sur soi-même dans un mouvement de torsion ou d'inflexion? En fait, cela signifie "se mouvoir". ––– 25 Les fonctions de l'éloquence sont habituellement définies par ces cinq verbes : docere, probare, movere, delectare, flectere. Summers, qui fait aussi l'analyse du contrapposto en rapport avec Alberti et Quintilien, décrit ainsi les divers exemples maniéristes qu'il mentionne : "They are in such violent movement as simultaneously to display front and rear. When thus described, the figures embody an antithesis, which, as we shall see, was a major form of rhetorical, of poetic, and, in the Renaissance, of pictorial ornament" (p. 339). Il est à noter que, tout au long de son long et passionnant article, Summers parle fréquemment d'antithèse, mais à aucun moment ne mentionne l'oxymore. Ceci peut sans doute s'expliquer par le fait que l'oxymore n'était pas répertorié en tant que tel à la Renaissance, mais il n'en demeure pas moins que l'oxymore n'est pas l'antithèse, et c'est sur cette base que l'on peut essayer de pousser plus loin les analyses de Summers. Par exemple, c'est peut-être cette différence qui expliquerait la réticence d'Alberti à l'égard des "mouvements trop violents" : il accepterait l'antithèse, mais la refuserait quand elle "tourne" à l'oxymore. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 111 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" Si, là où il y a figure ou trope, il y a bien flexion, renversement et torsion — quelque chose qui semble répondre à la même description que la flexion ou la torsion du contrapposto —, c'est en fait parce qu'il y a, ou parce qu'il y a eu mouvement, voire mouvement "violent" dans le cas de l'oxymore et du contrapposto "outrepassé", ceux-ci devenant dès lors le comble de la figure ou du trope. Et Quintilien lui-même y insiste : Le trope [. . .] est le transfert [tralatus] d'une expression de sa signification naturelle et principale à une autre, afin d'orner le style, ou, selon la définition de la majorité des grammairiens, le transfert d'un lieu où l'expression a son sens propre dans un autre où elle ne l'a pas [dictio ab eo loco in quo propria est tralata in eum in quo propria non est] (IX, i, 4). Décrivant la figure et tentant de l'opposer au trope en soulignant sa dimension transformative (aussi présente dans le mot grec tropos), il ne peut éviter d'évoquer à nouveau la distance : "en revanche, la 'figure', comme on peut l'entendre d'après le nom luimême, consiste à donner au langage une forme éloignée [conformatio remota] de l'expression commune et spontanée". Curieusement, la forme est donc "éloignée" (remota) de l'usage. Comme l'indique la résurgence du motus dans remota, tout comme le trope, qui est "le transfert d'un endroit à un autre", la figure est le résultat d'un déplacement26. Dès lors, ce qui se manifestait à travers l'opposition du rectus et du flexus, n'était pas tant l'opposition du droit et du courbe ou du rigide et du souple que l'opposition du statique et du mobile, valorisant le mouvement même et, plus précisément encore, ce qui, dans le mouvement de courbure ou de flexion, est le principe constitutif de la figure : à savoir le transfert ou le transport d'un lieu à un autre — voire la confrontation d'un avant et d'un après. La torsion, la tournure ou la forme ne sont donc pas ce qui engendre la figure; elles sont plutôt le résultat, l'effet ou la manifestation d'un mouvement, d'une translation, d'un transfert ou d'un transport d'un lieu à un autre : ce qui nous indique qu'il y a, ou qu'il y a eu mouvement. ––– 26 La définition que Quintilien donne de l'hyperbate est à cet égard exemplaire : "elle transporte un mot ou une partie de mot de sa place normale à une autre, qui lui est étrangère [a suo loco in alienum]" (IX, i, 6). © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 112 Bertrand Rougé Si le trope et la figure sont une certaine manière de "tourner" les mots et le discours, de les faire pivoter ou de les tordre jusqu'à ce qu'ils présentent simultanément en un même lieu leur face habituelle et une face inhabituelle et donc autre, sous la forme paradoxale d'une juxtaposition de contraires, c'est qu'ils sont l'effet d'un mouvement — et qu'à ce titre, ils sont aptes à "rendre" le mouvement. Ainsi, le flexus du Discobole, comme le contrapposto, n'est que la manifestation arrêtée en un lieu unique, mais visible, du motus. C'est le flexus ou le contrapposto qui "mettent sous les yeux" le mouvement. Or, "mettre sous les yeux", peindre, "faire image" ou "faire le tableau de", traduisent l'effet de la métaphore tel qu'Aristote le décrit dans la Rhétorique; et "mettre sous les yeux" ou "devant les yeux", c'est aussi faire que l'inanimé s'anime et c'est bien là, selon l'expression de Ricœur, non pas "une fonction accessoire de la métaphore, mais bien le propre de la figure" (49). La métaphore étant la figure globale de tous les transferts figuratifs du même à l'autre, ces transferts peuvent bien sûr aller jusqu'au contraire — a fortiori s'il est question de mouvement. Le lieu et le mouvement : Aristote Il nous faut donc en revenir à la question du mouvement de la métaphore et, dans le contexte qui est le nôtre — celui des "mouvements violents" du contrapposto —, il s'agira de prendre cette notion de mouvement au sens propre. Afin d'élucider la nature du motus de Quintilien, il nous faut maintenant nous tourner vers Aristote, mais non pas tant vers sa Rhétorique ou sa Poétique, où l'on trouve effectivement des développements sur la métaphore et l'antithèse, que vers sa Physique, et en particulier son Livre IV, en partie consacré à la question du lieu. En effet, Aristote justifie d'emblée l'étude du lieu par l'existence du mouvement : "aucune recherche ne serait instituée sur le lieu s'il n'y avait pas une espèce de mouvement selon le lieu"27. Non seulement, pour lui, "le plus général et principal mouvement [kinésis] ––– 27 Aristote, Physique, IV, 211a12 (Physique, I-IV, trad. H. Carteron [1926], Paris, Belles Lettres, 1996). "Le problème du lieu ne se poserait pas pour lui s'il n'y avait pas mouvement local, c'est-à-dire changement de lieu" (cf. Bréhier, Histoire de la philosophie. Tome I : Antiquité et Moyen-Age [1931], 1938, Paris, PUF, 1981, p. 186). © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 113 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" est le mouvement selon le lieu (dans notre terminologie, le transport [phora])" (Physique IV, 208a); mais encore, c'est bien le mouvement qui permet en quelque sorte de débusquer le lieu et qui par là même en rend l'étude nécessaire, puisque Que donc le lieu existe, on le connaît clairement, semble-t-il, au remplacement : là où maintenant il y a de l'eau, là même, quand elle en part comme d'un vase, voici de l'air qui s'y trouve et, à tel moment, une autre espèce de corps occupe le même lieu . . . là où il y a maintenant de l'air, là il y avait tout à l'heure de l'eau. (Physique IV, 208b) Or, s'il est clair que le lieu ne peut être occupé simultanément par une chose et une autre — son contraire —, en revanche, il apparaît que le mouvement (kinésis) — ou le changement (métabolè), car Aristote emploie indifféremment les deux termes —, qu'il soit qualitatif (c'est l'altération, d'une couleur à une autre par exemple), quantitatif (c'est l'augmentation ou la diminution) ou bien local (de haut en bas ou d'ici à là; c'est la phora), que "tout mouvement", donc, "a lieu entre des contraires"28, car, partant d'un état initial (par exemple, blanc, petit ou haut) il aboutit à un état terminal (noir, grand ou bas) qui est son contraire. Si bien que, si la figure "met sous les yeux" le mouvement et si le mouvement est déplacement (phora) entre des contraires, dès lors, toute figure doit peindre ou évoquer les contraires qui constituent l'état initial et terminal de ce mouvement. Autrement dit, toute figure est fondamentalement oxymorique. Ou du moins, elle possède un fond ou une orientation (archè/telos) essentiellement oxymorique qui en constitue l'essentielle énergie (énergeia), au sens où Aristote précise que "les mots peignent [mettent les choses sous les yeux], quand ils signifient les choses en acte"29. "Or l'acte est le mouvement"30. ––– 28 Bréhier, p. 182. "Il a pour point de départ la privation d'une certaine qualité et pour point d'arrivée la possession de cette qualité [. . .] D'autre part, privation et possession doivent appartenir à un sujet qui ne change pas pendant le devenir" (Bréhier, p. 183). 29 Rhétorique III, 11, 1411b 24-5; cité par Ricœur, p. 50. Traduit aussi ainsi : "J'entends par "mettre une chose devant les yeux" indiquer cette chose comme agissant" (Trad. Ruelle/Vanhemelryck 337). 30 1412 a 12; cité par Ricœur, in La Métaphore vive (Paris : Seuil, 1975), p. 50. Si l'on récapitule, le lieu n'a d'existence que par le mouvement, celui-ci n'étant à son tour que "l'entéléchie de ce qui est en puissance . . . par exemple de l'altéré, en tant qu'altérable, l'entéléchie est altération; de ce qui est susceptible d'accroissement et de son contraire ce qui est susceptible de décroissement [. . .], accroissement et diminution; [. . .] ; de ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local" (201a 9ss). © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 114 Bertrand Rougé Ainsi, le Discobole "met sous le regard" un flexus, un pli. Il rend visible un mouvement, non pas en l'arrêtant ou en le figeant dans son instant le plus prégnant — comme le ferait un instantané photographique judicieusement choisi —, mais en le composant de manière oxymorique, à mi-chemin des contraires qui le bornent. On pourrait dire, par exemple, que le Discobole est ainsi figuré dans un mouvement dont le début est la possession et la fin la privation du disque. Cependant, il nous donne à voir, non pas le mouvement luimême — la sculpture reste immobile —, mais son résultat figuré, le flexus, de la même manière qu'une figure n'est figure que par la torsion qu'elle a imposée à l'usage, par le flexus auquel elle a soumis le rectus. Si donc la flexion du corps est bien une manière pour le sculpteur d'occuper dynamiquement l'espace, donnant ainsi l'impression fausse que c'est la souplesse plastique qui "exprime" la dynamique du mouvement, paradoxalement, cette flexion n'est que l'effet de surface d'un flexus — d'un pli — qui, lui, est plutôt la mise à plat du mouvement par laquelle le sculpteur a juxtaposé ou ajointé l'avant et l'après, le début et la fin. Plutôt qu'une courbe dynamique dont l'élan évoquerait le mouvement, le flexus est le point d'inflexion d'un corps tendu entre deux états ou instants contraires contradictoirement juxtaposés en lui — de telle manière qu'il n'est plus un corps, à proprement parler, mais bien une figure. Toute l'énergie de la figure se joue donc dans ce lieu où les contraires s'articulent. Il faut donc bien prendre conscience que la tridimensionnalité de la sculpture cache le flexus oxymorique, voire que le flexus figuratif s'y trouve comme volontairement occulté. C'est bien le flexus de la figure qui produit l'effet. En effet, je ne suis pas appelé à tourner autour du Discobole ou des statues de Jean Bologne parce que ce sont des objets tridimensionnels — après tout un kouros, dans sa frontalité, est aussi en trois dimensions —, mais parce que leur flexus m'y invite. Et il m'y invite parce qu'il est l'oxymore composé du "mouvement arrêté". Ceci ne signifie pas qu'il est mobile et immobile à la fois (la statue ne bouge pas et cet oxymore-là n'est que l'effet de ma description), mais bien que son flexus ou son pli figure l'articulation © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 115 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" de l'avant sur l'après, la jointure des contraires qui font le mouvement31. Le pli, l'espacement, le chiasme : le lieu du corps Après le détour par Quintilien et Aristote, on comprend mieux les termes dans lesquels, bien que la "bienséance" lui fasse condamner les excès oxymoriques du contrapposto, Alberti recommande que la peinture inclue le mouvement. On comprend aussi l'importance des mots qu'il choisit et qui, à travers ou par-delà la référence directe au motus et au locus de la rhétorique de Quintilien, renvoient aussi sans doute, via la Rhétorique, à la phora, à la kinésis, à la métabolè et au topos de la Physique d'Aristote, comme dans ce passage où il énumère tous les changements aristotéliciens, selon la quantité, la qualité et le lieu : "l'on dit, en effet, que les corps se meuvent en plusieurs façons : ils grandissent ou rapetissent, passent de la santé à la maladie ou, inversement, de la maladie à la santé, ils changent de lieu, et l'on dit encore que les corps sont mus par d'autres causes du même genre". Après quoi, nous ramenant immédiatement à la peinture, il enchaîne ainsi : Pour nous autres peintres qui voulons exprimer les affects de l'âme par les mouvements des membres, laissons de côté toute autre discussion, et traitons seulement de ce mouvement qu'on dit accompli lorsqu'il y a eu changement de lieu [cum locus mutatus sit]. . . . Je désire que tous ces mouvements soient dans la peinture [ce qui est bien une manière de reprendre au compte de l'art de peindre le "mettre sous les yeux" d'Aristote concernant la métaphore]; que certains corps se dirigent vers nous, que d'autres s'éloignent d'ici, certains à droite, d'autres à gauche, et que certaines parties de ces mêmes corps soient aussi dirigées vers les spectateurs, que d'autres reculent, que certaines s'élèvent et que d'autres tendent vers le bas.32 ––– 31 A ce propos, on pourrait rapprocher de l’exemple du Discobole proposé par Quintilien, celui de l’Héraklès perdu d’Apelle, dont Pline, admiratif, nous dit qu’il était "vu de dos mais représenté de telle façon que la peinture — chose très difficile — montre également le visage" (Histoire naturelle XXXV, 94 ; voir Pinelli 2212n15). Il va de soi que nous sommes ici aussi au cœur de la question du Paragone, qui, tout en traitant de questions voisines et parfois semblables — par exemple, comment la peinture peut-elle concurrencer la capacité de la sculpture à figurer simultanément l’avant et l’arrière ? —, n’est pas exactement la problématique développée ici. 32 Alberti, p. 181. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 116 Bertrand Rougé Ce qu'Alberti décrit ici en termes antithétiques, ce sont les composants d'oxymores plastiques qui ont pour fonction d'animer l'inanimé, de donner du mouvement par la composition — et même la juxtaposition — des contraires. Mais là où il réprouve la surcharge et conseille de distendre l'oxymore, les maniéristes annuleront l'intervalle [vacuum] qu'il conseille de maintenir entre les figures (171), notamment "en juxtaposant immédiatement, sur la surface, le plus proche et le plus lointain"33 — resserrement de la composition dans le plan qui a pour effet de produire une juxtaposition oxymorique des contraires, comme dans la Visitation de Pontormo à Carmignano et dans la Madone au long cou du Parmesan, où le lointain jouxte le proche et le petit jouxte le grand34. Ainsi, de même que la tridimensionnalité de la sculpture cachait le flexus du Discobole, l'emploi aéré de la perspective recommandé par Alberti tendait à dissoudre et à cacher l'oxymore essentiel de la figure ou de la composition35; inversement, les maniéristes, longtemps méprisés pour leurs excès de virtuosité, ont paradoxalement tenté ce resserrement de la figure et de la composition autour de son cœur oxymorique, autour de cette jointure problématique des contraires où se scelle la figure. Et le fait que le style maniériste tende à projeter la profondeur sur la surface et à abandonner l'étagement des plans au profit de leur juxtaposition contradictoire sur la surface du tableau est à mettre sur le compte de cette parfaite logique oxymorique, qui est aussi une logique de la figure — et du lieu. Or, il est dans la logique de la figure de susciter une lecture : son flexus, loin de n'être que le simple vestige ou reliquat visible du mouvement est également le pli dans lequel le spectateur est invité à lui-même se mouvoir et s'impliquer. Ainsi, la gravure de l'Hercule Farnèse de Hendrick Goltzius, datée de 1592-1593, reproduit la ––– 33 Arasse, "Peinture", in Daniel Arasse et Andreas TÖNNESMANN, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard, 1997, pp. 281-416, p. 407. 34 Il s'agit là des exemples donnés par Arasse. Sur la composition de la surface, la forme serpentine, la forme amphore et d'autres caractéristiques stylistiques de la peinture maniériste, voir son excellente synthèse, "L'unité du style" ("Peinture", pp. 397-416). 35 On peut en effet considérer que ce qui se joue oxymoriquement au niveau du mouvement de la figure, se joue, à un niveau différent, dans la composition narrative de la storia — l'effet des mouvements contraires fût-il, dans ce dernier cas, proprement narratif ou de pure varietas. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 117 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" "disposition paradoxale"36 et oxymorique du Pontormo et du Parmesan. Goltzius y juxtapose le proche et le lointain, le grand et le petit, le haut et le bas, le dos et la face, le centre et l'excentré, l'art et la vie, la pierre et la chair, le nu et l'habillé, le divin et l'humain, l'antique et le moderne. Il oppose avec humour la force tranquille à la faiblesse inquiète et curieuse, la désinvolture assurée de l'athlète et l'expression admirative et béate des badauds un peu gringalets. Ce qui se compose là sur un mode ironique, et presque comique — que regardent exactement les deux hommes ébahis? —, c'est l'intimité d'un face à face. Par la juxtaposition des contraires et le jeu sur l'avers et l'envers, se crée un visible dialogue, ou du moins — car le contenu de ce dialogue nous échappe — du vide se dégage entre les figures, à la manière dont se déploie la spatialité picturale chinoise, sans le moindre recours à la perspective, l'espace ainsi rendu visible n'étant autre que l'espace de la relation esthétique37, le pli oxymorique et secret dans lequel nous sommes amenés à percevoir l'existence d'une profondeur et d'un mouvement qui, bien qu'eux-mêmes invisibles en tant que tels, sont là rendus présents figurativement, c'est-à-dire, par le flexus qui articule l'un sur l'autre les multiples contraires de ce feuilleté d'oxymores38. ––– 36 Arasse, "Peinture", p. 407. Cette lecture est renforcée par le fait que l'on s'accorde à voir dans les deux personnages de spectateurs aux pieds de la statue d'Hercule des portraits de Goltzius lui-même et de son beau-fils, Jacob Matham. Cf. Stephen H. Goddard, "Goltzius Working Around Tetrode".In Stephen H. Goddard et James A. Ganz, Goltzius and the Third Dimension, Williamstown, MA, Sterling and Francine Clark Art Museum, 2002, pp. 3-45, p. 36. De plus, cette gravure fait partie d'un série de trois, réalisée en 1592 et publiée en 1597, ayant pour objet la sculpture antique : les deux autres sont l'Apollon du Belvédère et Hercule et Téléphos. Or, l'Apollon du Belvédère est également représenté avec, à ses pieds, un artiste le crayon à la main, dans une composition tout à fait semblable à celle de l'Hercule, ce qui signifie clairement que l'objet explicite — et réflexif — de cette série de gravures est bien le regard expert de l'artiste sur l'art des anciens, autrement dit la question de la relation esthétique sous sa forme la plus aboutie : le dialogue entre l'artiste moderne et ses modèles anciens. Le contenu référentiel vient ici confirmer ce que la structure oxymorique de la composition met manifestement en œuvre sous nos yeux. 38 Une études des œuvres de Goltzius sous l'angle de l'oxymore et du contrapposto serait extrêmement éclairante, tant du point du vue esthétique que du point de vue historique, Goltzius (1558-1617) se situant à l'articulation, non seulement des deux siècles, mais encore des deux "styles", et plus encore peut-être, comme Shakespeare, de deux epistémè (même si, dans ce dernier cas, les périodes concernées ne sont plus tout à fait les mêmes). Il faut ajouter que les gravures très oxymoriques de Goltzius, figurent des hommes dans des contrapposti extrêmement outrés, dont on a souvent voulu trouver les modèles dans les bronzes d'un sculpteur flamand, Willem Danielsz van Tetrode (v.1525-1580), lui-même élève de Cellini à Florence, puis assistant de Guglielmo Della Porta, et donc bien formé aux contrapposti maniéristes (Goddard, p. 37 © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 118 Bertrand Rougé Ainsi, le contrapposto — plus oxymorique que serpentin —, ne relèverait pas tant de la ligne — ondoyante, dynamique ou souple — que d'un certain mode de cet espacement par lequel une profondeur se réserve dans la surface, mouvement par lequel, notamment, si l'on suit les analyses de Daniel Arasse, l'espace d'un for intérieur se laisse deviner au-delà de l'impassibilité glacée des portraits maniéristes du Pontormo, du Parmesan ou de Lotto39. De la même manière, dès 1533, le dispositif oxymorique des Ambassadeurs, par lequel le spectateur était incité à résoudre des points de vue et des significations contradictoires (point de vue frontal/point de vue latéral, vie/mort, icibas/au-delà, etc.) amenait celui-ci à découvrir qu'un espace se trouve effectivement logé, comme en réserve, dans l'épaisseur nulle du plan pictural : non pas tant cet espace fictif, illusionniste, anamorphique, qui se déploie, caché, dans ou derrière le tableau, que l'espace insoupçonné d'une relation esthétique plus dense et plus complexe avec l'œuvre — celle-ci étant composée comme une figure alliant des contraires. Mais cet espacement est double, car le point d'inflexion de l'oxymore est aussi le point d'entrée dans le tableau. Lorsque, sur la ligne de jointure où les contraires se jouxtent, le contrapposto "met sous nos yeux" le flexus de la composition figurée, il dégage bien un espace, mais il ne le fait qu'en impliquant le spectateur et en creusant le pli de sa complicité — par exemple, lorsque je suis appelé à projeter mon propre regard dans l'intervalle des regards entrecroisés d'Hercule et des badauds40. Ou bien encore lorsque je me mets en mouvement pour aller chercher le point de vue d'où l'anamorphose des Ambassadeurs se redressera. Ici intervient le véritable mouvement que l'oxymore suscite dans une œuvre elle-même toujours immobile. C'est la vertu de réversibilité du flexus oxymorique qu'il est à la fois le "mouvement arrêté" de la figure (la figure ne bouge pas) et l'origine du mouvement réel du spectateur — mouvement imprimé au spectateur dans son propre espace, mental pour la figure littéraire et pour la peinture en général, mais aussi souvent physique et corporel 5). On notera, par ailleurs, que Goltzius a aussi produit plusieurs gravures de points de vue différents sur le Torse du Belvédère (voir Goddard, p. 38-9). 39 voir Arasse, "Peinture", p. 459ss, Rougé, "La réserve et l'espacement". 40 Où il apparaît que la perspective n'est pas la seule méthode dont la peinture dispose pour fonder son espace d'énonciation. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 119 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" pour bien des exemples de peinture ou, a fortiori, pour la sculpture41. D'où l'intérêt d'en passer par une théorie physique du mouvement et du lieu. L'oxymore est la figure par excellence, parce que, juxtaposant les contraires, elle pose nécessairement les conditions du mouvement, puisqu'il n'y aurait de mouvement, selon Aristote, que d'un contraire à l'autre. Elle suscite l'exploration de l'espace ainsi ouvert par la figure et provoque l'authentique motus — ou espacement — par lequel notre corps ainsi localisé de spectateur met en évidence le lieu invisible de l'œuvre, qui ne serait autre que le lieu de notre propre corps "mis sous nos yeux" — ou plutôt, "mis sous nos pas". Si, comme l'écrit Bergson, la conception aristotélicienne "ensevelit l'espace dans les corps"42, c'est bien à travers ces mêmes corps que l'espace s'exhume à nouveau. Pour reprendre la formule de Pierre-Antoine Fabre, le lieu, réellement invisible par définition, a pour caractéristique de "n'apparaître que sous les espèces de son autre : le corps qu'il localise" (115). Mais la présence du corps en son lieu n'y suffit pas. Certes, pour Aristote, il n'y a de lieu que d'un corps — mais d'un corps en mouvement, puisque "tout n'est pas dans le lieu, mais seulement le corps mobile"43. Il n'y a donc de lieu face à l'œuvre immobile que de notre corps de spectateur lui-même (mis) en ––– 41 Sur ce sujet, il faut relire le chapitre IV des entretiens de Paul Gsell avec Rodin, in Auguste Rodin, L'Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris : Bernard Grasset, 1911. Intitulé "Le mouvement dans l'art", il est consacré à des questions évoquées ici. On y trouve notamment cette affirmation de Rodin que "le mouvement est la transition d'une attitude à une autre" (p. 47) et que "le statuaire contraint, pour ainsi dire, le spectateur à suivre le développement d'un acte à travers un personnage" (p. 48). On y lira également la comparaison entre la photographie, d'une part, et la sculpture et la peinture, d'autre part (notamment à travers l'exemple de La course d'Epsom, de Géricault), et cette idée que, au regard de la représentation du mouvement, "c'est l'artiste qui est véridique et c'est la photographie qui est menteuse; car dans la réalité le temps ne s'arrête pas" (p. 52). En effet, Rodin précise : "je crois bien que c'est Géricault qui a raison contre la photographie : car ses chevaux paraissent courir : et cela vient de ce que le spectateur, en les regardant d'arrière en avant, voit d'abord les jambes postérieures accomplir l'effort d'où résulte l'élan général, puis le corps s'allonger, puis les jambes antérieures chercher au loin la terre. Cet ensemble est faux dans sa simultanéité; il est vrai quand les parties en sont observées successivement et c'est cette vérité seule qui nous importe, puisque c'est elle que nous voyons et qui nous frappe" (pp. 52-53). 42 Cité par Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l'image, Paris, Vrin/EHESS, 1992, p. 115. 43 Physique 212 b 28; je souligne. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 120 Bertrand Rougé mouvement, et c'est ce lieu que le contrapposto et l'oxymore "mettent sous nos pas". Dès les Ambassadeurs, la découverte de l'espace en réserve dans la surface est le résultat de mon mouvement d'un point de départ à un point d'arrivée contraire que l'on peut lire en termes de possession et privation d'images, de révélation et d'occultation chiasmées de la mort et de la vie (phénomène que l'on retrouvera à divers niveaux dans toute vanité baroque). Le mouvement est donc double et le dispositif chiasmé — à la manière des doubles oxymorons croisés analysés par Pinelli44. Quand je regarde le tableau de face, le crâne est distordu et illisible, quand je le regarde de côté, ce sont les ambassadeurs qui disparaissent. Et le lieu de mon espacement, physique autant que mental, s’éprouve dans le mouvement de l’un à l’autre. C'est un dispositif semblable qui troubla Leo Steinberg dans Target with Four Faces. Les deux termes de l'oxymore sont simultanément visibles, mais ils me sollicitent "à contre" : lorsque je suis à la distance de visée requise par la cible ("Thereness"), je suis hors de portée tactile des moulages ("Hereness") — et inversement, lorsque je suis à proximité tactile, la distance visuelle me manque. "Mis sous nos yeux" sur le même plan, comme liés par un trait d'union, ils forment un flexus oxymorique qui renverse et renforce leur (et notre) rapport à l'Ici et au Là, qui lance notre propre mouvement de l'un à l'autre — et inversement —, et met ainsi cet espacement "sous nos pas", tant et si bien que nous pouvons physiquement éprouver l'effet de la figure. Comme Aristote remplissant et vidant ses amphores, Johns et Holbein mettent à nu la question du lieu et exploitent cet aspect majeur de l'oxymore qu'est l'espacement — non sans rapport avec le chiasme merleau-pontien45. Leur dispositif ne pose pas tant la question du lieu de l'œuvre (ou du mouvement dans l'œuvre) qu'il incite le spectateur à se mouvoir face à elle — et ainsi à s'émouvoir. La jointure des oxymores — de la cible et des visages, du crâne et des ambassadeurs —, comme le flexus du contrapposto, met le spectateur en émoi. Elle ne représente pas le mouvement, elle le suscite. ––– 44 Pinelli, p. 194-200. Voir Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible suivi de Notes de travail, éd. Cl. Lefort, Paris : Gallimard, 1964, pp. 172-204. 45 © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 121 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" Ainsi s’opère l’espacement : l’oxymore me jette dans la perplexité de mon lieu propre, car celui-ci ne saurait être révélé que par un mouvement, celui de ma perplexité réflexive à la croisée des contraires. Bref, il apparaît bien que la figure, dont l'oxymore exhibe le modèle, comme l’art, n’a pour but que "la construction d’un lieu pour la présence à soi-même"46, mais cette présence ne peut s'éprouver que par le mouvement — ou l'émoi. Peut-être au sens où l'entend Michel Serres quand il écrit : "y a-t-il un centre, n’y en a-t-il pas ? et ceci quel qu’il soit ? Posez cette question en tous lieux, géométrie, mécanique, cosmologie, morale, gnoséologie, etc., vous vous trouverez en plein cœur de la méditation classique et de son émoi"47. Il en irait de même avec l’oxymore : y a-t-il une synthèse des contraires, n’y en a-t-il pas, un point de vue permet-il de les concilier ou d’en percevoir l’équilibre possible ? Tel est l’émoi qu'il suscite : il anime le spectateur, le met en mouvement et, le mettant à l’épreuve, l’amène à s’éprouver lui-même48. Le rapport que ces questions entretiennent avec l'ironie apparaît dans cette contraposition proposée par Shakespeare, lorsque, dans Jules César, il met cet impeccable oxymore dans la bouche d'un citoyen qui soudain découvre l'ironie de l’oraison funèbre prononcée par Antoine. Introduisant une nuance temporelle, et donc de mouvement, nécessaire à l'espacement contrappostique, rendant compte du chemin par lui désormais parcouru — de la compréhension littérale au doute, puis du doute à la complicité ironique — tout en exposant la structure parfaitement oxymorique et simultanée de l'énoncé initial, ce dernier s’exclame : "They were traitors : honourable men!"49 Au-delà de la juxtaposition irréductible des contraires, l'oxymore ouvrirait donc chez le destinataire l'espace nécessaire au retour sur soi : moment critique et réflexif qui, à travers la question du sujet, occupe centralement toute la période considérée. Et puis, comment, en effet, peindre autrement le passage qu'en en juxtaposant ––– 46 Bonnefoy, p. 31. Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris : PUF, 1982 [1968], p. 654. 48 Sans doute, faudrait-il examiner sous cet angle tous les phénomènes d'hybridité explorés par les artistes maniéristes et baroques. On songe notamment aux grotesques et à la rocaille. Sur ce sujet, voir ici-même quelques remarques en conclusion. 49 Je me permets de renvoyer ici aux analyses de "Ironie et répétition". 47 © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 122 Bertrand Rougé les bornes contraires…? C'est pourquoi, après avoir insisté sur le motus et le locus, il conviendrait de conclure sur le flexus50. Flexus : humour baroque et réflexivité ironique Alberti, Quintilien, Aristote, Jasper Johns… Le parcours peut paraître nous avoir éloignés du Baroque — et du Maniérisme. Pourtant, la question du mouvement évoque les débats de la physique du XVIIe siècle. La centralité et la nature du flexus dans l’oxymore nous renvoie aussi, sans doute, aux thèses de Deleuze sur les "deux étages" du Baroque, sur le pli et sur le point d’inflexion — faut-il les relier à la contraposition? Si ces réflexions sur l’oxymore et le contrapposto sont fondées, elles peuvent avoir une incidence sur la lecture que l’on fera de styles qui les emploient "à outrance". Aristote ensevelissait le lieu dans les corps, disait Bergson. Le Bernin ensevelit les corps dans les plis. Qu'il s'agisse de la Bienheureuse Louise Albertoni ou de Sainte Thérèse, le corps absenté de ses saintes extatiques disparaît dans une efflorescence de plis. Mais que nous dit et nous masque à la fois toute cette agitation immobile d'étoffes de marbre, sinon le flexus? Sans doute l'état de passage où se jouxtent sans mélange le là-haut et l'ici-bas, la brûlure et la glace, le plaisir et la douleur, la lumière brûlante et aveuglante d'en-haut venant dématérialiser et rendre visible le marbre froid d'enbas. Une contraposition oxymorique dont tout le dispositif de présentation, le bel composto de la chapelle Cornaro, dans l'église de Santa Maria Della Vittoria, inspiré du théâtre, avec les loges latérales où figurent les donateurs spectateurs, ne fait que souligner ou orner d'un pli supplémentaire et superflu — usurper en somme — ce qui est la fonction propre de la contraposition oxymorique dont le théâtre pourrait n'être qu'une des manifestations possibles : donner lieu à la figuration. C'est-à-dire, en toute théâtralité, faire en sorte que la figure advienne comme figure et "mette sous les yeux", mais cela signifie aussi donner lieu au corps du spectateur, donner lieu au sujet, et donc, dans une large mesure peut-être, en élaborer la figure, la rendre possible, voire nécessaire dans le dispositif : une figure dont le spectateur, ainsi élevé à la subjectivité, ne peut, dès lors, que se tenir réflexivement à distance. ––– 50 Nom donné par les romains à ce virage décisif et critique que négociaient les conducteurs de chars lorsque, dans le Circus Maximus, ils doublaient la borne nommée meta… © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 123 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" On l'a vu, le flexus, à la jonction des contraires juxtaposés, est l’articulation majeure de la figure — qu'elle soit oxymore, métaphore ou contrapposto. Il est au principe même de la contraposition, car il est la jointure, le point d’inflexion du pli. Autrement dit, ce n'est pas dans la plasticité de la flamme serpentine, dans l'ondulation plus ou moins féminine des formes — fût-ce la ligne de beauté chérie par Hogarth, fût-ce une quelconque réaliste torsion de la figure mimant l'élan ou en donnant l'illusion —, ce n'est pas dans la prolifération des plis ou des volutes, dans leur surcharge désordonnée de contenu thématique (fantastique, merveilleux, extatique, monstrueux ou grottesque), dans le factice oxymore de leur mobilité immobile, qu'il faut trouver le principe du contrapposto oxymorique amplifié par le Baroque; c'est dans l'articulation espaçante du flexus à la jointure brutale de la contraposition. C'est cette articulation que le Bernin ne cesse de mettre en scène dans son "bel composto" : la contraposition programmée, le collage ou le montage, "cut" mais non sans turbulences, de l'architecture et de la sculpture (parfois aussi de la peinture), bref, ce qu'on appelle la composition, jouant du processus oxymorique de la figuration, ou d'accès à la figure, également mis en œuvre au niveau inférieur de la figure sculpturale par l'accollement, par exemple, du haut et du bas, dans le cas des extases, ou de l'avant et de l'après, dans la métamorphose de Daphné. Si le Baroque, après le Maniérisme, s’inscrit dans cette lecture, alors il n’est pas uniquement le mouvement vertigineux que l’on décrit souvent en restant trop près du contenu thématique qu'il manipule, il n'est pas cette aspiration universelle qui emporte le monde et ses habitants impuissants dans son tourbillon de métamorphoses, de mirages ou de songes. Au-delà de ce que suggérerait la simple lecture tératologique d'un oxymore fabuleux, versant dans la grotesque et l'imaginaire débridé, il serait, bien au contraire, l’occasion et le lieu donnés au spectateur, donc à l’homme — et à sa raison —, de faire retour sur sa propre perception, la possibilité ironique d’asseoir le sujet face au monde en ouvrant, au delà du doute, l’espace de sa réflexivité. L'efflorescence des plis et l'hybridité étrange des oxymores ne cachent pas un monde inquiétant et fabuleux, qui serait celui du songe, et notamment du songe de la raison, où le moi se dissoudrait. Le Baroque est sans doute moins qu'on ne se l'imagina longtemps cet art du brouillage des limites et "d'un souverain tumulte", ainsi que le © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 124 Bertrand Rougé note Panofsky51. Bien au contraire, ces problématiques zones de contact, constitutives de la figuration-même, ces charnières ou ces "fêlures" mystérieuses et efficaces où les contraires tendent à s'ajointer sont très explicitement, et même hyperboliquement, signalées, balisées, soulignées, volontairement hypertrophiées et exposées au regard, proprement mises en scène et exploitées par les formes plastiques et littéraires de l'époque : elles ne sont autres que le lieu-même de la figuration, c'est-à-dire, le lieu de la connaissance rendue possible pour un sujet distancié et critique.52 ––– 51 Erwin Panofsky, "Qu'est ce que le baroque?", in Trois essais sur le style, trad. B. Turle, Paris, Le Promeneur, 1996, pp. 33-107, p. 37. Panofsky ajoute, pour distinguer le Baroque du Maniérisme que "le phénomène baroque, à ses débuts, se résume à une réaction contre l'excès et la complication, réaction suscitée par un désir de clarté, de simplicité naturelle, voire d'équilibre" (p. 38). Je ne souscris pas ici à cette volonté de dissocier le Baroque du Maniérisme : Panofsky est très critique à l'égard du Maniérisme, même si les analyses qu'il en fait, chargées négativement, pourraient souvent s'appliquer au Baroque, et dans des termes qui rejoindraient presque Deleuze. Ainsi, lorsque le Christ descendant aux limbes, de Bronzino, devient, à ses yeux "un champ de bataille où s'affrontent des forces contradictoires, emmêlées dans un tension infinie" (p. 44). Plutôt que d'entériner ce rejet un peu raide du Maniérisme, il me semble, au contraire, utile d'étendre au Maniérisme l'idée que se fait là un travail de clarification et d'élaboration, de mise en ordre et de localisation (de la figure et de tout ce qui vient avec elle), plutôt que d'un simple relâchement, trahissant ou engendrant un quelconque désordre. Ceci irait d'ailleurs encore plus loin dans le sens de Panofsky lui-même, tel, du moins, que le décrit Irving Lavin, lorsqu'il analyse l'essai sur le baroque comme préfigurant "tout un pan de la pensée historique ultérieure en incluant le baroque dans une évolution permanente du monde occidental qui ne cesse qu'avec la période industrielle et l'apparition de la culture de masse" ("introduction", p. 17). Si, comme l'écrit encore Lavin, Panofsky considère que "le baroque, de ce fait, ne serait pas le déclin de la Renaissance (à l'époque où il écrivit ce texte, devait se rappeler plus tard Panofsky, le mot "baroque" était encore employé comme un terme d'opprobre) mais son aboutissement" ("Introduction", in Panofsky, pp. 11-31, p. 16; je souligne), il devient alors plausible de considérer que le Maniérisme est une phase essentielle de cette continuité, a fortiori si l'on considère que, ici encore selon les termes de Lavin, "Panofsky décrit le baroque comme le paradis retrouvé de la haute Renaissance, mais hanté et animé par la conscience intense d'une dualité sous-jacente" (ibid., p. 16). Où, en effet, trouve-t-on l'émergence manifeste de cette "dualité sousjacente" sinon dans le Maniérisme? 52 À ce propos, il est intéressant de noter que le thème du "souverain tumulte" de Panofsky va dans le même sens, puisqu'il est bien à considérer comme un contenu thématique distinct de ce qui est véritablement mis en œuvre sur le plan figuratif. Ce que j'analyse en termes de figuration (au sens de "mise en figure" et de dispositif de "mise sous les yeux") et que j'explore à travers la figure emblématique de l'oxymore/contrapposto rejoint assez bien ce que Lavin décrit, dans ce qui suit, de la thèse de Panofsky : "Panofsky nous offre bien plus qu'une fulgurante suite d'associations d'idées lumineuses : le thème sous-jacent du 'souverain tumulte', comme il l'appelle, n'annonce rien moins qu'une nouvelle phase de l'histoire de l'humanité. Définir une époque historique en termes d'état psychologique, définir cet © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 125 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" C'est sur ce point essentiel qu'il convient d'insister pour conclure. Dans les dernières pages de "Qu'est-ce que le baroque?", Panofsky développe une analyse plutôt inattendue sur l'humour baroque. Cet humour découlerait d'une réflexivité fondamentale, nécessairement en rapport avec l'essor du sujet moderne, et qu'il décrit ainsi : L'émotion de l'être baroque est parfaitement authentique (ou, du moins, elle peut l'être chez les grands maîtres) mais elle ne pénètre pas son âme tout entière. Non seulement il ressent mais il est encore conscient de ressentir. Son cœur palpite d'émotion, mais sa conscience, forte de son 'savoir', s'élève au-dessus des contingences. […] cette fêlure est la conséquence logique de la situation historique et constitue, du reste, les fondements mêmes de ce que sont, pour nous, l'imagination et la pensée 'modernes.' (95) Cette "conscience nouvelle", que Panofsky voit émerger dans l'essor baroque et qu'il analyse comme une perte de l'innocence doublée d'une capacité à "transcender ses réactions et ses émotions" (95), aurait donné naissance, selon lui, à deux types d'attitudes. Les attitudes qu'il qualifie de négatives sont : la sentimentalité, lorsque l'individu prend conscience de ses sentiments et s'y complaît; et la frivolité, lorsqu'il prend conscience de ses sentiments mais les tient à distance dans une attitude de dénigrement sceptique53. En revanche deux autres attitudes, positives celles-là, découleraient de cette "conscience nouvelle" : la première est une attitude critique débouchant sur une méthode de pensée, et, bien entendu, Panofsky mentionne ici le Cogito, en soulignant d'ailleurs la capacité de Descartes à manifester "une grande ironie face à lui-même" (96); la seconde, à mes yeux la plus importante, car elle inclut la première, est l'humour, dont Panofsky nous dit précisément ceci : état comme une affectivité consciente d'elle-même, et définir cette conscience de soi affective comme particulièrement moderne : c'est là, à mes yeux, un acte inégalé d'imagination et d'intuition historiques" ("introduction", p. 19; je souligne). A ceci près, peut-être, que j'atténuerais la référence à l'"état psychologique" pour mettre l'accent sur la nécessité de décrire le dispositif figuratif et son émergence comme à la fois — indissociablement, peut-être — condition et manifestation de cet état réflexif moderne désormais devenu possible. 53 Panofsky note, à ce propos, qu'"il y a une touche de frivolité, déjà notée par les contemporains, dans l'ange de la Sainte Thérèse en extase du Bernin" (p. 95). © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 126 Bertrand Rougé Le sens de l'humour, tel qu'il apparaît chez Cervantès ou chez Shakespeare, et qui ne se limite ni à l'esprit ni au comique, repose sur le fait qu'un homme qui prend conscience que le monde n'est pas exactement ce qu'il devrait être ne cède pas à la colère et ne se croit pas lui-même indemne de toutes les laideurs, de tous les vices ou de tous les travers, petits ou grands, qu'il observe autour de lui. […] L'humoriste, grâce à cette conscience qui le maintient à distance à la fois du monde et de lui-même, est capable, en même temps, de considérer les défauts objectifs de l'existence et de la nature humaine, c'est-à-dire l'hisatus antre la réalité et les postulats éthiques et esthétiques, et de dépasser subjectivement cet hiatus (le sesn de l'humour étant donc une qualité réellement baroque) dans la mesure où il comprend qu'il est le résultat d'un imperfection universelle, voire métaphysique, inscrite dans l'organisation de l'univers. (96) Or, ce que Panofsky appelle ici humour n'est autre, en fait, que le dispositif ironique54. Celui-ci est susceptible de mises en œuvre diverses, qui vont de l'humour au sarcasme, mais toujours il se fonde sur cette mise à distance réflexive qui, par exemple, constitue la séquence du Cogito cartésien. Le doute réflexivement dépassé n'est autre que le processus ironique par lequel un énoncé ou une image — contradictoires, monstrueux ou hybrides — se trouvent "résolus" par une translation du point de vue, fût-elle physique, mentale ou conceptuelle, par laquelle, effectivement, l'épreuve de notre subjectivité est, métaphoriquement ou non, "mise sous nos pas". Mais, on le conçoit immédiatement, ces hybrides et ces monstres peuvent prendre de multiples formes. La caricature en est une, que Bernin semble introduire en France lors de son voyage de 1665 mais dont les figures grotesques de Léonard constituent des préfigurations plausibles; les êtres hybrides des grotesques en sont une autre, ainsi que la rocaille; une autre encore serait cette tache méconnaissable au premier plan des Ambassadeurs, à laquelle on doit associer toutes les images anamorphiques; mais on pourrait aussi y ajouter les images à double lecture, dont celles d'Arcimboldo, par exemple, ou bien encore toutes les formes de jeux de mots et d'esprit, de satire et de calembour55. Toutes ces formes s'élaborent, comme ––– 54 Il me paraît important de noter, à ce propos, que Panofsky, mentionnant la méthode cartésienne comme exemple de l'attitude critique positive de l'époque, ne peut justement s'empêcher de souligner la capacité auto-ironique de Descartes. Il me semblerait, à ce titre, utile de proposer une relecture de Descartes, de sa méthode et du Cogito au crible de l'ironie. 55 Il est intéressant de noter, à ce propos, que lorsque Chantelou rapporte comment le Bernin introduisit en France la caricature — à la fois le mot, d'origine italienne, et, © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 127 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" l'ironie, autour du principe de la contradiction — notamment la contradiction de l'usage — et visent à susciter, de prime abord, le doute. Le monstrueux fait rire. C'est le cas de la caricaturale Vieille femme de Quentin Metsys (1513), elle aussi sans doute dérivée de figures grotesques léornardiennes. Mais ce rire n'est pas une explosion irréfléchie56. Bien au contraire, le monstrueux, d'abord, lui aussi, fait douter. Comme l'anamorphose ou le miroir déformé, il introduit la différence — et donc la distance — d'un stade réflexif. A la fois, je suis et je ne suis pas le monstre. Je ne le suis pas en réalité, mais je pourrais l'être figurativement. Mais il faut bien qu'il y ait un Je qui se tienne ainsi à distance. On le voit, la caricature, l'humour, l'ironie et le grotesque se trouvent réunis dans un dispositif où les contraires s'accouplent et s'entremêlent "sous nos yeux" pour donner naissance au doute et susciter la réflexivité "sous nos pas"57. Le "souverain semble-t-il, la notion même de "portrait chargé" —, l'anecdote est immédiatement associée à un calembour. Lors d'une brève séance de pose qui lui est accordée pour travailler au buste du Roi, le Roi est accaparé par son entourage et le Bernin, se plaignant de ne pouvoir travailler convenablement "a dit en riant : 'Ces messieurs-ci ont le Roi à leur gré toute la journée et ne veulent pas me laisser seulement une demiheure; je suis tenté d'en faire de quelqu'un le portrait chargé.' Personne n'entendait cela; j'ai dit au Roi que c'étaient des portraits que l'on faisait ressembler dans le laid et le ridicule. L'abbé Butti a pris la parole et a dit que le Cavalier était admirable dans ces sortes de portraits, qu'il faudrait en faire voir quelqu'un à Sa Majesté, et comme l'on a parlé de quelqu'un de femme, le Cavalier a dit que Non bisognava caricar le donne che la notte" (Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, éd. Milovan Stanic, Paris, Macula, L'insulaire, 2001, p. 127). On ne peut s'empêcher d'associer les formes ici introduites par le Cavalier Bernin à un certain comportement de liberté individuelle, nul doute lié au statut de l'ironiste. 56 Il ne peut l'être, car l'humour spontané et intégrateur n'existe pas. Il n'est qu'un fantasme bien-pensant qui, s'imaginant l'ironie nécessairement négative et destructrice, rêve d'un humour débarrassé de toute dimension critique. Or, la structure critique de l'ironie est commune à tout ce continuum qui va de l'humour au sarcasme. C'est la raison pour laquelle il convient de relire attentivement le passage de Panofsky sur les attitudes positives et négatives découlant de la "conscience nouvelle" du Baroque. La distinction qu'il y fait entre critique, ironie et humour, n'est pas opérante, du moins comme distinction. Ce que nous devons relever dans ses propos c'est au contraire, comment, malgré lui, il souligne là une grande continuité qui est celle de la réflexivité ironique et critique, bref, celle de la subjectivité en acte. 57 - On rejoindrait ainsi en substance ce qu'écrit Bonnefoy dans l'importante note 22 de Rome, 1630, intitulée "Le baroque et l'illusion", où il commente ses propres pages 26 à 29 sur la quadratura, l'illusion et le trompe-l'œil : "Disons que la conscience 'baroque' accepte l'illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il s'agit, non de se résigner au néant, mais de produire de l'être. […]. Le bien baroque n'est pas le contraire du mal, mais celui du doute" (p. 151; je souligne). © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 128 Bertrand Rougé tumulte", vertigineux et repoussant à la fois, règne et s'ordonne, produit l'émoi et le recul, pour donner naissance au sujet réflexif, à la fois plongé dans le monde et distant58. L'oxymore et le contrapposto, sont de tels monstres contradictoires et hybrides destinés à nous mettre en mouvement. Et ce mouvement "mis sous nos yeux" en figure n'est pas une simple illusion de mouvement pour tromper nos sens, ni le fruit dérisoire d'artifices techniques visant simplement à éblouir nos yeux en rendant en apparence mobile ce qui demeure immobile ou en feignant d'animer l'inanimé. Ce mouvement "mis sous nos yeux" en figure est au contraire ce qui, en fin de compte, "met réellement sous nos pas" l'espace et le mouvement mêmes de notre propre subjectivité, dite "moderne"59. ––– 58 On retrouve cette même distinction dans l'une des pièces emblématiques du théâtre baroque. Dans l'Illusion comique, où se mêlent merveilleux et trompe-l'œil, tout le dispositif théâtral mis en œuvre par Corneille pour tromper efficacement le spectateur — à vrai dire, un redoublement sur scène du trompe-l'œil théâtral —, se révèle in fine devoir fonctionner non sur le mode du trompe-l'oeil mais comme une opération de détrompe-l'œil, mettant sous les yeux du spectateur les mécanismes mêmes de la représentation et de l'illusion. La réflexivité du dispositif apparaît encore mieux si l'on décrit son effet comme une manière de mettre sous les yeux du spectateur, ses yeux mêmes. Pour une analyse du dispositif ironique de l'Illusion comique voir mon article "L'ironie, ou la double représentation", Lendemains. Vergleichende Frankreichforschung, 50 (Berlin, 1988), pp. 34-40. 59 Pour faire suite aux questions de mon introduction, l'oxymore et le contrapposto posent donc bien une question historique et une question esthétique. Simplement, il se trouve que les deux sont intimement liées, la question historique de la naissance de la subjectivité moderne étant fondamentalement une question esthétique : comment et à partir de quand commence-t-on de s'éprouver comme sujet réflexif? C'est, me semblet-il, autour de cette question que ces quelques pages essaient de proposer des pistes de réflexion. Si Panofsky semble vouloir dater du "baroque" l'essor de cette nouvelle conscience moderne dont ce qu'il appelle l'humour serait un élément clé — et l'on imagine que la date de publication du Discours de la méthode n'est pas sans effet sur ce choix —, il me semble, en revanche, que la piste des oxymores et du contrapposto pourrait permettre de faire remonter à des périodes bien antérieures les premières manifestations de la subjectivité réflexive. Nul doute que tout le maniérisme est traversé par ces interrogations. Mais il est fort probable qu'il faille remonter plus tôt encore, à la Renaissance et à ses causes, comme le laisseraient peut-être entendre les remarques de conclusion de Panofsky. En effet, quoique plaidant pour une rupture historique que semblent imposer les formulations explicites du Cogito, il ne peut s'empêcher de défendre la thèse de la continuité de ce qu'on pourrait appeler une "Renaissance longue" : "En résumé : le baroque ne marque pas le déclin, et encore moins le terme de ce que nous appelons Renaissance. C'est, en fait, le second temps fort de cette période et, en même temps, le commencement d'une quatrième époque que l'on peut qualifier de "Moderne" (avec un 'M' majuscule). […] La Renaissance, si on la considère comme l'une des trois grandes époques de notre civilisation (avec © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). 129 "Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque" l'Antiquité et le Moyen Age), […], s'étend bien au-delà de la fin du XVIe siècle. Elle dure, grosso modo, jusqu'à la mort de Goethe, jusqu'à la période où furent construites les premières voies de chemin de fer et les premières usines" (pp. 103-104). Arrivé en ce point, Panofsky ne peut pas ne pas tenir compte du temps qui le voit écrire son essai. Evoquant "les forces antihumaines et antinaturelles qui semblent déterminer notre époque — la force des masses et des machines — et dont nous n'avons pas encore décidé si elles sont la marque d'un dieu ou d'un diable inconnus jusqu'ici", il conclut que "c'est l'avènement de ces nouvelles forces, et non pas le mouvement baroque, qui marque le terme véritable de la Renaissance ainsi que le début de notre propre époque moderne, notre époque qui se cherche, sur le plan vital comme sur le plan artistique, et que nous devrons laisser aux générations futures le soin de nommer et de juger, pour peu qu'elle ne mette pas un terme à toutes les générations" (p. 104). A en juger par l'histoire du texte de cette conférence (rappelée par Lavin, pp. 27-29), ces dernières phrases peuvent aussi bien faire référence au contexte politique européen des années 30 et à la montée des totalitarismes, qu'au contexte de Guerre Froide et de menace atomique de la fin des années 50 et du début des années 60, période à laquelle Panofsky aurait retrouvé et retravaillé ce texte oublié pour en faire une nouvelle conférence qui finalement ne sera jamais donnée. Quoi qu'il en soit, on pourrait lire dans ces dernières lignes une préfiguration de ce que sera un certain postmodernisme, mettant fin à tout modernisme. Pour ma part, je m'en explique ailleurs, je soutiendrais plutôt que nous sommes toujours aujourd'hui dans la continuité de cette longue phase moderne et réflexive qui trouve sa source en même temps que la Renaissance, et je suggérerais, non seulement que nous y sommes toujours mais qu'il est souhaitable que nous y restions, faute de quoi nous risquerions de perdre le sujet avec la réflexivité, la distance avec l'ironie, la liberté avec l'individu. © Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens Géralde NAKAM Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle "Tonner contre" ? Sûrement pas moi ! J’ai essuyé quelques foudres pour avoir, dès les années 19701, présenté et précisé le Maniérisme de Montaigne dans ce grand courant esthétique de son temps, et plus encore, curieusement, pour avoir, plus tard, observé qu’en France la poésie maniériste atteint sa perfection chez Maurice Scève, dans sa Délie. L’appellation était tenue pour infamante ! Il est vrai qu’elle culbutait pas mal d’idées reçues. Héritière de l’anti-italianisme du calvinisme, redoublé du rejet de toute la période des Valois, d’une part, de l’autre, corsetée dans une certaine idée, fort réductrice, du "classicisme" du XVIIème siècle, la France reste, aujourd’hui encore, méfiante à l’égard du Maniérisme2 , et le tout dernier pays d’Europe à reconnaître et à comprendre cette catégorie esthétique essentielle à la Renaissance3. Il faudrait se demander pourquoi, au contraire, celle du "Baroque"4 a joui chez nous d’un succès immédiat, voire délirant, et d’un engouement général depuis un demi-siècle : une véritable déferlante. Le très beau Circé et ––– 1 Dans mon étude sur "Julien l’Apostat et Alcibiade" (1973), étude reprise, avec les corrections nécessaires, dans Montaigne, La Manière et la matière, Paris, Klincksieck, 1992; réédition Champion 2006. Je prie le lecteur de m’excuser de m’appuyer dans le présent travail sur ce livre, ainsi que sur Le Dernier Montaigne, Paris, Champion, 2002. Voir en particulier, pour le premier, la partie IV, "L’art et l’adieu", et pour le dernier, le chap. VI "La dernière main", et toute la deuxième partie, "L’ Ecriture des Essais". 2 J’y mets à dessein une majuscule. 3 Voir le tout récent ouvrage, au titre explicite, de Patricia Falguières, Le Manièrisme, une avant-garde du XVIème siècle, Découvertes, Gallimard, 2004. Rappelons aussi les grands spécialistes du Manièrisme que sont John Shearman, Charles Sterling, Sylvie Béguin, André Chastel, et plus récemment Giuliano Briganti, etc. Pour la poésie française, Marcel Raymond reste irremplaçable. 4 J’y mets à dessein des guillemets. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 132 Géralde Nakam le Paon de Jean Rousset, d’une grande nouveauté à son heure5, n’en est certainement pas la seule explication. Certes, cet ouvrage apportait une véritable libération, et par rapport au cadre étroit de la critique littéraire, et par rapport à ce "classicisme" abusivement doctrinaire. Mais ne serait-ce pas aussi que ce "baroque", en effaçant le Maniérisme honni (dont il recouvre pourtant chez Jean Rousset un très large pan), redonnait à "la fille aînée de l’Eglise", inconsciemment peut-être, des raisons de se plaire en son sein ? La séduction exercée par le "baroque" et le phénomène de mode qui en découle, mériteraient assurément une étude sociologique. Je vais m’attirer d’autres foudres, et me trouver, comme un illustre maître, "gibelin aux guelfes et guelfe aux gibelins". Mais, je dois le confesser, la catégorie du "baroque" me gêne, car ses contours sont trop flous, et je refuse le "tout baroque", qui sévit depuis trop longtemps déjà, surtout en France, je le répète, où il a, au demeurant, remplacé l’impérialiste "tout classique". Donc, ne pas "tonner contre", mais, c’est indispensable, exiger quelque rigueur scientifique : j’entends historique et esthétique. Rappelons d’abord que le terme de "maniera" est né à la Renaissance même, en 1550, sous la plume du premier historien d’art des Temps Modernes : Giorgio Vasari. Celui de "baroque", ne voit le jour qu’à la fin du XIXème siècle, inventé par le critique Heinrich Wöllflin, en 1888. Qu’il soit éclairant et opératoire, je n’en doute pas, à condition de le définir, autant que faire se peut6. Il faut donc situer ces mouvements esthétiques (comme tous les autres) dans la durée, et, principalement, selon deux axes : celui de l’Histoire, et celui de l’histoire de l’art. De cette dernière relève un phénomène révolutionnaire, spécifique de la Renaissance et surtout du Maniérisme : la naissance d’un personnage des Temps Modernes, l’artiste, la conscience qu’il a désormais de sa vérité intérieure originale, et de la conception qui habite son génie propre, le "disegno interno". Ces caractères, essentiellement, définissent, chez Vasari, la "maniera nuova", la "bella maniera moderna" dans l’art italien, de Vinci à Michel Ange. De l’Histoire relèvent l’évolution du Maniérisme, né d’une crise intense et vécue comme telle, puis qui s’abâtardit, comme toute chose ––– 5 Ouvrage devenu, tout en gardant son charme, contestable sur plusieurs points. Je ne m’étendrai pas ici sur cette question. 6 Car, tout de même, en français, "baroque" signifie bizarre, et même biscornu. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 133 "La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens" neuve et forte, et la naissance du "baroque", qui va s’épanouir au XVIIème siècle, en particulier dans la peinture et la musique. C’est l’Histoire, celle de l’Église, des Églises, au cœur de la violence du XVIe siècle, qui assombrit le Maniérisme et accentue son dramatisme inné. C’est elle qui le détruit. Le grand tournant, la source idéologique de l’antimaniérisme, c’est le Concile de Trente, d’où naît la ContreRéforme, mère, elle, de ce qu’on appellera le "baroque". J’entends encore William Christie, expert s’il en est, en matière de "baroque" musical, rappeler, avec raison, que le plein baroque est l’expression de l’Église triomphante. Au diable les catégories, d’ailleurs, franchement, devant la beauté de l’œuvre ! Mais si l’on y recourt pour tenter d’en pénétrer le secret, il faut avant tout différencier ces classifications, puis tenir compte, évidemment, des glissements et décalages, des superpositions et chevauchements, des transitions, et… de la singularité du génie créateur. Appliquées à Montaigne, les appellations de "maniera" et de Maniérisme n’ont rien de saugrenu. Lui-même insiste sur "la manière de dire", sur sa "façon" propre, sur la spécificité de son être et sur la singularité radicale de son livre. Pour le présenter, il recourt souvent et volontiers aux beaux-arts. C’est bien un trait maniériste que cette mise en relation de l’écriture avec les arts plastiques, sculpture, peinture, architecture, notamment. La pensée et sa poétique sont étroitement liées, la "manière" de l’œuvre reste indissociable de son contenu. La palissade ? Voire. Peut-être aurait-on évité sur Montaigne et sur ses dires d’affreuses contre-vérités et d’horrifiques contresens, si l’on avait davantage reconnu et respecté sa "manière", cette étrangeté de ses formes (à commencer par celle de l’essai lui-même) où se traduit la plus extrême audace de la pensée7. Pour illustrer ce propos, j’irai du plus extérieur, "l’ornement", essentiel dans l’art maniériste, au plus profond, le "moi", ou mieux le sujet, son psychisme, et sa pensée. Précisons-le dès l’abord, ––– 7 Depuis si longtemps, mais encore aujourd’hui, on parle à l’étourdie pour qualifier Montaigne de : pensée fragmentée, voire fragmentaire, de décousu, de rapiéçage, de dérive, et aussi on insiste pour le dire : conservateur, nonchalant, prudent et sceptique, ou encore abstentionniste, et même catholique intransigeant voire doctrinal … © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 134 Géralde Nakam "l’ornement", n’est pas la fioriture, il n’est jamais gratuit, ni chez Montaigne, ni chez aucun des grands Maniéristes du siècle. L’œuvre maniériste est saturée de sens, pénétrée d’intentions et d’allusions à déchiffrer, figurées par de multiples symboles, des plus érudits aux plus quotidiens, que matérialisent les "ornements". Songeons seulement à la Galerie François 1er à Fontainebleau, œuvre de Primatice et du Rosso, et particulièrement aux fresques du Rosso. Le Maniérisme authentique –ceci n’est pas un paradoxe- est refus de la facilité. I Dans le très scandaleux Sur des vers de Virgile (Essais, III,5), Montaigne réplique à la critique en la devançant, en s’exposant sciemment à elle : Quand on me dit, ou que moi-même je me suis dit : Tu es trop épais en figures (…) Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dis à droit (sérieusement) ce que tu dis à feinte.8 De ces "figures", les préférées sont la paronomase et le concetto. Ses "feintes" : l’humour, la surprise, et cette sprezzatura recommandée par Balthazar Castiglione : l’élégance de ne pas se prendre au sérieux, une aisance foncière dans la modestie, un faire-semblant de "nonchalance" (au sens ancien) et de désinvolture, qui est tout le contraire, évidemment, de l’insouciance, de l’indifférence ou de la négligence, mais plus que tout de la suffisance du puissant ou du pédant, de leurs dires péremptoires et de leur morgue. Les cliquetis de mots de Montaigne sont porteurs de sens, voire du sens principal du texte. Je n’en prendrai qu’un exemple parce que j’ai l’intention d’y revenir. Vers la fin de son dernier chapitre, De l’Expérience, Montaigne rapporte, peut-être peu avant de mourir, qu’à chacun de ses mouvements, ses reins saignent : ––– 8 III,5, B,C, Paris, PUF, 1964, p. 875. Je cite toujours dans cette édition, dite VilleySaulnier, en rappelant en particulier la strate et l’âge du passage : A = 1580, B = 1588, C = 1592 (posthume). Je modernise la graphie. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 135 "La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens" C’est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes rognons, et ma vie que je vide peu à peu […] comme un excrément hormais (désormais) superflu et empêchant. (III, 13, C, 1095) Montaigne joue le détachement, puis une sorte de dérision. Mais la paronomase vie/vide exprime tout à la fois son amour de la vie, son attention passionnée à la vie en tant que phénomène organique, et cette idée d’une mort qui soit telle qu’il l’a depuis toujours désirée : une perte progressive de la substance de la vie, jusqu’à ce qu’il ait sans s’en rendre compte "passé l’eau", comme il dit ailleurs9. Qui n’éprouve en la lisant son intensité dramatique ? Qui n’est ému par la souffrance de Montaigne et son feint détachement ? Qui n’est bouleversé par cette image de la vie comme un "excrément" devenu tout simplement encombrant ? Les concetti, généralement en fin d’essai, déclenchent une surprise, tout en traduisant le plus audacieux de la pensée : telles les pointes qui terminent De la liberté de conscience, ou De la Physionomie, ou les derniers mots de De la Vanité : "le badin de la farce". Voyons la fin de Des Cannibales : "Tout cela ne va pas trop mal, mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses !" (I, 31, A, 214) N’est-ce pas intolérable, en effet ? Choquant au plus haut degré ! De toutes les feintes, pirouettes, paradoxes et autres jeux ironiques de Montaigne, c’est apparemment le plus immédiatement traduisible. Eh bien non, il a été compris comme un blâme de la nudité et de l’impudeur, honnies par les Eglises chrétiennes et en particulier par le tout récent Concile de Trente de l’Eglise romaine. Ce derrière nu, quelle horreur ! Ce n’est pas lui qui choque Montaigne. Le rire de l’écrivain, notons-le d’abord, l’impact comique de l’image, peuvent s’apparenter à ce gag des jardins maniéristes : voici un banc, vous vous asseyez, et soudain l’eau jaillit, voilà votre derrière trempé ! Mais en vérité, l’Indien de Montaigne, innocent, véridique et révolutionnaire fait la nique à l’Europe pudibonde, hypocrite, injuste10, et cruelle11 : cet ––– 9 "passé l’eau" : Essais, III, 13, C, 1092. Relire la fin du chapitre Des Cannibales. 10 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 136 Géralde Nakam Indien, ce Tupinamba, qui est aussi un des autoportraits de Montaigne, nostalgique et révolté. II Voici quelques exemples de motifs, figures et factures maniéristes, qui se retrouvent chez Montaigne : le labyrinthe, la métamorphose, la belle courbe de la "serpentina", la marqueterie, la grotesque. Tous ces exemples prouvent la vérité de ce trait déjà mentionné, du "dialogue" de l’écriture avec les beaux-arts. C’est le titre même des derniers chapitres de mon livre, Montaigne la Manière et la Matière. Je ne rappelerai donc que brièvement les labyrinthes du psychisme, les replis et détours de la pensée, la permanente métamorphose de l’essai même ; la courbe "serpentine" dans le déroulement de la phrase et la conduite du chapitre ; la marqueterie, spécialité des peintres et ébénistes "perspectivistes" — Piero della Francesca pour le studiolo du duc Federico de Montefeltro à Urbino, Lorenzo Lotto pour les stalles de la basilique Santa Maria Maggiore de Bergame, entre autres : c’est par ce terme que Montaigne représente la "fantastique bigarrure" de son œuvre, son fascinant puzzle. Arrêtons-nous sur la grotesque : la plus évidente de ces figures, la plus spectaculaire, la plus polysémique aussi. Montaigne expose l’organisation de son livre I au début du chapitre De l’Amitié : "Considérant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ai, il m’a pris envie de l’ensuivre etc."12 Le passage est bien connu. L’image elle-même de la grotesque reprend le motif décoratif le plus à la mode du Maniérisme. La grotesque est fantaisie, caprice de l’imagination, certes, mais elle est aussi incertitude et inquiétude, car elle figure l’hybride, voire le monstrueux. Benvenuto Cellini insistait dans Sa Vie, écrite par lui-même, sur le sens de monstrueux13. Montaigne –––––– 11 Voir entre autres Des Coches. Suite du texte : "Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et le vide tout autour, il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, n’ayant ordre, suite ni proposition que fortuite ?" 13 Benvenuto Cellini précise : "Cette appellation de grotesques ne leur convient plus […]C’est donc le nom de monstres qu’il faut donner à ces ornements, et non celui de grotesques." Sa Vie, écrite par lui-même, Paris, Julliard, 1965, 2 vol., t. 1, p . 129. 12 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 137 "La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens" l’applique à ses Essais, par autodépréciation et avec humour : il va encadrer de figures indéfinissables et risibles une grande œuvre centrale. Comprenez que dans ce projet, ses "essais" encadreraient, pour mieux le faire valoir, le texte majeur de son ami : De La Servitude volontaire. Montaigne "se joue" de lui-même et de nous. En profondeur, c’est pourtant son esthétique même qu’il définit par cette image : l’idéal poétique qu’il énonce, en poète, dans De la Vanité, sur le modèle du Phèdre de Platon, la "fantastique bigarrure" et les "muances" (mouvements, mutations) du texte : J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon, mi-partie d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour tout le bas à la rhétorique. Ils ne craignent point ces muances, et ont une merveilleuse grâce à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. (III, 9, B, C, 994) "Ou à le sembler" : voilà la clé, et c’est Montaigne qui la donne. Il faut, dans la lecture d’un essai, s’arrêter à "la force de l’imagination"14 de cette forme15 étrange, sinon monstrueuse, et énigmatique, ouvrir ce "silène", et en pénétrer le (les) sens, en "diligent lecteur", qui sait, à son tour, ne pas perdre le fil d’un texte qui va apparemment à l’aventure. III Entre toutes les composantes, parmi tous les caractères que Montaigne découvre et révèle dans le "moi"16, le plus étonnant, le plus neuf, le plus riche aussi, est "l’étrangeté". C’est le mot que Montaigne ne cesse de reprendre17. Etrangeté des grotesques, étrangeté d’un –––––– Voir aussi sur le "monstrueux" de la grotesque Philippe Morel, Les grotesques. Les Figures imaginaires dans la peinture italienne de la fin du XVIème siècle, Paris, Flammarion, 1997. 14 Titre de l’essai, I, 21 De la Force de l’imagination. 15 Je veux dire "l’essai". 16 Je ne m’arrête pas ici sur des aspects essentiels et que j’ai traités ailleurs, tels que la mélancolie, la perception du temps, et une étroite intimité avec (l’imagination de) la mort. 17 Montaigne emploie "étrange", 40 fois ; "étrangeté", 27 ; "étrangetés", 2. Sans compter "étrangement", ou "étranger". Voir R. E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981, 2 vol. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 138 Géralde Nakam "enfant monstrueux", bête de foire et pourtant formé par la nature18, et plus que tout, étrangeté de Montaigne : On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi. (Des Boiteux, III, 11, B, 1029). "Etrangeté", "bizarrerie", "folie" : c’est aussi toute l’entreprise des Essais, tels que Montaigne les présente, notamment dans De l’affection des pères aux enfants : "C’est le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravagant" (II, 8, A, C, 385.) Etrange l’autoportrait, dans son projet même : l’idée de transposer en écriture le dessin ou la peinture, de "se peindre de la plume" (II, 17, A, 653)19, redouble celle, aussi étonnante, de faire, de ces "peintures" par l’écrit, des représentations de sa propre étrangeté, de l’obscure et infinie complexité de l’être humain. Etranges, en conséquence, les autoportraits successifs, au moins aussi nombreux que les chapitres du livre : "peintures" multiples, qui font des Essais une chambre de miroirs qui se réfléchissent l’un dans l’autre. Étrange, par exemple, dans son parti-pris, celui de De la Présomption, fait d’abord de dévalorisations de soi, jusqu’à l’autodestruction, ce qui ouvre sur l’écrivain un mystère encore plus entier et peut-être insondable. Plus étrange encore, véritable "silène", je l’ai dit, celui que constitue De l’Expérience : s’y inscrit un autoportrait physiologique et diététique d’un Montaigne vivant, qui va comme appeler, en contrepoint, l’hypotypose de sa propre mort dans son cours même, ou mieux, du travail de la mort dans son corps et tandis qu’il écrit. C’est ce "ma vie que je vide", que j’ai cité plus haut : cette dignité d’un mortel mourant, cette éblouissante leçon d’un grand artiste, dans la peinture d’un travail réciproque de la vie sur la mort. Cela évoque le propos de Paul Ricœur : "Je resterai vivant jusqu’à la mort". Quel concetto, aussi dans ce mot ! D’une singularité radicale est le travail de l’essai-autoportrait : il opère, à la façon d’un sculpteur, l’extraction du "sujet" hors d’une gangue informe. Singulier enfin, ce livre unique, enfant de son auteur, ––– 18 Voir l’essai D’un Enfant monstrueux, II, 30. On sait comment la vocation de Montaigne se révèle à lui lorsqu’il contemple l’autoportrait de René d’Anjou, comme il le rapporte dans cet essai De la Présomption. 19 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 139 "La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens" qui s’en révèle l’authentique créateur, comme l’explique le célèbre et admirable passage de Du Démentir : Moulant sur moi cette figure, il m’a fallu si souvent dresser et composer pour m’extraire que le patron s’en est fermi20 et aucunement21 formé soi-même. (II, 18, C, 665) Encore un jeu du langage où tout est dit, que ce fermi/formé. La singularité n’est-elle pas le thème-clé de l’œuvre ? Montaigne fait voir un individu singulier, comme l’est chacun. La différence est la loi de la nature et de l’art : voilà ce qu’il rappelle avec insistance dans tout le début de De l’Expérience. Ses deux créations absolues, l’essai, l’autoportrait, entre toutes singulières, procèdent de ce noyau singulier qu’est l’être humain, et de la conscience aiguë qu’en a Montaigne, étrange et étranger, et comme tel porteur, comme chacun, du capital entier de l’humanité. La singularité de la "maniera" — la singularité, caractère premier du Maniérisme- ne sert-elle pas admirablement ce projet et cette conviction ? IV Quant aux choix de la pensée, philosophique, religieuse, politique, quant à ses audaces, à son défi presque permanent, aux risques qu’elle encourt : les exemples abondent. Je n’en rappellerai que trois : Montaigne refuse l’utilitarisme et toute la morale de l’utilité, dont relève entre autres domaines, la Raison d’Etat, et lui préfère "l’honnête", l’honneur, comme il le développe de façon très nuancée, mais sans ambiguïté, dans De l’Utile et de l’honnête (Essais, III, 1). Il ose faire d’un Apostat, l’Empereur Julien, le symbole de la "liberté de conscience", comme l’annonce le titre même de l’essai (Essais, II, 19) et prône l’efficacité d’une politique qui s’en inspirerait. La licence et la transgression, qui affleurent en tant d’endroits du texte, se manifestent effrontément dans Sur des vers de Virgile (III, 5), dont l’érotique poétique se double d’une poétique érotique. ––– 20 21 Raffermi D’une certaine façon. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 140 Géralde Nakam Car foncièrement, c’est la théorie, le dogmatisme, "la doctrine", comme il dit avec ironie ou mépris, c’est cela que Montaigne rejette. N’est-ce pas le sens ultime de l’Apologie de R. Sebond ? Rien n’est plus antidoctrinal que les Essais. Leur pédagogie est toute maïeutique, et non pas didactisme. Par son inachèvement, l’essai reste toujours ouvert. De façon organique, puisqu’il se complète par étapes et s’écrit dans le temps, il est le contraire même du définitif et du catégorique. Il ouvre toujours d’autres perspectives, car sa recherche est, comme l’exige Montaigne dans Des Boiteux, "enquêteuse, non résolutive"22. La création même des Essais relève d’une déontologie de l’indépendance, étrangère et hostile à la soumission du conformisme et de la routine, il le revendique : "Qui suit un autre il ne suit rien, voire il ne cherche rien" (De l’Institution des enfants, I, 26, C, 151). Des ornements parlants, des grotesques siléniques, riches de sens et d’étrange beauté, une étrangeté elle-même d’une immense portée philosophique, existentielle, et une permanente nouveauté de la pensée par son indépendance innée et affirmée, à tout cela va s’opposer ceci : "A qui pourrait être utile la contemplation d’une façade pleine de grotesques ?" C’est ce qu’écrit, en 1582, le Cardinalarchevêque de Bologne, Gabriele Paleotti.23 Ce refus emblématise le nouvel esprit : volonté de "l’utile", définition de règles et de programmes artistiques et littéraires au service de la morale chrétienne, affirmation rigoureuse des pouvoirs, religieux, et politiques. L’Église catholique se défend contre la Réforme protestante, et impose sa "Réformation". Contrainte, utilité : c’est le reniement de la "maniera". Ce "baroque"-là est tout entier démonstration. Il s’exhibe et exhibe son programme, sa "doctrine". C’est pourquoi, me semble-t-il, le baroque peut être à la fois, à première vue paradoxalement, théoricien autoritaire et créateur de formes exubérantes, contenir aussi ––– 22 Essais, III, 11, C, 1030. Dans son Discorso intorno alle immagini sacre et profane, cité par Patricia Falguières, op. cit. , p. 149. 23 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 141 "La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens" bien un Giordano Bruno24 qu’un Agrippa d’Aubigné, Le Bernin ou Rubens, John Milton et Bach ou Haendel. Mais il se veut avant tout discipline ou religion : c’est La Ceppède, et c’est Malherbe, ou Philippe de Champaigne. Il mène au "classique", qui rejette son exubérance, où se manifestait encore la liberté de la Renaissance. Sa déclamation devient la rhétorique sonore de Bossuet. Son aboutissement sera la négation du "moi" : Pascal, mais aussi Alceste, révolté, risible et douloureux. Le dernier avatar du Maniérisme décadent sera "la préciosité" : "ridicule". Et la nouvelle "nature" sera normative. Le grand historien d’art Ernst Gombrich affirme, peut-être en provocant un peu, mais je n’en suis pas sûre, que le baroque se définit et s’exprime dans la façade de Versailles, où s’affiche en représentation un pouvoir absolu. Montaigne affiche, lui, son indépendance. Sous des couleurs subtilement retenues et un peu acides, dans des contours souples et sinueux, il la décrit, dans cette déclaration de style et de pensée "maniéristes". Je suis libre, dit-il : Si je le suis au-delà de tout exemple moderne, ce n’est pas grande merveille, tant de pièces de mes mœurs y contribuant : un peu de fierté naturelle, l’impatience du refus25, contraction26 de mes désirs et desseins, inhabileté à toutes sortes d’affaires, et mes qualités plus favories27 : l’oisiveté, la franchise.28 (De la Vanité, III, 9, C, 969). Autoportrait séduisant, pour la suprême élégance de sa modestie et de l’humour qui l’accompagne, et pour ce qu’il exprime : l’honneur et la fierté d’être soi-même, et libre. ––– 24 Je le précise : pour les formes proliférantes dans lesquelles s’énoncent, dans la démonstration même et la théorie, une révolte et une liberté inouïes. 25 Montaigne supporte mal le refus (par fierté, et donc il ne demande pas pour ne pas se voir refuser sa demande). 26 Il sait dominer et limiter ses désirs. 27 Favorites. 28 Liberté. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin : À propos de la Cabale du cheval pégaséen Saverio ANSALDI Université de Montpellier III – Paul Valéry Dans un ouvrage désormais classique et à maints égards magistral, La légitimité des temps modernes, Hans Blumenberg affirme que Giordano Bruno et Nicolas de Cuse, "ne font pas époque, aucun n’est fondateur d’une époque. Et cependant tous deux se distinguent par la relation qu’ils ont face au seuil d’une époque. La spécificité de leurs systèmes est fondée sur la façon dont ils sont ordonnés au seuil d’époque. La différence la plus significative entre les deux manières de se rapporter au seuil d’une époque se trouve dans les positions de deux métaphysiciens spéculatifs face aux questions liées à la réforme copernicienne. Ce qu’il y a de précopernicien chez Nicolas de Cuse, dans la mesure où ce n’est pas encore moderne, est tout aussi spécifique de son système de pensée que l’est, chez Bruno, ce qu’il y a de postcopernicien, dans la mesure où il ne s’agit pas là d’un assentiment pur et simple à une théorie astronomique, mais de la volonté de l’élever au rang de fil directeur de la métaphysique cosmologique et anthropologique. Tous deux, le Cusain comme le Nolain, ont leurs arrière pensées inexprimées. Ce qui les distingue, ce n’est pas le degré d’inexprimé mais le degré d’indicible, ou plus précisément encore : le lien qu’ils entretiennent avec la possibilité de "mettre quelque chose en langage". Que, pour l’un, ait encore été possible ce qui devait devenir irréalisable pour l’autre – la conciliation des opposés comme principe du monde, représentée par le salut dans l’incarnation, ce n’était pas là une affaire de différence de foi ou de © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 144 Saverio Ansaldi capacité à assumer le destin, c’était la différence entre ce qui était encore historiquement possible et ce qui ne l’était plus"1. Selon H. Blumenberg, ce qui est désormais indicible chez Bruno est la puissance transcendante d’un Dieu se révélant dans le monde. Blumenberg appelle cela la prise en compte de l’autoépuisement de la puissance infinie de Dieu dans l’univers infini. La puissance infinie de Dieu ne demeure pas une possibilité, en partie inexprimée et toujours exprimable par une libre décision du créateur — elle s’est complètement et totalement affirmée dans l’univers infini. Ce qui entraîne deux conséquences : l’impossibilité de la christologie — de l’Incarnation de la puissance divine à un moment donné de l’histoire du monde — et une anthropologie problématique, c’est-àdire la difficulté, intrinsèque à la conception de l’autoépuisement de la puissance divine dans l’univers infini, de fournir une définition cohérente et stable de la nature humaine. Je voudrais ici m’interroger sur ce que H. Blumenberg appelle la possibilité de "mettre quelque chose en langage" de la part d’un philosophe, autrement dit je voudrais mettre en évidence le degré d’indicibilité qui caractérise la pensée de G. Bruno. Je voudrais ainsi essayer de comprendre ce que la langue philosophique de Bruno ne peut plus "dire" à partir précisément du seuil d’époque constitué par la réforme copernicienne. C’est en effet dans cet "indicible", et non pas dans cet "inexprimable", qui se trouve probablement la collocation épochale de Bruno et par là même la possibilité de déterminer la signification des catégories de "Baroque" et de "Renaissance". Dans ce contexte, il est sans doute intéressant d’analyser la problématisation brunienne de l’anthropologie par rapport à une question précise, renvoyant à la notion théologique d’ordre. L’analyse de cette notion permet de comprendre le rapport que la philosophie de Bruno entretient avec une certaine théologie spéculative, en particulier celle de saint Augustin. Pour illustrer cette problématique, il convient de se rapporter aux œuvres morales de Bruno et plus spécifiquement à la Cabale du cheval pégaséeen. C’est en effet dans cet ouvrage que Bruno se livre à une confrontation approfondie avec la pensée de saint ––– 1 Cf. Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, pp. 543-545. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 145 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" Augustin2. La Cabale est publiée à Londres en 1585, un an après l’Expulsion de la bête triomphante, et elle fait partie des œuvres "italiennes" du philosophe. Dans l’Expulsion de la bête triomphante et dans la Cabale du cheval pégaséen, G. Bruno se propose de définir les principes d’une réforme philosophique et morale de grande envergure, permettant à l’humanité de s’émanciper de la religion chrétienne, et notamment de la religion chrétienne dans sa forme extrême et "décadente" : le protestantisme de Calvin et de Luther. Bruno tente dans ces deux œuvres de répondre à ce qu’il considère comme une condition de crise profonde affectant l’Europe de la fin du XVIe siècle : une crise religieuse, philosophique, politique, économique et sociale. C’est dire que Bruno cherche d’abord à élucider les causes des guerres de religions3. Dans l’Expulsion de la bête triomphante, Bruno met en lumière les causes de cette crise qui affecte l’Europe de son temps : la cause première, et sans doute la plus importante, réside dans la destruction, opérée par le Christianisme, du lien entre la Nature et la divinité. Avec la victoire de la religion chrétienne, Dieu s’est éloigné de la nature. C’est-à-dire que la religion chrétienne est la religion de la séparation et en même temps de la soumission de la Nature au pouvoir transcendant d’un Dieu créateur. En termes philosophiques, la "puissance absolue" de Dieu soumet la nature en vertu de sa "puissance ordonnée", et cette soumission légitime le retrait de Dieu de la nature. La nature est ainsi privée de la vie divine, et elle devient par conséquent une réalité complètement inanimée. Aux yeux de Bruno, cette séparation entre Dieu et la nature est davantage aggravée par la médiation christique ; le Christ représente en effet la légitimation définitive de cette séparation. La nature constitue ainsi la seule et unique médiation entre Dieu et les hommes4. Cette rupture entre la nature et la divinité est accentuée par les protestants, notamment avec la théorie luthérienne de la grâce. Cette théorie représente en effet pour Bruno le triomphe de l’inactivité, le refus de s’engager dans la connaissance naturelle et dans la pratique ––– 2 Cf. Michele Ciliberto, La ruota del tempo. Interpretazione di Giordano Bruno, Rome, Editori Riuniti, 1986. 3 Cf. à ce sujet, Alfonso Ingegno, La sommersa nave della religione. Studio sulla polemica anticristiana del Bruno, Naples, Bibliopolis, 1985 et aussi Regia Pazzia. Bruno lettore di Calvino, Urbino, Quattroventi, 1987. 4 Cf. M. A. Granada, Giordano Bruno. Universo infinito, unión con Dios, perfección del hombre, Barcelone, Herder, 2002. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 146 Saverio Ansaldi éthico-politique. Pour surmonter la crise et pour expulser la "bête triomphante" de la culture européenne, il s’agit d’instituer une nouvelle religion naturelle, calquée sur le modèle de la religion naturelle des égyptiens. La vraie religion est la religion naturelle, la religion philosophique qui permet de créer, à partir du lien originaire entre Dieu et la nature, de nouveaux liens de civilisation et de progrès entre les hommes. Il s’agit en définitive de la "religion naturelle" de l’effort et de l’activité — de la vertu machiavélienne. Le modèle de la vertu machiavélienne trouve ainsi sa légitimité dans la religion naturelle comme condition de possibilité de la religion civile, la seule en mesure de réformer et de remplacer la fausse reforme des réformés5. Dans la Cabale, Bruno approfondit davantage ces problématiques, mais selon une perspective qui à première vue renverse tous les solutions exposées dans l’Expulsion. Dans le Premier Dialogue de l’œuvre, Bruno reconnaît la valeur de l’ignorance et de l’asinité, c’est-à-dire de la passivité et de l’oisiveté. Il affirme en effet que "savoir, c’est ignorer"6, et que la vraie sagesse consiste dans la découverte de la vérité par l’ignorance. C’est dire que dans ce premier dialogue, Bruno reprend la thèse célèbre de la docte ignorance formulée par Nicolas de Cuse. C’est dans cette optique cusanienne que Bruno fait l’éloge de l’ignorance : comme non-savoir indispensable à la saisie, partielle et limité, de la vérité divine. Le savoir humain de la divinité ne peut être qu’ignorance. C’est pourquoi selon Bruno l’asinité possède un caractère céleste ou cabalistique : il faut en effet que les hommes imitent et deviennent comme les ânes qui, pour les cabalistes, sont les symboles de la sagesse divine. En s’appuyant notamment sur le De occulta philosophia d’Agrippa, Bruno affirme que "si l’âne est bien le symbole de la sagesse dans les Sefirot divins, c’est parce que celui qui veut pénétrer les secrets et les refuges cachés de cette sagesse doit nécessairement faire métier d’être sobre et patient, avoir museau, tête et dos d’âne"7. Dans cette perspective, Bruno énumère les genres possibles d’ignorance ou d’asinité. Il existe par exemple l’ignorance des ––– 5 Cf. Michele Ciliberto, Giordano Bruno, Rome-Bari, Laterza, 1992. Giordano Bruno, La Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 70 (Dorénavant nous citerons OC, II, suivi du numéro de page). 7 Bruno, OC, VI, p. 60. 6 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 147 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" théologiens mystiques (celle de Denys l’Aréopagite), celle des sceptiques pyrrhoniens ou encore celle des théologiens chrétiens, "parmi lesquels l’homme de Tarse l’a d’autant plus magnifiée qu’elle passe par une très grande folie auprès de tout le monde"8. C’est précisément dans le cadre de l’analyse de l’asinité théologique chrétienne que Bruno cite saint Augustin. "Le savant Augustin, tout enivré par ce divin nectar, témoigne dans ses Soliloques que l’ignorance, plutôt que la science, nous conduit à Dieu, et que la science, plutôt que l’ignorance, fait notre perte. Pour figurer cela, il veut que le rédempteur du monde soit entrée dans Jérusalem grâce aux jambes et aux pieds des ânes, signifiant par anagogie dans la cité militante ce qui doit s’avérer dans la cité triomphante"9. À la fin du premier dialogue, Augustin représente aux yeux de Bruno le modèle théologique incarnant parfaitement la docte ignorance, celui pour lequel "il ne saurait y avoir au monde de meilleure contemplation que celle qui nie toute science". En ce sens, la morale augustinienne, fondée sur le refus de la curiositas et sur l’acceptation de la part de l’homme de son ignorance essentielle devant l’immensité divine, désigne la pratique la mieux adaptée pour parvenir au salut et à l’obtention de la grâce. Pour accéder au royaume des cieux, il faut que les hommes deviennent des ânes — c’est-à-dire des ignorants. Ce n’est qu’en imitant l’âne cabalistique que les hommes peuvent parvenir au salut et gagner ainsi l’immortalité. Bruno entend par là souligner le fait que la connaissance humaine de la divinité n’est jamais totale — elle est toujours "compliquée" par l’ignorance, par l’ombre et la similitude, par le jeu complexe des conjectures. Dans le Deuxième dialogue de la Cabale, Bruno change visiblement de problématique, sans pour autant délaisser la référence à l’asinité. Bruno y décrit en effet les vicissitudes d’un âne volant ou cheval pégaséen (au nom d’Onorio) — c’est-à-dire d’un âne céleste, qui passe à travers différentes réincarnations, dont celle d’un âne concret, d’un philosophe sceptique et même d’Aristote. Bruno se sert ici du mythe pythagoricien de la métempsycose comme modèle fictif et littéraire pour illustrer son propos. Que montre le cycle des différentes réincarnations du cheval pégaséen ? En d’autres termes : ––– 8 9 Ibid., p. 74-76. Ibid., p. 82. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 148 Saverio Ansaldi que découvre l’âne Onorio au fil des différents passages sur terre en tant que bête (âne concret) et homme ? Qu’à partir de la même matière corporelle se font tous les corps et de la même substance spirituelle se font tous les esprits. [Par conséquent] que l’âme de l’homme n’est pas différente en substance de celle des bêtes. L’âme de l’homme est semblable par son essence spécifique et générique à celle des mouches, des huîtres marines, des plantes et de tout ce qui est animé ou a une âme : comme il n’est pas de corps qui, avec plus ou moins de vivacité et de perfection, n’ait communication d’esprit en lui-même. Or cet esprit, par destin, providence, ordre ou fortune, vient à se joindre tantôt à une espèce de corps, tantôt à une autre ; et, en fonction de la diversité des complexions et des membres, il vient à acquérir différents degrés et perfections de l’esprit et d’opérations. De là résulte que cet esprit, ou cette âme, qui était dans l’araignée et y avait une certaine industrie, ces griffes et ces membres en tel nombre, quantité et forme, ce même esprit, une fois atteinte la génération humaine, acquiert une autre intelligence, d’autres instruments, aptitudes et actes.10 Voilà le premier enseignement de l’âne céleste : dans l’ordre productif de la nature, les hommes ne possèdent aucune supériorité intellectuelle sur les bêtes. L’âme appartient en effet à toutes les espèces vivantes, car tous les êtres vivants sont dotés d’intellect. Bruno affirme même "qu’il est possible que beaucoup d’animaux puissent avoir plus d’esprit et un intellect bien plus éclairés que l’homme"11. L’homme appartient ainsi à l’ordre de la nature, tant du point de la substance spirituelle que de la substance corporelle. De ce point de vue, il ne constitue pas une exception ontologique. Selon Bruno, en effet, si l’homme, avec son esprit, pouvait se métamorphoser en serpent, il deviendrait serpent à tous les effets. Qu’est-ce qui constitue par conséquent la spécificité de la nature humaine ? Pour te persuader que c’est la vérité, considère les choses d’un peu plus près et imagine par toi-même ce qu’il arriverait si l’homme avait deux fois plus d’esprit, si l’intellect agent brillait en lui beaucoup plus clairement qu’il ne brille et si, de surcroît, ses mains se trouvaient transformées en deux pieds, tout le reste demeurant dans son intégrité ordinaire ; dis-moi où pourrait subsister la relation ––– 10 11 Ibid, p. 92-94. Ibid., VI, p. 96. Sur la même problématique, cf. ibidem, p. 26. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 149 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" entre les hommes ? Où seraient les institutions de doctrine, les inventions de discipline, les congrégations des citoyens, les structures des édifices et tant d’autres choses qui sont les signes de la grandeur et de l’excellence humaines et qui font de l’homme le triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? Tout cela, à y regarder de près, ne renvoie pas tant à ce qu’il dicte l’esprit qu’à ce que dicte la main, organes des organes12. Bruno réinterprète ici la célèbre définition aristotélicienne de la main comme organe des organes13 à la lumière d’une problématique qui le conduit à la définition de ce qu’on pourrait appeler une "anthropologie organique». Quels sont les caractères d’une telle anthropologie ? D’abord, c’est le fait que l’homme ne possède aucune supériorité intellectuelle et aucune dignité morale dans l’ordre naturel des choses. Ce n’est pas l’âme (ou les âmes) qui façonnent la nature humaine. Cette nature est en réalité déterminée par un organe spécifique, par la main, car c’est la conformation organique du corps qui désigne l’appartenance à une espèce vivante. Comment l’homme, cette "nature" dotée d’une main, peut-il acquérir une dignité morale dans l’ordre de la nature, comment peut-il devenir le triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? À travers la connaissance naturelle et la pratique, c’est-à-dire en construisant des liens de civilisation. C’est par la constitution de ces liens complexes que l’esprit de l’homme acquiert sa spécificité, c’est donc par l’usage de l’organe de la main que l’esprit de l’homme peut réellement se développer. La nature humaine parvient ainsi à la possession de sa puissance — cognitive et pratique — à partir de l’usage de l’organe qui désigne son appartenance spécifique à l’ordre naturel des êtres. Cela signifie que la perfection de cette nature se fonde sur les processus d’interaction perpétuels entre l’activité humaine et son milieu — c’est-à-dire ce qu’il résulte de sa pratique. Bruno ne reconnaît à l’homme aucune dignité naturelle, mais, en même temps, c’est précisément en vertu de cette désubstantialisation de la nature ––– 12 Ibid., p. 96-98. Voir Arisote, De Anima, III, 8, 432 a 1, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 239 : "L’âme ressemble à la main. La main, en effet, constitue un instrument d’instruments et l’intelligence, de son côté, une forme de formes, ainsi que le sens une forme des sensibles". 13 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 150 Saverio Ansaldi humaine qu’il légitime sa dignité morale à partir de l’effort cognitif et de l’activité14. Quels sont les autres enseignements qu’Onorio a tirés de ses voyages et des réincarnations sur la terre. Qu’est-ce que le cheval pégaséen a appris lorsqu’il est incarné en Aristote ou en philosophe sceptique ? Il a appris que ces philosophes et ces philosophies ont détruit la philosophie naturelle — la vraie connaissance des métamorphoses naturelles. Bruno considère ainsi Aristote comme étant le principal responsable de la fin de la philosophie naturelle. Voici en effet ce qu’affirme l’âne Onorio incarné en Aristote : "C’est à cause de moi que la science naturelle et divine s’est éteinte, tout en bas de la roue, alors qu’elle avait connu son apogée au temps des Chaldéens et des pythagoriciens"15. Ce qui est encore plus grave aux yeux de Bruno est le fait que les hommes ont accepté ces philosophies d’une manière complètement passive et sans les remettre en question. Les hommes, nourris d’aristotélisme et de scepticisme, sont devenus réellement des bêtes, des ânes à part entière ; ils renoncent à connaître et ils ne désirent plus connaître, car ils estiment que toute forme de savoir est désormais impossible. Ainsi leur science présumée n’est qu’ignorance de la nature, c’est-à-dire ignorance du cycle infini de la métamorphose des êtres, de l’ordre éternel de la vicissitude. La Cabale du cheval pégaséen s’achève précisément sur cette problématique, résumée par A. Ingegno en ces termes : "Comment réaliser la coïncidence entre une ignorance qui se reconnaît comme savoir suprême et un savoir qui finit par se révéler comme une pure et simple ignorance" ?16. Autrement dit : comment connaître la nature suivant les principes de la philosophie naturelle ou de la docte ignorance ? La réponse se trouve dans l’appendice à la Cabale, dans un texte très court, très crypté et très cryptique, intitulé L’âne cillénique ––– 14 Cf. Nicola Badaloni, Giordano Bruno. Tra cosmologia e etica, Bari-Rome, De Donato, 1988. 15 Bruno, OC, VI, p. 112. 16 Voir A. Ingegno, "L’Expulsion de la bête triomphante. Une mythologie moderne", in Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, textes réunis par T. Dagron et H. Vedrine, Paris, Vrin, 2003, p. 80. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 151 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" ou l’âne de Mercure. L’âne de Mercure est celui qui conjugue la science et l’ignorance, celui qui sait que la divinité est dans les choses mais qu’elle ne sera jamais connue en raison de son infinité. Mais comment fait-il pour posséder cette docte ignorance ? Réponse : parce qu’il est à la fois homme et bête, parce qu’il est un âne avec des mains. L’âne de Mercure est l’homme qui sait et qui n’oublie pas qu’il aussi animal, et c’est en vertu de cette connaissance et de cette mémoire qu’il peut connaître et trouver la divinité dans les choses. L’"homme-âne" ne prétend pas abandonner l’ordre naturel des choses, parce qu’il sait qu’il appartient nécessairement à cet ordre. En effet, "l’âne de Mercure possède les attributs de l’animal et de l’homme, en conservant ce que les hommes ont d’humain sans rien perdre de ce qu’ils ont d’animal"17. Ce n’est donc qu’à la fin que le sens de tout l’ouvrage s’éclaire. Pourquoi Bruno s’oppose-t-il au Christianisme ? Parce que le Christianisme a brisé le lien entre la nature et la divinité, en brisant également le lien entre l’ignorance et la vérité, donc entre l’homme et l’animal. Le christianisme a progressivement convaincu les hommes qu’ils ne sont que des ânes (ce qui est vrai) mais il les a aussi persuadés à rester des ânes en les empêchant de devenir des hommes. La religion chrétienne a rendu non seulement les hommes oisifs et incapables d’agir, mais elle les aussi transformés en des ânes concrets, c’est-à-dire qu’elle les a rendu complètement et réellement ignorants. Les hommes sont devenus des "bêtes" dont le seul organe qui fonctionne est l’oreille, nécessaire pour écouter les ordres d’un Dieu ineffable, qu’ils ne pourront d’ailleurs jamais comprendre. En ce sens, l’âne chrétien ne sait pas "lier" la connaissance des choses naturelles à la pratique, à l’activité finalisée au bien public et au développement de la civilisation. En effet, "ce sont les sots de ce monde qui ont fondé la religion, les cérémonies, la loi, la foi et la règle de vie. Les plus grands ânes du monde (ceux qui, privés de tout autre sentiment et de toute doctrine, dépourvus de toute vie sociale et de toute coutume civile, pourrissent dans l’éternelle pédanterie) sont ceux qui, par la grâce du ciel, réforment la foi souillée et corrompue [...] ; ce ne sont pas ceux ––– 17 Voir Ingegno, "L’Expulsion de bête triomphante. Une mythologie moderne", op. cit., p. 83. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 152 Saverio Ansaldi qui, plein d’une curiosité impie, vont ou allèrent jamais poursuivre les arcanes de la nature et calculer les vicissitudes des étoiles"18. Non seulement la religion chrétienne a été fondée par des sots et par des ânes, mais ceux qui prétendent aujourd’hui la réformer sont doublement sots et ignorants. Ce qui est de toute manière clair pour Bruno est le fait que les fondateurs de la religion chrétienne sont "les pauvres d’esprit, les petits enfants, ceux dont les discours sont puérils ; ceux qui, par mépris du monde, ont banni tout soin du corps et de la chair qui entoure leur âme, cette chair dont ils se sont dépouillés, qu’ils ont piétinée et jetée à terre, pour faire passer plus glorieusement et triomphalement l’ânesse de son cher ânon"19. C’est précisément dans le cadre de cette problématique que Bruno s’oppose à saint Augustin. En effet, Augustin représente pour Bruno le modèle de l’asinité chrétienne. Pourquoi Augustin représente-t-il ce modèle ? Parce qu’Augustin et Bruno élaborent deux conceptions différentes de l’ordre naturel en conférant par là même un sens et un statut différents à la puissance humaine et aux formes multiples de son affirmation. Pour Augustin, l’ordre de la création se déploie en effet selon la logique de la hiérarchie qui va du créateur suprême jusqu’aux plus petites créatures en passant par l’homme. Dans cette hiérarchie, l’homme occupe une place privilégiée : il est au-dessus de toutes les autres créatures et au-dessous de son créateur. Il ne peut donc agir que dans les marges de cette nécessité ordonnée. C’est là le fondement de la morale augustinienne, synthétisée par la dialectique entre l’amour de jouissance et l’amour d’usage. L’équilibre entre ces deux amours ouvre la possibilité de la morale augustinienne, comme morale de la liberté et du choix ultime entre le bien et le mal, appartenant toujours à l’homme. On sait que cet équilibre, à lui seul, ne suffit pas pour parvenir au salut – la grâce étant la condition ultime pour la réalisation de cette possibilité20. Chez Bruno, en revanche, on retrouve trois types d’ordre : ––– 18 Bruno, OC, VI, p. 34. Ibid., p. 38. 20 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, livre X ; sur la différence entre "amour d’usage" et "amour de jouissance", cf. De Doctrina christiana, en particulier livre I. 19 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 153 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" 1. l’ordre nécessaire de production naturelle, qui s’explique comme nécessité de la vicissitude des choses. La nature s’exprime comme matière et comme pensée, mais tandis que la pensée demeure toujours la même (intellect agent universel), la matière s’individualise en des corps, et c’est cette individuation corporelle, définie par la spécificité des organes, qui permet de différencier les espèces vivantes. Cette individuation organique est le résultat de métamorphose, de l’ordre nécessaire et éternel des vicissitudes naturelles. L’homme est le produit de cet ordre. Il s’agit d’un point crucial : en reprenant la philosophie naturelle de Lucrèce, Bruno développe une ontologie de l’appartenance des êtres finis au même ordre des choses, mais cette appartenance n’implique nullement une uniformité et une indistinction ; il ne s’agit pas d’un ordre uniforme mais d’un ordre multiforme — celui de la métamorphose21. 2. L’ordre des espèces naturelles, qui dépend de la conformation des organes. L’homme ne possède aucune destinée préfixée dans cet ordre des espèces ; il peut en revanche s’en construire une par la pratique, c’est-à-dire par l’usage de l’organe, la main, qui définit son principe d’individuation. Dans l’ordre d’appartenance à la métamorphose, il existe des points d’individuation qui sont déterminés par les spécifications de la matière, par la formation des organes. C’est le cycle infini de la métamorphose qui produit les organes, donc les individus. Bruno développe une véritable anthropologie de l’organe : en effet, du point de vue de l’esprit, l’homme est égal à une huître ou à un serpent. C’est sans doute ici que réside le noyau véritable de la pensée antichrétienne de Bruno. À la lumière de ces présupposés, il est évident que l’opposition entre Bruno et Augustin concerne en particulier la définition d’une anthropologie fondamentale : pour Bruno, la notion de nature humaine n’est jamais prédéterminée, elle n’appartient pas à un ordre hiérarchique — car l’ordre naturel de production des êtres n’est aucunement hiérarchique. 3. L’ordre mondain qui peut dériver de l’utilisation de ces configurations corporelles ; il s’agit de l’ordre de la morale. Or il est clair que c’est la détermination de la place, de la fonction et de la finalité de la nature humaine dans l’ordre naturel des choses qui permet de trouver les principes de la morale. Que se passe-t-il en effet lorsque une âme s’incarne en un homme ? C’est-à-dire : que l’homme ––– 21 Cf. L. Salza, Métamorphose de la physis. Giordano Bruno : infinité des mondes, vicissitude des choses, sagesse héroïque, Paris-Naples, Vrin – La Città del Sole, 2005. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 154 Saverio Ansaldi doit-il faire avec son corps, avec l’individuation corporelle que l’ordre de la métamorphose naturelle lui a octroyé ? Il se trouve face à deux possibilités : ou rester dans l’ignorance, rester un âne, comme les chrétiens, les aristotéliciens et les sceptiques ou bien développer toutes les potentialités inhérentes à sa nature et à son corps, comme l’âne de Mercure. On retrouve ici la thématique de l’Expulsion : même dans l’ordre nécessaire de la vicissitude universelle des choses, l’homme peut construire un ordre humain22. Mais il s’agit d’une possibilité et non pas d’une nécessité inscrite dans l’essence de la nature humaine. La preuve en est que les animaux sont probablement meilleurs que les hommes du point de vue de l’intelligence naturelle. Ce que nous avons en plus par rapport aux animaux n’est rien d’autre que la conformation de notre corps – la possibilité d’utiliser la main. C’est donc par la pratique et par la connaissance que nous pouvons constituer un ordre humain et définir ainsi les principes d’une morale conforme à notre propre puissance organique. Ainsi, la morale de Bruno présuppose nécessairement son anthropologie organique mais elle préfigure également les stratégies de son dépassement culturel : le corps que nous sommes peut nous permettre de construire et d’inventer des formes de vie pouvant excéder l’ordre nécessaire de la nature. C’est là que réside la possibilité, toujours incertaine, de déterminer les formes de la liberté humaine. La morale brunienne est la morale qui réunit la vérité et l’ignorance, la connaissance et l’asinité. Il s’agit de la morale de la docte ignorance. C’est dans cette optique que Bruno interprète quatre épisodes de la Bible d’une manière totalement contraire à l’herméneutique chrétienne et en l’occurrence augustinienne. 1. Le Paradis terrestre est une condition d’ignorance et d’asinité et non pas de perfection anthropologique23. Il ne s’agit donc pas pour les hommes de retrouver la condition du Paradis terrestre mais au contraire de s’en éloigner le plus possible, l’état d’innocence naturelle étant le véritable état d’ignorance de l’humanité. Or c’est précisément ––– 22 23 Cette thématique était déjà au centre de l’Expulsion de la bête triomphante. Bruno, OC, VI, p. 40. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 155 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" cet état d’innocence que les protestants prétendent restaurer — en invoquant un rapport direct entre le créateur et la créature. 2. Le geste d’Adam volant le fruit défendu de l’arbre de la science est un acte de courage, comparable à celui de Prométhée24. Pour Bruno, en effet, l’orgueil est la véritable passion de la connaissance : "l’orgueil, qui s’enhardit à lever la tête vers le ciel, a été bel et bien déraciné : car Dieu a élu les choses sans force pour confondre les choses du monde"25. L’orgueil n’est donc pas le péché qui nous éloigne de Dieu mais la première vertu nous permettant de retrouver Dieu dans les choses. En ce sens, le péché originel ne peut pas exister, car ce péché présuppose précisément un ordre supérieur auquel l’homme est destiné par nature. En revanche, pour Augustin, nous n’avons pas le droit de rester à l’état animal, parce que notre nature appartient à un ordre supérieur. Mais nous devons nous émanciper de cette condition sans orgueil, c’est-à-dire en restant humble, en faisant preuve d’humilité devant le créateur. Le savoir humain ne peut jamais prétendre remplacer la sagesse éternelle de Dieu. Une telle morale est pour Bruno celle de l’asinité et de l’oisiveté. C’est la morale de l’ignorance sans le savoir. C’est dire que pour Bruno la morale ne peut pas faire l’économie de la curiositas, autrement dit de ce que Augustin considère comme étant le véritable péché d’orgueil. Mais il y a plus. En effet, a contrario, ce sont les augustiniens qui font véritablement preuve d’orgueil car ils prétendent, par humilité, autonomiser l’homme de l’ordre naturel des choses. Le véritable péché d’orgueil consiste pour Bruno à croire que l’homme est la créature privilégiée de Dieu – la plus proche de la divinité, alors que l’homme ne jouit d’aucun statut et d’aucune dignité métaphysique au sein de l’ordre naturel. Cette dignité ne peut être que le résultat, partiel et incertain, de son effort culturel. 3. La tour de Babel, c’est-à-dire la multiplicité des langages, est la preuve de la vitalité des connaissances et du désir de vérité des hommes. La richesse culturelle réside dans la multiplicité des langages, qui peuvent être créés et composés d’une manière absolument libre. "Nous sommes libres d’appeler les choses comme il nous plaît et de limiter à notre guise les définitions et le sens des mots, comme l’a fait Averroès"26. Selon Bruno, toute tentative de réduire les ––– 24 Ibid., OC, VI, p. 80. Ibid., OC, VI, p. 32. 26 Ibid., OC, VI, p. 80. 25 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 156 Saverio Ansaldi connaissances humaines à l’unité, à un seul principe d’ordre, relève de la pure et simple ignorance. 4. La nature humaine doit constamment se confronter à son animalité, à la nature qui désigne son appartenance à l’ordre des choses – même à l’animalité qui pourrait le conduire à sa perte. C’est pourquoi l’homme peut et doit devenir serpent. L’esprit de l’homme est en effet égal à celui du serpent. Ce qui différencie l’homme du serpent est la constitution de son corps ; mais si l’homme ne se fait pas serpent, il ne peut pas connaître sa spécificité. C’est cédant à la tentation du contraire que l’homme découvre ce qu’il est et ce qu’il peut devenir. En termes littéraires, l’homme doit "pactiser" avec le diable pour parvenir à sa véritable "humanité". Ainsi, pour G. Bruno, à la différence de saint Augustin, la divinité n’est pas "donnée" à l’homme, mais elle doit être "construite" par l’homme, par son activité, sa connaissance et sa "curiositas". La signification la plus profonde de la morale brunienne réside précisément dans la construction permanente de la divinité à partir de la civilisation et de la culture que l’"animal-homme» produit en raison de sa conformation corporelle. L’animal homme n’existe pas en dehors d’un projet culturel et d’un contexte de civilisation fondé sur sa nature organique. La possession de la main fait de l’homme un animal « pouvant" excéder l’ordre naturel pour construire un ordre culturel. Voilà pourquoi la construction de la divinité de la part de l’homme est une construction "civilisationnelle" enracinée dans un principe d’individuation naturelle et organique. Cette construction de la divinité correspond ainsi à l’effort visant à l’appréhension de la perfection de la nature humaine. La perfection de la nature humaine n’est possible qu’à partir des pratiques, des institutions, des lois et des coutumes qui forment la civilisation "humaine"27. À la lumière de ces considérations, il apparaît que ce qui est devenu indicible pour la langue philosophique de Bruno est la signification éminemment théologique de la notion d’ordre — symbolisée par les concepts de transcendance divine, de hiérarchie cosmique et de dignité substantielle de la nature humaine. Cela ne signifie pas pour autant que Bruno "sécularise" la notion d’ordre. Il opère plutôt une mise en retrait de la théologie spéculative du domaine ––– 27 Cf. Fulvio Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, 1968. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 157 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" philosophique désormais circonscrit par la réforme copernicienne. Pour Bruno, le sens théologique de la notion d’ordre est devenu indicible, car il s’agit d’une "parole philosophique" qui ne dit plus rien d’affirmatif et qui n’appartient plus à sa langue philosophique. En revanche, cette notion acquiert un autre sens, celui qui découle de la réforme copernicienne : c’est celui de la métamorphose des êtres finis dans l’univers infini. Par son travail spéculatif, Bruno opère ainsi une transformation philosophique de la notion théologique d’ordre28. De ce point de vue, Bruno n’est plus un penseur humaniste de la Renaissance : la notion d’ordre ne renvoie pas à un soubassement exclusivement théologique (comme chez Marsile Ficin, Pic de la Mirandole ou Luther). Elle dit désormais "autre chose". Mais en même temps, Bruno attribue un sens nouveau à cette notion dans le contexte d’une tradition culturelle propre à la Renaissance, celle qui fait référence à la pensée magique d’Agrippa, au lullisme, à l’averroïsme de l’école de Padoue, au néoplatonisme florentin. En ce sens, Bruno est encore un philosophe de la Renaissance. Sa langue philosophique nomme une réalité nouvelle avec des mots anciens. À cet égard, le rapport de Bruno avec le néoplatonisme est exemplaire29. Peut-on dès lors affirmer que Bruno est déjà un philosophe baroque ? Oui, en partie, parce qu’il utilise des concepts de métamorphose, de mouvement, de variation de transformation pour penser l’ordre naturel des choses. Mais pas tout à fait, parce que le seuil indépassable de la réforme copernicienne ne représente pas encore la condition nécessaire pour la formulation d’une théorie scientifique fondée sur les mathématiques, comme chez Descartes30. Il existe ainsi chez Bruno un double indicible quant à la notion d’ordre : par rapport à la théologie d’origine augustinienne et par rapport à la science moderne, c’est-à-dire par rapport aux principes transcendants fondant la métaphysique et par rapport aux développements mathématiques de la réforme copernicienne. Ce que la langue philosophique de G. Bruno ne peut plus dire est la ––– 28 Cf. A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, 1978. 29 Cf. Tristan Dagron, Unité de l’être et dialectique : Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1999. 30 Pour une interprétation plus "scientiste" de la pensée de G. Bruno, cf. H. Gatti, Giordano Bruno and Renaissance Science, London, Cornell University Press, 1999. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 158 Saverio Ansaldi transcendance éminente et hiérarchique de l’ordre divin, de l’ordre mondain et de l’ordre humain ; et ce qu’elle ne peut pas encore entièrement "dire" est la signification moderne de cette notion, telle qu’elle se trouve par exemple chez Descartes. On sait en effet que Descartes fait de la notion d’ordre le soubassement de sa philosophie. L’ordre des raisons aboutit à la découverte de l’idée de Dieu en tant qu’idée première, comme seule et unique garantie de l’ordre du monde : chez Descartes, c’est justement la théologie qui légitime l’arbre de la connaissance, c’est-à-dire la fondation véritable de la réforme copernicienne et galiléenne. Descartes, après Bruno, introduit à nouveau dans le champ philosophique la notion augustinienne d’ordre, dans un sens théologique et moral ; il suffit à cet égard de penser à la troisième maxime de la morale par provision. Descartes est ainsi, de ce point de vue, un philosophe baroque, car il est obligé de faire appel à la théologie pour justifier sa conception scientifique et mécanique du monde. Descartes reconnaît la nécessité d’inclure l’ordre théologique dans la constitution de son système à rationalité forte, mais à la différence de Bruno, il ne fait plus référence à la tradition magique et hermétique pour illustrer les caractères saisissants de cet ordre. Voilà pourquoi Descartes n’est plus un philosophe de la Renaissance et il est, en partie, un philosophe baroque. Mais Descartes n’est pas non plus un philosophe baroque dans le même sens que Bruno, car on ne retrouve pas chez lui une réflexion radicale sur la métamorphose, la variation, la mutation et le multiforme. Dans cette optique, Descartes n’est pas non plus un auteur baroque au même sens que Bathasar Gracián ou Góngora31. En définitive, comment peut-on appliquer les catégories épochales de Baroque et de Renaissance à un philosophe sui generis comme Bruno ? D’une manière extrêmement précise et contextualisée. Ces catégories sont utiles quand elles sont employées de manière dynamique et ouverte, quand elles permettent de faire fonctionner des dispositifs — comme celui de la signification d’une notion théologique par exemple — nécessaires pour expliciter les enjeux traversant les différents questionnements qui définissent la spécificité d’un auteur. Elles sont utiles quand elles sont employées au ––– 31 Voir à ce propos Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1992. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 159 "La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin" pluriel. Elles permettent ainsi de nous faire comprendre qu’il existe des auteurs qui se situent, en même temps, au-delà et en deçà d’un seuil d’époque — c’est-à-dire des auteurs qui travaillent avec des matériaux hétérogènes transitant et passant d’une époque à l’autre. Certains auteurs (et c’est le cas de G. Bruno) peuvent partager des problématiques communes avec des auteurs d’une autre époque et fournir néanmoins des réponses différentes de ceux-ci ; au même titre, ils peuvent formuler des solutions semblables à des problèmes différents. Ces catégories permettent de comprendre qu’il n’y a ni fixité ni rigidité dans les notions philosophiques — mais qu’il n’y a pas non plus de confusion, d’opacité ou d’imprécision. Lorsque nous parlons de "Baroque" ou de "Renaissance", nous n’avons pas affaire à un espace clos, à une "couche uniforme" ou à un "texte unique" (selon la définition célèbre de la Renaissance proposée par M. Foucault dans Les mots et les choses32) mais à des frontières poreuses et perméables, à une surface composée d’aspérités, habitée par des points de tensions, traversée par des courbes à géométrie variable ; autrement dit, nous sommes confrontés à un ensemble de composantes singulières et différenciées que chaque auteur plie et transforme selon ses propres exigences conceptuelles. C’est ainsi que, dans les variations multiples de cette surface âpre et spongieuse, la langue philosophique d’un auteur véhicule ses problématiques et formule ses solutions. ––– 32 Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 (1992), pp. 49-58. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets de Shakespeare et le Premier Livre des Amours de Ronsard Louis PICARD Université Paris VII - Jussieu Le terme "pointe" par quoi la langue française désigne la fin du sonnet, n’éclaire qu’imparfaitement ses enjeux. Il s’y entend encore quelque chose de l’acumen latin, qui désigne l’acuité concrète du glaive, ou celle, métaphorique, de la pénétration d’esprit. Mais ces échos résonnent avec moins de force que dans le terme italien acutezza, dont Perrigrini publiera le traité en 1639, ou que dans l’agudeza espagnole qu’illustrera Gracián en 1648. Il faut replacer la pointe dans la polysémie où les termes anglais conceit, espagnol concepto et italien concetto inscrivent la pratique de la fin du poème. Chute localisée; aboutissement d’un mouvement d’ordre logique qui intéresse l’entier du poème et espace privilégié d’un brillant de l’expression. Dans la pointe, la figura, dispositif formel, rencontre le modus, mode de pensée. La pratique de la pointe s’inscrit à l’intersection de plusieurs ordres, aux modes de fonctionnement et aux exigences spécifiques. On peut ainsi distinguer, au moins : un ordre poétique (qui correspond à une exigence d’achèvement); un ordre générique (qui met en relation la pointe avec des formes brèves plus ou moins proches : sentence, devise, épigramme, inscription, proverbe, etc.); un ordre topique (dont dépendent des situations et des motifs privilégiées); un ordre sémantique (qui associe à la fin du poème une prédilection pour les effets de sens marqués, de l’assertion au paradoxe, qui entretiennent une relation serrée avec l’entier du poème); et enfin un ordre tropologique, qui inscrit les précédents dans un certain nombre de figures privilégiées aux contours affirmés. La pointe mobilise l’ensemble des facultés auxquelles la rhétorique fait © Etudes Epistémè, n° 9 (Printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 162 Louis Picard appel : ingenium, talent qui se réalise dans une manière; judicium, rencontre d’une pensée et d’une forme; enfin, il les offre à la memoria, dans une maniabilité qui préserve de l’oubli. Dès lors, la pointe est un précipité qui tient ensemble résolution, transformation, concentration. C’est un moment d’aboutissement d’ordre logique qui coïncide avec un mouvement de cristallisation d’ordre formel; un moment d’art dans un monument d’art où l’exigence de réussir la fin, respice finem, engage l’ensemble. En ce sens, la pointe fonctionne comme révélateur des ressorts de la manière poétique, qui s’y trouvent plus visibles à force d’être plus serrés. Mais elle appelle dans le même temps une poétique spécifique. Aussi, c’est sans doute dans la pointe que ressort avec le plus de force et d’intensité la manière poétique. Par "manière" et par "maniérisme", il s’agit de mettre l’accent sur la spécificité d’un travail formel conscient de lui-même et de ses moyens, sans préjuger de sa teneur ni qualifier son orientation. Ces notions semblent particulièrement opératoires pour une poésie qui vient après, celle d’un pétrarquisme second qui fait valoir une singularité, ne vaudrait-elle que dans l’ordre de la prouesse, sur fond de déjà connu. Pertinente, la notion l’est encore pour une poésie qui emprunte la forme éminemment contraignante du sonnet, invitation aux coups de force plus sensibles d’être, en quelque sorte, miniaturisés, concentrés dans un espace réduit. C’est aussi dans cette perspective qu’on est fondé à rapprocher Le Premier Livre des Amours1 que Ronsard publie pour la première fois avec le cinquième livre des Odes en 1552 et les Sonnets2 ––– 1 Pierre de Ronsard, "Le Premier Livre des Amours", dans Œuvres complètes I, édition établie, présentée et annotée par Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993. Conformément au principe de cette édition, le texte cité correspond au dernier état revu par Ronsard. Pour les renvois ultérieurs, nous indiquerons uniquement "Ronsard", puis le numéro de la page. 2 William Shakespeare, "Sonnets", présentés et traduits par Robert Ellrodt, dans Œuvres complètes, édition bilingue. Tragicomédies II & Poésies, édition établie sous la direction de Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2002. Pour les renvois ultérieurs, nous indiquerons uniquement "Shakespeare", puis le numéro de la page. La traduction utilisée dans les notes est celle de Robert Ellrodt. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 163 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" de Shakespeare, dont la première édition date de 1609, mais dont la rédaction intéresse les dernières années du XVIe siècle. Si pour Ronsard il s’agit d’outrepasser sur son propre terrain le "petit sonnet petrarquizé", la "mignardise d’amour"3 moqués par le "Au lecteur" des Quatre Premiers Livres des Odes de 1550, la rupture avec les conventions du genre qu’opère le canzoniere shakespearien construit un rapport ouvertement polémique au pétrarquisme, qui vaut aussi reconnaissance de dette. Il s’agit donc plutôt d’un contrepétrarquisme, où "contre" indiquerait à la fois la conscience de venir après, la polémique et la rivalité avec le modèle, et contribue à ce mouvement identifié par Marcel Raymond au terme duquel "le contenu poétisé finit par avoir moins d’importance que la langue poétisante"4, et dans lequel la référence première concerne déjà du langage. S’attacher, dans cette perspective à identifier et à décrire quelques traits formels spécifiques d’une pratique de la pointe pour essayer d’en dégager les enjeux, c’est reconnaître au travail de la "langue poétisante" un pouvoir signifiant, qui relaie et relève des contenus épuisés à force d’être poétisés, et esquisser les contours de ce que pourrait être un régime maniériste de la signification. Pour cela, nous essayerons tout d’abord de dégager l’incidence de la pointe à l’ensemble du sonnet, incidence qui la constitue en un opérateur privilégié de la signification. Celle-ci n’est cependant pas sans mobiliser une poétique spécifique qu’il faudra préciser ensuite afin d’indiquer en quoi ce maniérisme de la forme peut déterminer un ordre spécifique du sens. Respice finem : pratique de la pointe et art de la fin Dans l’espace pourtant réduit du sonnet, les frontières de la pointe restent incertaines. En effet, si la forme anglaise du sonnet semble assimiler la pointe au distique final, celui-ci ne supporte pas également selon les cas l’ambition conclusive; et si la forme française du sonnet contribue à brouiller les lignes de partage en multipliant les ––– 3 Pierre de Ronsard, "Au lecteur", dans Œuvres complètes, éd. cit., p. 996. Marcel Raymond, "Présentation", dans La Poésie française et le maniérisme, 15461610, textes choisis et présentés par Marcel Raymond, notes et index bibliographique par A. J. Steele, Paris-Genève, Droz-Minard, 1971, p. 29. 4 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 164 Louis Picard découpages possibles, la pointe n’en rythme pas moins un mouvement d’achèvement. Dans tous les cas, la pointe, aboutissement d’une progression linéaire ou configuration rétrospective et signifiante d’éléments qui semblaient épars, paraît coïncider avec un moment d’éclaircissement. Elle projette sur le sonnet la lumière d’une résolution ou l’éclairage latéral d’un déplacement. La structure du sonnet détermine en partie le statut de la pointe. Celle du sonnet des Sonnets doit être distinguée de celle du sonnet des Amours. Dans l’Angleterre élisabéthaine, la forme la plus répandue du sonnet, et qui est celle travaillée par Shakespeare, organise quatorze vers de dix syllabes en trois quatrains à rimes alternées suivis d’un distique, la rima baciata recommandée par Dante. Cette structure, qui fait disparaître le sizain pétrarquiste, isole nettement les deux derniers vers, et invite à y lire un jeu distinct. Si les effets pointus ne sont pas réservés au distique, son statut de strophe détachée tend à le séparer de l’ensemble dont il dépend, et qu’il achève. Le sonnet du Premier livre des Amours est constitué de quatorze décasyllabes, qui composent deux quatrains à rimes embrassées suivis d’un sizain, qui rappelle les tercets pétrarquistes mais qui peut être lu comme un distique à quoi fait suite un troisième quatrain de rimes inédites et embrassées. De strophe à strophe, entre quatrains et sizain, quatrains et tercets, quatrains et distique, une structure à deux, trois ou quatre temps est possible, parfois simultanément. À la pointe localisable du sonnet shakespearien répond et s’oppose la pointe diffuse du sonnet des Amours, qui ne peut recevoir une définition stable en termes structurels. Néanmoins, des effets de composition permettent de distinguer plusieurs moments dans le sonnet. Ceux du Premier Livre des Amours sont fréquemment structurés par des effets anaphoriques. Le deuxième tercet du sonnet CLXXVI5 se distingue des strophes qui précèdent par l’absence du ––– 5 Ronsard, p. 117. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 165 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" marqueur négatif "Ny" à l’attaque de chaque vers. La rupture de l’effet attendu contribue à isoler les trois derniers vers, et ce d’autant plus qu’ils assurent la complétude syntaxique de l’ensemble. La pointe est alors à la fois retardée et attendue. Dans le sonnet XLIX, le premier vers des quatrains s’ouvre sur l’adresse "Amour, Amour" tandis que le premier vers des tercets s’ouvre sur "Ainsi". On remarque un phénomène similaire dans le sonnet LXVI6 de Shakespeare qui s’ouvre sur "Tired with all these…" avant de dévider un "And" anaphorique avec quoi tranche le distique qui fait retour à l’attaque initiale : "Tired with all these". Mais plus que cette prédilection pour l’itératif, le recueil manifeste un goût pour les arêtes logiques marquées. Dans le sonnet LXI7, le contraste joue entre les questions des deux premiers quatrains, introduites par "Is it" en début de strophe et la réponse apportée par le troisième "It is", dont le distique tire la conséquence. Ailleurs, chaque strophe du sonnet XXX8 s’ouvre sur un connecteur logique et temporel : "When", "Then", "And" puis "But". On voit comment un même mouvement est déroulé jusqu’à son comble tout au long des quatrains pour mettre en valeur le revirement inattendu proposé par le distique final. La pointe prend donc son sens dans deux types de mouvements : l’un qui opposerait tendance à la répétition à l’identique et introduction plus ou moins brutale d’un élément nouveau qui la conjure9; l’autre qui serait du côté d’une progression dramatisée et linéaire, qui culmine lorsque la complétude syntaxique est retardée jusqu’au dernier moment (ce qui est un trait plus spécifiquement ––– 6 Shakespeare, p. 826. 7 ibid., p. 820. 8 ibid., p. 790. 9 Pour les enjeux de cette question pour le sonnet français, voir : Francis Goyet, "Le sonnet français, vrai et faux héritier de la grande rhétorique", dans Le Sonnet à la Renaissance, des origines au XVIIe siècle, sous la direction d’Yvonne Bellenger, Paris, éd. Aux amateurs de livres, 1988, pp. 31-41. Les quatrains seraient du côté de la "répétition balladique", tandis que les tercets seraient du côté de l’apprentissage de la "nouveauté". Michel Jourde a montré ce que cette conception bipartite conserve le souvenir des hypothèses selon lesquelles le sonnet garderait "la trace du passage d’une forme vocale indépendante (une chanson de huit vers) à une forme purement écrite, le sizain se présentant comme une "invention d’art" sans lien avec une forme préexistante" (Michel Jourde, "L’Imaginaire et l’histoire : la situation du sonnet en France vers 1550", dans Histoire & Littérature au siècle de Montaigne. Mélanges offerts à Claude-Gilbert Dubois, Genève, éd. Droz, 2001, pp. 313-325). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 166 Louis Picard ronsardien, comme dans le sonnet LXXXIX10). Dans tous les cas, la pointe possède une dimension d’achèvement, à la teneur contrastive plus ou moins marquée. Mais coexistent avec ces formes visibles d’architecture, qu’on peut aussi bien renvoyer à la structure binaire expositio rei / conclusio epigrammatis qu’au balancement de l’ode (à la strophe répond une antistrophe et le trait final imite l’épode), d’autres structurations plus discrètes. Celles des réseaux d’images ou de motifs, qui interfèrent avec les mouvements logiques. Il en va ainsi dans le sonnet XLIV de Shakespeare : If the dull substance of my flesh were thought, Injurious distance should not stop my way; For the, despite of space, I would be brought From limits far remote where thou dost stay. No matter then although my foot did stand Upon the farthest earth removed from thee; For nimble thought can jump both sea and land As soon as think the place where you should be. But ah, thought kills me that I am not thought, To leap large lengths of miles when thou art gone, But that, so much of earth and water wrought, I must attend itme’s leisure with my moan, Receiving naught by elements so slow 11 But heavy tears, badges of either’s woe. ––– 10 11 Ronsard, p. 69. Shakespeare, p. 804. Si ma chair, inerte substance, était pensée, La nuisante distance ne m’arrêterait pas, Car malgré l’étendue je serais transporté Des extrêmes confins jusqu’au lieu où tu es. Alors n’importerait que mon pied fût posé Sur le coin de la terre le plus distant de toi, Car l’agile pensée peut franchir terre et mer Dès qu’elle pense à l’endroit où elle veut se trouver. Mais ah! penser que je ne suis pensée me tue! Toi parti, je ne pourrai franchir tant de lieues, Mais, composé surtout de terre et d’eau, devrai Au service du temps gémir de sa lenteur, D’éléments si pesants ne recevant rien d’autre Que des pleurs, lourds insignes de leur peine commune. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 167 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" Dans cette pièce, une rêverie de la fluidité euphorique du corps qui annulerait la séparation d’avec l’aimé, se heurte à un retour de l’épaisseur concrète. La fiction heuristique du sonnet, à partir du "if" initial, ne parvient pas à imposer durablement sa vertu redescriptive qui inverse la charge des signes dans un mouvement de négation du donné. L’enthousiasme du renversement qui fait se dévider les conclusions ("if" au vers 1; "should not" au vers 2; "for then" au vers 3; "then" encore au vers 5; et enfin "for" au vers 7) est arrêté par un "but" adversatif au vers 9 qui disqualifie ce mouvement en réfutant l’hypothèse initiale : "If… were" devient "I am not". On a donc affaire à un paralogisme à supposition niée qui est voué à affirmer ce qu’il veut tenir à distance, comme en témoigne également l’abondance des termes qui marquent la concession ("despite of" au vers 3, "no matter" et "although" au vers 5). Si la conclusion à proprement parler intéresse les six derniers vers qui ne forment qu’une seule phrase, elle procède en plusieurs temps qui sont autant de paliers d’un mouvement de concentration. Le "but" initial du vers 9 pose un retournement d’ordre pathétique ("thought kills me") qui opère un décrochage. Le "but" logique du vers 11 introduit la réfutation de l’hypothèse de départ et achève le mouvement logique du poème. Enfin, le distique opère un retour pathétique à soi qui culmine dans l’exhibition du reliquat de l’argumentation : "naught… but", "rien d’autre que" la diatypose, cette hypotypose de faible volume du vers 14. Pour résumer, le "but" du vers 9 annonce une conclusion logique que relance le "but" du vers 11 en une déploration dont le "but" du vers 14 opère la concentration. Quand l’impossibilité logique condamne la rêverie compensatoire, seuls subsistent alors ("naught… but") les charmes d’une complaisance doloriste qui organise ce reste en spectacle de soi. La pointe confère donc aux structures logiques une valeur spectaculaire, en les investissant d’une charge pathétique, comme en témoigne la pluralité de sens et d’usages de "but" dans ces six vers, qui scandent l’achèvement du mouvement logique dans une déploration lyrique qui continue à s’y appuyer. De même, le vers 14 du sonnet CXCIII12 du Premier Livre des Amours s’achève sur la mention du "beau paradis" qu’est la poitrine de Cassandre. Le terme final unit les motifs dispersés qui le préparaient, et fait coïncider l’achèvement de la description, dans une ––– 12 Ronsard, p. 125. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 168 Louis Picard perspective topique, avec la distribution, dans une perspective épidictique, de la valeur maximale. C’est donc bien une fonction d’achèvement qu’assume la pointe. Cette fonction qui l’inscrit dans la dépendance de l’ensemble lui confère en même temps un statut détaché. Elle reprend du même qu’elle ouvre vers de l’autre, et invite à lire le sonnet à la lumière d’un ordre qui serait, plus que celui, statique, des oppositions, celui, dynamique, d’un mouvement. C’est dans ce sens que Françoise Graziani a rapproché le sonnet d’une structure syllogistique, en rappelant, entre autres, un passage éloquent du Traitté de l’épigramme et Traitté du sonnet (1653-1658) de Colletet qui fait du sonnet "un raisonnement perpétuel, continué puissamment et nettement, jusques à la fin, que l’on attend, et que l’on considère comme celle qui fait presque toujours le bon, ou le mauvais destin de ce petit Poëme". Dès lors, il faudrait reconnaître à la pointe, continue-t-elle, "une fonction beaucoup plus dynamique que celle de la simple "chute", puisqu’ "[elle] apparaît en réalité comme le véritable moteur et l’élément déterminant, en tant que principe de condensation, de sa structure"13. Plus qu’avec un syllogisme en forme, il faut reconnaître dans le sonnet une proximité avec le paralogisme14. Dans cette perspective, la pointe ne prend son sens que par rapport à l’ensemble, qu’elle résout et juge. La pointe tire les conclusions : "Doncques" ouvre le second tercet des sonnets LXXXV15 ou CXLIV16 des Amours; "So" le distique du sonnet LV17, "Therefore" celui du sonnet CII18. La pointe ––– 13 Françoise Graziani, "Le concetto dans le sonnet", dans Le sonnet à la Renaissance…, op. cit., p. 109. 14 Comme le relève Pierre de La Ramée, c’est là le mode proprement poétique de la logique : "l'usage du syllogisme entier est très rare, et presque toujours chez les poètes, orateurs, et les auteurs suivant l'usage naturel, encore qu'ils traitent de questions syllogistiques, néanmoins quelque partie du syllogisme est délaissée […]". (Pierre de La Ramée, Dialectique, II (1555), texte présenté et modernisé par Nelly Bruyère, Paris, Vrin, coll. De Pétrarque à Descartes, 1996, p. 73.) 15 Ronsard, p. 67. 16 ibid., p. 98. 17 Shakespeare, p. 814. 18 ibid., p. 862. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 169 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" peut aussi marquer un revirement, une volte-face inattendue qui met à distance les propos antérieurs. Le distique du sonnet XXX19 de Shakespeare, conjure la méditation sur la fuite funèbre du temps par l’irruption de l’image de l’aimé. Le vers 13 est le moment du décrochage imprévisible d’une pensée qui cesse de s’appliquer à la "rememberance of things past" : "But if the while I think on thee". De la même manière, le deuxième tercet du sonnet CXC des Amours annule les images de répit proposées plus haut : Mais la fureur de celle qui me joint, En patience une heure ne me laisse, 20 Et de ses yeux toujours le cœur me poind. Car le plus fréquemment, la pointe opère autant par résolution de ce qui précède que par introduction d’un élément nouveau. La continuité compose avec du décrochage. Les nombreuses identifications mythologiques opérées à la fin des sonnets des Amours vont dans ce sens. Au dernier vers du sonnet CXXIX21, le poète est "Or’un Pollux, et ores un Castor". Le sonnet LXXVII est particulièrement intéressant à cet égard. Le premier quatrain propose une généalogie du serpent, engendré par "Gorgonne", le second quatrain fait retour à l’actualité amoureuse et propose un tableau bucolique, "nous estions l’autre jour en une verte place", que l’irruption d’un serpent dans le premier tercet anime en une scène. Le second tercet en construit le commentaire, et fait ainsi du tableau une vignette signifiante : Tout le cœur me gela, voyant ce monstre infait : Et lors je m’escriay, pensant qu’il nous eust fait Moy, un second Orphée et elle une Eurydice.22 Retour aux motifs du premier quatrain; perspective épidictique qui loue en identifiant aux modèles prestigieux; élargissement de la perspective temporelle en faisant communiquer le quasi-présent ––– 19 ibid., p. 790. Ronsard, p. 124. 21 ibid., p. 89. 22 ibid., p. 63. 20 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 170 Louis Picard anecdotique au passé immémorial signifiant; car l’essentiel réside dans l’éclairage latéral que propose le rapprochement final, sans négliger ici la potentialité d’une ironie discrète. Si la construction de semblables répondants mythologiques en fin de poème ne se retrouve pas dans les Sonnets, leurs distiques n’en offrent pas moins fréquemment des analogies et des rapprochements. Ainsi, le distique du sonnet LXXVI s’ouvre sur "For as the sun…"23; celui du sonnet XCIII par "How like Eve’s apple doth thy beauty grow…"24. L’analogie et, plus généralement, les rapprochements qu’offre la pointe permettent à celle-ci de résoudre le sonnet, en compliquant l’aboutissement logique d’ordre linéaire par une fulgurance poétique d’ordre synthétique. En ce sens, reconnaître à la pointe un rôle structurant et une dimension dynamique, c’est voir en elle du programmé qui doit tenir de l’inattendu. À la fois motif emblématique jusque dans sa concentration de l’ensemble du sonnet, et apogée dotée d’une intensité spécifique, elle concentre et révèle la manière poétique. Mise en scène d’un savoir-faire, la pointe organise de manière privilégiée le maniérisme en spectacle, en mobilisant une poétique spécifique. Poétique de la pointe : quelques aspects La proximité de la pointe avec d’autres genres et d’autres formes souligne son double caractère d’intensité et d’autonomie. Une des formes de cette autonomie passe par la revendication du statut d’épigramme, entendue cette fois-ci au sens que lui donne Muret dans son Commentaire des Amours : "Epigramme en grec signifie toute inscription". Ainsi le dernier tercet du sonnet LXII du Premier Livre des Amours renvoie au genre de l’inscription funéraire, qui parachève le poème-monument : CI DESSOUS GIST UN AMANT VANDOMOIS, QUE LA DOULEUR TUA DEDANS CE BOIS 25 POUR AIMER TROP LES BEAUX YEUX DE SA DAME. ––– 23 Shakespeare, p. 836. ibid., p. 852. 25 Ronsard, p. 56. 24 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 171 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" Le choix typographique de la majuscule souligne le statut distinct de ces vers, dont le premier tercet renvoie l’inscription encore "avenir" à un "poëte amoureux". Œuvre de poésie au sein de la pièce poétique, la pointe est le lieu d’un surcroît et d’un renchérissement qui la distingue. Mais un tel décrochage peut également reposer sur d’autres rapprochements. La pointe est conçue comme sur le modèle de l’épiphonème, énoncé proverbial et sentencieux qui vient clore la strophe. Sans entrer dans les distinctions entre proverbe (parcemia), sentence (apophtegma) et bon mot (scomma)26, la pointe partage avec ces catégories les vertus de brevitas et de varietas, concision et nouveauté. Dans le dernier vers du sonnet XCV27 de Shakespeare, "The hardest knife ill used doth lose his edge", se reconnaissent les marques de l’adage (article défini, présent de vérité générale, polyvalence sémantique du concret à l’abstrait, rythme qui facilite la mémorisation) que relève ici une possible lecture sexuelle. Ailleurs, au sonnet XCIV, le distique illustre le tourniquet des extrêmes en décalquant un proverbe : For sweetest things turn sourest by their deeds : 28 Lilies that fester smell far worse than weeds. C’est raccrocher l’expérience singulière à un savoir commun, mais peut-être aussi esquisser une évaluation critique d’un matériel poétique hérité, celui des fleurs de la rhétorique amoureuse. Il en va de même pour le dernier vers du dernier des Sonnets, "Love’s fire heats water, water cools not love"29. Sa position conclusive, à l’échelle du sonnet comme du recueil, constitue ce vers en manière ––– 26 Voir Verdun-L. Saulnier, "Proverbe et paradoxe du XVe au XVIe siècles. Un aspect majeur de l’antithèse : Moyen Age-Renaissance", dans Pensée humaniste et tradition chrétienne aux XVe et XVIe siècles, actes du colloque de Paris, du 26 au 30 octobre 1948, Paris, éd. C.N.R.S., 1950, pp. 87-104. 27 Shakespeare, p. 854. "Mauvais usage émousse la lame la plus dure". 28 idem. "Le plus doux, corrompu, le plus aigre devient; / Lys pourrissant a senteur pire que mauvais herbe." 29 ibid., sonnet CLIV, p. 914. "Feu d’amour chauffe l’eau, l’eau n’éteint pas l’amour." © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 172 Louis Picard d’argument ultime, ce que souligne la mention qui l’introduit : "this by that I prove". Le divers foisonnant et contradictoire du recueil se trouve ironiquement rassemblé sous un énoncé sibyllin. L’instabilité de sa signification en garantit le pouvoir évocateur. Chez Ronsard, à l’exception des derniers vers des sonnets CLXXVI30 ("Belle fin fait qui meurt en bien aimant") et CCXXV31 ("Belle fin fait qui s’amende en aimant"), à la fois superposables et irréductibles, car ils suivent un patron qui peut être reconduit et accueillir des variables, la tendance est moins à l’adage qu’au tour sentencieux. Ce dernier permet une intégration plus grande des termes mêmes du sonnet dans une forme qui mime la nécessité. Ainsi les trois derniers vers du sonnet XL, qui achèvent et dépassent la description copieuse de la femme-paysage par la mention de sa perfection, que légitime un énoncé sentencieux : Le Ciel n’est dit parfait pour sa grandeur. Luy et ce sein le sont pour leur rondeur : Car le parfait consiste en choses rondes.32 L’assomption de l’élément féminin loué à l’empyrée des représentations (le "Ciel" à quoi il est égalé, la qualité idéelle de la "[perfection]", la plénitude dense de la "rondeur") a pour sol le paysage évoqué par les quatrains, et pour médiation le tour sentencieux. La tendance au sentencieux construit une tension : entre un sens transcendant, à la fois illustré et révélé par le poème, et un sens immanent dont le poème est la réalisation provisoire et précaire. Les effets de sens reposent donc sur des stratégies formelles spécifiques, que l’espace resserré de la pointe, terrain privilégié du savoir-faire poétique, rend plus visible. La pointe n’est d’ailleurs pas sans attirer l’attention sur ellemême. On retrouve, chez Ronsard et Shakespeare, les mêmes invitations à la contemplation attentive, qui est appel à la reconnaissance d’un coup de force. Dans le distique final de la pièce XXVII des Sonnets, ––– 30 Ronsard, p. 117. ibid., p. 142. 32 ibid., p. 45. 31 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 173 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" Lo, thus by day my limbs, by night my mind, 33 For thee, and for myself, not quiet find. L’adresse directe met en jeu autant l’admiration pour la réussite finale que la compassion pour le sujet lyrique consumé par l’absence. Elle est l’élan initial à partir duquel s’ordonne en constructions parallèles le contraste des termes antithétiques. On retrouve des constructions similaires dans Le Premier Livre des Amours. Ainsi au sonnet CLXXVIII34 : "Voyez, pour Dieu, quelle peine je porte". Chez Ronsard, la pointe est souvent associée à l’idée de supplément, qui outrepasse les coups de force des quatrains. Ainsi le sonnet XLII35 où l’interrogation "Que dyray-plus?" au vers 10 ménage un palier entre les comparaisons pétrarquistes topiques des quatrains et l’élargissement à la vignette allégorique, elle aussi topique, des derniers vers. Les comparants statiques de la première partie, repris résomptivement par les syntagmes moins marqués "son front serein" (vers) 12 ou par "ses yeux" (vers 14), se trouvent ainsi mis en mouvement, et envisagés dans leur efficace. Ailleurs, dans le sonnet CLXXIV36, l’adresse aux "Amans", "voyez", détache une pointe décalquée de Pétrarque qu’elle érige en prouesse littéraire autonome et suffisante. De la même manière que le sonnet joue du discontinu et de la juxtaposition, la pointe convertit ce qui la rattache à l’ensemble dont elle constitue l’apogée en unité qui offre sa plénitude suffisante à l’admiration. La pointe est un "miracle", pour reprendre le terme du sonnet LXV37. La teneur élevée en figures de la pointe contribue à son caractère miraculeux. L’enchevêtrement complexe des figures que donne à lire la pointe peut être en partie démêlée par la loi poétique dégagée par Gérard Genette selon laquelle : "toute différence porte opposition, toute opposition fait symétrie, toute symétrie vaut ––– 33 Shakespeare, p. 786. "ainsi le jour mes membres, et la nuit mon esprit, / De ton fait ou du mien, jamais n’ont de repos." 34 Ronsard, p. 118. 35 ibid., p. 46. 36 ibid., p. 116. 37 Shakespeare, p. 825. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 174 Louis Picard identité"38. Ainsi le dernier vers du sonnet CXX de Shakespeare, "Mine ransoms yours, and yours must ransom me"39, convertit, par la vertu du chiasme, dans la positivité d’un mouvement réciproque les souffrances mutuellement infligées. De même, les deux vers du distique du sonnet CXLVII s’opposent et se répondent : For I have sworn thee fair, and thought thee bright, 40 Who art as black as hell, as dark as night. Aux modalisations ("sworn", "thought") répond le tour assertif ("who art"); au révolu de l’illusion et à la fugacité des apparences, l’actualité du dessillement et la permanence d’une nature; aux adjectifs qui marquent l’éclat ("fair", "bright") ceux qui marquent son obscurcissement ("black", "dark"); aux constructions minimales du vers 13, les expansions comparatives et hyperboliques ("as… as…") qui chargent les termes négatifs d’une puissance d’évocation supérieure en les marquant axiologiquement. "Hell" et "night" font verser le discours, de l’ambivalence entre physique et moral sur laquelle il se tenait, dans l’univocité d’une condamnation. Dans Le Premier Livre des Amours, on peut noter la prédilection pour les tournures distributives. Ainsi : "L’un mon Laurier, l’autre ma Castalie" (sonnet CLXV41, vers 14), ou "L’un mon ministre, et l’autre mon lien" (sonnet CCXXIV42, vers 14). Le tour distributif peut marquer la coalescence de deux vers, comme au final du sonnet C où il est dédoublé : D’un mesme mal l’un et l’autre est bien aise, 43 Moy de mourir, et vous de me tuer. ––– 38 Gérard Genette, "L’Or tombe sous le fer" dans Figures I (1966), Le Seuil, coll. Points, Paris, 1976, p. 37. 39 Shakespeare, p. 880. "La mienne [de faute] / La rachète et la vôtre tient lieu de rançon." 40 ibid., p. 906. "Car je t’ai crue claire et belle, et l’ai juré, toi, / Noire comme l’enfer, noire comme la nuit." 41 Ronsard, p. 111. 42 ibid., p. 141. 43 ibid., p. 75. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 175 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" Ce qui prime, c’est le travail formel de la symétrie, à partir duquel toutes les relations, d’opposition ou d’identité, non seulement sont possibles, mais encore se confondent. L’essentiel réside dans l’ivresse de la mise en relation des termes, non le sens ou la teneur de cette relation. Il en va de même dans le deuxième tercet du sonnet XXIV, Ainsi je vis, ainsi je meurs en doute, L’un me rappelle, et l’autre me reboute, D’un seul objet heureux et malheureux.44 Chez Shakespeare également, les tournures distributives contribuent à symétriser les oppositions : c’est-à-dire à la fois à les accuser et à les bloquer, comme dans le dernier vers du sonnet XXXVIII45 ("The pain be mine, but thine shall be the praise") ou pour le distique du sonnet XLI46 ("Hers, by thy beauty tempting her to thee / Thine, by thy beauty being false to me"). En règle générale, toutes les figures à quoi s’attache un pouvoir formalisateur, ordonnateur, et structurant, sont privilégiées. Par le chiasme, les constructions parallèles, les tournures distributives, les antithèses, la pointe mobilise une poétique de la symétrie aux arêtes marquées. Mais ces mêmes figures ne sont pas identiquement mobilisées chez Ronsard et Shakespeare. La coda shakespearienne, en règle générale, ne tire pas l’usage dense des figures dans le sens d’une différence qualitative. Aussi bien sur le plan de la forme que du fond, elle est plutôt du côté de la reprise que de l’ajout, plutôt du côté de l’interpretatio que de la frequentatio, du filage que du fulgur. Ainsi le distique du sonnet XXVIII : But day doth daily draw my sorrows longer, 47 And night doth nightly make grief’s strength seem stronger. Ici, le "but" marque moins un revirement par rapport à ce qui précède qu’il ne manifeste sous la forme du surcroît la permanence de la ––– 44 ibid., p. 37. Shakespeare, p. 798. "Que la peine soit mienne, mais tienne la louange!" 46 ibid., p. 800. "La foi jurée : la sienne, par ta beauté conquise, / La tienne, puisque envers moi ta beauté est traîtresse." 47 ibid., p. 788. "Mais le jour chaque nuit allonge mes chagrins / Et la nuit chaque nuit renforce ma douleur." 45 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 176 Louis Picard souffrance déplorée dans les quatrains. Le jeu des tours superposables, des dérivations ("day", "dayly"; "night", "nightly"), de la proximité phonique qui relève une différence sémantique ténue ("longer", "stronger"), la conjonction "and" qui marque autant un rapport de comble que de réversibilité entre les deux vers, la rhétorique de la pointe mobilise ses effets en vue de produire de l’uni. Le jeu des différences spécifiques ne s’autonomise pas en un contraste, elle souligne du continu. À l’inverse, le final ronsardien tend à exhiber une teneur spécifique, différence à la fois quantitative et qualitative. Ainsi dans le dernier vers du sonnet CXLIII48, où les charmes de la dame sont dits suffire à faire "Planer les monts, et montaigner les plaines". Autonomie du nominal — l’infinitif est le mode nominal du verbe — qui immobilise hors de tout procès, opposition terme à terme, chiasme, parallélisme syntaxique, dérivation réciproque de la forme substantive à la forme infinitive qui culmine dans un néologisme, etc. : la pointe est l’équivalent poétique de la merveille qu’elle offre à la contemplation, et elle est le lieu privilégié du nouveau. Cette tendance de la pointe à se faire merveille, que cette merveille désigne une limite du sonnet, ou sa métonymie, son apogée ou son motif, pose de nouveau la question du sens. Entre achèvement d’un mouvement logique qui lui préexiste et pouvoir évocateur lié à la densité des figures de rhétoriques, se joue la teneur en sérieux de la pointe, qui radicalise le propos du sonnet. Pointe et régime maniériste de la signification : quelques perspectives Les "petits sonnets pétrarquizés", quelles que soient les modalités de ce pétrarquisme49, ne sont pas réputés valoir pour leur ––– 48 Ronsard, p. 98. Voir François Lecercle, "Le texte comme langue. Cicéronianisme et pétrarquisme", dans Littérature, n° 55, 1984, pp. 45 sq. Il relève cette tendance du Canzoniere "à se muer en une langue dans la langue : coupée de la langue parlée, débarrassée de toute véritable fonction référentielle, la pratique pétrarquiste cultivait jusqu’au vertige une ars combinatoria syntaxique" (p. 52). Pierre Laurens va dans le même sens, en voyant dans le pétrarquisme "non ce qu’il y a de plus personnel dans le Canzoniere, mais un système d’images et de figures, "métalangage" fondé en grande partie sur l’œuvre de Pétrarque, mais s’épanouissant plus tard, chez les strambottistes ou sonnettistes du 49 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 177 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" teneur en vérité. Ils ne proposent pas un savoir, mais la reconduction d’un propos hérité, assumé par un intertexte flottant et formulé dans des termes contraints. D’une part, le sonnet maniériste propose une idéologie doxale qui ne questionne pas ce qu’elle reçoit, ou alors autant que ce questionnement est déjà reçu. La charge antipétrarquiste des Sonnets, par exemple contre les "false compare"50, est aussi une reprise du lieu commun pétrarquiste qui veut que la louange fasse toujours, en dernier recours, défaut à l’objet. De plus, comme on l’a vu, le distique shakespearien opère souvent un retour au consensus gentium qui peut être envisagé comme un équivalent du syntagme hérité que retravaille la pointe ronsardienne. D’autre part, cette doxologie prend les apparences d’une paradoxologie. La prééminence des figures qui symétrisent l’opposition déterminent la production d’un sens non évident. À l’issue du sonnet, il ne semble pas possible de troquer la richesse verbale contre une signification stable. Véronique Denizot, en s’attachant à mettre en évidence les ressorts d’une poétique de la merveille chez Ronsard, souligne ainsi que, dans Le Premier Livre des Amours, "l’effet lumineux et violent provoqué par la sentence est une jouissance esthétique devant la prouesse langagière, plutôt que la reconnaissance éblouie d’une vérité évidente clairement exposée"51. Plus généralement, la pointe combine des effets d’assentiment et de suspension. Il en va de même dans le recueil de Shakespeare. Par exemple, l’analogie présentée par le distique du sonnet LXXVI, qui revient sur l’absence d’originalité des vers du poète pour la justifier : Quattrocento et du Cinquecento italiens : Serafino, Tebaldeo, Cariteo, Pamphilo Sasso et beaucoup d’autres, dont les œuvres composent les neuf volumes de l’Anthologie de Giolito [1546-1550]." (Pierre Laurens, L’Abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme de l’époque alexandrine à la fin de la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, coll. Les Formes du discours, 1989, p. 376) Ce mouvement se poursuit bien sûr au-delà. 50 Shakespeare, sonnet CXXX, p. 890. "fausses métaphores". 51 Véronique Denizot, "Comme un souci aux rayons du soleil". Ronsard et l’invention d’une poétique de la merveille (1550-1556), Genève, Droz, coll. Travaux d’Humanisme et de Renaissance, 2003, p. 279. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 178 Louis Picard For as the sun is daily new and old, 52 So is my love, still telling what is told. La mise en place du motif solaire permet la construction d’une vérité analogique, sur le patron explicatif "for as… so is". Mais le parcours des pôles extrêmes esquissé au vers 13, du "new" au "old" dans l’intervalle d’un même jour, qui rappelle aussi la sagesse du "rien de nouveau" de l’Ecclésiaste, ne se superpose qu’imparfaitement avec l’énoncé d’apparence tautologique du vers 14 : "still telling what is told". L’expérience consensuelle du vers 13 éclaire sans l’épuiser l’expérience singulière ("my love") du vers 14. "Still telling what is told" : équivoque du verbe "[tell]", ici à la fois dire ce qui l’a déjà été, et compter ce qui a déjà été recensé, les lieux discursifs des qualités du jeune homme; équivoque de "still", à la fois persévérance intempestive et constance admirable; équivoque enfin de l’ensemble du syntagme, à la fois faillite de l’intention personnelle dans le lieu commun, prouesse de l’ingenium qui le vivifie, et dimension sacerdotale de l’œuvre, qui sacrifie à une nécessité d’ordre transcendant. Au plus plat du consensus (l’analogie qui rabat l’inconnu sur le connu, l’arrière plan d’une sagesse et d’une expérience collectives, la tautologie) opèrent des intensités variables, et indécidables, de signification. On peut relever des phénomènes similaires dans le recueil de Ronsard. Les quatrains du sonnet XC53 sont construits autour de quatre adresses directes de deux vers chacune, à l’"œil", au "ris", à la "larme" et à la "main". Le premier tercet fournit le nœud syntaxique ("je suis tant vostre… que" : cette strophe pivot achève la proposition principale et ouvre la subordonnée) qu’achève le deuxième tercet : "ny le temps, ny la mort…" N’empescheront qu’au profond de mon sein Toujours gravez en l’ame je porte Un œil, un ris, une larme, une main. Le dernier vers fonctionne comme un sommaire. Les destinataires agissants des adresses des quatrains deviennent des objets construits avec l’article indéfini qui introduit l’hésitation d’une distance. On est ––– 52 Shakespeare, p. 836. "Car, pareil au soleil, chaque jour jeune et vieux, / Mon amour va disant toujours ce qui fut dit." 53 Ronsard, pp. 69 et 70. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 179 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" passé de la syntaxe à la parataxe. Le caractère nominal du vers tend à l’abstraire de tout procès, pour lui conférer une signification d’ordre litanique dont témoigne aussi le rythme calculé 2/2/3/3. Plutôt que de la syntaxe, de la logique, ou de la temporalité, le sens dépend d’une puissance d’évocation élevée à la puissance des associations possibles. Eléments d’un blason discontinu, syntagmes miniaturisés jusqu’à l’obtention d’une densité incisive (les termes du vers 14 sont ainsi "gravez en l’ame"), réduction maniable qui s’adresse à la mémoire pour lui offrir une configuration signifiante plutôt qu’un sens arrêté. Le parcours au terme duquel le sonnet qui retombe sur lui-même est en même temps introduction de différences ténues, qui, conjuguées, offrent un spectacle merveilleux qui ambitionne d’être inépuisable. Il y a dans les Amours une valeur superlative reconnue à la mention, qui surpasse et contient l’analyse et le développement, et qui va de pair avec une poésie du "parcours extensif" plus que de l’approfondissement, pour reprendre la formule de Daniel Ménager. C’est donc à l’idée de plénitude et d’auto-suffisance que renvoie la pointe. Il n’est pas étonnant que cette plénitude ait à voir avec les moyens du paradoxe. Il ne s’agit pas seulement de sacrifier à une topique, celle de la voluptas dolendi de Pétrarque, avec son cortège d’insolubilia, ni de la simple souscription à une esthétique de la maraviglia. On sait que le terme "paradoxe" recouvre à la fin de la Renaissance une réalité multiple : forme logique, genre littéraire, teneur admirable d’un fait ou d’une pensée. À cet égard, la pointe a une affinité structurale avec les formations de type paradoxal. Car, comme le remarque Rosalie Littell Colie, le paradoxe est "selfregarding, self-contained, and self-confirming", c’est un système tourné vers lui-même et pleinement suffisant, qui ambitionne de donner l’apparence d’une plénitude ontologique, "to give apperance of ontological wholeness"54. C’est attirer l’attention sur le fait que la pointe manifeste une signification immanente, que celle-ci prenne l’autorité de la sentence ou passe par la violence du paradoxe. Ce sens peut reposer sur la défense d’une proposition provocante, qui heurte le sens commun, comme dans la tradition bernesque ou à la manière des Paradossi d’Ortensio Lando de 1543 (traduits en français par Charles Estienne en 1553 et en anglais par ––– 54 Rosalie Littell Colie, Paradoxia Epidemica. The Renaissance Tradition of Paradox, Princeton, éd. Princeton University Press, 1966, p. 518. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 180 Louis Picard Anthony Munday sous le titre de The Defence of Contraries. Paradoxes against common opinion et publiés en 1593). Ainsi le distique du sonnet XXIX de Shakespeare : For thy sweet love remembered such wealth brings 55 That then I scorn to change my state with kings’. L’équivoque, car "state" désigne autant la disposition d’esprit que l’état social, renforcée par la polysémie métaphorique de "wealth", abondance matérielle et richesse spirituelle, soutient l’éloge paradoxal d’une condition inférieure. Les derniers vers du sonnet CLIX du Premier Livre des Amours manifestent un semblable renversement des hiérarchies admises : Brief, d’un tel miel mon absinthe est si pleine, Qu’autant me plaist le plaisir que la peine, 56 La peine autant comme fait le plaisir. L’expérience singulière ("mon absinthe") est à ce point impérative (l’intensif "si") qu’elle commande une remise à plat des hiérarchies reçues. La loi d’équivalence, "autant" répété deux fois, que met en pratique le chiasme ("plaisir" / "peine" / "peine" / "plaisir"), construit un "[plaire]" qui distribue de la valeur de manière non critique. Ailleurs, au sonnet XCIX57, c’est plus simplement le "Soleil" qui, de "flambeau", devient ce vieil "Pastoureau champestre" invité à "[aller se] cacher". C’est ici une variation polémique et ludique du principe paradoxal. Dans les Sonnets, le paradoxe peut se faire l’adjuvant d’une rhétorique de la persuasion, comme dans le sonnet XVI58, où le paradoxe du vers 13, "To give away yourself keeps yourself still", permet de dégager un impératif : "you must". ––– 55 Shakespeare, p. 788. "Ton cher amour remémoré me rend si riche / Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien." 56 Ronsard, p. 108. 57 ibid., p. 74. 58 Shakespeare, p. 776. "Vous donner, c’est garder toujours votre être même". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 181 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" Dans le lyrisme épidictique du Premier Livre des Amours, le paradoxe atteste la prouesse poétique. Le dernier sonnet du recueil fait vœu que Soit pour jamais ce souspir engravé 59 Au plus sainct du temple de Mémoire. La dimension monumentale et maçonnante (le "temple") doit conjuguer avec de l’intangible, celui du "souspir", l’ineffable du "plus sainct", et le souffle qui s’exhale doit être concentré ("engravé") dans une profondeur (qu’indique le saint des saints) qui ne l’ensevelisse pas : celle du dynamisme de la "Mémoire". Comme l’écrit Michel Jourde, le "souspir engravé" "consacre la réussite de la transformation d’un sentiment amoureux et du chant qu’il provoque en gravure, en inscription : le sonnet n’a plus besoin de se faire lui-même partiellement inscription, puisqu’il est affirmé que tous ceux du recueil en forment une"60. L’inscription pointue est alors autant une opération localisée qu’un horizon esthétique. C’est, en dernier recours à l’agressivité de la brièveté paradoxale qu’il revient de mettre en scène la prouesse poétique, et d’en être le véhicule privilégié. Mais surtout, le paradoxe permet la construction de quelque chose que l’on pourrait appeler la forme relative de la vérité. Le sonnet XLIII61, qui s’ouvre sur le paradoxe accusé par l’hyperbole "When most I wink, then do mine eyes best see", s’attache à le justifier, comme en témoigne l’abondance de marqueurs logiques : "for", "but", "then", etc. Dès lors le distique, All days are nights to see till I see thee, And nights bright days when dreams do show thee me. valide, reconduit et déplace le paradoxe initial. Au terme du parcours, on a deux énoncés absolus (les catégories génériques : "all days", "all nights"; le présent de définition : "are") qui reposent sur du relatif : celui de la subjectivité d’une expérience personnelle ("I", "me"), et celui d’une circonstance ("till", "when"). La structure identique des deux vers invite à monter en boucle les énoncés paradoxaux, dans la ––– 59 Ronsard, sonnet CCXXIX, p. 156. Michel Jourde, art. cit., p. 307. 61 Shakespeare, p. 802. "Tous les jours me sont nuits quand je ne te vois point, / Et les nuits des jours clairs quand tu parais en songe." 60 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 182 Louis Picard chaîne chiasmique : "all days are nights… nights [are] bright days". Cliché lyrique, certes, mais aussi déplacement d’accent : de l’essence vers l’apparence, de l’absolu vers la circonstance, et de l’être vers la manière. De la même manière que de nombreux sonnets conservent l’empreinte du geste créateur, il s’agit ici de maintenir les conditions de possibilité de la signification, la circonstance, fragile et flottante, le point de vue subjectif, lui aussi susceptible d’un bougé, au cœur de tout discours. Les derniers vers du sonnet CIV des Amours témoignent d’opérations semblables : Amour trompeur, pourquoy me fais-tu croire Que la blancheur est une chose noire, 62 Et que les sens sont plus que la raison! Le renversement paradoxal de la table des valeurs est lui-même envisagé paradoxalement. Le tour interrogatif dramatise l’emprise du leurre à quoi l’on consent, et permet de tenir adhésion et critique dans le même énoncé. Le vers 13 pose une illusion sensuelle qui n’est que la conséquence et le symptôme d’un renversement plus profond qui coïncide avec un effet de comble ("et que"). La faillite de la raison, c’est que c’est la "[croyance]" qui distribue de l’existence, "[être]", et la valeur qui indexe un jugement, "[être plus]". Au paradoxe d’une croyance qui opère tout en se sachant invalide, correspond une énonciation mixte, à la fois engluée dans les simulacres et les contemplant du dehors. Là encore, toute énonciation se trouve amenée à justifier de ses conditions de productions, et toute visée d’un absolu à partir duquel juger ramenée au relatif d’un point de vue particulier. De tels effets de sens sont étroitement liés à la spécificité d’une poésie où la "langue poétisante" semble l’emporter sur le "contenu poétisé". Si maniérisme il y a, sans doute est-il aussi, dans cette perspective, ontologique. En effet, et en guise de conclusion de ce parcours trop rapide, on peut avancer l’idée que le gnomique brillant qui caractérise la pointe serait la forme relative et spectaculaire de la vérité. Car si dans le maniérisme le "contenu" est déjà et avant tout du texte, c’est ––– 62 Ronsard, p. 77. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 183 "L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…" nécessairement que les opérations formelles qu’il met en œuvre intéressent la signification. Le travail virtuose de la forme donne lieu à des énoncés travaillés par une tension : celle de la symétrie, qui ne bloque les antagonismes que pour autant qu’elle ouvre aussi sur une réversibilité; celle de l’achèvement, qui ne résout le sonnet que pour s’en détacher. Cette tension peut se réaliser différemment. Elle rend compte de la tendance de la pointe à se faire chez Ronsard spectacle qui appelle le ravissement et chez Shakespeare proposition qui appelle l’assentiment. Mais il s’agit des deux versants d’une même entreprise. Celle qui d’une part ambitionne de faire verser le travail serré de la forme du côté de l’expression d’une nécessité, et de l’autre de doter le sens d’un caractère merveilleux. Si "Brevity is the soul of wit" (Hamlet, II, 2, 91), c’est aussi parce qu’une forme supérieure de compréhension réside dans les effets de concentration. Cette supériorité est celle de la complication, qui tient ensemble logique et pathétique, progression linéaire et évidence synthétique, et qui reconnaît le caractère mêlé de toute expérience. Dès lors, le spectacle des Amours est lourd de sens, et les propositions shakespeariennes ne sont pas arrêtées. Si la manière rejoint l’accident, la vicissitude, le contingent, l’immanent et le relatif comme ce qui s’oppose à la substance, à la loi, à la nécessité, à la transcendance et à l’absolu, le maniérisme est sans doute cette pratique qui, dans des circonstances épistémologiques précises, complique l’un de ces ordres par l’autre. Sous le couvert jamais très éloigné du jocus serius, qui désarme d’avance les interprétations, on peut avancer que la valeur que le maniérisme confère au brillant tient autant à ce qu’il suppose d’éclat hyperbolique qu’à ce qu’il implique de reflet précaire. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). "Unfortunate Travellers": translatio, travestissement et maniérisme littéraire chez Marlowe et Nashe Marie-Alice BELLE Université de Paris 3- Sorbonne Nouvelle Dans la lettre dédicace de sa traduction du De Officiis de Cicéron (1565), l’humaniste Nicholas Grimald attribue à l’orateur romain l’honneur d’avoir introduit la philosophie grecque à Rome: "[he] was the first, and the chief that ever cladde Lady Philosophy in Romain [sic] attire"1. La métaphore vestimentaire recouvre ici plusieurs réalités: celle, d’abord, de la translatio studiorum, transfert du savoir de la Grèce à Rome, ("Lady Philosophy in Romain attire"), mais aussi, à la Renaissance, de l’Italie à la France et à l’Angleterre: dans cette même préface, Grimald compare en effet la réception de sa propre traduction à l’accueil qui serait fait au sénateur romain s’il venait à visiter le sol anglais2. Il s’agit aussi bien sûr de la traduction des textes classiques dont Grimald se fait l’instrument, entreprise dont il se vante indirectement en faisant l'éloge de Cicéron. Enfin, les ornements latins qui viennent habiller la philosophie grecque font référence au style de l'orateur latin, que le traducteur se doit d’imiter, ou de transposer en déployant les richesses de la langue vernaculaire. Ce que la métaphore révèle par ailleurs, c’est la conception néoplatonicienne du langage sur laquelle reposent ces trois processus si intimement liés: selon les théories de l’école de Florence dont on retrouve des traces dans les traités de rhétorique, les préfaces de ––– 1 Nicholas Grimalde, M. T. Ciceroes Three Bookes of Duties, éd. G. O’Gorman, Londres, Associated Universities Press, 1990, p. 39. Cicéron avait en effet traduit en latin le Timée de Platon. 2 "…even so such a noble Counseler of England seemeth moste meete to receive so noble a Senatour of Rome into a straunge region. Doutlesse among so many honorable deedes of your lordships, it shall not be the leste honorable: if ye do Marcus Tullius this honour, to welcome him hither: and to be the verie cause, that so famous a Romane may become familiar with our English men". Op. cit., p. 39. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 186 Marie-Alice Belle traductions et autres défenses de la poésie3, le mot habille l’idée, et la multiplicité des langues n’altère pas leur capacité à exprimer un sens unique qui peut être exprimé en formes équivalentes. Cependant, une telle conception de la forme, et particulièrement de la forme imitée ou traduite, comme un habit, contient en elle-même la possibilité d’un dévoiement du langage, lui-même souvent exprimé en termes de dérive vestimentaire. Quintilien avait comparé le style dit "asiatique" ou "asianiste", style orné qui se développait alors à Rome sous l’influence de l’école littéraire d’Alexandrie, à un usage efféminé de l’ornement pour l’ornement, par opposition à la sobre beauté du corps bien fait qui se passe de toute parure4; dans le Ciceronianus (1527), Erasme reprend cette comparaison en illustrant sa critique de l’imitation servile par l’image d’une statuette de cire modelée en fonction des parures destinées à la recouvrir5. Quant à la controverse qui oppose en 1592-1593 Gabriel Harvey à Thomas Nashe, elle repose en partie sur la condamnation par Harvey de la prolifération disparate et festive des écrits de Nashe, qu’il décrit comme les divagations d’un "motley fool", fou à l’habit bigarré dont les débordements verbaux négligent les modèles littéraires antiques autant que modernes6. ––– 3 On peut trouver une analyse de ces théories chez Frederick Rener, Interpretatio: Language and Translation from Cicero to Tytler, Amsterdam, Rodopi, 1989, ou dans l’ouvrage de Judith Anderson, Words That Matter: Linguistic Perception in Renaissance English, Stanford, Stanford University Press, 1996. 4 "Une parure décente et noble contribue au prestige; mais, efféminée et trop luxueuse, elle n’orne pas le corps, mais [dévoile une] mentalité. Il en est ainsi pour le style translucide et chatoyant de certains orateurs, dont il effémine les idées qu’il revêt d’une telle pompe verbale." Quintilien, Institution oratoire, trad. Jean Cousin, Paris, Belles Lettres, 1975, vol. 5, avant-propos au livre VIII, p. 49. Pour la distinction entre les "asianistes" au style fleuri et la rigueur oratoire des "atticistes", voir vol. 7, livre XII, p. 114-136. Les termes sont ici employés dans leur sens historique, sans application systématique à la période qui nous intéresse: il s’agit moins en effet de définir le maniérisme en termes d’"asianisme", comme l’a fait Marc Fumaroli (L’Ecole du Silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994), que de souligner la permanence d’une métaphore dont on examine ici les métamorphoses. 5 "Exactement comme si un artiste remarquable préparait un beau vêtement, ajoutait quantité de colliers, d’anneaux et de bijoux, pour modeler ensuite une statue de cire … qu’il adapterait aux ornements". Cité par Terence Cave, Cornucopia, trad, Ginette Morel, Paris, Macula, 1997, p. 67. 6 Elizabethan Critical Essays, éd. Gregory Smith, Oxford, Oxford University Press, 1964, vol. 2, pp. 245-284, "Against Thomas Nash". Pour une discussion de l’image du "motley" dans la controverse Harvey-Nashe, voir Jonathan V. Crewe, Unredeemed Rhetoric. Thomas Nashe and the Scandal of Authorship, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982, pp. 3-5. On remarquera par ailleurs qu’en plus des grands © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 187 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" On touche ici à ce que Terence Cave a souligné dans son analyse de la pratique de la copia à la Renaissance, à savoir la "duplicité"7, ou dualité problématique du processus humaniste d’illustration des langues par l’imitation. Selon lui en effet, la pratique de l’imitation entraîne une dissociation entre les mots (verba) et les choses (res): ainsi s’ouvre une brèche dans les théories qui, depuis Cicéron et Quintilien, définissaient le bon style comme une inséparable association des termes et des idées8. C’est cette ambivalence d’un langage où mot et sens peuvent être séparés dont le maniérisme littéraire apparaît comme une exploitation systématique et subversive. En effet, malgré la diversité de leurs approches, les analyses récentes du maniérisme semblent s’accorder sur le fait qu’il s’agit là d’un art de la forme, et qui prend pour finalité, non pas tant la représentation de la nature ou l’expression d’idées éternelles et immuables que la mise en scène de ses propres modèles artistiques, et des procédés d’imitation plus ou moins problématiques qui soustendent la création. Ainsi, au delà d’éléments stylistiques ou thématiques dont Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet9 ont souligné qu’ils appartiennent autant au maniérisme qu’au baroque, Claude-Gilbert Dubois appelle maniériste la pratique d’une imitation "différentielle", où l’écart par rapport au modèle devient le lieu d’une remise en cause du modèle néoplatonicien de l’imitation, autant que la présentation d’une vision éclatée et conflictuelle du langage et de ses codes10. C’est cette mise au jour d’une ambiguïté structurelle dans les modèles de translatio que l’on étudiera ici à travers deux textes publiés en 1594: The Unfortunate Traveller, de Thomas Nashe, et The Tragedy of Dido, Queen of Carthage, écrite dans les années 1580 par auteurs classiques à imiter, Harvey tient Pétrarque, Le Tasse et Arioste pour modèles de la littérature vernaculaire d’inspiration antique. 7 Cave indique qu’il utilise le mot dans son sens étymologique, celui de la dualité, sans connotation négative. Op. cit., p. 61. 8 Voir Cicéron, L’Orateur, trad. Albert Yon, Paris, Belles Lettres, 1964, particulièrement pp. 28-29, et Quintilien, livre VIII de l’Institution Oratoire, op. cit., vol 5, p. 53 sqq, "De la clarté". 9 Voir particulièrement l’article de Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?" BSEAA XVII-XVIII, 55 (Novembre 2002), 7-25. 10 Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, pp. 28-35, "L’imitation différentielle". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 188 Marie-Alice Belle Marlowe, et publiée avec la contribution de Nashe. Dans ces deux œuvres souvent jugées inclassables – la prose histrionique de The Unfortunate Traveller répond à une tragédie burlesque oscillant entre traduction littérale et libre adaptation – on verra comment les thèmes croisés de la digression et du travestissement ironiques viennent s’inscrire, non seulement comme motifs d’une esthétique de la métamorphose et de la divergence, mais comme principes subversifs, "anti-humanistes", selon le mot polémique de Hauser11, de l’écriture maniériste. La translatio inversée: digressions et dérives rhétoriques La majeure partie du récit The Unfortunate Traveller est occupée par les aventures plus ou moins heureuses du héros et narrateur, Jack Wilton, lors d’un voyage en Italie provoqué par sa rencontre avec le poète Henry Howard, Comte de Surrey (1517?1547). Ce dernier, renommé pour ses adaptations de poèmes de Pétrarque et sa traduction en "blank verse" du livre IV de l’Énéide relatant les amours malheureuses de Didon et Énée, est présenté par Nashe comme l’amant pétrarquiste archétypal au discours tout droit tiré des pastorales arcadiennes: Ah, quoth he, my little page, full little canst thou perceive how far metamorphosed I am from myself, since I last saw thee. There is a little God called Love, that will not be worshipped of any leaden brains; one that proclaims himself sole king and emperor of piercing eyes, and chief sovereign of soft hearts; he it is that, exercising his empire in my eyes, hath exorcised and clean conjured 12 me out of my content. Le lieu commun du héros transformé par l’amour renvoie par ailleurs à l’épisode virgilien traduit par Surrey: dans le récit de Nashe, ce dernier est en effet congédié par sa Lady Geraldine dans les termes de l’adieu de Didon à Énée: "I pete Italiam, go seeke Italy with Aeneas…" (244). Le voyage en Italie, présenté comme pèlerinage sur les lieux de naissance de Lady Geraldine et de la poésie pétrarquiste, s’inscrit donc en référence au périple fondateur d’Énée, dont la ––– 11 Arnold Hauser, Mannerism. The Crisis of Humanism and the Origins of Modern Art, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1965, vol.1, p. 9. 12 Thomas Nashe, Works, éd. Ronald Mc Kerrow, Oxford, Blackwell, 1966, vol. 2, p. 243. Les références de pages entre parenthèses renvoient à cette édition. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 189 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" trajectoire d’Est en Ouest avait fourni à la Renaissance un des modèles les plus influents de la translatio. Ici cependant, le périple est mis en scène comme une translatio inversée, retour aux sources qui ne néglige aucun détour ni raccourci historique pour visiter les lieux emblématiques de l’humanisme. Ainsi, Surrey et Jack s’arrêtent à Rotterdam, "that was cleane out of our waie" (245), pour y trouver Erasme et More sur le point d’écrire, l’un son Éloge de la folie (publié en 1508), l’autre, l’Utopie (1516). Une digression par la ville universitaire de Wittenberg reflète les querelles du Ciceronianus, et l’évocation du maître en sciences occultes Cornelius Agrippa rappelle les applications magiques de l’ésotérisme néoplatonicien. Quant à l’arrivée à Florence, on peut y lire une apothéose du pétrarquisme et des codes amoureux de la romance italienne. Cependant, Surrey ne va pas jusqu’à Rome, qui symboliserait ici la source première, la littérature antique: tel Enée par Jupiter, il est rappelé à l’ordre par Henry VIII, ce qui met le voyage tout entier sous le signe, non pas de la trajectoire épique, mais de l’épisode digressif. En effet, si Surrey échappe, au début de son séjour en Italie, aux subterfuges d’une véritable Circé vénitienne, c’est pour tomber dans des divagations amoureuses qui en font un Quichotte avant la lettre. Jeté en prison avec son page suite à une affaire de fausse monnaie, ce dernier finit en effet par prendre pour objet imaginaire de sa passion pétrarquisante une jeune bourgeoise qui partage leur infortune: (…) he would swear she was his Geraldine, and take her white hand and wipe his hands with it (…) He wold praise beyond the moone and starres, and that so sweetly and so ravishingly as I persuade myself he was more in love with his own curious forming fancie than her face; and truth it is, many became passionate lovers only to winne praise to theyr wits. He praised, he praied, he desired and besought her to pittie him that perisht for her. From this intranced mistaking extasie could no man remove him. (262) Enfin, si Florence est le berceau du néoplatonisme, la visite qu’il fait à la maison natale de Lady Geraldine donne lieu à une telle débauche de clichés néoplatoniciens que l’artifice n’en est que plus apparent: © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 190 Marie-Alice Belle Geraldine was the soule of heaven, sole daughter and heir to primus motor. The alcumie of his eloquence, out of the incomprehensible drossie matter of cloudes and aire, distilled no more quintessence than would make his Geraldine compleat fair. (270) C’est ainsi que le traducteur et poète se trouve réduit au type de l’inglese italianato, dont l’humaniste Ascham déplorait dans son Schoolemaster13 les déformations monstrueuses, avant d’y opposer les principes de l’imitation vertueuse, celle des auteurs de la Rome classique. The Tragedy of Dido exploite aussi l’ambivalence du modèle italien, en se livrant à un véritable détournement des sources littéraires. Ce que Nashe, en effet, se garde bien de mentionner dans son portrait fictif du poète, c’est que la mise au point du système métrique de "blank verse" par Surrey dans son Fourth Book of Virgil reposait sur la volonté d’établir un équivalent anglais au mètre épique latin, et que ses traductions de l’Énéide au cours des années 1530 étaient probablement conçues comme le fondement d’une nouvelle nobilitas politique et littéraire14. Les traductions de Marlowe, par contraste, s’éloignent presque systématiquement du modèle épique virgilien: son choix de traduire le premier livre de la Pharsale de Lucain semble motivé par le style tardif de cette œuvre, ainsi que son esthétique du désordre politique et cosmique. Quant à l’epyllion Hero and Leander (publié en 1598), il s'écarte du modèle grec pour transformer la tragédie en évocation érotique de la traversée heureuse, cette fois-ci, de Léandre – au point que Chapman se sentira obligé de finir le poème et de rétablir la perspective originale. De même, The Tragedy of Dido repose sur l’exploitation des ambivalences génériques présentes au livre IV de l’Énéide. En effet, outre la dimension tragique de l’épisode, l’union d’Enée avec Didon et la tentation d’établir un empire carthaginois illustrent chez Virgile une tension constante entre "asianisme" et "atticisme", entre poésie amoureuse et épopée. Surrey avait trouvé un équivalent à cette instabilité générique en intégrant à sa traduction la rhétorique pétrarquiste développée dans ses sonnets; chez Marlowe, c’est cette ––– 13 Publié en 1570. On retrouve un tel jugement chez Nashe lui-même dans The Anatomie of Absurditie (1589), œuvre satirique qui reprend, entre autres "absurdités", les lieux communs du langage amoureux, et recommande en effet la lecture de l’ouvrage d’Ascham où ces critiques sont développées. 14 Voir Sessions, Henry Howard, the Poet Earl of Surrey, A Life, Oxford, Oxford University Press, 1999, ch.10: "The Origins of Blank Verse". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 191 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" dernière qui semble prendre le dessus. Didon s’exprime en effet dans les périphrases et métaphores propres au genre: Ile make me bracelets of his golden haire; His glistering eyes shall be my looking glasse, His lips an altar, where Ile offer up As many kisses as the Sea hath sands. Instead of musicke I will hear him speake. His lookes shall be my only Librarie, And thou, Aeneas, Dido's treasurie, In whose faire bosom I will locke more wealth 15 Than twentie thousand Indiaes can affoord. De même, Iarbas, le rival d’Énée, est transformé en amant pétrarquiste "in [a] delight of dying pensiveness" (IV, 3, 46). La pièce elle-même est ponctuée par les diversions et faux départs d’un Énée dont les récits d’armes font bientôt place à une rhétorique plus ornée. C’est ainsi que la trajectoire épique et la fondation de Rome sont retournées en un illusoire retour aux sources par la création d’une nouvelle Troie habillée de cristal, baignée par le Gange et le soleil d’Egypte, une Troie décidément asiatique: Carthage shall vaunt her pettie walles no more, For I will grace her with a fairer frame And clad her in a Chrystall liverie, Wherein the day may evermore delight: From golden India Ganges will I fetch, Whose wealthie streames may waite upon her towers And triple wise intrench her round about: The Sunne from Egypt shall rich odours bring… (V, 1, 4-11) Ces passages sont bien sûr des ajouts à la source virgilienne, et la rhétorique pétrarquiste qui, dans la traduction de Surrey, venait soutenir une stratégie d’équivalence aux tensions du texte latin, menace ici de recouvrir effectivement la trame de l’épopée ––– 15 The Tragedy of Dido, Queene of Carthage, III, 1, 85-93. L’édition de référence est celle de Roma Gill, The Complete Works of Christopher Marlowe,Oxford, Clarendon Press, 1987, vol. 1: "Translations". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 192 Marie-Alice Belle virgilienne, comme si, à nouveau, le détour par l’Italie moderne et ses artifices était inévitable. L’imitation à outrance: citation, parodie, subversion Dans la controverse qui l’oppose à Nashe, Gabriel Harvey dénonce dans les termes suivants l'indépendance envers tout modèle littéraire qu'affiche selon lui l'écriture nashéenne: There is a certain lively and frisking thing (…) that scorneth to be a booke-worme, or to imitate the excellent artificiality of the most renowned worke-masters that antiquity affordeth. The witt of this and that odd Modernist is their owne…16 Nashe semble riposter en décrivant les "booke-wormes" ou imitateurs cicéroniens de Wittenberg dans les mêmes termes de "motley fool" dont Harvey l’avait affublé: l’orateur de l’université, sans doute un double de Harvey lui-même, prononce un discours dont l’accumulation de lieux communs, comparée à un ravaudage sans art ("all by patch an peecemeale stolen out of Tully"), semble reprendre l’image érasmienne du mauvais imitateur. Et Wilton-Nashe de commenter l’épisode: A most vaine thing it is in many universities at this daie, that they count him excellent eloquent, who stealeth not whole phrases, but whole pages out of Tully. If of a number of shreds of his sentences he can shape an oration, from all the world he carries it awaye, although in truth it be no more than a fooles coate of many colours. (251) Ironiquement, c’est ce même assemblage hétéroclite de lieux communs qui caractérise la parodie nashéenne, comme si, à l’image du narrateur dont le vêtement disparate est décrit avec force détails dès les premières pages, Nashe endossait de fait l’habit du fou pour se livrer aux exercices de ventriloquisme et de surenchère ironique qui font la matière – et la manière – du récit. Ainsi, la canzone que compose Surrey lorsque Cornelius Agrippa lui montre l’image de Lady Geraldine dans son globe magique s’apparente à une simple collection de topoi de la littérature amoureuse, sans doute récoltés dans le Miscellany de Tottel où avait été publiée en 1557 la poésie du ––– 16 Cité par Crewe, op. cit., p. 17. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 193 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" véritable Surrey. On y trouve en effet tout l'appareil de l'idéalisation néoplatonicienne de la femme, depuis la comparaison à la chaste Phoébé jusqu'à sa transformation en principe moteur (primum mobile) du monde: l'harmonie des sphères s'ajuste sur les battements du cœur de la bien aimée et sur sa voix: "Her praise I tune whose tongue doth tune the spheres", et chaque partie du corps idéalisé se voit relié à un élément du cosmos, en une série de métaphores qui ne va pas sans rappeler la pratique du blason amoureux: Stars fall to fetch fresh light from her rich eyes, Her bright brow drives the sun to clouds beneath, Her hair’s reflex with red strakes paints the skies, Sweet morn and evening dew flow from her breath… (254) Quant à l'amant, il est présenté sous les traits non moins attendus de la victime transie d'un éblouissement fatal: "Her rosecrowned cheeks eclipe my dazzled sight". C’est cette même logique de l’accumulation de clichés qui préside par ailleurs à l’interminable évocation des participants au tournoi en l’honneur de Lady Geraldine, qui arborent des armures, emblèmes et devises tous plus conventionnels les uns que les autres, et dont l'énumération tourne à l’absurde après plus de cinq pages de description. Si l’orateur cicéronien s’excusait d’avoir "vidé ses cahiers de lieux communs" (246), il semble bien que le narrateur épuise à plaisir les codes amoureux tirés non pas du cœur mais du cerveau des poètes, comme le signale au passage la description burlesque de l’armure de Surrey: His helmet [was] round proportioned lyke a gardener’s water-pot, from which seemed to issue forth small thrids of water, like citterne strings, that not onely did moisten the lillyes and roses, but did fructifie as well the nettles and weeds, and made them overgrow theyr liege lords. Whereby he did import thus much, that the tears that issued from his braines, as those arteficiall distillations issued from the well counterfeit water-pot on his head, watered and gave lyfe as well to his mistress disdaine (resembled to nettles and weeds) as increase of glory to her care-causing beauty © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 194 Marie-Alice Belle (comprehended under the lillies and roses). The symbol thereto annexed was this, Ex lachrimis lachrimae. (271-272) L’artificialité ici soulignée ("arteficiall distillations", "counterfeit water-pot") renvoie aux conventions des romances italiennes telles que la Jérusalem Délivrée du Tasse, ou le Roland Furieux d’Arioste dont la traduction par John Harington avait paru en 1591. C’est de tels textes en effet que semblent être tirés non seulement la longue description des chevaliers prêts à s’affronter, ainsi que l’interprétation allégorique de leurs armes et blasons, mais aussi le thème de l’aliénation par l’amour qui offre le principal ressort comique du récit de Nashe17. Cependant, aussi jubilatoire que soit la reprise parodique des motifs de la littérature amoureuse, il semble que d’autres procédés de subversion soient aussi à l’œuvre. Il s’agit d’abord de la révélation des instabilités d’un langage précieux qui risque à tout moment de basculer dans le burlesque: le heaume-arrosoir et son appareil d’interprétations allégoriques renvoie tout autant aux complexités excentriques du "conceit" amoureux qu’au registre plus bas du simple jardinage. C’est une même logique du retournement par hyperbolisation qui anime le sonnet composé par le Surrey fictif de The Unfortunate Traveller lors de son passage en prison, et où chaque métaphore de la canzone en l'honneur de Lady Geraldine évoquée plus haut se voit remplacée par son image exacerbée, déformée, aux sousentendus d’un érotisme subversif: If I must die, O let me chose my death; Suck out my soul with kisses, cruel maid, In thy breast’s crystal balls enbalm my breath, Dole it all in sighs when I am laid. Thy lips on mine like cupping glasses clasp, Let our tongs meet and strive as they would sting, Crush out my wind with one strait girting grasp, Stabs on my heart keep time whilst thou doest sing, ––– 17 On remarquera par exemple la proximité entre le chevalier noir évoqué par Nashe en fin de liste (op. cit., p. 273) et celui du livre VI de l’Orlando Furioso. La description des chevaliers constitue, dans la romance italienne, une transposition d’un topos épique, l’évocation des héros qui constituent les armées prêtes à s’affronter (voir Iliade II ou Énéide VII) Aussi pourrait-on lire la parodie nashéenne non seulement comme une subversion de la source directe, mais aussi comme une inversion ironique des valeurs épiques classiques, dont Wilton incarne d’ailleurs l’exact contraire (voir par exemple ses faits d’armes dans la première partie du récit). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 195 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" Thy eyes like searing irons burn out mine, In thy fair tresses stifle me outright, Like Circes change me to a loathsome swine So I may live forever in thy sight. Into heaven’s joys can none profoundly see Except that first they meditate on thee. (262-263) Il serait possible de se livrer à une analyse systématique des transformations que subit ici chaque cliché de la littérature amoureuse; on notera par exemple comment les battements de cœur qui rythmaient la musique céleste sont retournés en coups de poignard ("stabs on my heart keep time whilst thou doest sing"), tandis que la métaphore des cheveux de flamme et celle de l’éblouissement amoureux se rejoignent en une relittéralisation violente de l’image du feu ("Thy eyes like searing irons burn out mine"). Quant à la chaste Phoébé, elle se voit remplacée par la magicienne Circé, personnage célèbre entre tous pour son érotisme et son art de la métamorphose. Une telle coexistence ironique de styles opposés n’est pas sans ambivalence, puisqu’elle déplace les limites non seulement entre les genres, mais entre les modes de discours qu’ils appellent, et les personnages qui les représentent a priori. C’est ainsi que dans la tragédie de Marlowe, Énée se voit à maintes reprises revêtu des attributs vestimentaires de Didon, dont il finit par adopter aussi la rhétorique. Cette contamination du langage se fait à travers différents effets de citation. C'est le cas par exemple lorsque Énée évoque la possible réaction de Didon à son départ: Come back, come back, I heare her crye afarre And let me linke my bodie to my lips That tied together by the striving tongues We may as one saile into Italy. (IV, 3, 27-30) 18 ––– 18 On notera l’écho entre les deux textes, en particulier l’image érotique des "striving tongues", que l’on peut lire comme métaphore subversive de la discordia concors néoplatonicienne, ou comme rappel de la relation problématique qu’entretiennent les différents langages littéraires mis en scène dans les deux œuvres ici étudiées. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 196 Marie-Alice Belle La distance critique s’efface cependant au cours de la scène, et malgré les conseils d’Achate de "bannir cette séductrice de [ses] propos" ("banish that ticing dame from forth your mouth", IV, 3, 31), c’est le discours d’Enée qui, ironiquement, finit par faire écho aux métaphores que l'on trouvait précédemment dans la bouche de Didon: "Her silver armes will coll me round about / And teares of pearle, crye stay, Aneas, stay" (IV, 3, 51-52). Des procédés semblables sont à l’œuvre dans The Unfortunate Traveller, où le brouillage des identités devient un thème à part entière de l’épisode. En arrivant en Italie, Surrey décide en effet d’échanger son habit ducal contre la livrée du page, dans un échange carnavalesque des rôles sociaux qui finit par déborder les limites prévues. Wilton continue en effet à jouer au Comte de Surrey longtemps après qu’il a quitté son service, jusqu’à ce que Surrey luimême le surprenne, et s’étonne de l’existence simultanée de deux porteurs du titre. Stylistiquement, imitation et dédoublement se chevauchent dans la pratique extensive du discours indirect libre: les procédés rhétoriques parodiés deviennent ainsi en même temps principes de création d’une prose aussi prolifique que son modèle, avec lequel elle entretient des relations analogues à celles de Jack Wilton et Surrey, tous deux imitateurs, pour reprendre les termes de Wilton-Nashe, "in love with their own curious forming fancie".19 De l’interprétation au spectacle: prolifération du signe et subversion des théories néoplatoniciennes du langage. Lorsque Jack est surpris par Surrey en pleine imitation frauduleuse de son titre et de son rang, sa défense repose sur une argumentation toute platonicienne: s’il a emprunté le nom et les armes du Comte, sa conduite à été conforme à l’idée du Comte de Surrey, et, se présentant comme son ombre fidèle, il n’a ainsi fait que refléter sa gloire et augmenter sa renommée. C’est à ce même idéal de stabilité de l’être au-delà des formes que se réfère Didon dans The Tragedy of ––– 19 À ce sujet, Crewe offre des remarques intéressantes sur le "parasitisme antagoniste" de la prose de Nashe (op.cit., p. 30). Dubois parle pour sa part de "principe d’allégeance subversive" (op. cit.,p. 11), et, parmi les images dont il se sert pour illustrer l’interaction entre le texte maniériste et son modèle, il présente la relation maître-esclave comme particulièrement emblématique des complexités d’une imitation "différentielle", ou maniériste. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 197 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" Dido lorsqu’elle accueille Énée avec ces mots: "Aeneas is Aeneas, were he clad / In weedes as bad as ever Irus ware" (II, i, 84-85). L’ambiguïté de ces théories a déjà été évoquée: c’est en effet une telle équivalence des formes qui permet leur multiplication en ces "chosesmots", qui, pour reprendre les termes de Cave20, menacent le lien entre la forme et l’idée. Cette prolifération du signe jusqu’à l’absurde est à l’œuvre dans les deux œuvres ici étudiées. Elle se traduit par exemple par une circulation constante de toutes sortes de vêtements et ornements entre les personnages de The Tragedy of Dido. Jupiter offre ainsi à Ganymède les parures que Junon portait à son mariage, tandis qu'Énée est revêtu du manteau de Sichée, l’ancien époux de Didon, et que d’autres personnages se voient promettre des habits fabuleux s’ils convainquent Énée de rester à Carthage. Les vêtements deviennent ainsi véritable monnaie d’échange des faveurs amoureuses, simples accessoires dénués de signification assurée, à l’image des promesses incertaines qui les accompagnent. Dans The Unfortunate Traveller, c’est la valeur allégorique du signe qui est mise en péril lorsque, au terme de l'énumération des emblèmes déployés par les participants au tournoi, le spectacle l’emporte finalement sur l’interprétation. Tel est aussi le cas de l’épisode autour de Cornelius Agrippa, où se trouve confirmée la séparation entre verba et res, les mots et les choses. En effet, les écrits de ce dernier (en particulier De Occulta Philosophia, 1531) s’articulent autour d’une conception magique du langage dérivée des interprétations cabalistiques, ainsi que des théories de Marsile Ficin selon lesquelles le mot est émanation de l’idée, et participe de son essence éternelle21. L’Agrippa fictif de Nashe est pour sa part présenté comme un "conjurer", qui permet l’apparition de Cicéron et la déclamation d’un de ses discours, dont on apprend cependant au passage qu’il repose sur une rhétorique tout aussi efficace que spécieuse. De même, la vision qu’Agrippa offre à Surrey se fait par l’artifice d’un globe de cristal, et ses exploits à la cour de l’Empereur ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre infortuné voyageur, Faust, dont la tragédie éponyme de Marlowe est jouée pour la première fois en cette même année 1594. Enfin, dans ––– 20 Cave, op. cit., p. 61. Voir les analyses d’André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, 1996 [1954], ou Judith Anderson, op. cit. 21 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 198 Marie-Alice Belle The Tragedy of Dido, la subversion du système de langage néoplatonicien passe par l’apparition sur la scène d’une Vénus par trop humaine, qui, loin de symboliser, comme chez Ficin,22 le lien spirituel entre l’art sublunaire et l’éternelle beauté, préside et participe au spectacle des illusions de l’amour. Une telle dislocation du langage est d’autant plus significative que Virgile est souvent représenté à la Renaissance comme un poète orphique, dont les écrits détiennent la clef des mystères de la nature. C’est ainsi en effet que le présentent les commentaires allégoriques reproduits dans les éditions latines des oeuvres virgiliennes, ainsi que les biographies plus ou moins mythiques sur lesquelles elles s’ouvrent le plus souvent23. À la tradition médiévale d’un Virgile maître en sciences occultes s’ajoute une conception de la langue latine comme langue de l’être, proche de la source adamique, par opposition aux vernaculaires jugés plus arbitraires.24 C’est sur cette hiérarchie des langues que reposent paradoxalement les projets d’"illustration" des langues vernaculaires: en effet, selon le programme défini par Dante dans son De Vulgari Eloquentia (c. 1303), ouvrage dont l’influence est immense sur les théories humanistes de développement des langues "vulgaires", la traduction et imitation des textes virgiliens est le moyen par excellence d’élever les vernaculaires au même statut que celui dont jouit la langue latine. En Angleterre, des poètes tels que Harvey, Sidney et Spenser, dans une moindre mesure, s’efforceront ainsi de transposer en anglais le système métrique latin, dans lequel ––– 22 Chastel, op. cit. pp. 134-141. Sur la tradition de Virgile "maître des secrets" et sa fécondité particulière dans l’Angleterre médiévale, voir l’article de Jacques Berlioz, "Virgile dans la littérature des exempla", in Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par L’Ecole Française de Rome, Rome, Ecole Française de Rome, 1985. Berlioz souligne d’ailleurs la coexistence des notices biographiques et commentaires allégoriques destinés à un public lettré avec une tradition plus populaire des "légendes de Virgile". Cette dernière perdure au moins jusqu'à la fin du XVIe siècle, comme en témoigne par exemple un texte publié vers 1518 (et réédité vers 1563) sous le titre suivant: Virgilius: this boke treateth of the lyfe of Virgil, and of his death, and many other marvayles that he did in his lyfe time by witchecrafte and nygromancy [sic] through the develles of Hell. Voir aussi Domenico Comparetti, Vergil in the Middle Ages, trad. E. Benecke, Londres, Allen and Urwin, 1966 [1895], I, ch. 10 et II. 24 Selon le De Vulgari Eloquentia de Dante, la langue originelle était l'hébreu, et la variété des vernaculaires résulte de la division entraînée par l'épisode de Babel. Le latin, appelé langue "grammaticale" par Dante, représente la reconstruction par défaut, à travers les règles immuables de la grammaire et de la prosodie (dont les vernaculaires sont alors dépourvus) d'une certaine stabilité et universalité linguistiques. (De Vulgari Eloquentia, IX, 11) L 23 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 199 "Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme" John Dee va jusqu'à percevoir une résonance de l’harmonie des sphères25. Par contraste, la traduction "différentielle" de Marlowe et les subversions parodiques de Nashe apparaissent comme le lieu d’un déploiement des ressources plus ou moins erratiques du langage, que ce soit par la révélation ironique de ses ambiguïtés ou par des ajouts et digressions motivés non pas tant par une idée à exprimer que par une forme à exploiter. Le thème du vêtement, omniprésent comme métaphore du langage dans The Unfortunate.Traveller et comme accessoire ou ornement rhétorique de The Tragedy of Dido, représente alors le renversement des fondements linguistiques et culturels de la translatio, et l’établissement d’une esthétique de l’artifice, d’un art de l’art qui semble dénier tout ancrage ontologique du langage. Le voyage de Jack Wilton est après tout un itinéraire littéraire à travers différents styles et les lieux communs qui les caractérisent, et le mythe de la translatio d’Est en Ouest se voit ramené à un simple motif littéraire, prétexte au déploiement des styles contrastés de la tragédie marlovienne. À Harvey qui tonnait contre les "modernistes" manquant d’art par refus d’imiter les anciens, Nashe et Marlowe semblent donc répondre par une surenchère d’artifice, et par la subversion de la modernité humaniste et des procédés d’imitation sur laquelle elle repose. Conclusion Le processus de travestissement des sources et d’imitation "différentielle" qui anime les deux œuvres ici étudiées s’apparente donc bien à un maniérisme défini par Claude-Gilbert Dubois comme "dynamique créatrice de formes"26. On y retrouve en effet "l’indécision entre le sujet et l’objet", le "jeu subversif" et l’"éclatement par hyperbolisation de catégories de classification"27 qui, selon lui, caractérisent ce mode d’écriture. Cependant, le désir d’une "unité indifférenciée du langage" qu’il présente comme une des ––– 25 Sur le "quantitative movement" en Angleterre, voir Derek Attridge, Well Weighed Syllables. Elizabethan Verse in Classical Meter, Cambridge, Cambridge University Press, 1974. 26 Dubois, op.cit, p. 9. 27 Dubois, op. cit., p. 10, passim. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 200 Marie-Alice Belle "revendications fondamentales"28 du maniérisme ne peut se comprendre, au terme de cette analyse, dans les termes d’une continuité ficinienne entre le mot et de l’idée; s’il y a unification, elle se fait par un déplacement du langage tout entier dans le domaine de l’artifice. On peut alors parler du maniérisme comme un art de crise de l’humanisme, dont les procédés créateurs exploitent la faille dans les fondements de la rhétorique humaniste et des différentes facettes de la translatio. S’agit-il alors simplement d’un "syndrome de la deuxième génération"29 applicable à d’autres périodes historiques? Il convient ici de rappeler l’importance des pratiques humanistes de traduction, imitation, collection de citations, création de dictionnaires, livres d’emblèmes et de lieux communs, dans le développement du phénomène de la "chose-mot". Sans doute faut-il enfin souligner l’impression diffuse de retard par rapport au continent qui marque la Renaissance anglaise, et le fait que la pratique de la traduction s’y fait rarement par un pur retour aux sources classiques. Tel Surrey dont le "blank verse" doit beaucoup aux hendécasyllabes non rimés, ou versi sciolti, des traductions italiennes de l’Énéide, les traducteurs ont le plus souvent recours aux versions italiennes ou françaises déjà existantes. Il n’est pas anodin non plus que le pétrarquisme anglais soit moins dérivé des œuvres de Pétrarque lui-même que de celles de ses disciples, en une imitation d’imitation assurément propice aux artifices subversifs d’une poétique de la seconde main. ––– 28 Ibid. Voir Dubois, op. cit, II, ch.1: "Y a-t-il une historicité du maniérisme?", pp. 161191. 29 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l’Histoire dans Richard III de Shakespeare et Marie Stuard de Regnault. Anne TEULADE Université de Nantes Ce travail souhaite proposer une réflexion sur les critères du baroque dans le domaine théâtral, un essai de clarification à l’épreuve d’un corpus singulier, celui du drame historique. Sans reprendre la question de manière exhaustive, nous pointerons d’abord quelques ambiguïtés qui jalonnent la pensée du théâtre baroque. En effet, on peut entendre cette dénomination en des sens assez variés, mais qui sont tous exogènes, a posteriori, et sujets à caution en raison même de cet effet de reconstruction rétrospectif. La notion de théâtre baroque peut renvoyer à la spécificité d’un jeu scénique, reposant sur des effets sensoriels, visuels1 ou musicaux, exacerbés: c’est le cas pour les formes mixtes intégrant ballets, musique, jeux de machines dans le champ français dans la deuxième partie du XVIIe siècle, pour le mask dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne ou pour les pièces religieuses espagnoles dont on a l’habitude de comparer la scénographie à celle des retables baroques2. C’est sans doute le sens qui fait le moins problème, puisque cette théâtralité baroque renvoie à une plasticité architecturale ou picturale dans laquelle s’est nichée originellement la notion de baroque. En même temps, réduire la théâtralité baroque à une scénographie apparaît pour le moins restrictif. ––– 1 Cet aspect est étudié tout au long de l’ouvrage de Françoise Siguret, L’œil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1993 (nouvelle édition revue et augmentée). 2 Alfonso Rodríguez de Ceballos, "El influjo de las técnicas escénicas en el retable barroco", dans En torno al teatro del Siglo de Oro, éd. Agustín de la Granja, Heraclio Castellón et Antonio Serrano, Disputación de Almería, Instituto de Estudios Almerienses, 1992, pp. 137-151. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 202 Anne Teulade La notion de théâtre baroque peut renvoyer également à une métaphysique, ou une ontologie, c’est-à-dire à une qualité singulière du monde représenté sur la scène. Reflétant la crise de l’épistémè en Europe à la fin du XVIe siècle3, ce théâtre attesterait la fragilité et l’inconstance du monde, se traduisant par des structures théâtrales spécifiques: motifs du masque, du déguisement4, spéculaires mises en abyme du jeu dans le théâtre ludique, obsession macabre et dévoilement de la divine comédie dans le théâtre sérieux5. L’intérêt de cette approche est de restituer une vision globale de ce théâtre, qui lie l’inscription dans un moment historique singulier, l’objet de la mimesis théâtrale et la forme adoptée, sans préjuger bien sûr des variantes propres à chaque aire esthétique. Enfin, l’on peut entendre la notion de théâtre baroque en contrepoint d’une esthétique classique, existante ou virtuelle. Le jeu d’opposition ne fait guère problème dans le champ français, où le théâtre classique existe, et se trouve défini en théorie, même si le découpage périodique entre ère baroque et ère classique ne laisse pas de poser problème et permet des jeux de glissement relançant sans cesse l’interrogation. Dans le champ espagnol, le théâtre que nous qualifions de baroque se distingue rétrospectivement autour d’un double jeu d’opposition: à l’égard des règles aristotéliciennes, refusées par Lope de Vega dans son Arte nuevo au profit d’une comedia qualifiée de monstre6, et à l’égard du théâtre néo-classique d’inspiration française théorisé par Luzán7 et pratiqué par Moratín par exemple au XVIIIe siècle, qui entendent évacuer l’héritage du Siècle d’Or au profit d’un modèle français. L’opposition entre théâtre baroque et classique n’est donc que virtuelle dans ce cas, et l’on voit davantage s’articuler une antinomie entre théâtre baroque et ––– 3 Sur ce point, voir Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, Première partie: "Baroque et crise de conscience européenne", pp. 19-62. Voir également les actes du colloque Tourments, doutes et ruptures dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, éd. J.-Cl. Arnould, P. Demarolle et M. Roig Miranda, Paris, Champion, 1995. 4 Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. 5 Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1981. 6 Lope de Vega Carpio, Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo, éd. Juana de José de Prades, Madrid, CSIC, 1971 [1609] 7 Ignacio de Luzán, La Poética, o Reglas de la poesía en general, y de sus principales especies, Zaragoza, Francisco Revilla, 1737. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 203 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" revendication d’une certaine forme de régularité. Enfin, s’agissant de l’Angleterre, l’on peut se reporter au dialogue que met en scène Dryden dans son essai Essay of dramatick Poesie, dans lequel il fait émerger le contraste entre "the barenness of the French Plots"8 et "the variety and copiousness of the English"9, voire entre "a regular French play"10 et "an irregular English one, like those of Fletcher or of Shakespeare"11. Là encore, c’est par rapport à un modèle extérieur et importé, synonyme de régularité et d’épure que se comprend en creux et cette fois de manière exclusivement rétrospective, le profil du théâtre que nous qualifions de baroque. L’on peut donc seulement dire que ce théâtre se positionne à l’écart d’une posture théoricienne et systématique ainsi que des règles aristotéliciennes ou de leur réinterprétation contemporaine. Cette distinction préalable ne prétend en rien gommer les liens souterrains qui unissent les sens scénographique, métaphysique et poétique du baroque: il est évident qu’une forme irrégulière sera plus à même de refléter un monde en proie au chaos, qu’une scénographie luxuriante va de pair avec l’ostentation propre à un univers d’apparences vides, etc. Mais il semble nécessaire d’instaurer ces nuances afin de poser les présupposés sur lesquels on se fonde lorsque l’on invoque la notion de baroque, et en particulier de savoir si l’on s’en tient à une conception purement scénographique, c’est-à-dire plastique, ou si l’on tente de déceler comment s’imbriquent les différentes facettes de cette esthétique dite baroque. Par ailleurs, l’on peut saisir à la croisée de cette triple orientation une inflexion commune, impliquée dans la notion de mouvement: mouvement protéiforme de la représentation scénique, mouvement d’instabilité qui traverse le monde représenté, et mouvement de la composition dramaturgique, contre un système d’écriture corseté par une théorie normative d’une part, contre une représentation unitaire, rectiligne et continue de l’action d’autre part, les deux allant peut-être de pair. Or si la notion de mouvement est au cœur de l’esthétique baroque, il semble particulièrement intéressant de se pencher sur ces pièces qui mettent en scène l’Histoire récente. Là se trouve déployé un ––– 8 John Dryden, The Works of John Dryden, vol. XVII, éd. Samuel Holt Monk et A. E. Wallace Maurer, University California Press, 1971 [1668], p. 46. 9 Ibid., p. 46. 10 Ibid., p. 53. 11 Ibid., p. 53. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 204 Anne Teulade mouvement d’une vaste amplitude, celui d’une durée en train de s’élaborer pour déboucher sur la temporalité présente, qui entretient des liens subtils avec le tragique sans se superposer forcément avec la forme de la tragédie. Nous nous demanderons donc en quoi la représentation du mouvement de l’Histoire relève d’une esthétique baroque, dans un corpus restreint de deux pièces, Richard III de Shakespeare12 et Marie Stuard de Regnault13, pour saisir si cette écriture du mouvement s’effectue de manière distincte dans le champ anglais et dans le champ français. L’enjeu implicite de cette confrontation sera également de s’interroger sur les formes du mouvement baroque dès lors que l’on se trouve dans des genres théâtraux sérieux, et non dans des pièces mixtes alliant jeux de masques et jeux spéculaires de mise en abyme dans la perspective légère et sautillante d’un théâtre où Tout est bien qui finit bien. Mouvements et plis de la temporalité La question première est donc: comment le mouvement de l’Histoire est-il représenté dans Richard III et Marie Stuard? Les deux pièces se réfèrent à des événements écoulés dans une durée vaste, dixhuit ans pour Marie Stuard, depuis le projet de mariage de Marie et de Norfolk en 1569 jusqu’à l’exécution de Marie en 1587, et quatorze ans pour Richard III, depuis l’enterrement d’Henri VI en 1471 jusqu’à la bataille de Bosworth durant laquelle meurt Richard, en 1485. Dans les deux pièces, la temporalité est resserrée en quelques jours grâce à des ellipses, le plus souvent insérées entre les actes, mais l’effet produit n’est pas le même: la pièce anglaise propose une concrétion d’actions innombrables, de l’assassinat de son frère Clarence à celui de ses neveux, en passant par le mariage avec Lady Anne, la mort d’Edouard IV, le meurtre de Lord Hastings, et la bataille de Bosworth, assez longuement évoquée dans l’acte V par la mise en scène des camps respectifs de Richard et Richmond. La pièce française ne montre pas autant d’événements. On voit seulement14 les acheminements vers la mort du Duc de Nolfoc amant de Marie, la mort du demi-frère de Marie, le traître comte de Mourray sous l’effet d’une révolte populaire ––– 12 La première édition date de 1597, la pièce aurait été composée entre 1592 et 1594. La première édition date de 1639 (l’achevé d’imprimer est de décembre 1638) et la première représentation a sans doute eu lieu en 1637. 14 Un tel enchaînement de faits est cependant considérable au regard du modèle tragique qui s’élabore parallèlement en France. 13 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 205 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" et enfin la mort de Marie, suivie de la folie d’Elizabeth. La différence essentielle réside plutôt dans les modalités de l’action: si l’on assiste dans tous les cas à des renversements de fortune, ceux-ci sont prévus dès le départ par Marie dans la pièce française, et préparés par la lenteur de la mise en place de l’intrigue, tandis qu’ils surgissent toujours de manière surprenante et brutale dans la pièce anglaise. Le temps semble étiré chez Regnault, alors qu’il est comprimé chez Shakespeare. Dans Richard III, l’action est saturée de mouvements convulsifs alors que dans Marie Stuard, la lente chute des personnages se profile de manière extrêmement progressive. L’autre différence réside dans la signification des mouvements ainsi déployés: l’on a dans la pièce de Regnault un mouvement continu qui s’approfondit. La chute des justes entraîne un chaos au plus haut degré du royaume, qui se traduit conjointement par la mort du traître et la folie de la reine, tout cela se produisant selon un rapport de consécution logique. Dans Richard III, le mouvement esquissé est bien plus paradoxal. De fait, l’irrésistible ascension de Richard ne dure qu’un temps: les renversements de fortune de ceux qui l’entourent s’accumulent jusqu’à la fin de la pièce, sans discontinuer, mais dans le même temps se tisse un mouvement de renversement pour Richard, qui accède progressivement aux plus hautes fonctions pendant trois actes, pour chuter tout aussi progressivement dans les deux derniers. De manière sous-jacente, la perte des justes est travaillée par un mouvement d’ensemble inverse, la chute du tyran. Le mouvement de la pièce peut donc se lire à double sens: le mouvement vers le chaos constitue un retour à la paix. Ainsi, non seulement la pièce de Shakespeare est-elle agitée de soubresauts permanents qui constituent autant d’accidents de l’Histoire, mais à travers ces violents mouvements se dessine une surprenante négation de ce progrès vers le chaos. Pour autant, la représentation de l’Histoire dans les deux pièces ne s’en tient pas à cette opposition entre esthétique de la ligne et de la boucle, entre progrès linéaire (s’agissant de la pièce française) et contradiction du mouvement par le mouvement (pour la pièce anglaise). Cette opposition est réelle, et elle témoigne d’une vraie différence esthétique entre la simplicité linéaire et le trompe-l’œil, ce dernier renvoyant clairement à un univers baroque puisqu’en anamorphose des événements négatifs se dresse un mouvement positif de l’histoire. Mais si l’on s’intéresse à présent à l’Histoire racontée, © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 206 Anne Teulade commentée, interprétée par les personnages, le temps s’épaissit, parce qu’il se double d’un discours second, qui tend à insérer l’événement historique dans un mouvement de plus vaste ampleur. L’action n’est alors plus que l’ombre, l’indice ou la préfiguration d’une temporalité qui déborde le cadre des événements représentés, voire de la pièce. Cet effet est d’abord véhiculé par les prophéties qui anticipent en permanence la suite de la pièce. Dans Marie Stuard, celles-ci sont formulées par Marie elle-même, dès la première scène lorsqu’elle s’adresse à Nolfoc: "Et je vois un funeste & prochain accident / Qui vos jours & les miens plonge en leur occident"15. Nolfoc éprouve luimême un pressentiment à l’approche d’Elizabeth: "Un secret mouvement me donne de l’effroy"16. Et il lit rétrospectivement les paroles de Marie comme des oracles, lorsqu’il est condamné par Elizabeth, à la fin du deuxième acte: "Presages trop certains! & trop mal reconnus! / Oracles de mon sort! que ne vous ay-je crus?"17. Le même processus se met en marche lorsque Nolfoc à son tour prédit au traître Mourray sa perte: Inique jugement! qui vous sera funeste Si Dieu preside encor sur le trosne celeste. Ecoutez cependant quel sera votre sort! Ma perte vous perdra, vous mourrez par ma mort; Cent testes renaistront d’une teste couppée La vostre tombera la mienne estant frappée: Et le glaive du Ciel, juste effroy des meschans Fera passer vos jours par les mesmes tranchans. Voilâ vostre destin que j’ose vous predire.18. Mourray à son tour ressentira le fatal pressentiment avant de mourir sous les coups de la foule: "De la terre & du Ciel j’attire le courrous / […] Mon cœur espouvanté par un sinistre augure / Me prédit par sa mort ma ruine future"19. Nolfoc reçoit également le présage de la ruine d’Elizabeth dès la troisième scène du deuxième acte: "Bientost ––– 15 Charles Regnault, Marie Stuard, reyne d’Ecosse, tragédie, Paris, Toussainct Quinet, 1641, Etudes Episteme, Numéro spécial, 8, 2005, éd. Anne Teulade, p. 61. 16 Ibid., p. 68. 17 Ibid., p. 83. 18 Ibid., p. 88. Cette prédiction est relayée par le juste vicomte de Herrin dans la même scène: "Cette execution est un peu tyrannique, / Et je prevoy de là quelque accident tragique: / Et ce coup qu’â vos mains malgré moy je permets, / Dessus nos successeurs doit saigner à jamais" (Ibid., p. 90). 19 Ibid., p. 93. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 207 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" Elizabeth sera sans Diademe / Le sort qui l’eleva la fera trebucher"20. Cette ruine commence avec la folie d’Elizabeth à la fin de la pièce, et sera amené à se réaliser lorsque le fils de Marie prendra le pouvoir après la mort d’Elizabeth. On retrouve donc toujours la même structure: présage, pressentiment et réalisation effective ou suggérée. Dans tous les cas, oracles et pressentiments sont perçus comme l’expression d’un avertissement divin, d’une lecture possible des événements à un niveau supérieur, qui dépasse l’instant dans une durée dotée d’une logique amenée à s’actualiser sans que l’on perçoive encore ses enjeux21. À partir du moment où les condamnations injustes sont formulées, la ruine des méchants est perçue comme une forme de vengeance divine: on note cependant que cette ruine est effective pour Mourray, mais simplement virtuelle s’agissant d’Elizabeth. Ainsi, bien que la pièce soit lente et relativement statique dans son ensemble, on repère un tremblement permanent des événements vers un avenir tout prêt d’éclore, chaque personnage étant amené à se projeter et à projeter l’action dans un déroulement dont il perçoit les signes sans en mesurer nécessairement l’ampleur et la portée. Ce déportement de l’action présente vers un futur en cours d’élaboration fait naître le mouvement, au cœur même d’une action bloquée dans une structure d’opposition entre tyran et martyrs. Par ce décalage introduit entre l’action présente et sa projection dans un avenir proche, Regnault déjoue le danger d’une esthétique purement statique: il montre le déséquilibre, le vacillement en cours, et il laisse à imaginer, sans vraiment le montrer, un monde possible traversé par le chaos, qui aura à être récupéré par une perspective providentielle. L’importance de la prophétie dans Richard III est évidente. La vision de l’avenir est formulée par la vieille reine Margaret dans le premier acte, qui invoque la providence divine – "O God that seest it, do no suffer it; / And it was won with blood, lost be it so"22 – et prédit la ruine de tous: Edouard, fils d’Elisabeth, Rivers, Gray et Dorset, Buckingham, Lord Hastings, et enfin Richard. Elle finit par maudire ceux qui croient Richard: ––– 20 Ibid., p. 76. Ainsi, même Elisabeth interprète la mort de Mourray comme une injonction divine de ne pas tuer Marie: "Sa mort assurement produisant ma ruine / Armeroit contre moi la vengeance divine, / Et je reçoy du Ciel par ce dernier trépas / Un advertissement de ne la perdre pas" (Ibid., p. 99). 22 William Shakespeare, Histoires, t. 2, éd. M. Grivelet et G. Monsarrat, Robert Laffont, Collection Bouquins, p. 638. 21 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 208 Anne Teulade O but remember this another day, When he shall split thy very heart with sorrow, And say "Poor Margaret was a prophetess" Live each of you the subjects of his hate, And he to yours, and all of you to God’s23. Chacun, lorsqu’il sera trahi par Richard, relira effectivement ces malédictions inaugurales comme des prophéties : dans le troisième acte, lorsque à Pomfret, Rivers et Gray sont menés à la mort, ce dernier reconnaît "Now Margaret’s curse is fall’n upon our heads" 24, plus loin Hastings s’exclame de même "O Margaret, Margaret! Now thy heavy curse / Is lighted on poor Hasting’s wretched head"25, et Buckingham au début du cinquième acte: "Thus Margaret’s curse falls heavy on my neck"26. La prophétie s’inscrit dans une perspective plus nettement providentielle encore lorsque les spectres viennent annoncer à Richmond la victoire et à Richard la défaite, avant la bataille finale. La différence avec la pièce de Regnault tient dans les modalités de la réalisation des oracles. Chez Shakespeare, elle s’inscrit dans la structure en forme de renversement de la pièce, ce qui comporte un double effet: la prophétie n’est pas disséminée tout au long de la pièce pour ouvrir en permanence sur un avenir en voie d’actualisation, elle est posée au début pour se voir réalisée progressivement tout au long de la pièce. Son intérêt n’est donc pas tant de créer un effet de vacillement que de montrer la stricte application d’une justice divine, d’un ordre providentiel en marche, et donc de mettre au jour le double plan sur lequel se situent les événements historiques. Ce qui n’est que suggéré comme un possible dans la pièce française est démontré point par point dans la pièce anglaise. À travers ces prophéties, le mouvement de l’histoire est donc abordé sur un mode réellement distinct dans les deux pièces. Chez Regnault, nous sommes dans une structure de tragédie de conspiration, doublée d’une tragédie de martyre pathétique (en 1638, lorsque la pièce est représentée, ce genre est en vogue)27. À partir de cette base qui ne constitue pas vraiment un socle efficace ––– 23 Ibid., p. 640. Ibid., p. 690. 25 Ibid., p. 696. 26 Ibid., p. 752. 27 Sur ce point voir l’ "Introduction" à Marie Stuard, éd. cit., pp. 22-30. 24 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 209 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" pour la représentation du mouvement de l’histoire, Regnault parvient à un effet de brouillage, à l’ouverture vers un dépassement des intrigues de palais grâce à la création verbale d’une autre vision des choses. Se superposant à un enchaînement d’injustices qui s’insèrent dans le cadre limité d’un complot pour le pouvoir (Mourray et Kemt fabriquent de fausses lettres de trahison signée de Marie et de Nolfoc), émerge une interprétation possible de ces événements, du point de vue de l’ordre providentiel. Mais cette vision n’est donnée que comme une piste, une ouverture, une amplification possible d’un cours limité d’événements. C’est ainsi que l’on peut lire le dénouement pour le moins ambigu de la pièce: Elisabeth sombre dans la folie, et on ne peut dire si c’est une impulsion vers le chaos ou vers la restauration de l’ordre. Le mouvement de l’histoire est encore en germe, indécidable dans cette fin et l’on ne peut y voir que des potentialités pour l’Histoire. L’intrigue de palais, qui constitue le carcan de la pièce, est achevée, mais le drame historique est en suspens. L’on assiste donc à un travestissement du genre tragique, déformé pour les besoins d’un sujet singulier, grâce à la prophétie qui ouvre vers une temporalité à venir, une action en devenir. Le processus est différent dans la pièce de Shakespeare : la temporalité de la prophétie est intégrée au déroulement de l’action, elle n’est pas suggérée comme un ailleurs mais récupérée par l’intrigue. La prophétie ne sert pas ici la déconstruction d’un genre tragique clos sur lui-même, mais elle informe une intrigue à épisodes en deux temps, ascension et chute du tyran, la chute étant montrée. Le mouvement de l’Histoire n’est donc pas seulement esquissé par le verbe monologué, il est montré par l’action menée à son terme: le retour à l’ordre par la réconciliation des Plantagenêt, York et Lancaster. L’Histoire comme temporalité cyclique Par-delà cette importance de la prophétie dans les deux pièces, l’on perçoit un autre processus qui vise encore l’extension de la temporalité. Les épisodes représentés sur la scène sont sans cesse reliés par les personnages à une Histoire conçue comme un ensemble plus vaste, dans lequel l’action vient s’inscrire en tant que symptôme signifiant. La pièce est envisagée comme une partie renvoyant à un tout absent, un cycle qu’elle ne fait qu’esquisser mais qui lui donne du sens. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 210 Anne Teulade Dans le cas de la pièce française, ceci est perceptible dès la première scène, lorsque Marie effectue le récit de ses malheurs passés, dont la pièce ne semble constituer que le prolongement. Elle rappelle son exil dû à "l’horrible feu des flambeaux de la guerre"28, son retour en sa terre "Toute sanglante encor d’une intestine guerre"29, "les Querelles Civilles"30 qui la menèrent dans le château où elle est emprisonnée au début de la pièce: tout son destin est évoqué à la lumière du chaos qui traverse le pays, et qui se double dans son discours d’une guerre cosmique, touchant tous les éléments de l’univers. Du point de vue d’Elizabeth, de même, le conflit présent s’inscrit dans une temporalité longue: La Maison de Henry, la race d’Edouard, S’opposent des longs temps à celle de Stuard, C’est l’ancienne erreur d’une immortelle hayne, Qui nous tourne en nature avec si peu de peyne […] Tellement que de là proviennent en partie Cette dissension & cette antipatie.31 Le conflit présent reflète une lutte civile qui jalonne l’histoire du pays et se répète de génération en génération, comme le souligne également Marie lorsqu’elle affirme "Cette cruelle fille est digne de son père / Et des maux qu’il a faits d’où provient ma misere, /Elle suit ses chemins comme il les a tracez"32. Cette représentation d’une histoire qui se répète se retrouve à la fin du quatrième acte, dans un long monologue de Marie s’adressant au portrait de son fils, où elle souligne que ce dernier se retrouve dans la même situation qu’elle recevant des conseils de sa mère: Helas! mon cher enfant je crains bien que ta vie Ne soit d’un mauvais sort sans cesse poursuivie, C’est la mesme parole et le mesme discours De la Reyne ma mère, ornement de nos jours.33 L’épisode représenté s’inscrit donc dans un immuable processus de répétition, qui le précède, l’englobe et le prolonge, puisque l’ambassadeur d’Ecosse ayant appris la mort de Marie menace ainsi ––– 28 Regnault, op. cit., p. 57. Ibid., p. 58. 30 Ibid., p. 58. 31 Ibid., pp. 69-70. 32 Ibid., p. 105. 33 Ibid., p. 107. 29 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 211 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" Elizabeth: "Mais sçachez que ce sang rejaillira sur vous. / Les François se joindront au bandes Escossoises, / Pour combattre l’effort de vos trouppes Angloises"34. Le conflit entre les deux cousines n’est ainsi qu’un moment dans une guerre fratricide le dépassant, dont l’ombre pèse sur la pièce, et par rapport à laquelle il fait sens. Cette articulation entre temporalité courte et temporalité longue est donc de l’ordre du reflet ou du symptôme. À cet égard, on peut comprendre la structure de la pièce de Regnault, à laquelle on pourrait reprocher d’être répétitive puisqu’elle montre selon un développement similaire la mort de Nolfolc et celle de Marie. En fait, loin d’être une simple faiblesse de construction, cette répétition est une mise en abyme du mouvement de l’Histoire qui procède précisément de la reproduction du même. Notons par ailleurs qu’entre ces deux morts est insérée celle de Mourray, qui est du côté d’Elizabeth: l’enchaînement des trois morts peut être lu comme une reproduction en miniature de l’affrontement de deux camps, avec des pertes de chaque côté. La pièce apparaît comme la mise en abyme symptomatique d’un mouvement de l’Histoire où prédominent le chaos et la mort, à cause d’un exercice injuste du pouvoir. Chez Shakespeare, on décèle un même ancrage des faits représentés dans une Histoire qui les dépasse, dès le début de la pièce qui s’ouvre sur la mort passée d’Henri VI. Son corps présent sur la scène renvoie à une histoire en cours. Le raccord est fait avec un crime tout juste passé, déjà dû à l’action de Richard. Les crimes contrenature de Richard se tissent donc dans une temporalité qui déborde celle de la pièce. Cette perception de l’action présente comme s’inscrivant dans un désordre qui la dépasse est relayée par les paroles de la duchesse d’York, qui relie dans le deuxième acte cette victoire monstrueuse de la tyrannie sur l’innocence aux luttes fratricides qui traversent la famille royale: Accursèd and unquiet wrangling days, How many of you have mine eyes beheld? My husband lost his life to get the crown, And often up and down my sons were tossed, For me to joy and weep their gain and loss. And being seated, and domestic broils Clean overblown, themselves the conquerors Make war upon themselves, brother to brother, ––– 34 Ibid., p. 112. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 212 Anne Teulade Blood to blood, self against self […]35. Cette modalité répétitive de l’histoire est encore perçue lorsque Rivers mené à la mort rappelle que sa prison est celle où Richard II fut assassiné: "Within the guilty closure or thy walls, / Richard the Second here was hacked to death"36. Le même processus est décrit lorsque, dans le quatrième acte, Margaret dit à Elisabeth qu’elle est l’ombre de sa propre fortune "The presentation of but what I was, / The flattering index of a direful pageant"37: tout n’est donc que préfiguration, imitation, et réécriture. Mais la différence avec la pièce de Regnault est la clôture de ce mouvement cyclique: dans la répétition va se jouer une résolution des conflits, les spectres d’Henry VI, du jeune prince Edouard, du duc de Clarence, descendants des deux branches d’York et de Lancastre, s’unissant derrière le juste Richmond pour assurer le retour à la paix, et à la réconciliation finale. L’élimination de la figure monstrueuse de Richard, polarisant le chaos qui a traversé la famille royale, va permettre un retour à l’ordre. Nous pouvons noter que les deux pièces insèrent le tragique dans l’Histoire, mais sur un mode différent: chez Shakespeare, le sens de l’histoire est finalement providentiel, mais le tragique est du côté du personnage de Richard, dont la tentative est écrasée par la justice divine. Chez Regnault, l’on décèle du tragique sur les deux plans: un tragique pathétique dans la mort des amants innocents, tout à fait conforme au nouveau modèle tragique, et un tragique plus médiéval, celui du mouvement du monde vers le chaos, qui n’est que partiellement contrebalancé par une providence seulement esquissée. Dans Richard III, avec l’élimination du tyran, le dénouement de la pièce de Shakespeare est une vraie fin, mais une fin qui ne peut se comprendre que par rapport à une histoire débordant le cadre de la pièce, dans laquelle se joue le prolongement de dissensions lointaines. Le discours de clôture de Richmond devenu Henry VII insiste sur cette inscription du sens du dénouement dans la longue durée: "England hath long been mad, and scarred herself; / […] / O now let Richmond and Elizabeth, / The true succeeders of each royal house, / By God’s fair ordinance conjoin together"38. ––– 35 Shakespeare, op. cit., p. 674. Ibid., p. 690. 37 Ibid., p. 732. 38 Ibid., p. 776. 36 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 213 " Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire" Fresque et tableau: déborder le cadre Ainsi donc le mouvement de l’action est-il relié à une Histoire longue, sur le mode de la mise en abyme chez Regnault, sur le mode du ravaudage ou du tissage chez Shakespeare. Dans Richard III en effet, la pièce propose elle-même une fresque, qui demande à être reliée à une vision plus large de l’histoire, à être réinscrite dans une continuité à laquelle elle apporte un point d’orgue. Elle constitue un élément d’un tout qu’elle prolonge, dont elle fait partie en tant que morceau. Et on ne peut bien sûr par oublier que cette pièce constitue la quatrième de la première tétralogie shakespearienne, après les trois Henri VI. Ce drame historique relève donc bien de l’art de la fresque, par sa composition interne comme par son insertion dans un ensemble plus vaste. Pour la pièce de Regnault, c’est différent: dans les replis d’un conflit simple se donne à voir, de manière concentrée et virtuelle une temporalité longue, invoquée en permanence, mais qui ne sera jamais déployée pour elle-même. À ce titre, l’on se trouve davantage dans une esthétique du tableau, à travers cette miniaturisation d’un épisode symptomatique et exemplaire. Cette notion d’image qui fait sens pour l’Histoire est invoquée à plusieurs reprises par les personnages. Ainsi, Nolfoc dit à Elizabeth qui s’apprête à commettre une injustice contre lui: "Les Rois qu’un monde entier de subjects idolatre, / Sont regardés du thrône ainsi que d’un Theatre"39. Et Elizabeth qui a pris conscience de son erreur après la mort de Marie demande au messager Melvin: "Et toy qui fus present à sa fin deplorable, / Fay nous de ce spectacle un tableau memorable"40. L’épisode historique est donc présenté comme un tableau symptomatique pour les générations futures, ici un tableau de la vertu et de l’innocence confrontée à la tyrannie, qui doit acquérir une valeur exemplaire. L’événement représenté est donc encore serti dans une perspective historique, mais à titre de tableau concentrant et superposant les enjeux d’une période troublée, dépliables mais repliés dans le cadre contraignant d’un conflit tragique. On voit comment les deux pièces proposent un modèle esthétique différent: comme l’a montré Gisèle Venet, Richard III en tant que drame historique préfigure la tragédie baroque de l’homme ––– 39 40 Regnault, op. cit., p. 71. Ibid., p. 114. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 214 Anne Teulade confronté au déterminisme de la Providence41, Marie Stuard s’inscrit au contraire dans une forme tragique pour la déformer, l’ouvrir et y inscrire une certaine vision de l’histoire. L’adoption par le théâtre d’une Histoire récente, qui se prolonge dans les deux cas par une vision du monde en marche (l’avènement des Tudor défendu par Shakespeare, la critique d’un royaume anglais qui a sacrifié une reine écossaise et française pour Regnault) constitue une tentative pour englober dans l’œuvre théâtrale une temporalité en devenir, sur fond de crise des représentations. Nous voyons comment se trouvent étroitement imbriquées dans ces expérimentations la saisie d’une instabilité du monde et l’invention de formes ouvertes, mixtes et irrégulières. Ces œuvres rejoignent la définition par Deleuze du baroque: selon lui, dans cette esthétique, "la matière a […] tendance à sortir du cadre, comme souvent dans le trompe-l’œil, et à s’étirer horizontalement"42. Ce mouvement peut s’effectuer selon deux modes. On pourrait rapprocher la pièce de Regnault de la monade leibnizienne, "unité en tant qu’elle enveloppe une multiplicité […] à la façon d’une série"43, celle de Shakespeare de ces "images de base […] qui tendent à briser tout cadre, à former une fresque continue pour entrer dans des cycles élargis"44: dans les plis de l’action représentée s’enveloppe une matière historique qui déforme, déborde et génère l’élaboration d’œuvres hybrides. ––– 41 Gisèle Venet, Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002 [1985], pp. 130-131: "Le temps individuel de Richard peut […] apparaître comme nécessairement inscrit dans le temps à la fois providentiel et circonscrit d’une vérité historique, celle d’une "tétralogie" ; pourtant, par l’autonomie dans le mal qui accompagne une volonté affirmée de transgression, la tragédie de Richard paraît se séparer des pièces antérieures et annoncer au contraire une perception plus individualisée, plus tragique de la liberté face au déterminisme de la providence, et donc une nouvelle conscience du temps". 42 Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 166. 43 Ibid., p. 33. 44 Ibid., p. 171. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). "I stand on change and shall dissolve in changing": une représentation baroque de l’héroïsme Christine SUKIC Université de Bourgogne Le poète anglais George Chapman, qui vécut à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, est surtout connu pour sa traduction de l’Iliade et de l’Odyssée, qu’il considérait comme son œuvre majeure. Il écrivit également des poèmes, quelques comédies et cinq tragédies, dont quatre à sujet français. Si George Chapman est essentiel dans la définition d’un héros baroque anglais, c’est tout d’abord parce qu’il écrit à une époque charnière de la littérature anglaise : comme ses contemporains, il trouve ses lieux communs dans la tradition humaniste et les revisite sans cesse tout en étant conscient qu’il ne peut plus se situer dans le mode de l’imitation simple. Son esthétique doit donc se trouver dans ce décalage entre la nécessité de faire appel à un répertoire commun et la prise en compte d’une crise épistémologique qui modifie le rapport à la culture classique et oblige à jeter sur elle un regard oblique. Cette position du poète dans une modernité baroque n’a pas toujours été bien comprise par ses rares critiques, qui lui attribuent généralement un statut littéraire particulier. Chapman est un auteur important mais peu lu, car il est considéré comme "difficile", ce qui supposerait que les autres sont "faciles", si tant est que ce mot soit porteur de sens en matière littéraire. Le théâtre de Chapman est notamment peu lu, et jamais joué, car il ne correspond pas à l’idée que l’on se fait du théâtre de cette époque, à savoir la fin du XVIe siècle jusqu’à la fin du règne de Jacques Ier en 1625. Il s’agit en effet d'un théâtre du verbe plus que du mouvement. Certains critiques voient d’ailleurs la pièce The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron (1608) comme un poème plus que comme une œuvre dramatique. Chapman est pourtant bien un auteur de théâtre, mais il n’écrit pas pour le même public que © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 216 Christine Sukic celui de Shakespeare. Le diptyque de Byron fut écrit pour la troupe des enfants du Blackfriars, théâtre connu pour ses satires politiques et son public de gentilshommes. John Marston et Ben Jonson écrivaient aussi pour ce théâtre et Chapman est certainement beaucoup plus proche de Ben Jonson, avec qui il a d’ailleurs écrit, que de Shakespeare. L'image de Chapman change, selon les critiques: on a voulu voir en lui un Stoïcien car un de ses héros est stoïque, ou un adepte des thèses hermétiques, car il fréquentait les penseurs de la nouvelle science réunis autour de Sir Walter Raleigh et du neuvième Comte de Northumberland. Il est parfois considéré comme Catholique, car on trouve dans une de ses pièces une défense du Massacre de la Saint-Barthélemy. Mais il est aussi vu comme Protestant, ou athée, misogyne ou sensuel, moraliste, moralisateur, ou libertin, etc. On eût été mieux avisé de lire ce qu’il rappelle lui-même par une formule simple dans l'un des commentaires de sa traduction de l’Iliade : "no man being so simple to thinke that the Poet thinketh alwaies as he maketh others speake"1. Chapman n’est donc pas un auteur difficile, mais plutôt un auteur complexe. La difficulté qu’ont les critiques à le cataloguer témoigne de leur incapacité à percevoir que ce poète se situe dans une période où l’esthétique renaissante est mise à mal. Rappelons ici une exception notable : Gisèle Venet est la première à employer le mot "baroque" à propos de Chapman, lorsqu’elle élucide, dans son étude "Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of Charles, Duke of Byron", les contradictions apparentes de la pièce en les rattachant à "la poétique baroque d’un imaginaire du mouvement"2. Chapman n’est en effet pas un poète de la Renaissance, mais un écrivain en rupture avec une esthétique classique qu’il perçoit comme inapte à rendre les tensions épistémologiques caractéristiques de son époque. Le meilleur chemin vers son œuvre est celui de l’esthétique: sous cet angle, Chapman n’est pas vu comme le philosophe qu'il n'est pas, mais comme le poète et dramaturge qu'il ––– 1 Chapman’s Homer. The Iliad, éd. Allardyce Nicoll, Bollingden Series XLI, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1998 [1956], Chant XIII, Commentaire, p. 277. 2 "Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of Charles, Duke of Byron", in Lieu et temps, éd. Jean Fuzier, Actes du Congrès de la Société Française Shakespeare (1984), Montpellier, Université Paul Valéry, 1989, pp. 119-27, ici p. 123. 216© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 217 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" fut. D’où l’importance de la notion de baroque, car elle nous permet de ne pas nous livrer à de fausses considérations morales et d’envisager l’œuvre selon des critères plus justes, c’est-à-dire de définir une idéologie à partir d’une esthétique et non le contraire. L’idéologie de Chapman s’exprime au premier chef dans son esthétique, notamment par le détournement de topoï classiques. Dans sa pièce en diptyque, The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron, Chapman a choisi d’évoquer la fin de Charles de Gontaut-Biron, condamné à mort et décapité en 1602, soit six ans seulement avant la publication de la pièce. Maréchal de France et gouverneur de Bourgogne, ce favori d’Henri IV fut accusé de complot contre le roi, et, en dépit de ses dénégations, fut condamné lors d’un procès expéditif, qui pouvait rappeler à un public anglais celui du Comte d’Essex en Angleterre, un an auparavant. La première partie de la pièce de Chapman, The Conspiracy, raconte comment Byron se laisse tenter par des conspirateurs étrangers avant de tomber aux genoux de son roi, qui lui pardonne. Dans la deuxième partie, The Tragedy, Byron se compromet plus avant, est finalement arrêté, jugé, et condamné. La pièce se place évidemment d’emblée, par son titre, dans la tradition de la littérature de conspiration, inspirée d’abord par Salluste et Cicéron, puis devenue au XVIIe siècle en Angleterre un topos du théâtre politique3. Je me propose ici de prendre comme point de départ de cette réflexion sur baroque et héroïsme un passage du début de la pièce, dans la scène 2 de l’acte I4. C’est dans cette scène que Byron fait sa première apparition. Avant ce passage, on a vu à l’œuvre divers personnages à la cour du roi de France Henry IV, notamment le duc de Savoie et le "malcontent" La Fin. La scène 2 de l’acte I se passe à Bruxelles, où Byron est en ambassade auprès de l’archiduc Albert, gouverneur des Provinces espagnoles, pour la signature du traité de Vervins (1598). Picoté est un gentilhomme français au service d’Albert, qui amorce la conspiration en tant que telle alors qu’il étale à terre un tapis qui, dit-il, raconte l’histoire du Romain Catilina : Enter Picoté, with two other spreading a Carpet. ––– 3 Sur la littérature romaine de conspiration, voir l’ouvrage essentiel de Victoria Emma Pagàn, qui établit une typologie de ces récits dans la littérature classique, Conspiracy Narratives in Roman History, Austin : University of Texas Press, 2004. 4 Voir en annexe le passage complet et sa traduction. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 217 218 Christine Sukic Picoté Spread here this historie of Cateline, That Earth may seem to bring forth Roman Spirits; Even to his Genial feet; and her dark breast Be made the clear Glass of his shining Graces, We’ll make his feet so tender, they shall gall In all paths but to Empire; and therein I’ll make the sweet Steps of his State begin. Exit (Conspiracy, I. 2. 15-21) Ce passage apparaît comme l’annonce d’une ekphrasis, technique que Chapman connaît bien puisqu’il a traduit Homère, et qu’il a même publié la description du bouclier d’Achille dans une édition distincte de celle de l'Iliade (Achilles Shield, 1598). Or ici, ce qui aurait pu être la description de cet objet se limite à "cette histoire de Catilina" (I. 2. 15). Chapman prend même le contre-pied de l’ekphrasis à visée morale, puisque ce tapis n’est pas censé enseigner à Byron l’art de se bien conduire à la Cour, mais au contraire, celui de comploter contre son prince. L’histoire de Catilina est ici tout juste mentionnée, comme s’il n’était point besoin d’y revenir. Elle est considérée comme un topos : le nom de Catilina suffit. D’ailleurs, après l’exécution du Comte d’Essex — un des protecteurs de Chapman, qui y fait allusion dans la pièce pour le comparer à Byron — le prêtre William Barlowe, à qui la reine avait demandé de prononcer un sermon à Saint-Paul afin de faire de cette conspiration une histoire exemplaire, y comparait le Comte au conspirateur romain5. L’histoire de Catilina était de plus particulièrement prisée par les auteurs contemporains de Chapman, puisqu’on sait qu’outre la pièce de Ben Jonson, Catiline his Conspiracy (1611), il s’en écrivit au moins deux autres aujourd’hui perdues, l’une par Stephen Gosson (vers 1578) et l’autre par Robert Wilson et Robert Chettle, Catiline’s Conspiracy (1598). Il n’est pas surprenant que le personnage de Catilina se retrouve dans plusieurs pièces. Pour Chapman et Jonson notamment, le thème de la conspiration était hautement politique, puisqu’il rappelait non seulement la révolte avortée d’Essex mais aussi la Conspiration des ––– 5 William Barlowe, A Sermon preached at Paules Crosse, on the first Sunday in Lent, At London: Printed for Mathew Lane, dwelling in Paules Church-yard neere WarlingStreete, 1601. 218© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 219 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" Poudres6. Mais chez Chapman, l’utilisation politique de la figure du conspirateur passe d’abord par une réinvention esthétique. L’ekphrasis, on le sait, est censée faire parler des images : elle constitue un discours sur l’art visuel et fait de la peinture une poésie parlante. Celui qui regarde l’ekphrasis (ou plutôt, qui écoute son discours) est celui à qui l’on parle, qui regarde et se tait. Or ici, Chapman a inversé la technique en amorçant la possibilité d’une ekphrasis qui est immédiatement abandonnée, car c’est le spectateur / auditeur de l’ekphrasis, Byron, qui se met à parler dès qu’il paraît sur scène, face à ce tableau constitué par le tapis. Picoté est sorti de scène, et l’a laissé seul. La figure se tait, et l’œil n’écoute pas du tout. Byron ne fera allusion au tapis qu’à la fin de ce passage, lorsqu’il aperçoit ces "coverings rich", destinés uniquement, lui semble-t-il, à dissimuler la terre à son regard, et à lui faire croire qu’il est au ciel : […] wheresoe're I go, They hide the earth from me with coverings rich, To make me think that I am here in heaven. (Conspiracy. 1. 2. 49-51). Chapman opère donc une inversion de la perspective dans ce passage, en abandonnant la possibilité d’un avertissement au héros, et en laissant celui-ci seul avec lui-même. Byron, héros centripète, se regarde dans le miroir qu’on lui tend, et qu’il voit comme un "centre" : […] they follow all my steppes with Music, As if my feet were numerous, and trod sounds Out of the Centre, with Apollo’s virtue… (I. 2. 45-7). Durant toute la pièce, Byron ne va pas cesser de se regarder. Il va luimême proposer une ekphrasis, lorsque, dans The Conspiracy (III, 2), il décrit une représentation de lui-même, non sous la forme d’un tableau (médium qu’il récuse) mais d’une statue, qui, dit-il, lui convient mieux. Cette statue, successivement nommée "my likeness", "a statuary of mine own", "my image", et "my counterfeit", a pour unique objet la préservation éternelle de son modèle. Mais cette ––– 6 Pour une interprétation politique de la figure de Catilina chez Chapman et Jonson, voir John Margeson, "Individualism and order in the Byron plays of Chapman and Jonson’s Catiline", in Craft and Tradition. Essays in Honour of William Blissett, éd. H. B. de Groot et Alexander Leggatt, University of Calgary Press, 1990, pp. 111-121. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 219 220 Christine Sukic ekphrasis a pour destinataire celui qui la crée : là encore, la perspective est tournée vers soi7. Chapman porte donc sur l’ekphrasis un regard oblique, qui va jusqu’à l’ironie. Par l’emploi du motif du tapis dans la scène 2 de l’acte I, il met en œuvre une stratégie ironique du dévoilement et de la dissimulation : le tapis-ekphrasis est censé dévoiler une facette de Byron, mais en même temps, il ne fait que dissimuler à Byron la conspiration qui n’est alors pas la sienne, mais celle qui s’exerce contre lui. Il y a là une inversion ironique du thème même de la pièce (la conspiration) qui, par définition, doit s’entourer de secret. Or ici c’est le conspirateur à qui l’on dissimule certains faits. L’ironie est patente au début du passage lorsque Picoté évoque les "esprits romains" que le tapis, "clair miroir", est censé engendrer, alors que son but dans cette scène est d’amener Byron à la tentation de la conspiration. Le rôle de Picoté dans cette scène est de nous indiquer que la direction du regard est faussée. Étalant à terre son tapis, il dit bien que le rôle qu’il lui assigne n’est pas d’apporter une quelconque vérité, mais au contraire de la dissimuler : "That Earth may seem…"8. De même, les entrailles de la terre, matière mystérieuse et sombre, sembleront visibles et claires, puisque grâce au tapis, Picoté les transforme en un "clair miroir". La scène est construite comme pourrait l’être un tableau, avec au centre Byron, personnage ne regardant que lui-même partout où il tourne son regard, et Picoté qui, tout en étalant son tapis, indique au spectateur qu’il est inutile d’y porter le regard. Picoté n’est donc pas un personnage central, néanmoins un personnage indispensable à la compréhension de la scène, une de ces "figures de bord de scène" définies par Louis Marin et qui énoncent "moins ce qui est à voir, ce que le spectateur doit voir, que la manière de voir"9. En fait, le regard central de ce "tableau" est celui que Byron porte sur le tapis, mais dans lequel il ne voit que lui-même. Ce tapismiroir isole encore plus Byron et modifie la signification de cette "conspiration" du titre qui n’en est pas une au sens strict, puisque ––– 7 Le motif de la statue est peut-être une référence à la statue de Jupiter que regarde Cicéron alors qu’il prononce sa quatrième adresse au peuple romain dans les Catilinaires. 8 C'est moi qui souligne. 9 Louis Marin, De la représentation, éd. Daniel Arasse et alii, "Hautes Etudes", Paris : Gallimard, Le Seuil, 1994, pp. 349-50. 220© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 221 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" Byron ne conspire qu’avec lui-même (le personnage de La Fin, dans la pièce, est un piètre conjuré qui change de camp à la première occasion)10. L’ironie est encore accentuée par le fait que le personnage de Catilina apparaît déjà sous forme ekphrastique au livre VIII de l’Énéide, au moment où Énée se prépare au combat contre les Laurentes, et que Vénus apporte à son fils des armes forgées par Vulcain. Virgile se livre alors à une description des scènes figurées sur l’orbe du bouclier, en commençant par ces mots : "le bouclier, ouvrage qu’on ne saurait décrire" (VIII, 625). Mais il enchaîne pourtant sur la description : "C’était l’histoire de l’Italie et des triomphes des Romains…" (626-7). Les Enfers sont représentés, et c’est là qu’apparaît Catilina, à qui s’adresse le poète : "À quelque distance il ajoute encore les demeures du Tartare, le haut portail de Dis, les châtiments qui tombent sur les crimes et toi, Catilina, suspendu à un rocher menaçant, plein d’effroi devant les faces des Furies ; à l’écart les hommes pieux et Caton leur donnant des lois" (666-71)11. Chapman réutilise donc le lieu commun classique de l’ekphrasis, tout en le détournant complètement de sa destination première. Ce qui est annoncé comme non descriptible puis décrit sur le bouclier virgilien, c’est l’essence même de l’épopée. Dans le diptyque de Byron, le tapis-ekphrasis est également "non descriptible", mais cette fois, véritablement non décrit12. Chapman emprunte à Virgile le cliché de l’aveu de la représentation impossible, mais il le fait à d’autres fins que son prédécesseur en appliquant le cliché à la lettre. En effet, il est désormais impossible de retrouver cette essence épique que Virgile pouvait encore décrire. Byron, ne pouvant être un nouveau héros épique, sera Catilina, l’anti-héros même de la littérature classique. Chapman reconstitue l’aspect prophétique du bouclier d’Énée, mais en lui donnant une visée anti- ––– 10 Dans sa récente étude sur The Conspiracy and Tragedy of Byron, Gunilla Florby a aussi noté que ce passage se caractérisait par une utilisation particulière de la perspective, mais elle y voit plutôt la mise en œuvre d’une anamorphose littéraire, "[a] memento mori montage submerged beneath the elegant blank verse" (Echoing Texts. George Chapman’s ‘Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron', Lund Studies in English 109, Lund University, 2004, pp. 47-8). 11 Virgile, L’Énéide, éd. et trad. Jacques Perret, Paris : Belles Lettres, 1989. 12 On note avec intérêt que Victoria Emma Pagàn utilise le terme "unnarratable » à propos des récits de conspiration, puisque, dit-elle, ils sont par définition fondés sur le secret et le refus de dire (Conspicray Narratives in Roman History, op. cit., p. 40). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 221 222 Christine Sukic héroïque13. L’ekphrasis chapmanien devient un simple cliché, motif en creux censé contenir tout discours sur Catilina, mais qui se révèle être vide, motif baroque par excellence puisqu’il pointe la nécessité de trouver de nouvelles formes de représentation. La référence à Catilina tire aussi toute son ironie dans le fait qu’elle évoque immédiatement l’orateur Cicéron et ses Catilinaires, sans pour autant susciter de discours sur le même sujet. L’éloquence cicéronienne demeure ici muette. Victoria Emma Pagàn a d’ailleurs bien montré l’importance de ce qui est dit et non dit dans les récits de conspiration, notamment à propos de la conjuration de Pison telle qu’elle est racontée par Tacite dans les Annales14. On peut dire que Chapman tente, dans ses tragédies, et notamment celle-ci, de tracer les contours d’une figure héroïque dont il nous dit, tout au long de son œuvre, que sa substance est perdue. C’est dans sa traduction de l’Odyssée, mais surtout de l’Iliade, qu’il trouve les critères de l’héroïsme idéal, à l’aune duquel il va pouvoir estimer la substance de ses propres héros. Que Chapman souscrive aux critères d’un héroïsme qu’il juge idéal lorsqu’il traduit Homère est particulièrement évident dans le paratexte qui accompagne ses traductions. Dans les deux préfaces qu’il adresse à Essex en 1598 (pour les sept premiers livres de l’Iliade et le Bouclier d’Achille), il met en évidence la vérité contenue dans ce qu’il appelle son écrit homérique ("Homericall writing"15). Ainsi il va évoquer "l’image de vérité", le "véritable portrait" ("the true image" ; "the true portraite"16). En bref, l’œuvre homérique est "the native deduction, image and true heire of true knowledge". L’œuvre d’Homère lui apparaît donc comme une sorte de vérité tautologique (c’est la vraie image de la vraie connaissance) où les lecteurs trouveront le portrait de tous les héros véritables ayant jamais vécu, "the soules of al the recorded worthies that ever liv’de"17. Chapman promet même à Essex de changer le papier de son livre en cristal, afin d’y préserver pour ––– 13 Sur l’aspect prophétique du bouclier d’Énée, voir Antoinette Novara, Poésie virgilienne de la mémoire. Questions sur l’histoire dans l’Énéide 8, ClermontFerrand, Adosa, 1986, pp. 90-3. 14 Conspiracy Narratives in Roman History, op. cit., pp. 80-85. Victoria Pagàn rappelle aussi que Plutarque reprend le récit de la chute des conjurés dans l’essai qu’il consacre à la parole et au silence, De garrulitate (ibid., p. 83). 15 Chapman’s Homer. The Iliad, op. cit., préface à Seaven Bookes of The Iliades, p. 503. 16 Ibid., p. 506. 17 Ibid., p. 503. 222© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 223 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" toujours l’inscription de toutes les grâces de son mécène ("to turne my paper to Christall, from whence no time shall race the engraven figures of your graces"18). L’œuvre homérique est donc destinée à des lecteurs héroïques, ainsi que le confirme le mépris affiché de Chapman envers ceux de ses lecteurs qui, dit-il, ne savent saisir la signification de sa traduction. En revanche, dans ses dédicaces, il met en avant la noblesse et l’héroïsme de ses mécènes. Par exemple, lorsqu’il publie, en 1616, The Whole Workes of Homer, Chapman dédie cette publication à la mémoire du Prince Henry, mort en 1612, et qu’il considère comme un de ses héros, comme en témoigne la dédicace qui porte ce titre : "To the Imortall Memorie, of the Incomparable Heroe, Henrye Prince of Wales"19. Dans la même publication, Chapman évoque l’héroïsme de ses autres dédicataires : sa dédicace à Robert Cecil, Secrétaire du roi, s’intitule : "To the right noble and most toward Lord in all the Heroicall vertues, Viscount Cranborn" ; celle destinée à Thomas Howard : "To the right noble and Heroicall, my singular good Lord, the Lord of Walden"20. En revanche, dans l’œuvre théâtrale de Chapman, l’héroïsme n’a plus la même destination. Ce n’est plus l’œuvre elle-même qui constitue un miroir de l’héroïsme : le spectateur / lecteur de la pièce regarde Byron se regarder dans le miroir de son propre héroïsme. Le spectateur ne peut donc plus porter son regard sur le héros avec une vision de face, mais il regarde un héros qui se regarde. Aussi, l’esthétique chapmanienne va-t-elle, non pas tenter la reconstitution d’un héroïsme fragmenté, mais faire simplement le constat du fragment et de l’impossibilité de l’unicité héroïque et poétique. Comme le Shakespeare décrit par Gisèle Venet dans son "Shakespeare maniériste et baroque ?", Chapman s’adonne à une "culture de l’emprunt"21, se saisit de codes traditionnels et insère dans son texte topoï et citations afin de mieux les détourner. Mais il dépasse le cadre d’un jeu sur les formes qui n’aboutirait qu’à une "manière" différente. Le contenu, c’est-à-dire la substance héroïque, ––– 18 Ibid., p. 506. The Whole Workes of Homer (1616), poème dédicatoire au Prince Henry, consulté sur <http:lion.chadwyck.com> le 30/10/2005. 20 Ibid. 21 "Shakespeare, maniériste et baroque ?", Bulletin de la société d’études angloaméricaines des XVIIe et XVIIIe siècles 55 (2002), pp. 7-25, ici p. 11. 19 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 223 224 Christine Sukic prime en tant que réalité irreprésentable et prend le dessus sur le savoir-faire. Chapman construit une esthétique fragmentée dans laquelle tout est reconnaissable et pourtant, tout est différent. Comme le dit lui-même Byron dans ce passage, il s’agit d’un "changement" immuable ("I stand on change", I. 2. 27). Après l’ekphrasis manquée, Byron entre en scène en disant : "What place is this? what air? what region?", c’est-à-dire en prononçant les paroles d’Hercule dans l’Hercule furieux de Sénèque, au moment où Hercule sort de son accès de colère provoqué par Junon et qui lui a fait tuer femme et enfants : "Quel est ce lieu, quelle est cette région, cette partie de l’univers ? Où suis-je ?"22. C’est le moment où la vue d’Hercule se trouble, où il n’a plus l’impression d’être lui-même et de comprendre ce qui l’entoure, où tous ses sens semblent lui échapper. Et de fait, la vue de Byron se trouble aussi, puisqu’il a perdu le sens. La réalité ne lui est plus perceptible, le tapis de Picoté la dissimulant à sa vue. La référence à Hercule confirme ainsi l’échec de l’ekphrasis, que Byron ne peut pas voir : ses sens lui échappent aussi et sa sensibilité est, en quelque sorte, concentrée uniquement dans ses pas. Il marche sur l’ekphrasis, et ses pieds attendris par la douceur de ce tapis doivent le conduire, dit Picoté, vers les plus hautes marches de l’Etat : "We’ll make his feet so tender, they shall gall / In all paths but to Empire" (v. 19-20). Dans le même passage, Byron se voit aussi comme la flèche décochée par Hercule au soleil, référence au dixième des travaux, celui du troupeau de Géryon, où le héros, gêné par les rayons du soleil, tire une flèche contre celuici : […] like the shaft Shot at the Sun, by angry Hercules, And into shivers by the thunder broken Will I be if I burst… (I. 2. 40-43). Chapman fait de cette référence une utilisation ironique, puisque le sujet de la pièce est une conspiration de Byron contre le roi. Et pourtant, au contraire d’Hercule dans l’Hercule furieux de Sénèque, Byron n’a commis aucun meurtre et aspire plutôt à l’action, ainsi qu’il le dit dans ce passage : […] To have stuff and form, ––– 22 Hercule furieux, trad. Léon Hermann, Paris, Belles Lettres, 1994, v. 1138-39, p. 46. 224© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 225 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" And to lie idle, fearful, and unus'd, Nor form, nor stuff shows… (I. 2. 35-37). Tout au long de la pièce, Byron se voit pourtant comme un nouvel Hercule. Dans la deuxième partie du diptyque, The Tragedy, il se voit en sauveur de la France et se compare à Hercule portant la terre : "Comme Alcide, je suis allé sous la terre, / Et sur ces épaules j’ai porté le poids de la France" (Tragedy, III. 1. 151-152). De fait, de l’Hercule de Sénèque, Byron ne garde que la passion colérique, c’està-dire le désir d’action, mais pas l’action elle-même. Après son arrestation, à la fin de la pièce, il réutilise les mots d’Hercule envisageant la perte de sa colère comme une perte identitaire : "j’ai perdu mes armes, ma réputation, mon esprit / Mes amis, mon frère, mes espoirs, ma fortune, et jusqu’à ma furie" (Tragedy, V. 4. 69-72). Dans l’Hercule furieux, Hercule disait : "N’ai-je pas désormais perdu tous mes biens : ma raison, mes armes, ma gloire, mon épouse, mes fils, mes mains, et jusqu’à ma folie" (v. 1258-1261)23. Si Chapman utilise ces nombreuses références à Hercule, c’est bien pour évoquer une figure mythologique à forte substance héroïque. Mais lorsque Byron paraît sur scène, alors que Picoté vient de sortir, la référence à Hercule paraît démesurée et met en évidence l’impossibilité de maintenir une rhétorique héroïque dans un contexte de manipulation politique. Byron se situe dans l’ostentation de l’action et du mouvement, mais en même temps, il n’a pas de substance héroïque. Ce sont les références à l’action — et non pas l’action elle-même — qui permettent à son personnage d’exister. C’est donc, dans la définition de ce personnage baroque, l’apparaître qui est la nouvelle substance de l’être. On peut d’avoir voir là une différence entre Byron et le Catilina décrit par Salluste qui, en dépit de son statut de conspirateur, est aussi un valeureux guerrier qui n’hésite pas à se jeter sur le champ de bataille pour y combattre et y mourir. Chapman ne donne jamais cette possibilité à son héros. On le voit dans ce passage, la forme héroïque de Byron n’existe pas : c’est lui-même qui doit se mettre en scène et créer son propre héroïsme, non par l’action désormais impossible, mais par la rhétorique. Cette création verbale passe par une suite de mises en scènes de soi et de sentences qui visent à affirmer cet héroïsme qui n’existe que dans le verbe. Paraissant sur scène en Hercule, il se voit ––– 23 Hercule furieux, op. cit., p. 51. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 225 226 Christine Sukic ensuite comme le centre du monde, puisque, dit-il, Hymen a fait de lui le temple de "toutes choses mouvantes", c’est-à-dire les sphères : […] a man may hear the harmony Of all things moving? Hymen marries here, Their ends and uses and makes me his Temple. (I. 2. 23-5) La suite de son monologue se concentre d’une part, sur la définition de sa forme héroïque, et d’autre part sa destruction simultanée : il est "béni par la grâce" ("blessed", v. 26), ressent du plaisir ("pleasure", v. 29), est soumis à la bonté ("To fear a violent Good", v. 30) ; il est immortel ("‘Tis immortality", v. 31) et s’élève au ciel ("As if a man were taken quick to heaven", v. 32) dans la perfection (v. 33). Il se compare ensuite à un canon (v. 34) et a conscience de sa "matière" et de sa "forme" héroïques ("To have stuff and form", v. 35). Mais toute cette substance est donc sujette à une dissolution immédiate : il n’est pas enfermé dans sa chair ("not to be contained in flesh", v. 29), la bonté à laquelle il est soumis est violente (v. 30) ; il meurt (v. 31) ; il éclate (v. 33) ; enfin, il est prêt à éclater en mille morceaux comme la flèche d’Hercule. La rhétorique byronienne est faite d’expositions contradictoires d’un héroïsme prêt à s’autodétruire. C’est, de fait, une rhétorique "immuable dans le changement" ("I stand on change"). Elle contient, en effet, "de la matière, de la forme" (v. 35), mais elle nie en même temps "toute matière et toute forme" (v. 37). Plus elle avance, et plus elle disparaît, comme l’héroïsme de Byron. Cela est dû aussi au fait que Byron, se regardant être un héros, abandonne la première personne du singulier entre les vers 28 et 43 et ne pratique plus que la généralité sentencieuse : "‘Tis Immortality to die aspiring" (v. 31) ou "What will not hold Perfection, let it burst" (v. 33) ou encore "Happiness / Denies comparison, of less, or more, / And not at most, is nothing" (v. 38-40). L’action héroïque étant devenue impossible, l’héroïsme ne se construit plus que sur des clichés : sentences morales ou comparaisons mythologiques. C’est sur cette accumulation que se fonde l’identité de Byron. D’où la nécessité d’inscrire, au sens propre, l’héroïsme sur le héros lui-même. Ayant dessiné son propre portrait changeant et immuable, Byron se voit forcé d’inscrire la légende de son propre emblème : "This shall be written: yet t’was high and right" (v. 44), qui pourrait être traduit par : "ceci était un héros". Byron se désigne ici comme héros, car son autoportrait ne suffit pas à la définition de la 226© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 227 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" substance héroïque. Chapman avait d’ailleurs évoqué cette technique dans un de ses poèmes, The Shadow of Night (1594) en comparant à des peintres malhabiles, forcés de mettre une légende à leur œuvre, les hommes qui inscrivent sur leur visage leur titre de noblesse, puisque leur noblesse n’est qu’apparence24. La nécessité de l’inscription prouve donc le vide qui se dissimule sous l’apparence héroïque. L’accumulation de clichés qui s’ajoutent les uns aux autres sans jamais atteindre à une substance héroïque, mais définissant uniquement une apparence héroïque, aboutit à la définition d’une poétique. Par l’utilisation de résidus héroïques issus de la littérature classique, Chapman fait montre d’un jugement à la fois éthique et esthétique, selon lequel le modèle de la littérature héroïque classique n’est plus approprié à la représentation d’un monde où l’héroïsme est devenu impossible. La mise côte à côte de ces résidus révèle un texte d’où l’héroïsme est absent, mais où, en même temps, ses traits les plus généraux demeurent reconnaissables : on n’en voit plus que les contours ; il est devenu, selon l’expression qu’emploie Byron luimême, un "sépulcre ambulant" (Conspiracy, V. 4. 36), c’est-à-dire une image vide, un poncif. L’introduction du mot "baroque" dans la définition de cette poétique permet d’éviter des erreurs fréquemment commises sur le texte de Chapman. Le cadre moral de la poétique chapmanienne est évident : il le rappelle lui-même dans nombre de ses écrits, notamment par l’utilisation de termes tels que "virtue" ou l’opposition entre la grandeur sociale et la grandeur morale ("goodness and greatness"). Néanmoins, je ne pense pas qu’il faille définir une esthétique chapmanienne à partir de sa morale, mais il s’agit au contraire de définir une morale à partir d’une esthétique. C’est là que se situe, selon moi, la pertinence du mot "baroque", en tant qu’il définit une morale à partir d’une esthétique, à savoir, une esthétique qui reflète cette fameuse "crise de la pensée" dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. Le refus de certains critiques de définir une esthétique au diptyque de Byron avant de se tourner vers la morale a pu leur faire dire, par exemple, que le plus grand défaut de la pièce était son ––– 24 "Hymnus in Noctem", The Shadow of Night, in George Chapman. Plays and Poems, éd. Jonathan Hudston, Harmondsworth, Penguin Books, 1998, v. 171-80, p. 229. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 227 228 Christine Sukic "irrésolution"25. Pour Robert Ornstein, la morale prend le pas sur le spectaculaire dans la pièce26. Ennis Rees a pensé que Byron avait "totalement tort"27. Selon Irving Ribner, Byron est plus entaché par le péché que Bussy D’Ambois, autre héros chapmanien28. Enfin on a noté les "contradictions", la "complexité" et l’"ambivalence" de la pièce29. Évidemment, toutes ces remarques ont un fondement dans l'œuvre, mais elles n’aboutissent, au final, qu’à la reconnaissance d’une pièce dont on a l’impression de comprendre les contours mais dont la substance demeure insaisissable. Patricia Demers a, par exemple, pu parler de "certitude déconcertante" à propos de la pièce30. Si certitude il y a, c’est que le texte de l'œuvre est reconnaissable, parce que, comme le dit Didier Souiller dans La Littérature baroque en Europe, la littérature baroque doit être considérée comme "un seul texte"31. Si ce texte est identifiable, c’est que la crise de la pensée qui agite l’Europe à cette époque est commune à tous les pays de cette Europe d’une culture commune, dénotant une sensibilité commune qui se construit sur un répertoire commun de topoï issus de la culture classique et humaniste. Comme l’a bien montré Gisèle Venet, Chapman part d’une situation nationale — "l’espace de réalité" de la France contemporaine — mais s’inscrit dans "l’espace en mouvement au cœur de l’Europe baroque"32. Dans sa belle étude sur le héros baroque parue en 1973, JeanFrançois Maillard s’interrogeait, à ce propos, sur le danger d’un "glissement à la notion de baroque éternel, par conséquent de héros baroque éternel aux avatars réincarnés de siècle en siècle"33. Pour ce ––– 25 Madeleine Doran, Endeavours of Art. A Study of Form in Elizabethan Drama, Madison, University of Wisconsin Press, 1954, p. 356. 26 The Moral Vision of Jacobean Tragedy, Madison, University of Wisconsin Press, 1960, p. 60. 27 The Tragedies of George Chapman. Renaissance Ethics in Action, Cambridge, Mass., Harvard University Press, Oxford University Press, 1954, p. 52. 28 Jacobean Tragedy. The Quest for Moral Order, Londres, Methuen & Co., 1962, p. 22. 29 Voir à ce sujet Patricia Demers ("The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron: The Evaporation of Honour", Renaissance and Reformation 11 (1975), pp. 8596), qui inclut, à la fin de son article, une note très utile sur la réception de la pièce par les critiques contemporains. 30 "puzzling certainty" (ibid., p. 94). 31 Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, p. 52. 32 "Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of Charles, Duke of Byron", op. cit., p. 119. 33 Essai sur l’esprit du héros baroque, 1580-1640. Le même et l’autre, Paris, A. G. Nizet, 1973, p. 11. 228© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 229 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" qui concerne le héros baroque chapmanien, le danger semble écarté, car, dès la fin du XVIIe siècle, en 1681, Dryden condamnait violemment l’esthétique chapmanienne, dans la préface de sa pièce, The Spanish Friar. Il n’hésitait pas à parler d’une "masse froide et terne", d’une "pensée naine habillée de mots gigantesques", d’un "mélange hideux de fausse poésie", d’un esprit dissimulé sous un "tas d’ordures", et le tout écrit dans un anglais incorrect34. Réjouissonsnous de cette condamnation, qui indique clairement que les préoccupations esthétiques de Chapman étaient profondément ancrées dans son époque, et que son but n’était pas de représenter un héros classique, mais de montrer, justement, l’impossibilité de le représenter. Cette confrontation du début et de la fin du XVIIe siècle permet de mesurer l’évolution de cette esthétique baroque et d’évaluer son ancrage dans une époque spécifique. On peut d’ailleurs se souvenir que Dryden est aussi le premier à avoir employé le terme "métaphysique" à propos de John Donne, dans un sens péjoratif : "He affects the metaphysical […] where nature only should reign"35. Là aussi, l’esthétique du poète ne correspondait plus à cette nature "classique", ce classicisme défendu par Dryden. Et là aussi, un terme d’abord péjoratif est devenu un outil critique à part entière, d’abord par une définition négative, puis de manière positive. Tout comme on peut comprendre les préoccupations esthétiques de Donne à travers les critiques de Dryden, on pourrait aussi définir une esthétique baroque à partir de ce sentiment d’horreur et de dégoût exprimé par un homme de la fin du XVIIe siècle à propos du théâtre de Chapman. Le héros baroque, tel qu’il apparaît dans la pièce de Chapman, se révèle être un cliché de l’héroïsme classique. Byron possède la forme d’un véritable héros, mais pas, comme Énée ou Achille, ––– 34 "…nothing but a cold, dull mass, which glittered no longer than it was shooting: a dwarfish thought, dressed up in gigantic words, repetition in abundance, looseness in expression, and gross hyperboles; the sense of one line expanded prodigiously into ten; and, to sum up all, uncorrect English, and a hideous mingle of false poetry, and true nonsense; or, at best, a scantling of wit, which lay gasping for life, and groaning beneath a heap of rubbish" (Works, éd. Walter Scott et G. Saintsbury, Edimbourg, W. Paterson, vol. VI, p. 404, cité dans Best Plays of the Old Dramatists. George Chapman, éd. Wm. Lyon Phelps, Londres, T. Fisher Unwin; New York, Charles Scribner’s Sons, 1895, p. 16). 35 Cité par Helen Gardner, The Metaphysical Poets, Harmondsworth, Penguin Books, 1957, Introduction, p. 15. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 229 230 Christine Sukic l’énergie qui donne la capacité de manifester sa véritable nature héroïque, à savoir l’action. C’est pourquoi, dans ce passage du diptyque de Byron, la seule possibilité de représentation pour Chapman est l’utilisation baroque de l’ekphrasis, c’est-à-dire l’appel à un topos héroïque par excellence — notamment dans la description des deux boucliers d’Achille et d’Énée — dont la destination première est niée. C’est au cœur de cette tension entre le topos et son utilisation que se situe l’esthétique baroque de Chapman et la possibilité de représenter un "héroïsme moderne", notion désormais oxymorique. Une des caractéristiques principales de l’ekphrasis classique est ce que Michael Hochmann appelle la "folie du détail"36. Or Chapman abandonne ici tout regard sur le détail du portrait héroïque, devenu invisible et irreprésentable. La vérité du personnage n’apparaît plus dans la profusion du détail — contrairement à l'une des idées reçues sur le baroque — mais dans la seule mise en scène d’une enveloppe vide, unique possibilité de représentation d’une figure oxymorique qui, motif baroque par excellence, se fait et se défait dans le même temps, "immuable dans le changement". Les motifs narratifs qui devraient, normalement, orner le tapis de Picoté ont été gommés (ils sont mentionnés mais pas narrés) et plus que le tapis, c’est la figure même de l’ekphrasis qui est motif. C’est la figure de style qui remplace les éléments narratifs qu’elle aurait dû contenir, la forme qui importe plus que le fond, l’esthétique qui domine plus que la morale, c’est enfin l’esthétique — ici, impossibilité de représenter l’héroïsme — qui tient lieu de morale. À la fin de la pièce, Byron aura soudain l’intuition de la condition tragique de son statut héroïque, en se livrant avant sa mort à une méditation sur l’homme dans laquelle apparaît toute la conscience baroque de la fragilité de l’existence humaine, représentable seulement par l’irreprésentable, "A glass of air, broken with less than breath" (Tragedy, V. 4. 37). ––– 36 Michael Hochmann, "L’ekphrasis efficace. L’influence des programmes iconographiques sur les peintures et les décors italiens au XVIe siècle", in Peinture et rhétorique, actes du colloque de l’Académie de France à Rome, 10-11 juin 1993, éd. Olivier Bonfait, Réunion des Musées nationaux, 1994, pp. 43-76, ici p. 47. 230© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 231 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" Annexe George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron (1608), I. 2.15-51. Enter Picoté, with two other spreading a Carpet. Picoté Spread here this historie of Cateline, That Earth may seem to bring forth Roman Spirits; Even to his Genial feet; and her dark breast Be made the clear Glass of his shining Graces, We’ll make his feet so tender, they shall gall In all paths but to Empire; and therein I’ll make the sweet Steps of his State begin. Exit. Loud Music, and enter Byron. Byron What place is this? what air? what region? In which a man may hear the harmony Of all things moving? Hymen marries here, Their ends and uses and makes me his Temple. Hath any man been blessed, and yet liv'd? The blood turns in my veins, I stand on change, And shall dissolve in changing; ‘tis so full Of pleasure not to be contained in flesh: To fear a violent Good, abuseth Goodness, ‘Tis Immortality to die aspiring, As if a man were taken quick to heaven; What will not hold Perfection, let it burst; What force hath any Cannon, not being charged, Or being not discharged? To have stuff and form, And to lie idle, fearful, and unus'd, Nor form, nor stuff shows; happy Semele That died compressed with Glory: Happiness Denies comparison, of less, or more, And not at most, is nothing: like the shaft Shot at the Sun, by angry Hercules, And into shivers by the thunder broken Will I be if I burst: And in my heart This shall be written: yet t’was high and right. Music again. Here too? they follow all my steppes with Music, © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 231 232 Christine Sukic As if my feet were numerous, and trod sounds Out of the Centre, with Apollo’s virtue, That out of every thing his each-part touched, Stroke musical accents: wheresoe're I go, They hide the earth from me with coverings rich, To make me think that I am here in heaven. Traduction française du passage37 Entre Picoté accompagné de deux hommes qui étalent à terre un tapis. Picoté : Étalez ici cette histoire de Catilina, Pour que la terre semble engendrer des esprits romains À ses pieds même qui créent en marchant, et que ces sombres entrailles Soient le clair miroir de ses grâces éclatantes ; Nous rendrons ses pieds si délicats, qu’ils s’écorcheront Sur toutes les routes, sauf celle de l’Empire, et ainsi Par moi il chemine pas à pas vers les hautes marches de l’Etat. Il sort. Une forte musique retentit, et Byron entre. Byron : Quel est ce lieu ? Cet air ? Cette région ? Cet endroit où l’homme entend l’harmonie De toutes choses mouvantes ? En moi, Hymen unit Leurs raisons et leurs usages et fait de moi son temple. Est-ce qu’aucun homme a pu être béni par la grâce et continuer à vivre? Le sang tourne dans mes veines : immuable dans le changement, Je me dissoudrai en changeant ; il y a tant De plaisir à ne pas être enfermé dans la chair ; Craindre une bonté trop violente c’est faire insulte à la bonté, C’est être immortel que de mourir en s’élevant, Comme si un homme était emmené tout vif au ciel. Ce qui ne peut contenir la perfection devra éclater ; Quel est le pouvoir d’un canon s’il n’est pas chargé ? Ou s’il n’est pas déchargé ? Contenir de la matière, de la forme, Et être là, oisif, craintif, et inutile, C’est nier toute matière et toute forme. Heureuse Sémélé Qui mourut embrassée par la gloire ! Le bonheur N’admet pas la comparaison, du plus ou du moins, ––– 37 Ma traduction. 232© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 233 "'I stand on change and shall dissolve in changing'" Et s’il n’est pas absolu, n’est rien ; comme la flèche Que l’Hercule furieux décocha au soleil Et qui fut brisée en mille morceaux par le tonnerre, Ainsi serai-je si j’éclate ; et dans mon cœur On trouvera ces mots écrits : il fut pourtant juste et grand. Musique à nouveau. Ici aussi ? Ils suivent tous mes pas en musique, Comme si mes pieds marchaient en mesure et faisaient jaillir Des sons de ce centre, comme Apollon qui pouvait, En touchant de son corps toute chose, En tirer des notes de musique ; où que j’aille, Ils dissimulent la terre à mes regards par de riches tapis Pour me faire croire que je suis ici au ciel. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 233 Le baroque dépravé dans la Duchesse d’Amalfi de John Webster Claire GHEERAERT-GRAFFEUILLE Université de Rouen - Mont-Saint-Aignan L’art de Webster, c’est depuis T. S. Eliot celui du "crâne sous la peau"1. En Angleterre et en France on parle depuis longtemps déjà d’un "Webster baroque". Dès 1972, Ralph Berry rapproche de façon convaincante l’art de Webster des œuvres artistiques de la ContreRéforme2. Dans l’introduction à la traduction française de la Duchesse d’Amalfi3, Gisèle Venet met en évidence une esthétique baroque de la déréliction, symptomatique d’une incertitude métaphysique dont les personnages de la pièce font l’amer constat. Pour Antonio, "[C]omme des enfants étourdis qui ne pensent qu’à jouer, / Nous courons après des bulles soufflées dans l’air" (5.4.81-82). Pour Bosola, "Au jeu de paume du destin, nous sommes de simples balles / Que les étoiles se renvoient à leur gré" (5.4.68-69). De telles approches, qui inscrivent l’œuvre de Webster dans le baroque littéraire européen, restent isolées, voire oubliées, surtout par la critique anglophone. Ainsi, dans les travaux les plus récents sur la pièce, on lit fréquemment — et à juste titre — que le théâtre de Webster sonne le glas de l’aristocratie féodale, qu’il célèbre le triomphe des valeurs bourgeoises, qu’il met en avant les vertus de la sphère privée, et qu’il donne à réfléchir sur la ––– 1 T. S. Eliot, "Whispers of Immortality", c. 1920, Collected Poems, London, Faber and Faber, 1968, p. 55. 2 Voir Ralph Berry, The Art of John Webster, Oxford, Clarendon Press, 1982. Ralph Berry insiste sur la dimension européenne du baroque, sur son origine italienne et catholique et sur la nécessité de l’appliquer à l’œuvre de Webster. 3 Voir John Webster, La Duchesse d’Amalfi, trad. et éd. Gisèle Venet, Paris, Les Belles Lettres, 1992, pp. xi-xxx. C’est à cette édition de la pièce et à cette traduction que nous nous référons. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 236 Claire Gheeraert-Graffeuille position des femmes dans la société patriarcale4. Dans tous les cas, la question du "baroque" demeure en marge du débat : rares sont les lecteurs de Webster qui s’intéressent à cette question, ou même qui songent à "tonner contre le baroque", comme si, en vérité, le "baroque" avait déjà été enterré5. Il est pourtant un aspect de l’œuvre du dramaturge anglais que cette catégorie européenne de "baroque" permet de saisir dans toute sa complexité – je veux parler ici de sa dimension polémique et religieuse. Bien loin d’effacer l’ "anglicité" de l’œuvre de Webster, comme le craignent ses détracteurs, cette notion — dont une définition possible renvoie à l’art utilisé pour reconquérir les âmes au moment de la Contre-Réforme —permet de mieux cerner l’anti-catholicisme du dramaturge, qui est aussi celui d’une époque et d’un pays6. C’est un outil heuristique de premier ordre pour saisir la portée idéologique de l’œuvre de Webster et, plus généralement, pour mesurer la suspicion dans laquelle l’Angleterre tient la civilisation catholique à une époque où Rome, "point de mire de toute l’Europe […] est aussi capitale artistique"7. Cette enquête ne cherche donc pas à redéfinir le baroque, ni à démontrer comment l’œuvre de Webster s’inscrit dans l’esthétique ––– 4 Voir Dympna Callaghan, ed., The Duchess of Malfi : Contemporary Critical Essays, New Casebooks, Houndmills and London, Macmillan, 2000, pp. 1-24. 5 Voir Alison Shell, Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, 15581660 (Cambridge : Cambridge UP, 1999). Le critique pose la question suivante, centrale pour notre propre enquête: "Why it is that literary critics have been largely unconscious of the anti-Catholic prejudice which structures a Websterian or Middletonian vision of evil, and so have performed the illiberal act of perpetuating it" (56). Voir l’analyse qu’Alison Shell donne de la Duchesse d’Amalfi pp. 53-55 dans ce même ouvrage. 6 Sur le "préjugé anti-catholique", voir, par exemple, Peter Lake, "Anti-popery: The Structure of a Prejudice", in Richard Cust and Anne Hughes, eds., Conflict in Early Stuart England, London and New York, Longman, 1988, pp. 72-106 et Anthony Milton, "A Qualified Intolerance : The Limits and Ambiguities of Early Stuart AntiCatholicism", in Catholicism and Anti-Catholicism in Early English Texts, ed. Arthur Marotti, Houndmills and New York, Palgrave, 1999, pp. 85-115. 7 Bertrand Gibert, "L’empreinte de la religion", Le Baroque littéraire français, Paris, Armand Colin, 1997, p. 49. Pour A. Shell (Catholicism, Controversy and the English Literary Imagination, op. cit., p. 103), ce préjugé perdure jusqu’à nos jours et explique pourquoi il existe une telle méfiance autour de la catégorie de baroque: "neither selective blindness nor the Protestantised aesthetic will be solved until […] the English Baroque, with all its attendant Catholic implications, becomes as unproblematic a term for literary critics as it is for architectural historians". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 237 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" baroque — Gisèle Venet et Jean Rousset l’ont très bien fait8. Elle s’interroge plutôt sur les raisons pour lesquelles Webster recourt à cette esthétique. Loin de souscrire à l’idéologie catholique véhiculée par l’art baroque, le dramaturge ne la met en scène que pour mieux la dénoncer. C’est à ce titre que la Duchesse d’Amalfi, dont l’action se situe dans les cours italiennes catholiques au début du XVIe siècle, met à distance la culture baroque, en tant que produit de la ContreRéforme, et à propos de laquelle Victor Lucien Tapie, n’hésite pas à parler de civilisation "baroque" : "Le baroque, écrit-il, est venu d’Italie, il continue la Renaissance, mais dans un climat sociologique tout à fait différent, celui de la grande secousse religieuse de la Réforme, du triomphe de l’Église et des monarchies"9. Inséparable de son contexte social et mental, le baroque est "lié à une certaine étape historique de la sensibilité et de la pensée"10. Entendu dans ce sens, l’art baroque est inspiré de la religion "post-tridentine", c’est-à-dire d’après le Concile de Trente (1545-1563)11. C’est une esthétique qui cherche, par toutes sortes de procédés expressifs, à toucher les sens, à émouvoir le spectateur et à le persuader. De ce point de vue, la méfiance de l’Angleterre à l’égard du baroque n’est pas étonnante. Critiquer l’art baroque est une autre façon d’exprimer son hostilité à l’égard d’une culture prônée par le pape, celui qu’en terre protestante on appelle l’Antéchrist. Dans La Duchesse d’Amalfi, Webster transpose au théâtre les techniques d’expressivité, d’illusion ainsi que le goût de la mise en scène, utilisés par les artistes baroques pour persuader et émouvoir. Il déconstruit ces procédés afin de fustiger le caractère morbide et diabolique de la "société baroque", au sens où l’entend Tapié12. Sa dissection des mœurs dépravées du duc de Calabre et de son frère ––– 8 Voir, Gisèle Venet, ed, La Duchesse d’Amalfi, pp. xi-xxx et Jean Rousset, Circé et le Paon, Paris, Corti, 1954, p. 85 et 137. 9 Voir Victor-L. Tapie, Baroque et classicisme, 1re édition 1957, "Préface de la présente édition", Paris, Hachette, "Collection Pluriel", 1980, p. 47. Voir aussi V.-L. Le Baroque, Paris, PUF, [1961]1988, pp. 45-61 et Bernard Chédozeau, Le Baroque, Paris, Nathan 1989, p. 16. 10 V.-L. Tapié, Baroque et Classicisme, op. cit, 65. 11 Voir V.-L. Tapié, Le Baroque p. 23-24. L’auteur met néanmoins en garde contre une identification simpliste de la Contre-Réforme au style baroque. Voir aussi B. Chédozeau, Le Baroque, op. cit., p. 14 : "cet art paraît étroitement lié, après la période austère des années 1560-1600, à une autre conception de la mise en application des décrets du Concile de Trente". 12 Voir V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, op. cit., p. 50. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 238 Claire Gheeraert-Graffeuille Cardinal, personnages historiques dont le destin est raconté par Bandella dans l’une de ses nouvelles13, est avant tout polémique et vise à stigmatiser le catholicisme comme religion de l’Antéchrist14. Cependant, l’anatomie de la société baroque à laquelle se livre Webster n’a pas seulement une visée polémique : par le biais de plusieurs spectacles enchâssés, le dramaturge représente l’art baroque comme art du mal et de la mort. Il montre que le trompe-l’œil n’est pas seulement le symptôme d’une civilisation malade, mais que c’est une arme dangereuse au service d’une Église et d’un pouvoir corrompus. Le théâtre du Duc Ferdinand et de Bosola n’est pas l’art enchanteur de Prospero dans la Tempête (1611) ou l’art cathartique du médecin Corax dans The Lover’s Melancholy (1629) de John Ford. Le procédé de mise en abyme utilisé par Webster révèle, au contraire, un art baroque délétère et diabolique15. À travers la cour d’Amalfi, Webster met en scène la culture baroque, italienne et catholique comme un monde d’apparences, un théâtre dangereux, dans lequel le seul mode d’être possible est celui de la dissimulation16. Tous ses personnages portent des masques : ce sont des acteurs, des hyprocrites, pour reprendre le terme grec à l’étymologie si éloquente. Être courtisan signifie forcément jouer un rôle, avoir le "visage de l’emploi" (2.1.3), savoir "entortiller sa cravate d’un air affable" (2.1.7), C’est en tout cas ce qu’enseigne le ––– 13 Une version anglaise est fournie par William Painter dans The Palace of Pleasure (Londres, 1567). La novella est traduite en français par Belleforest dans ses Histoires tragiques (1565). Voir Brian Gibbons, ed., The Duchess of Malfi¸ London, Fourth Mermaid Edition, 2001, pp. xi-xv. Sur le regard paradoxal que les Anglais jettent sur l’Italie, on peut se reporter par exemple à A. J. Hoenselaars, "Italy Staged in English Renaissance Drama", Shakespeare’s Italy : Functions of Italian Locations in Renaissance Drama, ed. Michele Marropodi et als., Manchester, Manchester UP, 1993, pp. 30-48. 14 Ce genre d’approche est suggéré par Alison Shell qui regrette que la dénonciation du vice dans les revenge tragedies ne soit pas toujours perçue comme une marque d’anti-catholicisme (Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, op. cit., p. 23). 15 Pour une étude approfondie de la pièce, qui n’utilise à aucun moment la notion de baroque, voir Charles R. Forker, The Skull Beneath the Skin : The Achievement of John Webster, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois UP, 1986, pp. 296-369. 16 Les critiques sont divisés sur la question des rapports de la cour d’Amalfi avec la cour jacobéenne d’une part, et les cours italiennes d’autre part. Nous nous rangeons à l’avis d’A. Shell qui voit dans la pièce de Webster une critique du catholicisme, et non de la cour d’Angleterre. Voir Catholicism, Controversy and the English Literary Imagination, op. cit., p. 55. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 239 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" plus doué des intrigants, le malcontent Bosola17, qui choisit de porter un "vieux costume de mélancolie" (1.2.236), pour servir d’espion au puissant Duc Ferdinand, puis à son frère, le Cardinal. N’apparaissant jamais tel qu’en lui-même, Bosola porte aussi de véritables masques. À l’acte 4, tel Protée, il ne cesse de changer d’identité, se présentant successivement comme un vieil homme (4.2.133), comme un fossoyeur (4.2.136) et comme un sonneur public (4.2.200). Les autres personnages de la pièce considèrent aussi la cour comme une vaste scène de théâtre et, par conséquent, trouvent naturel de devoir y porter un masque. Ainsi, lorsqu’il découvre le secret de la duchesse, le même Ferdinand est résolu de continuer à feindre l’ignorance ("So I will only study to seem / The thing that I am not", 2.5.82-83). Par la suite, il fait de la dissimulation la pièce maîtresse de sa stratégie de vengeance, mettant ses semblables au défi de le percer à jour: " He that can compass me, and know my drifts, / May say he hath put a girdle ’bout the world, / And sounded all her quicksands" (3.1.10608). Quant au Cardinal, une réputation brillante lui sert à "donner le change" ("some such flashes superficially hang on him, for form", 1.2.81-82). Personne ne doit avoir vent de son ancienne alliance avec Bosola (1.2.165-66). Il ne fait aucun doute qu’une telle mise en scène de la duplicité vise à montrer la dépravation sur laquelle la société baroque est fondée. Webster est "baroque anti-baroque" : tout en jouant sur les faux-semblants, il veille à orienter le regard du spectateur en l’invitant à se méfier des apparences trompeuses18. Ainsi, dès la première scène, avant que les autres personnages n’apparaissent, la flatterie et les mœurs dissolues des cours italiennes sont fustigées par Antonio, qui oppose l’opacité et la corruption qui y règnent, à la transparence et à la vertu de la cour de France, comparée à une fontaine d’où s’écoulent une eau de pur cristal —"pure silver drops" (1.1.13). De même, dans les deux premières scènes, de nombreux portraits révèlent la vilenie des personnages19. Le spectateur comprend aussi d’emblée qu’il n’est pas besoin d’être honnête pour prêcher la vertu. Malgré son passé ––– 17 Sur l’habit de mélancolie, voir Karin S. Coddon, "The Duchess of Malfi : Tyranny and Spectacle in Jacobean Drama", The Duchess of Malfi, ed. D. Callaghan, op. cit. pp. 26-28. 18 Cf. les apartés d’Antonio et de Delio dans l’acte 1, scène 2. 19 Par exemple, 1.1.23-29 (Bosola), 1.2.81-93 (le Cardinal) ; 1.2.96-107 (Ferdinand), etc. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 240 Claire Gheeraert-Graffeuille d’assassin au service du Cardinal, Bosola est le "censeur attitré de la cour" (1.1.24). À ce titre, il rappelle très tôt qu’il ne faut à aucun prix se fier aux apparences : "There’s no more credit to be given to th’face / Than to a sickman’s urine" (1.2.182). Il ne manque pas non plus une occasion de dénoncer la perfidie du Cardinal, rappelant que "c’est la voix du diable qui parle par sa bouche" (1.2.118). De la même façon, Ferdinand, le futur assassin de la duchesse, avertit sa sœur des dangers de la fête et des masques : "A visor and a mask are whispering rooms / That were never built for goodness" (1.2.309-10)20. Le comble du paradoxe est que ces personnages ne manquent pas d’appliquer ces raisonnements à eux-mêmes. Avec clairvoyance, Bosola se définit comme "l’enclume du diable, ouatée à souhait", sur lequel ce dernier forge ses péchés en silence (3.2.390)21. De fait, la satire de Webster est d’autant plus cinglante qu’elle est prononcée par ceux-là mêmes qui font le mal et qui jouent avec les apparences. En démontant les mécanismes de l’art de la dissimulation, le dramaturge rend manifeste la contradiction même d’une société dans laquelle tout le monde, sans exception, porte un masque ; c’est là une façon éloquente de suggérer que l’esthétique baroque contient en elle-même le principe de sa propre destruction. Sur le plan dramatique, cette logique baroque de la dissimulation est le principe même de la tragédie : lorsqu’on évolue dans la cour d’Amalfi, il n’y a pas moyen d’échapper à sa spirale destructrice. À aucun moment, les deux frères, Ferdinand et le Cardinal, ne cherchent à sortir du monde d’apparences trompeuses, dont ils sont les ordonnateurs. Le cas de Bosola diffère légèrement. Après la mort de la duchesse, effrayé par le meurtre qu’il vient d’organiser, il promet, si c’était à refaire, de ne plus échanger la paix de sa conscience contre tout l’or de l’Europe ; il semble sur le point de tomber le masque ("off my painted honour", 4.2.414), mais dès qu’il rencontre le Cardinal à l’acte 5, il se coule à nouveau dans le rôle d’intrigant et feint de ne rien savoir sur la mort de la Duchesse (5.2.163-65). Jusqu’à la fin, malgré quelques virevoltes, il se considère engagé dans une pièce de théâtre et, à ses yeux, la mort d’Antonio n’est rien d’autre que l’une de ces méprises qu’il a souvent vues sur scène (5.5.132). Le cas de la duchesse est différent. Elle ne ––– 20 Voir aussi 1.2.274-80. Il déclare aussi que c’est le diable qui enrobe les forfaits de sucre: "Thus the devil / Candies all sins o’er ; and what heaven terms vile, / That names he complimental" (2.1.232-34). 21 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 241 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" choisit la dissimulation et accepte les "règles" de cette société baroque que par nécessité. Pour elle, la cour est un "théâtre ennuyeux" dans lequel elle joue un rôle tragique à contrecœur (4.1.108-09)22. Accepter de vivre sur le mode de l’énigme et du secret, et même prendre modèle sur les tyrans, voilà la seule conduite possible dans une société où la vertu et la transparence sont devenues impossibles : And as a tyrant doubles with his words, And fearfully equivocates, so we Are forc’d to express our violent passions In riddles and in dreams, and leave the path Of simple virtue, which was never made To seem the thing it is not. (1.2.449-54) La duchesse donne ici le ton de toute l’action qui va suivre : les époux ne pourront vivre que dans la clandestinité et seront obligés d’inventer des mensonges pour tenter d’échapper à la menace du duc Ferdinand et du Cardinal. À l’acte 3, par exemple, alors que son secret commence à être éventé, la duchesse allègue qu’Antonio a été congédié pour avoir mal géré la fortune de la duchesse (3.2.210-14). C’est ce qu’elle appelle "un noble mensonge" pour protéger l’honneur (3.2.227). Plus le danger se précise, plus sentiment de révolte devant cette nécessité de feindre se renforce. Pour la duchesse, il est insupportable que le vice règne en maître sur scène alors que la vertu doit se cacher derrière des masques et des tentures : "methinks unjust actions / Should wear these masks and curtains, and not we" (3.2.199200). Quant à Antonio, au terme de la tragédie, il souhaite mourir pour échapper à ce qu’il appelle un simulacre de la vie : "to live thus, is not indeed to live : / It is a mockery and abuse of life" (5.3.60-61). Il remercie son assassin Bosola de lui permettre de devenir enfin luimême dans la mort. Lorsque celui-ci lui demande qui il est, il répond : "A most wretched thing, / That only have thy benefit in death, / To appear myself" (5.4.59-61). Ce refus final du miroitement baroque des apparences n’a pas comme seule signification le rejet d’un mal universel. Les images de dissimulation, les allusions aux tombeaux blanchis de la Bible23, la ––– 22 Voir, par exemple, 4.2.8-9 : "Sit down, / Discourse to me some dismal tragedy". La duchesse n’est pas dupe de la comédie que lui joue Bosola et reprend l’image des sépulcres blanchis (Matthieu 23.27) pour souligner sa duplicité : "Thou dost blanch mischief, / Wouldst make it white" (3.5.34-35). C’est déjà l’image qu’avait 23 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 242 Claire Gheeraert-Graffeuille référence au théâtre sont des lieux communs de la propagande anticatholique24, et il faut donc lire la tragédie de la duchesse comme la critique d’une religion baroque fondée sur la tyrannie des apparences. Une telle interprétation est confirmée par la caractérisation d’Antonio, présenté tout au long de la pièce comme un "crypto protestant", voir même comme un puritain, si l’on en croit les mots de Bosola qui le qualifie de "precise fellow" (2.4.84) – l’adjective "precise" étant au début du XVIIe siècle synonyme de "puritanical" (OED)25. En outre, l’intendant vertueux nie le purgatoire (1.2.388), chante les louanges du mariage (1.2.376-379) tout en rejetant le célibat (3.2.33), ne va à la messe que pour suivre la mode (5.2.147-48), et exalte la patience dans la souffrance, ce qui rappelle le discours des protestants persécutés par Marie Tudor ("O be of comfort, / Make patience a noble fortitude / And think not how unkindly we are us’d", 3.5.88-90). On entend aussi, dès le début de la pièce, Antonio brosser un portrait au vitriol du Cardinal. Non seulement cet ecclésiastique est un "grand courtisan" (1.2.3) qui cède aux plaisirs du monde — c’est un homme à femmes (1.2.80), un joueur (1.2.79), un bon danseur (1.2.79) et un homme habile à l’épée (1.2.80) – mais il est surtout l’agent de l’Antéchrist (le pape dans la polémique anti-catholique), voire l’Antéchrist lui-même. C’est un "prélat mélancolique" (1.2.82) — maladie diabolique que Burton considère comme le "bain du diable"26 — mais aussi un homme politique infâme, jugé trop corrompu pour devenir un jour pape (1.2.89), "qui sème sur sa route flagorneurs, entremetteurs, espions, mécréants et mille autres monstres politiques" (1.2.86-88). Son pouvoir politique dangereux est souligné à plusieurs reprises : il persuade par exemple le pape de saisir l’État d’Ancône (3.4.45-48) avant de procurer ce bien confisqué à Julia (5.1.34-47). Mais c’est lorsqu’en grand maître du baroque, le cardinal –––––– utilisée Ferdinand pour parler de la Duchesse : "Methinks her fault and beauty, / Blended together, show like leprosy, / The whiter, the fouler" (3.3.75-77). 24 Voir A. Shell, Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, op. cit., p. 27. 25 Voir, sur ce point, les remarques pertinentes de William Empson, "My Eyes Dazzle", Essays in Criticism, 14 (1964) reproduit dans G. K. et S. K. Hunter, eds., John Webster, op. cit, pp. 296-98. 26 Voir Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, trad. Bernard Hoepffner, Paris, Corti, 2000, 3.4.2.3, pp. 1786-87 : "Le démon est l'agent principal responsable de cette maladie, car Dieu autorise le démon à s'emparer de ceux que lui-même a abandonnés […] L'instrument habituel qui lui permet de produire cet effet est l'humeur mélancolique elle-même, cad Balneum Diaboli, le bain du diable". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 243 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" manipule les apparences que la satire anti-catholique de Webster se fait la plus mordante. La cérémonie de Notre-Dame de Lorette, dans laquelle l’ecclésiastique revêt en grande pompe les attributs militaires et bannit la duchesse (3.4), en constitue l’exemple le plus éclatant. Dans cette scène, en effet, le dramaturge travestit les excès de la théâtralité baroque27, au point que religion et représentation se confondent dans un intermède sans nul doute blasphématoire pour un catholique. En son temps, l’attaque n’avait d’ailleurs pas échappé au voyageur italien qu’était Orazio Busino, collaborateur de l’ambassadeur de Venise en Angleterre28. Ce dernier n’avait rien vu d’autre dans ce spectacle qu’une mise en cause de la papauté et une marque de mépris supplémentaire de la part de la nation anglaise: "And all this was acted in condemnation of the grandeur of the Church, which they despise and which in this kingdom they hate to the death" (7 February 1618). Sa réaction scandalisée vient du traitement blasphématoire que Webster réserve à la religion catholique29 : la parodie n’en est possible que parce la tragédie se déroule en Italie et qu’une majorité d’Anglais refusent d’accorder au catholicisme le statut de religion30. De fait, la "cérémonie" religieuse (3.4) est décrite comme un mime ("a form of banishment in dumb show", 3.4.14-15) ; les objets du culte, la croix, la mitre, l’aube, l’anneau de cardinal (3.4.11) ont le statut de simples accessoires de théâtre, au même titre que l’épée, le heaume, le bouclier et les éperons (3.4.12). Le cérémonial, résumé dans une indication scénique, est un spectacle comme un autre qui anticipe les représentations orchestrées ––– 27 La notion de théâtralité est une notion souvent utilisée par les historiens de l’art. Voir R. Berry, The Art of John Webster, op. cit., p. 14-15. Cette théâtralité est frappante dans les édifices religieux, comme à Saint Pierre de Rome, ou encore dans les sermons qui se font théâtre de la parole 28 "They showed a Cardinal in all his grandeur, in the formal robes appropriate to his station, splendid and rich, with his train in attendance, having an altar erected on the stage, where he pretended to make a prayer, organising a procession ; and then they produced him with a harlot on his knee. […] Moreover he goes to war, first laying down his Cardinal’s habit on the altar, with the help of his chaplains, with great ceremoniousness; finally he has his sword bound on and dons the soldier’s sash with so much panache you could not imagine it better done" (Anglophorida, 1618, reproduit dans G. K. and S. K. Hunter, eds., John Webster : A Critical Anthology, Harmondsworth, Penguin, 1969, pp. 31-32). 29 Une telle attitude aurait été impensable si la pièce avait eu pour cadre l’Angleterre où toute représentation de sujet religieux était interdite Voir J. Barish, The Antitheatrical Prejudice, op.cit., pp. 158-210. 30 Sur l’idée que la religion catholique est une "anti-religion", voir P. Lake, "AntiPopery : The Structure of a Prejudice", op. cit., pp. 75-76. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 244 Claire Gheeraert-Graffeuille par Ferdinand et Bosola à l’acte 4. Les ecclésiastiques sont de simples acteurs qui jouent le rôle du chœur antique (3.4.16-19) ; ils sont les chantres du vice dissimulé derrière les oripeaux de la vertu (3.4.2036). Quant aux pèlerins, ils deviennent de simples spectateurs, pris en otage par des prêtres corrompus et pervers. Leur point de vue introduit cependant des détails intéressants en soulignant, d’une part, la cruauté et la force d’un tel spectacle baroque (3.4.37-41) et, d’autre part, le rôle de la papauté dans cette annulation brutale du mariage de la duchesse (3.4.45-48). Nul doute donc qu’à travers ce genre de mise en scène parodique, c’est toute la société de cour, italienne et catholique, que Webster stigmatise. Mais ce spectacle laisse aussi à penser que la critique ne porte pas seulement sur la "société baroque", mais aussi sur le médium, c’est-à-dire sur l’art baroque lui même31. Dans la Duchesse d’Amalfi, la vengeance par le théâtre à laquelle se livre Ferdinand à l’acte 4 montre le pouvoir et le danger que représente l’art baroque. Par le procédé de mise en abyme, Webster met à jour les fondements dépravés de cette esthétique: au lieu de faire l’éloge du théâtre comme la plupart de ses contemporains, le dramaturge dénonce au contraire son caractère morbide et délétère. Pourtant, en théorie le théâtre a une vertu thérapeutique ; c’est ce que rappelle un domestique à la duchesse avant que les fous ne fassent leur entrée à l’acte 4, scène 2 : A great physician, when the Pope was sick Of a deep melancholy, presented him With several sorts of madmen, which wild object Being full of change and sport, forc’d him to laugh, And so th’imposthume broke : the selfsame cure The duke intends on you. (4.2.49-54) Ferdinand reprend le lieu commun de la guérison par le théâtre exposé par le serviteur, tout en le subvertissant. En choisissant de recourir à une "médecine radicale" ("desperate physic", 2.5.33)32, il transforme la purgation aristotélicienne des passions en un sacrifice sanglant : ––– 31 Sur la question de la théâtralité, voir Andrea Henderson, "Death on Stage, Death of the Stage : The Antitheatricality of The Duchess of Malfi", The Duchess of Malfi, éd. D. Callghan, op. cit., pp. 61-79. 32 Sur les représentations médicales dans la Duchesse d’Amalfi, on peut se reporter à William Kerwin, "‘Physicians are like Kings’ : Medical Politics and The Duchess of Malfi", English Literary Renaissance, 28.1 (1998), pp. 95-117. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 245 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" We must not now use balsamum, but fire, The smarting cupping-glass, for that’s the mean To purge infected blood, such blood as hers. (2.5.34-36) En effet, faire couler le sang vicié ne vise pas la guérison de la duchesse mais sa mort. D’ailleurs, Ferdinand a tôt fait d’avertir son frère le Cardinal que sa vengeance sera fatale puisque qu’il veut "mettre en pièces la duchesse" (2.5.42). Ce faisant, il fait subir un second détournement à la catharsis théâtrale, puisque c’est lui, concepteur de ce spectacle morbide, qui recherche la guérison. À sa sœur, il réserve le statut de victime sacrificielle dont le sang versé pourra apaiser sa fureur : "Tis not [her] whore’s milk that shall quench my wild fire / But [her] whore’s blood" (2.5.64-65), dit-il au Cardinal, terrifié par cette rage démesurée (2.5.74-81). Dans cette perspective de vengeance barbare, la fonction des figures de cire et de la main coupée devient claire : amener la duchesse au désespoir, ou pour reprendre les mots de Ferdinand : "To bring her to despair" (4.1.152). Le désespoir est ici à entendre dans son sens théologique, comme péché irrémissible condamnant à l’enfer33 — acception par ailleurs confirmée par la malédiction de Ferdinand ("Damn her !", 4.1.158). Ainsi, le duc pervertit l’art baroque au point d’inverser sa vocation d’encouragement à la piété. Le théâtre, loin d’élever l’âme, est un art du désespoir et un instrument de torture — et c’est bien comme cela que le considère la duchesse, lorsqu’elle déclare, avant de subir le supplice de la ronde des fous : "let them loose when you please, / For I am chain’d to endure all your tyranny" (4.2.70-71). Logique avec lui-même, Ferdinand utilise tous les procédés expressifs de l’art baroque pour conduire la duchesse au désespoir puis à la mort. Aidé de Bosola, son metteur en scène, il devient maître de l’illusionnisme macabre. Lorsque, dans l’obscurité, il lui tend une main coupée (4.1.55), la duchesse croit serrer la main d’Antonio : " here is a hand / To which you have vow’d much love : the ring upon’t / You gave" (4.2.55-57). Elle embrasse le cadavre avant de découvrir avec horreur la réalité : "You are very cold. / I fear you are not very well after your travel. / Ha ! lights : Oh, horrible !" (4.1.66-68). Cet illusionnisme de l’horreur est délibéré ; c’est le résultat d’une mise en ––– 33 "Oh, fie ! Despair ? remember / You are a Christian", 4.1.96-97. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 246 Claire Gheeraert-Graffeuille scène soignée, des rideaux et des voiles transparents34 ayant été disposés pour dissimuler les figures de cire. Le leurre est tel que certaines mises en scène vont jusqu’à accentuer l’effet de trompe-l’œil suggéré par le texte35 : comme la duchesse, le spectateur croit véridiques les mots de Bosola et pense qu’Antonio et ses enfants sont morts – "[Ferdinand] doth present you this sad spectacle / That now you know directly they are dead" (4.1.77-78). Ce n’est qu’à la scène suivante, au moment où la duchesse va rendre son dernier souffle que l’illusion se donne pour ce qu’elle est et que Bosola en virtuose de l’illusion baroque avoue finalement: "The dead bodies you saw were but ‘feign’d statues" (4.2.429). Le deuxième spectacle offert par Ferdinand à sa sœur est une ronde de fous, censés la rendre folle (4.1.163) et lui donner un avantgoût de l’enfer36. La torture par le théâtre est agression du cœur, du corps et des sens : "We’ll bell, and bawl our parts, / Till irksome noise have cloy’d your ears ; / And corrosiv’d your hearts" (4.2.79-81). Avec l’entrée de Bosola, déguisé en vieillard et jouant le rôle de fossoyeur, commence la mise à mort de la duchesse. Dans un style typiquement baroque, il prononce un sermon sur la vanité, afin de préparer sa victime à la bonne mort ou, pour reprendre les mots de Bosola, "to mortification" (4.2.206) ; se suivent des images de décomposition propres à émouvoir l’auditeur (par exemple celle du corps rongé par les "vers" [4.2.151], qui est aussi un "coffret à poudre de momies" [4.2.148]) , le rappel du temps qui passe (4.2.157-59) et le constat de la misère de l’homme. Bosola invite ensuite la duchesse à se préparer rituellement à la mort (4.2.205-24). Le spectacle se termine sur l’étranglement de l’héroïne qui passe du statut de spectatrice à celui de victime. Les cordes qu’on a apportées en même temps que le cercueil, d’abord présentées comme de simples accessoires de théâtre, deviennent des instruments d’une torture qui a lieu sur scène. Lorsque le Cardinal utilise une Bible empoisonnée pour assassiner Julia (5.2.331-34), la religion est mise au service du ––– 34 "Here is discovered, behind a traverse, the artificial figures of Antonio and his children ; appearing as if they were dead" (4.1.73-75). 35 "These presentations are but fram’d in wax / By the curious master in that quality, / Vincentio Lauriola, and she takes them / For true substantial bodies" (4.1.146-50). 36 Le "deuxième fou" donne une description de l’enfer qui fait songer aux tableaux de Jérôme Bosh: "Hell is a mere glass-house, where the devils are continually blowing up womens’s souls on hollow irons, and the fire never goes out" (4.2.91-93). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 247 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" meurtre37. Enfin, dans l’étrange cérémonie baroque que Ferdinand a préparée à sa soeur, le crucifix devient un vulgaire objet de superstition : "And (the foul fiend more to check) / A crucifix let bless your neck" (4.2.221-212), un élément de plus dans la satire anticatholique que Webster a choisi de mettre en scène. Dans un premier temps la réussite de cet art baroque semble totale ; l’art du désespoir savamment étudié par Ferdinand est suivi d’effet puisque la duchesse, prenant l’exemple de Portia, est tentée par le suicide (4.1.93-95) ; désespérée, elle s’imagine endurer les tortures de l’enfer ("That’s the greatest torture souls feel in hell ; / In hell : that they must live, and cannot die", 4.1.91-92). Elle maudit le monde entier et rêve d’un retour au chaos primitif (4.1.128-29). Mais cette attitude se renverse et l’art de Bosola est mis en échec: pendant la ronde des fous, la duchesse demeure imperturbable et conserve son identité, affirmant malgré les circonstances : "I am the Duchess of Malfy still" (4.2.165). En dépit de toutes les intimidations théâtrales dont elle fait l’objet, elle n’a pas peur de la mort —"Peace it affrights not me" (4.2.199) — persuadée que les "portes du ciel" lui sont ouvertes (4.2.271)38. Sa résistance et sa grandeur héroïques constituent une critique en actes de l’ars moriendi que Bosola et Ferdinand utilisent à des fins meurtrières39. L’ironie ici est que l’art baroque du désespoir finit par ravager ceux qui ont voulu s’en servir comme d’une arme. À l’acte IV, Ferdinand, lycanthrope, est frappé par la folie désespérée (5.2.43-49) tandis que le cardinal souffre de mélancolie. Les deux personnages sont tous les deux persuadés de leur damnation, comme si leur art délétère avait fini par se retourner contre eux (5.2.232 et 5.5.1-8) et par les contaminer. La critique du baroque italien est d’autant plus radicale qu’elle s’attaque à sa nature même en le considérant comme un art immoral qui cultive à dessein l’artifice. Cette définition est justement celle de Bosola, du Cardinal et du Duc, pour qui la beauté existe ––– 37 Sur la rhétorique du poison, voir Mariangela Tempera, "The Rhetoric of Poison in John Webster’s Italianate Plays", Shakespeare’s Italy : Functions of Italian Locations in Renaissance Drama, ed. Michele Marropodi et als., Manchester, Manchester UP, 1993, pp. 229-50. 38 Voir aussi 4.2.245-47 : "Who would be afraid on [death] / Knowing to meet such excellent company / In the other world?" 39 Sur l’attitude tragique singulière de la Duchesse, voir l’analyse de Gisèle Venet (La Duchesse d’Amalfi, p. xxvi). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 248 Claire Gheeraert-Graffeuille indépendamment de la morale. Ainsi Bosola élève son habileté à tromper la duchesse au rang d’œuvre d’art et justifie ainsi sa perfidie par des raisons esthétiques. Ses actions en trompe-l’œil sont parfaites et méritent tous les éloges : "And men that paint weeds to the life are prais’d" (3.2.398); avant même que ne commence la scène de torture, il esthétise le malheur de la duchesse en lui trouvant plus de grâce dans ses larmes que dans son sourire (4.1.8-9). De la même façon, Ferdinand, dans un désir pervers, veut transformer sa sœur en œuvre d’art et se réjouit de son succès: "Excellent ; as I would wish : she’s plagu’d in art" (4.1.146). Mais la réussite dans le mal est telle que même le diable en personne, Ferdinand, éprouvant finalement quelque dégoût devant la mort cruelle de la duchesse, reproche à Bosola d’avoir trop bien joué les traîtres — ou pour reprendre ses mots "And, for my sake, thou hast done much ill well" (4.2.354). Le Cardinal n’est pas en reste : Silvio le présente comme un artiste du mal qui aurait "tordu plus de visages en grimaces par sa cruauté que Michel-Ange n’a peint de sourires" (3.3.61-63). À l’inverse de ses frères, la duchesse, dès le début de la pièce, se méfie de l’artifice. D’emblée, elle critique la facticité des cérémonies de mariage et déclare devant Antonio : "I do here put off all vain ceremony" (1.2.462)40. Il en va de même de l’art en général, qu’elle considère comme artificiel et œuvre de mort. Au moment de se marier, elle refuse d’être comparée à la statue agenouillée au pied de la tombe de son mari : "This is flesh and blood, sir ; / ’tis not the figure cut in alabaster / Kneels at my husband’s tomb" (1.2.459-61). Elle est aussi horrifiée par les mots de Cariola qui lui apprend qu’elle se met à ressembler à son propre portrait accroché dans la galerie de son palais, suggérant ainsi que l’art du trompe-l’œil est nécessairement porteur de mort : Duch. […] Who do I look like now ? Cari. Like to your picture in the gallery, A deal of life in show, but none in practice. (4.2.37-39). Dans cette cour baroque, étouffante et morbide, la seule échappatoire41 reste la nature, évoquée par la duchesse sur le mode pastoral, comme ––– 40 Sur le comportement paradoxal de la duchesse devant les cérémonies, voir James L. Calderwoord, "The Duchess of Malfi : Styles of Ceremony", Webster : The White Devil and the Duchess of Malfi, Casebook Series, ed. R. V. Holdsworth, Houndsmill and London, Macmillan, 1975, pp. 107-09. 41 La tyrannie de la religion catholique est un des lieux communs de la satire anticatholique. P. Lake, "Anti-popery : The Structure of a Prejudice", op. cit., p. 77. Toute la thématique de l’espionnage et de l’enfermement qui traverse la pièce renvoie donc encore au "préjugé" anti-papiste décrit par Lake. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 249 "Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster" synonyme de liberté et de vie : The birds that live i’ th’ field On the wild benefit of nature live Happier than we; for they may choose their mates, And carol their sweet pleasures to the spring. (3.5.25-28)42 Au terme de ce cheminement, l’art baroque apparaît dans la Duchesse d’Amalfi comme un art dépravé que Webster cherche à tout prix à mettre distance. La théâtralité baroque sur laquelle repose tout le processus d’enfermement et la mise à mort de l’héroïne éponyme est dévoyée. La dissimulation et l’artifice, fondements d’une esthétique et d’une société mortifères, sont les vecteurs d’une satire anti-catholique féroce, similaire à celle qui s’exprime dans la propagande anti-papiste contemporaine. Vue sous cet angle, la notion de baroque est opératoire et utile : elle permet de relier des formes esthétiques à une critique idéologique — lien qui n’est pas fait par la plupart des commentateurs, plus enclins à déterminer la moralité ou le degré de décadence de la pièce qu’à étudier ses enjeux esthéticopolitiques. Enfin, et pour suggérer peut-être une des limites de cette satire websterienne du baroque, on peut se demander dans quelle mesure une telle critique de la théâtralité baroque, comme art du désespoir et de la folie, ne se retourne pas contre l’art du dramaturge lui-même : en plus d’une satire anti-catholique, le dramaturge développe, sur un mode paradoxal, des arguments anti-théâtraux. En ce sens, la mise en abyme d’un baroque dépravé dans la Duchesse d’Amalfi constituerait une attaque implicite contre le théâtre et aurait ainsi sa place dans la lutte sans merci que se livrent, à la même époque, les défenseurs et les ennemis du théâtre. ––– 42 Voir aussi 4.2.16-17 : "The robin-redbreast and the nightingale / Never live long in cages". Sur le refus de l’artifice, voir Catherine Belsey, "Emblem and Antithesis in The Duchess of Malfi", Renaissance Drama, 11 (1980), pp. 122-23. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew : or, The Merry Beggars : une dramaturgie baroque? Athéna EFSTATHIOU-LAVABRE Université de Versailles – Saint-Quentin Curate. Best look into yourself, sir. The world's a stage, on which you both are actors, and neither to be his own judge. Touchwood. But he has played many vile and beastly parts in it. Let him go, I would see his last exit and hiss him out of it. (IV, 4, 15-18) Cet extrait de The Sparagus Garden1, comédie écrite par Richard Brome, en 1635, vers le milieu de sa carrière renvoie au thème du theatrum mundi2. Cette "métaphore inventée à l'Antiquité …", est selon Patrice Pavis "généralisée par le théâtre baroque qui ––– 1 Richard Brome, A Critical Edition of Richard Brome’s The Weeding of Covent Garden and The Sparagus Garden, éd. Donald S. Mc Clure, New York, Garland, 1980, p. 313. 2 "Les stoïciens, les platoniciens et les pères de l'Eglise, plus particulièrement Epictète, Plotin et Saint Jean Chrysostom, ont comparé la condition de l'homme à celle d'un acteur, le rôle de la Providence à celui d'un directeur de théâtre, d'un drame et d'un critique." (p. 343) Jean Jacquot, "Le théâtre du Monde de Shakespeare à Caldéron," Revue de Littérature Comparée, 31.3 (1957), pp. 341-72. Voir aussi "The World as Theatre", Frank J. Warnke, Versions of Baroque European Literature in the Seventeenth Century, New Haven et Londres, Yale University Press, 1972, pp. 66-89. Pour une étude du thème portant spécifiquement sur les pieces de Brome, voir Jackson I. Cope, The Theatre and the Dream : From Metaphor to Form in the Renaissance, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1973. L’auteur traite notamment de The Queen’s Exchange, The English Moore, The Antipodes et A Jovial Crew, mais commente aussi dans ses notes The Novella et The Queen and the Concubine. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 252 Athéna Estathiou - Lavabre conçoit le monde comme un spectacle …"3 L'œuvre de Richard Brome offre la vision d'un monde à l'image d'une grande scène. Démocrite, philosophe rieur, qui a tant marqué les XVIe et XVIIe siècles, n'affirmait-il pas à cet égard que : "Le monde est théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors4". S'il puise dans le genre de la comédie urbaine et de la comédie des humeurs, il serait néanmoins réducteur de restreindre au seul héritage jonsonien les influences qui traversent l'œuvre de Richard Brome. En effet, l'héritage élisabéthain, et notamment l'influence shakespearienne5, sont tout à fait prégnants. La métaphore du theatrum mundi imprègne l'œuvre de Shakespeare6 et celle de ses contemporains. Brome puise dans l'imagination poétique de Shakespeare. Dans son étude critique récente sur l’auteur, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage, Matthew Steggle écrit : […] Brome’s echoes of and direct allusions to plays including King Lear, Macbeth, The Winter’s Tale, and the histories also mark him out as an important early inheritor of Shakespeare.7 ––– 3 "Theatrum mundi", Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2002, p. 382. Voir aussi en relation étroite avec le théâtre dans le théâtre, "Chapitre 3 : La Révélation", Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française, (1981), Genève, Droz, 1996, pp. 292-319. 4 “Les Abdéritains, Démocrite, B CXVII. 84 ”, Les Présocratiques, éd. établie par Jean-Paul Dumont avec la collaboration de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier, Paris, Gallimard, NRF, 1988, p. 873. 5 Héritage direct de la célèbre tirade prononcée par Jacques dans la comédie shakespearienne, As You Like It, écrite en 1599 : "All the world's a stage, / And all the men and women merely players. / They all have their exits and entrances, / And one man in his time plays many parts, (II, 7, 139-142), As You Like It, éd. Alan Brissenden, the World’s Classics, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 150. Ce thème est également repris par Shakespeare dans sa tragédie, Macbeth (1605) : "Life's but a walking shadow; a poor player, / That struts and frets his hour upon the stage, / And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing." (V, 5, 24-28) Macbeth, éd. Kenneth Muir, (1951) Londres et New York, Routledge, 1991, p. 154. 6 Pour l'importance de cette métaphore dans les tragédies shakespeariennes, voir l'introduction de Gisèle Venet, Temps et vision tragique, 2ème éd. revue et corrigée, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, pp. 13-14. 7 Matthew Steggle, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 4. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 253 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" Dans The Antipodes, Brome évoque en effet explicitement Shakespeare. Le meneur de jeu, Letoy, parle ainsi de sa troupe de comédiens : "I tell thee, / These lads can act the emperors' lives all over, / And Shakespeare's chronicled histories, to boot."(I, 2, 66-68)8. En outre, le recours aux catégories exogènes du baroque, telles qu'elles ont été définies surtout par la critique française, et notamment par Claude Gibert-Dubois9, Didier Souiller10, Georges Forestier11, et – pour ce qui est du théâtre anglais – Gisèle Venet12, permet de rapprocher Brome de ses contemporains européens. L'usage d'une telle métaphore, qui ne saurait se limiter à une simple mode, révèle une manière d'appréhender le monde commune aux dramaturges européens. Dans Le baroque en Europe et en France, Claude-Gilbert Dubois écrit : Chaque pays a […] une littérature nationale, nettement différenciée. Néanmoins, au-delà de chaque spécification, il est possible de trouver des caractéristiques communes qui permettent de parler d'un ordre et d'une esthétique baroques […] Si les littératures manifestent des tendances visibles à développer la spécificité nationale, et ne peuvent encore avoir entre elles d'interaction […] il existe un échange qui s'opère dans l'immédiateté entre les divers pays européens : c'est celui qui concerne les idées et les formes.13 Le concept abstrait du theatrum mundi se concrétise à travers le procédé baroque de théâtre dans le théâtre. Les thèmes abordés et les procédés dramatiques mis en œuvre par Brome de façon récurrente ––– 8 L’édition de The Antipodes utilisée dans cette étude est Richard Brome, The Antipodes, in Three Renaissance travel plays, (1995) éd. Anthony Parr, Manchester et New York, Manchester University Press, 1999. Si Letoy se réfère au nom du Barde pour faire l'apologie de sa troupe, Brome quant à lui, puise selon toute vraisemblance dans Hamlet avant que ne débute la pièce enchâssée. 9 Voir Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque : profondeurs et apparences, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993 et Le baroque en Europe et en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1995. 10 Voir Didier Souiller, La littérature baroque en Europe, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 11 Voir Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française, op.cit. 12 À titre d’exemple voir Gisèle Venet, "L’Angleterre dans l’Europe baroque", Littératures classiques 36 (1999) : 153-63, "Shakespeare, Maniériste et Baroque?", Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, n° 55, novembre 2002, pp. 7-25, et Temps et vision tragique, 2ème éd., op.cit. 13 Claude-Gilbert Dubois, Le baroque en Europe et en France, op.cit., pp. 125, 127128. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 254 Athéna Estathiou - Lavabre sont communs aux œuvres théâtrales européennes de l'époque. Le procédé de théâtre dans le théâtre, toujours utilisé par les dramaturges anglais des années 163014, notamment sous forme de masque15, connaît un réel engouement chez les dramaturges européens de la même période. L'Illusion comique16 de Pierre Corneille en est un illustre exemple, tout comme El Gran Teatro del Mundo Auto Sacramental Alegórico17 de Pedro Caldéron de la Barca. Dans l'œuvre bromienne, ce passage de la "métaphore à la forme " provoque une réflexivité19 endogène, questionnant, sans jamais théoriser, le théâtre sur lui-même. Il s'inscrit donc une fois encore bien dans le sillage du Barde, qui, comme le remarque Gisèle Venet dans Shakespeare : Maniériste et baroque?, "se met en scène dans les poètes de ses comédies (…) pour commenter son propre travail sur les mots, ses propres choix, son "art poétique" (…) et commenter son propre art dramatique…"20 C'est au cœur même des actions enchâssées, second degré de la fiction, que s'exprime la τέχνη de Brome, son art. En effet, il n'est pas d'enchâssement qui n'offre en miniature une certaine Περί Ποιητικής bromienne. A Jovial Crew 18 ––– 14 Afin de se rendre compte de l'importance et de la fréquence du procédé dans les pièces anglaises dès la fin du seizième et pendant le premier tiers du dix-septième siècle, voir The Show Within : Dramatic and Other Insets. English Renaissance Drama (1550-1642), éd. François Laroque, vol. 1 et 2, Université Paul-ValéryMontpellier III, Centres d'Études et de Recherches Elisabéthaines, Montpellier, 1992. 15 Voir "2. Court and Kingship", Julie Sanders, Caroline Drama : The Plays of Massinger, Ford, Shirley and Brome, Londres, Northcote House Publishers, 1999, p. 18. 16 "Année probable de la composition de l'œuvre, créée à la fin de 1635 ou en 1636 sur la scène du théâtre du Marais". Voir Pierre Corneille, L'Illusion comique, éd. Georges Forestier, Paris, Le livre de Poche, 1987, p. 112. 17 Pour la chronologie ainsi que les dates des pièces de Caldéron se reporter aux annexes "Chronologie" dans Caldéron, Le Grand théâtre du monde, El Gran Teatro del mundo, présentation, traduction, notes, annexes, chronologie, et bibliographie par François Bonfils, éd. bilingue, Paris, GF Flammarion, 2003, pp. 209-229. Voir aussi tout particulièrement dans l'introduction de cette édition, l'excellente analyse faite de la métaphore, "Le theatrum mundi ou le succès d'une métaphore", Bonfils, op.cit., pp. 28-37. 18 Emprunté au sous-titre de l’ouvrage de Cope, The Theatre and the Dream : From Metaphor to Form in the Renaissance, op.cit. 19 Voir A. R. Braunmuller, "Self-conscious dramaturgy and dramatic illusion", in The Cambridge Companion to English Renaissance Drama, éd. A. R. Braunmuller et Michael Hattaway (1990), Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 81-90. Voir aussi Pavis, op.cit., p. 10. 20 Voir Gisèle Venet, "Shakespeare, Maniériste et Baroque?", op.cit., p. 20. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 255 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" révèle ainsi la poétique que Brome élabore dès 1636 avec The Antipodes, où, s'adressant à Peregrine lors du second enchâssement, Letoy énonce textuellement le terme de méthode en parlant du masque enchâssé : Letoy. Observe the matter and the method. Peregrine. Yes. Letoy. And how upon the approach of Harmony Discord and her disorders are confounded. (V, 2, 351-353) Si, comme l'écrit Pierre Pasquier, Quoi que l'on fasse, il subsistera toujours une forte disparité entre la réflexion classique, qui s'est donné pour but d'édifier une doctrine, de concevoir un véritable modèle dramatique, voire d'élaborer une poétique officielle, et la méditation baroque qui préfère la métaphore au concept et ne voit dans la formalisation théorique qu'une vanité parmi d'autres,21 l'absence de théorie explicite n'exclue pas la présence d'une réelle méthode lorsqu'il s'agit de mettre une structure en abyme, tel le recours à un prologue ou encore l'emploi d'une versification rimée. Quant au procédé de théâtre dans le théâtre, je me propose ici de l'examiner, en m'appuyant sur A Jovial Crew, or The Merry Beggars, car la pièce enchâssée y occupe une place tout à fait originale, et ce à double titre : dans l'œuvre de l'auteur, mais aussi par rapport à l'esthétique baroque qui la régit. *** Depuis l’ouvrage remarqué de Martin Butler, Theatre and Crisis, publié en 1984, où le critique affirmait que A Jovial Crew est “[…] a truly national play written at a turning-point in the history of the English stage and the English nation”22, d'autres critiques à sa suite, tels que Ira Clark23, Michel Bitot24, Julie Sanders25 et plus ––– 21 Pierre Pasquier, La mimèsis dans l'esthétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1995, p. 10. 22 Voir Martin Butler, Theatre and Crisis 1632-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 275. Voir aussi, pp. 269-279. 23 Voir Ira Clark, Professional Playwrights : Massinger, Ford, Shirley, and Brome, Lexington, Kentucky University Press, 1992, pp. 157-161. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 256 Athéna Estathiou - Lavabre récemment Matthew Steggle26, ont proposé des lectures analogues. Ainsi, A Jovial Crew a surtout été analysé à travers le prisme politique. L'Angleterre se trouve à la veille d'une guerre civile – nous sommes en 1642, d’après la nouvelle date de la pièce, proposée par Matthew Steggle27. L'étude du théâtre dans le théâtre et de la mise en abyme, ainsi que l'analyse du discours métathéâtral que les deux procédés engendrent, ont donc été négligées, quoiqu'elles ne fussent pas moins pertinentes. Traitant du "théâtre dans le théâtre" et de la "mise en abyme", j'emprunte ici volontiers les définitions développées par Georges Forestier dans Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle. Le théâtre dans le théâtre consiste en un "dédoublement structurel", une pièce dans la pièce, tandis que la mise en abyme est "un dédoublement thématique". Si le procédé de théâtre dans le théâtre peut se doubler d'une mise en abyme, établissant "une correspondance étroite entre le contenu de la pièce enchâssante et le contenu de la pièce enchâssé"28, il est rare d'assister simultanément à un dédoublement structurel et thématique, en raison, selon Forestier, d'une "complexité [qui] dépasse de beaucoup les moyens de la plupart des dramaturges.29" Pourtant, comme dans l'Hamlet de Shakespeare, la structure et le contenu sont bien dédoublés dans A Jovial Crew qui constitue le seul exemple du canon bromien où l'histoire de la pièce enchâssée reflète celle de la pièce cadre. L'ingéniosité de Brome réside dans sa manière de choisir la méthode de la fiction dans la fiction pour examiner le théâtre lato sensu. Dans A Jovial Crew, le dédoublement thématique et structurel soulève des questions clefs concernant la notion de mimesis. Brome met en effet en scène des acteurs fictifs interprétant leurs propres rôles au sein d'une pièce enchâssée ainsi qu'un spectateur, Oldrents, 24 Voir Michel Bitot, 'Alteration in a commonwealth : disturbing voices in Caroline drama", Cahiers Elisabéthains, 47 (1995), pp. 79-85. 25 Voir Sanders, Caroline Drama. The Plays of Massinger, Ford, Shirley and Brome, op.cit. pp. 56-71. 26 Voir Steggle, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage, op.cit., pp. 163-174. 27 Voir Matthew Steggle, "Redating A Jovial Crew", The Review of English Studies, New Series, vol. 53., n° 211 (2002), pp. 365-372. 28 Voir Forestier, op.cit., p. 13. 29 Forestier, ibidem. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 257 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" qui assiste à la représentation de sa propre vie et fait ainsi l'expérience salvatrice de la connaissance de soi à travers l'illusion. 1. Le théâtre dans le théâtre et les " histoires vraies ". Avant de traiter des enjeux du théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew, il importe de fournir un synopsis de la pièce. Oldrents tombe dans une profonde mélancolie, car un magicien lui prédit que ses filles vont devenir mendiantes. Au printemps, son intendant Springlove part effectuer un pèlerinage saisonnier avec un groupe de mendiants qui comprend courtisans, avocats, soldats et comédiens, et dont il est le meneur. Les deux filles de Oldrents et leurs prétendants respectifs décident de se joindre à Springlove et à son équipage. Ils entendent ainsi connaître la vie des mendiants et purger Oldrents de sa mélancolie, comme si la réalisation de la prédiction qu'il redoute pouvait le libérer de son appréhension maladive. Mais les gueux se font arrêter. Ils sont emmenés devant le juge Clack, qui leur demande de jouer une pièce pour divertir son ami Oldrents et menace de les châtier s'ils n'y parviennent pas. C'est ici, à la scène 1 de l'acte 5, que débute le théâtre dans le théâtre. Le juge Clack propose à Oldrents, spectateur intérieur tout à fait conscient de son rôle face à ce qu'il sait n'être qu'une illusion, de choisir la pièce qu'il souhaite voir représentée parmi quatre titres figurant sur une feuille : The Two Lost Daughters, The Vagrant Steward, The Old Squire and the Fortune-Teller et The Beggar's Prophecy. Oldrents n'est pas dupe. Face à ce choix qui n'en est pas réellement un, il réplique aussitôt : Oldrents. All these titles may serve to one play, of a story that I know too well. I'll see none of them. (V, 1, 293-294)30 Ce refus catégorique témoigne de l'état d'esprit dans lequel se trouve le personnage : il manifeste la volonté de se divertir, au sens ––– 30 Toutes les citations de A Jovial Crew proviennent de Richard Brome, A Jovial Crew, éd. Ann Haaker, Londres, Edward Arnold, 1968. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 258 Athéna Estathiou - Lavabre étymologique, à savoir "tourner, se tourner" de sa propre histoire. Pour Oldrents le plaisir du spectacle ne réside certainement pas dans le rapport d'une histoire jouée avec une histoire vécue. Le recours à la modalité est prégnant. À travers l'emploi du verbe modal "may", dont la valeur fondamentale renvoie à l'équipossibilité, Oldrents exprime la probabilité de voir sa propre histoire devenir l'objet de la création poétique. Le verbe modal "will" établit un lien proche entre le sujet "I" et le prédicat "see none of them". À ce stade du pré-enchâssement, Oldrents se résout à choisir une pièce dont le titre évoque moins sa propre histoire : Hearty. Then here's The Merry Beggars. Oldrents. Ay, that; and let'em begin. (V, 1, 295-296) Le choix de Oldrents représente une certaine ironie dramatique. En effet, le spectateur fictif, qui ne peut aucunement en être conscient, vient de choisir d'assister à une pièce de théâtre qui porte le même titre que celle à laquelle assistent les spectateurs réels : A Jovial Crew : or, The Merry Beggars. Ce dédoublement homonyme renforce l'idée selon laquelle Oldrents n'est pas véritablement maître de son propre destin. Croyant pouvoir échapper à la représentation de sa propre histoire, il s'apprête pourtant à devenir le sujet mimétique de la pièce enchâssée. Comme Charlotte Spivack l'a montré à propos du théâtre dans le théâtre de la période caroléenne, "As the play-within-a play explores the state of mind of the viewer, it shifts the focus from the deed as object to the doer as subject"31. À l'instar des autres spectacles enchâssés bromiens, "the Merry Beggars" commence par un court prologue, dont la versification prend ici la forme de pentamètres ïambiques rimés. Le prologue, joué par le Poète du groupe des gueux, provoque aussitôt une réplique supplémentaire de la part du spectateur fictif au sujet des "histoires vraies" : Poet. To knight, to squire, and to gentles here, ––– 31 Charlotte Spivack, 'Alienation and illusion : the play-within-the-play on the Caroline stage', Medieval and Renaissance Drama in England in England 4 (1989), p. 196. Voir pp.195-210 pour tout l’article. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 259 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" We wish our play may with content appear. We promise you no dainty wit of court, Nor city pageantry, nor country sport : But a plain piece of action, short and sweet; In story true. You'll know it when you see't. Oldrents. True stories and true jests do seldom thrive on stages. (V, 1, 302-308) Alors qu'il refusait qu'on lui représente l'une des quatre pièces au prétexte qu'elles ressemblaient trop à sa propre vie – All these Titles may serve to one play, of a story that I know too well. I'll see none of them – Oldrents prétend désormais qu'il est rare que les histoires vraies soient représentées. Il témoigne donc d'une soudaine incrédulité face à ce qu'il semblait redouter. Le Poète, représentant de Brome – qui égratigne au passage les poètes de cour – insiste sur le fait que l'histoire à laquelle le spectateur intérieur va assister est l'imitation d'une action vraie. Cette référence à une "histoire vraie" renvoie ici autant à la notion de "véridique" qu'à celle de "vraisemblable ». J'entends ici par "vraisemblable" une action qui a lieu sur scène et dont on conçoit aisément qu'elle puisse avoir lieu dans la vie. Il ne s'agit donc pas de la définition classique du terme, qui implique le respect de la bienséance et des trois unités, et notamment la coïncidence entre le temps de la représentation et le temps de la fiction. La problématique32 selon laquelle, comme l'exprime Boileau, "Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable" (Chant III, 48)33 n'effleure pas la sensibilité baroque d'un auteur peu soucieux de la convenance. Oldrents est donc dans la position qu'occupera Granger dans Le pédant joué de Cyrano de Bergerac, composé autour de 1645. La pièce française reproduit un cadre mimétique analogue, où le spectateur fictif assiste à la représentation d'une histoire véridique. Les propos de Corbineli font écho à ceux du Poet : "Donc ce que je ––– 32 Voir aussi l'explication de Alexandre Gefen : "Le vraisemblable n'est pas pour autant le vrai, car la représentation littéraire ne satisfait pas à l'impératif d'exhaustivité, d'unicité et de réfutabilité qui sont le propre de la vérité au sens philosophique du terme : […] En somme le vraisemblable relève de la "vérisimilitude", c'est-à-dire d'une forme d'imitation de la vérité qui substitue au critère formel et logique la rationalité narrative, et qui remplace l'exigence de référence propre au vrai par l'exemplarité des mondes possibles à l'intérieur d'un contexte et d'un intertexte donné." Alexandre Gefen, La mimésis, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 236. 33 Boileau, Art Poétique, 1674, Paris, Larousse, 1988, p. 64. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 260 Athéna Estathiou - Lavabre désire vous représenter est une véritable histoire et vous la connaîtrez quand la scène se fermera" (V, 4)34. Si Oldrents ne réfute pas catégoriquement l'affirmation du Poète, il la met cependant en question à travers l'usage du syntagme adverbial "do seldom". Pour lui, il n'est guère probable qu'une chose aussi rare se produise. En dépit de sa réticence initiale à voir représentée une pièce dont le titre évoque sa propre vie, il exprime ses doutes face à la probabilité qu'une histoire vraie puisse être représentée au théâtre. Les prolégomènes centrés autour de "true stories" font inévitablement écho au chapitre 9 de la Poétique d'Aristote. "True stories" rappelle la distinction que le Stagirite fait entre la vérité historique et la vérité poétique ou, plus précisément, entre l'historien et le poète : En effet, l'historien et le poète ne différent pas par le fait qu'ils font leurs récits l'un en vers l'autre en prose (on aurait pu mettre l'œuvre d'Hérodote en vers et elle ne serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose), ils se distinguent au contraire en ce que l'un raconte les événements qui sont arrivés, l'autre des événements qui pourraient arriver35. Dans le cas du prologue enchâssé, le Poète de la pièce imbriquée s'apparente donc à l'historien d'Aristote, puisqu'il a écrit une pièce qui "raconte les événements qui sont arrivés". Faut-il donc encore le considérer comme un poète à part entière? Rappelons simplement que Brome lui-même n'avait pas la prétention de se considérer comme un poète, mais comme un faiseur de pièces, comme en atteste cette citation du prologue de The Damoseille : Our Playmaker (for yet he won't be calld Author, or Poet) nor beg to be installd Sir Lawreat) has sent me out t'invite Your fancies to a full and cleane delight.36 ––– Cyrano de Bergerac, Le pédant joué, in Théâtre du XVIIe siècle, tome II, éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, 1986, p. 821. 35 Aristote, Poétique, 1451b, texte établi et traduit par J. Hardy, (1932), Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 42. 36 Richard Brome, The Damoiselle or, The New Ordinary, vol. 1 in The Dramatic Works of Richard Brome, éd. John Pearson, 3 vols, Londres, 1873. 34 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 261 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" Dans le cas présent, la "true story", qui suscite une réflexion métathéâtrale, appartient néanmoins au champ fictionnel. La pièce enchâssée n'est vraie qu'en tant qu'imitation de ce qui est vrai au sein de la fiction proposée par la pièce cadre (elle n'a rien d'historique). 2. Le spectateur fictif et son double scénique : formes de dédoublement. Contrairement à Peregrine, qui devient spectateur puis acteur fictif malgré lui dans The Antipodes, Oldrents est un spectateur confirmé, qui est entièrement au fait des pratiques scéniques et des conventions théâtrales de son temps. A contrario de "la scène frontale à l'italienne […] particulièrement propre aux effets illusionnistes du trompe-l'œil"37, les théâtres dans lesquels les pièces de Brome sont jouées représentent un dispositif "non-illusionniste"38. Dupliquant le dispositif théâtral, son théâtre dans le théâtre n'est pas non plus illusionniste – à l'exception de The Antipodes pièce dans laquelle, pour guérir Peregrine de sa mélancolie des voyages, on lui fait croire, grâce à une pièce de théâtre, qu'il voyage jusqu'aux Antipodes. Dans A Jovial Crew, Oldrents, pas plus que les spectateurs réels, ne perd donc jamais de vue son statut de spectateur et ne se laisse jamais happer par l'illusion. Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de dédoubler la structure et le contenu de la pièce cadre, Brome ne se contente pas de faire raconter l'histoire d'Oldrents par les acteurs fictifs. En plus de cela, les acteurs de la pièce enchâssée vont interpréter leurs propres rôles – ce qui est une première pour Brome. La distinction entre la réalité fictionnelle et le deuxième degré d'illusion occasionné par la pièce dans la pièce est ainsi abolie. Grâce au théâtre dans le théâtre et à la mise en abyme, pour emprunter les propos de Georges Forestier, "la réalité fictionnelle va rejoindre la fiction enchâssée"39. ––– 37 "1. Objets de l’illusion : b. Scénographie," Pavis, op.cit., p. 168. Voir "Stage Realism", Andrew Gurr, The Shakespearean Stage, 1574-1642, (1992) 3ème éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 180-187. 39 Voir Forestier, op.cit., p. 62. 38 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 262 Athéna Estathiou - Lavabre Le dédoublement du spectateur intérieur40 dans cette pièce enchâssée constitue une seconde caractéristique sans précédent dans l'oeuvre bromienne, et peut-être aussi dans le canon théâtral anglais de l'époque. Dans la pièce de Brome, le modèle est d'abord copié grâce au déguisement. Les didascalies indiquent en effet : "A florish. Enter Patrico, with Lawyer habited like Oldrents."(V, 1, 312.1). L'avocat n'est jamais explicitement désigné comme Oldrents, mais le costume suffit pour que l'identification s'opère pour le spectateur fictif comme pour les spectateurs réels. Une fois les fondations de la fiction enchâssée posées, la représentation de cette "histoire vraie" peut véritablement commencer: Patrico. Your children's fortunes I have told, That they shall beg ere they be old. And will you have a reason why? 'Tis justice in their destiny. – (…) Your grandfather, by crafty wile Of bargaining, did much beguile A thriftless heir of half the lands That are descended to your hands. And then by law, not equity, Forc'd him and his posterity To woe and shameful beggary. Lawyer. That was no fault of mine, nor of my children. (V, 1, 315-318, 320-327) À travers les notions de "justice" et de "destiny" qui relèvent davantage du champ sémantique de la tragédie que de celui de la comédie, Patrico fait peser sur la progéniture de son interlocuteur le poids des fautes passées de son aïeul : la descendance de l'usurpateur est condamnée à la mendicité. Voilà ce qui a été dit à Oldrents dès l'ouverture de la pièce, A Jovial Crew. Cependant, l'histoire de la pièce primaire n'est pas littéralement reprise dans la pièce secondaire, où elle se trouve refaçonnée de manière condensée – en raison des exigences liées à l'étendue de l'action enchâssée, faisant ainsi écho au souci poétique du Poet que l'action soit "plain, short and sweet" – afin ––– 40 Comme l'explique Forestier, "Le principe du dédoublement du spectateur est simple : un personnage de la pièce-cadre se voit représenté par un acteur dans la pièce intérieure." Forestier, op.cit., p. 258. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 263 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" de divertir le mélancolique Oldrents. Si le contenu de l'histoire de Oldrents n'est pas reproduit mot pour mot, la forme de versification ne l'est pas non plus, car si l'histoire de la pièce cadre est écrite la plupart du temps en pentamètres ïambiques non rimés, la versification de la pièce enchâssée est écrite en distiques octosyllabiques rimés, style auquel Patrico renonce sans hésitation une fois que la pièce intérieure est interrompue par Oldrents : Patrico. Since you will then break off our play, Something in earnest I must say; But let affected rhyming go. I'll be no more a patrico. My name is Wrought-on. Start not. (V, 1, 403-407) Le théâtre dans le théâtre permet ici à Brome de faire l'apologie du pentamètre ïambique non rimé à travers les propos du Poète des gueux. À la scène 2 de l'acte 4 de la pièce, après un épithalame, un des personnages lui fait remarquer son absence de prosodie : Hilliard. That's no rhyme, poet. Poet. There's as good poetry in blank verse, as meter. (IV, 2, 155156) Le dédoublement ne se limite ni aux vêtements ni aux paroles. L'acteur fictif pousse ensuite son imitation du spectateur intérieur un cran plus loin en imitant les gestes de Oldrents. Il calque son attitude générale, sa gestuelle : Lawyer walks sadly, beats his breast, & c. To him enter Soldier, like Hearty, and seems to comfort him. (V, 1, 333, 1-2) La justesse de cette représentation permet au spectateur fictif de se rendre à l'évidence : Oldrents. It begins my story, and by the same fortune-teller that told me my daughters’ fortunes, almost in the same words. I know him now. And he speaks in the play to one that personates me, as near as they can set him forth. (V, 1, 334-337) Avec A Jovial Crew, Brome montre qu'il fréquente une école mimétique où la distanciation donne lieu à des jeux de théâtre © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 264 Athéna Estathiou - Lavabre jubilatoires, et ce même quand il s'agit de représenter de manière vraisemblable une histoire véridique. En effet, prétendre qu'une histoire est vraie ne témoigne pas pour autant d'une volonté illusionniste. Grâce aux divers paliers mimétiques, la fiction est toujours montrée pour ce qu'elle est. Les comédiens intérieurs jouent sans jamais chercher à tromper les spectateurs intérieurs, sans jamais dissimuler le fait qu'ils ne font que jouer. Ils racontent, interprètent une histoire vraie sans jamais faire croire qu'ils ne font autre chose que de la raconter, cette histoire. Premièrement, contrairement à ce qui se passe dans The Antipodes, le spectateur intérieur est explicitement convié à assister à la représentation. Comment dès lors imaginer qu'il puisse ne pas être conscient qu'il ne s'agit que d'un spectacle? Ensuite, la représentation de la pièce enchâssée est dépourvue de tout procédé de nature à entretenir l'illusion : il n'y a ni décors ni machinerie. Si, comme Oldrents le souligne, l'image que lui renvoie l'acteur fictif n'est pas une copie exacte – "he speaks in the Play to one that personates me, as near, as they can set him forth" – elle se situe pourtant à l'endroit précis qui lui confère son pouvoir maximum. Ayant à la fois un regard critique et distancié vis-à-vis du théâtre, dont il semble bien connaître les rouages, le modèle contemple sa copie, qui est, selon l'expression de Pierre Pasquier, "à égale distance de la similitude et de la dissimilitude, de l'identité totale et de la différence radicale"41. Une imitation parfaite, trop évidente, n'aurait pas stimulé la curiosité de son modèle en provoquant sans doute un rejet de sa part. Elle l'aurait en outre privé du sentiment légitime qu'éprouve tout être humain qui se considère comme unique en dépit de sa ressemblance avec les autres. En revanche, une imitation trop approximative l'aurait sans doute laissé indifférent, car il ne serait pas parvenu à identifier la représentation de son être. Le dosage doit être subtil. Dans La mimèsis dans l'esthétique théâtrale et à l'occasion d'une analyse portant sur le spectateur réel mais pouvant être étendue ici aux spectateurs fictifs, Pasquier écrit : "seul le respect d'un certain équilibre entre ressemblance et dissemblance garantit l'effusion du plaisir esthétique en permettant au spectateur de jouir à la fois de l'étonnement et du savoir "42. Cette analyse éclaire le sentiment de plaisir inattendu qu'exprime finalement Oldrents, au grand regret du ––– 41 42 Pasquier, op.cit., p. 30. Pasquier, op.cit., p. 34. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 265 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" juge Clack qui aurait préféré que son invité s'ennuie autant que luimême afin de pouvoir infliger aux gueux le châtiment qu'il leur a promis au cas où ils ne parviendraient pas à réjouir ses hôtes : Clack. How like you it, sir? You seem displeas'd. Shall they be whipp'd yet? A-hey, if you say the word. Oldrents. Oh, by no means, sir; I am pleas'd. (V, 1, 338-340) Contrairement à ce qui se produit dans de nombreuses pièces enchâssées de la période où – comme Peregrine au dernier acte de The Antipodes – le spectateur intérieur hésite entre la réalité et l'illusion, entre le rêve et l'éveil – thème emblématique de la sensibilité baroque – le recours au théâtre dans le théâtre dans "les joyeux mendiants" de Brome, permet à Oldrents d'accéder à la connaissance de soi. S'il y parvient, c'est sans doute parce qu'il n'hésite jamais entre la réalité et l'illusion, mais reconnaît le rapport consubstantiel qui existe entre les deux. 3. Le théâtre dans le théâtre : le spectateur fictif et sa guérison. Lorsque Springlove se joint à l'action imbriquée pour interpréter son propre rôle vers le dénouement de la pièce intérieure, Oldrents identifie les paroles de son double scénique comme étant siennes : Springlove. Here are the keys of all my charge, sir. And My humble suit is that you will be pleas'd To let me walk upon my known occasions this summer. Lawyer. Fie! Canst not yet leave off those vagancies? But I will strive no more to alter nature. I will not hinder thee, nor bid thee go. Oldrents. My own very words at his departure. (V, 1, 358-364) Oldrents franchit une étape supplémentaire dans le processus graduel d'identification à son double scénique. Il passe en effet de "almost in the same words" à "My own very words". Pourtant, le spectateur intérieur exagère ici la similitude entre les paroles du comédien et les siennes, tenues à la scène 1 de l'acte 1, lorsque Springlove informait Oldrents de son départ. En effet, à la scène 1 de l'acte I, Oldrents disait "Can there no means be found to preserve life / In thee but © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 266 Athéna Estathiou - Lavabre wand'ring like a vagabond?" (I, 1, 187-188), ce qui, dans la bouche de son double devient "Fie!Canst not yet leave off those vagancies?". Plus loin, la réplique initiale d'Oldrents "I leave you to dispute it with yourself. / I have no voice to bid you go or stay;" (I, 1, 231-232) se transforme en "But I will strive no more to alter nature / I will not hinder thee, nor bid thee go." En entendant les paroles de son double scénique, le modèle accorde donc plus de véracité à son imitateur qu'il ne le devrait. Il aurait pourtant été facile pour Brome de faire dire au double scénique exactement la même chose que son modèle, ce qui aurait pu créer un effet comique vis-à-vis des spectateurs réels. Il lui aurait suffi de recopier mot à mot la réplique de la scène 1. Sans aucun doute volontaire de la part de Brome, cet écart alimente à nouveau la réflexion métathéâtrale, en livrant des renseignements sur la conception mimétique de l'auteur. Dans le cas présent, il s'agit de "faire vrai". Pour atteindre ce but, l'auteur modifie et condense, en toute conscience, le discours initial. Il faut donc croire que, selon lui, la représentation exacte n'est pas le moyen le plus approprié pour "faire vrai". Le vraisemblable se distingue donc bien encore ici du vrai. Ce qui compte, c'est la représentation de l'esprit, et non pas celle de la lettre. Et c'est peut-être ce petit écart, qui permet au théâtre dans le théâtre d'atteindre son but, alors qu'une copie parfaite aurait pu effrayer le spectateur fictif, qui aurait alors refusé toute identification : Oldrents. My daughters and their sweethearts, too. I see The scope of their design, and the whole drift Of all their action now with joy and comfort. […] I must commend their act in that. Pray thee, let's call 'em and end the matter here. The purpose of their play is but to work my friendship, or their peace with me; and they have it. (V, 1, 381-383, 388-391) En saisissant le but de la pièce, grâce à ce processus d'identification, Oldrents est guéri de sa mélancolie. Comme Charlotte Spivack l'a montré avec la pièce enchâssée dans The Antipodes, "the emphasis shifts away from the moral impact of stage plays […] Probing the inner tensions of the onstage viewer, revealing inner conflicts, it becomes a means to cure mental aberrations, mainly © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 267 "Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew" melancholy"43. Cette mise en abyme, qui engendre un sentiment de similitude à travers le dédoublement thématique d'une “ dramaturgie conjonctive ”44, n'aliène pas le spectateur intérieur. L'imitation, qui ne se veut pas illusion, ne le piège pas. Au contraire, c'est cette expérience théâtrale, cette identification distanciée, qui lui permet d'accéder à la connaissance de soi et de guérir. Ainsi, dans A Jovial Crew, le théâtre devient-il un véritable outil de réflexion, à l'opposé de la théorie classique de Jean Chapelain, qui écrivait en 1630 dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, qu'il faut "ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu'ils voient et de douter de sa réalité"45. **** La récurrence du théâtre dans le théâtre est telle dans l'œuvre de Brome que l'on peut considérer ce procédé comme une marque de fabrique, qui inscrit ses pièces dans le courant de la sensibilité baroque. Le procédé, s'il est quasi-systématique dans sa mise en œuvre – introduction musicale suivie d'un prologue, dialogues en vers rimés, absence de décors – n'est guère systématique sur le plan mimétique. Il est même irrégulier. Le théâtre dans le théâtre de Brome s'exprime à travers une diversité du procédé en lien avec la notion de mimesis. En effet, la mimesis des diverses pièces enchâssées n'est pas toujours de même nature. Elle diffère notamment en ce qui concerne le rapport de l'imitation aux notions de véridique, de vraisemblance et d'illusion. Les pièces enchâssées peuvent être classées en trois catégories : 1- Représentation vraisemblable d'une histoire véridique sans volonté illusionniste. ––– 43 Spivack, op.cit., p. 196. Dans A Jovial Crew, la portée morale est néanmoins présente. Voir Alexander Leggat, Introduction to English Renaissance Comedy, Manchester, Manchester University Press, 1999, pp. 176-177. Voir aussi "A servantcentred reading of A Jovial Crew" in Steggle, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage, op.cit., pp. 163-174. 44 Par opposition à la "nouvelle sorte de dramaturgie disjonctive" dont parle Charlotte Spivack, lorsque le contenu de la pièce intérieure ne reflète pas celui de la pièce cadre. Voir Spivack, op.cit., p. 208. 45 Cité dans Marie-Claude Hubert, Les grandes théories du théâtre, Paris, Armand Colin, 1998, p. 81. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 268 Athéna Estathiou - Lavabre 2- Représentation invraisemblable d'une histoire non véridique avec volonté illusionniste. 3- Représentation invraisemblable d'une histoire non véridique sans volonté illusionniste. Les pièces enchâssées de A Jovial Crew et de The Antipodes appartiennent respectivement à la première et à la deuxième catégorie dont elles sont des exemples uniques. Dans A Jovial Crew, l'imitation, qui s'inspire du véridique et demeure en outre toujours vraisemblable, ne cherche pas à établir l'illusion, le théâtre étant montré pour ce qu'il est. Dans The Antipodes, l'imitation, qui ne se fonde sur aucune réalité et n'entretient pas de relation avec la notion de vraisemblance, cherche à tout prix à faire plonger le spectateur intérieur dans l'illusion. Les pièces enchâssées des autres comédies, comme The City Wit, The English Moor ou The Court Begger, appartiennent à la troisième catégorie. L'imitation, qui ne se fonde pas plus sur la réalité qu'elle ne cherche à paraître vraisemblable, ne tente pas d'illusionner les spectateurs intérieurs. Les pièces cadres, qui ne sont jamais illusionnistes, connaissent également des degrés de vraisemblance très divers. Enfin, les rapports qu'entretiennent les pièces cadres avec leurs propres pièces enchâssées peuvent également révéler des disparités sur le plan mimétique, créant ainsi des tensions dramaturgiques particulièrement dynamiques. Dans The Antipodes, la pièce enchâssée témoigne d'une volonté manifestement illusionniste vis-à-vis du spectateur fictif, alors que la pièce cadre ne cherche aucunement à instaurer ce type de rapport avec les spectateurs réels. Ces tensions qui engendrent une riche réflexion métathéâtrale attestent, si besoin était, du caractère profondément baroque de la dramaturgie bromienne. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent of Pleasure de Margaret Cavendish (1668) Line COTTEGNIES Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle Préliminaires Quelque vingt ans après la "querelle du baroque et du maniérisme" en France, on peut se demander s'il est nécessaire de rouvrir le dossier, puisque les contours du champ critique semblent depuis lors s'être stabilisés et chacun paraît y avoir trouvé sa place — encore un colloque sur "baroque" et "maniérisme", dira-t-on. Les malentendus, mais surtout les incompréhensions, demeurent et il paraît bien vain de vouloir encore tenter de les dissiper : chacun est désormais campé sur ses positions et le dialogue semble bel et bien rompu entre les tenants de ces notions et leurs adversaires. Les Anglicistes français, quant à eux, continuent en outre de se heurter au scepticisme des Anglo-saxons, qui persistent à refuser d'appliquer ces concepts, relevant selon eux exclusivement de l'histoire de l'art, à la littérature britannique. En France, au sein même des partisans du baroque ou du maniérisme, les divergences restent légion : hostilité des partisans du baroque au "maniérisme", ou l'inverse, périodisation fluctuante (phase maniériste et/ou baroque contre "âge baroque"…), contenu conceptuel plus ou moins précis. Georges Forestier, par exemple, parle volontiers d'"âge" ou d"'époque baroque", mais, prudent, ne s'étend pas sur la ou les esthétiques sous-jacentes, ni sur leur périodisation, alors qu'il s'intéresse spécifiquement à la question de "théâtre dans le théâtre", dans laquelle Claude-Gilbert Dubois et Didier Souiller voient un élément structurant de l'esthétique du théâtre © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 270 Line Cottegnies baroque1. Chez les adversaires du baroque et du maniérisme, on rencontre toujours les mêmes réticences à appliquer à la littérature des notions qui appartiennent prioritairement au champ de l'histoire de l'art ou de la musicologie. Déjà Didier Souiller, en 1988, avait pris ses distances avec la tradition critique formaliste des pères fondateurs en baroquie comme Jean Rousset et récusait le parallèle entre les beaux arts et la littérature comme point de départ, pour s'intéresser plutôt aux perceptions et aux représentations collectives dans la période 15801640 dans la littérature européenne2. Cette démarche lui permettait ainsi de circonvenir les critiques qui visaient la recherche des correspondances, parfois hâtives, ou les typologies analogiques entre beaux arts et littérature; mais il arrivait à des résultats qui n'étaient pas si éloignés, au fond, de ceux, par exemple, de Jean Rousset ou de Claude-Gilbert Dubois. Enfin, un malentendu plus récent semble opposer, en France, les Anglicistes et les spécialistes de littérature française ou comparée : alors que les premiers s'intéressent aux méthodes des seconds pour tenter de tester leur validité dans le champ des littératures anglo-saxonnes, les seconds semblent marquer un intérêt — dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable — pour le néo-historicisme que les Anglo-saxons appliquent à leurs littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique du renouveau des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies"3. Quelles perspectives aujourd'hui, pour les outils critiques que sont aussi les notions de maniérisme et de baroque? Ce colloque a été conçu dans le but de croiser les discours théoriques et les pratiques selon diverses disciplines (lettres, littérature comparée, philosophie, anglais). L'idée nous en est venue lors de discussions avec des étudiants et des collègues, car il reste de bon ton, dans certains cénacles universitaires, de "tonner contre" le maniérisme et le baroque, comme le bourgeois de Flaubert contre la Chambre des ––– 1 George Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996; Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque, profondeur de l'apparence, Paris, Larousse, 1973 et plus récemment Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995; Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988. 2 Souiller, op. cit., notamment pp. 12-14. 3 L'ironie extraordinaire est que le présent colloque cherchait à réunir francisants et anglicistes, au moment même où le département de lettres de l'université de Paris 3 organisait un grand colloque sur les méthodes critiques anglo-saxonnes appliquées au 17e siècle français, néo-historicisme en tête – dialogue de sourds? © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 271 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" députés4. Quelle "productivité" critique pouvaient encore avoir aujourd'hui ces concepts critiques pour les nouvelles générations de chercheurs, à une époque où les approches formalistes n'ont plus la cote? Nous avons eu envie d'inciter nos invités à réfléchir à cette question — certains nous offrent une réflexion méthodologique sur les concepts en présence, d'autres nous montrent comme leur application pratique peut aider à lire une œuvre littéraire, nous donnant à voir un art (ou une praxis) de la méthode plutôt qu'un discours méthodologique en tant que tel. Étude Aujourd'hui, grâce à des critiques comme Gisèle Venet (ou Jean-Pierre Maquerlot), il est possible de dire, du moins en France5, que l'Angleterre connut elle aussi un "âge baroque", entre 1580 et 1640, même si nombreux sont ceux qui préfèrent encore la notion indéterminée de "Renaissance", avec le sens fourre-tout que prend ce terme dans le contexte anglais pour désigner la période qui s'étend de 1550 à la Restauration6. On peut ensuite affiner encore, à la manière de C.-G. Dubois, en dégageant une sensibilité "maniériste" en littérature, en prenant garde aux oppositions trop tranchées — car en ––– 4 Le Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1913, article "député" et surtout "époque" ("EPOQUE (la nôtre) : Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu'elle n'est pas poétique. L'appeler époque de transition, de décadence"). On croirait entendre les opposants au baroque. 5 Jean-Pierre Maquerlot parle quant à lui d'âge maniériste (Shakespeare and the Mannerist Tradition : A Reading of Five Problem Plays, Cambridge : CUP, 1995); voir Gisèle Venet, "L'Angleterre dans l'Europe baroque", Littératures classiques, 36 (1999), pp. 153-63, et "Le théâtre au XVIIe siècle", in Histoire de la littérature anglaise, François Laroque, Alain Morvan, Frédéric Regard, PUF, 1997, pp. 203-79, en particulier pp. 228-43. Les critiques anglo-saxons qui adoptent cette typologie sont rares, mais ils existent. Cf. l'étude classique d'Odette de Mourgues, Metaphysical, Baroqye, and Precieux Poetry, Oxford, Clarendon, 1953, ou un ouvrage comme celui de Peter Skrine, The Baroque, Literature and Culture in Seventeenth-Century Europe (Londres : Methuen, 1978). Pour deux synthèses éclairantes sur l'utilisation du "baroque" en Angleterre, voir F. J. Warnke, "Baroque Once More : Notes on a Literary Period", New Literary History, 1.2 (1970), pp. 145-62 et Helmut Hatzfeld, "The Baroque from the Viewpoint of the Literary Historian", Journal of Aesthetic and Art Criticism, 14.2 (1995), pp. 156-64. Cependant, il faut noter que l'expression "Baroque age" désigne le plus souvent, dans les pays anglo-saxons, la toute fin du 17e siècle et la première moitié du 18e siècle et qu'on l'emploie surtout en Angleterre pour parler de musique et d'arts plastiques. 6 Voir par exemple, The Penguin Book of Renaissance Verse, 1509-1659, eds. David Norbrook et H. R. Woudhuysen, Allen Lane, The Penguin Press, 1992. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 272 Line Cottegnies plaquant une périodisation trop stricte sur du vivant, on court le risque d'invalider tout le paradigme —, courant esthétique qui serait suivi, avec plus ou moins de continuité, par une sensibilité baroque plus tardive, avant l'avénement d'une période, après la Restauration de 1660, où l'emporte le goût néo-classique, incarné par un auteur comme Dryden, le théoricien en Angleterre des unités aux théâtre7. Aussi utile cette typologie puisse-t-elle être pour appréhender les grandes mutations esthétiques du siècle, elle présente un certain nombre de problèmes du fait du lourd travail conceptuel qu'elle nécessite avec la mise en place de catégories esthétiques et philosophiques qui s'appuient nécessairement sur les autres mouvements artistiques et sur l'histoire des idées et des sensibilités, et fait intervenir la subjectivité du critique dès lors que l'on s'avise de classer œuvres ou auteurs — la démarche peut alors prendre un tour axiologique. Si l'utilisation diachronique de ces catégories s'avère complexe, on peut affiner ce premier modèle en lui imposant une inflexion qui consiste à d'appréhender l'opposition entre maniérisme et baroque — non plus comme celle de deux courants esthétiques successifs — mais comme celle de modalités concurrentes (et existant dans la synchronie) du discours et de l'imaginaire, comme le font Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet8. Elles présupposeraient chacune, dès lors, des traits rhétoriques et stylistiques, esthétiques et idéologiques propres, une vision du monde et de soi distinctes9. Ainsi, selon G. Mathieu-Castellani, le discours baroque "asserte sans modaliser, il est catégorique et impératif. Il cherche l’efficace d’une parole qui entend à la fois persuader et convaincre"10; le discours maniériste "ne cherche ni à convaincre, ni à émouvoir; il est sceptique: ––– 7 Cf. Dubois, Le baroque en Europe et en France, op. cit., et G. Venet, "Le théâtre au XVIIe siècle", op. cit. 8 Cette approche critique ne revient nullement à faire de ces deux notions des concepts ahistoriques à la manière d'Eugenio d'Ors, car elles restent ancrées dans un moment historique, la fin du 16e siècle et le 17e siècle. Cf. Eugenio d'Ors, Du baroque, trad. Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1931]. Voir Gisèle MathieuCastellani, "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcisse", in Questionnement du baroque, éd. Alphonse Vermeylen, Louvain, Nauwelaerts, 1986, pp. 51-74; "Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtres-pilotes en baroquie; la critique séminale de Marcel Raymond; Portrait de Jean Rousset en critique amoureux", Œuvres et Critiques, XXVII. 2 (2002), pp. 153-68, ainsi que "Vision baroque, vision maniériste", article publié dans ce volume; Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", BSEAA 17-18, 55 (2002), pp. 7-25. 9 Voir les articles de Gisèle Mathieu-Castellani et de Gisèle Venet dans ce volume pour deux mises au point éclairantes. 10 Voir "Vision baroque, vision maniériste", ci-dessous. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 273 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et, comme l’observait Odette de Mourgues, il manque de conviction. L’énoncé est questionnant, problématisant toute assertion"11. Derrière ces deux formes de discours, ce sont deux visions du monde qui s'affirment, l'une fondée sur l'appréhension totalisante, l'autre sur la perception du fragmentaire: C’est bien une vision du monde qui s’inscrit dans l’élection d’un « style ». Le trait marquant du baroquisme n’est-il pas cette continuité qui fait saisir l’univers et ses objets, le monde des hommes, et le sujet, au sein d’un espace qui ignore les limites et gomme les contours? Celui du maniérisme n’est-il pas le discontinu, le fragmentaire?12 Même si l'œuvre d'un auteur révèle en général la prédominance de l'une ou de l'autre, rien n'interdit, en fait, que l'on puisse trouver les deux "tendances" de l'imaginaire chez le même auteur, selon l'œuvre — d'autant que l'obéissance aux conventions génériques crée ses propres contraintes —, voire au sein de la même œuvre13. Il s'agirait au fond de distinguer deux "manières" de négocier le rapport aux conventions littéraires, l'une fondée essentiellement sur le jeu, l'autre sur la capacité d'émouvoir, qui serait liée en dernière analyse à l'affleurement d'une conscience tragique du monde14. Cet essai entend analyser l'utilisation du trope du théâtre dans le théâtre, ou plus largement, de la "mise en abyme", dans une pièce de Margaret Cavendish (1623-1673), The Convent of Pleasure (1668); on peut y lire les derniers feux d'une esthétique que selon la terminologie de G. Venet et de G. Mathieu-Castellani on pourrait qualifier de "maniériste"15. C'est en connaissance de cause que l'on utilise ce terme pour qualifier une pièce aussi tardive dans le siècle, qu'on aurait sans doute plus spontanément pu qualifier de "baroque". Mais on peut y voir une forme de maniérisme tel qu'il se manifeste ––– 11 Ibid. Ibid., 13 C'est l'intuition que développe Gisèle Venet, suivant en cela les pistes évoquées par Gisèle Mathieu-Castellani dans "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcissse" (op. cit.), dans son article, "Shakespeare, maniériste et baroque?" (op. cit) 14 Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", p. 25. 15 Pour une lecture complémentaire de cette pièce, voir mon article, "Gender and Generic Bricolage in Margaret Cavendish’s Imaginative Writings : Appropriating Epicureanism", in Race, Gender and Genre, ed. Celia Daileader, New York, Routledge, à paraître. 12 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 274 Line Cottegnies dans l'esthétique de la préciosité, qui reprend comme pour un dernier tour de piste le jeu vertigineux sur les conventions et les topoi de l'âge précédent16. Comme on le verra, cette pièce marque en effet avec excès l'épuisement d'une certaine esthétique fondée sur la variation ad libitum sur les conventions théâtrales de tout le premier 17e siècle. La pièce, qui ouvre le second et dernier volume dramatique de Cavendish, Playes, Never Before Printed, ne fut jamais jouée. Écrite pendant la guerre civile alors que son auteur est en exil aux Pays-Bas, elle peut se lire comme un véritable palimpseste du théâtre anglais de la première moitié du siècle, qui est convoqué de manière presque frénétique pour se trouver recombiné dans une forme de "patchwork" intertextuel et citationnel, mais qui finit par tourner à vide : le théâtre du ressassement, véritable miroir du théâtre, ne mène qu'à la multiplication de reflets; la pièce thématise son échec à renouveler la tradition théâtrale dont elle se nourrit, mais se termine paradoxalement sur une célébration toute baroque, elle, de l'auteur en gloire. Le terme de mise en abyme a connu une fortune critique que Gide aurait été bien en peine de prévoir lorsqu'en 1892 il l'appliquait à la littérature pour désigner un segment dans une œuvre qui reflétait la structure enchâssante. En 1977, Lucien Dällenbach offrait sa propre synthèse portant sur les diverses manières dont le processus de création se reflète dans une œuvre donnée17. Bien qu'il prît Hamlet comme modèle, le concept s'appliquait particulièrement au roman du 20e siècle, de Gide au Nouveau Roman. Plus récemment, Georges Forestier prenait ses distances avec la notion pour se concentrer plus particulièrement sur l'un de ses cas particuliers, celui du "théâtre dans le théâtre" dans le théâtre français du 17e siècle. Aux Etats-Unis, James Calderwood s'intéressait, parallèlement, à celle de "metadrama"18. The Convent of Pleasure apparaît comme un terrain d'étude particulièrement pertinent pour ce concept, puisque la pièce, unique de ce point de vue, dans la production dramatique de l'auteur, met en scène une multiplicité de procédés métatextuels, en fait à peu près tous les phénomènes que la critique a retenus sous le terme de "mise en abyme" : ––– 16 C'est ce qu'on voit également à l'œuvre dans la poésie caroléenne communément désignée sous le terme de "cavalière". Cf. L. Cottegnies, L'Eclipse du regard : la poésie anglaise du baroque au classicisme, Genève, Droz, 1997, notamment pp. 1324 et 169-79. 17 Le Récit spéculaire, Paris, Éditions du Seuil, 1977. 18 Forestier, op. cit.; James Calderwood, Metadrama in Shakespeare's Henriad, Berkeley, University of California, 1979. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 275 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" 1. De nombreuses allusions (indirectes) à d'autres auteurs, à des pièces du répertoire anglais, ou encore à des genres précis, comme par exemple le "masque" de cour, qui est convoqué dans le texte; plus largement le recours à des topoi dramatiques, comme le motif du travestissement19; 2. Des formes d'autocitation, que ce soit des références autobiographiques ou des allusions à une ou plusieurs de ses œuvres20; 3. Des exemples de théâtre dans le théâtre, avec des représentations théâtrales de plusieurs pièces secondes incluses dans une "fiction" enchâssante. 4. D'autres procédés métadramatiques au sens plus large du terme, comme de multiples références au théâtre, au jeu de l'acteur, à la composition, etc. Tous ces éléments métadramatiques démontrent qu'à l'évidence, contrairement à ce que l'on affirme un peu vite à propos de Cavendish, elle avait du théâtre de son siècle une solide connaissance21. Nombreux sont les critiques à s'être laissé abuser par son apparente désinvolture, par ses protestations d'ignorance et par le côté fragmenté de son "théâtre-à-lire". Cavendish non seulement démontre une ––– 19 Un autre topos, immédiatement reconnaissable, est l'utilisation de "tag names", noms étiquettes qui ont la particularité de figer les personnages dans un état passionnel ou humoral, ou encore dans leur fonction (comme l'intermédiaire entre la communauté et l'extérieur, "Madame Mediator"), et que Cavendish hérite de la tradition jonsonienne : ce topos, plus qu'une mode, est révélateur de sa manière de construire les personnages qui, comme souvent chez son modèle Jonson, évoluent peu. 20 Deux personnages importants, Madame Mediator et le bouffon Mimick, apparaissent dans une autre pièce du même volume, The Bridals, tandis que des éléments de l'intrigue apparaissent dans d'autres pièces du 16e- 17e siècle – voir par exemple le mariage forcé à la fin, qui paraît emprunté à Mesure for Measure de Shakespeare dont le dénouement en demi-teinte aide à mettre la fin du Convent of Pleasure en perspective. 21 Pour un aperçu de la tradition critique sur l'œuvre de Cavendish, notamment sa production dramatique, voir L. Cottegnies et Nancy Weitz, eds., Authorial Conquests. Essays on Genre in the Writings of Margaret Cavendish, introducion, pp. 7-17, et les articles de Alexandra Bennett (pp. 179-194), Sara Mendelson (pp. 195-212) et Gisèle Venet (pp. 213-228). Voir notamment l'article de G. Venet, "Margaret Cavendish's Drama : An Aesthetic of Fragmentation", ibid., pour les nombreux échos au théâtre shakespearien dans The Convent of Pleasure. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 276 Line Cottegnies maîtrise de procédés littéraires complexes, mais elle joue aussi du brouillage et de la contamination entre les pièces dans la pièce et la pièce cadre — jeux de miroir maniéristes s'il en est, au fil desquels l'artificialité gagne tout le dispositif théâtral, soulignant la facticité de l'illusion mimétique. C'est la pièce elle-même, de fait, qui prend un statut métadramatique, devenant véritable palimpseste. Il y est question d'une jeune héritière qui, pour rester libre, décide de fonder un "couvent" laïc pour jeunes femmes désargentées désirant la suivre dans la voie de la chasteté; un Prince, ayant entendu parler de notre héroïne, Lady Happy, se fait admettre sous un habit féminin et séduit cette dernière. La pièce se clôt sur leur mariage et la dissolution du Couvent. Le sujet même, celui d'une communauté féminine séparatiste, est déjà de l'ordre du topos théâtral : Cavendish en avait déjà mis une en scène dans une pièce antérieure, The Female Academy (1664), où des jeunes filles se retiraient dans une institution, mais pas de façon définitive comme dans The Convent of Pleasure, puisqu'elles y apprenaient à devenir de bonnes épouses. La communauté séparatiste du Convent se distingue, de fait, de plusieurs pièces de la période précédente où les communautés de femmes étaient tournées en dérision, car l'utopie féminine y est prise au sérieux, du moins jusqu'au tout derniers moments du dénouement22 : The Variety (1647) de William Cavendish, propre époux de Margaret Cavendish; mais aussi avant cela, Love's Labour's Lost (1598) de Shakespeare, The Woman's Prize (1649) de Beaumont et Fletcher, Epicoene (1609) de Jonson, A Bird in a Cage (1633) de Shirley23. De ce point de vue, Cavendish semble s'être davantage inspirée des Arcadies féminines des nombreuses pastorales depuis l'Arcadia de Sidney jusqu'au Shepherd's Paradise de Walter Montagu (1633), où les communautés de femmes sont des écoles de la préciosité. Il n'est pas étonnant, dès lors, que le "Couvent" soit un lieu où les femmes d'adonnent à la comédie et se jouent des pastorales. Le topos du travestissement trouve au sein de cette intrigue un développement ––– 22 J'ai suggéré ailleurs que cette pièce pourrait se lire comme une expérience philosophique, où l'auteur imagine une communauté – féminine – obéissant à des principes strictement épicuriens (cf. "Gender and Generic Bricolage", op. cit.). 23 Pour la dette de Cavendish à l'égard de ses prédécesseurs (hors Shakespeare), voir Julie Sanders, "'A Woman Write a Play!' Jonsonian Strategies and the Dramatic Writings of Margaret Cavendish; or, did the Duchess Feel the Anxiety of Influence", in Readings in Renaissance Women's Drama : Criticism, History, and Performance 1594-1998, eds. S. P. Cerasano and Marion Wynne-Davies, Londres et New York, Routledge, 1998, pp. 293-305, surtout pp. 298-300. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 277 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" inattendu, puisqu'il s'agit d'un double travestissement : le Prince qui épouse Lady Happy au dénouement se fait admettre au Couvent sous un habit féminin, mais il prend dans les divertissements pastoraux que se jouent les dames les rôles masculins, retrouvant ainsi l'habit masculin. Il est alors le berger courtisant Lady Happy en bergère, puis Neptune courtisant une divinité des eaux; et c'est sous ces costumes, et sous cette identité sexuelle, qu'il séduit Lady Happy, sans dévoiler sa véritable identité avant l'extrême dénouement : le théâtre dans le théâtre dépassant ainsi ses frontières pour contaminer la pièce cadre. Car l'originalité de cette pièce est en effet de jouer constamment sur le brouillage entre pièce cadre et pièces enchassées. Celles-ci s'organisent en deux volets : le premier est une série de neuf tableaux "réalistes" qui ont pour thème les maux de la vie conjugale et de la maternité (Acte III, Scènes 2 à 10). Le second inclut les deux masques mentionnés plus haut, l'un purement pastoral, l'autre mythologique (Acte IV, scène 1); ces deux "divertissements" sont entrecoupés de chants et de ballets et sont clos par un épilogue. Les pièces-dans-lapièce entretiennent avec la pièce cadre une relation complexe. Les tableaux de l'acte III offrent une représentation cauchemardesque des embarras du mariage : défilent successivement une femme en proie aux douleurs de l'accouchement, d'autres, de tous milieux, ruinées ou battues par un mari alcoolique, une autre encore en deuil de son enfant, etc. Ces tableaux sidérants servent manifestement à justifier le choix de Lady Happy de ne pas en passer par le mariage et à conforter les jeunes femmes dans le choix de la chasteté. En revanche, les deux "masques" ou "divertissements" de l'acte IV contredisent le discours de la chasteté en mettant en scène le désir amoureux comme menant naturellement au mariage — ce qui anticipe le mariage du dénouement. C'est ainsi par le détour par le théâtre que Lady Happy fait l'apprentissage de l'amour et subit une forme de "rééducation" sociale, en étant "convertie" au mariage. Mais la perspective conservatrice de la reprise en main finale ne saurait tout à fait gommer l'aspect socialement et esthétiquement transgressif de la méthode par laquelle on parvient au retour à l'ordre. Tout d'abord, les "masques" permettent à Cavendish de jouer sur la notion même de mimesis. Les limites entre la pièce-dans-lapièce et la pièce cadre ne cessent d'être enfreintes. Comme les tableaux de la vie conjugale, les "masques" paraissent dans un premier temps nettement séparés de l'intrigue principale par un rideau ou un volet coulissant, seuil qui marque leur appartenance à un degré de © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 278 Line Cottegnies mimesis différent. Pour ces "divertissements" qui sont représentés sur scène, Cavendish, fascinée par l'esthétique du masque Stuart et peutêtre par ce qu'elle aura pu voir sur scène lors de son bref séjour parisien quelques années plus tôt, imagine des machines complexes pour faire apparaître et disparaître le décor à volonté : les rochers du divertissement mythologique s'envolent (243). Mais du point de vue de l'action, il y a continuité parfaite entre la pièce cadre et les deux divertissements, pastoral et mythologique. Dès que la "Princesse" est présentée à Lady Happy, "elle" lui demande la permission de tenir le rôle de son "serviteur" et de porter l'habit masculin – la vie est théâtre. Leur relation est ainsi présentée d'emblée comme comme conforme à un rôle codifié, obéissant à un discours et un scénario pré-établis. On peut voir ici une réminiscence, sans nul doute, de la mode précieuse de "l'amour platonique", qui avait fait fureur à la cour d'HenrietteMarie dans les années 1630 et 1640; Cavendish avait brièvement été Dame de compagnie de la Reine au début de la guerre civile et semble avoir gardé le souvenir des jeux précieux auxquels celle-ci aimait à s'adonner avec ses dames de compagnie : L. Happy. More innocent Lovers never can there be, Then my most Princely Lover, that's a She. Prin. Nor never Convent did such pleasures give, Where Lovers with their Mistresses may live. (229) Les deux personnages centraux deviennent alors spectateurs de leurs compagnes qui leur présentent les tableaux de la vie conjugale déjà mentionnés. Cependant, ces saynètes ne sont pas complètement séparées de l'intrigue principale. Cavendish leur attribue un numéro de scène — elles constituent les scènes 2 à 10 de l'acte III —, ce qui les inscrit dans la continuité de la structure cadre enchâssante, qui, elle, commence à la scène 1 du même acte. En outre, l'acte se termine brutalement sur le dernier tableau, offrant ainsi une clôture imparfaite. Ce procédé a pour effet paradoxal de contaminer les scènes "principales" de la structure cadre et de souligner leur caractère artificiel. Le brouillage entre pièce cadre et pièces-dans-la-pièce se poursuit à l'acte IV. On a déjà noté les rôles que se jouent l'une à l'autre Lady Happy et la Princesse, lorsque la "vie quotidienne" prend le théâtre comme modèle. À l'Acte IV, scène 1 — juste après la fin des tableaux —, Lady Happy entre "comme se parlant à elle-même", "vêtue en bergère" (234), et dans le contexte, le lecteur-spectateur ne peut que se demander si le monologue qui suit, à moitié en prose et à moitié en vers alors que le reste de la pièce est majoritairement en © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 279 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" prose, doit être perçu comme un moment d'introspection où elle révèle par le procédé du monologue ses propres sentiments, ou si l'on a à faire à un discours codé appartenant à une nouvelle fiction au sein de la fiction, au même niveau que les deux longs "divertissements" arcadien et mythologique qui suivent. Ainsi, lorsque la "scène s'ouvre", quelques lignes plus tard, pour marquer le début du "masque" des bergers, la "Princesse [habillée] en berger" courtise sa bergère dans la langue codée d'une pastorale en vers, mais à la différence près qu'il se livre à un éloge non pas de sa beauté, mais de son intelligence – dans ce passage, Cavendish semble inscrire un éloge d'elle-même en philosophe naturelle, puisqu'y est célébré l'esprit audacieux qui s'absorbe dans les mystères de l'univers24. La scène prend une réflexivité telle que la notion même de mimesis y est radicalement mise en cause. De même, à la fin de la pastorale, Lady Happy et la "Princesse" passent brutalement à la prose, comme pour signifier le changement de statut de leur discours qui, de fait, semble sortir du cadre — à la manière du bras de la Madonne dans certaines toiles de Lippi. C'est à ce moment que Lady Happy, toujours en bergère, confesse sa défaite; elle a été foudroyée par l'amour : "I can neither deny you my Love nor Person" (237). Cette déclaration s'applique, on l'aura compris, autant à Lady Happy elle-même qu'à la bergère dont elle joue le rôle. Le brouillage est total, puisque la source de cette double énonciation est indécidable. Suit alors un couplet à la gloire de l'amour conjugal, qui concerne les deux niveaux de la diégèse : Prin. In amorous Pastoral Verse we did not Woo. As other Pastoral Lovers use to doo. L. Ha. Which doth express, we shall more constant be, And in a Married life better agree. (237-38) Cette scène a pour fonction d'offrir un dispositif qui inverse la proposition initiale de Lady Happy — qui avait postulé la supériorité de la chasteté sur le mariage. Elle effectue la conversion de l'héroïne au mariage et prépare ainsi le dénouement. Pourtant, le statut de ces vers qui concluent le divertissement reste ambigu : rien ne les distingue, en fait, du discours qui suit, un discours où Lady Happy laisse tomber le masque de bergère pour expliquer à la "Princesse" les ––– 24 Cavendish est aussi philosophe et publie plusieurs traités sur les grandes questions de philosophie naturelle. Voir pour une interprétation de ce passage, G. Venet, "Margaret Cavendish's Drama", op. cit., pp. 224-25. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 280 Line Cottegnies règles du ballet qui s'annonce. Il s'agit d'une danse autour d'un mât de cocagne, suivie de l'élection d'un roi et d'une reine des bergers — scène composite qui renvoie autant à la culture pastorale savante qu'aux rites de fertilité de la fête populaire : Let me tell you, Servant, that our Custome is to dance about this May-Pole, and that Pair which dances best is Crown'd King and Queen of all Shepherds and Shepherdesses this year : Which Sport if it please you we will begin. (238) La subversion de la pastorale par les jeux de carnaval permet paradoxalement l'irruption, et l'expression, du désir amoureux, et c'est ce qui mènera à l'échec de l'utopie féminine. Ce passage auto-réflexif est suivi d'un ballet et de deux épilogues dont il est précisé qu'ils sont "écrits par mon seigneur le duc" de Newcastle, le propre époux de Margaret Cavendish, lui-même auteur à ses heures et dont elle inclut fréquemment les contributions dans ses pièces. En laissant ainsi apparentes les coutures, elle ne pouvait rendre plus explicite la nature essentiellement textuelle et surtout intertextuelle de sa pièce. The Convent of Pleasure est une pièce faite de pièces. Severo Sarduy avait parlé de la métaphore baroque comme d'une "métaphore au carré", métaphorisation d'une métaphore première, pour décrire le régime auto-référentiel de cette forme particulière de métaphore chez Gongorà25. On pourrait, en transposant son analyse, parler ici de "théâtre au carré"; et selon la terminologie de Gisèle Venet, il faudrait sans doute parler ici de fonctionnement maniériste de l'allusion : car il n'y a pas de hors-texte et le "Couvent" n'est plus qu'une grande scène, presque claustrophobique, où le théâtre se contemple au miroir du théâtre. La pièce cadre et les pièces-dans-la-pièce n'en finissent pas de renvoyer les uns aux autres, au point qu'on finit pas ne plus pouvoir les distinguer. La pièce est un collage intertextuel, entre allusions, échos et insertions de segments dramatiques, sans parler de l'inclusion d'épilogues composés par le Duc de Newcastle, collés tels quels au milieu du dialogue. On y retrouve ainsi des fragments renvoyant à la comédie romantique shakespearienne — avec des parallèles explicites avec Twelfth Night —, à la pastorale de cour, au masque mythologique et pastoral, à la comédie urbaine, plus satirique, etc. Les fictions dans la fiction, loin de constituer des interludes, comme pouvait le laisser penser une première lecture hâtive, constituent en fait l'intrigue même : comme une boîte optique, elles capturent et ––– 25 Severo Sarduy, Barroco, Paris, Gallimard, 1991 [1975], pp. 193-201. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 281 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" réfractent la proposition initiale — l'hypothèse d'une communauté séparatiste fondée sur la chasteté — pour renverser l'utopie féministe et permettre le retour à l'ordre. Cependant, le dénouement prend une dimension particulièrement ambivalente, tant l'impression de pastiche finit par dominer. Comme contaminée par l'artificialité, la pièce semble tourner au burlesque et on saurait attribuer cet effet à la maladresse de l'auteur. Ainsi, lorsque l'identité du Prince est soudain révélée, l'effet parodique paraît évident : Mme Mediator. O Ladies, Ladies! you're all betrayed, undone, undone; for there is a man disguised in the Convent, search and you'l find it. They all skip from each other, as afraid of each other, only the Princess and the Lady Happy stand still together. (243) Après cette scène de confusion, le Prince est démasqué; il est impossible alors de ne pas lire de manière ironique la scène où Lady Happy reste silencieuse lorsque le Prince annonce leur mariage d'autorité, sans même lui avoir demandé son consentement : But since I am discover'd, go from me to the Councellors of this State, and inform them of my being here, as also the reason, and that I ask their leave I may marry this Lady; otherwise, tell them I will have her by force of Arms. (243-44) On pense ici au dénouement de Measure for Measure de Shakespeare, qui présente une situation analogue : l'héroïne Isabella, qui se destinait aux ordres, y est épousée de force par le Duc, sans être sollicitée, et son silence ne fait que souligner encore davantage la violence du procédé. Comme dans la pièce shakespearienne, Cavendish semble suggérer que l'échec de la communauté séparatiste a un prix et que la jeune héroïne, en faisant l'expérience du désir, perd l'usage de son libre arbitre en tombant sous le joug de la tyrannie masculine. Le véritable dénouement de The Convent of Pleasure est donné à Mimick, personnage emblématique de la "méthode" de Cavendish dans cette œuvre – car Mimick n'est-il pas le miroir déformant, la voix qui parodie et pastiche de manière explicite et assumée dans la pièce? C'est à Mimick que le Prince décide de léguer le bâtiment du "Couvent", après l'avoir dissout, comme pour finir de le désacraliser et c'est à lui aussi qu'il demande de prononcer l'épilogue. Or celui-ci © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 282 Line Cottegnies n'est qu'une parodie d'épilogue, un catéchisme sur l'épilogue qui devient une réflexion sur le "rien", comme si les miroirs du théâtre, ayant multiplié les reflets illusoires, avaient fini par dissoudre l'objet réfracté : Mimick. I have it, I have it; No faith, I have it not; I lie, I have it, I say, I have it not; Fie Mimick, will you lie? Yes, Mimick, I will lie, if it be my pleasure : But I say, it is gone; What is gone? The Epilogue; When had you it? I never had it; then you did not lose it; that is all one, but I must speak it, although I never had it; How can you speak it, and never had it? I marry, that's the question; but words are nothing, and then an Epilogue is nothing, and so I may speak nothing; Then nothing be my Speech. (246) Puisque qu'il n'est rien de nouveau sous le soleil, puisque tout a déjà été écrit, comment créer du nouveau, semble ici se demander Margaret Cavendish? Elle résout l'aporie en écrivant un théâtre qui prend le théâtre pour sujet – le rien par excellence – dans la pure jouissance de l'artifice pour l'artifice. Mimick prononce finalement un épilogue en vers qui joue sur son statut de personnage fictionnel et introduit la figure de l'auteur dans le texte – ultime mise en abyme : I dare not beg Applause, our Poetess then Will be enrag'd and kill me with her Pen[.] (247) Comme Velasquez incluant son propre reflet dans le miroir des Ménines, Cavendish se met elle-même en scène dans les dernières lignes de la pièce. On peut lire dans ce geste une célébration toute baroque, — au sens que G. Mathieu-Castellani donne au discours de l'affirmation de soi — des pouvoirs de l'artiste tout puissant, mais aussi la reconnaissance du caractère métatextuel de toute création qui souligne sa propre artificialité. Contrairement à L'Illusion comique de Corneille, où l'hésitation entre le théâtre dans le théâtre et la pièce cadre est circonscrite et résolue par la révélation finale, qui rétablit la frontière entre les deux niveaux de la mimésis, la confusion continue de régner dans The Convent of Pleasure : où s'arrête le jeu? Comme dans A Midsummer Night's Dream, la hiérarchisation des niveaux de fiction est volontairement laissée incomplète : la clôture de la pièce est imparfaite et il semble qu'on ne "sorte" jamais vraiment du niveau "fictionnel", puisque tout est déjà texte. Cavendish reprend ici, dans © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 283 "Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent" cette pièce "au carré", les derniers feux de la comédie maniériste qui avait fait les beaux jours de la période shakespearienne, tout en intégrant cette nouvelle forme de maniérisme que constituent les jeux intertextuels de la préciosité. Le résultat est une pièce ludique, qui se lit comme un palimpseste du théâtre anglais du premier 17e siècle, où les ressorts passablement éprouvés de la pratique maniériste montrent l'épuisement d'une esthétique et la nécessité du renouvellement des formes. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal Tony GHEERAERT CEREDI - Université de Rouen - Mont-Saint-Aignan Depuis plusieurs décennies, bien des travaux ont déjà fait passer l’auteur des Pensées et des Provinciales au crible du baroque. Or, loin de tendre aux mêmes conclusions, ces différentes études divergent tant que, de leur confrontation, ne naît qu’une impression de confusion. Pour les uns, Pascal est un baroque, le plus éminent ou le dernier des baroques : cette thèse, récurrente depuis les années 1950, est reprise actuellement par Hall Bjørnstad, qui relit cette catégorie dans une perspective benjaminienne1 ; pour d’autres, Pascal est au contraire un anti-baroque, voire un classique — le premier des classiques2. La chronologie ne nous aide pas à situer cet auteur qui, par ses dates (il a vécu de 1623 à 1662), appartient à une époque charnière qui coïncide, selon la plupart des périodisations, au déclin ––– 1 Hall Bjørnstad, "The Road not taken : A Benjaminian approach to a Pascalian Baroque", Pascal / New Trends in Port-Royal Studies. Actes du 33e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, éd. par David Wetsel et Frédéric Canovas, avec la collaboration de Philippe Sellier et Pierre Force, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17 n° 143, t. I, pp. 157-166. Parmi les travaux plus anciens, voir P. Fourcade-Guillaume, "Quelques aspects du baroque dans les fragments pour l’Apologie de Pascal", Baroque. Revue internationale, Montauban, 6, 1973, pp. 121-131. Voir aussi le point de vue plus mitigé de Jean Mesnard, "Baroque, science et religion chez Pascal", in La Culture du XVIIe siècle : enquêtes et synthèses, Paris, PUF, 1992, pp. 327-345. 2 Voir par exemple Jean Marmier, "Les Provinciales, œuvre anti-baroque", in Mélanges d’histoire littéraire (XVIe – XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue par ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1969, pp. 211-216. On trouve le même point de vue exprimé par Jean-Pierre Landry, La Littérature française du XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1993, p. 72 : "Cette exigence [pascalienne] de simplicité et de clarté rejoint l’idéal classique et les principes essentiels de l’honnêteté" . © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 286 Tony Gheeraert du mouvement baroque et à la mise en place du classicisme. Au vu de ces désaccords, on serait peut-être fondé à écarter sans autre forme de procès une catégorie à ce point malléable qu’elle paraît ici incapable de fonder un discours cohérent sur l’œuvre qu’elle est censée analyser : l’existence de ces discours antinomiques tenus à propos d’un hypothétique baroque pascalien n’invalide-t-elle pas une catégorie qui, loin d’éclairer les textes, n’aboutit qu’à les compliquer inutilement ? Si l’on peut soutenir avec autant de raisons à la fois le baroquisme de Pascal et son anti-baroquisme, ne pointe-t-on pas du doigt la déficience de l’instrument utilisé pour l’analyse ? Au vu de ce que Pascal aurait appelé des “ contrariétés ”, il deviendrait même inutile de tonner contre le baroque : il suffirait de l’ignorer, voire de conclure, pourquoi pas, que Pascal est inclassable. Toutefois, avant d’opposer une fin de non-recevoir au baroque pascalien, je me propose ici de réexaminer cette question pour montrer que bien des difficultés peuvent être résolues grâce à l’introduction d’une autre notion, pourtant tout aussi suspecte que le baroque : celle de maniérisme. Diogène prouvait le mouvement en marchant : de même, je n’entreprendrai pas ici spéculer in abstracto sur ces catégories souvent débattues et combattues ; loin de vouloir justifier a priori le baroque et le maniérisme, je tenterai simplement de montrer que l’utilisation conjointe de ces catégories permet d’éclairer la théorie pascalienne de l’art et de la littérature, telle qu’on la trouve exposée aussi bien dans les Provinciales que dans des fragments épars des Pensées. C’est donc sans intention polémique que j’emploierai ici les termes de "maniérisme" et de "baroque", mais seulement comme des instruments susceptibles de trouver une légitimation suffisante dans leur fécondité herméneutique: je ne recours ici à ces vocables que dans la mesure où ils me semblent permettre, mieux que d’autres, de lever plusieurs contradictions de l’écriture pascalienne, et d’inscrire les conceptions de Pascal dans le cadre plus large de la réflexion que Port-Royal, à travers tout le XVIIe siècle, n’a cessé de mener sur la littérature. Un univers imaginaire baroque Si l’on s’attache tout d’abord à observer les grands thèmes qui hantent l’œuvre pascalienne, on est frappé par la récurrence de ces obsessions et de ces images que les théoriciens du baroque, au premier © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 287 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" rang desquels Jean Rousset, considèrent comme constitutives de la littérature de l’âge baroque3. Le sentiment de la fragilité de l’homme et de la caducité des créatures est le premier de ces thèmes relevant de cette constellation imaginaire : dans les Pensées, l’être humain n’est qu’un “ roseau ” fragile et menacé (fr. 2314), poussant au bord de marécages dangereux. Si, pour Pascal, la vie est synonyme du mouvement, celuici n’est envisagé que comme une perte, un déclin, une marche au néant. Le monde y apparaît comme liquéfié et s’écoulant à l’infini. Ces images obsédantes de fluidité servent à décrire l’angoisse de la dépossession qui tenaille l’apologiste terrifié par ce qui passe et disparaît : "L’écoulement. c’est une chose terrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède" (fr. 626). Cette brève notation est réorchestrée dans les deux paraphrases du psaume 136 (fr. 460 et 748) : "Les fleuves de Babylone coulent, et tombent, et entraînent […] Qu’on voie si ce plaisir est stable ou coulant. S’il passe, c’est un fleuve de Babylone". Couler, tomber, entraîner, passer : pour Pascal, le monde est livré à un flot destructeur. Le fragment des deux infinis reprend magistralement cette hantise de la fuite éternelle et la déploie à travers les motifs, tout baroques eux aussi, du vertige, du gouffre et du tourbillon : Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous… (fr. 230) On ne saurait imaginer plus riche concentration de termes et de tournures destinées à communiquer au lecteur libertin des Pensées cette peur panique de voir les choses perdre toute consistance. Les rivières coulantes ne sont pas, comme dans l’imaginaire pastoral et dans le stéréotype du locus amoenus, des eaux bienfaisantes : ce sont des "fleuves de feu" parcourant des "terres de malédiction" (fr. 460) ; de même le monde est-il un labyrinthe tortueux et nocturne où nous ––– 3 Sur les différentes facettes de l’imaginaire pascalien, on se reportera aux travaux de Philippe Sellier regroupés dans Port-Royal et la littérature. I. Pascal, Paris, Honoré Champion, "Lumière classique", 1999 ; et à l’article "Pascal : imaginaire et théologie" paru dans Pascal/Port-Royal. New Trends in Port-Royal Studies, op. cit., pp. 39-57. 4 Nous adoptons la numérotation établie par Philippe Sellier et que l’on retrouve dans deux éditions des Pensées : (Bordas, "Classiques Garnier", 1991 et Librairie générale française, "Le Livre de Poche classique", 2000). © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 288 Tony Gheeraert sommes "égarés, avec inquiétude et sans succès, dans des ténèbres impénétrables" (fr. 19), perdus sans espoir de trouver le chemin. Chez Pascal, l’existence n’est ainsi qu’une longue suite de deuils, de défaites et d’abandons. Sans aucun doute, l’apologiste est l’auteur des plus saisissantes et des plus troublantes évocations de ce sentiment que Rousset appelle "l’inconstance noire" : "Ceux qui prennent sur l’homme le point de vue de Dieu, le point de vue de l’Essence et de la Permanence, regardent sa versatilité avec une stupeur inquiète, ils y reconnaissent le signe du péché, de l’absence douloureuse de Dieu" écrit l’auteur de L’Anthologie de la poésie baroque5. Comme avant lui Sponde, qui demandait en gémissant "D’où tant de fragilité? D’où tant d’inconstance ?", ou comme Chassignet, Pascal exprime le désarroi de toute une génération devant le sentiment d’effondrement de toutes les certitudes. On trouve chez lui les symboles de fragilité, de mobilité, d’altération et de métamorphose réquisitionnés par ces écrivains de la fugacité : la métaphore biblique de l’herbe des champs ("omnis caro foenum", fr. 164), celle de la fumée, emblème de l’éparpillement, de la dispersion et du néant ("notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée" fr. 681, "ceux-là seront dissipés en fumée au jour de ma fureur", fr. 735), la flamme, symbole de la vie humaine, vive et lumineuse, mais fugace et prête à s’éteindre ("la vie de l’homme, etc ; la flamme ne subsiste point sans l’air", fr. 230) ; de l’image du feu, Pascal retient surtout qu’il se consume et s’anéantit : "tous les hommes passeront et seront consommés par le temps" (fr. 718). Cette angoisse devant l’instabilité se résume sous une antique notion chrétienne, mais à laquelle les baroques ont su donner une expression et une intensité toute particulière : la vanité, dont la description fait l’objet de la seconde liasse des Pensées. Ce sentiment d’inconstance est lié à la crise des connaissances et des valeurs qui déstabilise les sciences à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle : la physique, l’astronomie, la médecine, la géographie, autant de disciplines pluri-millénaires dont la remise en cause radicale suscite le trouble. L’homme pascalien, conscient de ces bouleversements, en est angoissé : "condition de l’homme. Inconstance, ennui, inquiétude" (fr. 58). Au vrai, Pascal a amplement ––– 5 Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, José Corti, 1988, t. I, p. 6. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 289 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" participé à cet effondrement du savoir qui explique cette impression de déréliction ressentie par maints de ses contemporains. Par ses travaux scientifiques, en démontrant l’existence du vide, en adoptant la thèse d’un univers infini et que son absence de limites rend effrayant (fr. 231), en reléguant l’homme dans un "canton détourné de la nature" (fr. 230), Pascal sape la science établie et fait tomber l’être humain de la place d’honneur où l’avaient hissé les humanistes. Réduit à un inassignable "milieu entre rien et tout" (fr. 230), il est perdu dans un monde incompréhensible et qui n’est plus à sa mesure. Pascal est non seulement l’écho et le contemporain, mais l’acteur de cette crise de l’épistémè que, comme le dit Foucault, "à tort ou à raison on appelle baroque"6. Dans les années 1640 et 1650, les connaissances anciennes ont été définitivement ébranlées, mais Pascal n’est pas si pressé de hâter l’avènement d’un nouveau système du monde ; Descartes, dont l’entreprise tend à reconstruire un champ du savoir dévasté, est jugé "inutile et incertain" (fr. 118), et sa méthode peu convaincante. Loin de travailler à conjurer le sentiment de crise, l’auteur des Pensées va l’utiliser dans le cadre de son projet apologétique : il va travailler à accroître l’angoisse, il va creuser l’impression de vertige et d’ignorance, il va plonger à plaisir son lecteur libertin dans un néant vaste et noir et sans repères : c’est l’épouvante suscitée par le spectacle d’un monde en ruines et d’un homme abandonné qui sera, dans les Pensées, l’arme favorite du défenseur de la foi. Qu’est-ce que l’être humain ? Un Robinson Crusoë avant la lettre, mais perdu sur un îlot plus désertique que celui où devait échouer le héros de Defoe : En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir (fr. 229). La perte de toutes les certitudes et de tous les antiques repères ne mène pas Pascal à adopter un relativisme qui constituerait une objection majeure adressée à la vérité de la religion chrétienne : au contraire, il fait du christianisme la seule réponse acceptable, fût-ce ––– 6 Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 65. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 290 Tony Gheeraert sous forme d’un pari métaphysique, à l’angoisse provoquée par la contemplation tourbillonnante d’un monde à la fois vide et vain. L’exacerbation du sentiment d’inconstance conduit Pascal à orchestrer d’autres thèmes chers aux écrivains baroques, et d’abord celui du songe : le réel, inconsistant au point d’être délesté de tout poids ontologique, risque de basculer dans le simulacre sans qu’on puisse faire le départ entre rêve et réalité, "car la vie est un songe un point moins inconstant", comme l’écrit l’apologiste dans un bel alexandrin blanc (fr. 653), et aussi parce que l’homme est tissu de l’étoffe dont on fait les rêves : "Comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, il se peut aussi bien faire que cette moitié de la vie où nous pensons veiller n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les autres sont entés" (fr. 164). Dans cette vie irréelle qui est la nôtre, nos rêves eux-mêmes ne sont que le rêve d’un songe : Pascal, à travers cette mise en abyme, ébauche ici un jeu de miroirs dont on trouverait des échos jusque chez Borges7. Tout proche du thème du songe, et fondé comme lui sur cette impression d’une insoutenable légèreté de l’être, le modèle du théâtre sert à Pascal pour penser l’existence humaine. Comme Shakespeare, comme Calderon, l’auteur des Pensées estime que, dans ce monde si inconstant et inconsistant qu’il n’a pas plus de réalité qu’un décor de spectacle, l’homme, privé de toute épaisseur, n’est lui-même qu’un acteur ; du point de vue pessimiste de Pascal, il est le comédien d’une tragédie cruelle : "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais" (fr. 197). Philippe Sellier rapproche l’homme pascalien, monarque déchu de sa royauté originelle, du roi Lear égaré sur la lande et qui sent sa raison chanceler8. Mais, on le voit à travers ce fragment, l’être humain, quand il médite sur la condition humaine, emprunte aussi à Hamlet quelques-uns de ses traits : comme le héros du dramaturge anglais, il voit dans le monde sinon un promontoire stérile, du moins le domaine de la déraison et de l’orgueil ; comme lui encore, il est menacé par une folie d’autant plus inquiétante qu’elle n’est que le revers de la sagesse : "Le monde est si nécessairement fou que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou" ––– 7 Jorge Luis Borges, "Les ruines circulaires", in Fictions, Paris, Gallimard, 1957 et 1965, pp. 53-60. 8 Pensées, édition Bordas citée, p. 204, note 3. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 291 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" (fr. 31). Une commune vision du monde se détache ici, sans doute imputable à un semblable pessimisme religieux et existentiel issu des aspects les plus sombres de la pensée augustinienne. À cette série d’images et de motifs qu’il est commode de regrouper sous le terme de "baroque", il convient d’ajouter le mode même du fonctionnement de la pensée pascalienne qui procède par renversements systématiques du pour ou contre (fr. 127) et plonge le lecteur dans un tourniquet tourbillonnant : "S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible" (fr. 163). Pascal refuse l’un des préceptes majeurs de la logique d’Aristote, le principe de contradiction : "Contradiction est une mauvaise marque de vérité. Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs fausses passent sans contradiction. Ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité" (fr. 208). Un tel déni des lois logiques s’apparente à ce que Gérard Genette appelle "réversibilité des contraires"9 : dans les Pensées, l’homme est non seulement à la fois grand et misérable, mais grand parce que misérable (ou plutôt parce "qu’il se connaît misérable", fr. 146) ; ce mode de raisonnement, destiné à étourdir l’esprit fort rationaliste, déjoue et défie les ratiocinations cartésiennes ou scolastiques : les opposés se confondent, les extrêmes se retrouvent, les contraires se rejoignent, non pour former une heureuse coïncidentia oppositorum qui réconcilierait ces antinomies dans une harmonie sereine, mais pour constituer des figures monstrueuses et difformes. Le meilleur exemple de ce chaos anarchique dont aucun discours logique ne saurait rendre compte, c’est l’homme lui-même : "Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers" (fr. 164). Au rebours de l’homme selon Léonard, Pascal nous donne à voir un être écartelé entre des postulations si incompatibles qu’elles le déchirent. Ainsi, en ruinant le second principe de la logique d’Aristote, Pascal met en péril la pensée rationnelle et participe activement à la ruine des anciens savoirs qui définit, aussi bien chez Foucault que chez Clément10, cette crise de la ––– 9 Gérard Genette, "L’univers réversible", Figures I, Paris, Le Seuil, "Points", 1966, pp. 9-20. Sur la réversibilité des contraires chez Pascal, voir aussi Philippe Sellier, "Imaginaire et théologie", art. cit., pp. 50-54. 10 Michèle Clément, Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570- © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 292 Tony Gheeraert conscience européenne qu’on appelle baroque. Enfin, si l’on confronte pour terminer le mode d’énonciation du discours pascalien aux traits définitoires donnés par G. MathieuCastellani, force est de reconnaître que les Provinciales comme les Pensées relèvent aussi, de ce point de vue, de la poétique baroque : "discours de vérité", le texte pascalien cherche de plus "emporter à tout prix l’adhésion [du destinataire]", quitte à recourir à une panoplie rhétorique impressionnante lorsqu’il s’agit de convaincre une opinion publique désarçonnée ou de fléchir les résistances du libertin. Or, ces définitions du discours baroque, G. Mathieu-Castellani les élabore de façon différentielle, pour les opposer à la poétique maniériste. Cette opposition constitue une clef pour situer la position pascalienne et résoudre certaines ambiguïtés de son écriture. Les reines de village Par son imaginaire, par sa vision du monde, par sa façon de saper les anciens savoirs devenus périmés, Pascal participe bien à cet ère de doute et d’inquiétude, de curiosité et de tourment que d’aucuns trouveront commode d’appeler "baroque", caractérisant d’un mot ce qui constitue l’esprit d’une époque. Mais les tenants de cette catégorie issue de l’histoire de l’art11 ne se contentent pas de la définir de façon thématique ; ils y ajoutent (ou même, comme Genette, leur substituent) des déterminations d’ordre stylistique : le baroque, c’est aussi, voire d’abord, une rhétorique, tant en peinture qu’en littérature ; c’est un style, reconnaissable à son goût pour l’exubérance, les antithèses violentes, les métaphores vives, les images hardies, les hyperboles audacieuses. Une enquête quelque peu scrupuleuse sur le baroquisme de Pascal ne saurait donc faire l’économie d’un détour par la question du style. Or, à considérer aussi bien les Provinciales que les fragments de théorie littéraire inclus dans les éditions des Pensées, il semble bien que l’écrivain de Port-Royal ait été un adversaire de la luxuriance baroque. 1660), Paris, Champion, 1996. 11 Jean Rousset, qui donna à la notion toute son extension, part des arts plastiques pour tenter de définir le baroque littéraire dans son grand ouvrage Circé et le paon. La littérature de l’âge baroque en France (Paris : José Corti, 1954). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 293 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" Dans la Onzième Provinciale, par exemple, Pascal épingle un jésuite, Pierre Le Moyne, auteur d’un badinage galant intitulé Éloge de la pudeur, dans lequel il compare les joues empourprées d’une jeune femme aux ailes des anges : Les Chérubins, ces glorieux, Composés de tête et de plume, Que Dieu de son esprit allume, Et qu’il éclaire de ses yeux; Ces illustres faces volantes Sont toujours rouges et brûlantes, Soit du feu de Dieu, soit du leur, Et dans leurs flammes mutuelles Font du mouvement de leurs ailes Un éventail à leur chaleur. Mais la rougeur éclate en toi, Delphine, avec plus d’avantage, Quand l’honneur est sur ton visage Vêtu de pourpre comme un roi, etc.12 Dans ce poème, longuement cité par Pascal, abondent les métaphores filées et les préciosités d’écriture. Ces vers représentent, en matière de poésie, tout ce que Pascal déteste, et d’abord le mélange du profane et du sacré : une métaphore galante ravale ainsi les ailes des "Chérubins" célestes au rang de simples "éventails", et la beauté tout humaine de Delphine est assimilée à celle des créatures angéliques, infiniment pure et céleste. La débauche d’images et de couleurs qui se déploient dans ces vers illustrent aussi la tendance jésuite, inacceptable aux yeux du sévère janséniste, à transformer la foi en sucrerie dévote : bien loin d’inviter à une prise de conscience des sacrifices qu’impose une vraie conversion, ces vers somptueux n’inclinent-ils pas précisément le lecteur et la lectrice à succomber au chatoiement des créatures terrestres ? À la lecture d’une telle strophe, Delphine ne se sentira guère tentée de prendre les partis les plus rudes, et pensera au contraire, à tort, qu’elle peut mener une existence chrétienne tout en demeurant dans la douceur ouatée de sa vie mondaine. Mais, dans le choix pascalien d’incriminer précisément cet extrait, on devine d’autres raisons, plus obscures et peut-être moins conscientes : Pascal, qui envisage toujours le mouvement comme un écoulement sinistre, ––– 12 Blaise Pascal, Les Provinciales, édition de Louis Cognet et Gérard Ferreyrolles, Paris, Bordas, "Classiques Garnier", 1992, pp. 207-208. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 294 Tony Gheeraert n’éprouve-t-il pas une secrète aversion devant les danses tourbillonnantes des anges ? Le jésuite, contrairement à l’auteur des Provinciales et des Pensées, ne se représente pas la vie éternelle comme une Jérusalem céleste dans laquelle les élus seraient immobiles et debout — "nous serons debout sous les porches de Jérusalem" écrit Pascal dans sa paraphrase du psaume 136 (fr. 748) — , mais comme une joyeuse sarabande angélique ; il imagine leur ballet incessant et jouit de voir se dessiner leurs infinies arabesques. La poésie riche et imagée de Le Moyne propose aux lecteurs de jouir des créatures et de s’immerger dans leur miroitement bariolé ; elle resplendit à la façon des somptueux trompe-l’œil des églises romaines, et capte quelque reflet du débordement de couleurs et de lumières qu’on trouverait, par exemple, dans le Triomphe de saint Ignace qui orne le plafond du Gesù. Le Moyne peut s’enchanter et se griser sans remords de ce tourbillonnement de plumes et de la folle danse des flammes qui éclairent les visages angéliques, puisque la séduction des sens est, pour lui, la meilleure voie pour conduire à Dieu. Pascal, au contraire, si défiant envers les puissances trompeuses et les tentations sensibles qui, selon lui, ne mènent qu’au mal, ne peut qu’être effrayé de ces scintillements trompeurs et de ces irisations illusoires ; pour lui, la vie chrétienne implique une ascèse non seulement morale et intellectuelle, mais aussi artistique. On devine le malaise éprouvé par Pascal face à cette écriture chargée et ostentatoire : les adjectifs saturent le texte ("illustres, rouges et brûlantes"), les figures précieuses provoquent des effets de surprise (ainsi la métonymie "faces volantes", et la double image finale : le rouge des joues devient par métaphore allégorie de l’honneur, et ce dernier est assimilé à un roi). Cette virtuosité de l’écriture, qui ne sert qu’à faire voir le talent de Le Moyne, scandalise le polémiste de Port-Royal d’autant plus profondément que l’auteur de cette plaisanterie se dit chrétien : "C’est ainsi que vous traitez indignement les vérités de la religion, contre la règle inviolable qui oblige à n’en parler qu’avec vérité et discrétion"13. Nous avons donc, dans ces vers, un exemple de cette bouffonnerie et de cette enflure que proscrit aussi Pascal dans les Pensées ("je hais également le bouffon et l’enflé", fr. 503). Si l’on observe maintenant les fragments théoriques des Pensées, on s’aperçoit qu’ils vont tous dans le même sens, celui du refus de la "luxuriance", comme le montrent quelques condamnations ––– 13 Ibid. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 295 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" péremptoires griffonnées pour lui-même sur ses paperoles : "Éteindre le flambeau de la sédition : trop luxuriant. L’inquiétude de son génie : trop de deux mots hardis". De même, on repère chez l’apologiste un souci de pureté et de précision : "Il y a des lieux où il faut appeler Paris Paris et d’autres où il la faut appeler capitale du royaume". Un long fragment résume cette hostilité à la pléthore baroque de figures dont l’abondance lui paraît plus "bizarre" qu’ingénieuse : Beauté poétique. Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point; et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie, et quel est l’objet de la médecine; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter, et à faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres “ siècle d’or ”, “ merveille de nos jours ”, “ fatal ”, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage, et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les “ reines de village ”. (fr. 486) Ce fragment, qui a fait couler beaucoup d’encre, présente un intérêt tout particulier lorsqu’on considère que ce sont sans doute moins ici les jésuites que les écrivains jansénistes des années 1630 auxquels songe Pascal. On trouve en effet, par exemple chez le poète Arnauld d’Andilly, Solitaire retiré aux Granges de Port-Royal, ce type de périphrases et de métaphores rares. C’est sur le deuxième tour dénoncé ("Merveille de nos jours") que débute par exemple Le Lys composé par d’Andilly pour la Guirlande de Julie, suite de poèmes précieux composés pour le mariage de Julie d’Angennes ; on trouve une occurrence de "siècle d’or" dans les Stances sur diverses vérités chrétiennes composées par le même poète14 ; quant au troisième terme condamné, il apparaît à deux reprises dans les Stances pour Jésus––– 14 Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 172, "De la véritable amitié". On trouve également une occurrence de cette expression sous la plume d’Antoine Lemaistre et de Gomberville dans des poèmes que reproduit le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, publié par Pierre Le Petit en 1671 sous les auspices de PortRoyal (respectivement t. II, p. 121 et t. I, p. 204). © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 296 Tony Gheeraert Christ15, recueils tous deux sortis des mains de l’aîné des Arnauld. Même s’il ne s’agissait ici que d’une surprenante coïncidence, et si Pascal ne songeait pas effectivement à d’Andilly, on ne saurait mieux montrer la différence de sensibilité poétique entre les deux générations de Port-Royal : d’une part, celle, "baroque", d’Arnauld d’Andilly ; d’autre part, celle, "classique" des maîtres d’œuvre de la Logique et de la Grammaire (en particulier Claude Lancelot, Antoine Arnauld ou Pierre Nicole, mais aussi Pascal). La scission entre le baroque et le classicisme passerait donc, pour ainsi dire, à l’intérieur du monastère. De ses attaques contre l’écriture exubérante aussi bien des jésuites que de certains de ses amis jansénistes, et des pensées qu’il nous a laissées sur la théorie littéraire, on pourrait aisément conclure que Pascal est hostile au style baroque, leçon que corroborerait, par exemple, l’admiration que nourrit à son égard Boileau, ainsi qu’en témoigne Madame de Sévigné : On parla des ouvrages des anciens et des modernes. Despréaux soutint les anciens, à la réserve d’un seul moderne qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux [...]. Le jésuite [...] presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux […]. Despréaux lui dit: "mon Père, ne me pressez point." Le Père continue. Enfin, Despréaux le prend par le bras, et le serrant bien fort, lui dit: "mon Père, vous le voulez. Eh bien! c’est Pascal, morbleu."16 "Contrariétés" On en resterait alors à une conclusion boiteuse : Pascal resterait baroque par son imaginaire et par sa façon d’envisager l’homme et le monde, et s’en détacherait du point de vue de son écriture qui ferait de lui un classique. C’est le sentiment auquel se rallient beaucoup de commentateurs, par exemple Jean Rohou, qui estime que Pascal est baroque par sa pensée paradoxale et anxieuse, et classique par son attachement à la "structure fonctionnelle" d’une ––– 15 Paris, E. Martin, 1628. Stances 43 et 63. Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1978, t. III, p. 811. La lettre est du 15 janvier 1690. 16 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 297 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" écriture qui, partout, resterait celle d’un géomètre17. Une telle disjonction, loin de nous satisfaire, ne tend qu’à montrer l’insuffisance des catégories employées, qui échouent à montrer la cohérence de l’œuvre pascalienne, dans sa forme comme dans son contenu. La situation devient encore plus confuse lorsqu’on examine le style de Pascal, qui ne nous montre pas que nous ayons affaire à cette écriture faite de mesure et de retenue dans lesquelles on a l’habitude de reconnaître des valeurs "classiques" ; bien au contraire, Pascal use des figures les plus étincelantes, pas si éloignées au fond de ce style flamboyant que chérissaient les poètes "baroques" de la première génération de Port-Royal, et qu’il semblait condamner dans le fragment Beauté poétique : pour "remuer" le libertin et lui faire quitter, si l’on peut dire, son sommeil dogmatique, Pascal opte pour une écriture de la véhémence et ne recule devant aucun procédé. Il manie avec un art consommé les antithèses emportées : "Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige" (fr. 77). Il accumule à plaisir les hyperboles de dimension cosmique : "Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout" (fr. 230). Il multiplie les répétitions qu’il organise parfois en chiasmes foudroyants : "La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril" (fr. 170). Enfin, pour rendre compte de la dualité de l’homme, il est amené à forger d’extraordinaires oxymores : "le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissime heroe !" (fr. 81). On ne saurait imaginer formulations plus contraires à cet effet de sourdine qui prévaut, on le sait depuis les travaux de Léo Spitzer, dans les œuvres classiques. À ce point de la démonstration, on reste quelque peu perplexe. Nous sommes en effet confrontés à un tissu d’incompatibilités ; l’examen de l’écriture pascalienne sous l’angle de la distinction habituelle baroque/classique fait apparaître une contradiction majeure entre le discours théorique et la pratique de l’écriture, contradiction qui fait écho des oppositions qui paraissent diviser toute l’histoire de Port-Royal, alors même que les écrivains de ces deux générations, qui se côtoyaient, n’ont jamais polémiqué sur ces questions et n’ont cessé de travailler ensemble : Pierre Nicole le prétendu classique et Arnauld d’Andilly le prétendu baroque ont ainsi pu participer ensemble à une ––– 17 Jean Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Éditions Nathan, 1989, p. 192. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 298 Tony Gheeraert anthologie de poèmes publiée en 167118. Il faut donc admettre que, s’il y a du vrai dans cette dichotomie baroque/classique qui n’est pas, du point de vue de la compréhension des œuvres, complètement stérile, elle a le défaut de laisser échapper l’essentiel : elle fait perdre de vue l’unité tant de l’œuvre pascalienne que du discours critique portroyaliste dans son ensemble. L’utilisation conjointe des deux catégories de baroque et de classicisme ne permet de rendre compte ni de la cohérence de l’œuvre pascalienne, ni de celle du groupe de PortRoyal au XVIIe siècle : elles introduisent des divisions artificielles entre des d’écrivains qui s’entendaient parfaitement, et accusent, dans le texte pascalien, des ruptures qui n’ont pas lieu d’être si l’on postule la cohérence interne de l’œuvre de Pascal. L’art et la manière Pour dénouer ce nœud gordien d’antinomies, il faut substituer à la dichotomie baroque/classique une triade qui fasse intervenir une troisième catégorie, celle de maniérisme, elle aussi inspirée de l’histoire de l’art mais souvent moins maltraitée que celle de baroque, sans doute parce qu’elle est extrapolée des textes de Vasari traitant de la "belle maniera" ou de la "maniera moderna". L’un des premiers à l’avoir appliqué à la littérature est Ernst Robert Curtius, dans son maître ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, datant de 194719 ; c’est encore, pour l’essentiel, sur ses définitions que l’on s’appuiera ici. Le maniérisme, tant pictural que littéraire, est une esthétique artificialiste qui trouve à s’exprimer dans un art de cour intellectuel, compliqué et ingénieux ; c’est aussi un art qui se nourrit de mythologie et de subtilités pétrarquistes portées à un point de raffinement extrême ; et surtout, l’art maniériste est un jeu gratuit et virtuose avec les formes et les modèles, et qui n’a en vue que sa propre fin. Or, si l’on examine à nouveaux frais non seulement les textes théoriques de Pascal sur le style, mais le point de vue de l’ensemble des écrivains port-royalistes, on s’aperçoit qu’ils s’accordent tous pour condamner cette esthétique jugée cérébrale, décadente et faisandée qu’on nomme maniérisme. ––– 18 Op. cit. E.R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l’allemand par Jean Bréjoux, Paris, P.U.F., "Agora", 1956, pp. 427-470. 19 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 299 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" Ainsi, Pascal et ses amis considèrent tous que la littérature n’est pas — ne peut pas —être une activité ludique. Une écriture qui n’a pour objet que d’exhiber la virtuosité de l’écrivain est non seulement inutile, mais perverse : elle est une manifestation de cet amour-propre narcissique dont l’augustinisme fait la racine de tout mal. C’est cette habileté sans objet qui, par exemple, exaspère Pascal dans le texte de Le Moyne : un religieux aussi talentueux n’a pas d’excuse lorsqu’il ne met pas sa plume au service exclusif des vérités chrétiennes ; l’ornementation superflue, la complexité de motifs décoratifs inutiles, ce sont là les griefs de fond que le polémiste adresse à son adversaire. Les fragments des Pensées sur le style explicitent ce jugement : lorsque Pascal préfère, à l’affectation, le naturel, garantie d’une pensée sincère et transparente, c’est le procès d’une des grandes tendances maniéristes qu’il propose20 : Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur. (fr. 554) C’est dans la même perspective de polémique anti-maniériste qu’on peut interpréter le rejet, par l’apologiste, d’une éloquence fondée sur l’artifice, par exemple lorsqu’il assimile les figures forcées aux fausses fenêtres qui rappellent l’esthétique du trompe-l’œil : Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. (fr. 466) Les jeux sur les mots sont ici reniés au nom d’un souci de clarté et d’une justesse qui ne soit pas purement formelle ; il en va de même pour les pointes des épigrammes trop subtiles, ainsi "celle des deux borgnes" écrite par Geronimo Amaltei et paraphrasée par Du Bellay: elle "ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur" (fr. 65021). Ce fragment fait directement ––– 20 Le maniérisme, explique en effet Curtius, "prétend dire des choses non pas normalement, mais anormalement. Au naturel, il préfère l’artificiel, l’alambiqué ; il veut surprendre, étonner, éblouir", ibid., p. 441. 21 Voici le texte de l’épigramme, dans la traduction de Du Bellay : Jeanne et André son fils sont beaux comme le jour ; Mais chacun d’eux d’un œil a perdu la lumière. André, donne celui qui te reste à ta mère : © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 300 Tony Gheeraert écho à un traité de l’épigramme écrit à l’époque où Pascal préparait son apologie et rédigé par Pierre Nicole, le Traité de la vraie beauté22, dans lequel on trouverait des opinions du même ordre. Ce à quoi Pascal et Nicole répugnent, ce ne sont pas les figures hardies, c’est la disproportion, valeur maniériste entre toutes : lorsque le premier reproche aux mauvais poèmes de "dire de petites choses avec de grands mots" (fr. 486), ou lorsque le second estime que "les mots s’accordent avec les choses lorsqu’on exprime les grandes [choses] avec de grands mots, les choses médiocres avec des mots médiocres"23, tous deux fustigent cette prolifération cancéreuse des mots contre les choses caractéristique de l’anti-naturalisme maniériste, esthétique où, comme son nom l’indique, la manière l’emporte sur la matière24. Partout, dans les Pensées, affleure cette répugnance à l’égard d’une esthétique privilégiant le décentrement et la disproportion ; ainsi, alors que le peintre ou l’écrivain maniéristes aiment les effets de grossissement, cultivent le détail et adoptent volontiers des points de vue insolites, Pascal, au contraire, est hanté par la quête du point fixe qui puisse rétablir, en morale, l’équilibre de la perspective : Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? (fr. 55) Le paradigme pictural, utilisé ici pour figurer la recherche de la vérité, trahit l’aversion de Pascal envers les compositions compliquées et affectées des maniéristes, au profit d’une peinture strictement perspectiviste, à la fois géométrique, lisible et claire. De tels principes anti-maniéristes ne sont pas propres à Pascal, Elle sera Vénus et tu seras l’amour. (reproduit dans Pensées, éd. P. Sellier, op. cit., p. 444, note 6). 22 Pierre Nicole, Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata, publiée en français sous le titre La Vraie Beauté et son fantôme et autres textes d’esthétique, édition critique et traduction de Béatrice Guion, Paris, Honoré Champion, 1996. Voir par exemple "Des petites subtilités et des jeux sur les mots", chapitre XIX, pp. 116-117 ; voir aussi pp. 125-126, l’opinion négative de Nicole sur les "pointes froides". 23 Ibid., p. 64-65. 24 Voir Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque en Europe et en France, Paris, P.U.F., "Écriture", 1995, p. 38. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 301 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" mais sont partagés par tout Port-Royal, y compris par les écrivains, pourtant baroquisants, de la génération précédente. D’Andilly, ainsi, au seuil de sa vie de Jésus, ne justifiait son écriture de l’excès et de la démesure que par la majesté de son objet divin : Ceux qui consacrent leurs plumes à Dieu peuvent sans crainte déployer toutes les forces de leur esprit: rien ne leur saurait donner de bornes dans un champ qui n’en a point: tout y est infini, éternel, adorable: la perfection y consiste en l’excès; et cet excès est toujours beaucoup au-dessous de la vérité.25 Les figures audacieuses ne sont donc pas disproportionnées, elles s’accordent avec l’objet divin qu’elles ne parviendront pas à épuiser. Sur le principe, Pascal n’est donc, en fait, pas si loin de son prédécesseur qu’il avait semblé d’abord ; bien des figures qui paraissent excessives chez lui se révèlent en fait légitimes car fondées en vérité : stricto sensu, et quelle que soit la violence des tournures employées, affirmer que l’homme est un chaos où se mêlent les deux infinis n’est pas une hyperbole, mais l’expression exacte de la réalité. Ce ne sont pas les figures trop hardies en elles-mêmes que Pascal stigmatise, mais celles qui ont perdu toute relation avec le réel et brillent comme des joyaux sur fond de néant. Sur ce point, il n’y a pas de désaccord entre les écrivains de Port-Royal : les ornements ne sont condamnables que s’ils ne trouvent pas leur origine dans la vérité ("il faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit luimême pris du vrai.", fr. 547). Pascal et ses amis s’élèvent donc seulement contre la conception toute maniériste d’un langage qui trouverait en lui-même sa propre justification, dans la gratuité ludique d’un art qui n’aurait en vue que l’admiration suscitée par sa perfection formelle26 : "Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien" (fr. 650), affirme l’apologiste d’un ton qui ne souffre pas de réplique. N’était-ce pas précisément cette œuvre fermée sur elle-même à quoi renvoyait, dans le fragment "Beauté poétique", l’image de cette reine de village couverte de miroirs et de chaînes ? Le miroir est ici à la fois le symbole de l’amour-propre, mais aussi de la spécularité autotélique d’une œuvre littéraire sans doute séduisante, mais dont le crime irrémissible réside dans sa clôture interne. Pour les jansénistes, seul Dieu est autosuffisant, lui seul constitue à lui-même sa propre fin. Bien plus que la frivolité du style maniériste, c’est son caractère ––– 25 26 Poème sur la vie de Jésus-Christ, “ Préface ” non paginée. Sur la virtuosité maniériste, voir E.R. Curtius, op. cit., p. 443. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 302 Tony Gheeraert autoréférentiel qui suscite les critiques non seulement de Pascal mais, sur ce point capital, de tout Port-Royal. Cette femme pleine de miroirs, cette reine de village à quoi l’apologiste réduit la "fausse beauté27" poétique, ce pourrait être une définition allégorique, et toute arcimboldesque, du maniérisme. Cette notion de fausse beauté parcourt en fait toute la réflexion esthétique de Port-Royal ; d’Andilly et son ami Godeau stigmatisaient la beauté fardée et recouraient à la métaphore du maquillage pour dénoncer la mauvaise poésie : Poètes, c’est à tort que l’on veut vous réduire À plaire à nos esprits plutôt qu’à les instruire; Qu’aux solides beautés dont éclate votre art On veut que vous mêliez le mensonge et le fard.28 Pascal s’en prend à ce qu’il appelle les "fausses beautés" de Cicéron et même de saint Augustin29, tandis que Nicole oppose, dans son traité poétique, la fausse beauté à celle qui est "vraie et solide"; il reprend cette distinction dans son Traité de l’éducation d’un prince de 1670 : Il y a deux sorte de beautés, dans l’éloquence, auxquelles il faut tâcher de rendre les enfants sensibles. L’une consiste dans les pensées belles et solides, mais extraordinaires et surprenantes. Lucain, Sénèque et Tacite sont remplis de ces sortes de beautés. L’autre, au contraire, ne consiste nullement dans les pensées rares, mais dans un certain air naturel, dans une simplicité facile, élégante et délicate, qui ne bande point l’esprit, qui ne lui présente que des images communes, mais vives et agréables, et qui sait si bien le suivre dans ses mouvements, qu’elle ne manque jamais de lui proposer sur chaque sujet les objets dont il peut être touché, et d’exprimer toutes les passions et les mouvements que les choses qu’elle représente y doivent produire. Cette beauté est celle de Térence et de Virgile. On perçoit vers laquelle de ces deux beautés penchent le cœur et l’esprit de Pierre Nicole : "Et l’on voit par là qu’elle est plus difficile ––– 27 Sur la notion de "fausse beauté" dans l’esthétique de Port-Royal, voir le traité de Nicole "Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata", op. cit. Voir aussi Jean Mesnard, "Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle", in La Culture du XVIIe siècle, op. cit., pp. 210-235. 28 Antoine Godeau, “ À M. d’Andilly ”, in Arnauld d’Andilly, Œuvres chrétiennes, op. cit. 29 Pensées, fr. 610. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 303 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" que l’autre, puisqu’il n’y a point d’auteurs dont on ait moins approché que de ces deux-là [Térence et Virgile]".30 Quelques lignes plus loin, le janséniste s’attaque explicitement au “ style des pointes, qui est un très mauvais caractère". À la lumière de cette définition de Nicole, il est sans doute possible d’identifier la "fausse beauté" décriée par les port-royalistes à travers tout le siècle, et en particulier par Pascal, avec cette esthétique ingénieuse et brillante qu’on appelle le maniérisme. Cette hypothèse qui fait de Port-Royal non pas un bastion de l’anti-baroquisme, mais une citadelle anti-maniériste, on pourrait en trouver des échos dans le désaveu, souvent répété, de la poésie amoureuse pétrarquisante31, dans le refus de l’inspiration mythologique32, dans l’aversion pour le monde de la cour où s’épanouirent peinture et littérature maniéristes33, et, surtout, dans l’hostilité partout affichée, en particulier chez Nicole et Pascal, à l’encontre de toute forme d’exacerbation du moi34. Ainsi, Nicole, à l’occasion d’un traité pédagogique, exprime ses réserves à l’égard de Pline, trop tourné vers le soin de sa propre gloire : Il y a, par exemple, dans Pline le Jeune, un air de vanité et d’un amour tendre de la réputation, qui gâte ses lettres, quelque pleines d’esprit qu’elles soient, et qui fait qu’elles sont d’un mauvais genre, parce qu’on ne saurait se le représenter que comme un homme vain et léger.35 Tous ces thèmes constituent autant de leitmotive qui reviennent sans cesse sous les plumes jansénistes et prennent pour cible des élémentsclefs de l’esthétique maniériste ; or, sur ces points, l’opinion des Solitaires n’a jamais divergé à travers tout le XVIIe siècle, de l’époque de Saint-Cyran à celle du grand Arnauld. D’Andilly, par exemple, au détour d’un dizain à caractère moral et tout flamboyant qu’il fût, met en garde le peintre contre l’idolâtrie que constituerait l’attachement à ––– 30 Traité de l’éducation d’un prince, in Pierre Nicole, Essais de morale, choix d’essais introduits et annotés par Laurent Thirouin, Paris, P.U.F., “ Philosophie morale ”, pp. 300-301. 31 Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 50. 32 Arnauld d’Andilly, Poème sur la vie de Jésus-Christ, stance 2. 33 Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 199. 34 "Le moi est haïssable", écrit ainsi Pascal dans les Pensées (fr. 494). Arnauld d’Andilly avait consacré une stance à l’amour-propre dans ses Stances sur diverses vérités chrétiennes (stance 32). 35 Traité de l’éducation d’un prince, op. cit., p. 299. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 304 Tony Gheeraert son tableau sans considération de son modèle : Comme un peintre excellent lorsqu’il forme l’image Ou de Jésus-Christ même, ou des plus grands des saints, Passe insensiblement dans ses rares desseins De l’amour du modèle à l’amour de l’ouvrage [...].36 Ces vers illustrent l’ambiguïté inhérente à toute imitation, qu’elle soit picturale ou poétique: si la faiblesse de l’homme implique le recours à l’art et à la poésie pour lui enseigner les vérités de la religion, la facilité avec laquelle l’individu précisément en raison de cette même faiblesse fait un mauvais usage de ses sens, rend ce recours hasardeux, quelque pur que puisse être le projet du poète. On peut aisément extrapoler un tel avertissement qui vaut aussi pour l’écrivain, et pas seulement pour l’art pictural : une fois de plus, c’est la virtuosité gratuite qui est mise en cause ici, et qui, en nourrissant la vanité et l’orgueil, fait sombrer dans l’idolâtrie celui qui s’en rend coupable. On comprend mieux, dès lors, la position de Pascal, bien plus cohérente que ne le laissait apparaître la dichotomie trop simple, et finalement non opératoire ici, qui opposerait un Pascal baroque à un Pascal classique, antinomie qui ne conduit qu’à d’insurmontables contradictions. En fait, en dépit de quelques attaques ponctuelles portées contre d’Andilly ou Antoine Lemaître dans des fragments qui n’auraient sans doute jamais été publiés, Pascal n’est pas aussi éloigné qu’on l’aurait cru tout d’abord des auteurs de la première génération de Port-Royal, ouvertement "baroque". Car ce n’est pas la rhétorique de l’abondance elle-même que met en cause l’apologiste du jansénisme, c’est un certain usage, gratuit et ludique, de figures qui trouvent au contraire leur pleine légitimité quand elles sont mises au service d’une cause juste, comme une défense de la doctrine de la grâce efficace (c’est l’objet des "petites lettres" provinciales), ou, surtout, une apologie pour la religion, qui constitue le vrai sujet de la plupart des fragments réunis habituellement sous le titre de "Pensées". Il n’y a donc pas à s’étonner que Pascal d’une part recoure à des tournures et à des thèmes d’origine baroque et que d’autre part, méditant sur le style, il dénonce les excès d’une parole hypertrophiée et boursouflée : les images d’anamorphoses, de décentrement, de labyrinthe du monde, à coup sûr d’origine maniériste, sont récupérées et justifiées dans la mesure où elles sont utilisées à des fins religieuses ––– 36 Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 254. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 305 " Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal" ou édificatrices. En acceptant de faire flèche de tout bois, y compris des armes de ses adversaires, Pascal fait sienne la théorie augustinienne, exprimée dans le De Doctrina christiana, des dépouilles d’Égypte, selon laquelle les Hébreux étaient fondés, au moment de l’Exode, à emporter avec eux les richesses de Pharaon pour peu qu’elles servent à orner le Tabernacle du Dieu vivant37. On perçoit donc ici tout le profit que procure l’introduction de la notion de maniérisme aux côtés de celle de baroque pour comprendre le rôle et la fonction de la littérature chez Pascal et à PortRoyal : malgré des divergences de goût qui correspondent à l’évolution du siècle, tous les Solitaires se retrouvent pour condamner une conception virtuose et refermée sur elle-même de l’art et de la littérature. L’anti-maniérisme apparaît ainsi comme le plus petit commun dénominateur qui unit des auteurs de sensibilité aussi différente que d’Andilly, Pascal ou Pierre Nicole, qui s’accordent pour condamner une littérature réduite à un simple jeu de miroirs destiné à nourrir l’amour-propre d’un écrivain orgueilleux et idolâtre de sa création. S’il y a, la chose est connue, une composante anti-maniériste dans le classicisme, il y en a une aussi dans le baroque, et en particulier, sans doute, chez les écrivains religieux. S’agissant de Pascal, nous pouvons donc proposer une réponse à la question posée en introduction, et conclure que Pascal n’est pas classique, encore moins "pré-classique" : il est, comme bien d’autres écrivains en son temps, à Port-Royal et ailleurs, à la fois profondément baroque et viscéralement anti-maniériste. Au fond, lorsqu’il s’agit de saisir la cohérence et l’unité de la pensée pascalienne, ce ne sont pas les catégories de maniérisme et de baroque qui se révèlent non pertinentes ; la notion floue, encombrante et inutile, et dont on peut sans dommage faire ici l’économie, ce serait plutôt celle de classicisme38. ––– 37 La Doctrine chrétienne, II, XL, 60-61; Quatre-vingt trois questions diverses, question 53. 38 Sur le classicisme envisagé comme anti-maniérisme, voir Jules Brody, "Constantes et modèles de la critique anti-‘maniériste’ à l’âge ‘classique’", in Lectures classiques, Charlottesville, Rookwood Press, 1996, pp. 17-40; article paru auparavant dans: Rivista di letterature moderne e comparate, 40, 1987, pp. 95-121 ; J. Brody suit en cela l’opinion de Curtius, qui ôte toute historicité à la notion : "le maniérisme est une constante de la littérature européenne" (La Littérature et le Moyen Âge latin¸ op. cit., p. 428). Sur la polémique anti-baroque à l’âge classique, voir Renate Baader, "La polémique anti-baroque dans la doctrine classique", in Baroque, 6, 1973, pp. 133-148. © Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours classiques? Jean-Claude VUILLEMIN The Pennsylvania State University En un mot, les discours ne sont au Théâtre que les accessoires de l’Action, quoique toute la Tragédie, dans la Représentation ne consiste qu’en discours; [...] aussi n’irait-on pas au Théâtre en si grande foule, si l’on ne devait y rencontrer que des Acteurs muets. D’Aubignac, La Pratique du théâtre1 Mais notre loquacité est prénatale. Race de phraseurs, de spermatozoïdes verbeux, nous sommes chimiquement liés au mot. Cioran, Syllogismes de l’amertume2 À la différence de l’affirmation péremptoire de Cioran, le propos non moins péremptoire de d’Aubignac a le mérite de marquer le caractère contradictoire du rapport apparemment impossible entre spectacle et discours. Toutefois, au lieu de creuser la difficulté, le docte abbé se contente de souligner ce rapport paradoxal et privilégie le discours sur le spectacle. Les représentations — "peintures vivantes3" — se résumeraient 1 François Hédelin, abbé d’Aubignac, "Des Discours en général", in H. Baby, éd., Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Champion, coll. "Sources classiques", 2001, Livre IV, Chap. 2, p. 408. 2 Cioran, "Atrophie du verbe", in Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, 1980, p. 21. 3 D’Aubignac, "Chapitre premier. Servant de préface à cet Ouvrage, où il est traité de la nécessité des Spectacles, [...]", in La Pratique du théâtre, éd. cit., Livre I, Chap. 1, p. 42. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 308 Jean-Claude Vuillemin selon lui à des "discours" et, déclarera-t-il ailleurs dans une formule lapidaire qui a fait fortune, au théâtre, "Parler, c’est Agir4". Cette réduction du visible au dicible est d’autant plus curieuse que d’Aubignac recourt sans cesse dans son savant traité à la métaphore convenue de la représentation picturale pour légiférer la pratique de la représentation dramatique: "Je prends ici la comparaison d’un Tableau, dont j’ai résolu de me servir souvent en ce Traité5." À l’instar de ses confrères néoaristotéliciens, d’Aubignac va de la sorte picturaliser l’objet de son propos mais, comme eux, fera toutefois l’économie théorique de la composante spectaculaire du genre théâtral. Avant de "tonner" contre cette manière de procéder qui, dans une large mesure, résultera dans une conception étriquée de notre dramaturgie "classique" — avec des guillemets de vive protestation, tant le lieu commun l’a cimentée d’âneries —, il me plairait de rappeler cette idée essentielle, souvent galvaudée, de Michel Foucault selon laquelle la constitution d’un savoir est inséparable d’un ensemble de pratiques relevant des stratégies déployées par un pouvoir. Informé par le pouvoir, qui lui-même s’appuie sur de la connaissance, le discours du savoir est pris en charge par l’institution. Assujetti à cette relation savoir-pouvoir, un objet d’étude n’apparaît tel que si, au préalable, il a été isolé, contrôlé, soumis à une forme de coercition. Inversement, le pouvoir ne peut s’exercer qu’à la condition de susciter un discours sur ce qui en est le lieu d’application. Pour Foucault, l’institution et les contraintes qu’elle exerce sont en effet inséparables d’un dispositif discursif qui les rend à la fois possibles et pensables, ainsi qu’opératoires dans l’ensemble de leurs effets de pouvoir. Substituant une philosophie de la relation à une philosophie de l’objet, Foucault met en lumière quelques grandes stratégies de savoir et de pouvoir qui donneront bientôt naissance à ce concept, aujourd’hui banalisé, de "savoir-pouvoir". Tout en mettant en évidence l’aspect construit de l’objet de savoir — une "ingénieuse tissure des fictions avec la vérité", aurait pu dire Corneille qui définissait de la 4 D’Aubignac, "Des Discours en général", op. cit., p. 407. Voir en particulier "Des spectateurs et comment le Poète les doit considérer", in La Pratique du théâtre, éd. cit., Livre I, Chap. 6, p. 77. 5 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 309 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" sorte "le plus beau secret de la Poésie6" — Foucault exclut deux conceptions naïves: celle qui croit qu’il faut d’abord penser une réalité pour ensuite la soumettre, et l’autre qui conçoit le pouvoir indépendamment de tout discours d’auto-légitimation. Dans cette perspective, et à l’instar de l’histoire qui, ainsi que le souligne l’intitulé d’un ouvrage de Michel de Certeau7, relève de l’écriture, l’histoire littéraire est une pratique discursive qui ne dévoile que très exceptionnellement ses présupposés et ses enjeux. C’est une opération qui a tendance à masquer les mécanismes par lesquels une société transmet son savoir — le met en mémoire — et se transmet elle-même sous le masque d’un savoir prétendument objectif. Comme en ce qui concerne l’élaboration de l’histoire analysée par de Certeau8, et qu’est venu confirmer il y a peu un projet de loi prônant l’enseignement positif de la colonisation9, l’histoire littéraire est une construction culturelle qui s’articule autour d’un rapport entre trois termes fondamentaux: un lieu social, des procédures d’analyse, et une construction textuelle. Résultant de cette pratique, les découpes littéraires énoncent un ordre reçu qui, comme tel rassure, mais s’avère aussi fondamentalement pernicieux, car on risque d’y succomber sous l’effet de l’habitude ou de son apparente naturalité. Contre la célébration ou la mise en scène de quelques fétiches, l’on aura par conséquent tout intérêt à aller voir du côté de textes et d’auteur-e-s laissés dans l’ombre. Récusant ainsi la mémoire-certitude, on donnera sa chance à la mémoire-doute. Puisqu’il est entendu que nous ne progressons vers la vérité qu’à l’impérative condition de renoncer à la certitude, au miroir où apparaît notre éternel visage, on préfèrera toujours l’album de famille peuplé de visages inconnus. 6 Pierre Corneille, "Abrégé du Martyre de saint Polyeucte", in G. Couton, éd., Corneille, Œuvres complètes, 3 vol., Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1980-1987, I, p. 974. 7 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. "Folio/Histoire", 1975. Dans le même ordre d’idées, l’on pourrait également évoquer le nom de cette émission phare de France culture: "La Fabrique de l’Histoire". 8 Voir en particulier "L’opération historiographique", in L’Écriture de l’histoire, op. cit., pp. 77-153. 9 L’article 4 d’une loi en faveur des Français rapatriés, votée au Parlement le 23 février 2005 et invitant à la reconnaissance par les programmes scolaires du "rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord", montre comment la manipulation de "l’histoire officielle" peut aisément aboutir à une scandaleuse vérité d’État. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 310 Jean-Claude Vuillemin Entre le donné et le créé, chaque époque, on ne saurait le nier après les mises en garde de Foucault et de de Certeau, ne peut accéder à son passé, et notamment à son passé littéraire et culturel, que par une médiation forcément infidèle et partisane. La production de ce passé se fait par le tri ou le crible d’une mémoire sélective qui, sur une kyrielle d’éléments ou de concepts disponibles et/ou possibles, en retient certains, en efface beaucoup et, à l’instar des notions anachroniques de "maniérisme", de "baroque" et de "classique", en construit plusieurs. Du passé, l’analyse ne retient évidemment que les objets — auteurs, textes, événements10, etc. — qui avalisent la construction de ce passé. Ici comme en d’autres domaines, les faits ne sauraient suffire: on doit créer leur sens. Là réside l’intérêt principal de l’acte historique, qu’aucune théorie ne peut produire à sa place. Si l’on ne peut évidemment revenir sur le passé sans nécessairement le retoucher, et s’il est d’autre part avéré que tout discours ne peut que refaçonner son objet, rien en revanche n’oblige à passer sous silence ce travail d’"intervention dans l’histoire", comme disait Hannah Arendt11. Ne pouvant se soustraire à la double historicité de l’objet et de son observateur, il convient au contraire de revendiquer ces procédures d’observation et d’interprétation, et de les définir à travers une exigence de réflexivité et de critique de la critique indispensable à toute activité scientifique. Dans l’élaboration du "classicisme" franco-français, une certaine pratique de la raison a pourtant trop souvent masqué les raisons d’une pratique. Confondant hauteur de pensée et hauteur de ton, 10 "Fabricant et fabriqué, l’événement est un morceau de temps et d’action mis en morceaux, en partage, et c’est à travers les traces de son existence que l’historien travaille." (Arlette Farge, "L’Instance de l’événement", in D. Franche et al., éd. Au Risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou / Centre Michel Foucault, 1997, p. 19). 11 Hannah Arendt, "Le concept d’histoire", in La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, coll. "Folio Essais", 2005: "[...] toute sélection de matériel est en un sens une intervention dans l’histoire, et tous les critères de sélection placent le cours historique des événements dans certaines conditions dont l’homme est l’auteur et qui sont parfaitement analogues aux conditions que le physicien prescrit aux processus naturels dans l’expérience. [...] Pour les sciences historiques la vieille norme d’objectivité ne pouvait avoir de sens que si l’historien croyait que l’histoire en son entier était un phénomène cyclique qui pouvait être embrassé dans sa totalité par la pensée [...] ou qu’elle était guidée par une divine providence [...]" (pp. 68-70). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 311 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" l’historiographie "classique" a produit une série de discours qui, pour reprendre l’analyse de de Certeau, présente la double caractéristique de combiner une sémantisation à une sélection, et d’ordonner une intelligibilité à une normativité. Dans ce contexte, en tant qu’outil herméneutique contemporain propice à la visite du passé, le baroque — la parole qui l’énonce — n’a pu s’inventer, se faire jour, que comme un "discours en retour", pour parler comme Michel Foucault à propos du discours homosexuel de légitimation12. C’est-à-dire comme un discours qui, reprenant et reformulant des catégories de pensée qui dévalorisaient la notion de baroque, s’est retrouvé captif de ces mêmes concepts qui le disqualifiaient. Ce faisant, il n’est pas un mince paradoxe que les théories les plus favorables au baroque ont très souvent consolidé les catégories mises en avant par le discours antagoniste, et ont ainsi contribué à les perpétuer. Polémique, le baroque n’a pu, jusqu’ici, être pensé qu’en rapport avec quelque chose d’autre, à quoi il aurait pour fonction de s’opposer, et dont il emprunte du même coup une partie de son sens. Quelle que soit la pertinence baroque, elle n’a pu, ou n’a su, tirer d’elle seule une légitimité idoine. Celle-ci passe nécessairement par l’acquiescement du pouvoir symbolique et des instances de légitimation du discours dont l’une des prérogatives, et non la moindre, est de marginaliser — à défaut de les interner — les indociles et les récalcitrants. Pour faire école, là comme ailleurs, il eût sans doute fallu au préalable s’emparer de l’École13... 12 Postulant la "Règle de la polyvalence tactique des discours" (p. 132 sq.), l’auteur de La Volonté de savoir (in Histoire de la sexualité, vol. I, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des Histoires", 1976) donne l’exemple de l’apparition, au XIXe siècle, de toute une série de discours sur l’homosexualité qui permirent "la constitution d’un discours ‘en retour’" (p. 134) qui, à travers le vocabulaire et les catégories qui la disqualifiaient médicalement, lui offrit la possibilité de revendiquer sa légitimité. 13 L’on notera à cet égard que, à quelques rares exceptions près, les détenteurs français du pouvoir de décision dans les programmes d’enseignement, les concours du CAPES ou de l’agrégation de Lettres, n’ont jamais vraiment pu se résoudre à accorder droit de cité à cette notion de baroque littéraire, puis culturel, fleurie hors de l’Hexagone, et s’épanouissant parfois en province. Raison supplémentaire de féliciter Gisèle Venet et Line Cottegnies de permettre aujourd’hui à la parole baroque de tonner en Sorbonne! © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 312 Jean-Claude Vuillemin Une École qui, prenant à la lettre le point de vue de d’Aubignac et négligeant trop souvent la nature hybride du théâtre, art à "deux temps" comme disait Henri Gouhier14, a fait l’impasse sur le performatif au profit du discursif. Nos doctes modernes ont ainsi élaboré une dramaturgie "classique" qui, valorisant à outrance la composante littéraire sur la composante scénique, a fini par octroyer au dicible la primauté absolue sur le visible. Et pourtant, ainsi que l’avait aussi souligné d’Aubignac, le théâtre — "peinture vivante15" comme l’appelait également Corneille — est un "Lieu où on Regarde ce qui s’y fait, et non pas, où l’on écoute ce qui s’y dit16." Mais, pas plus qu’au reniement, la reconnaissance de la limite n’oblige au renoncement, et d’Aubignac persistera à octroyer à ce qui s’énonce la prééminence sur ce qui se voit. Aux choses, il continuera à préférer les mots. Relevant d’une esthétique du spectaculaire, la dramaturgie baroque ne pouvait sortir grandie d’un mode d’évaluation axé sur les seules structures narratives propres à l’œuvre littéraire. Pour cette dramaturgie, dont le théâtre de Jean Rotrou offre une brillante illustration, il est vain de déplorer l’absence, ou la relative discrétion, d’éléments valorisés dans la perspective "classique". S’il ne fait aucun doute que la vraisemblance, les célèbres unités, le poétique narratif et la bienséance confèrent au théâtre régulier une remarquable cohérence esthétique, ce sont d’autres critères, à commencer par la prise en compte du texte spectaculaire, i. e. la représentation, qui devraient permettre l’évaluation légitime du théâtre baroque. Beaucoup plus théâtral que verbal, l’on pourrait dire de ce théâtre ce que Corneille écrivait à propos de La Veuve: "son ornement n’est pas dans l’éclat des vers17", ou encore ce que l’auteur du Cid prétendait de son Andromède: "cette pièce n’est que pour les yeux18". 14 Henri Gouhier, Le théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion,1989. Voir JeanClaude Vuillemin, "En finir avec Boileau.... Quelques réflexions sur l’enseignement du théâtre ‘classique’", Revue d’Histoire du Théâtre, 3, 2001, p. 125-146. 15 P. Corneille, "Épître" de La Suite du Menteur, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 98. 16 D’Aubignac, "Des Discours en général", op. cit., p. 407. 17 P. Corneille, "Au Lecteur" de La Veuve, in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 202. 18 P. Corneille, "Argument" d’Andromède, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 448. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 313 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" Voué à la même fonction perceptive que sera celle des spectacles à machines et de la féerie de l’opéra à la fin du siècle, le théâtre baroque ne dédaigne pas les effets rhétoriques du verbe, mais il favorise avant tout l’éblouissement, la dispersion et l’extériorité du poétique scénique. Délaissant les développements oratoires caractéristiques de la dramaturgie statique de la Renaissance, l’esthétique théâtrale baroque ressortit à une inflation spectaculaire qui doit ravir les sens et, en particulier, surprendre le regard. Si les beautés poétiques ne sont pas absentes des dialogues ou, plus exactement, si elles émaillent encore certains monologues que cette dramaturgie peine à abolir, elles ne font qu’accompagner les nombreux ravissements de ces "beautés d’illusion19" fustigées par Scudéry à propos du Cid et qui, elles, s’offrent tout entières au regard ébloui du public. À cet égard, l’on se rappellera encore la confidence de Corneille dans sa Préface (1632) de Clitandre, représenté au cours de la saison 1630-1631, dans laquelle le dramaturge précise qu’il a "mieux aimé divertir les yeux, qu’importuner les oreilles20" de ses spectateurs en mettant directement en scène les actions de la pièce au lieu de les faire raconter par des messagers. Rotrou n’a jamais dévoilé ses stratégies de composition. Mais lorsque, comme pour son Hercule mourant (1634), l’une des toutes premières tragédies françaises régulières, il puise son inspiration dans des pièces existantes, en l’occurrence les deux Hercule de Sénèque, l’Hercule furieux et surtout l’Hercule sur l’Œta, il est aisé de mesurer à quel point il favorise le faste du spectacle sur les interminables discours de son modèle. Privilégiant l’action, la "magnificence du spectacle21" et les fleurs de rhétorique sur une conception dramatique à venir où le discours jouera à nouveau un rôle déterminant, l’esthétique baroque ne saurait se résoudre à faire l’économie de la scène et, par voie de conséquence, son critique, ou son lecteur, celle du texte spectaculaire. Soit un texte spectaculaire ayant effectivement eu lieu, d’où l’intérêt capital pour 19 "Tout ce qui brille n’est pas toujours précieux; on voit des beautés d’illusion, comme des beautés effectives, et souvent l’apparence du bien se fait prendre pour le bien même" (Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, in A. Gasté, éd., La Querelle du Cid. Pièces et pamphlets, Paris, Welter, 1898, p. 71). 20 P. Corneille, Préface de Clitandre ou L’Innocence délivrée, in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 95. 21 P. Corneille, Discours de la tragédie, in Œuvres complètes, éd. cit., III, p. 152. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 314 Jean-Claude Vuillemin l’analyse des traces de représentations qui demeurent accessibles grâce, par exemple, aux inférences scénographiques que permettent les croquis et les descriptions contenus dans le précieux Mémoire de Mahelot22, à d’éventuels dess(e)ins de pièces23, à travers des commentaires de spectateurs contemporains, soit, également, dans le texte spectaculaire virtuel dont les modalités se trouvent postulées par le texte dramatique lui-même. Quoi qu’il en soit, il importe de considérer le texte baroque dans la possibilité même de sa représentation scénique et, ainsi que le conseillait Molière "Au Lecteur" de L’Amour médecin, d’avoir toujours "des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre24". Dans cette perspective résolument axée sur le spectacle ou, pour mieux le dire en usant d’un néologisme, sur la "spectacularité", il s’agira moins de faire porter l’analyse sur la progression discursive d’une structure linéaire que de mettre en évidence les éléments constitutifs d’une scénographie dans laquelle s’inscrit la trame narrative. Éléments visuels et auditifs qui, avec les effets jouant sur la répétition, la variation et le contraste, appartiennent de plein droit à ce que Guy Spielmann appelle une "syntaxe spectaculaire". C’est-à-dire la mise en évidence d’une structure permettant de "retrouver, sous l’ordre diégétique, un ordre plus élémentaire fondé sur l’attente constitutive de toute construction syntagmatique; non pas attente narrative d’une progression de l’histoire, mais attente d’une variation fondée sur l’alternance de ce qui est 22 Pierre Pasquier, éd., Le Mémoire de Mahelot. Mémoire pour la décoration des pièces qui se représentent par les Comédiens du Roi. Paris, Champion, coll. "Sources classiques", 2005. 23 En plus de faciliter, comme le livret d’opéra, la réception du spectacle, le dessein a également vocation publicitaire. Ainsi, le dessein du Mariage d’Orphée et d’Eurydice (1647) se présente comme "Un fidèle récit des merveilles que la Scène Française fera paraître dans le mois de Décembre, afin que s’ils [les absents] ne peuvent assister à ces fameux spectacles, ils puissent au moins en voir sur le papier la superbe peinture, et connaître jusqu’à quels grands efforts l’esprit humain peut aller en la composition des Machines les plus belles et les plus extraordinaires que l’artifice des siècles présents et passés puissent inventer" (in H. Visentin, éd., François de Chapoton, La Descente d’Orphée aux Enfers, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. "Textes rares", 2004, p. 134, je modernise l’orthographe). 24 Molière, "Au Lecteur" de L’Amour médecin, in G. Couton, éd., Molière, Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1971, II, p. 95. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 315 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" représenté25." Dans son ouvrage pionnier consacré à Jean Rotrou dramaturge de l’ambiguïté26, Jacques Morel se montra sensible à plusieurs éléments de cette "syntaxe", en particulier dans la troisième partie intitulée justement "Le Spectacle". Toutefois, si l’inventaire de Morel constitue bien un début de syntaxe, la grammaire qu’elle doit informer demeure encore à écrire. La tâche est d’autant plus urgente lorsque l’on a affaire à un dramaturge comme Rotrou dont l’œuvre dramatique se caractérise moins peut-être par l’ambiguïté que par un souci constant de mettre sans cesse en évidence la munificence du théâtre dans ses tours, ses détours et ses artifices27. Si l’approche théorique préconisée par Spielmann est seule appropriée à rendre légitimement compte d’une pièce baroque, elle demeure tout à fait pertinente pour l’analyse de n’importe quel texte théâtral. Il est en effet réducteur d’aborder l’art dramatique dans toute sa complexité à partir du point de vue exclusif de sa composante littéraire. Outre son caractère partiel et partial, une telle démarche a le regrettable inconvénient de reconduire l’exclusion malheureuse jadis décrétée par Aristote: Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs. De plus, pour l’exécution technique du spectacle, l’art du fabricant d’accessoires est plus décisif que celui des poètes.28 Si Platon exile le poète de sa République, Aristote refuse au spectacle tout droit de cité dans sa Poétique. Ce n’est pas qu’Aristote considère insignifiant le texte spectaculaire — il recommande en fait au dramaturge de "se mettre au maximum la scène sous les yeux29" — mais il demeure persuadé que "la tragédie, pour produire son effet propre, peut 25 Guy Spielmann, Le Jeu de l’Ordre et du Chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris, Champion, coll. "Lumière classique", 2002, p. 278. 26 Jacques Morel, Jean Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, Paris, Armand Colin, 1968. 27 L’on me permettra ici de renvoyer à mon ouvrage, Baroquisme et théâtralité. Le théâtre de Jean Rotrou, Tübingen, PFSCL, coll. "Biblio 17", 1994. 28 Aristote, Poétique, R. Dupont-Roc et J. Lallot, éd., Paris, Seuil, 1980, Chap. 6, 50b, p. 57. 29 Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 17, 55a, p. 93. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 316 Jean-Claude Vuillemin se passer de mouvement, comme l’épopée: la lecture révèle sa qualité30". "Indépendamment du spectacle", décrète encore Aristote, il faut que "l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe [...]. Produire cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art: c’est affaire de mise en scène31." Sous l’égide de l’autorité littéraire d’Aristote, et influencés peutêtre par la "crise du sensible" que traverse la science — et qui elle ruinera définitivement l’autorité scientifique de l’auteur de la Poétique32 —, les théoriciens de la régularité dramatique mettront en place un paradigme de légitimation favorable au texte dramatique et hostile à l’éclat de la représentation, "volupté" coupable, selon Scudéry, de "débaucher" les esprits des spectateurs33. C’est ce principe éminemment aristotélicien qui permet à Jean-François Sarasin, dans son Discours de la tragédie (1639) de louer L’Amour tyrannique de son ami Scudéry: j’avoue que je n’ai jamais pensé à la disposition de cette fable qu’elle ne m’ait souvent tiré en secret, et sans l’aide des vers ni du spectacle, les larmes que tout le monde n’a pu dénier à sa représentation, et qui ont arrosé les galeries et le parterre.34 Alors que les sens, trompeurs et trompés, se trouvent sous l’emprise de la séduction des "beautés d’illusion" de la scène, la raison paraît théoriquement en mesure de s’imposer, et d’en imposer, au texte imprimé. C’est du moins ce que prétend La Bruyère lorsqu’il dénonce l’avantage indu que l’oralité possède sur l’écriture: "Les hommes sont les dupes de l’action et de la parole, comme de tout l’appareil de l’auditoire35." Contre une évaluation basée sur les plaisirs suscités par la 30 Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 26, 62a, p. 139. Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 14, 53b, p. 81. 32 Voir Jean-Claude Vuillemin, "L’Œil de Galilée pour les yeux de Chimène: épistémologie du regard et la Querelle du Cid", Poétique, 142 (2005), pp. 153-168. 33 G. de Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 81. 34 Jean-François Sarasin, Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour Tyrannique de Monsieur de Scudéry, in P. Festugières, éd., Œuvres de J.-F. Sarasin, 2 vol., Paris, Champion, 1926, I, p. 23. 35 Jean de La Bruyère, "De la chaire", in R. Garapon, éd., La Bruyère, Les Caractères, Paris, Classiques Garnier, 1962, § 27, p. 455. 31 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 317 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" réaction anarchique des sens, et tout particulièrement de l’œil, à un spectacle qui s’émancipe volontiers du magistère de la raison, les théoriciens du théâtre opteront pour des émotions non moins sensuelles mais jugées plus légitimes car émanant du seul texte dramatique. Dès lors, l’intimité du cabinet de lecture devrait pouvoir concurrencer "l’appareil de l’auditoire" de la salle de spectacle. Telle semble, en tout cas, être l’opinion de La Mesnardière en 1640. Pour lui, comme pour Aristote et Sarasin, le texte dramatique seul importe et, surtout, sa "seule lecture" doit être en mesure de décider de la valeur esthétique d’une pièce: J’estime avec Aristote, qu’un Ouvrage est imparfait, lorsque par la seule lecture faite dans un cabinet, il n’excite pas les Passions dans l’Esprit de ses Auditeurs, et qu’il ne les agite point jusqu’à les faire trembler, ou à leur arracher des larmes.36 Pourtant, dans l’esprit du XVIIe siècle, et c’est ici que s’insinue la méprise autorisée par La Bruyère, cela ne signifie pas qu’il faille proscrire la représentation, mais que l’essentiel du théâtre réside, comme le disait d’Aubignac, dans le discours et, il est permis de le croire, dans la qualité de la diction. Bien lire et bien dire étaient alors indissociables. En effet, si la mise en scène du texte dramatique est jugée superfétatoire par La Mesnardière, ce n’est que par rapport à "la seule lecture". C’est-à-dire non une lecture individuelle, plate et silencieuse, comme celle postulée par La Bruyère "dans le loisir de la campagne ou le silence du cabinet37", mais comme c’était fréquent à l’époque pour les textes poétiques — pensons à la prestation parodique du ridicule Trissotin dans le salon de Philaminte38 — et habituel pour les textes dramatiques — chez Molière encore, c’est le dramaturge Lysidas qui excuse son retard chez Uranie car 36 Henri-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, 1640, Genève, Slatkine Reprints, 1972, Livre I, Chap. 4, p. 12. Sarasin écrivait de même dans son Discours sur la tragédie: "Il faut donc que sans l’appareil du théâtre, sans les représentations funestes et sans le secours des comédiens, la fable soit conduite si adroitement et d’une constitution si pleine d’artifice que l’on ne puisse ou l’entendre, ou la lire, qu’elle ne fasse son effet, et qu’elle n’excite la pitié et la terreur" (éd. cit., II, p. 25). 37 La Bruyère, "De la chaire", éd. cit., pp. 455-456. 38 Molière, Les Femmes savantes (III, 2), in Œuvres complètes, éd. cit., II, pp. 1020-1029. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 318 Jean-Claude Vuillemin il lui "a fallu lire [sa] pièce chez Madame la Marquise39" — une performance de langage à travers une lecture à haute voix faite à l’intention d’un petit groupe, les "Auditeurs". C’est à propos d’une telle "lecture" chez M. de La Rochefoucauld, celle de Pulchérie faite par Corneille soi-même, que Mme de Sévigné confie à sa fille, la "cartésienne" Mme de Grignan réputée peu sensible: "Je voudrais, ma bonne, que vous fussiez venue avec moi après dîner, vous ne vous seriez point ennuyée. Vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt40." De même, dans une lettre à Philippe Moulceau, Mme de Sévigné évoque une promenade à l’abbaye de Livry au cours de laquelle son fils Charles, "par un enthousiasme qui nous réjouit , assis sur un trône de gazon, [...], nous dit tout une scène de Mithridate avec les tons et les gestes, et surprit tellement notre modestie chrétienne que vous crûtes être à la comédie, alors que vous y pensiez le moins41." Comme l’atteste ce souvenir mémorable, où l’amant de la Champmeslé put mettre à profit certaines leçons probables de sa talentueuse maîtresse, le texte dramatique n’advient que par et dans la voix du lecteur et ne saurait se concevoir sans l’intervention du corps. Ce type de lecture ne relève pas d’une opération abstraite d’intellection, elle est mise en mots corporelle, inscription dans un espace, rapport à soi ou à autrui. Le jeu ne s’ajoute pas à la diction comme un supplément ou un ornement. Sans le support du corps et l’accompagnement du geste, la parole éloquente serait, telle la célèbre colombe de Kant privée d’air, tout à fait incapable de s’élever. Et c’est en ceci, précisément, que l’on est en droit de distinguer une dramaturgie dite "classique" d’une dramaturgie baroque. Au contraire de ce que l’on présume généralement, ce qui différencie ces deux types de théâtre ne réside ni dans le fait, somme toute trivial, que la première se plie à toute une panoplie de contraintes théoriques que la seconde aurait négligée, ni, 39 Molière, La Critique de L’École des femmes (sc. 6), in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 656. Uranie ajoute: "Monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après souper." 40 "À Madame de Grignan, 15 janvier [1672]", in R. Duchêne, éd., Madame de Sévigné, Correspondance, 3 vol. Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1972-1978, I, Lettre 235, p. 417. 41 "À Moulceau, 24 octobre 1687", Correspondance, éd. cit., III, Lettre 985, p. 330. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 319 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" moins encore, dans un quelconque "étalage de moralités42" qu’offrirait le théâtre "classique". Ce qui fonde la différence c’est que la dramaturgie "classique", tout en visant une réception en tout point similaire au type de fascination qui faisait le miel de la dramaturgie baroque, va y parvenir à travers un vecteur rénové: celui de la parole éloquente. Quant au didactisme souvent allégué, les dramaturges les plus emblématiques du classicisme ont toujours revendiqués le caractère ludique de leurs pièces. À l’encontre de certains théoriciens qui pouvaient arguer d’une "merveilleuse utilité43" du théâtre, nombreux sont les praticiens qui se rangeront à l’opinion de François Ogier — opinion iconoclaste en 1628 — selon laquelle la poésie dramatique "n’est faite que pour le plaisir et le divertissement44". Dans l’épître liminaire de Médée, Corneille déclarera lui aussi que le but "de la Poésie dramatique est de plaire45"; affirmation qu’il reprendra vingt ans plus tard, en la soulignant typographiquement, dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique: "la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs46". Jamais, en tout cas, la volonté de séduction ne sera sacrifiée à la volonté de persuasion. S’il y a instruction, contrairement à Scudéry qui fait du théâtre "le fléau du vice et le Trône de la vertu47", ou à d’Aubignac qui le souhaiterait "École du Peuple48", 42 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, in Œuvres complètes, éd. cit., III, p. 120. 43 G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 17. "C’est à mon avis, ce que la Comédie fait excellemment: elle pare cette vertu toute nue, des plus beaux, et des plus riches ornements, que l’art puisse ajouter à ses grâces naturelles [...]. Elle conduit les hommes vers l’instruction, feignant de ne les mener qu’au divertissement" (p. 4). À noter que cette prise de position résulte peut-être de l’attaque portée contre le théâtre par le ministre réformé André Rivet, Instruction chrétienne touchant les spectacles (La Haye, 1639). 44 François Ogier, "Préface au lecteur" de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon (Tragicomédie divisée en deux journées), J. W. Barker, éd., Paris, Nizet, 1975, p. 153. 45 P. Corneille, "À Monsieur P.T.N.G.", in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 535. 46 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit., p. 119. Ce que lui reprochera d’ailleurs d’Aubignac à propos d’Œdipe dans sa Troisième dissertation: "Ce n’est pas assez qu’un Poète cherche les moyens de plaire, il faut encore qu’il enseigne les grandes vérités et principalement dans le Poème Dramatique: M. Corneille en demeurera d’accord, s’il a vu l’Art Poétique d’Horace, et [s]’il s’en souvient" (N. Hammond et M. Hawcroft, éd., Dissertations contre Corneille, Exeter, U. of Exeter Press, 1995, p. 89). 47 G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, éd. cit., p. 99. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 320 Jean-Claude Vuillemin celle-ci sera toujours subordonnée au "délectable49". C’était déjà sur le plaisir des spectateurs, ce "plaisir, qui consiste principalement en la vraisemblance50", et non plus sur l’autorité d’Aristote ou de ses savants herméneutes, qu’en 1630, dans sa célèbre Préface théorique à La Silvanire, Mairet légitimait la vertu des fameuses "unités", notamment celles des vingt-quatre heures et de lieu. Quelque quarante ans plus tard, dans la Préface de Bérénice (1671), Racine précisera à son tour que "La principale Règle est de plaire et de toucher51", ce que reprendra d’ailleurs Boileau dans son Art poétique: "Le secret est d’abord de plaire et de toucher52". Profession de foi qui rejoint celle de Dorante, le porte-parole de Molière — autre figure consacrée du panthéon classique —, dans La Critique de L’École des femmes (1663): "Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire53". 48 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit. Livre I, Chap. 1, p. 40. Dans son Projet pour le rétablissement du Théâtre Français, d’Aubignac minimisera cependant cet aspect pédagogique du théâtre et reconnaîtra que "les Comédies [i.e. les pièces de théâtre] ne sont que des divertissements agréables" dont le but se cantonne à donner au peuple "quelque image des merveilleuses Représentations qu’on a vues sur le Théâtre du Palais Cardinal et du Petit Bourbon [afin qu’il soit] moins jaloux des plaisirs que les Grands doivent recevoir des magnificences de la Cour" (in La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 699 et p. 706). 49 "l’utile n’y entre que sous la forme du délectable" (Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit., p. 119). Rapin, de même, considérant que "la poésie n’est utile qu’autant qu’elle est agréable", dira de la tragédie qu’elle "instruit l’esprit par les sens, et qu’elle rectifie les passions par les passions" (René Rapin, Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes,1674, E. T. Dubois, éd., Genève, Droz, 1970, I, XI, p. 24 et II, XVII, p. 97). Convaincu du rôle utilitaire du théâtre, La Mesnardière reconnaît qu’"il ne faut pas que le Poète s’entremette si fort d’instruire, qu’il ne donne beaucoup de soins au dessein de divertir" (La Poétique, éd. cit., Livre I, Chap. 1, p. 3). 50 Jean Mairet, Préface, en Forme de Discours Poétique, in J. Scherer, éd., Théâtre du XVIIe siècle, I, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1975, p. 485. 51 J. Racine, Préface de Bérénice, in G. Forestier, éd., Racine, Œuvres complètes. I. Théâtre- Poésie, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1999, p. 452. 52 Nicolas Boileau, Art poétique, in F. Escal, éd., Boileau. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1966, Chant III, v. 25. 53 Molière, La Critique de L’École des femmes, (sc. 6), éd. cit., p. 663. Dorante ajoute: "Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. [...] Je dis bien que le grand art est de plaire". Ceci dit, il n’est pas tout à fait exclu que les dramaturges en butte à une recrudescence des attaques des contempteurs du théâtre s’efforcent de minimaliser ainsi l’impact de leur art. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 321 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" Sacrifiant à l’impératif absolu de vraisemblance, le théâtre régulier fait preuve d’une retenue certaine dans le choix de son matériau scénique et rhétorique. Mais, bien qu’il soit ainsi amené à privilégier l’évocation de l’action et l’intériorité des passions, il serait erroné de penser qu’intériorité doive nécessairement rimer avec intellectualité. Pour le dramaturge, l’important réside d’abord dans l’inventio de "grands sujets qui remuent fortement les passions", comme l’écrit Corneille dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique54, et ensuite dans la mise en intrigue de la fable, la dispositio55, afin qu’elle suscite les deux émotions théoriquement essentielles à la tragédie: "eleos kai phobos56", la pitié et la terreur, auxquelles Corneille ajoute l’admiration57. Comme les genres à grand spectacle, ce n’est pas l’intellect du destinataire que cherche en premier lieu à atteindre le théâtre réputé "classique", il vise au contraire à provoquer les plus fortes émotions, à attiser la sensualité des passions58. À ce propos, l’on sait que Racine souhaitait que les spectateurs de sa Bérénice ne s’évertuent pas à l’analyse rationnelle et dogmatique de la pièce, mais qu’ils s’abandonnent au contraire au "plaisir de pleurer et 54 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit., p. 118. "Et l’on peut certainement dire", prévient La Mesnardière, "que la structure du Sujet, et sa juste économie sont la pierre d’achoppement de la plupart de nos Poètes" (La Poétique, éd. cit., Livre I, Chap. 5, pp. 15-16). À ce propos, voir Georges Forestier, Corneille. Le sens d’une dramaturgie, Paris, Sedes, 1998, pp. 54-66. 56 Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 6, 25b, p. 52. Ce qu’Aristote "entend par φοβοσ", écrit La Mesnardière, "n’est point à proprement parler, ce que nous appelons Horreur, sentiment mêlé de dégoût, de mépris et d’aversion; mais qu’il veut dire la Terreur, l’épouvantement et la crainte qui causent le Transissement, nommé Horror chez les Latins" (La Poétique, éd. cit., Livre I, Chap. 5, p. 24). 57 Dans son Examen de Nicomède, Corneille réitère ce qu’il avait écrit dans l’épître "Au Lecteur" de sa tragédie: "Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la tragédie, en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses infortunes; mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable, que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs" (Examen de Nicomède, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 643). 58 "Les Comédies et les Romans n’excitent pas seulement les passions", dénonce Nicole dans son Traité de la comédie (1667), "mais elles enseignent aussi le langage des passions, c’est-à-dire l’art de les exprimer et de les faire paraître d’une manière agréable et ingénieuse, ce qui n’est pas un petit mal" (L. Thirouin, éd., Pierre Nicole, Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, Paris, Champion, 1998, § XI, p. 58). 55 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 322 Jean-Claude Vuillemin d’être attendris59". Modalité de réception peu surprenante, ni très difficile à adopter, si l’on considère l’impact extrêmement émotionnel que, selon le diagnostic éclairé de La Bruyère, le "poème tragique" ne manquait pas d’avoir sur son destinataire: Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tous son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. [Il] vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la catastrophe.60 Pensons encore à ces larmes déjà évoquées par Sarasin, "qui ont arrosé les galeries et le parterre", lors de la représentation de L’Amour tyrannique. Et c’est d’ailleurs à cause de cette "excitation des passions", ces "transports", ces "mouvements de l’âme", selon la terminologie du temps, que le théâtre représentait un sérieux danger pour les gardiens de l’ordre moral qui n’avaient aucun emploi pour la mythique catharsis aristotélicienne: "Il est donc vrai que le but de la Comédie est d’émouvoir les passions, comme ceux qui ont écrit de la poétique en demeurent d’accord; et au contraire, tout le but de la religion chrétienne est de les calmer, de les abattre et de les détruire autant qu’on le peut en cette vie61." La supposée purgation des passions intéresse moins Conti, et avec lui l’ensemble des moralistes et autres prédicateurs chrétiens, que le péril affirmé des passions éveillées par le théâtre. Les éléments qui faisaient la force du spectacle baroque, comme ils feront plus tard celle de l’opéra: la musique, le surnaturel, la beauté du 59 J. Racine, Préface de Bérénice, in Œuvres complètes, éd. cit., p. 452. La Bruyère, "Des ouvrages de l’esprit", in Les Caractères, éd. cit., § 51, p. 86. On peut ainsi mesurer la mélecture emblématique d’Artaud: "il est certain que nous avons besoin avant tout d’un théâtre qui nous réveille: nerfs et cœur. Les méfaits du théâtre psychologique venu de Racine nous ont déshabitués de cette action immédiate et violente que le théâtre doit posséder" (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 129). Paradoxe apparent, c’est dans la dramaturgie "classique" mieux comprise, et en particulier chez Racine, qu’Artaud aurait pu trouver l’illustration du type de théâtre qu’il souhaitait... et qu’exécraient d’ailleurs pour cela les détracteurs du théâtre. 61 Armand de Bourbon, prince de Conti, Traité de la comédie et des spectacles, 1666, in L. Thirouin, éd. cit., p 208. 60 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 323 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" décor, l’éclat du merveilleux et la magie, ne sont certainement pas rangés au magasin des accessoires du théâtre "classique", ils sont simplement déplacés et, du domaine de la vue, se trouvent cantonnés à celui du discours. Paradoxe apparent, ce ne sera plus l’œil du spectateur que le théâtre devra séduire, ce sera désormais son oreille. Mais, je le répète, s’il y a primauté du discours, il ne s’agit pas d’une parole désincarnée, réduite à l’abstraction des mots, mais au contraire d’une parole extrêmement vivante, porteuse d’images. Une parole à la fois musique et expression corporelle, pouvant à juste titre revendiquer le statut de spectacle véritable. C’est à cette condition que l’éloquence du verbe sera en mesure de concurrencer le pouvoir merveilleux de la machine, et de renvoyer à la dimension spectaculaire de ce qui est, sinon directement représenté, du moins puissamment évoqué. C’est ce merveilleux verbal qui, à travers par exemple la figure spéculaire fréquemment sollicitée de l’hypotypose, donnera l’illusion de vue, de présence. Chargée, comme l’indiquent les manuels de rhétorique, de "mettre les choses sous les yeux de l’auditeur62", l’hypotypose le fait non d’une façon neutre, constative, mais, comme le soulignait entre autres Bernard Lamy, de telle sorte "qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit63." Laissant à l’évocation imaginative "tout l’éclat du désir", pour reprendre une formule de Roland Barthes64, l’hypotypose devient un opérateur d’intensification qui impose une spectaculaire suspension dans le déroulement narratif linéaire. Montrer en disant, voir en entendant, telles sont bien les vertus de ce procédé rhétorique qui, comme le remarquait déjà l’Art poétique de Jacques Peletier au XVIe siècle, pouvait donner "à voir quasi mieux qu’à 62 "L’Hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau, ou même une scène vivante" (Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390). 63 Bernard Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler, 1715, C. Noille-Clauzade, éd., Paris, Champion, 1998, Livre II, p. 224. 64 Roland Barthes, "L’Effet de Réel", in Essais critiques IV. Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 172. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 324 Jean-Claude Vuillemin ouïr65". S’il est vrai que le théâtre "classique" se caractérise par un refus du spectaculaire, cette économie s’explique moins par une méfiance envers la séduction du visible que par une extrême confiance à l’égard de l’intense spectacularité dont le dicible peut se révéler porteur. À l’œil qui écoute s’impose ici l’oreille qui voit. J’écoute, je commence à voir. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs à travers un travail sur la langue qui, contrairement à ce que l’on assume trop rapidement du parti-pris d’Eugène Green, n’a rien d’une restitution archéologique, que des metteurs en scène aussi différents dans leur approche que sont Jean-Marie Villégier, Brigitte Jaques-Wajeman66, Daniel Mesguich, ou encore les disciples d’Eugène Green du Théâtre de la Sapience67, parviennent à redonner à la parole une dimension distincte du bavardage quotidien. Ce travail sur la profondeur et la densité du mot qu’accompagne le geste fait que la voix se montre à l’oreille. Et c’est alors, pour emprunter à Régis Debray, que "l’on entend hurler en écoutant certains murmures quand nombre d’égosillements ne donnent rien à entendre68." Alors que la langue est régulièrement piétinée, soumise à la loquacité bafouilleuse des bavards69, que l’oreille est formatée par une persistante trituration médiatique, cette parole, qui détonne et étonne, permet de faire entendre, mais aussi de voir, une étrangeté qui ouvre sur d’autres rapports au monde, sur d’autres pensées, sur d’autres émotions où s’inscrit, en filigrane, une "Parole" derrière la parole. D’où la pertinence, lors des éditions modernes des textes dramatiques français du XVIIe siècle, de conserver autant que faire se peut la ponctuation originale qui, souvent plus pneumatique que strictement syntaxique, marquait le rythme en guidant la voix et le souffle. Cette ponctuation peut 65 Jacques Peletier, Art poétique, 1555, in F. Goyet, éd., Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Poche, 1990, § IX, p. 276. 66 Brigitte Jaques-Wajeman s’inspire du traité de diction de Jean-Claude Milner et de François Regnault, Dire le vers, Paris, Seuil, 1987. 67 On lira à cet égard l’essai d’Eugène Green, La parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, et l’on écoutera surtout le CD qui accompagne l’ouvrage et illustre les théories avancées. 68 Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, 2005, p. 30. 69 L’hallucinante complaisance à l’égard de l’incontinence du bavard contemporain se trouve soulignée par Pierre Sansot dans Le goût de la conversation (Paris, Desclée de Brouwer, 2003). Comme le suggère l’auteur de Poétique de la ville (1973, rééd. Colin, 1997), peut-être l’individu cache-t-il derrière ses bavardages un déclin inévitable? © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 325 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" surprendre nos habitudes liées à la pratique d’une lecture silencieuse, mais elle acquiert en revanche une pleine justification dans le cadre d’une lecture dramatique à haute voix. C’est en tout cas par l’intermédiaire d’un merveilleux verbal, riche en potentiel spectaculaire, que le public de la tragédie "classique" passait du statut de simples auditeurs, à celui de véritables spectateurs. Spectateurs d’une performance qui, au moins par les résultats obtenus, n’avait absolument rien à envier au merveilleux de la scène baroque. Si ces deux dramaturgies que l’on oppose trop radicalement diffèrent par les moyens mis en œuvre, les résultats escomptés sont en tous points identiques. À l’instar de l’éblouissement spectaculaire baroque, la magie du verbe "classique" se doit, pour emprunter encore à Scudéry, "d’émouvoir les passions de l’Auditeur par celles des Personnages70". Contrairement au préjugé de froideur abstraite ou de cérébralité abusive71, la dramaturgie "classique" a toujours été amenée à peser sur l’affectivité de son public afin de déclencher ces "agitations de l’âme", dont parle Corneille dans son Discours de la tragédie72 , et qui se traduisaient par toute une gamme de réactions affectives d’ordre quasi physiologique. Sur ce point les témoignages contemporains sont unanimes et donnent de la réception de notre théâtre "classique" l’image d’un type de communication qui visait à émouvoir la sensibilité, pour ne pas dire la sensualité, du public. Ces "agitations de l’âme" suscitaient une telle émotion qu’elles pouvaient "faire trembler" les auditeurs dont parlait La Mesnardière ou "leur arracher des larmes". De douces larmes qui, grâce à la magie de la scène — ou éventuellement par celui du cabinet de lecture — n’étaient pas signes de douleur mais, au contraire, source intense de plaisir. Par voie de conséquence, ce sera l’intensité lacrymale qui permettra de juger du succès d’une pièce. "Mithridate est une pièce 70 G. de Scudéry, Observations sur le Cid, éd. cit., p. 75. L’idée sera reprise dans L’Apologie du théâtre (Paris, Augustin Courbé, 1639) où Scudéry demande aux comédiens de se "métamorphose[r] aux Personnages qu’ils représentent: Et qu’ils s’en impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres; qu’ils se trompent les premiers, pour tromper le Spectateur ensuite" (p. 85). 71 "En un certain sens", écrit par exemple Michel Leiris, "il n’y a pas de différence pour moi entre "antique" et "classique" puisqu’il s’agit toujours de cette même pureté, dureté, froideur ou roideur, — qu’on l’appelle comme on voudra!" (L’âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 68). 72 P. Corneille, Discours de la tragédie, éd. cit., p. 146. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 326 Jean-Claude Vuillemin charmante", confie Madame de Coulanges à Madame de Sévigné, "on y pleure73", ou de la pertinence d’un genre. Rien moins que militante en faveur de la tragédie lyrique, Mme de Sévigné reprochera pourtant à sa fille de dénigrer trop rapidement l’opéra, en l’occurrence Roland le furieux de Quinault et Lully représenté à Versailles le 8 janvier 1685: "Vraiment, vous êtes cruelle de donner en l’air des traits de ridicule à des endroits qui vous feront pleurer quand vous les entendrez avec attention74." Les larmes serviront également à mesurer la validité de la dispositio du sujet tragique. Vraisemblables mais dénués d’éclat, les dénouements qui évitent la mort d’un proche par une reconnaissance d’identité opportune sont déconseillés par Corneille à des dramaturges qui "pourront produire par là quelque agréable suspension dans l’esprit de l’auditeur; mais ils ne faut pas qu’ils se promettent de lui tirer beaucoup de larmes75." C’est sur cette même preuve lacrymale incontestable que s’appuyait Mairet lors de la dédicace de sa Sophonisbe, représentée à la fin de 1634 au théâtre du Marais, à Pierre Séguier. Sa tragédie, écrivait-il au Garde des Sceaux dans son épître dédicatoire, "se peut vanter d’avoir tiré des soupirs des plus grands cœurs et des larmes des plus beaux yeux de France76." Par l’effusion qu’elles continueront à provoquer jusqu’au cœur même du "classicisme", toutes les tragédies s’apparentent par conséquent à l’opéra et ne se démarquent guère des spectacles baroques de la première moitié du siècle. Spectacles qui, à l’instar de l’Andromède de Corneille devant "satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle77", visaient eux aussi en premier lieu l’émotion des spectateurs et des spectatrices. 73 "Lettre de Madame de Coulanges, 24 février [1673]", Correspondance, éd. cit., I, Lettre 310, p. 576. Au siècle suivant, Antoine Houdar de La Motte affirmera encore que "la beauté des Vers sans la vivacité des passions n’intéresse que faiblement le Spectateur", et à propos de Racine, "par la chaleur des passions, il atteignit le vrai but de la Tragédie, il arracha des larmes" (Œuvres complètes, 1754, 2 vol. Genève, Slatkine Reprints, 1970, I, p. 427). 74 "À Madame de Grignan, 28 janvier [1685]", Correspondance, éd. cit., III, Lettre 901, p. 173. 75 P. Corneille, Discours de la tragédie, éd. cit., pp. 158-159. 76 J. Mairet, "À Monseigneur Messire Pierre Séguier", épître dédicatoire de La Sophonisbe, in J. Scherer, éd., Théâtre du XVIIe siècle, éd. cit., p. 669. 77 P. Corneille, "Argument" d’Andromède, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 448. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 327 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" Comment d’ailleurs s’en étonner puisque ce baroquisme — on feint généralement de l’ignorer — est loin d’avoir disparu avec l’avènement du prétendu classicisme. En effet, et en dépit de la ségrégation que l’histoire littéraire a magnifié entre les genres et les scènes, les mêmes années qui assistent à ce qui pouvait se faire de plus aristotélicien: Britannicus78 (1669) et Bérénice (1670), consacrent également l’apogée du spectaculaire dans le domaine de la tragédie à machines et en musique. Si, avec Bérénice, "une Tragédie qui a été honorée de tant de larmes79", Racine réussit la gageure de "faire quelque chose de rien", ainsi qu’il le souligne fièrement dans la Préface de la pièce80, la tragédie-ballet de Psyché, par exemple, caprice royal donné en 1671 dans la salle des Tuileries aménagée par le machiniste italien Vigarini, va s’employer à renier toutes les lois du genre tragique en s’ingéniant à "tout faire avec tout, ou à propos d’un rien accumuler tout ce qui chatoie, tout ce qui brille, tout ce qui flatte81". Au contraire de l’esthétique de l’évidement prônée par Racine, Psyché, ce "ballet pompeux, grand, auguste", tel que le décrit le gazetier Robinet82, se trouve assujetti à une esthétique de l’encombrement: "Tout rit, tout brille, tout éclate83", commente Psyché après que Zéphire l’eut aéroportée dans le "palais pompeux et brillant84" que le dieu Amour lui destine. Spectacle 78 Dans la Préface de Britannicus, Racine décrit sa tragédie comme "une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments, et les passions des Personnages" (éd. cit., p. 374). 79 J. Racine, Préface de Bérénice, éd. cit., p. 451. 80 Ibid. 81 Philippe Beaussant, Lully ou Le musicien du Soleil, Paris, Gallimard, 1992, p. 399. Psyché fut ensuite donnée au public du Palais-Royal et, du vivant de Molière et sans compter les représentations aux Tuileries, connut quatre-vingt-deux représentations. Ce qui atteste du succès considérable de ce spectacle. Rappelons pour comparaison que l’Iphigénie de Racine ne compta qu’une quarantaine de représentations, ce qui était alors fort enviable, et que sa Bérénice ne dépassa pas la trentaine. En 1678, Lulli reprit le sujet de Psyché et chargea Thomas Corneille de transformer les alexandrins de son frère et ceux de Molière en vers irréguliers. Sans grande difficulté, Psyché se mua alors en véritable opéra. 82 Cité par G. Couton dans la notice de Psyché, in Molière, Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 792. 83 Psyché, III, 2, v. 1000, éd. cit., p. 855. 84 Psyché, didascalie du Second Intermède de l’acte I, éd. cit., p. 852. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 328 Jean-Claude Vuillemin grandiose s’il en est, asservi à un impératif de plénitude et de monstration qui conduit les spectateurs à croire "sur la foi des yeux", comme dit encore Robinet, "Etre en quelque canton des cieux85". Si nous avons bien affaire à deux types de spectacle qui, il faut le noter, attiraient indifféremment un même type de public86, il serait faux de conclure, ainsi que le veut l’habitude — l’hébétude? — que le théâtre "classique" sacrifiait à l’intellect et que le spectacle baroque flattait les plaisirs de l’imagination et des sens. En ce qui concerne l’impact sur le destinataire, les objectifs de l’ensemble des dramaturges français du XVIIe siècle sont parfaitement identiques. Traditionnellement perçue comme le summum du classicisme et de la raison triomphante, la période 1660-1680 n’est pas, au moins dans ses effets, plus "classique" ou plus "raisonnable" que la précédente. Si les moyens mis en œuvre diffèrent, les résultats escomptés sont en tous points similaires. Il eut été d’ailleurs fort surprenant que la société du spectacle, qui vit son apogée au siècle de Louis XIV, reniât les fastes naissants de l’époque de Louis XIII. En ce sens, le discours "classique" n’est guère différent du spectacle "baroque". Dans les deux cas c’est la même émotion qui prime, que celle-ci résulte de la rhétorique merveilleuse de la scène ou de la force éloquente du verbe. C’est ainsi qu’il faut absolument tonner contre cette vision traditionnelle des choses qui fait de l’émotion artistique baroque l’avers de la prétendue rationalité scientifique classique. L’étonnement superlatif du spectacle peut d’ailleurs prendre valeur cognitive puisque, comme le reconnaissaient le Platon du Théétète aussi bien que l’Aristote de la Métaphysique, et avec eux les philosophes les moins bien disposés à l’égard des fleurs de rhétorique, celui ou celle qui s’étonne est déjà près de connaître. Dichotomies autant convenues qu’infondées, jamais l’on ne devrait opposer l’émotion à la réflexion, le corps à l’esprit, l’art à la science, le visible au dicible, le spectacle au discours. Comme j’ai tâché de le démontrer, il convient d’envisager ces catégories non selon des rapports d’exclusivité mais en termes d’étroite 85 Cit. G. Couton, ibid., p. 792. En ce qui concerne la première de Britannicus, le vendredi 13 décembre 1669, le public avait déserté l’Hôtel de Bourgogne pour aller assister, place de Grève, à un événement encore plus spectaculaire: l’exécution capitale du marquis de Courboyer. 86 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 329 " Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…" complémentarité; de les penser les unes avec les autres, les unes dans les autres. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Molière baroque —"définir contre" ? Carol CLARK Université d'Oxford "Molière baroque" ? Il est un temps où ce titre lui-même aurait paru baroque, au sens que ce mot avait à l'époque. Faire de Molière le grand classique, du porte-parole des valeurs françaises par excellence — la raison (cette "parfaite raison [qui] fuit toute extrémité"), la clarté, le bon sens — un auteur baroque ? Cela aurait semblé un projet extravagant, voire anti-républicain. Mais au cours du vingtième siècle le terme "baroque" a été plusieurs fois redéfini et, à la suite de René Bray1, une série de critiques a entrepris une relecture de Molière qui met l'accent sur l'homme de théâtre plutôt que sur le donneur de leçons. Nous examinerons ici un petit nombre d'éléments de ce vaste processus de redéfinition, et certains aspects de l'art théâtral de Molière qui, selon nous, peuvent être considérés comme relevant de cette chose si difficile a saisir précisément, l'esprit baroque. Le catalogue de la bibliothèque bodléienne d'Oxford, où j'ai commencé ma réflexion sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui, classe les ouvrages sur le baroque selon cent vingt-quatre domaines différents, des plus vastes ("baroque civilisation") aux plus spécialisés ("baroque church plate", "baroque embroidery", "baroque ironwork", "baroque sermons"). On a du mal à croire que les produits d'activités aussi variées que la broderie, la ferronnerie ou la prédication puissent se ressembler au point de justifier l'emploi d'un seul terme descriptif pour tous. (À la rubrique "baroque literature", le catalogue recense des ouvrages sur la littérature baroque en Angleterre et en France bien sûr, mais aussi en ––– 1 René Bray, Molière, homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 332 Carol Clark Allemagne, en Espagne, Portugal et Amérique Latine, en Pologne, Hongrie, Autriche, Tchécoslovaquie, Croatie et Ukraine, et même au Japon : Das Barock im Kabuki de M. Toshio Kawatake). Il est clair que le baroque est désormais une notion acquise2, mais qu'en devenant courant le terme a perdu ce qu'il pouvait avoir de précision. Dans beaucoup de domaines de recherche le mot "baroque" est surtout une dénomination de temps — même si la période définie comme baroque varie elle aussi d'un domaine a l'autre.Ainsi, la période baroque en musique italienne n'est pas du tout la même qu'en musique allemande, par exemple. Mais presque toutes les définitions temporelles du baroque comprennent les années de la carrière de Molière — de 1640 a 1673. Puisque dans ce sens très restreint du terme, Molière est indéniablement un auteur baroque, il peut être intéressant de chercher dans ses créations théâtrales des manifestations du baroque au sens plus large qui est donné au terme dans les études littéraires et d'histoire culturelle. Comme Gisèle Venet nous le rappelle dans l'essai publié dans ce volume, "baroque", terme commun aux deux langues, a des connotations quelque peu différentes en anglais et en français. D'abord, comme l'explique le Oxford English Dictionary, "baroque" en anglais est avant tout un terme d'architecture, qui est parfois appliqué par extension a la littérature. On trouve dans le OED des références à "a style of architectural decoration", "the degenerated Renaissance known as Baroque", à un style "frantically baroque". Déjà en 1846 un critique a qualifié Browning de baroque, à cause de l'extravagance de son style ("the extremity of his versification, his hardihood of rhythm and cadence"), mais en ajoutant que, "sometimes baroque, Mr Browning is never ignoble". Autant dire que, pour les Victoriens, "baroque", avec ses connotations de hardiesse déplacée, de dégénérescence, de frénésie, était un terme péjoratif. Cette attitude envers le baroque a sans doute ses origines dans le domaine architectural. L'Angleterre et la France ont cela en commun que nos valeurs nationales ont été définies et symbolisées par référence à l'art et à la littérature d'une époque en particulier. Pour la France, c'est évidemment le ––– 2 Pendant la campagne publicitaire de Noël 2005, les magasins Monoprix ont affiché sur leurs vitrines et prospectus le slogan "Monoprix baroque". © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 333 "Molière baroque — « définir contre » ?" Grand Siècle, mythe élaboré d'abord en l'honneur de Louis XIV, ensuite de la monarchie en général, et enfin de la nation elle-même. Les valeurs artistiques du Grand Siècle ont été définies comme relavant du classicisme — mot évidemment inconnu de Racine, de Molière ou de Boileau, et que Didier Souiller qualifie de "construction a posteriori, forte des préjugés du XVIIe siècle et des présupposés de l'université bourgeoise et anti-romantique du XIXe siècle"3. Molière surtout a connu une nouvelle "mythification" dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'entrée de la littérature française dans les programmes scolaires des nouvelles écoles d'état. C'est dans les manuels du Second Empire et de la Troisième République qu'il est vraiment consacré comme l'incarnation des valeurs bourgeoises et nationales4. Le classicisme scolaire et universitaire était une étroite norme canonique littéraire, définie (comme toutes les normes canoniques) par l'exclusion de tout ce qui ne confortait pas le mythe établi. Ce sont les auteurs ainsi exclus (les "irréguliers" ou "attardés" du temps de nos études), et les œuvres exclues d'auteurs par ailleurs inclus, qui seront définis plus tard comme baroques. Le discours du baroque est ainsi ce que Michel Foucault appelle un discours en retour : il est défini par ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire classique. La notion de baroque comporte, en anglais comme en français, un certain esprit de transgression. C'est à l'époque romantique que les auteurs exclus du "canon" classique ont commencé a être revalorisés : par Théophile Gautier, par exemple, bien qu'il n'emploie pas le mot "baroque" — sa suite d'essais sur des auteurs oubliés du XVIIe siècle s'appelle Les Grotesques. Ayant flétri l'architecture baroque dans Notre-Dame de Paris, Hugo louera un Molière baroque dans Promontorium Somnii de 1863, mais toujours sans employer le mot baroque : il parle plutôt d'une inspiration "fantasque, grotesque, excentrique, excessive" 5. ––– 3 Didier Souiller, "Le Baroque en question(s)" , Littérature classique, 36 (1999), p. 6. Voir aussi John M. Steadman, Redefining a Period Style: "Renaissance", "Mannerist" and "Baroque" in Literature, Pittsburgh, PA : Duquesne University Press, 1990. 4 Voir Ralph Albanese, Molière à l'école républicaine, Saratoga, ANMA Libri, 1992. 5 Victor Hugo, Promontorium somnii, cité dans Bertrand Gibert, Le Baroque littéraire français, Paris, A. Colin, 1997, pp. 15, 228. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 334 Carol Clark Si le classicisme littéraire français est censé incarner les valeurs établies et le baroque les bafouer, une semblable moralisation de formes artistiques existe chez les Anglais plutôt dans le domaine de l'architecture. L'Angleterre n'a jamais connu de "Grand Siècle", de moment unique où le pouvoir national et tous les arts étaient censés avoir atteint leur apogée. Notre siècle héroïque, c'est le seizième et surtout le règne d'Élisabeth Ière et notre grand classique est Shakespeare. Mais si on n'emploie généralement pas le mot baroque pour le décrire, Shakespeare est un baroque et a toujours été reconnu comme tel. Son génie libre, sa fantaisie puissante ont toujours été opposés au style guindé importé de France et imposé par le respect des règles prétendûment classiques6. Même le Dr. Johnson, qui critique sans ménagement les nombreuses irrégularités de Shakespeare, est forcé de reconnaître son génie inégalable. Peu d'Anglais, même au XVIIIe siècle, auraient partagé l'opinion de Voltaire, qui préfère à Hamlet le Cato d'Addison. Mais si le règne d'Élisabeth est notre "siècle d'or" de la littérature, les arts plastiques à cette époque en étaient seulement à leurs débuts. À l'exception des miniaturistes, les peintres de l'époque étaient des primitifs, et l'architecture avant Inigo Jones est un mélange détonnant de gothique tardif et d'ornements de la Renaissance italienne. Il n'est jamais venu à l'esprit de personne de créer un style national et officiel en généralisant ces modèles. Sous le règne de Victoria (époque, s'il en fut, où le pouvoir national était à son apogée), un style officiel s'est en effet généralisé, mais c'était (sous l'influence de Pugin et de Ruskin) une forme de gothique primitif. C'est ainsi qu'on vit en Angleterre des mairies, des bibliothèques, mais aussi des bains publics et même des usines et des entrepôts déguisés en cathédrales du douzième siècle. (On en voit toujours, surtout dans le nord du pays : l'architecture victorienne était solide !) Ce style était préconisé non seulement comme le plus beau, mais aussi comme la manifestation de l'éthique chrétienne et des mœurs pures des hommes du Moyen Âge, avant la corruption apportée par la Renaissance. Les styles italiens, surtout le baroque honni par Ruskin, ––– 6 Sur l'influence du classicisme français sur la critique anglaise, voir l'anthologie commentée d'Irène Simon, Neo-Classical Criticism 1660-1800, Londres, Edward Arnold, 1971. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 335 "Molière baroque — « définir contre » ?" représentaient les valeurs de la Rome moderne : la corruption, la sensualité et pour tout dire le catholicisme avec sa menace de domination papale, tandis que le gothique, par un étrange anachronisme, incarnait pour les Anglais du XIXe siècle les valeurs protestantes et la moralité victorienne. On ne s'étonne donc pas de voir, au début du XXe siècle, de jeunes Anglais, désirant par dessus tout se démarquer des valeurs de leurs pères, entreprendre une revalorisation de l'architecture baroque. Ainsi Sacheverell Sitwell, cadet de la célèbre fratrie moderniste en littérature, publie en 1924 son Southern Baroque Art (écrit en 192122), sur l'architecture et la décoration de l'Italie du Sud, de l'Espagne, du Portugal et de leurs colonies, qui fut bientôt suivi par son German Baroque Art (1927) et, par souci de contraste, par The Gothick North (1929). En prenant le baroque pour sujet, Sitwell se montre très conscient de prendre le contre-pied de la critique établie, et de se situer à la pointe de l'avant-garde. Son introduction débute par ces mots : It will be remarked by anyone who has the patience to read these four Essays that in their range of subject they have but little contact with the accepted or famous names of their period […] there is hardly a fresco noted or a building described which has not become blackened by the smoke of adverse criticism, for our elderly critics were bred to hate these manifestations […] It has also been my intention to establish a definite short circuit, by extolling practically the only kind of art that is not yet tarnished with a too extravagant admiration, thus completing the round and leaving our own generation free to follow out their own ideas. Too many people, looking like each other, and all talking in one and the same voice, may be heard at this time loud in the praise of Matisse and Andre Derain […] The negro sculptors, obscured in a black anonymity, are now extravagantly praised, so it is surely time for someone to set up again the crumbling statues to Gongora and Luca Giordano.7 On remarquera en passant que les critiques qui ont donné la première impulsion à la réévaluation des poètes baroques anglais, sous le nom de "metaphysical poets", étaient aussi iconoclastes, et invitaient à apprécier la manière baroque avec son ironie, ses ruptures de ton, ses métaphores frappantes, intellectuelles plutôt qu'émotives, par contraste avec ––– 7 Sacheverell Sitwell, Southern Baroque Art, London, G. Richards, 1924. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 336 Carol Clark l'émotivité, le style plus uni et le moralisme des poètes alors admirés : c'est-à-dire les Romantiques jusqu'à Tennyson. Dans leur Literary Terms: A Dictionary, Beckson et Ganz observent, à la rubrique "Metaphysical" : In the late nineteenth century, a new interest in Donne arose (particularly on the part of such critics as Edmund Gosse and Arthur Symons) after long neglect (the Romantics, understandably, saw little to admire in Metaphysical poetry).8 (Gosse est l'auteur de Father and Son, texte autobiographique qui fit scandale à son époque par son portrait entièrement dépourvu de sentimentalisme des rapports entre un père et son enfant ; Symons, grand admirateur et traducteur de Baudelaire, publia Symbolism in French Poetry qui eut une influence considérable sur les poètes modernistes des années 1890 et du début du XXe siècle). Parler d'un Molière baroque, est-ce donc se livrer à une espèce de provocation culturelle, à la manière de Sitwell louant les architectes baroques du Mezzogiorno tout en les comparant aux sculpteurs de "l'art nègre"9? Que Molière ait été, sous certains rapports, un auteur baroque, cela semble incontestable. On pense immédiatement à ses comédiesballets, à tous les spectacles fastueux auxquels il a contribué pour la cour de Louis XIV, et dont Charles Mazouer parle d'une façon si éloquente dans son Molière et ses comédies-ballets10. Ces "œuvres de tous les arts ensemble" ("carrefour des arts", dira Charles Mazouer) naissaient de la collaboration d'acteurs (Molière et sa troupe), de musiciens, de danseurs, de "paroliers" — Molière en personne, mais aussi d'autres, comme Pellisson, Benserade ou, pour Psyché, le grand Corneille lui-même —, et surtout des grands "magiciens" italiens que sont Torelli ou Vigarani, créateurs de décors aussi somptueux qu'éphémères, et de machines destinées à éblouir et émerveiller les spectateurs. ––– 8 Karl Beckson et Arthur Ganz, Literary Terms: A Dictionary, Londres: Deutsch, 1990 [1975]. 9 Aurait-il été un peu "langue dans la joue" ("tongue in cheek"), comme disent les Anglais, lorsqu'il écrivit ces lignes ? 10 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-Ballets, Paris, Klincksieck, 1993, chapitre 2. Voir aussi Ernst Leonardy, "Les fêtes de cour baroques", in Alphonse Vermeylen éd., Questionnement du baroque, Louvain-la-Neuve, Collège Erasme, Nauwelaerts, 1986. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 337 "Molière baroque — « définir contre » ?" Il serait, hélas, impossible de faire revivre ces spectacles grandioses, qui se fondaient sur des spécialisatioins aujourd'hui disparues, et dont les frais de représentation exigeraient un budget royal plutôt que démocratique. Essayer de les recréer par l'imagination à partir d'un texte imprimé, n'est-ce pas peine perdue ? Molière lui-même nous prévient que le plaisir qu'on peut éprouver à la lecture de L'Amour médecin est bien peu de chose par rapport à ce qu'ont connu les spectateurs de la première représentation : je ne conseille de lire [cette comédie] qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre […], il serait à souhaiter que ces sortes d'ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi. […] [L]es airs et les symphonies de l'incomparable M. Lully, mêlés à la beauté des voix et à l'adresse des danseurs, leur donnent, sans doute, des grâces dont ils ont toutes les peines du monde à se passer.11 Que les pièces écrites par Molière pour la cour soient ainsi devenues inaccessibles explique dans une grande mesure l'oubli dans lequel elles sont tombées. Mais si elles ont été délaissées pendant plus d'un siècle par la critique scolaire et universitaire, c'est aussi sans doute parce qu'elles cadrent mal avec le mythe de Molière héros bourgeois et démocrate avant l'heure. Si le Molière des manuels travaillait pour la cour, ce devait être à contrecœur. Or rien n'indique qu'il ait eu de tels sentiments dans la réalité. Réel, mais irrémédiablement perdu, alors, le Molière baroque ? Cela n'est pas inévitable. Les textes survivants, avec leurs didascalies (très complètes pour Psyché), les séries de gravures qui commémorent les fêtes de Versailles et les partitions musicales imprimées des œuvres de Lulli ou de Charpentier nous permettent de former une idée, certes incomplète, mais fascinante de ce qu'ont dû être ces fêtes aussi ingénieuses que somptueuses. Par ailleurs, certains thèmes et certains procédés qui reviennent souvent dans les textes écrits pour les spectacles de cour se ––– 11 Molière, Œuvres complètes, éd. Maurice Rat, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, t. 2, p. 9. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 338 Carol Clark rapportent, selon nous, d'une façon plus large au travail de l'acteur en général et à ce que nous savons du théâtre baroque en particulier. Nous examinerons d'abord la technique de l'encadrement dans les décors et dans la dramaturgie des pièces écrites pour la cour. Sitwell consacre une section de son Southern Baroque Art à une description du décor typique d'un spectacle de cour baroque. Nous en retiendrons deux courts passages : [The king] retained in his service a whole race of Italians, to whom he entrusted the decorations of a theatre, a procession, or a masque with the subsequent banquet. In this way a building which seemed to have the permanence of a Versailles could be put up in a few days, and by the next morning it had disappeared from the ground, as if by enchantment […] It was possible, on occasions of particular splendour, to take out the back of the stage and prolong the scene indefinitely into the garden behind, so that you could reinforce an avenue with a row of painted trees, and have plaster fountains playing among those of marble. (pp. 164-174) Sitwell parle ici du roi d'Espagne, mais le goût était le même dans toute l'Europe. Dans les gravures de Le Pautre qui commémorent les Fêtes d'Amour et de Bacchus célébrées à Versailles en 166812, nous voyons les mêmes constructions grandioses et éphémères, la même alternance de verdure réelle et peinte, et dans la gravure IV, à côté des musiciens en chair et en os, des divinités en plâtre jouant du hautbois ou du luth. La comédie de cour était donc insérée dans toute une série de réjouissances, et le spectacle scénique encadré par un mélange ingénieux de décors réels ou peints. À l'intérieur du spectacle lui-même le jeu des cadres continuait de plus belle. Ainsi, ce que nous avons l'habitude de considérer comme la pièce de George Dandin n'est que la partie "qui se récite" d'un spectacle dansé et chanté, mettant en scène des bergers et bergères de pastorale. "Toute l'affaire se passe dans une grande fête champêtre", dit l'auteur du livret13, qui juge bon de reproduire tous les vers chantés par les bergers, ––– 12 I : Collation, II : Comédie en Musique, III : Festin, IV : Bal, V : Illuminations (BNF Estampes, Coll. Hennin, t. 49, n° 444-448). 13 Ce livret est reproduit au tome 2 des Œuvres complètes de Molière, op. cit., pp. 922-930; citation p. 923. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 339 "Molière baroque — « définir contre » ?" bateliers, suivants de Bacchus, etc., et se contente de résumer très brièvement l'action de la comédie parlée : Premier Acte: Le paysan marié y reçoit des mortifications de son mariage […] Second Acte: C'est une suite des déplaisirs du paysan marié […] Troisième Acte: [C'est] le comble des douleurs du paysan marié. (op. cit., t. 2, pp. 926, 927) La boutade suicidaire prêtée à George, et qui termine normalement les représentations modernes de la pièce ("Lorsqu'on a, comme moi épousé une méchante femme, le meilleur parti qu'on puisse prendre, c'est de s'aller jeter dans l'eau la tête la première"), était suivie à l'origine par toute une scène chantée et dansée, dont le début est décrit ainsi dans le livret : Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses douleurs, et part avec lui pour joindre sa troupe, voyant venir toute la foule des bergers amoureux, qui à la manière des anciens bergers, commencent à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de l'Amour. (p. 927) Les sentiments de Climène et de Cloris (les solistes) sont celles qu'on imagine (et de celles que Boileau appellera plus tard les "lieux communs de morale lubrique / Que Lulli échauffa des sons de sa musique"14) : CLIMENE Ah! qu'il est doux, belle Sylvie Ah! qu'il est doux de s'enflammer ! Il faut retrancher de la vie Ce qu'on en passe sans aimer. CLORIS Ah! les beaux jours qu'Amour nous donne Lors que sa flamme unit les cœurs ! Est-ce ni gloire ni couronne Qui vaille ses moindres douceurs ? (op. cit., p. 927) On pourrait objecter que "le pouvoir de l’amour" n'a été que trop démontré par la pièce parlée. Mais il est évident que les spectateurs ––– 14 Boileau., Satire X, v. 141-2. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 340 Carol Clark s'accommodaient — se délectaient, il faut croire — du contraste frappant entre l'amour idéalisé des bergers (et des courtisans) et celui, sans cesse contrarié, d'un paysan comme George Dandin. Mais malgré le décalage frappant entre le monde des bergers, celui des spectateurs et celui des personnages de la comédie parlée, il semble que les créateurs du spectacle aient fait tout leur possible pour estomper les lignes de démarcation entre cadre et contenu. Ce procédé est caractéristique de l’art baroque : on pense aux personnages intermédiaires, peints ou modelés en stuc, qui débordent les cadres des fresques des églises ou palais baroques, et semblent interpeller le spectateur. Pour chaque acte, l’auteur du Livret consacre une seule ligne à l’action de la pièce et quatre ou cinq fois davantage aux échanges entre George et telle ou telle bergère15, qui forment la transition entre la partie parlée et la partie chantée ou dansée. Toutes les transitions sont maquillées, si on peut dire, de cette façon, créant une espèce de vraisemblance dans l’invraisemblance. Des jeux analogues entre le réel et le fictif sont déjà observables dans les Fâcheux, première comédie-ballet de Molière. Jouée pour la première fois par un soir d’août dans les merveilleux jardins de Vaux-leVicomte, l’action de cette pièce se déroule dans un jardin. Comme la nuit tombait sur les spectateurs, elle tombe aussi a l’intérieur de la pièce : à la dernière scène, Orphise arrive "avec un flambeau d’argent a la main". Il existe un compte-rendu de la première représentation des Fâcheux de la main de La Fontaine. "Les décorations furent magnifiques, écrit-il, et cela ne se passa point sans machines.» On vit des rocs s’ouvrir, des termes se mouvoir Et sur son piédestal tourner mainte figure. Deux enchanteurs pleins de savoir Firent tant par leur imposture, Qu’on crut qu’ils avaient les pouvoirs De commander à la nature : L’un de ces enchanteurs est le sieur Torelli16, Magicien expert, et faiseur de miracles […] ––– 15 16 Le texte de ces répliques est perdu, seul subsiste le résumé. L'autre était le peintre Le Brun. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 341 "Molière baroque — « définir contre » ?" D’abord aux yeux de l’assemblée Parut un rocher si bien fait Qu’on le crut rocher en effet ; Mais, insensiblement se changeant en coquille Il en sortit une nymphe gentille Qui ressemblait à la Béjart, Nymphe excellente en son art Et que pas une ne surpasse. Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce 17 Un prologue […]. Le Prologue, qui subsiste aussi — il est de Pellisson, non pas de Molière — aborde la même thématique de miracles et de pouvoirs surnaturels, mais cette fois la toute-puissance est attribuée non aux "magiciens" créateurs de décors, mais au jeune Roi lui-même, présent au spectacle : Qu’il parle ou qu’il souhaite, il n’est rien d’impossible : Lui-même n’est-il pas un miracle visible ? Son règne, si fertile en miracles divers, N’en demande-t-il pas a tout cet univers ? […] Qui peut cela, peut tout ; il n’a qu’à tout oser, Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser. Ces termes marcheront, et si Louis l’ordonne, Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.18 La Nymphe s’adresse ensuite aux autre nymphes, qui doivent sortir du tronc des arbres : Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs. (ibid.) Baroques sont ici, évidemment, l’énorme flatterie du monarque et l’insistance sur le caractère "miraculeux" de ses faits et gestes et de tout ce qui l’entoure. Mais nous remarquons aussi des allusions transparentes à la ––– 17 La Fontaine, Lettre à M. de Maucroix du 22 août 1661 (La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1948, pp. 522 et sq.). 18 Molière, Œuvres complètes, t. 1, p. 403. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 342 Carol Clark "magie" du théâtre, véhiculées par le caractère évidemment faux — et qui ne pouvait manquer d’être perçu comme tel — de plusieurs des assertions de la Nymphe. Il est vrai que les Termes marcheront, car ce sont des acteurs déguisés. Mais si les arbres parlent, ce n’est nullement par le pouvoir royal, mais avec la voix des acteurs cachés dans leurs écorces. Ce ne sont pas des nymphes qui, par miracle, vont se transformer en actrices, mais des actrices qui momentanément paraissent en nymphes, avant de partir se déguiser de nouveau pour jouer dans la pièce parlée. De même, ce n’est pas étonnant si la "nymphe gentille" qui sort de la coquille chez La Fontaine "[ressemble] a la Béjart", puisque c’est la Béjart, comédienne parfaitement connue du public. (Qu’est-ce qu’une "nymphe excellente en son art" ? Les nymphes appartiennent au domaine de la nature, non à celui de l’art). Chez La Fontaine, comme chez Pellisson, nous rencontrons une série non seulement de fictions, mais de contrevérités criantes qui, il faut croire, n'enlevaient rien au caractère flatteur de ces discours, ni au plaisir des spectateurs. Des mots comme "ludique" sont aujourd'hui courants dans le discours de la critique et ailleurs (à quand le Monoprix ludique ?), mais ils auraient été encore moins compréhensibles que "classique" pour un contemporain de Molière. Qu'il suffise donc de dire que les échantillons de théâtre baroque que nous venons d'examiner sont des exemples de jeu : ils étaient joués dans plusieurs des sens de ce terme très large. Monter une comédie, c'était créer "a play", mais aussi s'engager dans "a game" (et même "a gamble"), avec un public qui lui aussi devait jouer le jeu. Des appels aussi directs à la complicité du public sont, il est vrai, plus fréquents dans les spectacles de cour que dans les pièces destinées dès le début au public de la ville : la petite pièce en prose L'Impromptu de Versailles en est un exemple frappant. Mais Mazouer démontre que ces deux publics étaient moins distincts par leur goût, et même par leurs membres, qu'on a l'habitude de le dire. Et même dans la pièce la plus "classique" de toutes, Le Misanthrope, Molière — présent sur scène, dans le personnage d'Alceste — n'hésite pas à rappeler à ses auditeurs un autre de ses succès d'auteur et de comédien. C'est Philinte qui tente de dissiper la mauvaise humeur d'Alceste en évoquant des souvenirs de théâtre : PHILINTE © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 343 "Molière baroque — « définir contre » ?" Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage, Je ris des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint L'Ecole des maris, Dont … ALCESTE Mon Dieu ! Laissons là vos comparaisons fades.19 Le public est invité à reconnaître dans les deux acteurs le même duo (héros bourru / confident accommodant) qui avait fait le succès de la pièce antérieure et il apprécie sans doute le spectacle de l'auteur, déguisé, qualifiant sa propre comparaison de "fade". Si les théories de la tragédie au XVIIe siècle postulent une croyance implicite du public aux événements qui se déroulent sous ses yeux, la comédie, et surtout la comédie de Molière, semble avoir demandé plutôt au spectateur "a playful suspension of disbelief", une complicité joyeuse. C'est cette notion de "playfulness", ce caractère ludique surtout qui permet de parler d'un Molière baroque. ––– 19 Œuvres complètes, t. 2, p. 42. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Science et baroque : la polémique sur le vide entre Blaise Pascal et Étienne Noël (8 octobre 1647- été 1648) Olivier JOUSLIN "Qu'y a-t-il dans le vide qui puisse leur faire peur ?" Pascal, Pensées, fr 795 (éditions Sellier). En octobre 1646, à Rouen1, Pierre Petit — assisté d'Étienne et de Blaise Pascal — refait l'expérience de Torricelli. Après avoir plongé dans une cuve de mercure un tube de verre d'au moins un mètre de long, fermé à l'une de ses extrémités et rempli du même liquide, ils constatent qu'une partie du mercure contenu dans le tube est descendue dans la cuve, libérant ainsi un espace "vide en apparence" en haut du tube. Entre le 8 octobre 1647 et l'été 1648 une polémique fameuse opposa, le temps de quelques lettres, Blaise Pascal et Étienne Noël au sujet de cette manipulation2. Ce Père jésuite ––– 1 Les réflexions qui suivent reprennent, sous une forme corrigée et amendée, des développements issus de notre thèse, "Rien ne nous plaît que le combat", Pascal et le dialogue polémique, sous la direction de M. le Professeur Gérard Ferreyrolles, Paris-IV Sorbonne, 2004. Nous suivrons, sauf cas contraire où nous le signalerons, la chronologie biographique établie par Jean Mesnard tout au long de son édition. Voir Blaise Pascal, Œuvres complètes, Texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard, édition du Tricentenaire, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque européenne, 19641992, volumes I à IV parus, V à VII à paraître. Nous désignerons cette édition par l'abréviation OCM, suivie du numéro du volume en chiffres romains. Pour l'expérience de Petit à Rouen, voir OCM, II, p. 248. 2 Il est impossible ici d'établir un état présent de la recherche sur la question de Pascal et du vide. Voir les bibliographies établies par Jean Mesnard au volume II des Œuvres complètes ainsi que Pierre Guenancia, Du Vide à Dieu, Essai sur la physique pascalienne, Paris, Maspéro, 1976, Simone Mazauric, Pascal, Gassendi et le problème du vide, Paris, PUF, 1998, et Sylvain Matton, Trois médecins philosophes du XVIIe siècle, (Pierre Mosnier, G. B. de Saint-Romain, Guillaume LamyErreur! Signet non défini.), Paris, Champion, 2004. D'autres références seront données au © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 346 Olivier Jouslin commente et répond aux récentes Expériences nouvelles touchant le vide, opuscule que Pascal conçoit à partir des "procès-verbaux des expériences rédigés à Rouen"3. Troisième des œuvres publiées de Pascal4, les Expériences nouvelles se présentent comme l'abrégé d'un futur Traité du vide. Cette querelle fut abondamment visitée et commentée. On aimerait pourtant en réexaminer quelques aspects et, peut-être, en corriger certains. Tout d'abord, disons qu'il est à la fois vrai et un peu rapide de voir en Étienne Noël le premier jésuite que Pascal accroche à son tableau de chasse. Une longue tradition critique a pris l'habitude de transformer le premier adversaire direct du jeune savant en une sorte de victime sans répondant qui s'offre — et avec quelle témérité candide ! — comme cible à un polémiste non aguerri encore mais doué d'un féroce appétit de vaincre et qui ne lui laissera aucune chance. C'est reconstituer les faits a posteriori, en historien des idées, que d'habiller Noël en aristotélicien rétrograde qui, grief supplémentaire, ne craint pas la contradiction en admettant certaines idées de Descartes sur la matière subtile, et de ne voir dans sa lutte épistolaire contre Pascal que la chronique d'une mort annoncée5. La querelle est ainsi prête à être reconstituée à partir de la défaite du jésuite qui aura tout au plus permis à Pascal de fourbir ses armes et de –––––– cours de l'étude. Je me permets ici encore de renvoyer à ma thèse pour une bibliographie. 3 Shôzô Akagi, "Comment interpréter les Expériences nouvelles touchant le vide — de l'horreur limitée du vide à la colonne d'air", Pascal Port-Royal Orient Occident, Paris, Klincksieck, 1991, pp.199-209, citation p. 203, Shôzô Akagi suit ici Jean Mesnard. 4 Après l'Essai sur les coniques (1640), la Lettre dédicatoire de la machine arithmétique et l'Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de s'en servir (1645). 5 Fortunat Strowski par exemple voit en Étienne Noël "un aimable et éminent jésuite, fort bien informé, vieux, et de très bon ton : ce n'est pas un savant, c'est un homme intelligent : j'entends par là qu'il est apte à comprendre, à exprimer, à défendre les idées d'autrui, et qu'il n'est pas préoccupé des siennes, car il n'a guère que celles d'autrui. Justement il est à la fois aristotélicien et cartésien, il embrasse ingénieusement les contraires, il n'y a que le vide du vide qu'il ne peut accepter", Fortunat Strowski, Pascal et son temps, 2e Partie, "L'Histoire de Pascal", pp. 91-92. Strowski est suivi par Pierre Humbert dans Cet Effrayant Génie... L'Œuvre scientifique de Blaise Pascal, Paris, Albin-Michel, 1947, où l'on peut lire à propos de Noël : "c'était un personnage non sans intelligence mais qui ne pouvait admettre ces nouveautés hardies, contraires à toute opinion reçue" (p. 85). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 347 "Science et baroque : la polémique sur le vide" préciser sa "méthode"6. Des historiens des sciences tentent certes parfois de redonner son importance à Noël, mais continuent à ne voir en lui qu'un rétrograde dépassé7. On voudrait relire la polémique avec un œil différent : celui qui cherche au plus près des textes. Non pour constituer un dialogue polémique en épopée (il serait facile de voir dans les échanges entre Pascal et Noël l'épopée fondatrice de la modernité du vide). Pas plus pour faire de Pascal on ne sait quel héros, qu'il soit positif (le thuriféraire du vide souvent cité en exemple) ou négatif — Pascal fut souvent attaqué comme un pâle plagiaire8. On va chercher, à ras de texte, à poser les questions qui semblent sous-tendre les échanges et constituer la polarisation9 polémique : qui fut ce jésuite adversaire de ––– 6 "La querelle s'arrête là : bien heureuse controverse qui a fourni à Pascal l'occasion de définir, avec une précision merveilleuse, les règles de la méthode scientifique", Pierre Humbert, Cet Effrayant Génie, p. 96. 7 Voir Daniel Parrochia, "Le vide quantique est-il un nouvel éther", Le Vide, univers du tout et du rien, éd. Edgar Gunzig et Simon Diner, Bruxelles, Complexes, "Revue de l'université de Bruxelles", 1998, pp. 94-104 : "En 1646, suite aux expériences de Torricelli, Pascal, rompant définitivement avec la physique aristotélicienne (pour laquelle "la nature a horreur du vide") avancera, comme on le sait, l'hypothèse scientifique d'un vide physique. Ce faisant, il se heurtera évidemment à des oppositions de tous bords, notamment celles d'un jésuite, le fameux P. Noël. Homme imbu de scolastique, ne définit-il pas la lumière comme "un mouvement luminaire de rayons composés de corps lucides, c'est à dire lumineux" et la montée de l'eau dans le tube de l'expérience par l'action de la "légèreté mouvante" ! Celui-ci n'est pas un adversaire à la hauteur de Pascal" (p. 98). Dans la suite du texte, Daniel Parrochia conviendra, en suivant Koyré, que Noël "ne lui [à Pascal] en fait pas moins des objections fort embarrassantes", (au sujet de la lumière justement) et semble revenir quelque peu sur la caricature initiale, il écrit pourtant, plus loin : "Certes, le P. Noël n'a pas raison, et son combat d'arrière-garde nous apparaît bien vain. Pascal, du reste, le traitera assez cavalièrement." 8 Le XXe siècle polémiquera contre Pascal et ses théories du vide. Félix Mathieu, Alexandre Koyré et aujourd'hui Kimiyo Koyanagi lui contesteront la paternité de ses expériences et de ses théories. Voir Félix Mathieu "Pascal et l'expérience du puy de Dôme", Revue de Paris, 15 avril 1906, pp. 775-777, 1er mai 1906, pp. 194-195, Alexandre Koyré, "Pascal savant" [1956], Études d'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, "Tel", 1985, pp. 362-389 et Kimiyo Koyanagi, "Cet effrayant petit livret… Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal, Les Pascal à Rouen, PUR, Rouen, 2001, pp.137-157. 9 Il s'agit bien de "concentrer en un point (des forces, des influences)" comme l'indique le sens figuré donné par les dictionnaires. Mais on ne doit pas méconnaître que le sens physiologique du mot polarisation est aussi à prendre en compte dans l'étude de la polémique. La pratique éristique, essentiellement dialogique, est bien un "mécanisme par lequel sont créés deux pôles fonctionnellement différents dans une © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 348 Olivier Jouslin Pascal ? Comment s'articula la dispute, en termes formels et pragmatiques ? Quels en furent les enjeux profonds et comment se termina-t-elle ? 1. La place du R. P. Noël dans la communauté scientifique Si l'on choisit l'optique chronologique du chroniqueur des polémiques, et l'idée qu'un combat n'est jamais gagné d'avance, force est de reconnaître que les différences entre les deux personnages étonnent. Pascal ne manque ni d'audace ni de courage et le premier adversaire direct que se choisit l'écrivain polémiste est une sorte de Goliath. Seul le futur, connaissant sa défaite, transforme Étienne Noël en colosse aux pieds d'argile. Au moment de la polémique Étienne Noël a 66 ans et de nombreux ouvrages à son actif10. Pascal a 25 ans, il a une réputation de surdoué, mais il n’a encore rien publié d’important. Le révérend père Noël est un personnage éminent : jésuite, recteur successivement des collèges d'Eu et de la Flèche11 puis de celui de Clermont12, il sera élevé à la dignité de vice-provincial. Le jésuite peut encore s’enorgueillir d’avoir été quelques trente-cinq ans plus tôt le Repetitor philosophiae de Descartes à la Flèche en 1611-1612. L'auteur, désormais célèbre en 1646-1647, du Discours de la méthode fut d'ailleurs en correspondance toute sa vie avec son ancien maître. Une lettre datée du 14 juin 1637, dans laquelle il lui dédie la Dioptrique et –––––– structure vivante". On ne peut se passer d'étudier chaque texte pour lui-même, sans méconnaître qu'il prend place dans une structure (le dialogue constitué par l'ensemble du corpus de la polémique) qui ne lui appartient plus tout à fait. Pour un exemple d'étude de la polarisation polémique au XVIIe siècle, voir Claire Gheeraert-Graffeuille, "Satire et diffusion des idées dans la littérature à l'aube de la guerre civile anglaise, 1640-1642", XVIIe siècle, nº195, pp. 282-296. 10 Pour Étienne Noël, Sommervogel recense 10 entrées bibliographiques, t. V, 1894, col. 1790. 11 Voir P. Camille de Rochemonteix, Le Collège Henri IV de la Flèche, Le Mans, 1889, t. I, p. 211, t. IV, pp. 52, 57. 12 "Noël, Étienne, né dans le Bassigny (Haute-Marne), le 29 septembre 1581, entra au noviciat de Verdun, le 17 septembre 1599. Il professa la grammaire à Rouen en 1606, 8 ans la philosophie, à la Flèche 5 ans la théologie ; il fut préfet des études, recteur d'Eu, La Flèche et Paris, vice-provincial et mourut à la Flèche, le 16 octobre 1659", Sommervogel, t. V, 1894, col. 1790. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 349 "Science et baroque : la polémique sur le vide" les Météores, est l'occasion pour Descartes d'exprimer sa dette envers le révérend père et les jésuites : je suis du nombre de ceux [vos disciples] qui sont effacés de votre mémoire. Mais je n'ai pas cru pour cela devoir effacer de la mienne les obligations que je vous ai, ni n'ai pas perdu le désir de les reconnaître, bien que je n'aie aucune autre occasion de vous en rendre témoignage, sinon qu'ayant fait imprimer ces jours passés le volume que vous recevrez en cette lettre, je suis bien aise de vous l'offrir, comme un fruit qui vous appartient, et duquel vous avez jeté les premières semences en mon esprit, comme je dois aussi à ceux de 13 votre Ordre tout le peu de connaissance que j'ai des bonnes lettres. Dans une lettre d'octobre 1637, Descartes, inquiet d'une possible censure, demande à Noël d'examiner les ouvrages qu'il lui a envoyés pour savoir s'ils sont conformes à l'orthodoxie. Il lui importe que son ancien maître en personne, et non seulement ses collègues, se penche sur ses ouvrages : je vous remercie aussi de ce que vous me promettez de faire examiner le livre que je vous ai envoyé par ceux des vôtres qui se plaisent le plus en de telles matières, et de m'obliger tant que de m'envoyer leurs censures. Je souhaiterais seulement, outre cela, que vous voulussiez prendre la peine d'y joindre les vôtres, car je vous assure qu'il n'y en aura point dont l'autorité puisse plus en mon 14 endroit, ni auxquelles je défère plus volontiers. C'est ici au théologien qui semble loin de cette image de religieux confus qu'on s'est plu à lui donner que s'adresse le philosophe. DescartesErreur! Signet non défini. considère comme essentiel de faire passer son ouvrage au crible théologique du recteur du collège de Clermont, et cette marque de confiance n'est pas à prendre à la légère à une époque où la censure est dure et savante. NoëlErreur! Signet non défini. témoigne un grand intérêt, et pas seulement comme censeur, à la physique cartésienne et lui ––– 13 Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, [1897-1913], Paris, Vrin, 1974. Nous désignerons cette édition par l'abréviation AT, suivie du numéro du tome : AT, I, p. 383. 14 AT, I, pp. 454-455. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 350 Olivier Jouslin demande ses ouvrages "avec une grande instance"15. Il semble ici déjà y avoir un hiatus entre l'aristotélicien convaincu qu'on nous décrit, tenant et héritier de l'École et de sa tradition, et le prêtre ouvert, comme le sera plus tard NicoleErreur! Signet non défini., à la nouveauté cartésienne au point de réclamer d'autres ouvrages à son ancien élève. Le 7 septembre 1647, celui-ci s'étonne pour sa part auprès de MersenneErreur! Signet non défini. de n'avoir pas reçu "le petit livre du P. Noël que vous pensez m'avoir ci devant envoyé"16. Le 23 novembre 1646, il fait une allusion au Sol Flamma17 dans des termes relativement flatteurs et sans flagornerie, cette lettre étant adressée à un tiers : "je l'ai parcouru et je suis bien aise de voir que les jésuites commencent à oser suivre des opinions un peu nouvelles."18 Le 7 février 1648, en pleine querelle du vide contre Pascal, DescartesErreur! Signet non défini. dit à MersenneErreur! Signet non défini. qu'il "espère voir le livre du Père NoëlErreur! Signet non défini."19. Ajoutons qu'un fragment de lettre qu'on peut supposer avoir été écrit en 1644, et qui traite assez longuement de physique et du problème du vide pourrait avoir été envoyé à Étienne Noël. Ce serait alors le texte le plus long et le plus approfondi de la correspondance entre Descartes et son ancien maître. Le philosophe du cogito s'y montre inquiet d'une censure possible de ses travaux ; il y est question d'AristoteErreur! Signet non défini. mais aussi de "matière subtile, qui coule continuellement, ainsi qu'un torrent, par les pores des corps terrestres"20. On verra plus bas que Noël sera tenant d'une entrée de la matière subtile passée par les pores du verre dans l'espace vide en apparence qui occupe le haut du tube de torricelli. Pour Descartes, Noël n'est certes pas un interlocuteur privilégié ni un destinataire à qui le philosophe réserve la primeur de ses dernières découvertes. C'est néanmoins un savant qu'il respecte assez pour ––– 15 DescartesErreur! Signet non défini. s'en ouvre à HuygensErreur! Signet non défini. en mars 1638. Voir Descartes, AT, II, p. 50. 16 AT, IV, p. 498. 17 Étienne NoëlErreur! Signet non défini., Sol flama, sive Tractatus de Sole, ut flamma est, ejusque pabulo, Paris, Cramoisy, 1647. 18 AT, IV, p. 567, DescartesErreur! Signet non défini. reprendra les mêmes termes dans une lettre à NoëlErreur! Signet non défini., datée du 14 décembre 1646, IV, p. 584. 19 AT, V, p. 119. 20 AT, V, p. 551. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 351 "Science et baroque : la polémique sur le vide" rester en contact avec lui sa vie durant. Dans sa Vie de Descartes21, Adrien Baillet brosse une rapide biographie de Noël qui sert de base aux biographies ultérieures du jésuite. Celles-ci insistent sur les rapports amicaux qui lièrent les deux savants22. Il faut essayer maintenant d'élargir le champ des recherches pour tenter de cerner la place qu'occupe Noël dans la communauté scientifique à l'aube de la querelle qui l'opposera à Pascal. La correspondance de MersenneErreur! Signet non défini. dit assez à quel point les prises de position de NoëlErreur! Signet non défini. sur le vide sont attendues par des membres importants de la communauté scientifique pour qui il est loin d'être tenu pour une quantité négligeable, même après les lettres que Pascal lui a envoyées. Le 16 février 1648, le P. Jean FrançoisErreur! Signet non défini., jésuite lui aussi, attend l'ouvrage et l'écrit à Mersenne23. Une lettre de Jacques Pequet (1622-1674), médecin, le découvreur des canaux lymphatiques de l'intestin, indique à Mersenne que dans sa traduction du Plein du vide (Plenum experimentis novis confirmatum) : Le P. NoëlErreur! Signet non défini. a ajouté encore une feuille à son livre latin où il traite des éléments et de leurs mouvements ad locum et ad figuram. Ce sont ses termes que je vous expliquerai un 24 de ces jours parce que la pensée en est cachée. ––– 21 Adrien Baillet, Vie de Monsieur DescartesErreur! Signet non défini., Paris, DanielErreur! Signet non défini. Hortemels, 1691, t. II, livre VII, ch. VIII, p. 283 sur l'amitié avec NoëlErreur! Signet non défini. et p. 285 sur l'historique de leurs relations. Texte édité pour ce qui concerne Pascal et Descartes par Jean MesnardErreur! Signet non défini., OCM, I, pp. 797-798. 22 Hoefer, Nouvelle biographie générale, Paris, Firmin-Didot, 1872, t. 38, col. 173, reprend quasiment mot pour mot le texte de Baillet. Il se réfère aussi à la Bibliothèque lorraine de Calmet et ne dit mot de la controverse qui opposa NoëlErreur! Signet non défini. à Pascal, centrant son article sur les rapports entre le jésuite et DescartesErreur! Signet non défini.. Il n'y a pas d'article sur Noël dans la Biographie Universelle de Michaut. 23 "J'ai reçu celle de V. R. sans avoir encore eu le moyen de voir votre traité De Vacuo que j'attends avec impatience, aussi bien que celui du père NoëlErreur! Signet non défini. qu'on m'a dit être imprimé", Correspondance du père Mersenne, religieux minime, publiée et annotée par Cornelis de Waard et Armand Beaulieu, Paris, Éditions du CNRS, 1932-1988, t. XVI, p. 105. 24 Le terme de "pensée cachée" ne sous-entend pas nécessairement pensée obscure, mais peut indiquer qu'elle est complexe. Pourquoi du reste Pequet perdrait-il son temps à expliquer une pensée sans importance ? © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 352 Olivier Jouslin MersenneErreur! Signet non défini. lui-même, lorsqu'il présente les ouvrages de NoëlErreur! Signet non défini., comme à HuygensErreur! Signet non défini. le 2 mai 1648, le fait en termes flatteurs25. S'il s'agit à partir de ces quelques données de dresser un portrait rapide de NoëlErreur! Signet non défini., on peut affirmer qu'il s'agit bien d'un savant, peut-être pas un découvreur ni un scientifique de premier plan, mais une personnalité dont certains membres éminents de la communauté scientifique cherchent à connaître les avis et les ouvrages. Du point de vue social, c'est un religieux jésuite qui a mené une carrière relativement honorable sans parvenir au premier rang de la Compagnie. Professeur respecté, il est devenu recteur de trois établissements réputés, dont le grand collège parisien. Du point de vue philosophique il est impossible d'en faire ce jésuite de comédie, un pédant joué qui appartiendrait plus à la comédie de CyranoErreur! Signet non défini. de Bergerac qu'à la réalité. Noël est aristotélicien mais affiche des sympathies pour les novatores. Voilà qui va permettre à Pascal de faire coup double : à travers Noël il atteint les aristotéliciens et l'École mais aussi DescartesErreur! Signet non défini. et la matière subtile dont le jésuite va se révéler un défenseur. Il s'agit, maintenant que l'on a établi que l'homme auquel Pascal se heurte est fort loin d'être un inconnu ni un adversaire sans épaisseur, de préciser l'historique et les enjeux d'une polémique qui sera suivie avec un certain intérêt par la communauté scientifique26. ––– 25 "Je désire que vous ne perdiez pas l'occasion de pouvoir lire ce livre nouveau latin du vide [La Gravitas comparata], que vient de faire le recteur du collège des jésuites d'ici, qu'il envoya à M. DescartesErreur! Signet non défini., et qu'il recevra, s'il vous plaît, de votre part après que vous l'aurez lu, et dont vous me donnerez s'il vous plaît votre jugement, dont je fais si grand état", Marin MersenneErreur! Signet non défini., Correspondance, t. XVI, p. 290. 26 Voir la lettre de ChanutErreur! Signet non défini. à MersenneErreur! Signet non défini. datée du 21 mars 1648 : "Je suis ravi de vous savoir opiniâtré à la fameuse question du vide pour en tirer lumière par la force des expériences. Si nos pères, depuis deux mille ans, avaient philosophé avec cette exactitude qu'on y apporte aujourd'hui, j'estime que nous serions savants ou assurés qu'on ne le peut être. Je crois que Monsieur mon beau frère [c'est ainsi que Chanut appelle son cousin germain Claude Clercelier] ne m'enverra pas les pièces de ce grand procès où M. Pascal et le Père NoëlErreur! Signet non défini. ne sont pas les principales parties si nous croyons ceux qui s'y intéressent", t. XVI, p. 196. Il est évident que dans une querelle où prennent position HobbesErreur! Signet non défini. et DescartesErreur! Signet © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 353 "Science et baroque : la polémique sur le vide" 2. La correspondance directe entre Pascal et NoëlErreur! Signet non défini. C’est une sorte de distinction pour le jeune savant que la lettre de NoëlErreur! Signet non défini. qui lui parvient dès la sortie des Expériences nouvelles, entre le 20 et le 25 octobre 164727. Ceci tient peut-être au fait que Pascal et Noël s'étaient déjà rencontrés. Selon les Reflectiones, MersenneErreur! Signet non défini. aurait fait l’expérience du vide "en présence du R. père Vatier et de plusieurs autres jésuites, en présence aussi des deux illustres MM. Paschal, qui examinaient nos observations"28. Noël fut-il présent ? Rien n'interdit de le penser, comme rien n'interdit non plus de supposer que Pascal fit parvenir un exemplaire de son opuscule à son futur adversaire, s'attirant ainsi la réponse qui fut à l'origine de la polémique. Pascal répondra le 29 octobre à cette lettre. La célérité du jeune savant étonne en premier lieu. La maladie lui laisse-t-elle un répit ? Non, si l'on en croit l'ouverture admirative de la seconde lettre de Noël29 qui mentionne l'état de santé déplorable de son adversaire. Lorsque l'on constate qu'il s'agit en fait de la première accusation directe et publique30, à la fois de sa personne et de ses ouvrages sur le vide, on comprend que ce soit précisément à NoëlErreur! Signet non défini., et en dépit d'ennuis de santé, que Pascal choisisse de répondre, pénétrant de plein pied sur le champ de bataille polémique. Jean MesnardErreur! Signet non défini. montre que Noël fut tout aussi rapide à répondre que son adversaire, et qu'il dut répondre dans les huit jours, soit début novembre 1647, voilà qui –––––– non défini., ni Pascal ni Noël ne peuvent aux yeux des contemporains passer pour des figures principales ; il n'en faut pas déduire qu'on leur dénie tout intérêt. 27 OCM, II, p. 509. 28 OCM, II, p. 486. 29 "Je l'ai lue avec admiration qu'en si peu de temps, et incommodé de votre santé, vous ayez répondu de point en point à toute ma lettre", OCM, II, p. 528. 30 Les lettres de Pascal et NoëlErreur! Signet non défini. relèvent de ce qu'on peut appeler la correspondance semi-privée, elles circuleront très vite dans les milieux scientifiques, OCM, II, p. 510. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 354 Olivier Jouslin fait de la correspondance un duel, où l'issue du combat est souvent affaire de promptitude. Quels sont les enjeux de la polémique entre Pascal et NoëlErreur! Signet non défini. ? Plutôt que de considérer le jésuite comme un physicien contradictoire, il vaut mieux voir en lui un scolastique aristotélicien, mais progressiste. Loin d'être obtus face aux idées, même les plus neuves, et d'ailleurs convaincu par Pascal, il admettra, tout comme DescartesErreur! Signet non défini., la "pesanteur" — ou pression — de l'air. a. La recherche de la vérité Comme scolastique, dans sa première lettre à Pascal, NoëlErreur! Signet non défini. défend le plein et l'horreur du vide31. Ces deux idées sont les dernières de la tradition aristotélicienne pure que peut défendre l'École sans passer pour absolument rétrograde car de nombreux scientifiques et philosophes sont encore plénistes. MersenneErreur! Signet non défini. hésite, HobbesErreur! Signet non défini. refuse le vide, DescartesErreur! Signet non défini. aussi32. La première lettre de Noël est aristotélicienne33. Il entend ––– 31 Voir Edward GrantErreur! Signet non défini., La physique au Moyen-Âge, VI-XVe siècle, traduit de l'anglais par Pierre-Antoine Fabre, Paris, PUF, 1995, pp. 97-107 ainsi que, du même auteur, Much Ado About Nothing. Theories of Space and Vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge, London, Cambridge University Press, 1981. Pour une histoire du vide, voir Armand le Noxaïc, L'Idée de vide de l'Antiquité à nos jours, histoire et interprétations, thèse dirigée par Jean Salem, Paris I, 1999. L'idée de vide apparaîtrait pour la première fois au Ve siècle av. J.-C. chez Alcméon de Crotone, un disciple de Pythagore. Du même auteur, voir encore Les Métamorphoses du vide, Paris, Belin, 2004. On complétera cette présentation descriptive et historique des principales théories du vide avec les travaux de Pierre DuhemErreur! Signet non défini., Le Système du monde, Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, [1913-1959], Paris, Herman, 1973, t. VIII, ch. I : "L'infiniment grand et l'infiniment petit", pp. 3 à 68, ch. IX : "l'horreur du vide", pp. 121-148, et "L'impossibilité du vide et la scolastique avant 1277. L'argument d'Ibn Bâdjâ, saint ThomasErreur! Signet non défini.Erreur! Signet non défini. d'AquinErreur! Signet non défini. et la notion de masse", pp. 165 sq. On se reportera aussi à l'introduction de L'Expérience barométrique, ses antécédents et ses explications, étude historique de Cornélis De WaardErreur! Signet non défini., Thouars, Imprimerie Nouvelle, 1936, qui présente les thèses en présence. 32 La communauté scientifique est loin d'être unanime sur le sujet : "Ainsi, en l'année 1647, les discussions ne donnent pas de résultats définitifs. L'incompréhension © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 355 "Science et baroque : la polémique sur le vide" démontrer que l'espace "vide en apparence" qui est dans le haut du tube est bien un corps, c'est-à-dire un composé, un mixte des quatre éléments. Il le fait, en bonne méthode traditionnelle, par le biais d'une analogie entre la doctrine aristotélicienne des éléments et la théorie humorale classique : l'air est un mélange de feu, d'air et de terre, comme le sang un mélange de bile, de pituite, de mélancolie et de sang. La comparaison est filée ensuite dans une théorie de la séparation accidentelle des éléments. En anatomie humaine les humeurs peuvent, sous le coup d'une émotion intense, être séparées, mais le cœur rétablira l'équilibre si l'émotion tient par exemple à la crainte ou à la honte. Par analogie, le soleil joue le même rôle dans le cas d'une séparation, accidentelle ou recherchée (dans le cas des expériences pascaliennes par exemple) entre les éléments qui composent l'air. Dans le cas de l'expérience du vide, c'est bien une action violente qui a eu lieu et le mercure a attiré à lui de force, à travers les pores du verre, de l'air épuré. L'air le plus grossier reste autour du verre, attaché à celui qui est entré, mais sitôt que la violence cesse, l'air reprend son équilibre initial. Noël choisit alors pour expliquer sa pensée de recourir à l'analogie avec l'arc qui, lorsqu'on le bande, expulse des "esprits" de sa partie concave et en admet d'autres dans sa partie convexe. La cessation de la violence rétablit l'équilibre initial ("naturel") entre les "esprits" logés dans les pores de l'arc. Cette longue paraphrase est destinée à mettre en avant que le discours de NoëlErreur! Signet non défini. n'est pas aussi incohérent qu'on veut bien le dire. Il propose un "système du monde" intrinsèquement logique dans une langue qui est encore la langue habituelle des scientifiques formés par l'École. On trouve fréquemment dans la correspondance de MersenneErreur! Signet non défini. ce type de lecture scientifique de l'univers. DescartesErreur! Signet non défini. lui-même peut proposer ce type d'interprétation dans un langage très voisin. Pascal ne s'y trompe pas, et avant de mettre en avant certaines apories du raisonnement de NoëlErreur! Signet non défini., il –––––– diminue, les plaisanteries faciles disparaissent. Mais il faut attendre la grande expérience de 1648 pour que s'affirment les certitudes", Cornélis De WaardErreur! Signet non défini., Marin MersenneErreur! Signet non défini., Correspondance, t. XV, p. 328. 33 OCM, II, p. 513-516. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 356 Olivier Jouslin choisit dans sa réponse d'indiquer que ce n'est pas la cohérence interne du système défendu par Noël qu'il remet en cause : C'est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradation des planètes s'ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d'autres qu'on 34 peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable. Pascal a conscience que le système de son adversaire est vraisemblable, mais que, comme le système cartésien, c'est un roman du monde, une fiction. Le fameux paragraphe sur les "présuppositions" de NoëlErreur! Signet non défini. est plus que de l'ironie sur un système incohérent : il constitue une charge contre "l'imagination et la coutume" appliquées à la physique35 : Vous présupposez ensuite que ce feu peut être séparé de l'air, et qu'en étant séparé, il peut pénétrer les pores du verre ; et présupposez encore qu'en étant séparé, il a inclination à y retourner, et encore qu'il y est sans cesse attiré ; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-même, par des comparaisons que vous y 36 ajoutez. Il va de soi que cette méthode analogique dont la cohérence ne repose que sur la vraisemblance ne permet pas d'atteindre la vérité et que "qui présupposera le contraire [des allégations de NoëlErreur! Signet non défini.], tirera une conséquence contraire aussi nécessairement"37. La méthode de la recherche de la vérité dans la physique pascalienne fonctionne ici sur le même mode que la critique du ––– 34 OCM, II, p. 524. Voir Gérard FerreyrollesErreur! Signet non défini., Les Reines du monde, l'imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. Sur NoëlErreur! Signet non défini. prisonnier de la coutume aristotélicienne, voir pp. 76 sq. "Pascal en Noël n'attaque pas AristoteErreur! Signet non défini., il attaque un aristotélicien qui aurait refusé de grandir, héritier doublement infidèle et de bannir la raison et de ne pas imiter l'attitude d'Aristote envers ses propres maîtres". Pascal critiquera fermement les savants qui se soumettent aveuglément à l'autorité dans la Préface au traité du vide. 36 OCM, II, p. 521. 37 OCM, II, p. 522. 35 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 357 "Science et baroque : la polémique sur le vide" probabilisme dans les Provinciales ou que la liasse"contrariétés" des Pensées au sujet des contradictions de l'Écriture. Si la vérité existe, elle est nécessairement univoque. La vérité doit résoudre les contrariétés : une chose et son contraire ne peuvent être vraies ensemble si l'on ne trouve pas un lieu où elles s'accordent en témoignant d'une contrariété résolue. Or, en physique, on ne peut soutenir ensemble que "l'espace vide en apparence" est un lieu corporel et dépourvu de tout corps sans faire de la nature un monstre. "Car on ne peut les croire toutes ensemble [l'idée du vide et celle de la matière subtile], sans faire de la nature un monstre."38 La recherche de Pascal en physique, comme dans les Provinciales, est donc une recherche du "sûr"39. Si l'on ne peut remonter jusqu'aux principes sans faire appel au "cœur", on peut néanmoins, et ce sera la grande leçon de De l'Esprit géométrique, produire des démonstrations vraies en science. Il est d'ailleurs remarquable que, comme exemple de raisonnement fallacieux, Pascal se souvienne encore en 165540 de la définition de la lumière qu'il emprunte à NoëlErreur! Signet non défini. : "la lumière est un mouvement luminaire de rayons composés de corps lucides, c'est-à-dire lumineux"41, c'est-à-dire d'un exemple non de géométrie, mais bien de physique. Il s'agit en polémique, dès lors que la vérité existe et devient possible, de la défendre coûte que coûte. Jacques PlainemaisonErreur! Signet non défini. l'a montré sur le terrain religieux de "la guerre contre les jésuites" en étudiant le fragment d'une lettre de Pascal à sa sœur et en montrant que la "griserie du combattant, elle-même due à ce qu'on pourrait assimiler à l'odeur de la poudre dans un combat réel", amène Pascal de la "patience" aux "accents de triomphe qui s'expliquent par la certitude de la victoire finale"42. ––– 38 OCM, II, pp. 522-523. "SEUR, SEURE. adj. Certain, infaillible. Les principes de la géométrie sont seurs et démonstratifs. Le mouvement des astres est seur et réglé. Ce mot vient du Latin securus", Furetière, Dictionnaire universel. "Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr", Cinquième Provinciales, Les Provinciales, édition Cognet-Ferreyrolles, Paris, Bordas, "Classiques Garnier", 1992, p. 84. 40 Si nous retenons la datation de De l'Esprit géométrique par Jean MesnardErreur! Signet non défini., OCM, III, p. 374. 41 OCM, II, p. 527, repris dans De l'Esprit géométrique, OCM, III, p. 396. 42 Jacques PlainemaisonErreur! Signet non défini., "Le combat pour la vérité du "désir de la connaître et de la défendre" à l'assurance de la victoire" dans Pascal, 39 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 358 Olivier Jouslin Pour Pascal, malgré toutes les précautions oratoires dont il peut user, une chose est certaine, le vide existe dans la nature. Cette vérité doit être défendue. De là, deux théories fausses doivent être combattues : la théorie aristotélicienne et la théorie cartésienne. Nous en sommes, au moment de cette lettre à Noël,Erreur! Signet non défini. encore au stade de la "patience" ; les "accents de triomphe" viendront plus tard, mais c'est bien un tel processus qui s'engage ici. Étienne NoëlErreur! Signet non défini. est pour lui un adversaire commode dans la mesure où il se trouve, comme on l'a vu, à la croisée des deux idéologies. Pascal vise à travers le jésuite la physique aristotélicienne, qui malgré tout est encore relativement épargnée par un polémiste qui choisit une attitude modeste et n'utilise pas encore l'invective victorieuse. La fin de la lettre à Noël est pourtant fort claire, il loue son adversaire d'avoir défendu autant qu'il l'était encore possible une physique désuète : Au reste, on ne peut vous refuser la gloire d'avoir soutenu la physique péripatéticienne aussi bien qu'il est possible de le faire ; et je trouve que votre lettre n'est pas moins une marque de la faiblesse 43 de l'opinion que vous défendez que de la vigueur de votre esprit. La péroraison, un moment attendu de la polémique où le vainqueur loue l'adversaire défait, vise (derrière Noël)Erreur! Signet non défini. les scolastiques péripatéticiens, accusés très classiquement de sophisme, aussi habiles à défendre une idée que son contraire : Et certainement l'adresse avec laquelle vous avez défendu l'impossibilité du vide, dans le peu de force qui lui reste, fait aisément juger qu'avec un pareil effort, vous auriez invinciblement établi le sentiment contraire dans les avantages que les expériences 44 lui donnent. –––––– l'exercice de l'esprit, textes réunis par Christian MeurillonErreur! Signet non défini., Revue des Sciences Humaines, Lille, n° 244, octobre-décembre 1996, pp. 179-184, citations p. 179. L'article est repris dans Jacques Plainemaison, Blaise Pascal polémiste, Clermont-Ferrand, BUBP, 2003, pp. 95-99. 43 OCM, II, p. 527. 44 OCM, II, p. 527. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 359 "Science et baroque : la polémique sur le vide" Le combattant vainqueur en profite pour réaffirmer son idée et la justesse de ses choix —ici la primauté de l'argument que fonde l'expérience sur la construction cohérente du point de vue de sa logique interne, mais strictement abstraite et fictionnelle, d'un "roman du monde". AristoteErreur! Signet non défini. a été allégué auparavant mais, là encore la botte polémique est classique, contre celui qui croit le défendre. Pascal ramène NoëlErreur! Signet non défini. au texte aristotélicien et le débat à la théologie, de laquelle Noël ne l'a pas vraiment fait sortir : C'est pourquoi la maxime d'AristoteErreur! Signet non défini. dont vous parlez, que les non-êtres ne sont point différents, s'entend du 45 véritable néant, et non pas de l'espace vide. Il semble évident que les raisons qui empêchent NoëlErreur! Signet non défini. de consentir à soutenir le vide ne sont pas physiques, mais théologiques. La seconde lettre à Pascal le confirmera bientôt. Un autre adversaire est visé derrière NoëlErreur! Signet non défini. : DescartesErreur! Signet non défini.46. Pourtant à aucun moment Pascal ne cite son nom. Le combat polémique est ici très proche du jet de fronde où l'on cherche à atteindre l'adversaire par ricochet. Peut-être Pascal, un peu jeune encore, n'ose-t-il affronter directement un adversaire plus vieux et respecté ? Celui qui s'attaque au plus faible espérant atteindre indirectement le fort devient alors plus un Renart rusé qu'un Roland épique, et le combat tient alors plus du fabliau que de la chanson de geste. Cet argument anti-pascalien est devenu intenable dès lors qu'on a pris la mesure de l'importance d'Étienne Noël. Mais pourra-t-on longtemps encore reprocher à Pascal de n'avoir pas cédé à la témérité en refusant un combat perdu d'avance contre un adversaire plus considéré ? Dans quels termes d'ailleurs Pascal s'attaque-t-il à Descartes ? ––– 45 OCM, II, p. 526. Sur la tonalité anti-cartésienne de la polémique avec le père NoëlErreur! Signet non défini., voir MichelErreur! Signet non défini. le Guern, Pascal et DescartesErreur! Signet non défini., Paris, Nizet, 1971, pp.17-20. 46 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 360 Olivier Jouslin Car toutes les choses de cette nature, dont l'existence ne se manifeste à aucun des sens, sont aussi difficiles à croire qu'elles sont faciles à inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes mêmes de ce temps, m'ont objecté cette même matière avant vous (mais comme une simple pensée, et non pas comme une vérité constante), et c'est pourquoi j'en ai fait mention dans mes propositions. D'autres, pour remplir de quelque matière l'espace vide, s'en sont figuré une dont ils ont rempli tout l'univers, parce que l'imagination a cela de propre qu'elle produit avec aussi peu de peine et de temps les plus grandes choses que les petites ; quelques-uns l'ont faite de même substance que le ciel et les éléments ; et les autres, d'une substance différente, suivant leur fantaisie, parce qu'ils en disposaient comme de leur 47 ouvrage. Si l'on suit le texte au plus près, il est évident que DescartesErreur! Signet non défini. est visé dans un premier temps, et en termes très mesurés, au sujet de la matière subtile48. C'est aux entretiens de ––– 47 OCM, II, p. 522. Il s'agit d'une allusion à l'article 22 de la seconde partie des Principes de la philosophie de Descartes,Erreur! Signet non défini. "Que la terre et les cieux ne sont faits que d'une même matière." 48 Voir DescartesErreur! Signet non défini., Principes de la philosophie, art. 4-5 et 16-22. C'est dans la lettre du 15 novembre 1638 à MersenneErreur! Signet non défini. que les idées de "matière subtile" et de "pesanteur de l'air" sont définies de la façon la plus synthétique : "ce qui empêche la séparation des corps terrestres contigus est la pesanteur du cylindre d'air qui est sur eux jusques à l'atmosphère, lequel cylindre peut bien peser moins de cent livres. Mais je n'avoue pas que la force de la continuité des corps vienne de là ; car elle ne consiste qu'en la liaison ou en l'union de leurs parties. J'ai dit que, si quelque chose se faisait crainte du vide, il n'y aurait point de force qui fut capable de l'empêcher ; dont la raison est que je crois qu'il n'est pas moins impossible qu'un espace soit vide, qu'il est qu'une montagne soit sans vallée. // J'imagine les parties de la matière subtile aussi dures et aussi solides que le puissent être des corps de leur grandeur ; mais pour ce qu'elles ne peuvent mouvoir nos sens, et que les noms de qualités sont relatifs à nos sens, ils ne leur peuvent proprement être attribués ; ainsi qu'on ne dit point que la poussière soit dure et pesante, mais plutôt qu'elle est molle et légère, à comparaison des cailloux, et toutefois chacune de ses parties est de même nature qu'un petit caillou", AT, II, pp. 439-440. DescartesErreur! Signet non défini. fait sienne l'idée ancienne du mouvement circulaire de la matière continue. Un corps sera nécessairement remplacé par un autre s'il quitte un lieu, qui lui-même sera remplacé à son tour par un autre, ce qui déclenche un mouvement circulaire de la matière et interdit le vide. Il pense que le mouvement rectiligne d'un corps entraînera la formation d'un vide derrière lui. Voir Le Monde, Traité de la Lumière, chapitre IV : "Du vide et que nos sens n'aperçoivent pas certains corps", AT, IX, pp. 16-23. L'idée des "lieux naturels", exprimée dans le même chapitre, est celle selon laquelle un élément contreviendra à sa nature pour éviter la création du vide. L'eau montera dans le vase. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 361 "Science et baroque : la polémique sur le vide" septembre 1647 que Pascal songe49. Il ne doute pas un instant que NoëlErreur! Signet non défini. sait exactement de qui il parle, et si le nom n'apparaît pas, c'est que Descartes n'est pas le destinataire, et que c'est Noël qu'il s'agit d'atteindre. Pascal ne se prive d'ailleurs pas d'une pique contre le jésuite qu'il accuse de manquer d'originalité. Il ne semble pas non plus qu'il y ait quelque raison, dans la logique de la polémique, d'attaquer un adversaire qui fait preuve de mesure et de discrétion avec plus d'intensité que celle dont il a lui-même fait preuve lors du combat. La suite du texte vise, non pas le même, mais "d'autres" et, plus bas, "quelques uns" parmi ces autres. Il peut s'agir ici des suiveurs de Descartes, qui dévoient ses idées en les caricaturant. Ces "autres" peuvent d'ailleurs tout aussi bien, dans la mesure où ils proclament cette matière "faite de la même substance que le ciel et les éléments", être des épigones de Roger Bacon ou de BuridanErreur! Signet non défini.. Quant à ceux qui proclament le vide "d'une substance différente", ils seraient plutôt les tenants de la théorie keplérienne50. Il semble bien que Descartes ne soit pas ici visé autrement qu'il ne le fut dans le cadre des entretiens, où Pascal ne semblait pas encore à même de répondre de façon certaine à la matière subtile cartésienne51. Ce sont plutôt les défenseurs des deux conceptions caduques du vide (Bacon et KéplerErreur! Signet non défini.) qui sont visés par Pascal. L'autre passage alléguant DescartesErreur! Signet non défini. est utilisé contre NoëlErreur! Signet non défini. : ––– 49 L'entrevue célèbre est rapportée directement par JacquelineErreur! Signet non défini. Pascal, voir OCM, II, pp. 478-482, et fera l'objet d'une narration au second degré dans la Vie de Monsieur DescartesErreur! Signet non défini. d'Adrien Baillet. 50 Voir Cornélis De WaardErreur! Signet non défini., L'Expérience barométrique, pp. 30-31 : KéplerErreur! Signet non défini. définit le vide comme "tenuior aere" et "materia non plane nulla" dans les Harmonices Mundi, 1619, Lib. IV, Cap. 7. 51 Le témoignage de JacquelineErreur! Signet non défini. Pascal est important ici, il faut le répéter : "Ensuite on se mit sur le vide et M. DescartesErreur! Signet non défini., avec un grand sérieux, comme on lui contait une expérience et qu'on lui demanda ce qu'il croyait qui fût entré dans la seringue, dit que c'était de sa matière subtile ; sur quoi mon frère lui répondit ce qu'il put, et M. de RobervalErreur! Signet non défini., croyant que mon frère aurait peine à parler, entreprit avec un peu de chaleur M. Descartes, avec civilité cependant", OCM, II, p. 481 (nous soulignons). Le vacuiste sûr de lui, c'est Roberval, Pascal, encore dans un stade de réflexion, peine à trouver des arguments contre la matière subtile, ou plutôt considère "la matière subtile" comme une notion à traiter, au moins officiellement, avec le plus grand sérieux. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 362 Olivier Jouslin Je finis avec votre lettre, où vous dites que vous ne croyez pas que la quatrième de mes objections, qui est qu'une matière inouïe et inconnue à tous les sens remplit cet espace, soit d'aucun physicien. À quoi j'ai à vous répondre que je puis vous assurer du contraire, puisqu'elle est d'un des plus célèbres de notre temps, et que vous avez pu voir dans ses écrits qu'il établit dans tout l'univers une matière universelle, imperceptible et inouïe, de pareille substance que le ciel et les éléments ; et de plus, qu'en examinant la vôtre, j'ai trouvé qu'elle est si imperceptible, et qu'elle a des qualités si inouïes, c'est-à-dire qu'on ne lui avait jamais données, que je trouve qu'elle 52 est de même nature. Pascal ici reprend une formule très lapidaire de NoëlErreur! Signet non défini. qui, à la fin de sa lettre, a assuré que la quatrième objection que Pascal entendait réfuter dans le traité qu'il méditait sur le vide, et qu'il présente à la fin des Expériences nouvelles53, n'est d'aucun physicien. Il est bien évident que c'est la matière subtile que Pascal prévoit de réfuter. La formule de Noël est assez incompréhensible et on se perdrait en conjectures à chercher les raisons de cette disqualification si rapide qu'elle frise l'inconséquence, d'autant qu'il sera évident, à partir du Plein du vide, que Noël sera un partisan de cette matière subtile qu'il appellera pour sa part l'éther. Pascal utilise contre son adversaire le point le plus faible de son argumentation et, à dessein, place son coup à la fin de la lettre, utilisant ainsi l'élève contre le maître. On perçoit ici la fameuse ironie pascalienne, un procédé destiné à faire couler beaucoup d'encre, et qui est inauguré dès les premiers textes polémiques. Une fois de plus, DescartesErreur! Signet non défini. est désigné comme un des physiciens les plus en vue du temps. C'est dans le Traité qu'il médite que Pascal entend réfuter le grand adversaire qu'il se garde bien de sous-estimer au point de le contredire directement dans un abrégé ou une lettre, ouvrages trop brefs et qui ne permettent pas le développement de l'argumentation serrée d'un traité scientifique. Pascal n'entend pas réfuter Descartes par le biais de la polémique, dont le caractère formel bref et violent le dérange dès lors ––– 52 OCM, II, pp. 526-527. "Qu'une matière imperceptible, inouïe et inconnue à tous les sens, remplit cet espace", OCM, II, p. 508. 53 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 363 "Science et baroque : la polémique sur le vide" que la lutte se place sur le terrain scientifique. C'est dans un ouvrage de physique pure, un Traité du vide que Pascal entend répondre à Descartes. NoëlErreur! Signet non défini., comme le début de sa seconde lettre l'indique, a dû répondre dans les huit jours à Pascal. L'engrenage ou polarisation polémique ne fait aucun doute, car la réponse du jésuite fait quasiment le double de la première lettre54. Le jésuite ne prend manifestement pas son adversaire à la légère et a dû être sensible à la fois aux arguments et à l'ironie de Pascal. Le début de sa missive consiste ainsi en un éloge de son adversaire qu'on pourrait bien considérer comme un "éloge paradoxal"55 de Pascal. La mise en avant de la civilité et de la courtoisie du jeune homme semble être ironique dans la mesure où Noël reprend les mots mêmes par lesquels Pascal lui avait dans sa lettre adressé de cinglantes moqueries : Néanmoins, puisque vous assurez l'existence de cet espace vide, et m'apprenez dans votre lettre que l'on ne doit rien assurer sans des convictions, ou du sens, ou de la raison, je me persuade que vous en avez, lesquelles je ne vois pas, et partant je présuppose l'existence de cet espace vide, et ne trouve pas qu'il me serve pour expliquer mes 56 expériences qu'en disant quatre choses . Je ne doute pas que vous n'ayez prévu les difficultés qu'enferment ces quatre propositions. Je m'arrête à la première, qui est la source des autres, et sur celle-là je propose mes difficultés dont j'espère être satisfait par vos profondes 57 spéculations, et courtoises. Tout au long de la lettre, le jésuite reviendra avec une pesanteur qui ne peut s'expliquer que par l'ironie sur les "profondes spéculations, et courtoises"58 de Pascal. Il tente pourtant de se plier aux critères scientifiques que son contradicteur lui a exposés dans sa lettre et ––– 54 OCM, II, pp. 528 à 540. Pour une définition de la notion voir Patrick DandreyErreur! Signet non défini., L'Éloge paradoxal, de Gorgias à Molière, Paris, Puf, 1997. 56 Suivent quatre propositions qui s'opposent selon NoëlErreur! Signet non défini. à l'assimilation de cet espace au vide : pas un corps matériel n'entre dans le verre à la descente du vif-argent ; le vide tient la place du vif argent descendu ; il soutient la lumière qui passe à travers ; il retarde le mouvement des corps matériels. 57 OCM, II, p. 531. Sont placés en italiques les passages qu'on peut considérer comme ironiques. 58 OCM, II, p. 531 et passim. 55 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 364 Olivier Jouslin compose sa réponse selon une "méthode" qui n'est pas sans rapport formel avec celle de Pascal. Comme Pascal l'avait fait, NoëlErreur! Signet non défini. commence en citant abondamment le texte de son adversaire au début de sa réponse. Il ne revient pas sur sa théorie du plein et réaffirme que par les pores du verre pénètre dans le tube une matière qu'il appelle "l'air subtil"59, mais témoigne une volonté de répondre en expérimentateur, sans abandonner l'idée aristotélicienne du mélange des éléments. Il tente donc de démontrer par l'expérience le "tout est dans tout" péripatéticien. Le lecteur se trouve bien en présence des "expériences nouvelles" contre le vide d'Étienne Noël. L'expérience de la canne à vent montre qu'il y a de l'eau dans l'air dans la mesure où on peut observer dans le canon de celle-ci des particules d'eau. Il propose même un montage complexe tendant à faire observer la présence de l'air dans l'eau, ainsi que des expériences fondées sur l'observation naturelle pour montrer que le feu et la terre se trouvent eux aussi dans l'eau. Il remarque par exemple que "cela [qu'il y a de la terre dans l'eau] se voit dans les canaux des fontaines, et dans certaines pierres qui s'encroûtent au courant de l'eau par les atomes terrestres qui se séparent d'elle en étant pressée"60. Ce type d'observation brute à laquelle on donne le statut d'expérience est fréquente à l'époque et ne relève pas seulement d'une tradition qui ne serait l'apanage que de la seule scolastique, confite dans une tradition passéisteErreur! Signet non défini.. DescartesErreur! Signet non défini., grand expérimentateur, dont NoëlErreur! Signet non défini. doit décidément bien plus être rapproché que de l'École, "lit" dans les observations qu'il peut effectuer directement dans la nature61. ––– 59 OCM, II, p. 532. OCM, II, p. 534. 61 "Il faut signaler que le père NoëlErreur! Signet non défini. et même DescartesErreur! Signet non défini. utilisent des phénomènes naturels comme expériences", voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées fondamentales de la physique pascalienne et leur originalité", Études de langue et de littérature françaises, mars 1964, n° 4, Hakusuisha, Kanda, Tokyo, pp. 20-36, citation p. 27, note 4. Sur l'expérience comme modèle scientifique et social voir Christian LicoppeErreur! Signet non défini., La Formation de la pratique scientifique, le discours sur l'expérience en France et en Angleterre 1630-1820, Paris, Éditions la Découverte, 1996. 60 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 365 "Science et baroque : la polémique sur le vide" Les quatre éléments se trouvent à proportion différente dans chaque corps présent dans la nature. On peut les séparer artificiellement par l'expérience, mais l'expérience même montre qu'ils s'attirent les uns les autres. À nouveau le jésuite réaffirme que le vif-argent, lorsqu'il descend dans le tube, attire les particules d'air présents dans les pores de celui-ci qui occupent en se dilatant l'espace laissé libre en haut du tube. Il admet pourtant l'argument pascalien de la pesanteur de l'air, et y voit une des raisons pour lesquelles la colonne de mercure ne descend jamais en dessous de 2 pieds 3 pouces. Notons que ce point de vue est aussi celui de DescartesErreur! Signet non défini. et que NoëlErreur! Signet non défini. n'est pas contradictoire ici mais qu'il défend le point de vue de celui dont il partage les théories en physique. Il est donc peut-être un peu rapide de considérer que le jésuite est sur le fond convaincu par Pascal, mais qu'il reste pour la forme arc-bouté sur le dogme aristotélicien du plein62. Il semble plutôt que Noël en admettant la pesanteur de l'air sans admettre le vide raisonne en aristotélicien de tendance cartésienne, ce qui du point de vue de la physique pure et surtout sur la question du vide n'est pas contradictoire. b. Vide et théologie NoëlErreur! Signet non défini. engage la querelle sur le terrain théologique, ce qu'il n'avait pas fait de façon aussi directe dans sa première lettre. Il établit pour cela une distinction très intéressante entre le vide des géomètres et celui des physiciens. Le vide des géomètres est une création de l'esprit, une pure abstraction, un concept reposant parce qu'irréel. Le vide des physiciens est présent dans la nature, on doit alors le considérer comme véritable63. Ceci revient à poser à nouveau, en les modernisant car Noël tient compte de l'état de la recherche sur le vide, les problèmes théologiques médiévaux ainsi que ceux qui ont déchiré la communauté scientifique et théologique au siècle précédent. Noël ne parvient pas à poser en termes scientifiques l'espace vide, dans la mesure où selon lui ceci relève d'une aberration théologique : ––– 62 C'est la théorie communément admise depuis Fortunat StrowskiErreur! Signet non défini.. 63 OCM, II, pp. 530-531. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 366 Olivier Jouslin Vous voyez, Monsieur que toutes vos expériences ne sont point contrariées par cette hypothèse qu'un corps entre dans le verre, et peuvent s'expliquer aussi probablement par le plein que par le vide, par l'entrée d'un corps subtil que nous connaissons, que par un espace qui n'est ni Dieu ni créature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la lumière sans être transparent, qui résiste sans résistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien. Ce sont les admirables qualités de l'espace vide : en tant qu'espace, il est et fait merveille ; en tant que vide, […] il exclut la longueur, la largeur et la profondeur.64 NoëlErreur! Signet non défini. refuse de séparer le physique du théologique parce qu'il refuse de séparer Dieu et le monde. Mais ce texte sur le vide et la lumière pose un problème central pour les jésuites : les bons pères suivent AristoteErreur! Signet non défini. qui avait assuré que la lumière était un accident lié nécessairement à une substance qui la soutient et la propage. Ils s'engagent donc en faveur d'une théorie de la lumière qui ne peut se justifier qu'en milieu plein. Le fait que la lumière puisse traverser le vide est impensable en termes aristotéliciens, sans quoi on trouverait dans la nature un accident sans substance. Or les jésuites ont pensé, dans la lignée thomisteErreur! Signet non défini., cette séparation. Elle n'est reconnue que dans l'Eucharistie, dans la transsubstantiation qui sépare l'accident du pain et sa substance65. C'est en ce sens qu'œuvreront les jésuites italiens, lorsque Crassi poussera le P. Casati à écrire un Vacuum proscriptum en 1649, qui condamne le caractère foncièrement hérétique du vide en ce qu'il sépare ce qu'on ne peut séparer et pourrait amener à remettre en cause, par la physique même, la question de la transsubstantiation : Une fois dissous le lien inéluctable entre la substance et l'accident, si un accident n'était pas en quelque manière soutenu par quelque corps, tout le monde pourrait se lancer dans la controverse et dire ––– 64 OCM, II, p. 538. C'est le sens du passage qui occupe les pp. 530-531 qui réfute aussi le vide épicurien par l'argument aristotélicien et aborde la question du Saint-Sacrement. 65 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 367 "Science et baroque : la polémique sur le vide" que la blancheur et la saveur et les autres aliments du pain demeurent eux aussi séparés de leurs corps par nécessité naturelle.66 L'ouvrage de Casati n'a pas encore paru mais la dispute entre Pascal et NoëlErreur! Signet non défini. montre bien les problèmes théologiques que pose à la Compagnie la question du vide. Un lapsus échappera d'ailleurs à Noël, qui va assimiler le vide au néant, ce que Pascal aura toujours garde de faire. Pascal, au contraire, est le tenant de l'idée d'un monde mécanique et autonome. Son point de vue théologique rejoint celui des "modernes", naturalistes et de tradition plutôt ockhamienne, que les propositions de 127767 avaient tenté de faire taire. Il suppose un point de départ divin à l'histoire du monde physique. Celui-ci relève certes de principes indémontrables par la raison, et seul le cœur permet de l'appréhender, de le sentir. Mais, forte de cette séparation initiale entre le monde et Dieu, la science autorise à cette "mathématisation" de l'univers qui lui permet de fonder sur ––– 66 A Casati, Vacuum prospcriptum, Gênes, 1649, p. 5. Traduit par Claude MinoisErreur! Signet non défini., L'Église et la science, histoire d'un malentendu, Paris, Fayard, 1990, p. 360. Sur la question de la physique de la transsubstantiation (qui fit l'objet de controverses) voir Jean-Robert ArmogatheErreur! Signet non défini., Theologia cartesiana, l'explication physique de l'Eucharistie chez DescartesErreur! Signet non défini. et dom Desgabets, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977. Le point de vue développé par le Catéchisme du concile de Trente sur la transsubstantiation : "Ils présentent encore toutes les apparences du pain et du vin : mais ils ne tiennent à aucune substance : ils subsistent par eux-mêmes. Quant à la substance même du pain et du vin, elle est tellement changée au Corps et au sang de Jésus-Christ, qu'il n'en reste absolument rien, et qu'il n'y a réellement plus ni substance du pain, ni substance du vin", cité par Jean-Robert Armogathe, p. 6. Sur la question de la persistance des accidents du pain et du vin, d'obédience thomisteErreur! Signet non défini., voir p. 14 sq. L'ouvrage de Jean-Robert Armogathe rétablit l'intégralité des arguments de la querelle dans laquelle DescartesErreur! Signet non défini. et ArnauldErreur! Signet non défini. ont leur rôle à jouer mais ne contient pas de développements spécifiques sur le vide. 67 En 1277, Étienne Tempier condamne 219 propositions. Pour cet archevêque de Paris, il s'agit de lutter contre une théologie "naturelle" qui semble restreindre les pouvoirs de Dieu en supposant qu'il ne peut aller contre les lois du monde. Deux propositions centrales concernent le vide qu'elles n'invalident pas tout à fait (peut-être malgré leur concepteur) : Dieu, dans sa puissance, pourrait créer le vide (article 49). Il est ici à soigneusement distinguer du néant. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 368 Olivier Jouslin l'observation et la raison un système dont on pourra dire qu'il est vrai et non un "roman du monde"68. La fin du texte reprend, en l'affinant, la théorie de la lumière que Pascal avait contestée à la fin de sa réponse et se livre à une distinction entre corps "lucides" et corps "lumineux" et à une explication de ce que le jésuite nomme le "mouvement luminaire"69. À nouveau, le problème classique de la propagation de la lumière est posé et NoëlErreur! Signet non défini. donne une réponse au sujet de laquelle il est facile d'ironiser, mais dont le ton est très proche des traités de physique de l'époque consacrés au sujet. Prenons plutôt la pleine mesure et le caractère "révolutionnaire" du langage pascalien face à celui qui représente plus la voie moyenne du discours scientifique au XVIIe siècle qu'un discours rétrograde et refusé par l'ensemble de la communauté des savants. La formule d'envoi constitue un lieu commun de la polémique : il s'agit, avant de prendre congé, de louer le bien fondé des arguments d'un adversaire qui a convaincu son destinataire sur presque tous les points, excepté bien entendu l'objet qui constitue le cœur même de la controverse, où, malheureusement, il ne s'est pas révélé convaincant. Ce type d'envoi est d'un bon rendement en termes d'ethos et de posture puisqu'il permet au polémiste de mettre en avant son ouverture d'esprit tout en disqualifiant un adversaire qui, en fin de compte, ne s'est pas révélé convaincant. On remarquera pourtant que NoëlErreur! Signet non défini. ne se considère absolument pas comme le représentant des écoles dont Pascal s'est moqué dans sa lettre. Ce n'est décidément pas l'aristotélicien scolastique qu'on s'est plu à présenter, mais bien, une fois de plus, un esprit très influencé par DescartesErreur! Signet non défini.70 qui lui aussi se démarque de l'École au début du Discours de la Méthode. Votre objection m'a fait quitter mes premières idées ; prêt à quitter ce qui est dans la présente contraire à vos sentiments, si vous m'en ––– 68 Voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées fondamentales de la physique pascalienne et leur originalité", p. 31. 69 OCM, II, pp. 538-539. 70 Pour l'influence de DescartesErreur! Signet non défini. sur NoëlErreur! Signet non défini. voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées fondamentales de la physique pascalienne et leur originalité", p. 34 note 1 et passim. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 369 "Science et baroque : la polémique sur le vide" faites paraître le défaut. Vous m'avez extrêmement obligé par vos expériences, me confirmant en mes pensées, fort différentes de la plupart de celles qui s'enseignent aux écoles : il me semble qu'elles s'ajusteraient bien aux vôtres, excepté le vide, que je ne saurais encore goûter.71 3. Explicit : Le Plein du vide (fin janvier 1648)72 a. Le silence pascalien L'échange direct entre Pascal et Étienne NoëlErreur! Signet non défini. s'arrêtera là. On a beaucoup glosé sur les raisons de ce silence dont le début de la lettre de Pascal à Le PailleurErreur! Signet non défini. donne pourtant une raison en expliquant qu'une sorte de pacte avait été conclu entre les deux partis, où chacun s'engageait à garder le silence et à ne rien publier sur le vide73. Un point de la correspondance tend à donner peut-être une autre raison, ou plutôt une raison supplémentaire, au silence pascalien. Pendant ses travaux sur le vide, Pascal, nouveau "converti" à une observance plus rigoureuse de la pratique religieuse, s'est rapproché de Port-Royal et a commencé à fréquenter la maison de Paris et les Messieurs. En pleine polémique sur le vide, le 26 janvier 1648, Pascal envoie à sa sœur GilberteErreur! Signet non défini. une lettre où il relate sa fameuse entrevue avec M. de ReboursErreur! Signet non défini. et l'incompréhension qui en a résulté entre les deux hommes. Il semble que le jeune savant, encore plein de l'effervescence de ses travaux scientifiques, ait plaidé pour une voie qui emprunterait, sur le terrain de la polémique religieuse, les méthodes du raisonnement scientifique : Je lui dis [à M. de ReboursErreur! Signet non défini.] ensuite que je pensais que l'on pouvait, suivant les principes mêmes du sens commun, montrer beaucoup de choses que les adversaires disent lui ––– 71 OCM, II, pp. 539-540. Datation proposée par Jean MesnardErreur! Signet non défini., OCM, II, p. 557. 73 OCM, II, pp. 559-560. 72 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 370 Olivier Jouslin être contraires, et que le raisonnement bien conduit portait à les croire, quoiqu'il les faille croire sans l'aide du raisonnement.74 Le polémiste, qui vient d'infliger une leçon de méthode appliquée à la physique à NoëlErreur! Signet non défini., sait ce que son écriture scientifique novatrice a de convaincant. Elle emprunte au sens commun des arguments que chaque homme de bonne volonté peut faire l'effort de comprendre et il a conscience qu'un raisonnement bien conduit peut entraîner l'adhésion de certains lecteurs. Pascal est déjà prêt à mettre sa plume au service de la cause de Port-Royal. ReboursErreur! Signet non défini. ne semble pas convaincu par le jeune homme dont il connaît la notoriété, sinon les écrits, dans le monde scientifique : Mais comme tu sais [Pascal s'adresse à GilberteErreur! Signet non défini.] que toutes les actions peuvent avoir deux sources, et que ce discours pouvait procéder d'un principe de vanité et de confiance dans le raisonnement, ce soupçon, qui fut augmenté par la connaissance qu'il avait de mon étude de la géométrie, suffit pour lui faire trouver ce discours étrange et il me le témoigna par une repartie si pleine d'humilité et de modestie qu'elle eût sans doute confondu l'orgueil qu'il voulait réfuter.75 À Port-Royal, on craint Pascal, parce qu'il est scientifique, et peut-être surtout parce que, trop connu dans le monde, on doute de sa modestie. Il est fort possible que ReboursErreur! Signet non défini., en 1648, n'ait encore vu en lui qu'un allié encombrant dont la notoriété naissante et l'attachement à la libido sciendi aurait pu ternir l'image des polémistes attachés à Port-Royal. On comprend dès lors qu'il ne peut être question pour le jeune homme de livrer au grand public un ouvrage de polémique scientifique, quand cette matière effraie quelque peu ses nouveaux alliés. Voilà peut-être une autre raison au silence de Pascal à la seconde lettre de NoëlErreur! Signet non défini.. b. Noël : rupture de pacte et prise de hauteur ––– 74 75 OCM, II, p. 555. OCM, II, p. 555. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 371 "Science et baroque : la polémique sur le vide" NoëlErreur! Signet non défini. ouvre pourtant à nouveau le feu de la polémique en publiant un petit opuscule en français, Le Plein du vide76, qui doit beaucoup à son échange épistolaire avec Pascal. BossutErreur! Signet non défini. choisit de le publier dans la mesure où il prend place naturellement dans l'éphéméride de la polémique contre Noël. Jean MesnardErreur! Signet non défini., considérant que le texte du Plein du vide est souvent, au mot près, la reprise des lettres de Noël à Pascal et qu'il n'apporte rien de nouveau concernant Pascal choisit de ne pas le publier77. Le plus souvent ce texte est éreinté par les critiques78. Considéré sous l'angle de la polémique, cet opuscule inaugure pourtant une ère nouvelle. NoëlErreur! Signet non défini. s'était jusque-là opposé à Pascal en utilisant les moyens semi-privés qu'utilisaient les scientifiques de l'époque. La correspondance, lieu de colloque entre spécialistes, permettait sans faire vraiment cas du grand public, d'échanger et de se contredire. Au moment où Noël publie en français un livre au titre accrocheur, un pas est franchi et la polémique se déplace sur le terrain mondain. La dédicace au prince de ContiErreur! Signet non défini.79 ne trompe pas et d'emblée présente un texte dont la volonté est de ––– 76 Le Plein du vide ou Le Corps, dont le Vide apparent des expériences nouvelles est rempli. Trouvé par d'autres expériences, confirmé par les mêmes, et démontré par raisons physiques. Par le P. Étienne NoëlErreur! Signet non défini., de la Compagnie de Jésus, est un opuscule de 67 pages, divisé en XXIII paragraphes, précédé d'une dédicace au prince de ContiErreur! Signet non défini. et publié en 1648, avec permission, chez Jean du BrayErreur! Signet non défini. à Paris. 77 Voir OCM, II, p. 556, note 2. 78 Fortunat StrowskiErreur! Signet non défini. n'est pas tendre pour le texte de NoëlErreur! Signet non défini. et il faut revenir sur beaucoup de ses assertions concernant l'ouvrage : "Le titre était à la fois allégorique et ingénieux : Le Plein du vide ; la dédicace au prince était du plus mauvais goût. L'auteur, invectivant contre les vacuistes, y parlait en philosophe beaucoup plus qu'en physicien ; il se donnait beaucoup de mal pour adapter aux enseignements de l'École les expériences récentes, que d'ailleurs il ne comprenait pas et auxquelles il n'avait jamais assisté. Cet effort était loin d'être heureux ; telle page n'a point de sens ; et je ne crois pas qu'il se trouve dans l'histoire des sciences de logomachie plus inintelligible que le paragraphe 11 de ce traité", Pascal et son temps, 2e partie, p. 221. 79 Étienne PascalErreur! Signet non défini. donne dans sa lettre à NoëlErreur! Signet non défini. le texte intégral et exact de cette dédicace en rétablissant l'orthographe exacte de "persuasion" orthographié "presuasion" dans l'édition originale, voir le texte dans OCM, II, p. 593. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 372 Olivier Jouslin répondre au nom de la Nature et du Plein aux "calomniateurs" dont les "impostures"80 une fois de plus l'accusent de vide. Ce texte, qui file la métaphore anthropomorphique de la Nature en procès et "accusée de vide", s'attaque assez directement, mais sans les nommer, aux expérimentateurs et à Pascal, auxquels NoëlErreur! Signet non défini. reproche leurs expériences mêmes dans la mesure où elles trompent dans leur volonté de confirmer le vide au moyen des sens : Elle [la nature] en [du vide] avait bien été auparavant soupçonnée, mais personne n'avait encore eu la hardiesse de mettre des soupçons en fait, et de lui confronter les sens et l'expérience. Je fais voir ici son intégrité et montre la fausseté des faits dont elle est chargée, et les impostures des témoins qu'on lui oppose.81 Le texte du Plein du vide, même si c'est celui d'un scientifique aux développements souvent complexes, ne craint pas parfois de produire un discours qui semble destiné aux mondains plus qu'aux scientifiques. Ainsi NoëlErreur! Signet non défini. peut-il écrire, sur l'expérience de TorricelliErreur! Signet non défini.82 et la présence du vide en haut du tube : Tout cela [que le vide est un corps] ne se peut nier : on le voit à l'œil. Ajoutez qu'on ne sait que devient ce corps qui remplissait tout cet espace de vide apparent, est-il anéanti ? Non, c'est le vif-argent qui entre dans la cuvette. Mais quelle place a pris ce vif-argent ? Celle de l'air en montant. Et l'air dont il a pris la place, qu'est-il devenu ? Vous me direz qu'il est condensé, cette condensation ne peut être sans chasser et exclure quelque corps, ou remplir quelque vide, si quelque corps est chassé. Où est-il allé, puisque tout est plein ? Si le vide est rempli, le vide sera le lieu de cet air condensé. Et voilà ce pauvre air hors du monde, privé de toute communication avec les corps tant célestes que terrestres.83 ––– 80 Voici l'entrée en scène d'un topos polémique promis à un bel avenir dans la trajectoire pascalienne et souvent exprimé lors de "la campagne des Provinciales" par ses adversaires. 81 Étienne NoëlErreur! Signet non défini. , Le Plein du vide, dédicace à ContiErreur! Signet non défini.. 82 NoëlErreur! Signet non défini. au § I du Plein du vide reprend mot pour mot la description qu'en a donnée Pascal en tête des Expériences nouvelles. 83 Le Plein du vide, § II, pp. 5-6. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 373 "Science et baroque : la polémique sur le vide" Ce n'est évidemment pas ici aux savants que NoëlErreur! Signet non défini. entend s'adresser. Il cherche le public des salons, avide d'expériences nouvelles et de discours nouveaux sur le vide. Sa réponse commence sur un ton qui tente de reproduire celui de la conversation mondaine et qui était aussi celui de Pascal dans l'avis au lecteur des Expériences nouvelles. Les mondains lettrés et attirés par la science sont désignés par les polémistes comme arbitres, et ContiErreur! Signet non défini. le premier, prince dont on sait l'attrait pour les choses de l'esprit. Du point de vue de la stricte polémique, c'est d'abord à Valeriano MagniErreur! Signet non défini., que l'on connaît grand ennemi des jésuites84, que NoëlErreur! Signet non défini. s'oppose : Le R. P. Valerianus Magnus en son traité qu'il appelle Demonstratio ocularis loci sine locato, raisonnant sur ce fait, avance trois propositions.85 NoëlErreur! Signet non défini. ne s'attaque à Pascal que dans un second temps : le jeune savant n'est nommé qu'à la fin du paragraphe XI86. Des paragraphes XII à XXIII, chacune des huit Expériences nouvelles sera analysée et réfutée du point de vue pléniste, mais la critique se fait sur le ton de la réfutation scientifique et non polémique. Chaque paragraphe s'ouvre sur la citation du texte pascalien rendant compte de l'expérience et se poursuit par la réfutation de l'analyse vacuiste du résultat. Ces développements doivent d'ailleurs beaucoup à la correspondance directe entre les deux savants et Noël reprend souvent mot pour mot le texte de l'une ou l'autre de ses lettres à Pascal. La conclusion ne trompe pas, elle pose l'ouvrage dans le cadre de la querelle sur le vide et non comme une ––– 84 Voir la biographie de ce capucin âgé de 60 ans en 1647, grand ennemi des jésuites, et grand voyageur, briguant sans succès le cardinalat avant de mourir peu après un emprisonnement, dans Abel MansuyErreur! Signet non défini., Le Monde slave et les classiques français aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1912, pp. 245249. Le Dictionnaire de Théologie Catholique propose une étude biographique et théologique sur ce capucin que l'on retrouvera, convoqué aux côtés de Pascal cette fois-ci, au moment de la campagne des Provinciales. 85 Le Plein du vide, § II, p. 3. 86 "Cette expérience est venue d'Italie, celles qui suivent ont été faites et données au public par Monsieur Pascal le fils, dont la première est couchée en ces termes", Le Plein du vide, p. 35. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 374 Olivier Jouslin accusation contre Pascal. Il s'agit de démontrer une fois de plus que la nature a horreur du vide, rien de plus : Tout ce discours est une confirmation de l'opinion commune que dans le monde il n'y a point de vide. Tous les corps, en tant que corps, s'y entretouchent pour faire un tout plein et parfait87 On admet le plus souvent que la partie qui a peut-être le plus agacé Pascal est l'avertissement, manifestement rajouté a posteriori entre le paragraphe I et le paragraphe II du Plein du vide. NoëlErreur! Signet non défini. y assure qu’une fièvre l’a touché au moment de l’impression de son livre et l’a empêché d'en corriger les épreuves. Il en profite pour rajouter deux développements dont le plus important consiste en une sorte de palinodie. Le jésuite affirme en effet que l’air pèse sur la surface de mercure qui se trouve dans le tube, et compare le vif-argent resté en suspension à l’intérieur du tube et celui de la cuvette aux deux plateaux d’une balance qui se stabilisent en fonction du poids dont ils sont respectivement chargés. Pascal lui a-t-il reproché l'emprunt d'idées qu'il considère comme personnelles, ou un ton trop agressif ? Il ne semble pas car Noël défend ici des idées (la pesanteur de l'air dont dépend la suspension du mercure et l'équilibre des liquides) partagées aussi bien par Pascal que par DescartesErreur! Signet non défini. et qui ne sont ni réellement nouvelles ni réellement originales. De plus, il termine par une référence louangeuse à Pascal et stipule que ces idées se trouvent dans la seconde lettre qu'il lui a envoyée. Ni polémique ni invectives donc, mais un contre-discours neutre, voire bienveillant, du point de vue du ton. Il nous semble que si une partie du Plein du vide a pu faire réagir Pascal, c'est plutôt la dédicace à ContiErreur! Signet non défini., bien plus directe et polémique, même si elle ne vise Pascal ni nommément, ni directement. Pascal répondra à Noël, mais le fera sur un mode biaisé en restant sur le terrain de la polémique semi-privée. Il écrira encore personnellement contre Noël. Il ne destinera pourtant pas sa lettre à son adversaire, mais à un ami, et membre influent de la communauté scientifique : Le Pailleur (février 1648)Erreur! Signet non défini.. Deux mois plus tard, il engagera son père à écrire contre le jésuite (avril 1648) mais il ne s'adressera plus directement à Étienne Noël. ––– 87 Le Plein du vide, p. 65. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 375 "Science et baroque : la polémique sur le vide" * La polémique entre Blaise Pascal et Étienne Noël n'a rien à gagner à être présentée comme la lutte entre un jeune physicien moderniste et un jésuite passéiste. C'est un épisode important de l'histoire des controverses scientifiques non au sens où y germent des idées originales mais parce qu'elle propose la reformulation in situ de deux modèles argumentatifs modernes en voie de constitution. Le modèle aristotélico-cartésien d'abord, promis à un long avenir dans le discours polémique, comme en témoigne la mise au point — toute éristique — d'Einstein : "un espace vide, c'est à dire un espace sans champ n'existe pas"88. Descartes n'avait donc pas tellement tort quand il se croyait obligé de nier l'existence du vide. Cette opinon paraît absurde tant que les corps pondérables seuls sont considérés comme réalité physique. C'est seulement l'idée de champ comme représentant de la réalité, conjointement avec le principe de relativité générale, qui révèle le sens véritable de l'idée de Descartes : un espace libre de champ n'existe pas. Le modèle pascalien ensuite, qui ouvre la voie au discours physique comme "genre" spécifique. Il semble que seule une lecture du corpus de cette polémique éclairée par une contextualisation préalable permette à la fois de situer Étienne Noël à sa place dans le dialogue et que, sortant de la caricature, il redonne à l'échange une part de sa vérité. ––– 88 Texte original dans Albert Einstein, Relativity : The Special and the General Theory [1917], 5e appendice rajouté lors de la 15e édition, 1952, Bonanza Books, New-York, pp. 155-156, traduit dans Albert Einstein, La Théorie de la relativité restreinte, Paris, Dunod, "La bibliothèque Gauthier-Villars", 1990, p. 173. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays Gilles BERTHEAU Université François-Rabelais, Tours It has been long established that the main historical source of George Chapman's Conspiracy and Tragedy of Byron was Edward Grimeston's A Generall Historie of France, Written by Iohn de Serres vnto the Yeare 1598. Much Augmented and Continued unto this Present, out of the Most Approoued Authors That Have Written of That Subiect1. But it is far from being exclusive of classical sources, as Thomas Marc Parrott showed in 19082, A. S. Ferguson in 1918 and 19203, Franck Schœll in 19264, George G. Loane in 1938 and 19435 and Jean Jacquot in 19516. The play — which cannot have been written before 1607, because Grimeston's book was published that year — was published and acted in 1608. That was also the year when William Shakespeare's fourth Quarto of Richard II was published. It was in that quarto that a first version of the deposition scene (4.1.155-318) appeared "perhaps derived in some way from a theatrical performance", as Charles 1 The book was published in London in 1607 by George Eld, and again in 1611. See Frederick S. Boas, "The Source of George Chapman's The Conspiracy of Biron, and The Revenge of Bussy D'Ambois," The Athenaeum, 10 jan. 1903, pp. 51-52. 2 "The Text of The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron", Modern Language Review, 4 (oct. 1908), pp. 40-64. 3 "The Plays of George Chapman", Modern Language Review, 13 (1918), pp. 1-24 and "The Plays of George Chapman II", Modern Language Reviewn 15 (1920), pp. 223-39. 4 Études sur l'humanisme continental en Angleterre à la fin de la Renaissance, Paris: Honoré Champion, 1926. 5 "Notes on Chapman's Plays", Modern Language Review, 33 (1938), pp. 248-54 and "More Notes on Chapman's Plays", Modern Language Review, 38 (1943), pp. 340-7. 6 George Chapman (1559-1634), sa vie, sa poésie, son théâtre, sa pensée, Paris: Les Belles Lettres, 1951. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 376 Gilles Bertheau Forker puts it7. Before that, in the first three quartos (1597-1598), this scene was omitted for censorship reasons. It appeared as a reliable text only in the 1623 Folio, but was always performed on stage from its inception in 1595, when it had probably been performed by the Chamberlain's Men at James Burbage's Theatre. It was also certainly performed on 7 February 1601 "at the behest of Meyrick, one of Essex's followers"8. If one considers the dates, there is every possibility that Chapman could attend a London performance of Richard II. His first published work appeared one year before the first performance of the play: The Shadow of Night, published in London by William Ponsonby in 1594. We know that Chapman resided in or near London in these years. It is therefore very probable that he should have retained a number of specific details from Richard II when composing his Byron plays. My contention is that Richard II is one of the sources of Byron. Richard II is the only play by Shakespeare to stage "the dethronement of an unsuitable anointed monarch by an illegitimate but more able one"9, while George Chapman's The Conspiracy and Tragedy of Byron deals with a subject's failed attempt at overthrowing a legitimate king, Henry IV of France. Drawing a parallel between them may seem paradoxical since King Richard and Marshal Byron stand at the two opposite ends of the issue of political obedience: the former falls as a victim to organized and wilful rebellion, while the latter entangles himself in the meshes of a somewhat pathetic — and unsuccessful — conspiracy against an absolute king. Yet both eventually meet their deaths in a tragic way, and one of the reasons that lead to this catastrophe is both characters' incomprehension of "modern" politics, as wielded by Bolingbroke / Henry IV on the one hand, and Henry IV of France on the other hand. Thus, after a close reading of the Byron plays — but more specifically of The Tragedy of Byron — the paradox vanishes as the text reveals similarities and textual echoes of Shakespeare's Richard II which point at the analogies between the deposed king and the 7 William Shakespeare, King Richard II, ed. Charles R. Forker, London: Thomson Learning, 2002, p. 165. All subsequent quotations from this edition. 8 Charles R. Forker, pp. 120-121. 9 Charles R. Forker, p. 1. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 377 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" executed rebel, and also reinforce their constitutive ambiguity as characters. Both are guilty and victimized at the same time. Byron is guilty of being a bad subject; Richard is guilty of being a bad king. Byron is condemned ("for depositions of a witch"10) in an iniquitous trial and eventually executed, while Richard is illegitimately deposed and eventually murdered. Reading The Conspiracy and Tragedy of Byronas it unfolds, one can see how the echoes of Shakespeare's play make sense. In fact, apart from one in the "Prologus", all these references are to be found in The Tragedy of Byron. In the "Prologus" to the double play, Chapman speaks of "the uncivil civil wars of France" (v. 1)11. When the action of the play starts, these wars belong to the past and Henry IV's kingdom lives in peace. The polysemy of those two related epithets, "unvicil" and "civil", creates a pun, the first one gainsaying the second one, which can also be found in Shakespeare's play, when Northumberland feigns to dismiss the idea of English civil war — a recurrent theme of Richard II — after its evocation by the king himself. He says: "The King of Heaven forbid our lord the King / Should so with civil and uncivil arms / Be rushed upon!" (3.3.101103). The parallel is — I think — particularly striking, especially if one considers that among the eight occurrences of the word "uncivil" in the Shakespearean corpus12, the only time when it is associated with "civil" is in this scene of Richard II. In the rest of the "Prologus", Chapman evokes a wounded and ruined France, which is reminiscent of Bolingbroke's evocation of England in case of military conflict with Richard: If not, I'll use the advantage of my power And lay the summer's dust with showers of blood Rain'd from the wounds of slaughter'd Englishmen: The which, how far off from the mind of Bolingbroke It is, such crimson tempest should bedrench The fresh green lap of fair King Richard's land, 10 The Tragedy of Byron, 5.4.88. All references to the play are from John Margeson's edition: The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron, The Revels Plays, Manchester: Manchester UP, 1988 [1608]. 12 Martin Spevack, A Complete and Systematic Concordance to the Works of Shakespeare, Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1968-80, vol. 6, p. 3692. 11 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 378 Gilles Bertheau My stooping duty tenderly shall show. (Richard II, 3.3.42-48, my italics) The images of dust, blood, rain and slaughter are taken up by Chapman, although in a different context (that of Byron's ascent): When the uncivil civil wars of France Had pour'd upon the country's beaten breast Her batter'd cities; press'd her under hills Of slaughter'd carcasses; set her in the mouths Of murderous breaches, and made pale Despair Leave her to Ruin, through them all, Byron Stept to her rescue […]. And now new cleansed from dust, from sweat, and blood, And dignified with the title of a Duke, As when in wealthy Autumn, his bright star, Wash'd in the lofty ocean, thence ariseth, Illustrates heaven and all his other fires Out-shines and darkens […]. (1-7; 10-15, my italics) But in both plays, war — whether civil or not — belongs either to the past or to the future. Richard goes and suppresses a rebellion in Ireland, but does not combat Bolingbroke militarily. On the other hand, Henry IV's France — after the Treaty of Vervins signed in 159813 — lives in peace, although Chapman mentions the threats represented by the discontented duke of Savoy, allied with Spain. Still, these evocations of civil war remind us of the instability of political power: Richard II experiences it at his own expense while Byron unsuccessfully tries to provoke it. The reason for both characters' failures partly lies in their lack of political intelligence, in their confidence in themselves and their own statuses: as a divinely ordained king for Richard, and as France's rescuer for Byron (cf. "Prologus", v. 7). Shakespeare and Chapman, each in his own way, show the efficiency of Machiavelli's lessons when understood by Henry IV of England and Henry IV of France14. Apart from the similarity of these two kings' political methods, the two texts mention Italy in a way that can be taken as an oblique 13 Cf. The Conspiracy of Byron, 1.2.212. See Gilles Bertheau, "Machiavélisme et raison d'État dans la tragédie historique: Shakespeare et Chapman", Shakespeare et ses contemporains, éd. Patricia Dorval, Actes du congrès de 2002, Paris, Société Française Shakespeare, 2002, pp. 25-44. 14 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 379 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" reference to the Florentine historian. In The Tragedy of Byron, before consulting an astrologer, the marshal declares to his accomplice, the count of Auvergne: there are schools15 Now broken ope in all parts of the world, First founded in ingenious Italy, Where some conclusions of estate are held That for a day preserve a prince, and ever Destroy him after […]. (3.1.2-7) The association of "ingenious Italy" with "conclusions of estate" implicitly points to Machiavelli, but only to condemn his doctrine: "from thence men are taught / To glide into degrees of height by craft, / And then lock in themselves by villany" (3.1.2-9). This feature is all the more remarkable as it constitutes a major departure from Edward Grimeston's account of the Byron affair. In the pages devoted to his captivity, the author writes: Hee should have knowne that Machiavels councell (who saith that private men never rise from a base to a high fortune but by fraude and force) is ruinous, and that humaine lawes beeing grounded upon divine, suffer no confusions of deseignes whilst that every one doth limit them by this condition, & that hee knows that God doth distribute powers for the government of people: that it is alwaies dangerous to play with his maister […].16 This reintroduction of Providence into history is actually due to one of "the Most Approoued Authors" Grimeston translated and compiled: the French historian Pierre Mathieu, who wrote Histoire de France et des choses mémorables aduenues aux prouinces estrangeres durant sept annees de paix du regne de Henry III Roy de France et de Nauare 15 Cf. Innocent Gentillet: "Vous semble-il, illustres Seigneurs, voyans en ce temps la pouvre France (…) tant desolee et dechiree par les estrangers, que vous la deviez du tout laisser perdre et ruiner? Devez vous permettre qu'ils sement l'atheisme et l'impieté en vostre pays, et qu'ils y en dressent des escolles?" (in Anti-Machiavel, éd. C. Edward Rathé, Les Classiques de la pensée politique 5, Genève, Librairie Droz, 1968, pp. 37-38, reprint of Discours svr les moyens de bien gouverner… Contre Nicolas Machiavel Florentin, 1576). 16 Edward Grimeston, A Generall Historie of France, Written by Iohn de Serres vnto the Yeare 1598. Much Augmented and Continued unto this Present, out of the Most Approoued Authors That Have Written of that Subiect, Londres, George Eld, 1611 [1607], p. 1115. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 380 Gilles Bertheau (Paris, 1605) and who was Henry IV's official historiographer, and therefore an important agent of the royal propaganda. In Richard II, the Duke of York explains to John of Gaunt that the king is deaf to all reasonable advice of government because of the flatteries and praises he is more inclined to listen to: No, it [the king's ear] is stopped with other, flatt'ring sounds, As praises, of whose taste the wise are fond; Lascivious metres, to whose venom sound The open ear of youth doth always listen; Report of fashions in proud Italy, Whose manners still our tardy-apish nation Limps after in base imitation. (2.1.17-22) Commenting upon these lines, Charles Forker says that "Italy was regarded as the quintessential source of folly and wickedness"17. But the mention of "venom" shows the lethal power of such flattering words and the profound contempt of York for the country it comes from. This word can be compared to the "poison" Jean Bodin refers to when speaking of Machiavelli's "tyrannical deceits" in the preface of his Six Books of the Commonwealth, published in Paris in 1576, and translated into English by Richard Knolles in 1606. Besides, given that the views of monarchy which Gaunt and York advocate in the play are in total opposition with that of Bolingbroke, a true disciple of the Florentine, this reference to "proud Italy" may well be taken as a reference to Machiavelli, whose name is not uttered, but whose teachings Bolingbroke applies to seize power. In both cases, Italy is viewed — quite conventionally — as a source of infection for national genius. As Byron gets nearer his death, the analogies with Richard II become more numerous. In a striking passage — of Chapman's own invention, since it does not appear in Grimeston — the French king addresses a violent accusation against his marshal: Come, you are an atheist, Byron, and a traitor, Both foul and damnable. Thy innocent self? No leper is so buried quick in ulcers As thy corrupted soul. (IV, 2, 250-53) 17 William Shakespeare, op. cit., p. 243. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 381 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" The first line of this speech is peculiarly interesting as it reminds us of Bolingbroke's invective at Mowbray in the first scene of the play: "Thou art a traitor, and a miscreant" (1.1.39). Here, the association of treason with impiety / atheism creates a parallel between Bolingbroke and Henry IV of France and points to the similar Machiavellian usage both characters make of religion in government. Now, the echoes that have been identified above can be taken as hints of the context in which both Richard and Byron see their lives become tragedies: a background of intestine conflict where politics shift from providential justification to practical Machiavellianism. The following echoes will enable me to show how telling the analogies between both characters are, insofar as they enhance the ambivalence of their statuses as both agents and victims of their tragic ends. Four of the five passages of The Tragedy of Byron which will be analyzed are concentrated in act V, scene 4, that is to say the last moments of the Marshal of Byron, which are strongly reminiscent of the last moments of Richard II. The first detail in this series immediately will allow us to qualify the notion of paradox used at the beginning of this article. Just before the duke of Byron goes up onto the scaffold, Harlay, one of his judges, tells him that the sentence must be read publicly one last time before the execution: "My lord, it is the manner once again / To read the sentence" (5.4.75-76). But Byron refuses to comply with the ultimate formality of this ceremony and asks to be dispensed with this infamy: "Suffice it I am brought here, and obey" (5.4.82). The chancellor insists ("It must be read, my lord, no remedy", 5.4.84) and Byron finally answers: "Read if it must be, then, and I must talk" (5.4.85). Thus Harlay eventually reads the sentence (5.4.86-120), interrupted by the vehement protestations of innocence of the duke. This emphasis on the respect of ceremonies is strongly reminiscent of Northumberland's attitude during Richard's deposition. To Richard's question, "What more remains?" (4.1.222), Northumberland answers: No more, but that you read These accusations, and these grievous crimes Committed by your person and your followers © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 382 Gilles Bertheau Against the state and profit of this land, That, by confessing them, the souls of men May deem that you are worthily deposed. (4.1.222-27) The parallel is striking and enhances the will of both kings to display an ostentatious respect for forms which is rejected by their subjects, since Richard asks Northumberland: "Must I do so?" (4.1.228)18. But, while in The Tragedy of Byron the judge reads the sentence publicly, Richard does not comply with Northumberland's insistence (4.1.243, 253 and 269), and Bolingbroke eventually yields: "Urge it no more, my Lord Northumberland" (4.1.271). What replaces the expected reading of the accusations before the Commons is the mirror speech of Richard (4.1.276-91). In both cases, the playwrights show that the ceremonial procedure is all the more respected as it serves to conceal Byron's unfair trial, on the one hand, and to give a formal legitimacy to Bolingbroke's usurping of power. After Harlay has read the fifteen lines of the sentence, Chapman has Byron ask: "Now is your form contented?" (The Tragedy of Byron, 5.4.121), the word "form" echoing the word "manner" used by the judge (5.4.75). This question — and in particular the word "contented" — sends us back to Richard II, when Bolingbroke asks Richard: "Are you contented to resign the crown?" (4.1.200). The difference is that in the first case, the word means "satisfied", whereas in the second one, it means "willing". Now in The Tragedy of Byron the Marshal is also asked to "resign" something of importance — it is not the crown, obviously, but his sword: "Resign your sword, my lord. The king commands it", orders Vitry, the captain of the guard in charge of Byron's arrest (4.2.229). The deaths of these two characters are not similar (Richard is murdered whereas Byron is legally executed), but in each case, the playwrights have introduced a character whose voice — and speech — offers an interesting counterpoint to the version of the story framed by both kings. A couple of minutes before Byron's beheading, Chapman has a soldier intervene in a strange way, who sums up the ambiguity of the play: 18 This question points to the necessity of Richard's deposition, as Gisèle Venet wrote: "la déposition d'un roi légitime dont tous les motifs politiques et dramatiques avaient eu le temps de souligner l'inévitable et regrettable nécessité" (Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002 [1985], p. 183). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 383 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" Soldier. Now by thy spirit, and thy better angel, If thou wert clear, the continent of France Would shrink beneath the burthen of thy death Ere it would bear it. Vitry. Who's that? Soldier. I say well, And clear your justice, here is no ground shrinks; If he were clear it would; and I say more, Clear, or not clear, if he with all his foulness, Stood here in one scale, and the King's chief minion Stood in another, here, put here a pardon, Here lay a royal gift, this, this in merit, Should hoise the other minion into air. (The Tragedy of Byron, 5.4.214-24) His speech is ambivalent: while justifying the execution of the duke, whose guilt he publicly confirms, he, at the same time, reveals the injustice of this condemnation as compared with the lot of "the King's chief minion", a phrase which most probably refers to Maximilien de Béthune, baron of Rosny, afterwards duke of Sully (1606). Besides John Margeson's note19, Berthold Zeller confirms this idea in quoting Pierre de L'Estoile20. After Biron's death21, some people vented their discontent in epigrams, poems, and songs, some of which L'Estoile noted down: Ce néanmoins, quelques restes de cette racaille de ligue ne laissèrent, au désavantage de Sa Majesté, d'en écrire et discourir en sa faveur, condamnant cette exécution comme du tout injuste et méchante; même, en détestation d'icelle, furent publiés et semés partout les vers suivants, faits contre le seigneur de Rosny, qui en la personne du valet attaquaient le maître: Si, pour avoir trop de courage, On a bien fait mourir Biron, Rosny, crois que le même orage 19 George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron, p. 268. Berthold Zeller, Henri IV et Biron, Sully et l'alliance anglaise, 1600-1604, extraits des Économies royales de Sully et des mémoires-journaux de l'Estoile, L'histoire de France racontée par les contemporains (Paris: Librairie Hachette, 1888). 21 Biron is the spelling we use when referring to the historical figure (1562-1602). 20 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 384 Gilles Bertheau Peut bien tomber sur un larron: Car déjà le peuple en babille, Et vous appelle, ce dit-on, Lui cardinal de la Bastille, Et vous prélat de Montfaucon. Mais que troupes bien dissemblables Iront visiter vos tombeaux! Car il a des gens honorables, Et vous n'aurez que des corbeaux, Desquels la charogne mangée Fera marque, aux âges suivants, De ton insolence enragée 22 Sur les morts et sur les vivants. By inserting this soldier's outburst, Chapman conveyed his own wellinformed interpretation of the allusion reported by Grimeston: At these words23 the teares fell from the souldiers eyes. All those of his profession sware by his Spirit, and by his Angell, as the Ancients did by that of their Prince. The poorest souldiar was cherished by him […].24 In Richard II, Shakespeare used the same device when in act V, scene 5 he introduced the character of the groom. While Richard is pining in his prison, "a Groom of the stable" comes and tells him how much aggrieved he is by his former master's lot: I was a poor groom of thy stable, King, When thou wert king, who, travelling towards York, With much ado, at length have gotten leave To look upon my sometimes royal master's face. O, how it erned my heart when I beheld In London streets, that coronation day, When Bolingbroke rode on roan Barbary, That horse that thou so often hast bestrid, That horse that I so carefully have dressed! (5.5.72-80) 22 Berthold Zeller, op. cit., p. 89. This poem is not reprinted in the edition of L'Estoile's Journal de Henri IV (1595-1601) (Paris: Tallandier, 1982), a reprint of a previous edition (Paris: Librairie des bibliophiles, 1879). 23 "what a pity is it […] to die so miserably, and of so infamous a stroake?" (Edward Grimeston, op. cit., p. 1133), which corresponds in The Tragedy of Byron to: "Is it not pity I should lose my life / By such a bloody and infamous stroke?" (5.4.212-13). 24 Edward Grimeston, op. cit., p. 1133. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 385 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" Before taking leave of Richard, he says: "What my tongue dares not, that my heart shall say" (5.5.97). Shakespeare, as Chapman did a few years later, developed a short passage in Holinshed25 into a means of attracting the audience's sympathy for Richard. Chapman went even further by showing, through the soldier's speech, that the popular opinion of the Biron affair was at odds with the official version put down in the sentence read by Harlay. In both cases, the soldier and the groom compare their former masters with figures of power. While the groom of the stable imparts to Richard — whom he calls "King" — his grief at seeing the coronation of the new king — whom he calls "Bolingbroke" —, the soldier implicitly attacks Henry IV through Rosny, as indeed L'Estoile had understood (see above). Finally, to emphasize even more the pathetic situation of Byron, Chapman has him pronounce last words which are similar to those of Richard. Byron exclaims: "Fly, fly commanding soul, / And on thy wings for this thy body's breath, / Bear the eternal victory of Death!" (The Tragedy of Byron, 5.4.260-62), while Richard's last words are: "Mount, mount, my soul! Thy seat is up on high, / Whilst my gross flesh sinks downward here to die" (Richard II, 5.5.111-12). To paraphrase Gisèle Venet, who speaks of "Richard II, tragédie du 'roi en majesté'"26, I would say that The Conspiracy and Tragedy of Byron is a tragedy of Man in majesty. While Richard gives up his crown into Bolingbroke's hands, Byron is forced to give up his sword to Vitry, Captain of the king's guard. Byron's sword assumes the same symbolic function as Richard's crown: it is the visible sign not only of his status but also of his entire self, and just like Richard, once he is deprived of it, he becomes nothing. "Ye had as good / Have robbed me of my soul," he tells Vitry (4.2.281-82), while Richard 25 "The king had verie few about him of his freends, except onelie the earle of Salisburie, the bishop of Carleill, the lord Stephan Scroope, Sir Nicholas Ferebie […] and Jenico Dartois a Gascoigne that still ware the cognisance or deuise of his maister king Richard, that is to saie, a white hart, and would not put it from him, neither for persuasions nor threats; by reason whereof, when the duke of Hereford vnderstood it, he caused him to be committed to prison within the castell of Chester. This man was the last (as saieth mine author) which ware that deuise, and shewed well thereby his constant hart toward his maister, for the which it was thought he should haue lost his life, but yet he was pardoned, and at length reconciled to the dukes fauour, after he was king" (Raphael Holinshed, The Chronicles of England, Scotland and Ireland. London, Henry Denham, [1587], III, p. 500, l. 54-70). 26 Gisèle Venet, Temps et vision tragique, p. 14. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 386 Gilles Bertheau answers Bolingbroke's question with the famous words: "Ay, no. No, ay; for I must nothing be. / Therefore, no 'no', for I resign to thee" (4.1.201-202). The similarities cited above underline the prominence of a concept dear to Chapman: that of the "royal man". Marshal Byron, during his second interview with La Fin, tells him that friendship, fame and loyalty are but "mere politic terms" which enslave "the freeborn powers of royal man" (The Conspiracy of Byron, 3.1.31). This idea had already been expounded in The Tragedy of Bussy D'Ambois (1607) by the eponymous character. After the triple duel in which Bussy killed Guise's favourites, Monsieur is begging his brother's pardon on behalf of his protégé, who then declares: "Who to himselfe is law, no law doth neede, / Offends no King, and is a King indeede" (2.1.203-204). His assertion of autonomy27 is later supported by the king himself, who defends Bussy against the insolence of the duke of Guise by explaining that Bussy represents "man in his natiue noblesse" (3.2.90). Chapman takes up the idea when he stages Byron's reaction to the astrologer La Brosse's predictions: There is no danger to a man that knows What life and death is; there's not any law Exceeds his knowledge, neither is it lawful That he should stoop to any other law. He goes before them and commands them all That to himself is a law rational. (The Conspiracy of Byron, 3.3.140-45)28 27 Cf. Jonathan Dollimore, Radical Tragedy: Religion, Ideology and Power in the Drama of Shakespeare and His Contemporaries, Brighton, The Harvester Press, 1984, chapitre 11 ( "Bussy D'Ambois (c. 1604): A Hero at Court"), p. 186. 28 The passage comes from Plutarch's "De fato", as Franck Schœll first showed in Études sur l'humanisme continental en Angleterre à la fin de la Renaissance (Paris: Honoré Champion, 1926), p. 211. Jacques Amyot translated it into French as follows: "S'il y auoit homme qui fust suffisant de sa nature, ou par diuine fortune engendré & né si heureusement qu'il peut comprendre cela, il n'auroit que faire de loix qui luy commandassent: car il n'y a ny loy ny ordonnance qui soit plus digne ny plus puissante que la science, & n'est pas loisible qu'il soit serf ny subiect à personne, s'il est veritablement & realement franc & libre de nature, ains doit commander partout" (in Les Oevvres morales et meslees de Plutarque, traduictes de Grec en François, reueuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Iaques Amiot Conseiller du Roy et grand Aumosnier de France. Divisees en devx tomes, et enrichies en ceste edition de Annotations en marge, auec deux Indices. Le premier des traités, Le © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 387 "On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays" These lines of monologue, which express a revolt against the decree of the stars, will transform into an obvious challenge to the king's authority when Byron, infuriated by Henry's refusal to give him the government of the citadel of Bourg [Bourg-en-Bresse], finally tells him: "But I will be mine own king" (The Conspiracy of Byron, 5.1.137). From that point of view, Byron's enterprise is a total failure which stands as the inverted image, as it were, of Richard's. Whereas Richard II stages a king whose tragedy is to betray himself into becoming a man29, The Conspiracy and Tragedy of Byron stages a subject whose tragic treason is his ambition to become his "own king"30. –––––– Second des choses memorables mentionnees esdites Oeuuvres, trad. Jacques Amyot, Paris, Barthélémy Macé, 1587, p. 559r C). 29 "I find myself a traitor with the rest; / For I have given here my soul's consent / T'undeck the pompous body of a king" (Richard II, 4.1.247-49). 30 Gisèle Venet calls his ambition: "la revendication hyperbolique d'une catégorie nouvelle, d'une catégorie 'moderne', la catégorie de l'individuel" (Temps et vision tragique, p. 321). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622) et A Game at Chess (1624) Antoine ERTLÉ Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3 The Changeling, écrit par Thomas Middleton et William Rowley en 1622 et A Game at Chess, écrit par Thomas Middleton en 1624 sont deux pièces que peu de choses semblent a priori rapprocher et dont l’analyse conjointe dans le cadre de la présente étude doit être justifiée1. Pourquoi en effet s’interroger sur deux œuvres dont les formes, les intrigues et les destins critiques sont aussi disparates? Étrange tragédie conjugale mâtinée d’une intrigue secondaire longtemps jugée incongrue et vulgaire, The Changeling est aujourd’hui l’une des pièces les plus éditées, les plus traduites, les plus jouées de la période jacobéenne. Allégorie politique en forme de partie d’échecs, A Game at Chess n’a été jouée par des professionnels que lors de sa création en 1624, avant de tomber dans l’oubli en raison d’un ancrage trop marqué dans un contexte historique bien précis, qui la rend inaccessible à un public non-initié; oubli duquel l’ont timidement sorti les étudiants d’Oxford en 1971, ceux de Cambridge en 19732, puis les études de Margot Heinemann, Paul Yachnin ou Trevor Howard-Hill depuis les années 19703. ––– 1 Les éditions utilisées dans cette étude sont respectivement l’édition New Mermaids de Joost Daalder pour The Changeling (Londres: Black, 1990) et l’édition Revels Plays de T. H. Howard-Hill pour A Game at Chess (Manchester: Manchester University Press, 1993). 2 La pièce est mise en scène par John Flint et les Trinity Players à Oxford en mai 1971, puis par Mark Lambirth et la Queen’s College Dramatic Society au théâtre de Christ’s College à Cambridge en novembre 1973. 3 M. Heinemann, "Middleton’s A Game at Chess: Parliamentary-Puritans and Opposition Drama", ELR, (1975) ; Puritanism and Theatre: Thomas Middleton and Opposition Drama under the Early Stuarts (Cambridge: CUP, 1980) ; T. H. HowardHill, "The Bridgewater-Huntington MS of Middleton’s A Game at Chess", © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 390 Antoine Ertlé The Changeling dépeint les machinations de Béatrice-Joanna, fille de Vermandero, seigneur d’Alicante qui, pour pouvoir épouser Alsemero, sémillant capitaine valencien, fait assassiner Alonzo, prétendant choisi par son père, par l’infâme De Flores, dont la vue lui est pourtant insoutenable. Ce dernier exige en paiement les faveurs de la belle qui ne peut que céder. Elle envoie sa servante Diaphanta à sa place dans la couche nuptiale pour dissimuler la perte de son innocence. Cette complice gênante est ensuite elle aussi éliminée par De Flores, mais les agissements du couple infernal sont enfin découverts et les deux amants maléfiques se donnent mutuellement la mort sous les yeux horrifiés des autres personnages à la fin de la pièce. A Game at Chess est une véritable partie d’échecs où s’affrontent les Blancs et les Noirs, c’est-à-dire les Anglais et les Espagnols, les protestants et les catholiques. Les Pions Noirs tentent de séduire le chaste Pion de la Reine Blanche, qui manque de peu d’être violée par le Pion du Fou Noir, un jésuite particulièrement fourbe et lubrique. Accusée d’avoir inventé l’agression, elle sera répudiée par les siens. Le Cavalier Noir, principal stratège de son camp, s’efforce de capturer le Cavalier Blanc et son Duc – c’est-à-dire sa Tour sur l’échiquier – et de convaincre le Gros Fou, une pièce Blanche surnuméraire, de rejoindre les Noirs. Le Pion de la Reine Blanche échappe de justesse à une deuxième tentative de séduction par les Pions Noirs, avant que la duplicité, la dissimulation de tous ses adversaires éclatent enfin au grand jour et que toutes les pièces noires soient jetées dans un sac. –––––– Manuscripta, 28.3, (1984), pp. 145-156; "The Origins of Middleton’s A Game at Chess", RORD, 28, (1985), pp. 3-14; "The Author as Scribe or Reviser? Middleton’s Intentions in A Game at Chess", Transactions of the Society for Textual Scholarship, 3 (1987), pp. 305-318 ; "More on “William Prynne and the Allegory of Middleton’s A Game at Chess”", N & Q, 234 (1989), pp. 349-351; "The Unique Eye-Witness Report of Middleton’s A Game at Chess", RES, 42:166 (1991), pp. 168-178; "Political Interpretations of Middleton’s A Game at Chess (1624)", YES, 21 (1991), pp. 274285; "Prince Charles’s Beard", N & Q, 238 (1993), p. 234 ; Middleton’s "Vulgar Pasquin", Essays on A Game at Chess (Newark: University of Delaware Press, 1995). Paul E. Yachnin, "The Literary Contexts of Thomas Middleton’s A Game at Chess." Thèse (M. Litt.), Université d’Édimbourg, 1978 ; "A New Source for Middleton’s A Game at Chess," N & Q, 225 (1980), pp. 157-158; "A Game at Chess and Chess Allegory", Studies in English Literature, 1500-1900, 22:2 (1982), pp. 316-330; "A Game at Chess: Thomas Middleton’s Praise of Folly", MLQ, 48:2 (1987), pp. 107123 ; Stage-Wrights: Shakespeare, Jonson, Middleton, and the Making of Theatrical Value (Philadelphie: University of Philadelphia Press, 1997). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 391 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" La proximité chronologique des deux œuvres nous offre un premier élément de justification d’un rapprochement thématique. Achevées très précisément entre mars et mai 1622 et entre avril et mai 1624, les deux pièces appartiennent à une période bien particulière de l’histoire d’Angleterre, à ces années de crise4 qui voient le monarque se heurter à ses parlementaires, qui voient le royaume lutter pour sa souveraineté, sa religion, et s’engager dans la Guerre de Trente Ans. Ces années de crise sont l’aboutissement d’un processus politique engagé par Jacques Ier et caractérisé par un manque apparent de fermeté, de direction, par l’incertitude et les hésitations du roi, par de nombreux virements de bord, en un mot par une inquiétante mouvance, par un perpétuel changement qui fragilise l’État, ses frontières, son Église, menacées alors de l’intérieur comme de l’extérieur. Ce changement est suggéré de façon très claire par le titre de la pièce de Middleton et Rowley. Contrairement à ce qu’indique la liste des personnages, le changeling de la pièce n’est pas simplement Antonio, dont le rôle est relativement mineur. Tous les personnages de la pièce sont des changelings, non pas au sens étroit d’enfant des fées échangé pour un enfant humain ou de drôle, de simple d’esprit, mais au sens de personnage qui change d’opinion, de foi, de comportement ou de partenaire. La pièce toute entière (où on dénombre 19 occurrences du mot change, 14 du mot turn employé comme quasisynonyme) n’est-elle pas elle-même une sorte de changeling, une forme mise à la place d’une autre, la transformation d’un message politique et religieux donné en anodine pièce de théâtre sous les plumes des deux dramaturges? The Changeling est une allégorie au même titre que A Game at Chess. Elle nous fait entrevoir, derrière une intrigue amoureuse, une réalité très proche de celle que dissimule la partie d’échecs, où s’affrontent les Blancs et les Noirs dans une symétrie et un manichéisme trompeurs. A Game at Chess contient elle aussi dans son titre la notion de changement évoquée ci-dessus. Malgré la fixité, la rigidité de ses règles, le jeu d’échecs est fait d’un changement ––– 4 L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage de A. A. Bromham et Zara Bruzzi, The Changeling and the Years of Crisis, 1619-1624: A Hieroglyph of Britain (Londres: Pinter, 1990). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 392 Antoine Ertlé incessant de case, de couleur, de direction; c’est la progression inexorable d’un camp vers la victoire, d’un autre vers la chute, à l’instar des intrigues du Changeling, faites d’une série d’étapes, de retournements, menant à la chute finale de ces autres pions noirs que sont Béatrice et De Flores. Autre trace d’un contexte historique commun aux deux pièces, la présence de l’Espagne et des Espagnols, manifeste dans The Changeling, dont l’action se situe à Alicante et dont les protagonistes portent tous des noms espagnols choisis par un Middleton grand maître de l’onomastique; déguisée mais transparente dans A Game at Chess, dont le texte contient de nombreuses allusions précises qui permettent d’identifier le camp noir à l’Espagne et ses pièces majeures à ses principaux hommes d’État. Les acteurs des représentations de 1624 poussent en outre leur souci de précision et leur désir de distraire le public jusqu’à utiliser des vêtements et des accessoires ayant effectivement appartenu au célèbre comte de Gondomar, ambassadeur d’Espagne à la cour du roi Jacques jusqu’en avril 1622, politicien rusé détesté des Anglais. Même si le cadre de la pièce est un échiquier apatride, il est aisé d’y reconnaître le roi Philippe IV ou le comte-duc d’Olivares, entourés d’un sinistre équipage de jésuites intrigants. Le successeur de Gondomar ne s’y trompe pas: il proteste énergiquement auprès de Jacques Ier et obtient finalement que la pièce, un simple jeu d’échecs, soit interdite après neuf représentations, et que l’auteur et les comédiens soient punis. Les deux pièces s’inscrivent également dans un même contexte religieux et idéologique. Directement évoqué dans A Game at Chess où les Noirs sont d’emblée identifiés aux catholiques, où les jésuites sont systématiquement pris pour cible par Middleton, il est dépeint de façon plus codée dans The Changeling où abondent cependant métaphores ou symboles évoquant les mêmes conflits, les mêmes débats que ceux représentés dans la Partie d’échecs. Il se dégage donc de la rapide présentation des deux pièces qui précède une nette parenté thématique qu’il convient désormais d’éclaircir. Cette voie politique de l’Angleterre et de son roi qui sert de toile de fond aux deux pièces qui nous intéressent est le parcours qui va peu à peu éloigner Jacques Ier de son Parlement et des puritains qui © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 393 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" y sont particulièrement influents, mais aussi du peuple qui ne comprend pas que son roi s’obstine à se montrer favorable à l’Espagne et à tolérer l’influence grandissante du catholicisme et de ses agents au sein du royaume. Après l’assassinat d’Henry IV de France en 1610, Jacques Ier avait accepté l’idée d’une union des puissances protestantes et consenti au mariage de sa fille Élisabeth avec Frédéric, Électeur Palatin, qui a lieu en 1613. Frédéric accepte en 1619 la couronne de Bohème, dont le peuple, majoritairement protestant vient de chasser le très catholique Ferdinand de Styrie. En 1620, Maximilien de Bavière envahit la Bohème, tandis que l’Espagne envahit le Palatinat, afin de libérer la route qui permettrait à ses troupes de gagner les ProvincesUnies lorsqu’un an plus tard la trêve de sept ans signée entre les deux nations, et à laquelle on trouve une allusion directe dans The Changeling, arriverait à son terme. Frédéric et Élisabeth sont vaincus et doivent s’exiler à La Haye. Par ce qui pourrait sembler une étrange perversion de la politique qui lui avait inspiré le mariage de sa fille à un prince protestant, Jacques Ier entame en 1617, parallèlement aux événements décrits précédemment, des négociations en vue du mariage du Prince Charles à l’Infante Maria, fille de Philippe III d’Espagne. Le parti belliciste5 du Parlement, dont les rangs ne cessent de grossir, réclame une intervention armée pour reprendre le Palatinat et sauver la Reine de Bohème, et se montre très vite méfiant à l’égard du projet de mariage espagnol. Le roi croit cependant aux vertus de l’apaisement et s’obstine à faire du retrait espagnol du Palatinat l’une des conditions du mariage. Mais les négociations s’éternisent, tandis que les diplomates espagnols, menés par le brillant comte de Gondomar, proche de Jacques Ier, et leur entourage jésuite arpentent les rues de Londres non sans une certaine arrogance. Le Parlement adresse en décembre 1621 une pétition au roi demandant l’entrée en guerre contre l’Espagne, l’arrêt immédiat des négociations relatives au mariage du Prince Charles et la promulgation de lois limitant les libertés accordées aux catholiques d’Angleterre. Jacques Ier dissout alors le Parlement, (le 6 janvier 1622), ce qui ne fait qu’augmenter le ressentiment des politiciens favorables à la guerre et des très nombreux ennemis de l’Espagne. Une abondante littérature de ––– 5 Ce war party controversé par nombre d’historiens est évoqué par Margot Heinemann (1980). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 394 Antoine Ertlé propagande paraît dans les mois qui suivent la dissolution, où les auteurs rivalisent d’habileté et de prudence pour permettre à leurs allégories, à leurs pamphlets, à leurs sermons d’échapper au censeur. C’est à ce moment précis que Thomas Middleton et William Rowley achèvent de composer The Changeling, où on trouve des emprunts à un ouvrage paru en mars 1622 intitulé Gerardo, The Unfortunate Spaniard, de Leonard Digges. Les années 1617-1622 sont ainsi celles d’un revirement fondamental de la politique de Jacques Ier qui est donc lui-même en un sens un changeling, le modèle du Vermandero de la pièce, d’abord heureux d’offrir la main de sa fille au noble Alonzo, puis ravi de changer de gendre en accueillant Alsemero; d’abord méfiant (1.1.160164) envers cet étranger fraîchement débarqué auquel, non content de donner sa fille, il ouvre les portes de son château (1.1.199-200); d’abord sûr de son fidèle conseiller De Flores, avant de reconnaître en lui un ennemi redoutable (5.3.147). Ce Jacques Ier est aussi le Roi Blanc de la Partie d’échecs qui se laisse trop facilement convaincre par les Noirs de la culpabilité du Pion de la Reine Blanche et l’abandonne aux mains cruelles de ses ennemis, se montre étrangement discret alors que sa Reine et son Cavalier doivent à leur tour faire face aux attaques du camp Noir, avant de changer brusquement d’attitude, de réhabiliter le malheureux Pion Blanc et de voler au secours de ses proches menacés. Certains passages de la Partie d’échecs font allusion à des événements postérieurs à mai 1622, c’est-à-dire au Changeling. L’année 1623 marque en effet un tournant capital dans la crise et semble confirmer le changement de cap entamé par le roi en 1617. Après un séjour de plus de six mois à Madrid, le Prince Charles et le Duc de Buckingham rentrent en Angleterre avec une nouvelle version du contrat de mariage. Le roi tente de prévenir, avant leur retour, la réaction des opposants en faisant publier en septembre 1623 une Proclamation against the Disorderly Printing, Uttering, and Dispersing of Books, Pamphlets, etc6. Mais le Prince reste bel et bien célibataire et ne tarde pas à dénoncer les termes d’un contrat inique qu’il avait feint d’accepter pour découvrir les véritables intentions des ––– 6 STC 8714, 25 septembre 1623. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 395 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" Espagnols. Un retournement de situation spectaculaire, une péripétie de plus dans une période où inconstance, duplicité, incertitude semblent régir le monde. L’épisode du voyage à Madrid précédant de peu la dénonciation définitive du projet de mariage espagnol figure dans la Partie d’échecs où (acte 5 scène 1) le Cavalier Blanc et son Duc sont reçus en héros par les Noirs qui leur dévoilent leur vraie nature et tombent dans le piège d’un échec à la découverte, "the noblest mate of all" (5.3.161). La pièce évoque également une ultime conversion du monarque qui, conforté par les observations de Charles et Buckingham, laisse agir le parti belliciste, avoue devant son quatrième Parlement, en février 1624, qu’il a été victime des machinations espagnoles, met un terme à toute négociation et laisse les partisans de l’entrée en guerre prendre peu à peu le dessus (partisans qui ne tarderont pas à s’en prendre au Lord Treasurer, Lionel Cranfield, comte de Middlesex jugé trop réticent à financer la guerre et dont l’impeachment est proclamé en mai 1624, épisode représenté dans la pièce par les mésaventures du Pion du Roi Blanc). C’est en fonction de ce contexte précis que l’on peut interpréter l’Acte 3 de la Partie d’échecs, où le Roi Blanc dénonce les mensonges des Noirs et loue la sagesse et la célérité du Cavalier Blanc, grâce auxquelles a été prouvée l’innocence du Pion de la Reine Blanche, incarnation du Parlement, héritière de la Lady England des pièces du siècle précédent, d’abord dissous (répudiée à l’Acte 2, scène 2) puis rétabli dans ses pouvoirs. Il est en fait à la fois facile et tentant de lire les deux pièces en fonction du contexte politique résumé ci-dessus, fait d’une succession de changements, de conversions, dont les échos dans les textes sont trop nombreux et trop manifestes pour être fortuits: volonté de possession, de conquête, exprimée par Alsemero ou De Flores à l’égard de Béatrice, par les Pions Noirs à l’égard du Pion de la Reine Blanche, par le Cavalier Noir à l’égard du camp Blanc tout entier; épisodes paroxystiques du meurtre ou du viol, évoqué symboliquement de façon frappante par De Flores jouant avec l’anneau sur le doigt mort d’Alonzo, évité de justesse par le Pion de la Reine Blanche, sauvée in extremis des griffes du jésuite; omniprésence du thème du mariage, représenté en pantomime dans The Changeling, conclu sans être célébré dans A Game at Chess; © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 396 Antoine Ertlé abondance de références à la défloration – dans le nom même de De Flores, dans la bouche du Roi Noir qui va mourir d’apoplexie s’il ne déflore pas la Reine Blanche (4.5.19-20) – à l’infection, à la maladie (la lèpre du visage de De Flores que l’on retrouve sur les Pions Noirs); le cadre même des deux intrigues, château ou échiquier avec leurs tours, leurs cachots, leurs passages, lieux allégoriques où il est aisé de reconnaître le royaume, cette forteresse dont l’ennemi détient les clés (De Flores joue ostensiblement avec son trousseau de clés en conduisant Alonzo vers les oubliettes; le Cavalier Noir se targue d’avoir ouvert les portes des prisons pour libérer ses coreligionnaires, d’avoir fait enfermer ceux qui le critiquaient – 3.1.89; 3.1.100-103). Tout indique que ces deux pièces doivent être décodées, converties comme on convertit une monnaie en une autre, et considérées au moins en partie comme des commentaires de la situation politique contemporaine. Cette conversion est d’ailleurs sans doute naturelle pour le spectateur du XVIIe siècle, habitué à cette gymnastique particulière dont se moque Ben Jonson dans l’Induction de Bartholomew Fair (1614), qui s’en prend aux "politic pick-locks of the scene7". Mais les péripéties dépeintes dans les deux pièces n’évoquent pas seulement la conversion politique du monarque, la conversion des rapports de force entre l’Angleterre et l’Espagne, mais aussi la conversion religieuse, la conversion des rapports de force entre l’Église calviniste d’Angleterre et l’Église catholique de Rome. La menace d’une conversion religieuse est en effet très présente dans les deux pièces qui nous intéressent. Elle est annoncée dès les premiers vers du Changeling par la perversion du lieu commun puritain selon lequel le parcours de l’homme sur cette terre est comparable au voyage ininterrompu d’un navire sur les mers. Or Alsemero choisit d’interrompre son voyage et de rester à Alicante, malgré l’insistance de son ami Jasperino qui l’implore de profiter des vents favorables. Alsemero jure avoir vu la girouette changer de direction, image emblématique de la pièce toute entière, et reste sur sa décision, qu’il justifie en des termes particulièrement éloquents. À Jasperino qui lui rappelle qu’il était jusqu’alors "in continual prayers for fair wind" et lui demande "And ––– 7 Ben Jonson, Complete Works, éd. C. H. Herford, P. & E. Simpson (Oxford, 19251952), vol. vi, p. 17. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 397 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" have you changed your orisons?", Alsemero répond: "No friend,/I keep the same church, same devotion" (1.1.33-35), mais le ver/vers de la conversion est irrémédiablement introduit dans le fruit, dans la chair de la pièce. Les premiers vers de A Game at Chess font ressortir encore plus clairement la dimension religieuse de l’allégorie: le Pion de la Reine Noire aperçoit le Pion de la Reine Blanche et regrette que celleci soit "the daughter of heresy" (1.1.5), avant de la confier aux mains expertes de son confesseur jésuite, le Pion du Fou Noir, qui va s’efforcer de lui faire comprendre ses erreurs et de la remettre dans le droit chemin. Cette proéminence du thème de la conversion religieuse traduit les inquiétudes des dramaturges et des milieux puritains dont ils sont tous deux proches. L’inquiétude la plus forte est causée par le risque bien réel de conversion du Prince Charles, futur roi d’Angleterre, au catholicisme de sa promise espagnole, fervente disciple de l’Église de Rome pour qui Inigo Jones est chargé de construire une chapelle au cœur même du palais de Saint James; par le risque de voir une dynastie catholique s’installer sur le trône d’Angleterre, lui aussi bien réel car les Espagnols insistent pour que le traité de mariage prévoie l’éducation des enfants du couple royal dans la foi catholique; par le risque, enfin, de voir s’effondrer les barrières légales qui limitaient jusque là la liberté des catholiques d’Angleterre, autre clause importante du traité de mariage. Ces menaces très sérieuses sont incarnées dans The Changeling par De Flores qui force Béatrice à s’écarter du chemin vertueux de la vie conjugale – chemin pour lequel elle semble, il est vrai, assez mal équipée – mais aussi par une série d’allusions à certains stratagèmes et à certaines victoires des puissances catholiques en Europe. Bromham et Bruzzi8 voient ainsi par exemple une allusion claire au massacre, par les catholiques de la Ligue des Grisons, des protestants de la Valteline (1620), zone frontalière du nord de l’Italie à l’importance stratégique considérable dont les nombreux cols seraient les passages dangereux du château d’Alicante où De Flores assassine Alonzo, passages que l’on retrouve dans la Partie d’échecs dans la ––– 8 A. A. Bromham et Zara Bruzzi, p. 59. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 398 Antoine Ertlé bouche des Pions Noirs assiégeant la vertu du Pion de la Reine Blanche (1.1.69). La représentation des menaces catholiques est plus facile à déceler dans A Game at Chess, où est évoqué de façon transparente le mariage royal, à travers celui du Pion de la Reine Blanche – parangon de vertu incarnant la pureté de la religion des Blancs – au Pion du Fou Noir, disciple maléfique d’Ignace de Loyola; mariage qui intervient après de longues tirades d’endoctrinement où les Noirs parviennent à convaincre le Pion de la Reine Blanche de se changer en l’une des leurs. Les menaces sont aussi clairement représentées dans les efforts répétés du Cavalier Noir pour convertir le Cavalier Blanc et son Duc, dans ces longs passages très inspirés où le diplomate machiavélique saute (c’est, ne l’oublions pas, le Cavalier d’un jeu d’échecs) de la menace à la fanfaronnade, du discours hautain à la flatterie la plus basse, du dédain à la séduction, dans une mise en scène particulièrement subtile des machinations espagnoles et des interminables négociations qui paralysent l’Angleterre entre 1617 et 1624. La représentation la plus spectaculaire du risque de conversion et de la menace catholique qui pèse alors sur l’Angleterre est cependant celle que nous offre l’intrigue comique de la Partie d’échecs, où le Cavalier Noir s’évertue à faire changer de camp, c’està-dire de religion, le Gros Fou de la pièce, incarnation de Marc Antonio de Dominis, archevêque de Spalato (Raguse), prélat catholique ayant déserté Rome pour faire carrière en Angleterre mais qui, mécontent de la lenteur de son avancement, retourne à Rome en 1623. Il sera condamné par l’Inquisition et mourra en prison quelques jours à peine après les heures de gloire vécues sur la scène du Globe par son personnage, incarné par William Rowley. Ce personnage haut en couleurs, héritier direct du Vice des Moralités, incarnation énorme des imperfections, des erreurs, des abus que les calvinistes voient en l’Église de Rome, qualifié trois fois de turncoat par ses adversaires, est un autre changeling dont les mésaventures et le sort pitoyable étayent l’évocation d’un contexte religieux dominé par le doute. Là encore, la parenté entre les deux pièces est mise en évidence par une même description, plus ou moins déguisée, du contexte en question; parenté qui les relie toutes deux à un large courant de propagande dont on trouve la trace dans les sources © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 399 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" utilisées par les deux dramaturges. The Changeling est en effet en grande partie inspiré d’un récit, publié en 1621, du puritain John Reynolds, intitulé The Triumphs of God’s Revenge against the Crying and Execrable Sin of Wilful and Premeditated Murder, et A Game at Chess cite abondamment, parfois jusqu’au plagiat, les pamphlets du prédicateur puritain Thomas Scott, et en particulier les deux parties de Vox Populi, publiées en 1620 et 16249. L’autre menace directe qui pèse sur l’Église d’Angleterre en 1622 et 1624, ou plus exactement sur les puritains qui y sont de plus en plus puissants, vient de la pénétration, de la propagation des thèses de l’arminianisme. Les disciples de Jacobus Arminius, qui réfutent la stricte prédestination telle que les calvinistes la conçoivent, et tentent de réconcilier la Toute-Puissance de Dieu et le libre arbitre de l’homme, voient leurs convictions condamnées par le Synode de Dordrecht en 1619, qui les déclare contraires aux Écritures, mais restent néanmoins influents aux Pays-Bas et en Angleterre. Thomas Middleton et William Rowley, deux calvinistes orthodoxes, à la foi unique et constante, comme l’atteste la publication du même ouvrage d’un Middleton militant anti-arminien sous trois titres différents en 1609 (The Two Gates of Salvation), 1620 (The Marriage of the Old and the New Testament) et 1627 (God’s Parliament House), dénoncent l’arminianisme de manière conventionnelle, selon la mode de l’époque, en s’en prenant notamment à la soif de savoir, de percer les secrets de la connaissance qui pour leurs adversaires caractérise les arminiens. Le Cavalier Noir se pose ainsi en maître de la science politique, dirigeant un réseau d’espions qui lui envoient des rapports réguliers, bardé de cartes, de globes et d’accessoires divers. Alsemero est lui aussi un homme de science dont le cabinet secret recèle des ustensiles et des potions magiques qui lui permettent d’expliquer les mystères du corps et de l’âme. Le test de virginité qu’il impose à son épouse avant leur nuit de noces est important à cet égard car il ridiculise Alsemero, dont le test scientifique, un breuvage qui fait tour à tour bailler, rire et ouvrir grand les yeux, s’apparente à un remède de bonne femme, et s’en prend, à travers le gobelet rempli d’un mystérieux liquide, à une autre ––– 9 John Reynolds, The Triumphs of God’s Revenge, F. Kyngston for W. Lee, 1621. Thomas Scott, Vox Populi, or News from Spain, Londres, 1620 ; The Second Part of Vox Populi, or Gondomar Appearing in the Likeness of a Machiavel in a Spanish Parliament, Londres: N. Okes & J. Dawson, 1624. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 400 Antoine Ertlé faiblesse des arminiens: l’importance accordée aux sacrements, qui suffisent à eux seuls à conférer la grâce divine. Plus généralement, la menace d’une perversion de la foi anglicane par les thèses arminiennes est évoquée par de nombreuses références aux notions de secret, de choix, de volonté, de raison et de liberté, omniprésentes dans The Changeling, mais aussi dans la Partie d’échecs où le Cavalier Noir est plus libre que les autres pièces, et donc plus dangereux. J. W. Harper, dans son édition de 1966 voit en ses déplacements une "leaping deviousness" qui décrit très bien la démarche retorse du Cavalier, et évoque les ravages potentiels d’une idéologie déviante introduite sournoisement dans le dogme anglican. Comme toujours dans les pièces de Thomas Middleton, les personnages qui revendiquent trop haut leur liberté ou leur indépendance, qui se montrent trop ambitieux ou irrespectueux, ceux qui comme Alsemero ou le Cavalier Noir incarnent les travers de l’arminianisme, finissent par payer leur outrecuidance et, souvent, par se repentir avant de retrouver le chemin de la foi. C’est ici le cas d’Alsemero, qui contrairement au Cavalier Noir, personnage hors norme à bien des égards, est sauvé par une conversion de dernière minute. Le parti pris calviniste des dramaturges s’exprime ainsi clairement à travers le thème récurrent de la chute, représentée de façon symbolique par l’issue inévitable d’une partie d’échecs, et exposé par le Roi Blanc dans une longue tirade (3.1.263-273) où les images de fruits et de jardins évoquent la première désobéissance de l’homme, tirade adressée au Pion du Roi Blanc, changeling qui a rejoint le camp des Noirs, séduit par les beaux discours du Cavalier Noir, qualifié ailleurs de "glitteringest serpent that e’er falsehood fashioned" (4.4.10). L’inévitabilité de la chute est également abordée dans The Changeling où, après le meurtre d’Alonzo, De Flores déclare à Béatrice qu’il traitera bientôt de "broken rib of mankind": Y’are the deed’s creature; by that name you lost Your first condition; and I challenge you As peace and innocency has turned you out And made you one with me. (3.4.137-140) Elle est rappelée à la fin de la pièce, où Béatrice montrant du doigt son amant et son assassin reconnaît résignée: © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 401 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" Beneath the stars, upon yon meteor Ever hung my fate, ’mongst things corruptible; I ne’er could pluck it from him. My loathing Was prophet to the rest, but ne’er believed; Mine honour fell with him, and now my life. (5.3.154-158) Dans des pièces où tant d’images se rapportent aux maladies, à la difformité, (la lèpre déjà mentionnée, la laideur repoussante de De Flores, l’infirmité du Cavalier Noir souffrant d’une fistule anale, l’obésité du Gros Fou), les principaux villains sont comparés à des êtres bestiaux, serpents, loups, basilics, coquatrices, qui sont tous des suppôts de Satan envoyés par leur maître pour s’emparer des âmes des fils et filles d’Angleterre. Le thème de la chute est enfin habilement repris dans l’intrigue secondaire du Changeling, où Isabella est consciente des dangers qui la guettent mais parvient à éviter la chute, à ne pas céder aux avances de ses prétendants. Elle ne fait que feindre la chute, pour mieux tromper l’ennemi, lorsque, déguisée en folle, elle se jette sur Antonio. La vraie Isabella fait bien partie des élus et non, comme Béatrice de ceux qui ne sont pas prédestinés au salut. Béatrice est la sœur de ces "lost sons" qui se retrouvent dans le sac, comparé par le Roi Blanc à la bouche de l’enfer, ces "night glow-worms" (Epilogue 6) dont le destin est scellé depuis l’Induction, où Ignace de Loyola reconnaît en eux avec une touchante fierté paternelle "the children of [his] cunning" (Ind. 51). Il apparaît ainsi que cette progression, ce parcours hésitant de Jacques Ier, cette possible conversion de l’Angleterre au catholicisme, cette perversion de l’Église anglicane par l’arminianisme, sont perçus et interprétés par les auteurs comme une perversion fondamentale des principes politiques et religieux du royaume. Cette perversion métaphorique se traduit dans les pièces par une perversion des formes et des situations conventionnelles utilisées par les dramaturges, par une perversion des rapports entre les personnages, eux-mêmes dépeints comme des êtres pervers, et par une perversion systématique du langage qu’ils manient avec tant de dextérité. Les deux pièces semblent construites sur le principe même de la perversion. The Changeling débute comme un conte merveilleux où la belle châtelaine s’apprête à épouser un noble chevalier, mais le © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 402 Antoine Ertlé conte est miné dès les tous premiers vers où la girouette tourne, annonçant un long enchaînement de catastrophes qui sont autant de lieux communs pervertis: la cour faite à la belle qui devient sinistre chantage; le test d’amour qui devient obscure manipulation d’un apprenti alchimiste; le mariage qui n’est que sombre mascarade; le "bed-trick", lutinerie de comédie qui devient macabre escamotage, jusqu’à la réunion finale qui met un terme heureux à tant de comédies de la période, devenue ici terrible scène d’aveux, de tuerie et de haine où triomphent désespoir et folie. A Game at Chess évoque tout d’abord ses ancêtres illustres où le jeu des rois était métaphore de l’amour courtois, du bel ordonnancement des lois, où la partie était un bal grandiose où régnaient grâce et harmonie, tels ceux que dépeignent Rabelais dans Le Cinquième Livre, Colonna dans Le Songe de Polyphile ou Vida dans Scacchia Ludus10. Mais les règles sont là aussi très vite perverties. Dans l’Induction, après l’arrivée solennelle des deux Maisons sur l’échiquier (indiquée par la didascalie "Enter severally the White and Black Houses as they are set for the game"), Ignace de Loyola annonce la couleur et déclare son refus d’obéir aux règles du jeu. Celles-ci sont effectivement violées dans les premiers vers de la pièce quand, jouant un impossible coup double, le Pion du Fou Noir entre dans la partie juste après l’un des siens. Puis l’ordre devient chaos, l’amour courtois se change en lubricité, la séduction en viol, la noble conquête en brutale capture. Le code d’honneur qui caractérise "the noblest game of all" (Ind. 42) est balayé par la morgue, le mensonge, la dissimulation. Le contexte politique et religieux précédemment décrit est ici mis en scène sous la forme de farces noires à la fois tragiques et grotesques dont les protagonistes feraient tous d’excellents patients de Freud ou de Lacan. Il n’est pas surprenant que Henry Havelock Ellis, père de la sexologie et fondateur des Mermaid Series à la fin du XIXe siècle ait été fasciné par les œuvres de Middleton et de ses ––– 10 François Rabelais, Le Cinquième livre, 1564. Le chapitre XXIII décrit un bal en forme de jeu d’échecs présenté à Pantagruel au palais de la Qunite Essence. Voir Les Cinq livres, dir. Jean Céard, Gérard Dufaux et Michel Simonin, Paris, 1994. La scène pourrait, selon Yachnin (1982, p. 318), s’inspirer du Songe de Polyphile de Francisco Colonna ou Leon-Battista Alberti (Venise, 1499). Marco-Girolamo Vida, Scacchia Ludus [c. 1510], in Musae Reduces, Anthologie de poésie latine européenne de la Renaissance, Leiden, 1975. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 403 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" contemporains, qu’il édite tout en rédigeant ses Studies in the Psychology of Sex. C’est en effet plus précisément les perversions sexuelles qui semblent diriger les actions et dicter le langage des personnages du Changeling et de la Partie d’échecs. Les deux pièces s’apparentent à de longs catalogues illustrés des perversions humaines d’où la vertu, la chasteté, la pureté de l’amour conjugal, pourtant si souvent invoquées, sont à jamais bannies. Les plus évidentes de ces perversions sont sans doute le sadisme et son pendant le masochisme. Les sado-masochistes sont légion dans les deux pièces qui nous intéressent. Le Cavalier Noir est à coup sûr un grand pervers. Il se vante d’avoir persécuté les ennemis de sa cause et se délecte, visiblement très inspiré, du souvenir de ses méfaits: But let me a little solace my designs With the remembrance of some brave one past, To cherish the futurity of project Whose motion must be restless. (3.1.80-83) Il évoque ailleurs ses succès avec une jouissance non dissimulée: And what I have done, I have done facetiously, With pleasant subtlety and bewitching courtship, Abused all my believers with delight: They took a comfort to be cozened by me. To many a soul I have let in mortal poison Whose cheeks have cracked with laughter to receive it; I could so roll my pills in sugared syllables And strew such kindly mirth o’er all my mischiefs, They took their bane in way of recreation As pleasure steals corruption into youth. (1.1.257-266) C’est enfin lui qui détermine le châtiment infligé par les Noirs au Pion de la Reine Blanche: la chaste jeune fille devra rester douze heures agenouillée à contempler les gravures érotiques que Giulio Romano exécute à partir des Sonnetti Lussuriosi de l’Arétin. Mais De Flores est sans conteste le champion des sadomasochistes, s’offrant au regard haineux de Béatrice, obéissant © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 404 Antoine Ertlé servilement à la moindre de ses requêtes (2.2.121-122), abandonnant pour elle sa condition de gentilhomme, dans le seul but de pouvoir l’asservir et la soumettre à son désir brûlant. Béatrice se montre digne de son partenaire et se débarrasse sans sourciller de son prétendant, fait exécuter sa servante, et se donne à son pire ennemi sans vraiment résister. C’est une véritable lamie, monstre diabolique qui investit le corps des femmes, cité au XVIIe siècle comme sens possible de changeling et défini comme "a witch or a hag", ou encore comme un être "wonderful desirous of copulation with men11". Ces deux personnages forment un couple étonnamment proche de ceux que décrit Jean Clavreul dans un article de 196612 consacré au couple pervers. Ce couple pervers du psychanalyste possède un certain nombre de caractéristiques que l’on retrouve dans le couple Béatrice-De Flores: - L’union des opposés, la grande disparité des partenaires (Béatrice refuse de s’offrir à De Flores et s’explique en ces termes: "Think but upon the distance that creation/Set ’twixt thy blood and mine, and keep thee there", 3.4.130-131); union des opposés que l’on rencontre aussi dans les couples de la Partie d’échecs, celui du Pion du Fou Noir et du Pion de la Reine Blanche, du Cavalier Noir et du Cavalier Blanc, ou celui du Gros Fou et du Cavalier Noir, version comique d’un couple sado-masochiste à l’homosexualité latente. - "L’ignorance au moins affectée de la visée du partenaire, pour que l’angoisse et la jouissance surgissent comme l’aboutissement commun d’un désir inconnu13", définition parfaite de l’attitude de Béatrice s’obstinant à offrir de l’argent à De Flores qui veut tout autre chose; de l’attitude du Pion de la Reine Blanche qui croit jusqu’au bout à la sincérité du Pion du Fou Noir, l’implore de "lay his commands as thick and fast upon [her]/As [he] can speak’em" (2.1.33-34) et refuse de reconnaître son agresseur pourtant dissimulé par un bien piètre déguisement. ––– 11 Cf. A. A. Bromham et Zara Bruzzi, p. 19. Jean Clavreul, "Le couple pervers", in P. Aulagnier-Spairani, J. Clavreul, F. Perrier, G. Rosolato, J.-P. Valabrega, Le désir et la perversion (Paris: Seuil, 1967), pp. 91126. 13 Clavreul, p. 100. 12 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 405 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" - La notion de contrat impliquant la présence d’un tiers toujours absent dont l’ignorance garantit la continuité du couple pervers, dans le respect d’un secret qui est le fondement de la relation perverse. Selon J. Clavreul, "le couple pervers supportera sans difficulté souffrances, mesquineries, infidélités. Il suffira qu’un certain type de secret soit conservé14 ». C’est à nouveau le cas du couple Béatrice-De Flores qui jouent leur jeu jusqu’à la fin, mais s’entretuent lorsque leurs machinations éclatent au grand jour; c’est le cas du Pion de la Reine Noire, inexorablement attirée par le Pion du Fou Noir, auquel elle offre un tendre Pion Blanc avant de s’immiscer dans sa couche sous une fausse identité, peu soucieuse des ignobles méfaits perpétrés par son bien-aimé, et de disparaître, hystérique, dans le sac des perdants, matrice maléfique où retournent les Noirs à la fin de la partie d’échecs. - La nécessité "d’extraire l’autre de son système15" pour que l’expérience perverse fasse figure de débauche, forme violente de la conversion. "Il importe que l’autre se trouve entraîné comme malgré lui dans une expérience qui s’inscrit en faux par rapport à tout un contexte.16" Comment ne pas voir dans ces remarques une analyse précise de la chute progressive de Béatrice ou des erreurs du Pion de la Reine Blanche, qui se laisse entraîner hors du chemin de la vertu: "If this be virtue’s path, ’tis a most strange one./I never came this way before." (2.1.74-75). Le pervers cherche toujours à débaucher l’autre de sa dignité (c’est le Cavalier Noir qui s’acharne sur le Gros Fou retranché derrière ses hautes fonctions, De Flores qui veut que Béatrice s’abaisse à son niveau), de sa pureté (le Pion du Fou Noir qui s’en prend au Pion de la Reine Blanche, ou Lollio qui tente de séduire Isabella), ou de sa puissance (le Cavalier Noir qui veut capturer le Cavalier Blanc). - L’importance enfin, pour les pervers, du travestissement, de la mascarade, du jeu, des artifices, que l’on retrouve dans les changements de couleur, c’est-à-dire de costume, du Pion du Roi Blanc et du Gros Fou, les "turncoats" de la Partie d’échecs, mais aussi dans le déguisement du Pion du Fou Noir, dans la parade face au miroir magique, ou encore dans le test de virginité truqué par Béatrice. ––– 14 Clavreul, p. 98. Clavreul, p. 110. 16 Clavreul, p. 110. 15 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 406 Antoine Ertlé Tous les pervers de nos deux pièces cherchent à créer une illusion, au prix d’efforts considérables qui les obligent "à briller d’un éclat particulièrement vif aux yeux de ceux qui les observent et qu’ils doivent éblouir.17" C’est le cas du Cavalier Noir dont la verve étonne même ses propres partenaires, qui récite voluptueusement dans les plus belles tirades de la Partie d’échecs le catalogue de ses haut faits, tel un Don Juan politique, et déclare enfin à sa proie: "I will change/To any shape to please you, and my aim/Has been to win your love in all this game" (4.4.42-44). C’est le cas de Béatrice qui semble prise dans un tourbillon, ou perdue dans un labyrinthe selon ses propres termes, auquel elle tente d’échapper par une course insensée, changeant de partenaire, de conviction, d’humeur, telle la girouette emblématique du début de la pièce. C’est enfin le cas de De Flores dont la vie toute entière est vouée au seul assouvissement du désir destructeur que lui inspire sa maîtresse et pour lequel il est prêt à tout endurer. Les caractéristiques décrites par le psychanalyste, qui s’appliquent avec une facilité déconcertante aux personnages des deux pièces, rappellent étrangement les constatations de Bacon dans son essai sur la difformité, où on peut lire: Whosoever hath anything fixed in his person that doth induce contempt, hath also a perpetual spur in himself to rescue and deliver himself from scorn; therefore, all deformed persons are extreme bold: first, as in their own defence, as being exposed to scorn, but in process of time by a general habit. Also it stirreth in them industry, and especially of this kind to watch and observe the weakness of others, that they may have somewhat to repay18. Bacon insiste sur l’importance du regard pour les êtres difformes; importance que l’on retrouve pour le pervers qui prend du plaisir à voir et être vu, qui s’attache à créer une illusion qui est avant tout une illusion d’optique. Middleton et Rowley n’agissent-ils pas en maîtres de l’illusion d’optique en créant deux pièces, deux anamorphoses dont les éléments déformés ou difformes trouvent leur sens sur la scène du théâtre? ––– 17 Clavreul, pp. 107-108. Francis Bacon, "Of Deformity", in The Works of Francis Bacon, vol. I, Essays. The World’s Classics (Oxford, 1902), pp. 121-122. 18 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 407 "Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…" La scopophilie du pervers nous amène, pour conclure, à nous arrêter sur un point qui pourrait expliquer l’étrange fascination que le lecteur ou le spectateur moderne, à l’instar de Havelock-Ellis, éprouve à la lecture ou à la représentation de ces pièces dont chaque vers recèle un double sens, dont chaque mot revêt une double acception (play, take, game, meet ou fall donnent aux deux pièces une couleur grivoise qui domine aisément le noir et blanc de l’échiquier ou les nuances de gris du château de Vermandero), ces pièces où le changeling n’est pas celui qu’on pense, et où le jeu des rois n’est plus qu’une vulgaire foire d’empoigne. Ce désir de voir n’est-il pas également celui du lecteur ou du public, entraîné dans une relation perverse où il devient voyeur face à des acteurs exhibitionnistes? Formulée en ces termes, la comparaison est sans doute un peu trop facile. Il n’en reste pas moins que l’étonnante proximité constatée entre les thèmes et les méthodes de Middleton et de Rowley et les observations de la psychanalyse moderne révèle une facette particulièrement intéressante du théâtre jacobéen, miroir des tourments de l’âme et des transformations du monde, théâtre des passions, que le public d’aujourd’hui – qu’il soit pervers ou non – devrait pouvoir plus souvent applaudir avec délectation. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 408 Antoine Ertlé Bibliographie sommaire BEVINGTON, David, Tudor Drama and Politics, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1999. BROMHAM, A. A. et Zara BRUZZI, The Changeling and the Years of Crisis, 1619-1624: A Hieroglyph of Britain, Londres: Pinter, 1990. CHAKRAVORTY, Swapan, Society and Politics in the Plays of Thomas Middleton, Oxford: Clarendon Press, 1996. COGSWELL, Thomas, The Blessed Revolution, Cambridge: CUP, 1989. ERTLÉ, Antoine, Thomas Middleton, A Game at Chess/ Une Partie d’échecs: édition bilingue établie par Antoine Ertlé, Paris: Epistémè, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2004. (univ-paris3.fr/recherche/sites/edea/iris/episteme/ee_5_art_ertle.html) HEINEMANN, Margot, Puritanism and Theatre: Thomas Middleton and Opposition Drama under the Early Stuarts, Cambridge: CUP, 1980. HOWARD-HILL, T. H., éd., Thomas Middleton. A Game at Chess, Manchester: Manchester University Press, 1993. - Middleton’s "Vulgar Pasquin » Essays on A Game at Chess, Newark: University of Delaware Press, 1995. LIMON, Jerzy, Dangerous Matters: English Drama and Politics in 1623/4, Cambridge: CUP, 1986. MARSHALL, Tristan, Theatre and Empire: Great Britain on the London Stages under James VI and I, Manchester: Manchester University Press, 2000. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). D’Othello à Otello: les avatars du Maure1 Alexis TADIÉ Maison Française d'Oxford / Université Paris VII – Denis Diderot "L’année dernière le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria: "Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche." Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’année sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien! ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène". L’année dernière, c’est-à-dire bien sûr en août 1822, car c’est Stendhal qui raconte l’anecdote dans le premier Racine et Shakespeare. On se souvient en effet que c’est l’illusion dramatique qui le passionne chez l’auteur d’Othello: "Toute la dispute entre Racine et Shakespeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du XIXe siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d’autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs épiques qui nous font courir à la cinquantième représentation du Paria ou de Régulus." Le spectateur de Racine applaudit poliment à l’issue de la représentation, le spectateur de Shakespeare est soumis à une illusion parfaite, qui lui remue l’âme. Et c’est Shakespeare, bien sûr, qui donne à l’opéra italien et parfois français certains de ses plus ––– 1 On lira ici le texte d’une conférence prononcée en juin 2004 devant l’Association pour le Rayonnement de l’Opéra de Paris. Je n’ai apporté que peu de modifications au style oral d’une conférence qui n’avait pas de finalité spécifiquement universitaire, et ai préféré, pour cette raison, conserver les citations en français. Toutes les références sont données à l’édition de la Pléiade, dans la traduction de Jean-Michel Déprats, à partir du texte établi par Gisèle Venet et Line Cottegnies. Les lecteurs de l’édition verront tout ce que cette conférence doit à la remarquable notice de Gisèle Venet. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 410 Alexis Tadié grands livrets: Roméo et Juliette, Othello, Macbeth, Les Joyeuses Commères de Windsor, Hamlet, pour ne citer que les plus connus. Mais l’anecdote stendhalienne, fort bien choisie, j’allais dire inventée, rappelle aussi le scandale de la situation dramatique, de ce Maure dont on a débattu pour savoir s’il était arabe ou africain, en tout cas amant, mari, et assassin d’une noble vénitienne. Cette question de la race d’Othello est d’importance pour saisir la puissance de l’intrigue, et le pouvoir de la pièce de Shakespeare. Et si ce n’était pas, au départ, l’essentiel (encore que…), l’histoire a rendu cette question centrale, et nous y reviendrons: elle est indispensable pour comprendre l’intérêt et la fortune d’Othello. Ces quelques remarques pour se souvenir de l’importance de Shakespeare pour le siècle romantique, pour redire la force dramatique de la pièce, et le scandale qu’elle peut provoquer par son sujet. Si Verdi, à l’instigation de Boïto, s’est tourné vers cette œuvre, c’était dans un contexte qu’il faut avoir présent à l’esprit. Peut-être, au demeurant, Boïto et lui l’ont-ils transformée en œuvre romantique. Mais le contexte est évidemment plus compliqué, parce que c’est le Verdi vieillissant, dont on pouvait penser qu’il n’écrirait plus d’opéra, qui accepte finalement d’adapter une tragédie de la fin de l’œuvre de Shakespeare: comme si la grande maturité du compositeur se confrontait à celle du poète. Il y a aussi une raison aux hésitations de Verdi, une circonstance non avouée, qui tient au fait que l’opéra italien a déjà son Otello, que lui a donné Rossini, et qui passe pour le grand opéra du siècle, aux yeux de presque tous. Je dis presque tous, pour signaler quand même que quelqu’un — Stendhal, pour ne pas le nommer — écrit par exemple d’Otello dans sa Vie de Rossini: "Par quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplacé cette situation parfaite d’Othello racontant devant nous l’histoire de ses amours? Par une entrée triomphale d’un général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Opéra français, et paraît sublime au provincial étonné." C’était donc là tout le défi de Boïto et de Verdi: adapter Shakespeare dont la puissance dramatique, dans Othello, paraît se prêter à l’opéra, et en même temps échapper à la domination de l’œuvre de Rossini pour, bien sûr, la dépasser. Je propose donc de réfléchir aux modalités de cette adaptation, aux façons dont Boïto et Verdi ont interprété la tragédie de Shakespeare, mais peut-être aussi, © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 411 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" par là, de suggérer des façons dont l’histoire nous conduit à retourner toujours vers Othello, et peut-être à écouter Verdi avec d’autres oreilles. Shakespeare adaptateur: la transformation de types en personnages, de situations en action. Puisque l’on parle d’adaptation, c’est-à-dire de comparaison, il convient de revenir aux sources. Car Shakespeare n’invente pas son sujet, mais le trouve dans un conte du XVIe siècle italien inclus dans l’Hecatommithi de Giraldi Cinthio (1565). Ce recueil contient en effet une nouvelle que Shakespeare connaissait en italien, et peut-être aussi dans sa traduction française parue en 1583 (mais on ne connaît pas de traduction anglaise à l’époque). À la fois par son sujet, mais aussi, à l’occasion, dans le détail de la formulation, Shakespeare s’inspire du texte italien: c’est en effet la première structure de l’histoire d’Othello. Dans le septième conte de la troisième décade, tout entière consacrée aux infidélités conjugales, on voit apparaître un capitaine maure qui prend pour épouse une dame vénitienne, appelée Disdemona (le capitaine n’a pas de nom dans le conte italien). Nommé commandant des forces vénitiennes à Chypre, il s’embarque avec sa femme, ainsi que son enseigne, homme de belle apparence mais, nous dit le texte, de la nature la plus scélérate qui soit. Son vil caractère, le texte y insiste, est dissimulé à la perfection, au point que l’on croirait voir un Hector ou un Achille. Un caporal, ami du capitaine maure et de sa femme, les accompagnait également. Dans le texte italien, le scélérat est en outre ardemment amoureux de la dame vénitienne, et résolu à profiter d’elle. Malgré ses efforts pour arriver à ses fins, la dame l’ignore, et le scélérat de croire que c’est au caporal que la dame réserve ses faveurs. Il se livre alors à une machination diabolique pour écarter le caporal, qui le conduit à accuser la dame d’adultère. J’insiste sur ses détails parce qu’ils ne figurent pas chez Shakespeare: dans le conte italien, les motivations psychologiques du scélérat sont on ne peut plus claires. Selon un schéma bien connu, l’amour frustré s’y transforme en cette haine qui anime le personnage de l’enseigne. Chez Shakespeare, cette possibilité reste bien sûr présente, mais le texte anglais se refuse à trancher: l’ambiguïté du personnage de Iago est essentielle, parce qu’elle permet au dramaturge anglais de susciter des © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 412 Alexis Tadié sentiments contradictoires chez le spectateur; chez Cinthio, le scélérat se rapproche davantage du type que du personnage. L’enseigne lance sa machination: suite à une punition encourue par le caporal, il prend avantage de l’intercession de la femme du capitaine maure auprès de celui-ci, et glisse une allusion perfide, dont Shakespeare reprend la lettre et l’esprit ("Regardez votre femme, observez-la bien"). Les premières altercations entre le Maure et Disdemona sont renforcées par le scélérat qui dit à son capitaine que sa femme est "déjà ennuyée de vostre taint noir". Nous reviendrons sur cette question de teint, mais la question raciale qui surgit dans le texte italien est évoquée par Othello dans ces termes mêmes, alors qu’il s’interroge sur les raisons de l’abandon de Desdemona ("Peut-être parce que je suis noir,/ Et n’ai pas les manières doucereuses / Des courtisans" 3.3.266-9) et ne quittera pas le débat autour de l’œuvre. C’est alors que surgit le deuxième plan machiavélique de l’enseigne: il dérobe lui-même sur la personne de Disdemona le mouchoir qu’elle affectionne particulièrement, et le place dans la chambre du caporal. Celui-ci le trouve, le rapporte à Disdemona, croit-il, en l’absence de son mari, mais celui-ci revient impromptu, et le caporal s’enfuit. Les soupçons s’accumulent. Le Maure s’enquiert auprès de son épouse du fameux mouchoir, évidemment introuvable. C’est alors, nous dit le texte italien, que l’idée de tuer sa femme germe dans l’esprit du Capitaine. De son côté, Disdemona commence à douter de la justesse d’un mariage qui a été formé contre l’avis de la famille, alors que tout, Nature, Ciel et habitudes de vie séparent le Maure de la Vénitienne. C’est Iago, chez Shakespeare, qui reprendra ces paroles: "N’avoir pas de goût pour tant de prétendants/ De son pays, de sa couleur, et de son rang, / Ce vers quoi en toute chose nous voyons tendre la nature" (3.3.233-5). L’aveu d’impuissance de la fille de noble vénitien devient déclaration diabolique, placée dans la bouche de Iago, adressée à Othello. Les deux compères fomentent le meurtre du Caporal, que doit entreprendre l’enseigne, ainsi que celui de la femme, qui sera mise à exécution de concert par les deux hommes. L’enseigne entreprend de tuer le Caporal, mais ne parvient d’abord pas à l’achever (quoiqu’il lui coupe la jambe en deux, détail sympathique que reprendra Shakespeare). La femme doit mourir assommée (c’est avec une © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 413 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" chaussette pleine de sable qu’ils décident de la tuer, parce que, les amateurs de mauvais romans policiers le savent bien, cela ne laisse pas de trace), et le plafond lui tomber ensuite sur la tête, pour dissimuler le forfait. Dont acte. Mais l’enseigne continue sa vengeance, et poursuit le Maure jusqu’à sa perte, en expliquant au Caporal que c’est le capitaine qui lui a coupé la jambe, par jalousie, et lui révèle par là-dessus que le Maure a assassiné sa femme. Celui-ci, torturé, n’avoue rien, est banni, puis tué par la famille de Disdemona. L’Enseigne pour sa part continue d’accuser les uns et les autres, et finit par mourir sous la torture, d’une explosion interne de ses organes. Si je me suis permis de relater à grands traits ce conte, c’est non seulement parce que peu de gens le lisent aujourd’hui, mais surtout parce qu’on y voit paraître plusieurs éléments importants. Tout d’abord, il est indéniable que la forme générale du récit est identique à la pièce de Shakespeare: la source est bien là, et je dirais volontiers qu’elle est structurale. Des acteurs (un capitaine maure, une femme vénitienne, un scélérat et sa femme dont je n’ai pas parlé pour simplifier, un caporal), des fonctions (le mari, la femme, l’amant éconduit, l’amant supposé), des objets (quelques armes, un mouchoir) et des passions (l’amour, la haine, la jalousie). La spécificité de chaque personnage apparaît clairement: le capitaine maure extérieur aux familles vénitiennes, la dame vénitienne en contravention avec son milieu, l’enseigne jaloux, etc. Certains thèmes importants sont soulignés: je pense bien sûr à la question raciale, mentionnée à plusieurs reprises par le texte italien. Des péripéties disparaîtront de la pièce: la fin notamment, à ressorts, a une plus grande pureté chez Shakespeare. Quelle a été la contribution de Shakespeare à cette histoire? Ou, si l’on préfère, que manque-t-il alors à Cinthio pour être Shakespeare? Le premier point, le plus évident pour qui lit Cinthio après avoir lu Othello, est l’absence de caractérisation chez Cinthio. J’ai dit la simplicité de la motivation psychologique de l’enseigne: celle-ci n’est jamais plus remise en question, et c’est le caractère maléfique qui le pousse de l’avant. Chez Shakespeare au contraire, les possibles sont toujours ouverts, l’interrogation sur les raisons d’une action toujours envisageable, une identification toujours amenée. Dans le conte italien, de plus, c’est l’accumulation de péripéties qui fait le récit. Chez Cinthio, il n’y a rien en dehors des situations; chez Shakespeare, il n’y a rien dans les situations. En ce sens, si © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 414 Alexis Tadié Shakespeare a trouvé chez Cinthio une structure, il n’y a trouvé que cela. Prenons l’exemple du personnage fourbe, qui devient Iago chez Shakespeare (le nom est curieusement espagnol). Dans la tragédie, Iago apparaît comme un personnage maléfique par son langage: il se caractérise par une propension au juron, à l’insulte, à la remarque d’ordre sexuel. La première scène de la pièce, entre Roderigo, que Iago va persuader de poursuivre Desdemona de ses faveurs, et Iago, se termine par une forme de charivari, un raffut provoqué par les deux compères pour perturber la nuit de noces d’Othello et de Desdemona, et amener le père de celle-ci à prendre des mesures. Iago dit à Brabantio (le père): "un vieux bélier noir/ Grimpe votre blanche brebis", et complète avec l’expression rabelaisienne sur "la bête à deux dos" (1.1.85). Un peu plus loin, c’est à Cassio, le caporal du conte, que Iago explique par un jeu de mots qu’Othello s’est trouvé un navire sur lequel embarquer, mais le mot utilisé pour embarquer a aussi le sens sexuellement marqué d’entrer. On pourrait multiplier les exemples, mais la vilenie du personnage apparaît déjà dans le langage. De plus, je le mentionne parce que Boïto reprendra le procédé en le modifiant, Iago se livre dès la première scène à une profession de foi (1.1.41-65), un peu énigmatique par endroits: Iago explique qu’à servir le Maure il ne fait que se servir lui-même, qu’il n’est que dissimulation ("je ne suis pas ce que je suis" 1.1.65), et que s’il était le Maure, il ne serait pas Iago. Cette déclaration minimale ne livre pas une motivation, mais suggère que tout le personnage de Iago tient précisément dans un inaccessible, dans un renversement des apparences toujours possible. Si la raison avouée de sa jalousie est donnée par la promotion dont va bénéficier Cassio alors que lui, Iago, reste enseigne, on voit bien que les raisons ne peuvent en être que plus complexes (y compris celle avancée par Cinthio, d’un fort désir à l’endroit de Desdemona). Chez Verdi, Iago prononce une grande profession de foi, un "credo": "Credo in un Dio crudel", qui se termine autant par une soumission au diable que par une déclaration d’athéisme: "le Morte è il Nulla, è vecchia fola il Ciel" (le ciel est une fable). Le romantisme est évidemment passé par là, mais chez Shakespeare il ne saurait y avoir de telle profession. Le personnage n’a d’autre philosophie que celle de l’énigme des apparences. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 415 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" Le deuxième trait que je voudrais isoler ici, peut-être le plus profond dans le personnage, c’est son pouvoir manipulateur. Certes, la machination existe chez Cinthio, mais elle acquiert au théâtre une beaucoup plus grande dimension, puisque, comme Boïto lui-même le note, Iago est véritablement l’auteur du drame. Plusieurs éléments permettent de préciser: d’abord, si Iago parle trop, déverse injures et obscénités, il est aussi celui qui ne parle pas assez: dès les premiers vers de la pièce, on comprend que Iago a refusé de livrer des informations à Iago: "mais vous ne voulez pas m’écouter" (1.1.4), ditil à Roderigo. Et toute la machination se fonde sur des allusions, des réticences à parler, des silences entendus, dont Othello même perçoit la nature ("Je t’ai entendu dire à l’instant que tu n’aimais pas cela" 3.3.112; ou encore: "Je t’en prie, parle-moi comme à tes pensées,/ Dismoi ce que tu rumines, et donne à la pire pensée/ Le pire mot" 3.3.134-6 ). Le poison que, semblable à l’assassin du père de Hamlet, Iago verse dans l’oreille d’Othello (2.3.338) tient justement dans ce pouvoir de retenir les mots, de ne pas livrer ses pensées, de faire miroiter les apparences. Ce sont de bien faibles mots autour desquels se construit toute la machination: "honnête", "penser", "savoir". Toute la scène 3 de l’acte III tourne autour de ces mots: "N’est-il pas honnête?" demande Othello à propos de Cassio. Et la suite: "I: Honnête, mon seigneur?/ O: Honnête? Oui, honnête./ I: Mon seigneur, pour ce que j’en sais./ O: Qu’est-ce que tu en penses?/ I: Ce que j’en pense, mon seigneur?" (3.3.103-8). Les apartés de Iago, d’autre part, sont autant d’indications théâtrales sur les personnages, sur le déroulement de l’action, sur les mesures à prendre. Iago est à la fois le commentateur des événements ("Le Maure change déjà sous l’effet de mon poison" 3.3.329a), et surtout le meneur de la pièce, le metteur en scène, pour ne pas dire son auteur: laissé seul, il indique souvent la marche à suivre, prévoit l’étape suivante, et pour finir, commente les conséquences prévisibles des actions ("qu’il tue Cassio, / Ou que Cassio le tue, ou qu’ils se tuent l’un l’autre, /À tous les coups je gagne" 5.1.12-3). Toute la pièce dont l’action se déroule selon les indications de Iago, est en un sens la victoire de celui-ci. Il est davantage que le héros de la tragédie (Othello). Il manipule les autres personnages comme les spectateurs. Il devient l’égal, peut-être l’image du dramaturge. De plus, la pièce de Shakespeare est composée à un moment historique et philosophique qui est celui du déclin de la Renaissance. Les années 1600 marquent un tournant, au moins intellectuel, dans la © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 416 Alexis Tadié perception de l’univers. On le voit au théâtre, avec Christopher Marlowe qui compose son Faust dans les dernières années du siècle: Faust étouffe sous le savoir constitué de la Renaissance, recherche le nouveau, et son adhésion au satanisme traduit le vertige de la volonté de savoir, l’ivresse des mondes nouveaux. On le voit encore chez Shakespeare avec Hamlet, la plus métaphysique peut-être de ses pièces: souvenons-nous de l’articulation de deux mondes, le monde ancien (dés)incarné par le père d’Hamlet, et le monde nouveau de la fin de la pièce, celui que va prendre en main Fortimbras qui tournera le dos aux "actes charnels, sanglants, contre nature". C’est enfin Othello qui, comme le dit Gisèle Venet, est la moins abstraite des tragédies: elle rompt la relation entre le microcosme humain et le macrocosme en faisant naître un couple au bonheur parfait, mais qui s’appuie néanmoins sur un désordre du monde, qu’on le voie dans les récits d’Othello au premier acte de la pièce de Shakespeare, dans l’union "contre nature" d’Othello et de Desdemona, ou dans la tempête qui ouvre l’opéra de Verdi. Brabantio, le père de Desdemona, s’en émeut: "Car si de telles actions peuvent avoir libre cours,/ Esclaves, et païens, seront bientôt nos gouvernants" (1.3.91-2). Au début du XVIIe siècle, ce n’est pas seulement le teint noir qui dérange, mais la reine Elisabeth a prononcé en 1601 un arrêté d’expulsion (le XXe siècle finissant n’a rien inventé) à l’encontre des Maures noirs. La fragilité du monde qu’Othello aperçoit à la fin de la pièce, après avoir tué Desdemona, le chaos vers lequel il se précipite, sont alors le seul avenir promis à la tragédie. Rossini et l’adaptation: la dénaturation d’une tragédie La première adaptation musicale, on le sait, est celle de Rossini, dont l’Otello est donné pour la première fois en 1816, sur un livret de Francesco Berio. Il est intéressant, bien sûr, qu’il y ait eu là l’un des grands succès de Rossini, qui impose le sujet pour tout le siècle. Peut-être est-ce le romantisme qui accueille la tragédie shakespearienne avec passion. Peut-être est-ce la composition musicale, l’apparition du grand opéra sur les scènes européennes. Peut-être enfin, est-ce le troisième acte de la tragédie. Quelles que soient les raisons, elles suffisent en tout cas à occulter le fait que l’adaptation a soigneusement dénaturé le texte. Je ne veux pas simplement renvoyer au fait que le mouchoir a été remplacé par une boucle de cheveux, que le librettiste a préféré faire de Iago un amant © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 417 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" éconduit par Desdemona, ou encore que le père de Desdemona est un épouvantable père possessif rempli de colère par le mariage d’Otello et de Desdemona. Et je ne parle même pas d’Otello et de Rodrigo sortant s’affronter en duel vers la fin du deuxième acte. Trop de péripéties empêchent l’action de se développer selon la pureté des lignes de la machination de Iago et de la jalousie d’Otello. C’est que le librettiste s’est manifestement tourné à la fois vers le texte de Shakespeare, et vers l’original de Cinthio, ce qui retire à l’opéra toute unité dramatique; seule la fin de l’opéra retrouve une partie de la force de la tragédie, non pas dans l’air du saule mais dans l’air du gondolier justement célèbre au XIXe siècle, et que Liszt par exemple allait transcrire dans le second mouvement de Venise et Naples. Impossible évidemment de donner une analyse du livret, alors qu’elle a été si magnifiquement écrite par Stendhal, qui livre son adaptation personnelle de la tragédie shakespearienne. Pour Stendhal, la première erreur tient à l’affaiblissement considérable du personnage d’Othello, et il fallait maintenir ce que Stendhal appelle dans sa Vie de Rossini "Cette grande condition morale de l’intérêt, la vue de la mort certaine d’Otello dans le lointain". Orson Welles, à l’inverse, l’avait bien compris, car son film débute sur les images de la procession d’enterrement de Desdemona et d'Othello. Stendhal poursuit son analyse en soulignant en particulier dans le premier acte de l’Othello de Shakespeare qu’il y a matière à trois situations dramatiques essentielles. D’abord, le charivari, dans lequel Stendhal comprend qu’il y a la substance d’un chœur. Ensuite, la passion d’Othello pour Desdemona, qui fournirait prétexte à un air pour Othello. Enfin, l’histoire qu’Othello fait de son amour devant l’assemblée des sénateurs de Venise: Stendhal y trouve un quintetto admirable. Et Stendhal de conclure: Voilà trois scènes de suite qui nous montrent Othello amoureux à la folie, et qui de plus nous intéressent à son amour, en nous faisant connaître en détail comment, malgré la couleur cuivrée de son teint, il a pu gagner le cœur de Desdemona, chose fort nécessaire; car nous ne pouvons plus voir de défauts physiques dans un amant préféré. Si jamais un tel homme tue sa maîtresse, ce ne sera pas par vanité, cette idée affreuse est à jamais écartée. Par quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplacé cette situation parfaite d’Othello racontant devant nous l’histoire de ses amours? Par une entrée triomphale d’un général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Opéra français, et paraît sublime au © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 418 Alexis Tadié provincial étonné. […] Après cette cruelle ineptie d’être allé choisir un lieu commun qui fait contresens, il n’y a plus rien à dire du libretto. Il fallait que le génie de Rossini sauvât l’opéra, non pas malgré la sottise des paroles, rien de plus commun, mais malgré le contresens des situations, ce qui est bien autrement difficile. Cette analyse de Stendhal est passionnante à plusieurs titres: d’abord parce qu’elle montre une perception tout à fait remarquable de la construction de la tragédie de Shakespeare. Ensuite parce qu’elle révèle une intelligence de la nature de l’opéra comme genre, qui lui permet d’exercer son jugement. En outre, et nous y reviendrons, parce que Boïto a lui aussi décidé de sacrifier le premier acte de la pièce anglaise. Cette destruction à laquelle procède l’opéra de Rossini, ou plus exactement son livret, nous enseigne enfin la complexité de ce que serait une adaptation réussie. Si l’incarnation du Maure de Venise, trouvée chez Cinthio, acquiert chez Shakespeare une tout autre dimension, on voit dans ce premier Otello avec quelle facilité cette dimension peut s’évanouir. Et Stendhal, non pas de conclure, mais de donner à chacun la clé d’une écoute raisonnée de l’Otello de Rossini: "Dans Otello, électrisés par des chants magnifiques, transportés par la beauté incomparable du sujet, nous faisons nous-mêmes le libretto." C’est là le paradoxe suprême, à mon sens, des opéras tirés de Shakespeare, et je partage bien évidemment le sentiment de Stendhal: la force de ses pièces est telle que leur souvenir plane sur les adaptations de librettistes pas toujours très inspirés. Les mythes qu’il a créés s’imposent à la musique par delà les reconstructions dramatiques données par l’intrigue de l’opéra: c’est vrai de l’Otello de Rossini, c’est vrai aussi, par exemple, des Capulet et des Montaigu de Bellini, même s’il n’est pas vraiment tiré de Shakespeare. La connaissance, même imparfaite que l’on peut avoir des tragédies shakespeariennes (ou comédies, dans le cas de Falstaff) vient influencer notre perception des œuvres, renforcer notre écoute, approfondir notre connaissance de l’opéra. Car bien sûr la pièce de Shakespeare est elle-même empreinte de musique, est elle-même musique comme l’a suggéré un critique il y a fort longtemps. À l’harmonie d’Othello et de Desdemona, Iago ne réagit-il pas en disant: "Oh! vous voilà au diapason maintenant,/ mais je fausserai les clés qui font cette musique,/ Honnête comme je le suis" (2.1.195-7)? © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 419 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" Boïto-Verdi, histoire d’une collaboration: transformations, la relecture d’un mythe les obstacles, les On connaît les difficultés que Verdi a rencontrées dans la composition d’Otello. Plus exactement, ces difficultés se situent en amont. Peu nous importe ici le détail des circonstances qui ont mené Boïto à Verdi, elles sont racontées dans les meilleures biographies. On sait que depuis 1871, et la première d’Aida, Verdi semble s’être retiré de la composition d’opéra, se contentant en particulier de diriger des concerts de son Requiem. De plus, Verdi n’avait à l’origine que peu d’estime pour Boïto. Les circonstances firent que Verdi fut mis en présence de Boïto, puis de l’adaptation de l’Othello de Shakespeare qu’il commençait à composer. Nous sommes alors en 1879. Mais le processus est long: c’est en 1887 qu’a lieu la première représentation de l’opéra. L’idée continue donc de germer dans l’esprit de Verdi, dont la correspondance garde les traces d’un intérêt indéniable pour l’œuvre de Shakespeare, commentant ici le personnage de Iago ("Ce Iago, c’est Shakespeare, l’humanité, c’est-à-dire une part de l’humanité"2), revenant là sur l’ineptie du livret de l’Otello de Rossini qui avait dénaturé l’original. Le livret de Boïto prend forme progressivement, parfois sur les indications de Verdi. Il est manifeste que le sujet se prête admirablement à l’opéra: une situation dramatique simple, des personnages clairement construits, une progression inexorable vers la fin, et la mort, comme disait Stendhal, pour seul horizon. Peut-être trop, si l’on en croit George Bernard Shaw, que l’on sait par ailleurs grand amateur de musique: "la vérité c’est que ce n’est pas Otello qui est un opéra italien écrit dans le style de Shakespeare, Othello est une pièce écrite par Shakespeare dans le style de l’opéra italien… Les personnages sont des monstres; Desdemona est une prima donna avec mouchoir, confidente et grand air; Iago n’est un homme que lorsqu’il se débarrasse de son rôle de méchant de tréteaux; les transports d’Othello sont exprimés par une musique absurde qui fait rage du Propontique à l’Hellespon (3.3.456-61); et l’intrigue est une intrigue de farce portée par un procédé très faible qui repose sur un mouchoir ––– 2 Lettre à Morelli, 7 février 1880. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 420 Alexis Tadié et qu’un seul mot peut faire échouer à tout moment". L’ironie est facile… En le construisant, Boïto fait prendre au livret une forme autre. Le premier point, essentiel, est la suppression du premier acte vénitien. Dans la tragédie de Shakespeare, cet acte d’exposition, dont on a vu avec quel talent Stendhal l’analysait, permet de mettre en place des éléments d’importance: la rage de Iago, les premiers signes de la supériorité de celui-ci sur Othello, le magnifique discours d’Othello aux sénateurs. Dans ce discours, en particulier, le spectateur perçoit le peu d’éloquence du militaire ("Je vous ferai le récit simple et sans fard/ De toute la carrière de mon amour, par quelles drogues, quels charmes,/ Quelles incantations, et quelle puissante magie…/J’ai conquis sa fille" 1.3.82; je souligne), le passé complexe du personnage, la façon en même temps dont son talent de conteur lui a permis de séduire Desdemona ("d’écouter ces récits/ Desdemona avait le profond désir"; voir 1.3.133-46), la naissance de leur amour ("Elle m’aima pour les dangers que j’avais traversés,/ Et je l’aimai d’en avoir pris pitié" 1.3.156-7 ). Et puis aussi l’amour de Desdemona pour Othello, soumise à celui-ci et qui souhaite l’accompagner à Chypre (incidemment, chez Rossini, pas de Chypre, tout se passe à Venise). C’est enfin le contraste entre Iago et Othello qui est clairement dessiné: l’honnête Iago comme l’appelle Othello dans toute la pièce, contraste avec la faiblesse de ce dernier décrite admirablement par Iago: "le Maure est une nature ouverte et franche, / Qui croit les hommes honnêtes pour peu qu’ils le paraissent,/ Et il se laissera docilement conduire par le nez…/ Comme les ânes!" (1.3.37881). L’une des données fondamentales du premier acte, et sur laquelle nous reviendrons, tient à la vulnérabilité d’Othello: il est déjà la victime de Iago, il est l’objet d’attaques de la part des grands de Venise, mais il répond à ces attaques avec la noblesse nécessaire: il est le paria superbe. Ce pourrait être la caractérisation d’Othello qui est en partie sacrifiée par Boïto, la noblesse qui cède et craque petit à petit sous la jalousie. C’est là que l’écho de Shakespeare, que la musique, que le jeu du chanteur peuvent permettre de retrouver cette grandeur d’âme qui risque de ne faire d’Othello qu’un mari jaloux… C’est là aussi que l’on se rend compte de l’admirable concentration provoquée par Boïto et Verdi, où le duo d’amour du premier acte de l’opéra reprend et rappelle plusieurs scènes analogues de la pièce. Ce que je dis de la © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 421 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" musique serait presque une banalité, si ce n’était aussi le sentiment qu’énonce Boïto à Verdi, alors que ce dernier craignait que la fin du troisième acte ne dénature Shakespeare: "Une atmosphère, écrit Boïto, qui a été détruite, peut être recréée. Huit mesures suffisent à ressusciter un sentiment; un rythme peut établir à nouveau un personnage; la musique est le plus puissant de tous les arts: c’est sa logique propre, plus libre et plus rapide que la logique de la parole, et bien plus éloquente". L’acte trois se termine effectivement sur la célébration d’Othello victorieux, écho de celle qui ouvre l’œuvre et lui redonne par là une partie de son sens, sur Othello maudissant Desdemona, sur Othello s’évanouissant, et l’ironie de cette célébration magistrale doublée d’un Othello rongé par la jalousie est encore accentuée par la superbe de Iago: "Ecco il Leone!" Plus précisément, la fragilité du monde shakespearien, l’inquiétude de cette fin de Renaissance devant des mondes qui s’ouvrent et ne sont pas toujours appréhendés avec la curiosité du Nouveau, ne correspond peut-être plus à la sensibilité d’un romantisme que je n’ose pas dire finissant. Il était logique, essentiel, que Boïto se concentrât sur la puissance dramatique de la tragédie, sur son noyau de tragédie de la jalousie. Il risquait, ce faisant, de l’affaiblir, mais le drame ne pouvait se jouer, pour le public de la fin du XIXe siècle, que dans la simplicité de l’amour écrasé. Un deuxième aspect de la tragédie shakespearienne, occulté par la suppression de l’acte vénitien, tient dans la dimension politique de la pièce, qui sans être centrale pose tout de même quelques problèmes intéressants, que je mentionne rapidement: le premier acte, la mise en scène du rapport de pouvoir entre Othello et les gouverneurs de la République de Venise confère en effet au personnage d’Othello une dimension que sa victoire ne suffit pas à épuiser. Othello est de fait le sauveur de l’Etat, celui à qui Venise doit ses victoires. La raison d’Etat apparaît comme l’un des moteurs de la tragédie, c’est le statut externe, pour ne pas dire de paria d’Othello qui se trouve renforcé par sa non-appartenance à l’Etat. Plus précisément, Venise apparaît comme la cité qui à la fois accueille les étrangers (Othello ou Shylock) et les met au ban si nécessaire. L’ambiguïté de la position d’Othello trouve donc en partie sa force dans la dimension politique de la tragédie, et peut-être plus particulièrement dans ce premier acte. Son caractère externe à la République, que lui-même rappelle au début, renforce sa fragilité, et s’il cède à la torture de Iago, © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 422 Alexis Tadié ce n’est peut-être pas par simple propension à la jalousie. À la fin de la tragédie, le premier acte revient en écho dans les derniers échanges entre Lodovico et Othello: "un homme dont les yeux vaincus, / Peu habitués à s’attendrir,/ Versent des larmes autant que l’arbre d’Arabie/ Sa gomme médicinale" 5.2.331-4). En supprimant le premier acte, le livret de Boïto retire alors toute référence à la dimension de la politique, concentre l’action (cela était évidemment nécessaire) sur la tragédie domestique, mais ce faisant ôte une partie de la perspective que le spectateur de Shakespeare pouvait avoir sur l’univers politique. Le dernier aspect que Boïto supprime de son livret, fait pourtant la force du ressort dramatique de la pièce: comme une particularité shakespearienne, qui n’était peut-être pas essentielle à l’opéra mais que je m’en voudrais de passer sous silence. On se souvient que l’une des raisons pour lesquelles Stendhal admirait tant le dramaturge anglais contre tous les classiques français tenait à la façon dont il échappe à la règle des unités, d’espace et de temps. Plus précisément, dans Othello, on observe un double schéma temporel qui permet à Shakespeare à la fois de resserrer l’action, et de lui donner une profondeur dramatique. La tragédie est inscrite dans une immédiateté incontournable, soumise à la pression de l’instant, du déroulement inexorable du piège de Iago: les notations de temps soulignent en effet comme une unité de temps, puisque les époux partent pour Chypre le lendemain de leur mariage, et qu’en un peu plus d’une journée toute l’action est concentrée. On oubliera simplement le voyage en mer qui sépare le premier acte du second. Mais à l’inverse un certain nombre de notations suggère une durée, et des répétitions: Iago demande à Emilia de voler le mouchoir une centaine de fois, Desdemona et Cassio l’ont trompé mille fois, Cassio a abandonné Bianca pendant une semaine, etc. Peu importent les occurrences: ce qu’il convient de noter c’est la superposition de deux ordres, l’un qui situe l’action dans la durée, et offre au spectateur toute la profondeur temporelle d’événements qui ont une histoire, l’autre qui impose à l’action une immédiateté et lui donne toute la dimension tragique de son efficacité. Shakespeare et Boïto construisent alors la tragédie et l’opéra selon des principes dramatiques différents. D’autres modifications me paraissent plus mineures, n’affectant pas la nature de l’adaptation: les problèmes techniques posés par l’opéra nécessitent bien sûr des corrections, des modifications de perspective. En revanche, on le voit, les trois © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 423 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" modifications importantes que j’ai voulu noter (quatre si l’on ajoute la profession de foi de Iago) ont des conséquences différentes: l’une tient à mon sens à l’essence de l’opéra et du théâtre qui fait que la double temporalité n’était pas tenable; Boïto lui préfère une forme d’abstraction temporelle, peut-être pour faire écho à la concentration des passions. Les autres modifications affectent en revanche directement la nature de l’œuvre puisque tant la nature politique de la pièce, que des éléments complexes du personnage d’Othello sont en quelque sorte sacrifiés par le librettiste. C’est cette modification essentielle qui oppose les shakespeariens aux verdistes. Pour les verdistes, les modifications apportées par Boïto ont le mérite de concentrer l’action, et tout ce que la parole ne peut délivrer est — ô combien! — remplacé, suggéré, par la musique. Et les verdistes peuvent citer à l’appui de leur cause le Dr Johnson qui soupirait: "Si seulement la pièce avait commencé à Chypre…". Pour les shakespeariens, en revanche, la suppression du premier acte transforme une profonde tragédie en un mélodrame, en une simple histoire de jalousie (qui est plutôt un thème de comédie, comme l’on sait). Lampedusa se gausse ainsi de la célébrité de l’opéra de Verdi qui fait qu’en Italie les représentations de la pièce de Shakespeare ne donnent plus le premier acte. Comme je l’ai suggéré, il me semble qu’il y a erreur à vouloir opposer l’une à l’autre, et à juger l’un par rapport à l’autre. Il faut au contraire écouter l’un avec la perspective de l’autre, comprendre le pouvoir de concentration que Boïto et Verdi ont donné à l’action, et retourner en même temps à Shakespeare, relire avec lui dans l’opéra d’autres échos, accepter, malgré le romantisme satanique de Iago, la grandeur du personnage, dont Verdi avait un temps penser le nom à l’œuvre (c’est l’incontournable Victor Maurel qui créa le rôle, avec Francesco Tamagno dans le rôle d’Otello, et Romilda Pantaleoni dans celui de Desdemona). La modification de la fin de la tragédie par Boïto et Verdi en est peut-être un bon exemple. À la fin de la tragédie, Othello meurt dans une dernière adresse à l’Etat, mais n’a pas un mot pour Desdemona: T.S. Eliot remarque que cette absence d’humilité trahit le désir de voir les choses comme elles ne sont pas, c’est-à-dire, dit Eliot, une forme de bovarysme. À la fin de l’opéra, au contraire, Boïto et Verdi ne s’attardent pas sur le bovarysme du personnage, le suggèrent simplement en une phrase: "Gloria! Otello fu". Et toute la fin se déroule autour du cadavre de Desdemona, ce qui renforce l’essence tragique du personnage. Les phrases sans accompagnement © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 424 Alexis Tadié musical (des sons sans tonalité, dit Verdi3) qui marquent sa fin, renforcent au contraire le célèbre "to die upon a kiss". Ainsi meurt l’un des plus célèbres personnages de l’opéra et du théâtre, entre le bovarysme et la vanité shakespeariens, et la douleur tragique de l’amour écrasé de Verdi. Mais c’est dans leur union que l’on retrouvera toute la grandeur de l’œuvre, c’est dans toute la complémentarité des incarnations que l’on percevra toute la poésie du mythe. C’est ainsi que Verdi livre à la fin de sa vie la plus aboutie peut-être des interprétations de Shakespeare. L’étrangeté du Maure J’ai gardé pour la fin l’un des aspects peut-être les plus troublants de l’œuvre de Shakespeare, qui ressort de toutes les incarnations d’Othello, dès la première, celle de Cinthio, jusqu’aux plus récentes, et je pense autant à Verdi qu’à Rushdie dont l’un des romans s’intitule Le dernier soupir du Maure, ou encore à la belle et étrange adaptation d’Orson Welles: cet aspect, c’est ce que l’on doit appeler, justement, l’étrangeté d’Othello. Etranger, Othello l’est à plus d’un titre: étranger à Venise, étranger à son ordre politique et social, étranger par sa race, étranger par ses comportements. Mais tout cela le rend évidemment étrange, perturbateur peut-être. Car la question de la race d’Othello est l’élément incontournable, qui donne son sens à la pièce. Othello est un Maure: précisons tout de suite de quoi il retourne, car il y a eu débat. Parfois peu ragoûtante, la controverse a consisté à savoir si Othello devait avoir le type arabe ou africain, le teint cuivré ou noir. Si les acteurs blancs devaient se barbouiller le visage ou si seuls des acteurs noirs pouvaient interpréter le rôle. Le texte de Shakespeare, pas plus que celui de Cinthio ne dit clairement d’où vient Othello, si ce n’est qu’il vient d’ailleurs. La cohérence historique laisserait supposer qu’à Venise, le général étranger avait moins de chance d’être africain: à Venise, un Africain est avant tout un esclave (il y a un tombeau de doge, dans une église, où la sculpture repose sur quatre Ethiopiens). Mais Othello rappelle lui-même qu’il a été un temps esclave. Cette cohérence historique-là n’a de toute façon ––– 3 Lettre à Ricordi 21 janvier 1888. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 425 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" aucune importance: l’étrangeté d’Othello tient à son apparence physique différente. Chez Cinthio, le teint noir est explicitement mentionné. Othello réfère par deux fois à son teint noir, et Iago parle de ses lèvres épaisses (sans revenir sur le bouc noir déjà mentionné). Peu importe que des exégètes veuillent à tout prix nous persuader de ce qu’au XVIe siècle ces expressions pouvaient être ambiguës: il est indéniable que l’histoire de l’interprétation d’Othello, que l’histoire de la pièce et peut-être même l’évolution du langage nous amènent à présent à considérer Othello comme de type africain. Le chanteur et acteur africain américain Paul Robeson, qui incarna le rôle dans les années 1930, fit lui-même l’expérience du scandale que provoquait cet homme noir embrassant sur scène une tendre jeune fille blanche. La dimension d’étrangeté est centrale à notre perception de la pièce. Elle n’est au demeurant pas absente d’autres pièces de Shakespeare, et Othello est peut-être l’un des personnages les plus étonnants de paria dans l’œuvre du dramaturge anglais qui en compte d’autres. À Venise toujours, dans le Marchand de Venise, deux personnages au moins remplissent cette fonction: l’un des prétendants de la jeune Portia est le prince du Maroc, personnage qui n’est pas exempt d’une certaine noblesse, à la fois dans le maintien et dans le verbe, mais qui est rapidement évacué, pour n’avoir pas su choisir le bon coffret. Dans la même pièce, c’est évidemment Shylock, personnage qui a été joué comme un rôle tragique dans certaines interprétations, qui a été joué par un acteur noir dans la mise en scène de Peter Sellars il y a quelques années4, qui incarne l’étrangeté. Et il n’est pas inintéressant de retrouver dans le personnage d’Othello des échos de Shylock. L’étrangeté est encore incarnée par Caliban, dans La Tempête, le cannibale soumis en esclavage par Prospero, et il y a peut-être quelque chose de la relation entre Prospero et Caliban, dans la façon dont Iago en vient à dominer Othello. Une partie de la grandeur de la tragédie du Maure tient au fait qu’Othello rassemble toute l’étrangeté de ces personnages shakespeariens. Elle tient plus encore au pouvoir d’identification qu’il offre. Un exemple parmi tant: le capitaine Dreyfus, à Cayenne, lisait Shakespeare, relisait Othello, en particulier un passage qu’il citait à sa femme dans ses lettres: "Le bon renom pour l’homme et pour la femme est précieux, mon seigneur, / C’est le premier joyau de nos ––– 4 Cette mise en scène transposait Venise à Venice Beach, sur fond d’émeutes. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 426 Alexis Tadié âmes; / Qui vole ma bourse vole une chose sans valeur, c’est quelque chose, et ce n’est rien;/ Elle était à moi, elle est à lui, comme elle fut l’esclave de mille autres; / Mais qui me chaparde mon bon renom/ Me dérobe quelque chose qui ne l’enrichit pas,/ Et qui me rend vraiment pauvre" (3.3.158-64). Plus près de nous, c’est l’écrivain nigérian Ben Okri qui a toujours été remué profondément par la pièce de Shakespeare, et qui soutient, à juste titre, que si ce n’est pas là une pièce sur les questions raciales, l’Histoire lui a donné cette dimension. Chez Rushdie enfin, le Maure incarne à la fois toute l’étrangeté d’un personnage autre, tout le métissage dont rêve l’auteur des Enfants de minuit, toute la superbe du personnage qui vient d’un autre monde, mais peut-être aussi tout l’échec de ce rêve. Cette étrangeté, on l’entend dès les premiers récits d’Othello qui séduisent tant Desdemona, où il relate les merveilles rencontrées: "Cannibale, qui se mangent l’un l’autre;/ Les Anthropophages, et les hommes dont la tête pousse sous les épaules" (1.3.130-2). En retour, on comprend qu’Othello puisse faire figure lui aussi d’étranger, dans un contexte où la figure du diable est souvent faite de cheveux crépus, de lèvres épaisses, de teint noir. C’est le père de Desdemona, bien sûr, qui véhicule en premier lieu cette idée, mais la haine de Iago à l’encontre d’Othello n’est pas exempte non plus de cette méfiance visà-vis de l’Autre: c’est "contre la nature" que Desdemona s’est éprise d’Othello. La tradition chrétienne elle-même avait pu identifier le bourreau du Christ à l’homme noir. Un faisceau de significations, pour la plupart historiquement déterminées, impose une méfiance véritable à l’égard d’Othello, et définit en retour la fragilité du personnage. Liée au contexte des découvertes, la composition de la pièce apparaît alors, selon certains critiques, comme nécessaire à la célébration de l’impérialisme naissant. D’autres critiques suggèrent en retour une interprétation de la pièce qui la poserait en opposition au racisme. Je ne voudrais pas ici prendre parti, mais simplement suggérer à quel point l’œuvre de Shakespeare a pu servir de matrice à des interprétations contemporaines, postcoloniales, témoignant ici de la survivance du mythe. Et je ne parle même pas de l’abus qui en a évidemment été fait dans la presse américaine au moment de l’affaire O.J. Simpson. Je disais, en réécoutant l’opéra de Verdi avec la pièce de Shakespeare présente à l’esprit, que cette double lecture permettait de lui donner une profondeur qui naissait de la complémentarité des © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 427 "D'Othello à Otello: les avatars du Maure" œuvres. J’ajouterais pour finir que l’étrangeté d’Othello, sa différence imposée par les autres, revendiquée par le texte, ne permet pas d’entendre l’opéra de Verdi comme une simple tragédie de la jalousie: pourquoi alors Boïto et Verdi, qui n’hésitaient pas, comme on l’a vu, à modifier profondément le texte, auraient-ils conservé le personnage du Maure, dans le temps où ils en supprimaient toute la dimension politique? C’est que précisément la force de la pièce naît aussi de cette étrangeté irréductible. Et c’est là peut-être que l’on retrouve la force d’une œuvre qui ne serait peut-être autrement qu’un mélodrame sur un mari trompé, un peu trop jaloux. Si l’on n’attaque plus aujourd’hui, comme dans l’anecdote stendhalienne, des maudits nègres sur des tréteaux qui embrassent des femmes blanches, le pouvoir de scandale de cette œuvre énigmatique demeure. Dans l’apparence physique d’Otello se concentrent une histoire lointaine, des contrées mythiques, une autre manière de voir. Cette altérité ne résiste peut-être toujours pas aux Iago de notre monde. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures de Margaret Cavendish (1656) Claire BOULARD - JOUSLIN Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle Dans la nouvelle "Assaulted and Pursued Chastity"1 Margaret Cavendish, Duchesse de Newcastle (1623-1673), fait dire à son héroïne qu'elle souhaite lire des livres, "if they were good ones, or else, said she, they are like impertinent persons, that displease more by their vain talk, than they delight with their company." Cette remarque peut paraître ironique car elle provient du recueil Nature's Pictures drawn by Fancys Pencils to the Life (1656), dont la composition et le contenu semblent "impertinent", terme qui au XVIIe siècle signifie déraisonnable, incohérent, décousu. Nature's Pictures est en effet un ouvrage déconcertant qui débute par six préfaces adressées au lecteur. Il est composé de onze livres en apparence dépareillés qui proposent pour les uns des contes en prose (Livres 1, 2 et 3), des fables en vers (Livre 4), pour les autres des dialogues (Livre 5), des nouvelles romanesques (Livres 6 à 10), et des descriptions. L'ouvrage se referme sur l'autobiographie de Margaret Cavendish, intitulée : "A True Relation of my Birth" (Livre 11). Margaret Cavendish elle-même devait avoir conscience de la structure chaotique de son livre, car elle explique dans la première préface : though my work is of Comicall, Tragicall, Poeticall, Philosophicall, Romancicall, Historicall and Morall Discourses, yet, I could not ––– 1 Nature's Pictures drawn by Fancys Pencils to the Life, London, 1656, Livre 8, pp. 220-71. Les citations pour la nouvelle "Assaulted and pursued chastity" proviennent de l'édition de Kate Lilley, The Blazing World and Other Writings (Harmondsworth: Penguin, 1994). © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. 430 Claire Boulard-Jouslin place them so exactly into severall Books, or parts as I would, but am forced to mix them amongst another.2 Ce désordre apparent peut expliquer pourquoi les chercheurs ont préféré analyser certains des livres de l'ouvrage plutôt que le volume dans son ensemble3. Cependant, la structure acquiert sens et cohérence si l'on considère qu'elle fonctionne, comme le titre l'indique, sur le paradoxe, concept central dans la pensée de Margaret Cavendish, ainsi que sur l'anamorphose4. En effet, le titre complet Nature's Pictures drawn by Fancys Pencils to the Life érige l'incohérence en système. Placer le livre sous le signe de l'imagination et des sciences est à la fois paradoxal et familier pour quiconque a lu les premières publications de Margaret Cavendish. La première moitié du titre, "Nature's Pictures", peut induire le lecteur en erreur car il annonce un ouvrage sur les sciences naturelles, sujet à la mode chez les lettrés anglais, depuis que Lord Bacon a publié son Novum Organum (1620) et que la communauté scientifique développe les sciences expérimentales autour de Gresham College5. Margaret Cavendish, elle-même férue de sciences, avait déjà publié plusieurs ouvrages à caractère scientifique, Philosophical Fancies (1653), Poems and Fancies (1653) et Philosophical and Physical Opinions (1655), dans lesquels elle exposait sa théorie atomiste et épicurienne. Le lecteur pouvait donc s'attendre à un contenu scientifique dans Nature's Pictures. L'un des sens de "picture" ––– 2 Nature's Pictures, "To the Reader", p. 3. Voir par exemple, Emma L. E Rees, "Heavens Library and Nature's Pictures : Platonic Paradigms and Trial by Genre" et James Fitzmaurice, "Front Matter and the Physical Make-up of Nature's Pictures" tous deux publiés dans Margaret Cavendish, Duchess of Newcastle, 1623-1673, éd. Emma L. E Rees, Women's Writing, 4. 3 (1997); voir également Victoria Kahn, "Margaret Cavendish and the Romance of Contract", Renaissance Quarterly, 50 (1997), pp. 526-566 et Deborah Burks, "Margaret Cavendish : Royalism and the Rhetoric of Ravenous and Beastly Desire", In-between : Essays & Studies in Literary Criticism, 9 (1&2) (2000), pp. 77-88, et Line Cottegnies, "The "Native Tongue" of the "Authoress" : The Mythical Structure of Margaret Cavendish's Autobiographical Narrative", in Authorial Conquests. Essays on Genre in the Writings of Margaret Cavendish, éds. Line Cottegnies et Nancy Weitz, Madison, Teaneck, Fairleigh Dickinson University Press et AUP, 2003, pp. 103-119. 4 Pour une définition de l'anamorphose, se reporter au livre de Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses : les perspectives dépravées, Paris, Flammarion, 1984, p. 223. 5 Sur le développement des sciences expérimentales en Angleterre au XVIIe siècle, voir entre autres Margery Purver, The Royal Society: Conception and Creation, London, Routledge, 1967, p. 246. 3 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 431 "Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures" était d'ailleurs à l'époque scientifique, puisqu'il signifiait, selon l'Oxford English Dictionary : "A visible image of something formed by physical means, as by a lens"6. Pourtant, le terme de "picture" est ambigu et presque contradictoire puisque la seconde moitié du titre lui prête également un sens artistique qui le tire vers le concept d'imitation par le biais des images du pinceau, du dessin et de la ressemblance ("to the life"). Or la science expérimentale rejetait l'imitation qu'elle considérait comme un principe scolastique contraire à la véracité de l'expérience. De plus, la nouvelle science accusait la méthode aristotélicienne de connaissance de la nature de faire une large place à l'imagination, et de ce fait d'être imprécise. Bacon se méfiait du fonctionnement de l'imagination qu'il comparait à une araignée tissant sa toile et ne produisant qu'un savoir d'une légèreté arachnéenne7. De même, plus tard, Thomas Sprat, historien de la Royal Society, créée en 1660 sous Charles II, louait la méthode empirique et les savants de la Société en ces termes : "They have endeavour'd to separate the knowledge of Nature, from the colours of Rhetorick, the devices of Fancy, or the delightful deceit of Fables."8 Comment le lecteur parvient-il alors à réconcilier la recherche empirique de la vérité naturelle promise dans Nature's Pictures avec les concepts aristotéliciens d'imitation et d'imagination étalés dans la seconde moitié du titre? ––– 6 L'OED use ici d'une dÈfinition fournie par l'expÈrimentateur de la Royal Society Robert Hooke. 7 La comparaison est relevée par Sylvia Bowerbank dans son article "The Spider's Delight" : Margaret Cavendish and the Female Imagination", English Literary Renaissance, 14.3 (1984), pp. 392-408, p. 398. Bacon, dans The Proficience of Advancement of Learning, déclare : "the mind works upon itself as the spider worketh his web […] and brings cobwebs of learning." [cité par Sylvia Bowerbank dans son article "The Spider's Delight" : Margaret Cavendish and the Female Imagination", p. 398] Margaret Cavendish compare souvent l'activité poétique à celle d'une araignée qui tisse sa toile. Bacon expose la même idée dans la préface au Novum Organum : "Comme on l'a judicieusement remarqué, les fables, les superstitions, les sornettes que les nourrices instillent goutte à goutte aux enfants, ne laissent pas de dépraver gravement leur esprit; pour le même motif, nous nous soucions et nous nous inquiétons même, au moment où, avec l'histoire naturelle, nous entourons de soins et d'attentions l'enfance de la philosophie, que celle-ci ne prenne dès son commencement, l'habitude des futilités." (Novum Organum, éds. Michel Malherbe et Jean Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 85) 8 Thomas Sprat, History of the Royal Society [1667], éds. Jackson Cope et Harold Whitmore Jones, St Louis, Washington University Studies, 1959, p. 62. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 432 Claire Boulard-Jouslin Le paradoxe s'épaissit encore si l'on considère que, selon le titre, la copie se fait non pas d'après l'observation de l'original, mais d'après l'imagination (fancy)9. Et Margaret Cavendish confirme le titre en décrivant son ouvrage ainsi : "In this Volume there are several feigned Stories of Natural Descriptions"10 . Elle précise dans la préface qui suit : "my feigned stories are not so lively described as they might have been, for that my descriptions are not so lively exprest by the pen, as Sir Anthony Vandick by the Pencill, by reason I have not copied them from true Originalls […] but just as Phancy forms for I have not read much History to inform me of the past Ages […]"11. Or, cet argument ne pouvait que confirmer la mauvaise réputation que l'imagination avait au XVIIe siècle, en Angleterre, depuis que Thomas Hobbes l'avait discréditée en l'associant dans son Leviathan (1651) à des pensées vaines et stériles productrices de monstres imaginaires, les "Fictions de l'Esprit" ("The Fictions of the mind")12. L'imagination était donc le contraire de la raison et une sorte de passion dangereuse. Les motifs invoqués par Margaret Cavendish dans son épître aux lecteurs pour justifier le recours à l'imagination pouvaient confirmer les préjugés à l'égard de l'imagination. Le fait que ce recueil soit rédigé et publié par une femme ne pouvait que ternir encore le prestige de l'imagination. D'abord, bien que de nombreuses aristocrates aient taquiné la muse, peu publiaient car l'entrée dans la sphère publique, réputée masculine, était perçue comme une infraction aux règles de modestie et de vertu féminines. Plus rares encore étaient celles qui signaient leurs publications. Margaret Cavendish, qui publiait à compte d'auteur et revendiquait ses textes était donc une exception13. ––– 9 Pour une analyse de l'imagination chez Margaret Cavendish, se reporter à l'article de Marguérite Corporaal, "'My Mind a Busy Fool' : Margaret Cavendish's Reflections on Science", In Between : Essays and Studies in Literary Criticism, 9 (1&2) (2000), pp. 147-160. 10 Cette citation provient de la première page et précède toutes les prÈéaces. 11 Nature's Pictures, "An Epistle to my Reader". 12 Sur le glissement du sens de la notion d'imagination au XVIIe siècle, se reporter au livre de Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde : L'imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Honoré Champion, 1995. 13 William Cavendish souligne le caractère exceptionnel de l'ouvrage dans un des poèmes dédicatoires qui servent de préface à Nature's Pictures : "O but a Woman writes, them, she doth strive / T'inttrench too much on Man's Prerogative; / Then that's the crime her learned Fame pulls down;/ If you be Scholars, she's too of the Gown :/ © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 433 "Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures" Ensuite, on pouvait lire le recueil comme un travail "de femme", c'est-à-dire de piètre qualité. Selon Margaret Cavendish, le recours à l'imagination est d'abord un effet de l'ignorance féminine en matière d'histoire14. Il est dans le même temps le garant certes d'une spontanéité créatrice qui confère à l'œuvre une originalité. Mais il place le recueil apparement en rupture avec à la fois la tradition ("history") et l'excellence picturale (le peintre de cour royaliste Van Dyck). Les préjugés misogynes du temps associaient volontiers féminité et irrationnel. Margaret Cavendish renforçait d'ailleurs ce préjugé puisqu'elle était considérée comme une excentrique un peu folle. Le recours au terme de "fancy" dans le titre paraît donc surprenant et ce d'autant que Margaret Cavendish prend dans le même temps et de manière contradictoire grand peine de dissocier sa production de l'imagination pour favoriser l'imitation par la description. Dans sa quatrième préface à Nature's Pictures, elle prévient : "though my natural Genius is to write fancy, yet in this work, I have strove, as much as I can, to lay fancy by in some outcorner of my brain, for lively descriptions to take place." Pour compliquer encore le propos, la première des adresses aux "lecteurs et spectateurs très nobles" établit un rapport étroit entre ses recueils et la personne même de Margaret Cavendish, les présentant comme autant d'auto-portraits changeants et déformés. You may justly wonder to see that each sort of my books hath a different Face presented in my pictures from one Original, which shows the copies are not done truly to the life […]. 'Tis true the alterations of Time makes a difference in one and the same Face, altering the lines therein, and features thereof, but not so much in so short a time, as my books have been printing each from other, but that there would be some resemblance. […] [T]here is not one line or feature that hath no resemblance; but those lines that do resemble, –––––– Therefore be civil to her, think it fit/ She should not be condemn'd, 'cause she's a Wit." (p. 4) 14 Margaret Cavendish évoque plus loin les restrictions sociales à l'égard des femmes : "And since all heroick actions, publick Imployments, powerful governments, and eloquent Pleadings are denyed our sex in this age […] is the cause I write so much." ["To the reader", n.p.] Sylvia Bowerbank montre que dans son précédent recueil de poèmes Poems and Fancies (1653), Margaret Cavendish associait les productions de l'imagination, la fiction, à la féminité en rappelant aux dames que la poésie leur appartenait. Voir "The Spider's Delight", p. 394. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 434 Claire Boulard-Jouslin are buried amongst those that do not resemble, so as the whole piece is unlike.15 Cette préface annonce donc que Nature's Pictures fonctionne comme un autoportrait mais que l'ouvrage livre une vérité relative sur l'auteur, dans la mesure où l'imagination fournit une perspective particulière qui le transformerait en anamorphose. Ainsi, l'imagination agirait comme une déformation calculée (oserait-on dire mathématique?), qui livrerait une vérité au lecteur capable d'en évaluer la part dans l'écriture de ce recueil. Le titre Nature's Pictures indique à quel point le "message" de l'œuvre est ambigu et difficile à saisir. Cependant, on peut penser qu'en plaçant son livre sous l'égide de la contradiction, de l'imagination, de la science et de la profusion de genres littéraires, Margaret Cavendish refuse de réduire l'opposition entre l'imagination et la science à une opposition entre faits et fiction. Au contraire, le titre établit un parallèle entre le fonctionnement de la science et celui de l'imagination en prouvant que tous deux sont des créations du cerveau. Ainsi Margaret Cavendish proposerait une alternative à l'empirisme baconien tout en se démarquant de l'aristotélisme. On peut également interpréter la variété des genres littéraires et la composition curieuse de Nature's Pictures comme la confirmation de la thèse de Derek Hirst selon laquelle, après l'exécution de Charles I en 1649, écrire était pour les Royalistes non pas un refuge loin des déconvenues de la défaite, mais au contraire une activité politique de premier plan16. Épouse de William Cavendish, un des généraux de Charles Ier, sœur de deux royalistes exécutés par le parlementaire Fairfax, et privée de ses domaines, confisqués par Cromwell, Margaret Cavendish vivait exilée à Anvers où elle rédigea Nature's Pictures. Elle avait donc de bonnes raisons de critiquer le protectorat de Cromwell. C'est ce qu'elle fit de manière explicite dans le onzième livre consacré à son autobiographie. Mais il semble que pour l'essentiel, sa critique fut prudente car la censure, bien que non-systématique était bien réelle, et d'autant plus vigilante qu'en 1655, une révolte royaliste avait éclaté dans le sud-ouest de l'Angleterre. ––– 15 Nature's Pictures, "Most noble readers and spectators", p. 1. Derek Hirst, "The Politics of Literature in the English Republic", The Seventeenth Century, 5. 2 (1990), pp. 133-55. 16 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 435 "Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures" On peut alors se demander si Nature's Pictures n'inscrirait pas dans sa structure même, autant que dans ses thèmes le portrait anamorphotique d'un esprit royaliste entré en résistance. Margaret Cavendish masquerait une propagande royaliste derrière une création littéraire et scientifique en apparence incohérente, produite par une imagination féminine perturbée. Elle utiliserait ainsi l'imagination comme un outil destiné à la fois à subvertir la notion de vérité scientifique et à indiquer au lecteur le chemin plus noble de la vérité politique et de ses convictions personnelles. L'esthétique de la fragmentation et du paradoxe serait alors à l'origine d'une anamorphose vertigineuse, recueil boursouflé et incohérent qui, appréhendé dans ses perspectives multiples (littéraire, biographique, scientifique et politique) se transformerait en un portrait spirituel et baroque. L'imagination ou la subversion de l'imitation, de la tradition et de la science expérimentale Pour empêcher que Nature's Pictures puisse être accusé d'être un livre plein de faussetés, Margaret Cavendish définit l'acte de rédaction comme la résultante de la description et de l'imagination. Dans les six préfaces au lecteur, elle s'applique à montrer que l'on ne peut réduire ces deux concepts à l'opposition entre vérité et mensonge ou encore entre nature et artifice. Si d'emblée, "descriptions are to imitate, and fancy to create"17, bientôt l'imitation s'affranchit de la stricte tâche de copiage du réel pour acquérir des dimensions créatrices. "There is as much difference between fancy, and imitation as between a Creature, and a Creator"18. Quant à l'imagination, elle obtient certains attributs de l'imitation en devenant peintre. Dans l'"épitre au lecteur", Margaret Cavendish déclare : "in these Designs or Pieces I have described many sorts of Passions, Humours. […] The pieces are not limb'd alike, for some are done with Oild colours of Poetry, others in Watry colours of Prose"19. Dès lors, par une sorte d'anamorphose, la copie contrefaite et peu fidèle devient une création originale. ––– 17 Nature's Pictures,"To the Reader". p. 3. Ibid. 19 Nature's Pictures, "To the Reader" p. 5. 18 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 436 Claire Boulard-Jouslin Enfin, Margaret Cavendish achève de subvertir les concepts d'imitation et de création en assurant que loin d'être une partie monstrueuse de l'esprit, l'imagination est le travail de la nature et est par essence féminine : "My natural genius is to write fancy" et ajoute t'elle : "For fancy is not an imitation of nature but a natural creation, which I take to be true poetry"20. Parce que la nouvelle théorie scientifique se forgeait en réaction aux notions d'imitation et de fiction, on trouve dans ces définitions confuses de l'imagination comme productrice de fiction et de l'imitation une réponse à ceux qui prétendaient que l'imitation était le seul outil de connaissance du monde naturel. Mais Margaret Cavendish répondait aussi à ceux qui, comme Bacon, croyaient que la vérité scientifique ne pouvait être atteinte que grâce à l'observation et qui sacralisaient la science au point d'en faire une vérité et non un moyen pour découvrir cette vérité. Michael McKeon souligne que c'était l'époque où : "natural philosophy, which is encouraged increasingly to disdain its traditional function as passage and bridge to something else […] embraces the effective status of an autonomous end in itself, the signifier turned signified"21. En d'autres termes, comme la fiction produite par l'imagination, la science, dont le but premier était de décrire et d'expliquer la nature, était devenue une création propre. On peut poursuivre l'analogie entre la théorie scientifique de Bacon et les théories de la fiction issue de l'imagination de Margaret Cavendish. Pour Bacon, la science est vérité et savoir. Bacon affirme que grâce aux sciences expérimentales, "nous bâtissons dans l'entendement humain le modèle vrai du monde". Il ajoute que la vérité et l'utilité deviennent donc une et même chose22. Margaret Cavendish elle aussi souligne que les travaux de l'imagination ont pour but d'instruire et de divertir le lecteur : And if I thought those Tales I call my Romanticall Tales, should or could neither benefit the life, nor delight the minde of my Readers, ––– 20 Ibid. McKeon, The Origins of the English Novel, Baltimore, John Hopkins UP, 1987, p. 66. 22 Bacon, Novum Organum, éds Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, PUF, 2001, aphorisme 124, p. 177. 21 © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 437 "Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures" no more than those pieces of Romances I read did me, I would never suffer them to be printed.23 Enfin dans la dernière de ses préfaces, elle se définit comme "a speaker of truth". L'imagination de Margaret Cavendish possède ainsi les mêmes qualités que la science nouvelle : celle de dévoiler une vérité naturelle. Il semble donc que la défense de l'imagination dans les préfaces de Nature's Pictures ait pour but de dénoncer le glissement de la fonction de la science. En conférant à l'imagination le même statut de signifiant et de signifié utile et véridique que celui de la science, Margaret Cavendish niait que l'observation scientifique fût le seul et unique instrument de recherche et d'explication des phénomènes naturels. Le contenu de Nature's Pictures confirme la théorie exposée dans les préfaces et destinée à convaincre les lecteurs de la validité de ses créations imaginaires. Les fictions autant que la structure du recueil établissent un parallèle entre imagination et science, leur donnant également le statut de vérités fictionnelles. Tout d'abord, les onze livres de Nature's Pictures reposent sur le principe fondateur des sciences expérimentales que constitue l'observation, et ils fournissent une analyse clinique bien qu'imaginaire de la nature humaine. I have endeavoured to describe and imitate the severall Actions of life, and changes of fortune, as well as my little Wit, weak observations, and less learning can compose into severall discourses.24 Ensuite, tout comme la science qui montre l'invisible grâce au microscope et au téléscope, Margaret Cavendish utilise l'imagination pour révéler à son lecteur ce qui n'est pas visible même à travers la lentille du microscope, c'est-à-dire, son esprit en activité. Nature's Pictures se veut le portrait d'un esprit féminin. C'est ce qu'elle annonce dans la première préface qu'elle adresse, en insistant de manière significative sur le sens de la vue, si important dans l'empirisme, à ses "très nobles spectateurs" : "But I must tell my Readers, that though the Figure of my Person is not exactly like the ––– 23 24 Nature's Pictures, p. 7. Nature's Pictures, "To the Reader", p. 8. © Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). 438 Claire Boulard-Jouslin Original, as it might have been; yet the Figure of my Brain had a perfect draught from the original of my Minde"25. On remarque donc que l'imagination qui à l'ordinaire déforme l'image de la nature fait une exception pour l'esprit de Margaret Cavendish. Celle-ci indique ainsi que la structure du recueil et son contenu constituent une clé pour comprendre le fonctionnement interne de son esprit. La structure souligne aussi la diversité de son talent imaginatif, car elle révèle aux lecteurs toutes les facettes de son génie littéraire : presque tous les genres, à l'exception du théâtre et du genre épistolaire sont explorés dans Nature's Pictures. Fait remarquable, le livre se referme sur l'autobiographie de Margaret Cavendish, c'est-àdire sur l'analyse de sa vie, de son milieu et donc de sa nature. On peut considérer "a true Relation" comme le point d'orgue de Nature's Pictures puisqu'il présente au lecteur un autoportrait complet qui est, contrairement aux fictions décrites comme des "feigned stories", un morceau de vérité. "Also there are some Morals, and some Dialogues […] and a true Story at the later, wherein there is no feignings"26. La forme autobiographique étant le fruit de son esprit témoigne de la maîtrise par Margaret Cavendish d'un genre littéraire nouveau, tandis que le texte procure au lecteur des informations supplémentaires sur la vie et les opinions de l'auteur, auxquelles les livres précédents avaient déjà fait allusion dans les fictions. Et comme pour les fictions, "a True Relation" est une manipulation destinée à présenter au monde sa propre vérité. Elle donne au lecteur sa version des faits, mais également des aperçus sur sa personnalité et sa psychologie. Comme l'a montré Line Cottegnies, cette autobiographie est elle-même une construction faite à partir de différents mythes : celui d'une enfance édenique, d'une famille unie, d'une loyauté sans faille à la monarchie, d'une résistance héroïque au clan parlementaire et enfin celui d'une femme auteur27. L'autobiographie est donc le moyen idéal de créer par la reconstruction biographique sa propre vérité, de construire et de forger son identité singulière et unique. En ce sens, l'autobiographie est la