En mal de mots : représentations de la figure paternelle Dans les

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En mal de mots : représentations de la figure paternelle Dans les
University of Iowa
Iowa Research Online
Theses and Dissertations
Fall 2014
En mal de mots : représentations de la figure
paternelle Dans les littératures de la Caraïbe et des
Mascareignes
Vanessa Christine Borilot
University of Iowa
Copyright 2014 Vanessa Christine Borilot
This dissertation is available at Iowa Research Online: http://ir.uiowa.edu/etd/1432
Recommended Citation
Borilot, Vanessa Christine. "En mal de mots : représentations de la figure paternelle Dans les littératures de la Caraïbe et des
Mascareignes." PhD (Doctor of Philosophy) thesis, University of Iowa, 2014.
http://ir.uiowa.edu/etd/1432.
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EN MAL DE MOTS: REPRESENTATIONS DE LA FIGURE PATERNELLE DANS
LES LITTERATURES DE LA CARAIBE ET DES MASCAREIGNES
by
Vanessa Christine Borilot
A thesis submitted in partial fulfillment
of the requirements for the Doctor of
Philosophy degree in French and Francophone World Studies
in the Graduate College of
The University of Iowa
December 2014
Thesis Supervisor: Associate Professor Anny Dominique Curtius
Copyright by
VANESSA CHRISTINE BORILOT
2014
All Rights Reserved
Graduate College
The University of Iowa
Iowa City, Iowa
CERTIFICATE OF APPROVAL
_______________________
PH.D. THESIS
_______________
This is to certify that the Ph.D. thesis of
Vanessa Christine Borilot
has been approved by the Examining Committee
for the thesis requirement for the Doctor of Philosophy
degree in French and Francophone World Studies at the December 2014
graduation.
Thesis Committee: ______________________________________
Anny Dominique Curtius, Thesis Supervisor
______________________________________
Russell Ganim
______________________________________
Michel Laronde
______________________________________
Roland Racevskis
______________________________________
Sujatha Sosale
ACKNOWLEDGMENTS
Je tiens à remercier le département de Français et d’Italien de l’Université de l’Iowa
pour m’avoir soutenue tout au au long de mon doctorat. Ici, j’ai evolué intellectuellement
et professionnellement grâce à ma directrice de thèse, Anny Dominique Curtius, qui a tout
mis en œuvre au sein de mon département et au-delà pour que je puisse produire un travail
et des recherches de qualité pendant ces cinq dernières années.
Grâce aussi au Crossing Borders Program, au T Ann Cleary International
Dissertation Research Fellowship, ainsi qu’au Ballard and Seashore Dissertation Year
Fellowship, j’ai pu mener à bien mes recherches à Aix-en-Provence, en Guadeloupe, en
Martinique, à l’Ile Maurice et à la Réunion. Ces recherches ont été cruciales pour l’écriture
de ma thèse.
Au cours de ces recherches, j’ai rencontré des personnes qui ont accepté de
m’aider dans ma quête et dans l’aboutissement de mon projet.
Dans la Caraïbe, je tiens donc à remercier chaleureusement Ernest Moutoussamy,
ancien député maire de la commune de Saint-Francois en Guadeloupe et écrivain. Olivier
Mounsamy et Danick Zandronis pour leurs remarques pertinentes et leur diligence à
m’aider à entrer en contact avec des acteurs de la culture guadeloupéenne et martiniquaise.
Je remercie également Raphaël Confiant, dont le travail est au cœur de ma problématique,
et Gerry L’Etang qui m’ont accordé des entretiens et ont accepté de répondre à mes
questions même après mon retour dans l’Iowa. Enfin, je ne peux manquer de remercier
Michel Ponnamah qui a accepté de me recevoir et m’a offert son beau et precieux « roman
antillais », Dérive de Josaphat.
Dans l’Océan Indien, je remercie l’écrivain mauricien Barlen Pyamootoo qui a
accepté de me guider, et de me présenter à des artistes et écrivains de l’Ile Maurice. J’ai eu
l’occasion de rencontrer Barlen Pyamootoo à l’Université de l’Iowa alors qu’il était en
résidence au International Writers Workshop. Je remercie aussi les professeurs Jean-
ii
Claude Carpanin Marimoutou et Jacqueline Andoche, de l’Université de la Réunion, qui
ont accepté de me recevoir et de me donner leur point de vue sur la passerelle qui pouvait
être faite entre nos deux regions. Je remercie également ma famille mauricienne, la famille
de M. et Mme Jean-Paul et Margaret Sooben, qui m’ont généreusement accueillie chez eux
lors de mes deux derniers jours à Maurice.
Je remercie les membres de mon comité, les Professeurs Russ Ganim, Roland
Racevskis et Sujatha Sosale d’avoir accepté d’en faire partie. Je remercie le Professeur
Michel Laronde dont les conseils avisés, les cours et les encouragements m’ont aidée tout
au long de mon doctorat. Enfin, je remercie ma directrice de thèse, Anny Dominique
Curtius, qui m’a toujours fait confiance, et qui avec Michel Laronde ont cru en moi, en ma
parole. Ma directrice m’a donné à la fois l’indépendance et le soutien necessaires à toutes
mes démarches intellectuelles et personnelles. Elle est mon mentor et mon modèle.
Je remercie mes autres professeurs qui m’ont toujours soutenue. Dominique
Aurélia, mon professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane, campus de Schoelcher,
qui m’a encouragée dans cette ouverture trans-continentale. Richard Zipser, ancien
directeur du département de Langues Modernes à l’Université du Delaware, qui m’a
fortement conseillée de faire mon doctorat à l’Université de l’Iowa, sous la direction du
Professeur Curtius. Mary Donaldson-Evans qui était ma directrice de mémoire à
l’Université du Delaware et enfin Geoffrey Hope, professeur de Français à l’Université de
l’Iowa. Leurs conseils avisés m’ont aidée dans différentes démarches.
Je n’aurais pu arriver à la fin de cette aventure sans le soutien inconditionnel de
mes amis. Je remercie Ingrid Salnot et Alexander Lagrandcourt qui m’ont accueillie chez
eux à Paris, lors de mon passage en 2011. Je remercie également mes amis Florence
Vellaidom, Olivier Siracuse et Cedric Douyère qui m’ont accueillie et accompagnée lors
de mon séjour à la Réunion. Je remercie également mon cher ami Gary Gluck et son épouse
Laura pour leur soutien inconditionnel. Gary et mon frère de cœur, Earl Victor, ont toujours
été, et sont encore, des oreilles attentives ainsi que des lecteurs assidus de mon travail.
iii
Avec eux, Bénédicte Augustini-Corbett, Annie Dimitrova et Amélia Sylvester ont été mes
plus ferventes supportrices dans les bons et les moins bons moments. Je tiens à les
remercier pour leur amitié, leur soutien et leurs critiques constructives. Je remercie
également ma sœur de cœur, Carole Gène, et mon ami Tony Balcaen qui ont toujours cru
en moi, m’ont poussée et m’ont soutenue. J’ai une tendre pensée pour Gladys Rozas,
Sabrina Ensfelder et Licka Bellegarde.
Ma thèse est une quête intellectuelle et personnelle car elle m’a permis de découvrir
des voix. Je salue et remercie mon frère, Robin Ramdine-Manguerou, pour nos longues
nuits passées à raconter nos histoires familiales et son soutien. Je remercie également ma
sœur, Raissa Charini, pour sa présence et sa douceur.
Je dédie cette thèse à mon grand-père et père, Julien Hyppolite Borilot, dont la voix
s’est éteinte le 28 février 2014, lors de la rédaction de ma thèse. Je dédie ce travail à mon
père, Alfred Xavier Ramdine-Manguerou, dont l’absence a motivé ce projet de recherches.
Enfin, ce travail n’aurait jamais vu le jour sans l’amour, le soutien et le dévouement de ma
femme poto-mitan, ma mère, Justine « Guilaine » Borilot. Sa voix est en soubassement de
tous ces chapitres et c’est parce qu’elle est « la mère et le père » que je suis partie à la quête
de la (présence-)absence du père dans les littératures de la Caraïbe et de l’Océan Indien.
iv
ABSTRACT
In the French Caribbean islands of Guadeloupe and Martinique, the father is
stigmatized because he is often absent from the family structure. The possible reasons for
his absence can be found in the Code Noir [Black Code] promulgated in 1685 in the French
Caribbean colonies and in 1724 in Mauritius and Reunion. The Black Code is intended to
regulate the lives of slaves in the colonies by monitoring their lifestyles, their religion
(imposed Catholicism) and their status as commodities. More important, the legal
document positions women at the head of the household by defining the legal status of
children according to that of their mother, and subsequently denying the black man a role
in the family except as procreator. Article XII of the Code stipulates that [c]hildren born in
marriages between slaves will belong to the masters of the female slaves and not to those
of the husband”. As for article XIII, it claims that “[i]f the husband married a free woman,
their children, boys and girls, will be free like her no matter the status of their father but if
the father is free and the mother is a slave, the children will be slaves like their mother”.
Thus, it is because she is deprived of a spouse who is her equal that the black woman must
occupy the two functions of both mother and father in the family.
After the abolition of slavery, French colonial authorities called for cheap and
abundant labor, coming mainly from India, to replace the former slave population on the
plantations. The arrival of Indian indentured servants (called Coolies), initially hired for
five years, transformed the existing social, cultural and economic structure of the islands
because Indians replaced the former African slaves at the bottom of the social ladder.
Consequently, like the former slaves of African descent, Indian laborers experienced a new
language, a new land, new standards and more importantly, they were subjected to the laws
of the Black Code that were not originally applicable to them, but still prevailed even after
the abolition. Therefore, what I call a Black Code mentality, articulated in the passage from
African slavery to Indian indentureship, is what determines the relationships between men
v
and women, of both African and Indian origins. The mentality extends to the post-slavery,
colonial and postcolonial situations of these societies of the Caribbean and the Indian
Ocean, until today.
The purpose of my dissertation is to examine the persistence of a widespread
monoparental pattern in these regions as a logical consequence of the application of the
1685/1724 Code Noir. My thesis underscores the rearticulation and renegotiation of the
role of the father, of African and Indian descent, in both his family structure and his
community of origin, as a function that was codified, legitimized and predetermined by the
Black Code. Besides, I contend that the ethnic, social and cultural components of these
societies are, in many respects, relayed by social laws and decrees that have had a
significant impact on family structures in the Caribbean and the Indian Ocean.
Through the critical analysis of contemporary literatures and films from
Guadeloupe, Martinique, Reunion and Mauritius, my thesis compares two different
geographical areas that are legally connected by the Black Code during slavery and evolve,
after the abolition, towards a different political status: Guadeloupe, Martinique and
Reunion became French Overseas Departments in 1946 whereas Mauritius became
independent in 1968. This comparison allows me to question four major critical concepts
pertaining to postcolonial theory: Creolization, Creoleness, Indianness and Coolitude, as
they relate to the identity politics of two populations present in the Caribbean and the Indian
Ocean: the African diaspora and the Indian diaspora.
vi
PUBLIC ABSTRACT
This dissertation examines the reasons why there is a pattern of the absent father in
the family structures of Guadeloupe and Martinique, in the Caribbean, and in Reunion and
Mauritius, in the Indian Ocean. I explain this pattern by the persistence, to this day, of a
plantation mentality that took shape in times of slavery.
Through the analysis of contemporary literatures from Guadeloupe, Martinique,
Reunion and Mauritius, my thesis compares the Caribbean (Guadeloupe and Martinique)
and the Indian Ocean (Reunion and Mauritius) from the shared experience of slavery and
colonization and their respective evolutions in times of post-slavery and post-colonization.
Through an analysis of the representations and the roles of fathers or father figures
in families, communities and islands in times of slavery, colonization and postcolonization, the dissertation points out the political, social and cultural evolutions and
negotiations that fathers, as well as mothers, put in place to survive or counteract laws and
policies aimed at historically and culturally relegating them to a position of subaltern within
their own families.
vii
TABLE OF CONTENTS
CHAPITRE I INTRODUCTION ........................................................................................1
I.1.Poser les jalons ............................................................................................1
I.2 La passerelle théorique : Créolisation, Créolité, Créolie, Indianité,
Coolitude...........................................................................................................6
I.3. Pourquoi le père ? .....................................................................................15
I.4. Articulation de la thèse .............................................................................23
CHAPITRE II LA FEMME POTO-MITAN : DU VODOU AU PARADIGME
SOCIAL ANTILLAIS ET DES MASCAREIGNES .....................................33
II.1.L’espace : catalyseur des caractéristiques de la femme Poto-Mitan ........36
II.1.1. Entre terre et mer : la pacotilleuse comme articulation d’un
discours transnational et cosmopolite ......................................................37
II.1.2. L’habitation : laboratoire de la créolisation et plateforme de
prédilection de la femme Poto-Mitan ......................................................44
II.2. La femme Poto-Mitan et son corps .........................................................57
II.2.1 La maternité et la stérilité ..............................................................57
II.2.2.Entre appropriation et négation de la sexualité ..............................61
II.2.3 La femme Poto-Mitan indo-antillaise ............................................69
II.3. La femme Poto-Mitan existe-t-elle dans les Mascareignes ? ..................73
II.3.1 Maternité avortée ...........................................................................73
Conclusion ......................................................................................................79
CHAPITRE III LE PARADIGME DE LA MASCULINITE: LA PATERNITE ET
SON VECU DANS LES LITTERATURES DE LA GUADELOUPE
ET DE LA MARTINIQUE ............................................................................80
III.1.De la paternité symbolique et historique : la place du Béké dans la
littérature antillaise .........................................................................................84
III.1.1.Les espaces d’émergence de la voix de l’homme et du père ........84
III.2. L’homme empêché : masculinité contrariée, paternité détournée .......101
III.2.1.Présence-absence : la paternité symbolique en période postesclavagiste ............................................................................................103
III.2.2 Masculinité et paternité en période post-coloniale, posthabitationnaire et transcoloniale ............................................................109
III.2.3.Le dorlis : entre paternité symbolique et paternité réelle ...........114
III.3. Conclusion : une réflexion sur les espaces d’émergence de la
parole masculine et paternelle ......................................................................121
CHAPITRE IV DE LA PRESENCE INDIENNE : LE PERE INDO-ANTILLAIS
DANS LA LITTERATURE DE LA CARAIBE FRANCOPHONE ...........124
IV.1. De l’Indien au Coolie : (poétique de) l’odyssée des Indiens
jusqu’à la Guadeloupe et la Martinique. .......................................................127
IV.1.1. Ganesh, un homme indien de Calcultta : de la réalité au
mythe ou du mythe à la réalité ? Les libertés de la mémoire. ...............129
IV.1.2. Des différences à la différence : la quête d’identité dans
Aurore ....................................................................................................132
IV.1.3. Râma et Ganesh : entre symbole et mythe ................................136
IV.2. De la présence indienne en milieu habitationnaire et posthabitationnaire ..............................................................................................138
IV.2.1. La masculinité du « kouli » : un regard sur la présence
indienne dans l’habitus habitationnaire .................................................138
viii
IV.2.2. Transition, confrontations, négociation, cohabitation : le
vécu de l’habitus habitationnaire par les Indiens ..................................142
IV.2.3. Ecocritique de la Présence indienne ..........................................150
IV.3.Coda ......................................................................................................171
IV.3.1. La Panse du Chacal ou l’émergence d’un autre rythme dans
la littérature antillaise. ...........................................................................171
IV.3.2.Dérive de Josaphat : le roman créole .........................................172
Conclusion ....................................................................................................174
CHAPITRE V OUVERTURES TRANSOCEANIQUES DE LA CARAIBE AUX
MASCAREIGNES .......................................................................................176
V.1. Esclavage et engagisme : un point de vue sur l’Histoire dans
Adzire ou le prestige de la nuit de Firmin Lacpatia et Les Rochers de
Poudre d’Or de Natacha Appanah-Mouriquand ...........................................181
V.1.1. De l’habitation ............................................................................182
V.1.2. De l’engagisme ...........................................................................187
V.2. Dynamiques familiales et dialogues sociaux ........................................196
V.2.1 Familles composées - familles recomposées : figures
paternelles chez Axel Gauvin ................................................................197
V.2.2. Familles disloquées chez Ananda Dévi ......................................208
V.2.3. L’homme empêché .....................................................................213
V.4.Conclusion : revisiter les thérories.........................................................218
CONCLUSION ................................................................................................................225
BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................................235
ix
CHAPITRE I
INTRODUCTION
Seul le maître a pouvoir, même pas la mère, Le quatrième siècle, Edouard
Glissant
I.1.Poser les jalons
La critique du père absent est récurrente en Guadeloupe et en Martinique. Stephanie
Mulot, dans sa thèse de doctorat intitulée « ‘Je suis la mère, je suis le père !’ : L’énigme
matrifocale. Relations familiales et rapports de sexes en Guadeloupe », constate qu’en
Guadeloupe « chacun s'accorde à attribuer essentiellement la stabilité de la famille
antillaise, univers sacré s'il en est, aux femmes, et plus particulièrement aux mères et aux
grands-mères, ayant littéralement "sacrifié" leurs vies pour leurs enfants devant la
démission paternelle, au point que certaines peuvent clamer : "le père de mes enfants, c'est
moi", et conclure "je suis la mère, je suis le père !" » (Mulot, 12). Cette sentence populaire
que Mulot relève dans son enquête sur la famille guadeloupéenne, se retrouve dans la
littérature de la Caraïbe, que ce soit la littérature féminine ou masculine. Par exemple, Aimé
Césaire, dans son célèbre Cahier d’un retour au pays natal, se rappelle le bruit de la
machine à coudre de sa mère mais jamais l’auteur n’offre au lecteur la perception qu’il a
de son père. Jacques André, dans L’inceste focal (1987), rappelle que dans l’énonciation
de Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1975), il omet, volontairement ou non,
sa mère : « ‘L’objectivité scientifique m’était interdite car l’aliéné, le névrosé, était mon
frère, était ma sœur, était mon père’ (Peau noire, masques blancs, 184).
1
Les écrivaines reprennent aussi la tradition de la mère forte et courageuse face aux
pères absents ou démissionnaires tels les Lougandor, lignée de femmes fortes qui apparait
dans Pluie et vent sur Télumée miracle de l’écrivaine guadeloupéenne Simone SchwarzBart ou encore, chez Gisèle Pineau dans L’exil selon Julia. En revanche, chez les auteurs
des Mascareignes (Réunion, Ile Maurice, Rodrigues), le père est une présence-absence dont
la parole est la Loi suprême de la religion et des codes sociaux que les mères s’attachent à
mettre en pratique. Le père a ainsi un pouvoir aliénant sur les femmes et en particulier sur
les filles, dans sa présence et encore plus dans son absence (symbolique).
Livia Lésel, dans son étude sur les pères et leur absence de la cellule familiale
martiniquaise (2003), trouve les origines possibles de ce comportement dans le Code Noir
de 1685. En effet, Le Code noir a initialement pour but de régler la vie des esclaves dans
les colonies en réglementant leurs conditions de vie, leur religion obligatoire (le
catholicisme) ainsi que leur spécificité en tant que biens meubles et quelques fois
immeubles.
Le Code Noir est proclamé en 1724 à l’île de France (Maurice) et à l’île Bourbon
(Réunion), qui avec Rodrigues constituent les Mascareignes, et favorise dès 1725 l’arrivée
massive d’esclaves en provenance de Madagascar et des Comores. Ainsi, par les
promulgations successives du Code noir dans les colonies francaises des Antilles et de
l’Océan indien, on peut voir une tentative de la France d’uniformiser son système politique
ultramarin. Plus encore, le Code noir aura une incidence particulière sur la vie des familles
d’esclaves. En effet, les articles XII et XIII stipulent que les enfants nés d’une mère esclave
auront le même statut que leur mère en dépit de la condition du père, et par conséquent,
octroient un statut pseudo-juridique à l’homme comme simple géniteur, meuble mâle
2
absent de la structure familiale. De ce fait, la femme est seule responsable des enfants sous
la supervision du maître, sans oublier qu’en vertu des lois, hommes, femmes et enfants
esclaves appartiennent au maître tout-puissant, garant de la Loi sur l’île en général et dans
le système habitationnaire en particulier. Ainsi, on se rend compte que la société créole est
fondée dès sa phase liminaire sur un système de domination relayé par la Loi : l’esclavage
et la traite sont règlementés par les puissances européennes. Dans la période postdéportation des esclaves, leur vie quotidienne est aussi gérée par ces mêmes puissances
avec l’aide de représentants locaux. Par la promulgation des textes de loi qui régissent le
système esclavagiste, on constate que le maître est celui qui ordonne le silence (à l’homme)
ou octroie le « pouvoir » (à la femme) en fonction de ses propres intérêts économiques. Si
les enfants doivent suivre le statut juridique de leur mère (esclave ou affranchie), il va de
soi que, tout comme l’homme esclave est perçu comme un géniteur, la femme esclave, elle,
n’est que celle par qui la croissance et la pérennité du système sont assurées. Edouard
Glissant, dans Le discours antillais (1981) qualifie ainsi la famille martiniquaise:
Famille-investissement (profit du
maître)
Désir de mort et meurtre de l’enfant
par la mère1
Condition de la femme : génitrice
Condition de l’homme : étalon
Condition de la famille : la vie audehors
1 Ce second aspect de la famille martiniquaise telle qu’elle est présentée par Glissant rappelle
l’intrigue de Beloved (1987) de Toni Morrison, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1993.
3
Une question importante se pose ici : comment s’articule la prise de pouvoir de la
femme ? Parallèlement, comment se présente la mise sous silence de l’homme en milieu
esclavagiste, en période coloniale et postcoloniale, en ce qui concerne la cellule familiale ?
A la proclamation des abolitions de l’esclavage respectives, les structures
économiques, sociales et culturelles des colonies françaises vont radicalement changer.
L’Ile de France (Maurice) est sous domination française de 1715 à 1810 avant de passer
sous la tutelle des Britanniques en 1819 et ce, jusqu’à l’indépendance en 1968. En ce sens,
l’île connait l’émancipation des esclaves bien plus tôt que la Réunion, l’esclavage ayant
été aboli en 1835 dans les colonies britanniques.
Pour pallier à la carence en main d’œuvre suite à l’abolition, les Britanniques ont
recours aux immigrés indiens ramenés dans l’île. En signant un contrat dans lequel il
s’engage à travailler dans les îles pendant cinq ans, le coolie indien devient un engagé.
D’ailleurs, comme le fait remarquer Catherine Boudet (2002), les premiers engagés furent
introduits dès 1815 pour ensuite voir une recrudescence de l’engagisme en 1835 où les
colons ont recours aux Indiens moins coûteux que « les anciens esclaves devenus apprentis
sur les plantations » (261). L’engagisme à Maurice continuera jusqu’en 1922. L’île recevra
200 000 engagés indiens et chinois entre 1835 et 1865.
A l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, les colons français
se sont retrouvés face à la même carence et ont recours aux mêmes ressources que les
colons de l’Ile Maurice. Ainsi, entre 1853 et 1885, 70 000 engagés indiens sont arrivés aux
Antilles Françaises dont 45 000 en Guadeloupe (Ramdine, 325). Singaravelou rappelle que
« La France favorisa dans un premier temps l’introduction de coulis africains » (612).
4
Ainsi, entre 1855 et 1861, 20 000 Congos sont arrivés aux Antilles sous les termes de
contrat. Le système, avec les Africains, a échoué car il rappelle trop celui de la traite.
L’arrivée des Indiens dans les îles va transformer les catégories sociales, culturelles
et économiques de ces dernières. D’abord, ils seront perçus par les anciens esclaves comme
des concurrents déloyaux puisque leur salaire est inférieur à celui des Créoles (L’Etang,
Sméralda, Singaravélou). Puis, parce qu’ils sont arrivés aux Antilles, à la Réunion et à
Maurice de leur « plein-gré », les Indiens y instaurent leurs cultes religieux mais aussi leurs
valeurs familiales et sociales. L’arrivée de cette nouvelle ethnie va nuancer voire changer
les conceptions de la famille et des rapports familiaux autant chez les anciens esclaves que
chez les nouveaux arrivés. Plus encore, on ne peut manquer de remarquer les différences
qui existent entre les îles françaises de la Caraïbe et de l’Océan indien : le nombre des
engagés indiens à Maurice et à la Réunion est bien plus élevé que celui des engagés aux
Antilles Françaises. Leur nombre est important étant donné la proximité de l’Inde par
rapport aux îles. Leur présence leur octroie une plus grande visibilité et dans le cas de
Maurice, une assise politique en période postcoloniale. Par ailleurs, Ponoman (1995)
rappelle que les premières femmes indiennes sont arrivées très tard aux Antilles françaises
(près de vingt ans après l’arrivée du premier convoi) et qu’elles sont extrêmement rares à
Maurice. Le gouvernement britannique dès 1856 ordonne qu’il y ait 40 femmes pour 100
hommes par convoi. Ainsi, on se rend très vite compte que les lois diffèrent en fonction
des principes économiques en vigueur.
5
I.2 La passerelle théorique : Créolisation, Créolité, Créolie, Indianité, Coolitude
Dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) Bourdieu définit l’habitus
comme étant la résultante de « structures qui sont constitutives d’un type particulier
d’environnement (e.g. les conditions matérielles d’existence caractéristiques d’une
condition de classe) et qui peuvent être saisies empiriquement sous la forme des régularités
associées à un environnement socialement structuré » (Bourdieu, 1972, 175). Il précise que
les habitus sont un « principe de génération et de structuration de pratiques et de
représentations qui peuvent être objectivement ‘réglées’ et ‘régulières’ sans être en rien le
produit de l’obéissance à des règles…sans être le produit de l’action organisatrice d’un
chef d’orchestre » (175).
M’inspirant de Bourdieu, je soutiens qu’il existe dans ces régions un habitus
habitationnaire, l’habitation étant « l’environnement socialement structuré », qui explique
la présence-absence du père et les rapports conflictuels qui existent entre les hommes et les
femmes, et entre les hommes et leurs enfants. Les composantes ethniques et sociales de ces
deux régions sont relayées par des composantes politiques, qui tirent leurs origines du
système esclavagiste et habitationnaire, et qui ont un impact considérable sur les familles
des Antilles et des Mascareignes. Christian Ghasarian remarque que la violence de
l’histoire de la Réunion, avec les stratifications sociales de la société de plantation, la
consommation d’alcool favorisée par l’économie de plantation, se retrouve dans la violence
des rapports socioculturels des plus défavorisés. Il remarque par conséquent que c’est
l’image et le rôle du père qui sont dévalorisés symboliquement et concrètement (13-14). A
Maurice, Boswell met en exergue le déclin de la masculinité à cause de l’incapacité des
hommes Créoles à satisfaire économiquement les femmes. De plus, le chômage touche
6
moins les femmes et ce sont elles, le plus souvent, qui assurent la subsistance de la famille
que le mari/ père soit présent ou pas (Boswell, 121).
Cette thèse a donc pour objectif d’analyser les raisons sociales, politiques,
culturelles et historiques qui réduisent le père au « silence » ainsi que le rôle du père dans
la littérature de ces régions. Comment comprendre la désertion, l’absence des pères dans
ces littératures ? Comment expliquer cette absence comme la continuité du système de
domination instauré dès le dix-septième siècle par le Code Noir? Le père absent ou
silencieux est-il l’allégorie de la situation politique et géopolitique de ces régions ? Quelle
est la valeur artistique, politique et idéologique d’une absence si frappante et si parlante ?
Comment la présence-absence du père dans la famille dans les littératures de la Caraïbe et
des Mascareignes permet-elle d’interroger les stratégies de négociations qui existent dans
l’habitus habitaitonnaire et dans le processus de créolisation ?
Hall définit la créolisation comme le « result of forced transculturation under the
circumstances peculiar to transportation, slavery and colonization» (186). Pour Nigel
Bolland, il est important de prendre en compte la notion de pouvoir quand on parle de
créolisation. En effet, tous les éléments (Béké, Mulâtres, Noirs, Indiens, Amérindiens,
Chinois) sont engagés dans le processus de créolisation mais n’ont pas la même autorité
dans ce processus (9), ce qui met en exergue l’importance du pouvoir et du rôle de chacun
dans ces sociétés. En revanche, les Antilles françaises sont des laboratoires (pour reprendre
le terme de Glissant) en ce sens que leur exiguïté ainsi que leur éloignement des trois pôles
identitaires originels (France, Afrique, Inde) obligent à reconsidérer le nouveau monde par
voie de détour : « the ultimate resort of a population whose domination by an Other is
concealed : it must then search elsewhere for the principle of domination, which is not
7
evident in the country itself » (Glissant, 1997, 20). Ainsi, la notion consciente de détour et
l’acceptation d’un non-retour à une certaine origine donne naissance à une identité rhizome
que Deleuze et Guattari définissent comme « an enmeshed root system, a network
spreading either in the ground, or in the air, with no predatory rootsotck taking over
permanently » (Glissant, 1997, 11). Ainsi, les Antillais peuvent négocier leurs relations
dans leur processus de créolisation, négociations dans lesquelles chacun des éléments en
présence a pu infiltrer différents degrés culturels, sociaux et politiques. Plus encore, les
Antillais réclament la départementalisation votée en 1946. La loi de départementalisation
doit apporter l’égalité entre les (anciennes) colonies et les citoyens français. Elle doit aussi
et surtout anéantir la pauvreté accablante des colonies en y instaurant les aides sociales
perçues en France hexagonale. Ces aides concernent en particulier les mères célibataires et
dans une moindre mesure, les aides au chômage. D’autre part, Françoise Lionnet, dans son
article « Créolité in the Indian Ocean : two modes of cultural diversity » (1993), soutient
que la départementalisation a eu pour effet de gommer les distinctions culturelles entre les
différentes ethnies qu’elle perçoit comme un manque à gagner pour les départements. Force
m’est de nuancer l’argument de Lionnet selon lequel l’effet aspirant de la
départementalisation empêche toute distinction culturelle. En effet, le maintien des
spécificités culturelles de ces sociétés « originales » à l’intérieur de la nation française était
au cœur de la réflexion sur la départementalisation, d’où l’enquête de Leiris sur les contacts
des civilisations aux Antilles françaises. Terminé trop tôt, en 1952, l’ouvrage de Leiris
offre un aspect fondamental sur la violence historique dont sont originaires ces peuples. En
1952, il est fait constat que les Békés, les Mulâtres, les Noirs et les Indiens conservent leur
mentalité de stratification raciale de la période esclavagiste en période coloniale et
8
postcoloniale. Ainsi, en dépit du changement de politique, la structure fondamentale
instaurée dès le dix-septième siècle ne change pas (comme le remarque aussi Leiris).
Toutefois, dès 1952, Leiris remarque la participation des Afro-antillais dans les rites
hindous et la dévotion totale de certains Békés à des sorcières. De ce fait, l’appropriation
des Antilles comme nouveau pays à l’intérieur de la nation française oblige à de constantes
négociations dans le processus de créolisation. En revanche, la situation est autre pour les
Mascareignes, qui comprennent la Réunion, l’ile Maurice et Rodrigues. Lionnet comme
Boswell (2005) dénotent un « malaise créole ». Le Créole à l’Ile Maurice, comme le définit
Boswell (2005) est « primarily descendants of African and Malagassi slaves brought by
the Dutch, the French and the English » (2). Ainsi, cette société créole est caractérisée par
son métissage et l’histoire de sa servilité, métissage et histoire rejetés par le reste des
composantes de Maurice du fait que contrairement aux Antilles, où le retour physique au
pays originel est plus complexe, les Indo-mauriciens et les Blancs de Maurice ont encore
des attaches à leurs mères-patries respectives. L’élite française blanche de Maurice ne
représente que 2% de la population et revendique sa spécificité culturelle par l’usage du
français. Cette élite est descendante des anciens maîtres d’esclaves et d’usiniers. Son mot
d’ordre est de garder la pureté de la race blanche en évitant toute sorte de métissage « to
maintain culture, civilization, whiteness in the face of ‘paganism’, savagery and
blackness » (Boswell, 2). Plus encore, elle s’identifie à la société française du dix-septième
siècle et non à la société contemporaine (Boswell, 2). D’autre part, les Indo-mauriciens,
devenus propriétaires à la fin de l’engagisme, se sont retournés vers l’Inde pour se
ressourcer en termes de valeurs culturelles voire politiques. Ainsi, les Indo-mauriciens et
les Blancs de Maurice s’attachent à la racine unique si décriée par Glissant afin d’exercer
9
leur pouvoir politique et culturel dans l’île. Plus encore, l’Afrique est restée un modèle
politique pour la nouvelle république mais dans ces paramètres les plus ostracisants : « In
xxth century, Mauritius had apartheid South Africa as a powerful neighbour and
postcolonial southern Africa as an example for its race relations » (Boswell, 5). Par
conséquent, les Créoles de Maurice sont à la périphérie d’une société dont ils font partie
depuis le dix-septième siècle. Leur héritage d’esclaves les prive de tout référent à l’Afrique
et de toute agentivité. Les Créoles sont exclus de tous les groupes au pouvoir et dans le
domaine politique, leur vote est rattaché à celui des Blancs, seul élément culturel de
référence auquel ils ont « accès » dans l’île. Par ailleurs, alors que le métissage est une
force de rassemblement aux Antilles, il est perçu comme un handicap à Maurice car, selon
Boswell : « In extreme extenses, Creole identity is considered a non-identity as there is no
singular homeland from which to construct an identity » (Boswell, 11). Ainsi, on comprend
la complexité du processus de créolisation puisque son origine est fondée sur l’inégalité et
que les résultats des créolisations ne sont jamais les mêmes selon la région que l’on
considère.
A la lumière de ces constats, je remets en question la façon dont Jean Bernabé,
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, rapprochent les deux régions (les Antilles et
l’Océan indien). Selon eux, dans Eloge de la Créolité : « Les Créoles que nous sommes
sont aussi proches sinon plus proches, anthropologiquement 2parlant, des Seychellois, des
Mauriciens ou des Réunionnais, que des Portoricains ou des Cubains » (32-33). En effet,
la question de la créolisation et de la créolité qui en découle est complexe et ambiguë dans
2 C’est moi qui souligne
10
le cas de Maurice d’où « l’irrecevabilité » du rapprochement anthropologique qui est fait
ici. D’autre part, si la struture sociale de l’habitation explique l’absence du père, dans le
grand schéma du système habitationnaire des colonies francaises, chaque région (Caraïbe
et Mascareignes) va créer des spécificités, qui diffèrent d’une région à l’autre et d’un
système post-habitationnaire à l’autre.
Les auteurs d’Eloge de la Créolité manquent aussi de citer le projet littéraire de la
Réunion qui a émergé en 1979.
Dans Créolie 1988, paru pour le dixième anniversaire de Créolie (néologisme
inventé par Boris Gamaleya dans son pòeme Vali pour une Reine morte (Mathieu-Job,
228), Gilbert Aubry définit le mouvement selon les paramètres du pardon, de la
reconstruction et de l’avancée dans l’unité : « L’unité sera le fruit des libres épousailles où
l’amour et le pardon se conjuguent comme le seul patrimoine à la genèse présente du futur »
(Aubry, 8). Par ailleurs, Aubry inscrit le mouvement dans le plus vaste ensemble de
l’Océan Indien avec Maurice, Comores, Seychelles, Madagascar, ralliant ainsi les îles entre
elles dans une expérience partagée de colonisation mais aussi de culture créole, quelles que
soient les articulations de leur créolisation :
Iles vous êtes au carrefour de l’océan
et des peuples, des langues et des nations. Iles
vous êtes notre matrice de Créolie dont la
mémoire s’origine en mille mémoires et dont
les races s’enfantent de mille races. Iles
sauvées de déchéance, ce n’est pas assez de
survivre de vos antiques combats. D’avoir
vaincu l’esclavage immonde aux commerces
fratricides, puissiez-vous encore remporter
d’autres victoires ! Dans la même lignée ! Car
vous êtes à vous-même et la source et le
devenir.
11
Ainsi s’articule autant chez Aubry que chez le triptyque Bernabé-ChamoiseauConfiant, une reconnaissance, une valorisation et une fierté du fait créole :
O té créol’ ! Pas besoin l’a peur !
Dresse la tête, rouv’ ton zyeux !
O té créol’ ! Chemin l’est longue
Lu l’est longue tu connais !
Ton pied va plucher, ton zos va
craquer
Mais ton cœur va chanter, ton
corps va sonner
Donn’ donn’ la main mounoir !
Roul’ Roulé’ mounoir
Nous-mêmes n’a fait lèv soleil dan
plein fénoir ! (Aubry, 9)34
D’autre part, comme le souligne Rafael Lucas, Haïti reste la grande absente d’Eloge
de la Créolité. Est-ce l’éloquence de sa présence autant sur la scène politique, culturelle
que linguistique qui explique cette absence5 ?
A cela vient s’ajouter le concept de Coolitude du linguiste et poète Khal Thorabully
qui le définit ainsi:
3 En gras dans le texte.
4 Eh créole ! Pas besoin d'avoir peur ! Lève la tête, ouvre les yeux ! Eh créole ! La route est longue
/Elle est longue tu le sais ! Tes pieds vont s'user, tes os vont craquer / Mais ton cœur va chanter,
ton corps va sonner/ Donnons-nous la main mon ami ! Je remercie Stéphane Robert d’avoir bien
voulu traduire cet extrait.
5 « En dépit de la prétention géographique de l’appellation « Créolité » qui semblerait concerner l’ensemble
du monde créole, du moins dans la Caraïbe, on s’aperçoit de la réserve des écrivains guyanais et de l’absence
bruyante d’Haïti, c’est-à-dire du plus grand pays créolophone du monde (environ 7 millions d’habitants) »
Echange Caraïbe, Mathieu-Job, 222.
12
« Coolitude is not a négritude à
l’indienne… it is not essentialist, i.e.
referring to one people, one race, or religion.
It springs in fact from a word
(coolie/indentured) which at the beginning
designated an economic status… The coolie
symbolizes, in its broader definition, the
possibility of building a composite identity to
ease the pain and enrich culturally the land in
which he/she settled” (Carter, 144).
Même si le terme « coolie » reste traumatisant pour bien des descendants d’engagés
des Antilles françaises et même de la Réunion et des Mascareignes, le concept de Coolitude
reconnait et valorise l’apport des engagés indiens dans le paysage social, culturel et polique
de ces régions mais je remets en question la facon dont la creolité et la coolitude traitent
les rapports « humains » dans ces deux régions. Qu’en est-il de ce qu’Aïsha Khan qualifie
de la pratique quotidienne d’anthropologie6. Si anthropologiquement, les composantes
ethniques des Antilles françaises et des Mascareignes sont les mêmes et permettent un
rapprochement de ces régions, en revanche, les positions géopolitiques et les tracés
politico-historiques de ces différentes îles sont radicalement opposés. D’autre part, le terme
même de « créole » est problématique à l’île Maurice puisqu’il n’englobe qu’une seule
entité ethnique « les métisses » et les descendants d’Africains et de Malgaches qui ne sont
pas reconnus ou acceptés par les autres composantes de la société, ce qui n’est pas le cas
aux Antilles. Aussi, à Maurice, à la Réunion, comme aux Antilles, la situation précaire
de l’ancien coolie a évolué même si le terme persiste (surtout en Martinique). Les Indomauriciens, comme le démontrent les études de Boswell, de Lionnet, d’Ho Hai Quang,
6 Aisha Khan, “Good to think: Creolization, Optimism and Agency”, 2007.
13
mais aussi de Françoise Vergès, de Megan Vaughan, d’Anjali Prabhu, de Sudel Fama, font
partie de l’élite et imposent en politique tout comme en société, la domination qu’ils avaient
subie tout au long du dix-neuvième siècle. De ce fait, les concepts de créolité et de
Coolitude sont à mon sens trop généralisant et oublieux des spécificités intrinsèques des
régions auxquels ils font référence. En revanche, je conçois que le concept de Coolitude
offre une ouverture transocéanique7 car l’Indo-antillais est cruellement absent de la
littérature ou n’apparait que sous ses aspects stéréotypés. En ce sens, la Coolitude vient
combler les failles laissées par la créolité (pour reprendre l’analyse de Mehta dans
Diasporic Dislocations: Indo-Caribbean Women Writers Negotiate the Kala Pani, 2004)
et invite à une plus grande considération des ethnies en présence aux Antilles françaises.
Ainsi, la Coolitude comblerait non seulement la Créolité mais aussi de L’Indianité, concept
culturel développé par Ernest Moutoussamy et qu’il définit comme : « not a political
ideology. It is the expression of a connection to India, its traditions, culture, values and
with all those features that characterize Indian life in the French West Indies». Plus encore
7 Khal Torabully, linguiste et poète mauricien, opère cette ouverture trans-océanique dans son
recueil de poèmes Chair Corail- Fragments Coolie, publié en 1999, comme en témoigne cet
extrait :
Calcutta dravidien hétérogènes
Musulman hindou de la Grande-Terre
Pour naitre aux saisons des sucreries
On nous fit
Spécialistes de la cuisson de la Grosse Montagne.
La Grande-Terre est la partie nord de l’ile de la Guadeloupe et Grosse Montagne est l’une des
usines sucrières de cette ile. En ce sens, Torabully établit bien le triangle entre les deux océans et
rappelle l’expérience partagée d’exil, de travail de la cannes et de la vie habitationnaire des engagés
indiens et de leur descendance.
14
«it is above national boundaries and racial lines to serve humanity» (Moutoussamy, 30) en
dépit, en effet, de la violence dont ces peuples ont été victimes.
Par ailleurs, dans son article « Regards croisés sur la mémoire coolie des Antilles
aux Mascareignes (2006), Véronique Bragard établit déjà une passerelle entre les deux
régions, passerelle qu’elle continuera à étudier plus tard dans son ouvrage Transoceanic
Dialogues8. Elle cite Khal Torabully qui rappelle la nécessité de repositionner le point de
départ de la mémoire coolie : « le point de départ entre créoles et coolies est à chercher
dans une différence fondamentale de la poétique du Voyage » (171). Et à Bragard de
spécifier : « La plantation apparait telle la matrice de l’identité créole, le creuset d’une
nouvelle culture…L’histoire du Coolie passe par l’histoire de sa rencontre avec le Nègre,
une relation faite d’antagonismes, de mépris, de haine et de jalousie » (174). En effet, je
soutiens également qu’une réévaluation de la mémoire indo-antillaise, indo-réunionnaise
et indo-mauricienne permettrait d’une part le rapprochement entre descendants d’Indiens
et d’Africains dans une expérience partagée d’exil, et d’autre part de mieux percevoir le
lien qui existe entre les Antilles et Maurice en particulier, dans la mesure où la population
indo-mauricienne reste, supposément, encore réfractaire à l’ouverture à l’Autre.
I.3. Pourquoi le père ?
La focalisation sur le père d’origine africaine et indienne vient d’un constat. Depuis
mes études à l’Université des Antilles et de la Guyane, en Martinique, je me suis rendu
8 Je me suis inspiré du titre de l’ouvrage de Bragard pour le titre de mon cinquième chapitre.
15
compte de ce que j’appelle la présence-absence du père, et de l’homme par extension.
Présence car il est à l’origine des maux de femmes, de filles et même de fils quelle que soit
la figure que prend ce père. Il peut être à la fois le père biologique (le père réel), le (ancien)
maitre, le Béké que l’on appelle Blanc créole en Guadeloupe, et même l’Etat dans toutes
ses articulations (le père symbolique). Absence car si les ouvrages étudiés et les malaises
qui en ressortent sont les résultantes d’un malaise social, culturel, politique et sexuel, on
entend rarement la voix du père et de l’homme d’origine afro-antillaise. Plus encore, même
s’il est absent, il reste en arrière-plan du tableau littéraire.
L’indo-Antillais est, quant à lui, le grand absent de la littérature antillaise. Il est mis
en avant par les auteurs descendants d’engagés mais reste muet ou absent, dans le reste du
paysage littéraire. Les auteurs d’Eloge de la Créolité tente de l’introduire dans leurs
ouvrages mais la représentation de l’homme et de la femme indo-antillais prête à une
reconsidération. L’homme est représenté dans sa faiblesse, son manque à être homme,
c’est-à-dire son manque de virilité. La femme est quant à elle lascive, admiratrice de la
femme blanche ou encore voleuse de mari. De ce fait, il faut rappeler le rôle des contes
populaires dans la propagation de tels propos. Ainsi, le conte « Chappée coulie » de Gilbert
Gratiant (1958), relate une dispute entre une afro-martiniquaise et une indo-martiniquaise.
Lors de cette dispute, la femme afro-martiniquaise reproche à son homologue indomartiniquaise sa fragilité et sa maigreur alors que l’autre se vante de ses cheveux et de ses
traits qui sont semblables à ceux des femmes blanches des magazines. Une échappée-coulie
(c’est-à-dire une femme métisse de blanc/noir et d’indien et qui a « échappé à sa condition
de coulie) vient mettre un terme à la dispute en se placant au-dessus des considérations de
16
ses homologues. Elle détient à elle-seule les attributs de l’une et de l’autre et est donc la
plus belle des trois9.
Ces textes se font plus l’écho des discriminations et médisances à l’égard des Indoantillais qu’une quête profonde de leur place et de leur apport dans la société et la littérature
antillaises. Cependant, Raphaël Confiant tente de combler le vide avec la parution de La
Panse du Chacal, en 2004, année qui correspond au cent-cinquantième anniversaire de
l’arrivée des Indiens en Martinique. Par ailleurs, je ne peux évoquer la question de la
présence-absence du père dans les littératures et les films des Mascareignes sans
mentionner la complexité de la psychanalyse quand elle est appliquée aux anciens pays
colonisés et aux Antilles françaises. Dans son excellent ouvrage Race and the
Unconscious : Freudianism in French Caribbean Thought (2002), Célia Britton expose les
limites de la psychanalyse dans ces régions :
Psychoanalysis is unable to accept
that social factor can play a determining,
causal role in the structuring of the
individual’s personality. […] It tends
therefore to interpret political agency
(especially violent actions) in reductively
psychological terms – seeing colonial
insurrection in terms of adolescent rebellion,
oedipal conflict, and so on (Britton, 50).
Une autre école, celle des surréalistes mais aussi des Marxistes, dans une certaine
mesure, qui met en avant le merveilleux, voudrait que la psychanalyse soit plus propice
aux Antilles car : « the status of the irrational, ‘le merveilleux’ and the psychological
9Grantiant, Gilbert. « Chappée Coulie » in Kompè Zicaque. Fort-de-France : Editions
Désormeaux, 1976
17
repression exerted by colonialism made psychoanalysis even more relevant to Antilleans
than to Europeans » (Britton, 55). La machine de la colonisation engendre l’assimilation et
le désir de s’assimiler car la France, la « métropole » est devenu par manipulation sociale,
politique et psychologique, la seule référence reconnue : « The most primal representation
of the abject is the maternal body, and the impossibility of political independence from
France is experienced as an abject inability to separate from the mother » (Britton, 66).
Ainsi, la colonisation déstructure la définition de l’identité de celui qui la subit dans son
aspect le plus pervers : « Assimilation both is and is not ‘horror’ : it is ‘l’horrible sans
horreurs d’une colonisation réussie’10 » (Britton, 66). Donc, si l’Antillais désire être
assimilé et assimiler le modèle français alors que sa « voix » d’origine africaine puis créole
est refoulée par des textes de lois et des comportements discriminatoires de la part des
colons et anciens colons puis de ses homologues, on comprend que le premier lieu d’impact
de telles mesures sociales, économiques et psychologiques restructurantes soient la cellule
familiale.
De plus, quand il s’agit d’appliquer la psychanalyse et en particulier le complexe
d’Œdipe, à des milieux non occidentaux, Celia Britton remarque que : « Once the Oedipus
complex is based on a symbolic paternal function rather than an empirically present father,
it becomes even more difficult to argue against it, because ‘what counts as’ the paternal
function is a question of theoretical definition in a way that the biological father is not »
(Britton 91), ce qui est bien mon propos dans cette recherche. En effet, il ne s’agit pas pour
moi d’appliquer la théorie freudienne à la littérature des deux régions mais de bien mettre
10 Britton cite Glissant dans Le Discours Antillais, 15.
18
en évidence, analyser, et comprendre les mécanismes réels et symboliques mis en place
eux-mêmes par des institutions réelles et symboliques, qui réduisent le père antillais ou des
Mascareignes au silence.
Par ailleurs, trois constats sortent des recherches de Britton. En premier lieu,
l’argument de Jacques André que « la définition de la famille matrifocale est la façon dont
les sciences sociales occidentales définissent la famille noire comme déviante et
dysfonctionnelle alors que le terme même de « déviant » signifie « dysfunctional for
capitalism » (Britton, 70). Puis, celui de Fanon selon lequel le colon est le père symbolique
(85). Enfin, celui de Gracchus qui soutient que l’Antillais ou le noir américain ne peut pas
remplir ses fonctions paternelles car la femme noire désire toujours le maître blanc (87).
Dans ces trois constats émanant de trois recherches différentes, on se rend compte que le
père de « couleur » est toujours réduit au silence, que ce soit par le maître, dans sa fonction
réelle (le maître) ou symbolique (l’Etat, la loi) ou par la femme de couleur. C’est la raison
pour laquelle je soutiens qu’une étude sur le père et sa représentation contribue à mettre en
exergue des malaises sociaux et identitaires que les discours universalisant de champs
politiques et théoriques et meme de la population en générale, tendent trop souvent à farder.
Enfin, je rapproche les Antilles et l’Océan indien à partir de la question du père en
raison du rapprochement anthropologique que font les auteurs d’Eloge de la Créolité :
« Les Créoles que nous sommes sont aussi proches sinon plus proches,
anthropologiquement parlant, des Seychellois, des Mauriciens ou des Réunionnais, que des
Portoricains ou des Cubains » (32-33). Quelle sera la representation des malaises sociaux
que le père des Mascareignes, étudié dans son espace géographique, culturel et « littéraire »
mettra en exergue ? Par conséquent, je soutiens que l’originalité de ma thèse se situe dans
19
son objectif même qui est 1) de rapprocher les deux régions à la lumière des théories que
j’ai convoquées mais aussi à la lumière des thèmes et de l’esthétique littéraire qui se
dégagent des ouvrages étudiés pour une ouverture dans les études francophones et 2)
d’étudier la figure paternelle et masculine indo et afro-antillaise et des Mascareignes pour
enrichir la perspective sur le processus de créolisation d’une part et mieux comprendre les
raisons du malaise paternel qui existe au sein des familles antillaises et des Mascareignes
d’autre part.
A la lumière de l’habitus habitationnaire qui structure les rapports entre les hommes
et les femmes, je m’interroge sur la situation du père (et de la mère) dans ce contexte
d’extrême violence raciale, sociale et culturelle, où comme pendant l’esclavage, la plupart
des Créoles sont au bas de l’échelle sociale (Boswell, Ghasarian). Comment est donc
articulée la paternité et la masculinité dans ces structures politiques et sociales où les
hommes sont encore dénigrés ? Des études anthropologiques ont été menées quant aux
raisons pour lesquelles les hommes désertent leur foyer. En revanche, comment peut-on
articuler ce constat en littérature, que ce soit dans la Caraïbe ou dans les Mascareignes ?
En effet, le Béké qui « pourvoit » aux besoins de la mère et des enfants esclaves, est
remplacé au vingtième siècle par les différentes aides sociales accordées aux femmes,
reprenant l’idée que si les mutations économiques sont différentes, la structure sociale se
rapportant à l’esclavage persiste dans bien des cas et que le père antillais ou réunionnais
peut déserter sa famille. En revanche, le refus du père mauricien de laisser sa femme et ses
enfants s’émanciper révèle sa fossilisation dans les valeurs morales en contradiction avec
les mouvements migratoires vers les îles et à l’intérieur des îles. A la lumière de ces
réflexions, je me demande si l’absence du père dans la structure familiale est la mise en
20
abyme de la réduction au silence des colonies et des colonisés au moment de la colonisation
et de leur difficulté à faire entendre leurs voix en période de transcolonisation et de
postcontact, comme en témoignent les statuts politiques des colonies pendant l’esclavage
et dans une période plus récente, durant la grève des quarante-quatre jours qui a eu lieu en
Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion en janvier-février 2009. Durant cette grève, les
populations à travers leur représentant syndicaliste Elie Domota, se sont révoltées contre
la vie chère qui sévit dans les départements, rappelant le discours en faveur de la
départementalisation pour lutter contre la pauvreté des colonies qui ont fait la richesse de
la France. D’autre part, réclamer des impots moins élevés et exiger que les prix des denrées
alimentaires soient réduits, c’est réclamer pour les Antillais et les Réunionnais, le droit de
subvenir aux besoins de leurs familles sans intervention castratrice de l’Etat.
Je m’interroge aussi sur la valeur artistique, culturelle et idéologique de la présenceabsence du père dans ces littératures. Comme les Créolistes l’ont démontré, le conteur
créole (dont les Créolistes se considèrent les descendants) a subverti sa parole sur
l’habitation afin d’être accepté par le Maître tout en galvanisant la masse servile et en
construisant la nouvelle histoire de la Caraïbe à travers l’oralité. Ainsi, il s’agit pour eux
(les Créolistes) de déployer dans la littérature, les mêmes stratégies que celles du conteur
créole sur l’habitation. De ce fait, je me demande s’il est légitime d’une part de tenter de
comprendre la place du père par opposition à celle de la mère et d’autre part, où se situent
les autres lieux de résidence de la figure paternelle, si cette dernière est introuvable dans la
cellule familiale ? Y aurait-il d’autres voies de marronnage11 pour l’homme antillais et des
11 Marronner signifie fuir. Les esclaves marronaient l’habitation, c’est-à-dire qu’ils la désertaient,
la fuyaient et de devenaient donc des esclaves marrons.
21
Mascareignes ? Comment ces hommes se définissent par rapport à la loi (les aides sociales,
la départementalisation) et aux changements sociaux (la plus grande indépendance des
femmes et la révolte des filles, en particulier dans les Mascareignes). Enfin, je m’interroge
sur la façon dont la Créolité, la Créolie et la Coolitude peuvent être considérées à la lumière
de la fonction du père dans la littérature de la Caraïbe et des Mascareignes, car ces deux
espaces géographiques, la Guadeloupe et la Martinique d’une part, et la Réunion et l’Ile
Maurice d’autre part, sont forgées par la colonisation et des phénomènes de migrations,
engendrant ainsi des symbioses parmi les groupes « ethniques », de nouveaux points de
rencontres, de nouvelles négociations. Comment donc sont définies les nouvelles relations
entre les hommes et les femmes d’ascendance afro et indo-caribéennes dans ces sociétés
coloniales et postcoloniales ? Par conséquent, c’est ce que j’appelle une mentalité du Code
Noir qui va déterminer les relations dans ces sociétés post-esclavagistes, coloniales et
postcoloniales et y révéler l’habitus habitationnaire.
Plus encore, pendant l’esclavage et la colonisation, ces colonies devaient se référer
à la mère patrie, principalement la France et l’Angleterre. Cette constante référence à
l’Europe change radicalement les rapports des habitants des îles aux pays dans lesquels ils
vivent, à savoir : la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et l’Ile Maurice. Je me demande
donc, des liens biologiques aux liens politiques, avec la France et dans une moindre mesure
l’Inde et l’Afrique (dans le cas de Maurice), comment sont représentées les figures
paternelles dans ces régions. Comment les pères sont définis, aux côtés des femmes,
particulièrement des mères, dans les imaginaires et les littératures de la Caraïbe et des
Mascareignes, que cette mère soit biologique ou géopolitique (la mère-patrie qu’est la
France et que fut l’Angleterre pour Maurice). En effet, Richard Burton dans son ouvrage
22
La famille coloniale : la Martinique et la mère-patrie (1789-1992) (1994) remarque que la
famille martiniquaise est l’allégorie de la famille coloniale puiseque « le foyer martiniquais
typique serait pour ainsi dire, une mère patrie en miniature où le pouvoir du père, voire son
existence, s’occultent à la limite s’évanouissent derrière une présence maternelle en
apparence toute-puissante et ubiquitaire » (Burton, 191). En revanche, je nuance les propos
de Burton. Si la mère antillaise est toute-puissante et ubiquitaire, ce n’est pas tant parce
qu’elle est a un pouvoir castrateur et avilissant sur le père mais qu’elle est abandonnée,
laissée seule face à l’éducation des enfants. Elle doit donc occuper deux des pôles de la
cellule familiale et être à la fois la mère et le père.
I.4. Articulation de la thèse
Ma thèse se situe donc à la croisée de ces enjeux, de ces problématiques
anthropologiques, socio-culturels et politiques et je me situe moi-même en « creolization
of theory » pour reprendre le tittre de l’ouvrage de Lionnet et de Shu Mei-Shi. Une étude
sur la présence-absence du père dans la littérature de la Caraïbe et des Mascareignes permet
d’une part de combler les failles laissées par la Créolité et la Coolitude dans les processus
de confrontation et d’adaptation des différentes populations en présence, à savoir les Békés,
les Asiatiques et les Noirs. D’autre part, c’est en étudiant et en analysant l’unité
anthropologique qu’est la famille telle qu’elle est présentée en littérature, que je parviendrai
à comprendre à la fois le malaise laissé dans la famille par le père absent et les différentes
stratégies de compensation mises en place par la mère, la femme poto-mitan, comme on
l’appelle aux Antilles, pour combler cette absence.
23
Dans ce chapitre I qui est aussi l’introduction de ma thèse, j’ai posé les jalons et le
prélude du constat de la présence-absence du père dans les sociétés antillaises et
indocéaniennes. Ce comportement est la résultante de la persistance de la mentalité du
Code Noir et c’est cette mentalité qui me permet de déceler un habitus habitationnaire en
place dans les Antilles et les Mascareignes.
L’habitus habitationnaire se caractérise par la violence des rapports au sein des
communautés de ces régions. La violence du système habitationnaire, dans sa structure
mais aussi dans les codes comportementaux qu’elle implique, à savoir le maître en haut et
les engagés indiens en bas de l’échelle sociale, avec entre ces deux « extrémités » toute une
dialectique de rabaissement, d’humiliation, de déshumanisation, d’infantilisation et de
déresponsabilisation, est sans cesse réactivé dans la littérature contemporaine. C’est cet
habitus et ses réactivations qu’il s’agit d’analyser ici afin de comprendre l’étouffement de
la parole du père dans ces régions.
Le chapitre II met en avant la femme poto-mitan. Une femme poto-mitan est aux
Antilles, une femme forte, qui le plus souvent élève seule ses enfants, c’est-à-dire, sans
l’aide du père ou des pères de ces derniers. Cependant, la communauté féminine qui
l’entoure (en particulier la grand-mère maternelle des enfants) la soutient dans l’éducation
de sa progéniture. De plus, les enfants ont souvent dans leur entourage des figures
paternelles qui, même si elles n’occupent que des fonctions symboliques, les aident à
acquérir une connaissance de la masculinité ou d’une certaine expérience de la masculinité.
Je démontre dans le chapitre II que le Code Noir (les articles 12 et 13 en particulier)
est à l’origine de la création de la femme poto-mitan. En effet, dans ces deux articles, le
système esclavagiste donne toute responsabilité des enfants à la mère et prive le père
24
esclave de sa progéniture. Par ailleurs, j’explique le transfert qui s’opère du domaine
religieux haïtien, puisque le poto-mitan est un élément physique capital du temple vodou,
au domaine culturel guadeloupéen et martiniquais. Je soutiens qu’il s’opère un transfert de
paroles, de femmes haitiennes à femmes guadeloupéennes et martiniquaises, par
l’intermédiaire de la pacotilleuse.
Par ailleurs, si la mise en place sociétale de certains articles du Code Noir crée la
femme poto-mitan, il faut comprendre donc que la femme poto-mitan est l’un des éléments
de l’habitus habitationnaire. L’esclavage est aboli depuis 1848 en Guadeloupe et en
Martinique
mais les hommes qui délaissent leurs familles, comme acte de
déresponsabilisation (article 12 et 13 du Code), engendrent, par voie de cause à effet, des
familles monoparentales, le plus souvent sous la responsabilité de la mère. De ce fait, ces
dernières doivent combler le vide de l’absence du père en ayant recours aux aides sociales
(l’Etat français, figure symbolique de paternité qui vient apporter le soutien économique
dont le père se libère).
De plus, je démontre qu’en plus de l’absence du père, plusieurs éléments entrent en
jeu quand il s’agit pour la femme d’acquérir son statut de poto-mitan. Ainsi, j’analyse le
rôle de l’espace dans l’élaboration de la figure maternelle et féminine. La femme potomitan, en raison de sa grande mobilité en période habitationnaire et posthabitationnaire est
la métaphore de tentatives de libération du sujet colonisé. Les différentes représentations
de son corps, chez les auteurs étudiés, mettent bien en exergue le théâtre de violences dont
elle est victime et les stratégies qu’elle met en place pour contourner les paramètres du
système habitationnaire.
25
Puisque l’engagé indien, à son arrivée sur l’habitation, subit les mêmes violences
et les mêmes discriminations que subit l’esclave avant lui et est donc victime de la mentalité
du Code noir, je m’interroge sur le statut de poto-mitan des femmes indo-guadeloupéennes
et indo-martiniquaises. Le système habitationnaire crée la femme poto-mitan qui ellemême est un élément de l’habitus habitationnaire, par conséquent, je m’interroge sur les
paramètres de représentations de la femme poto-mitan d’origine indienne en sachant que
les conditions de son arrivée dans les îles, ainsi que les lois qui gouvernent sa vie sur
l’habitation et dans la cellule familiale sont radicalement opposées à celles de son
homologue afro-antillaise.
Enfin, dans la dernière partie du chapitre, j’analyse un possible transfert de
l’élément culturel antillais aux Mascareignes puisque la Réunion et Maurice ont aussi été
des sociétés d’habitation et en qu’en plus, la Réunion, tout comme la Guadeloupe et la
Martinique, sont des départements d’Outre-Mer.
Dans un premier temps, le chapitre III analyse les espaces d’émergence de la voix
du père dont la voix est étouffée par la structure et les lois en vigueur sur l’habitation et
dans la colonie. En effet, à la figure puissante de la poto-mitan, figure maternelle
symbolique et même sacrée, le père est relayé au cachot du silence dans son absence, certes,
mais encore plus dans sa présence. Ainsi, je présente et analyse les figures paternelles
présentes dans les récits. De ce fait, l’habitation est le premier espace d’émergence de la
voix du père car elle est l’espace de vie du maître Béké (blanc créole). Le maître est le père
suprême qui gère d’une main de fer travailleurs et familles esclaves noires et engagées. Il
occupe la fonction aliénante de père réel et symbolique, « la structure structurante » pour
26
reprendre l’argumentation de Bourdieu (1972, 20) qui vient dicter les comportements de
ses hommes et de ses femmes.
Le marron, l’esclave en fuite, est la figure noire réelle et symbolique dont la voix
émerge dans les mornes, loin de l’habitation, et qui offre un contre-discours à la domination
habitationnaire. Le marron est un contre-discours car il crée un monde, un univers, qui
laisse place à son humanité et offre une société alternative à celle acceptée par la loi.
Stéphanie Mulot explique qu’en anthropologie, « la famille est l’outil par lequel l’homme
crée de la société pour vivre » (28). On comprend bien comment le système esclavagiste et
toute la violence qu’il sous-entend vient étrangler cet instinct de vie qu’est la famille. La
famille et donc la vie de l’esclave est réglée par la loi du Code Noir. De ce fait, l’espace
des mornes est l’espace d’émergence de la « survie » en réaction au système et à la
revendication d’humanité de l’esclave. Ainsi, comprendre la présence et l’importance du
père dans la cellule familiale noire relève fondamentalement de l’aspect symbolique de
cette présence : il s’agit pour l’homme et pour le père de se définir et de trouver sa place
dans le triangle poto-mitan/Béké-marron.
Dans le chapitre IV, je considère le père indo-antillais, qui à son arrivée en
Guadeloupe et en Martinique au milieu du XIXème siècle, subit les mêmes discriminations
et les mêmes violences que l’esclave avant lui. En effet, il est le dernier arrivé dans le
système habitationnaire en place depuis quatre siècles. Par ailleurs, l’homme indo-antillais
et ce que j’appelle la Présence indienne, m’inspirant des trois présences de Stuart Hall12,
12 Stuart Hall, dans son article « Créolité and the process of créolization », soutient que l’on percoit
le processus de créolisation aux Antilles, à travers trois présences : la Présence africaine, la
Présence européenne et la Présence américaine. Dans le chapitre IV, je reviens sur les spécificités
que Hall donne à chaque présence.
27
est le grand absent de la littérature antillaise, même si les auteurs d’Eloge de la créolité
(1989), en particulier Raphaël Confiant, essaient de combler le vide. Je déplore une
representation edulcorée voire exotique de l’élément indien dans la littérature antillaise tant
et si bien que Stuart Hall, dans l’explication des trois présences qu’il retient dans la Caraibe
(Présence Européenne, Présence Africaine, Présence Americaine) ne nuance pas ces
présences avec l’apport de l’élément indien dans la Caraïbe. De ce fait, m’inspirant des
trois présences de Hall et dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique, je soutiens que
la Présence indienne est l’une des constituantes de la Présence américaine que Hall définit
comme :
the space where the creolisations and
assimilations
and
syncretisms
were
negotiated. The New World is the third term
– the primal scene- where the fateful/fatal
encounter was staged between Africa and the
West. It also has to be understood as the place
of many, continuous displacements (234).
En ce sens, lorsque dans le chapitre IV, je remonte le tracé historique, politique,
mémoriel et symbolique qui pousse les Indiens à s’engager pour travailler la canne, je
démontre la façon dont la Présence indienne vient nuancer la présence américaine par son
apport symbolique et culturel mais aussi comment, dans le paysage habitationnaire,
l’élément indien vient, souvent mais pas toujours, offrir d’autres structures structurantes à
sa présence sur l’habitation. L’habitus habitationnaire, quand il s’agit de la présence
indienne, prend une autre forme, une autre déclinaison. De plus, les engagés indiens
enrichissent l’apport culturel antillai, de leurs pratiques religieuses et de la façon dont ils
effectuent le travail de la terre et considèrent cette terre. Par ailleurs, j’étudie les paramètres
28
de la masculinité de l’homme indien et les représentations de sa paternité réelle et
symbolique en période habitationnaire et posthabitationnaire.
Enfin, dans le dernier chapitre de ma thèse, le chapitre V, j’effectue une ouverture
transocéanique, dans ma tentative, à l’instar des auteurs d’Eloge de la Créolité, de
rapprocher les Antilles (Guadeloupe, Martinique) et les Mascareignes (Réunion,
Maurice). Ainsi, j’analyse les romans du chapitre V à la lumière des thèmes et des
théories évoqués dans les chapitres précédents afin, d’une part, de voir si le
rapprochement anthropologique que font les auteurs d’Eloge de la créolité est possible et
si, d’autre part, une spécificité se dégage dans l’esthétique littéraire des Mascareignes13.
Par ailleurs, je reviens sur certains modes de fonctionnement de l’habitation en période
esclavagiste et sur les raisons qui poussent les Indiens à s’engager dans le travail de la
canne afin de comprendre les structures de l’habitus habitationnaire quand il s’agit de ces
deux îles. Puis, j’analyse les figures paternelles réelles et symboliques du corpus des
Mascareignes afin de comprendre si la cellule familiale de cette région fonctionne de la
même façon que celle des Antilles et les difficultés qui surviennent quand il s’agit de
considérer la paternité à la Réunion et à Maurice mais aussi les rôles et fonctionnement
des composantes de cette famille, à savoir la mère et en particulier la fille
Le marron, l’esclave en fuite, est la figure noire réelle et symbolique dont la voix
émerge dans les mornes, loin de l’habitation, et qui offre un contre-discours à la domination
habitationnaire. Le marron est un contre-discours car il crée un monde, un univers, qui
laisse place à son humanité et offre une société alternative à celle acceptée par la loi.
13 Dans les paramètres de ce qu’offre mon corpus.
29
Stéphanie Mulot explique qu’en anthropologie, « la famille est l’outil par lequel l’homme
crée de la société pour vivre » (28). On comprend bien comment le système esclavagiste et
toute la violence qu’il sous-entend vient étrangler cet instinct de vie qu’est la famille. La
famille et donc la vie de l’esclave est réglée par la loi du Code Noir. De ce fait, l’espace
des mornes est l’espace d’émergence de la « survie » en réaction au système et à la
revendication d’humanité de l’esclave. Ainsi, comprendre la présence et l’importance du
père dans la cellule familiale noire relève fondamentalement de l’aspect symbolique de
cette présence : il s’agit pour l’homme et pour le père de se définir et de trouver sa place
dans le triangle poto-mitan/Béké-marron.
Dans le chapitre IV, je considère le père indo-antillais, qui à son arrivée en
Guadeloupe et en Martinique au milieu du XIXème siècle, subit les mêmes discriminations
et les mêmes violences que l’esclave avant lui. En effet, il est le dernier arrivé dans le
système habitationnaire en place depuis quatre siècles. Par ailleurs, l’homme indo-antillais
et ce que j’appelle la Présence indienne, m’inspirant des trois présences de Stuart Hall14,
est le grand absent de la littérature antillaise, même si les auteurs d’Eloge de la créolité
(1989), en particulier Raphaël Confiant, essaient de combler le vide. Je déplore une
representation edulcorée voire exotique de l’element indien dans la littérature antillaise tant
et si bien que Stuart Hall, dans l’explication des trois présences qu’il retient dans la Caraibe
(Présence Européenne, Présence Africaine, Présence Americaine) ne nuance pas ces
présences avec l’apport de l’élément indien dans la Caraïbe. De ce fait, m’inspirant des
14 Stuart Hall, dans son article « Créolité and the process of créolization », soutient que l’on percoit
le processus de créolisation aux Antilles, à travers trois présences : la Présence africaine, la
Présence européenne et la Présence américaine. Dans le chapitre IV, je reviens sur les spécificités
que Hall donne à chaque présence.
30
trois présences de Hall et dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique, je soutiens que
la Présence indienne est l’une des constituantes de la Présence américaine que Hall définit
comme :
the space where the creolisations and
assimilations
and
syncretisms
were
negotiated. The New World is the third term
– the primal scene- where the fateful/fatal
encounter was staged between Africa and the
West. It also has to be understood as the place
of many, continuous displacements (234).
En ce sens, lorsque dans le chapitre IV, je remonte le tracé historique, politique,
mémoriel et symbolique qui pousse les Indiens à s’engager pour travailler la canne, je
démontre la façon dont la Présence indienne vient nuancer la présence américaine par son
apport symbolique et culturel mais aussi comment, dans le paysage habitationnaire,
l’élément indien vient, souvent mais pas toujours, offrir d’autres structures structurantes à
sa présence sur l’habitation et l’habitus habitationnaire, quand il s’agit de la présence
indienne prend une autre forme, une autre déclinaison. De plus, les engagés indiens
enrichissent l’apport culturel antillais, de leurs pratiques religieuses et de la façon dont ils
effectuent le travail de la terre et considèrent cette terre. Par ailleurs, j’étudie les paramètres
de la masculinité de l’homme indien et les représentations de sa paternité réelle et
symbolique en période habitationnaire et posthabitationnaire.
Enfin, dans le dernier chapitre de ma thèse, le chapitre V, j’effectue une ouverture
transocéanique, dans ma tentative, à l’instar des auteurs d’Eloge de la Créolité, de
rapprocher les Antilles (Guadeloupe, Martinique) et les Mascareignes (Réunion, Maurice).
Ainsi, j’analyse les romans du chapitre V à la lumière des thèmes et des théories évoqués
dans les chapitres précédents afin, d’une part, de voir si le rapprochement anthropologique
31
que font les auteurs d’Eloge de la créolité est possible et si, d’autre part, une spécificité se
dégage dans l’esthétique littéraire des Mascareignes15. Par ailleurs, je reviens sur certains
modes de fonctionnement de l’habitation en période esclavagiste et sur les raisons qui
poussent les Indiens à s’engager dans le travail de la canne afin de comprendre les
structures de l’habitus habitationnaire quand il s’agit de ces deux îles. Puis, j’analyse les
figures paternelles réelles et symboliques du corpus des Mascareignes afin de comprendre
si la cellule familiale de cette région fonctionne de la même façon que celle des Antilles et
les difficultés qui surviennent quand il s’agit de considérer la paternité à la Réunion et à
Maurice mais aussi les rôles et fonctionnement des composantes de cette famille, à savoir
la mère et en particulier la fille
15 Dans les paramètres de ce qu’offre mon corpus.
32
CHAPITRE II
LA FEMME POTO-MITAN : DU VODOU AU PARADIGME SOCIAL
ANTILLAIS ET DES MASCAREIGNES
Ich manman Edith Leffel.
Je suis la mère, je suis le père
Le Poto-Mitan est le pilier central du temple Vodou. Leslie Desmangles explique
que “in Vodou the relationship between the cosmic mirror and the profane reality that it
represents takes the cosmographic form of the cross… The point at which the two lines
intersect is the pivotal ‘zero-point’ in the crossing of the two worlds. It is a point of contact
at which profane existence… and sacred beings… invade the peristil through the bodies of
the possessed devotees […]” (Desmangles, 104-105). Il ajoute que quand le Ougan (le
prêtre Vodou) ou la mambo (la prêtresse Vodou) touche le pilier, le Poto-Mitan, son corps
“becomes the source of power, a repetition of the microcosmic symbol around which the
universe revolves” (Desmangles, 105). Selon Maya Deren, citée par Desmangles: “Vodou
has given women an exclusive title to what distinguishes humans from all forms, their
capacity to conceive beyond reality, to desire beyond adequacy, to create beyond need”
(Desmangles, 132) avec la divinité Vodou Erzilie. En effet, Desmangles explique
qu’Erzilie est la divinité de l’amour dont les partenaires sont autant des hommes que des
femmes, des divinités que des humains. Erzilie est exigeante et demande le meilleur en tout
lorsqu’il s’agit de son culte. En échange, elle est généreuse et accorde son amour. Pardessus tout, ses désirs extravagants sont aussi un encouragement à se surpasser (pour le
croyant) et à chérir une femme. Dans le catholicisme, la Vierge Marie est l’homologue
d’Erzilie.
En Guadeloupe et en Martinique, la population qualifie les femmes « fortes » de
Poto-Mitan. Le terme Poto-Mitan peut être traduit par le terme « pilier central ». Par
conséquent, une femme Poto-Mitan, comme on le présume généralement, est une
33
matriarche, une résistante face aux nombreux aléas de la vie ou pour reprendre la définition
de Thérèse dans le documentaire Potomitan : Haitian Women Pillars of the Global
Economy, définir la femme comme Poto-Mitan, c’est considérer que tout se fait autour et
avec la femme, elle est l’ingrédient essentiel de la vie. De ce fait, définir la femme en tant
que Poto-Mitan est une façon de lui accorder du pouvoir (de la part des opprimés euxmêmes) dans un monde de domination culturelle et politique à savoir l’esclavage, la
colonisation, la postcolonisation et la globalisation. Cependant, les Guadeloupéens et les
Martiniquais font référence à ces femmes fortes sans toutefois savoir que le Poto-Mitan est
un élément capital du Vodou. En effet, le Vodou est réprimé en Guadeloupe et en
Martinique car ce n’est pas une religion pratiquée librement, comme c’est le cas en Haiti.
Anny D. Curtius démontre dans son livre, Symbioses d’une Mémoire que toute une
rhétorique autour du baptême et de la rédemption a été mise en place pour aliéner les
esclaves et supprimer leur humanité ainsi que leur historicité. En ce sens, pour survivre
dans le Nouveau Monde, les esclaves n’avaient d’autre choix que d’accepter le nouveau
système religieux qui leur était imposé : le Catholicisme (Curtius, 21, 38). Par conséquent,
le Vodou en Guadeloupe et en Martinique trouve ses manifestations dans le Quimbois qui
est une branche du Vodou. Curtius souligne que le Quimbois est spécifique à la Guadeloupe
et à la Martinique étant donné que, tout comme le Vodou en Haïti, il implique à la fois la
croyance ramenée d’Afrique et la foi catholique (Curtius, 110). Il y a une ambiguïté aux
Antilles quant au Vodou et au Quimbois. Le Vodou est rapporté par l’immigration
haïtienne dans les îles. Il est aussi un héritage religieux de l’Afrique alors que le système
esclavagiste refuse toute trace de l’Afrique chez les esclaves et dans le catholicisme. Il
existe une dynamique de désir et de répulsion autour du Quimbois car il ne se pratique pas
librement mais la population y a tout de même recours en cachette. Ainsi le Quimbois est
un tiers espace créé à partir de deux éléments antithétiques.
Mais le lien entre Vodou et Quimbois est insuffisant pour expliquer le transfert d’un
phénomène anthropologique haïtien à un phénomène social de la Guadeloupe et de la
34
Martinique. Bien sûr, Haïti, Guadeloupe et Martinique partagent une ascendance africaine
due à la traite négrière et à la colonisation française mais il n’existe pas à ce jour de temple
vodou dans les îles françaises. Par conséquent, il n’y existe pas de Poto-Mitan à valeur
symbolique et religieuse comme c’est le cas en Haïti. De ce fait, c’est dans le Code Noir
de 1685 puis de 1724 que l’on retrouve le lien dans un premier temps puisqu’il établit
juridiquement le caractère de la famille noire esclave. Les articles XII «Les enfants qui
naîtront de mariage entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux Maîtres des
femmes esclaves, et non à ceux de leur mari si le mari et la femme ont des Maîtres
différents » et XIII «Voulons que si le mari a épousé une femme libre, que les enfants tant
mâles que filles suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, nonobstant
la condition de leur père ; et que si le père est libre et la mère esclave, ils seront esclaves »
précisent que les enfants nés d’une union entre esclaves suivront le statut de leur mère, que
cette dernière soit esclave ou affranchie. D’emblée la loi du maître occulte la voix du père
noir, esclave ou libre, en faisant du maître blanc le seul régisseur de la famille noire et en
positionnant la mère noire et esclave comme pilier central, comme Poto-Mitan de cette
dynamique où elle seule assure la liaison entre ses enfants et leur père, entre sa famille et
le maître. Plus encore, ce transfert culturel d’île à îles s’explique par la femme elle-même,
en la personne de la pacotilleuse ou de la Madan Sara comme elle est nommée en Haïti. En
effet, le métier de pacotilleuse consiste à voyager d’île en île et quelques fois, de continent
en continent, afin de ramener les meilleurs produits de chaque région dans toutes les îles
qu’elle visite.
La présence du terme Poto-Mitan en Guadeloupe et en Martinique ainsi que sa
valeur symbolique trouvent leur origine non seulement dans la religion Vodou et dans le
Code Noir mais aussi et surtout dans un échange de paroles entre femmes, femmes
haïtiennes ET femmes guadeloupéennes et martiniquaises, dans un effort de solidarité et
dans le cadre d’une expérience partagée de domination mais aussi de résistance face aux
problèmes sociaux, économiques, politiques et familiaux. Ainsi, par leurs voyages
35
constants et les échanges qu’elles font d’îles en îles, les pacotilleuses se sont proclamées
Poto-Mitan. Les femmes antillaises n’ayant pas de modèle religieux de Poto-Mitan,
puisqu’on le retrouve uniquement dans le temple Vodou, opèrent inconsciemment le
transfert du Poto-Mitan du domaine religieux au domaine social. C’est par conséquent ce
modèle social de la femme Poto-Mitan qui est retranscrit dans l’esthétique littéraire
antillaise quand il s’agit des mères et des femmes. Comme Maryse Condé le fait remarquer
dans La Parole des Femmes, la mère antillaise est magnifiée, rejoignant presque, selon
moi, son statut originel de divinité.
Dans un premier temps, il s’agira de définir la femme poto-mitan dans et par rapport à
son espace car le paradigme social qu’est la femme Poto-Mitan, prend différentes
spécificités en fonction du « monde » dans lequel elle évolue et en fonction des lieux de
ses manifestations tels qu’ils sont présentés dans la littérature antillaise. Puis, on verra la
façon dont la femme Poto-Mitan exerce son agentivité dans l’espace qui lui est conféré,
puisqu’elle est toujours un être en représentation. Enfin, l’analyse des caractéristiques de
la femme Poto-Mitan lorsque cette femme est Indo-guadeloupéenne, indo-martiniquaise,
réunionnaise ou mauricienne aidera à comprendre s’il s’opère un transfert du statut de la
femme
poto-mitan
afro-guadeloupéenne/martiniquaise
à
la
femme
indo-
guadeloupéenne/martiniquaise d’une part, puis de la femme antillaise à la femme des
Mascareignes,d’autre part et s’il existe un transnationalisme esthétique et littéraire de la
figure de la femme Poto-Mitan dans les littératures de ces régions.
II.1.L’espace : catalyseur des caractéristiques de la femme Poto-Mitan
L’espace joue un rôle fondamental dans la définition de la femme Poto-Mitan car cette
dernière appartient à un milieu social spécifique : elle est pauvre. Cette condition sociale
sera encore surdéterminée en fonction de son espace de vie à savoir l’habitation ou la ville,
36
espaces qui eux aussi se déclinent en plusieurs catégories en fonction de la situation
familiale, sociale et économique de la femme en question. En effet, selon l’environnement,
elle devra mettre en place différentes stratégies de résistance pour subvenir aux besoins des
siens avant de songer à ses propres désirs, ce qu’elle fait rarement d’ailleurs, comme on le
verra plus tard. Ainsi, Céline, personnage principal d’Adèle et la Pacotilleuse de Raphaël
Confiant, de par son métier de pacotilleuse, possède en quelque sorte l’espace plus vaste
du monde puisqu’elle relie les îles de la Caraïbe avant de faire un plus grand détour par la
France où elle ramène Adèle à son père qui n’est autre que Victor Hugo.
II.1.1. Entre terre et mer : la pacotilleuse comme articulation d’un discours
transnational et cosmopolite
Le monde marin est l’espace de prédilection de la pacotilleuse puisqu’elle passe le
plus clair de son temps dans les navires afin de rejoindre différents lieux, comme la Floride,
la Nouvelle-Orléans, le Yucatán ou encore le Canal de Suez (Adèle et la Pacotilleuse, 73).
Céline Alvarez Bàà exerce le métier de pacotilleuse, c’est-à-dire qu’elle a un commerce
mobile qui consiste à acheter et à revendre des objets divers dans les différentes îles qu’elle
visite. La pacotilleuse est une nomade qui vit au jour le jour et selon ses ventes.
Malgré l’aventure qu’un tel métier représente, elle confine la femme dans une
éternelle pauvreté puisque cette dernière est condamnée à errer afin de subsister, sans port
d’attache particulier, ce qui entraine des conséquences sur sa vie : elle n’a élu aucun
domicile, elle ne peut pas être aux côtés de sa mère, Carmen Alvarez Bàà, ancienne
pacotilleuse, et plus encore, elle ne peut pas avoir d’enfant, aspect de la vie de Céline sur
lequel je reviendrai plus tard dans le chapitre. Cependant, Céline trouve une agentivité dans
cette dynamique nomade car elle est l’unité mobile la plus dynamique de tout le texte. Par
son métier de pacotilleuse, c’est elle qui, dans le texte, relie les plus grandes distances, à
cause ou grâce à Adèle Hugo.
37
Adèle Hugo, fille de Victor Hugo, est partie au Canada pour rejoindre le jeune
officier, Albert Pinson, dont elle est amoureuse et qu’elle veut épouser. Devenue folle,
Adèle est en quête d’un amour perdu, qu’elle ne retrouvera jamais tout au long du récit.
Elle est sauvée par Céline des mains d’hommes qui veulent se l’approprier et par
conséquent, Adèle, malgré elle, assouvit le désir de maternité de Céline, toute cette quête
faisant écho à celle de Victor Hugo en Europe, puisqu’il déploie toutes les mesures
nécessaires afin de retrouver sa fille.
De ce fait, je propose que Céline reprend à sa charge l’articulation d’un discours
transnational dans le but pour Confiant de déconstruire le rôle de l’Europe, et ici la France,
dans l’imaginaire colonial et postcolonial, comme matrice de l’identité culturelle des
colonies, ce autant dans le domaine social que dans le domaine littéraire. Par Adèle, Céline
remonte à contre-courant le triangle mercantile établit pendant l’esclavage, pour la traite
négrière. Elle explique en effet que son nom Bàà lui vient de son père africain (Adèle et la
Pacotilleuse, 36, 64) et que son nom Alvarez est hérité de sa mère, une pacotilleuse de
Saint-Domingue qui a des origines mauresques noires (Adèle et la Pacotilleuse, 14, 191).
Plus tard, avec Adèle, Céline effectue deux séjours en France chez Hugo, reprenant ainsi
le triangle en sens inverse en partant de la Caraïbe (et des Amériques, qui est la destination
finale des esclaves) car Céline est mobile dans toute la région, en allant en France, donc
l’Europe, et en portant en elle la marque de l’Afrique dans l’affirmation de son nom
revendiqué comme étant africain alors que nous le savons, les patronymes africains ont
disparu avec la traite, les esclaves ayant souvent hérité du nom de leurs maîtres16.
Articulation du projet théorique et même anthropologique de Confiant, Céline est
fondamentalement créole. Edouard Glissant définit la créolisation comme « les cultures du
monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les
16 C’est ainsi qu’aujourd’hui, nous retrouvons, en Guadeloupe par exemple, des familles noires
portant les noms de Duplessis ou Duhamel.
38
unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des
guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir » (Introduction à une
poétique du divers, 15). Céline, par conséquent, porte en elle la marque de cette créolisation
mais la rencontre de ces éléments géographiques et culturels en la personne de Céline ne
crée pas d’aliénation, du moins de prime abord. En effet, la traite négrière et la logique
commerciale de l’esclavage même ont inscrit la Caraïbe dans une dynamique
transnationale tout comme les esclaves et les descendants d’esclaves, sont héritiers de ce
transnationalisme car plus que tout autre élément de la colonisation, ce sont les esclaves
qui ont dû s’adapter à leur nouvel environnement, créant de nouvelles références
culturelles, dans une logique de survie. D’ailleurs, l’émergence même de la langue créole,
langue unificatrice de la Caraïbe, est le symbole de cette logique de bricolage afin de
(re)apprendre à se (re)créer dans un nouvel espace. Ainsi, si Céline ne vit pas dans une île
particulière, elle navigue d’île en île comme une virtuose. Par conséquent, Céline ellemême est l’allégorie de ce discours créé par l’esclavage, la traite, la colonisation mais
surtout, la preuve d’une créolisation sans cesse réactivée. En effet, elle doit faire preuve de
capacités d’adaptation tant du point de vue culturel que linguistique. Céline adresse des
prières Vodou à la mer lorsqu’elle voyage, elle implore la divinité hindoue Kali à Trinidad
pour avoir un enfant, elle parle créole en Haïti, espagnol à Cuba, anglais à Saint-Vincent.
Elle devient la maîtresse d’un propriétaire terrien en Haïti alors qu’elle est méprisée par les
bourgeois en Martinique. Elle se qualifie de caméléon (220), affirmant selon moi qu’elle
devient le centre d’une nouvelle dynamique socioculturelle et esthétique.
De ce fait, il me semble qu’avec Céline, Confiant recentre le Poto-Mitan du
triptyque Afrique-Europe-Antilles de diverses manières. En effet, la dynamique
économique et commerciale de l’esclavage a relié ces régions avec l’Afrique comme
transit, l’Europe comme cerveau et les Antilles et les Amériques comme nouvelle terre des
masses de transbordés pendant la traite, et plus tard, pendant l’engagisme. Avec Céline, on
perçoit un autre centre de gravité qui part du personnage lui-même. Tout comme le Poto39
Mitan du Vodou, c’est à partir des Antilles que tout se fait et rien ne s’accomplit sans leur
apport. Par ailleurs, c’est par Céline qu’une certaine unité de la cellule familiale des Hugo
est recréée, positionnant la pacotilleuse comme élément fondamental de l’équilibre de la
famille Hugo et d’Adèle en particulier. Plus encore, la santé économique de la métropole,
pendant l’esclavage et la colonisation, dépend de la production des colonies, tout comme
la santé psychologique d’Adèle dépend de la présence constante de Céline à ses côtés. On
perçoit le triangle Adèle-Céline-Hugo comme une allégorie du triangle de la traite négrière,
mais plus encore, on doit le percevoir comme une redéfinition de ce triangle avec la
créolisation comme point de départ, changeant ainsi les données politiques, culturelles et
sociales de l’Ancien Monde et du Nouveau Monde.
Pour comprendre ce changement de données, il faut comprendre la genèse des
Antilles que Confiant établit avec Adèle et la Pacotilleuse. J’ai expliqué l’origine africaine
du nom de Bàà, provenant du père de Céline qui lui-même était africain. Avec l’Afrique
anéantie et « absente » de la vie de Céline, puisque son père est mort, Céline est forcée de
remonter les traces de son ascendance dans les Antilles et dans la mer. D’une part, Carmen,
la mère de Céline, s’installe à Saint-Domingue où elle devient devineuse, c’est-à-dire
quimboiseuse ou obeah woman, marquant ainsi un point de référence pour Céline dans la
Caraïbe. D’autre part, la mer est un autre point de référence pour la pacotilleuse puisque
c’est avec elle et en elle, qu’elle passe le plus clair de son temps. Céline même définit la
mer comme une mère nourricière ou une marâtre en fonction de son état (180). Ainsi mère
et mer se confondent, rejoignant la théorie de Glissant selon laquelle la genèse des
transbordés commence dans l’océan, quand ils ont poussé ce cri en cale et marqué ainsi le
début de leur antillanité ainsi que celle de Derek Walcott dans The sea is History :
Where are your monuments, your
battles, martyrs?
Where is your tribal memory? Sirs,
in that grey vault. The sea. The sea
40
has locked them up. The sea is
History.
La confrontation constante avec la mer-mère pour la pacotilleuse permet ainsi de
réinvestir constamment les données historiques et culturelles de ce cri en cale. En effet,
contrairement à Bàà qui déteste la mer, marquant la séparation d’avec l’Afrique et
rappelant la traite, Carmen au contraire la vénère et l’adore puisqu’elle est porteuse de
mémoire, de mystère et que les destinations qu’elle relie, sont elles-mêmes imprévisibles.
Or, l’imprévisibilité est la marque même de la créolisation puisque c’est par un contact, à
l’origine brutal, qu’une harmonisation paradoxale, entre différentes cultures, entre
dominants et dominés, se crée dans ces nouvelles sociétés. Selon Glissant en effet : « les
cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolumment consciente
aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts
irremissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir»
(Introduction à une poétique du Divers, 15). Ainsi, on constate que c’est par et autour de
la mer-mère que la genèse des Antilles se crée, se définit et que le nouvel espace se
(re)invente, la mer-mère devenant ainsi Poto-Mitan.
A travers le personnage de Céline, Confiant opère une double libération du sujet
colonisé et du sujet féminin. Par son métier, Céline n’est citoyenne d’aucun pays et n’est
donc soumise aux lois politiques et culturelles d’aucune île sous tutelle européenne, que ce
soit la France, l’Angleterre, l’Espagne ou le Portugal. Ainsi, sa capacité d’adaptation en
fonction des espaces qu’elle fréquente se caractérise par une théorisation de son
nomadisme au féminin. En effet, les règles de vie de Céline sont énoncées dans les « Dix
commandements de la pacotilleuse »17 qui méritent notre attention. Ainsi, l’apprentissage
17 De ces dix commandements, j’en retiens cinq en particulier:
Troisième commandement : tu n’amarreras tes sentiments à aucune créature masculine en
particulier, car le chagrin d’amour t’es interdit.
Quatrième commandement : tu procureras à tes amants et à tes enfants, de quelque terre qu’ils
soient, la même quantité d’affection.
41
du détachement, ni homme, ni mari, ni pays, fait que Céline se définit comme un être
transnational et cosmopolite. De ce fait, plutôt qu’une victimisation de sa solitude (sans
famille ni patrie), elle s’ouvre à tous les champs du possible identitaire, par conséquent,
représentant le kaléidoscope qu’est la Caraïbe.
D’autre part, refus du mari n’est pas synonyme de refus de l’amant pour la
pacotilleuse. Sa mère Carmen avait quatre maris dans quatre îles différentes, le père de
Céline étant le quatrième. En ce sens, il est plus difficile d’appartenir à un homme qu’à
plusieurs hommes car cette élection dans la vie de la pacotilleuse marquerait la fin de son
nomadisme. Cependant, la pluralité de ses relations ne relève pas du papillonisme comme
on le constate chez les hommes antillais, mais plutôt d’une façon de jeter l’ancre et de relier
les îles entre elles. Elle est le point de référence autour duquel tous ces éléments disparates
convergent, faisant d’elle le Poto-Mitan de cette géographie caribéenne.
Lorna Milne rappelle que « For [Judith] Butler, gender and sexualities can be seen
as colonized identities as ‘constructed through relations of power and (…) normative
constraints’ » (59). Or, sans contredire Milne, je soutiens (paradoxalement) que Confiant
déconstruit cette logique de colonisation et de domination avec son personnage principal
en faisant d’elle un électron libre, indépendant économiquement, politiquement et
sexuellement. Les seules lois que la pacotilleuse doit respecter relèvent de ses dix
commandements qui eux ne sont formulés qu’en rapport à son bien-être économique.
L’important est de vendre en toute libéralité, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle
Carmen, la mère de Céline, n’hésite pas à se prostituer lorsque ses ventes sont maigres,
redéfinissant de cette manière les paramètres de la subjectivisation de son propre corps.
Sixième commandement : tu adoreras les esprits Shemine et Maboya, Jésus-Christ et la Vierge
Marie, Papa-Legba et Erzulie-Fréda, Mariémen et Nagourmira, Allah l’unique.
Septième commandement : tu vénéreras toutes les langues, même les plus difficiles à prononcer –
même le danois ! – car chacune d’elles est le domicile d’une divinité.
Neuvième commandement : tu accueilleras chaque emmerdation, chaque chiennerie de l’existence
avec un sourire égal. (Adèle et la Pacotilleuse, 140-141)
42
Plus encore, la pacotilleuse renverse les normes imposées par l’esclavage et la
logique de domination du système. Les règles du système esclavagiste ainsi que la
législation du système, articulée dans le Code Noir, donnent à la femme noire une certaine
autorité dans la cellule familiale esclave mais lui imposent aussi un assujettissement dans
son rapport au maître blanc et dans une certaine mesure, dans son rapport à l’homme noir,
puisqu’en cas de rébellion contre ce dernier, l’homme noir accusera la femme noire de
pactiser avec le maître18. Or, Céline échappe, du moins aux Antilles, à cette norme, son
nomadisme obligeant le système à s’adapter à elle. En effet, comme la Madan Sara en
Haïti, la pacotilleuse joue un rôle économique capital dans les îles qu’elle visite. Par
ailleurs, Céline elle-même se compare à l’oiseau-mensfenil (Adèle et la Pacotilleuse, 20),
qu’Aimé Césaire décrit ainsi :
le menfenil est un oiseau de proie qui
est très élégant. Il est noir. Il plane et
subitement il fond sur sa proie. On peut
chercher un équivalent et non une traduction.
On peut même mettre « noir oiseau de
proie »19
En effet, Céline est décrite comme une grande séductrice, imposant aux hommes
ces choix de vie et les utilisant, d’île en île, pour toutes les tâches qu’elle a à effectuer. Pour
reprendre le terme de Confiant, un terme créole courant aux Antilles et d’ailleurs utilisé
par Patrick Chamoiseau dans Texaco, Céline en tant que pacotilleuse est une « femme à
deux graines », une femme-homme capable d’affronter les pires dangers et de mener toutes
sortes de combats, comme le lui indique le neuvième commandement de la pacotilleuse.
Par ailleurs, le nomadisme de Céline fausse les rapports qu’elle a avec les peuples et les
18 Comme on le voit par exemple dans Youma de Lafcadio Hearn.
19 Ruhe Ernstpeter. « Mouvances césairiennes : le poète et son « introducteur » Janheinz Jahn »
Palabres IV 1 (Aout 2001), p.19
43
hommes qu’elle fréquente dans les différentes îles puisque la règle d’or de la pacotilleuse
est justement de n’avoir aucune attache, engloutissant ainsi la parole machiste et misogyne
de l’homme. Céline n’a jamais été esclave, elle n’est jamais aliénée par son altérité par
rapport au modèle blanc européen, puisqu’elle est capable de naviguer dans différentes
sphères. D’ailleurs, sa maitrise des langues, comme le créole, le français, l’espagnol
et l’anglais fait qu’elle arrive à se démarquer en France, la population étant surprise d’une
telle aptitude et ignorant que plus encore que son métier de pacotilleuse, c’est la domination
européenne outre-mer qui a causé la rencontre de toutes ces langues dans une zone
géographique, les Antilles, faisant ainsi de Céline l’allégorie de la zone géographique dont
elle est originaire. Mais la situation est tout à fait différente pour les femmes sédentaires,
établies dans les îles, et clairement inscrites dans les logiques de dominations coloniales et
postcoloniales.
II.1.2. L’habitation : laboratoire de la créolisation et plateforme de prédilection de
la femme Poto-Mitan
Lorsqu’il s’agit du monde de l’habitation, il faut faire une distinction entre
l’habitation en période esclavagiste et l’habitation en période post-esclavagiste puisque le
statut politique et colonial des îles va fortement influencer les agissements de la femme en
situation de domination et apporter d’autres déclinaisons à son statut de Poto-Mitan.
II.1.2.a. En période esclavagiste
Comme son homologue Céline, Tituba, personnage principal de Moi, Tituba
sorcière…Noire de Salem (1986) de Maryse Condé, se situe à la périphérie du monde de
l’habitation esclavagiste et coloniale, du moins au début du récit. En effet, Tituba, est née
quelque peu libre puisqu’elle est élevée par sa grand-mère adoptive, Man Yaya, une obeah
woman (une quimboiseuse) qui exerce sa fonction en périphérie de la plantation de Darnell
44
Davis, sur l’île de la Barbade. Tituba apprend au fur et à mesure de son évolution, le métier
de quimboiseuse transmis par Man Yaya. A la vente des terres et de l’habitation de l’ancien
propriétaire, Tituba se construit une case et met en pratique son don de voyance, retirée du
monde de l’habitation.
La fonction de quimboiseuse octroie un statut particulier à la femme. D’abord,
dotée de pouvoirs mystiques et pouvant communiquer avec les esprits, la quimboiseuse
exerce un pouvoir voire une fascination autant sur les hommes que sur les femmes,
rappelant ainsi la figure d’Erzilie, évoquée en introduction de ce chapitre, la déesse Vodou
servie autant par les hommes que par les femmes. Plus encore, la quimboiseuse, donc ici
Tituba et Man Yaya, ne bouge pas à l’intérieur de l’habitation. Elle est sédentaire, obligeant
ainsi ses « patients » à évoluer autour d’elle, étant celle par qui tout se fait et tout peut
s’obtenir. Par ailleurs, la quimboiseuse est aussi crainte car elle a le pouvoir de vie ou de
mort sur qui se met en travers de son chemin. C’est la raison pour laquelle Tituba est
paradoxalement crainte et vénérée comme Erzilie dans le Vodou ou la déesse Kali dans
l’Hindouisme.
Ainsi, il y a une dichotomie entre la vision que Tituba a d’elle-même et celle que
lui renvoient les esclaves ainsi que les autres habitants de la plantation. Le paradoxe en
effet vient du fait que Tituba se donne pour mission de guérir et de secourir les pauvres et
les malades alors que les autres la perçoivent comme une cannibale, une meurtrière, une
sorcière au sens péjoratif du terme. De ce fait, la déchéance de Tituba vient du fait qu’elle
enfreint les règles de vie de la quimboiseuse. En effet, lorsqu’elle décide de quitter sa case
pour aller vivre chez Susanna Endicott afin de vivre sa relation avec John Indien, sa grandmère, ainsi que sa mère Abena et son (beau-)père Yao essaient de l’en dissuader pour la
simple et bonne raison que libre, Tituba va de son plein gré s’enrôler dans les fers de
l’esclavage. En renonçant à une vie de recluse, elle s’expose aux lois sociales et politiques
en vigueur dans l’île : l’esclavage n’est pas encore aboli au moment où Tituba tombe
amoureuse de l’Indien.
45
En liant son destin de femme à la parole d’un homme, Tituba entre dans une phase
plus concrète de son statut de Poto-Mitan. En tant que quimboiseuse, Tituba a une place de
Poto-Mitan dans le monde de l’habitation puisque son métier lui confère un caractère
mystique et qu’en plus, en tant que guérisseuse, elle se situe à la croisée de deux mondes :
celui des esclaves et des maîtres d’une part et celui des vivants et des morts d’autre part,
son statut la faisant ressembler à la déesse Erzilie. En revanche, en vivant avec John Indien,
elle choisit de se mélanger au commun des mortels et c’est cette interaction brutale avec le
monde des hommes qui va causer sa désagrégation et construire en même temps un autre
aspect de son statut de Poto-Mitan.
Tout comme Céline Bàà dans Adèle et la Pacotilleuse, Tituba fait l’expérience d’un
nomadisme transnational en reliant la Barbade aux Etats-Unis mais contrairement à Céline,
c’est dans la misère, la déchéance et par-dessus tout l’esclavage, qu’elle accomplit ce
parcours. Pour se venger de Tituba, la vieille maitresse vend Tituba ainsi que John Indien
à Samuel Pariss, un protestant radical qui embarque le couple d’esclaves pour Boston, aux
Etats-Unis. Séparée de « sa terre et de son peuple », Tituba, dans son parcours, fait
l’expérience de toute sorte d’ostracisme en tant que femme noire esclave. Elle est accusée
par les filles de Samuel Pariss d’être une sorcière. Mise en prison, elle découvre la misère
des femmes blanches avec Esther qui est enfermée pour avoir trompé son mari. Plus tard,
elle est achetée par un juif, Benjamin Cohen D’Azevedo, avec qui elle fait l’expérience de
l’antisémitisme. C’est le juif, qui lui permet de rentrer à la Barbade.
C’est ce transnationalisme subi qui forge le statut de Poto-Mitan de Tituba. En effet,
la femme est Poto-Mitan parce qu’elle n’a pas une vie facile et que malgré toutes les
difficultés qu’elle rencontre, elle survit dans les épreuves. Comme le rappelle John Indien
à Tituba, « l’important est de survivre » mais pas à n’importe quel prix. La femme PotoMitan rapporte toujours un bienfait à quelqu’un. C’est donc à son retour à la Barbade que
Tituba (re)trouve les caractères de sa force et de sa résilience. Elle est connue pour avoir
46
traversé des épreuves en Amérique, dont le procès des sorcières, et elle devient aussi
militante pour la libération des esclaves.
Plus encore, c’est une fois morte que Tituba joue son plus grand rôle sur l’île de la
Barbade. D’abord, sa vénération transcende les deux mondes puisqu’elle devient l’objet
d’une chanson, transposant ainsi l’esthétique de la femme forte à une esthétique littéraire
et orale qui rend Tituba immortelle. Ensuite, elle joue un rôle capital en tant qu’esprit dans
les révoltes et les rebellions d’esclaves et se positionne en déesse de guerre à laquelle la
Barbade doit la liberté : « Aguerrir le cœur des hommes. L’alimenter de rêves de liberté.
De victoire. Pas une révolte que je n’aie fait naitre. Pas une insurrection. Pas une
désobéissance » (268). Ainsi, le rôle de Tituba dans les révoltes n’est pas sans rappeler le
rôle du Vodou dans la cérémonie de Bois-Caïman, en 1791, qui marque le début de la
rébellion des esclaves en Haïti. Aussi et surtout, il y a une trans-historicité qui s’opère avec
Tituba car cette dernière est pendue enceinte rappelant la figure de la Mulâtresse Solitude,
rebelle tuée elle aussi enceinte en Guadeloupe pour avoir lutté aux côtés de Delgrès contre
les forces armées des colons. Ainsi, le statut de Poto-Mitan de Tituba se caractérise par le
fait qu’elle se positionne elle-même en tant que force omniprésente et invisible par laquelle
l’articulation d’un discours de libération de la Barbade s’opère. C’est dans le contexte de
l’esclavage que Lacpatia inscrit aussi Adzire, son héroïne principale.
La quatrième de couverture d’Adzire ou le prestige de la nuit des Editions Orphie
inscrit d’emblée Adzire dans mon articulation de la femme Poto-Mitan à la fois au sens
anthropologique et social du terme. En effet, on y décrit Adzire comme « une femme
partagée entre le monde des bas où règne la légalité odieuse de l’esclavage20, et le monde
des hauts, cette presque république marronne21». De ce fait, tout comme Erzilie, Adzire
20 En gras dans le texte
21 ibid
47
se retrouve à la croisée de deux mondes, elle devient le pilier central du système de
l’habitation où elle vit et permet non seulement la liaison entre les deux mondes mais aussi
leur survie. En effet, Adzire est l’esclave dévouée de M. Villentroy, vieux Blanc
esclavagiste malade qui ne détient plus que quatre esclaves. Adzire établit avec lui un pacte
verbal dans lequel il lui accorde la libre-circulation dans l’habitation et dans l’île grâce à
des laissez-passer en échange d’une somme d’argent qu’elle lui verse tous les mois. Adzire
peut ainsi aller écouler la marchandise volée par les Marrons sur les marchés afin d’acheter
la liberté d’autres esclaves. Ainsi, Adzire joue un rôle similaire à celui de Tituba en ce
sens qu’elle se positionne au carrefour du monde esclavagiste et du monde des Marrons à
la Réunion. Par conséquent, la mobilité d’Adzire la détache, pour un temps, de la réalité
plus crue des fers de l’esclavage, comme les autres esclaves du récit en font l’expérience.
Plus encore, à l’instar de Tituba, Adzire vit à la périphérie de l’habitation de son maître,
c’est-à-dire, à la frontière entre le monde de l’esclavage et la liberté qu’offre le marronnage.
De ce fait, tout comme le Poto-Mitan dans le temple Vodou que l’on retrouve dans la
Caraïbe, qui se situe au milieu du péristyle et annonce la frontière entre les vivants et les
esprits, Adzire, dans l’Océan Indien, navigue entre ces deux mondes pour apporter la
liberté à ses compagnons de misère.
Avec Adzire, Lacpatia offre une déconstruction du machisme du grand marronnage
tel qu’on le retrouve dans Le Quatrième siècle de Glissant, en revisitant les rapports entre
les hommes et les femmes à la veille de l’abolition de l’esclavage. En effet, Adzire est un
Poto-Mitan car elle est l’élément essentiel du plan établi pour libérer les esclaves. D’autre
part, son statut de Poto-Mitan se retrouve dans son courage et sa ténacité. D’ailleurs, les
hommes qui sont amoureux d’elle la qualifient de « femme courage », caractéristique
essentielle de la Poto-Mitan qui émerge dans les moments de plus grandes difficultés. Plus
encore, la résilience d’Adzire est démontrée dans un constant parallélisme entre les actions
de l’héroïne et des hommes qu’elle côtoie.
48
Sangolo est l’alter ego d’Adzire en ce sens qu’il est celui dont la mobilité se
rapproche le plus de celle de l’héroïne mais uniquement parce qu’il occupe une présenceabsence sur l’habitation des Vieillecases. En effet, il est, tout comme sa compagne, un
esclave de confiance pour ses maîtres. Il s’occupe de leur jardin et montre un profond
attachement non seulement à ses maîtres mais aussi et surtout à l’espace ambiguë qu’il
occupe : « Le jardin de Monsieur Vieillecases, je l’ai fait avec mon cœur. Jamais, je ne
pourrai le quitter» (34). L’attachement de Sangolo au jardin lui confère une agentivité qui
elle-même est niée par son statut d’esclave. Ainsi, il se perçoit comme indispensable à la
survie de l’espace qui lui est réservé et qui paradoxalement reflète le bien-être économique
de ses maîtres qui ont fait fortune grâce au système esclavagiste. D’autre part, l’ambiguïté
de l’espace de Sangolo est manifeste aussi dans le fait qu’il s’occupe tout aussi bien du
bien-être des esclaves de l’habitation. Dévoué aux maîtres le jour, attaché à ses
compagnons de fortune la nuit, il réveille la tradition africaine parmi les siens en jouant de
son bobre et (re)créant ainsi l’esprit de communauté africaine : « …qui jouera le bobre et
fera danser le camp le soir à la pleine lune ? » (34). Ainsi, Sangolo est semblable au conteur
créole dont la fonction est analysée dans Lettres créoles de Patrick Chamoiseau et de
Raphaël Confiant. Il se positionne dans un entre-deux mondes qui le rend inoffensif aux
yeux des maîtres mais dont la parole est subversive pour les esclaves. Tout comme l’oralité,
la musique de Sangolo, son art, devient un lieu de reconstruction culturelle et mémorielle
pour les esclaves dans leur nouvel espace, à savoir l’île de la Réunion. Ainsi, Sangolo est
l’allégorie de la créolisation à travers sa capacité de négocier les espaces et les données en
contradiction, à savoir l’esclavage, la traite et l’obligation pour les déportés de s’habituer
à ce nouvel élément.
Le marronnage, petit ou grand, est le refus catégorique du système esclavagiste et
une forme d’agentivité pour les dominés. C’est l’ouverture à la nature sinon au monde et
un retour symbolique à la terre dont ils ont été extraits. Sangolo, après sa fuite, avoue à
49
Adzire : « j’ai toujours été attiré par cette forêt, ces montagnes, ce pays intérieur où
régnaient les marronneurs. Je rêvais d’elle comme on rêve de liberté » (76). L’espace plus
grand de la nature, et donc symbole de la liberté, est en contradiction avec son jardin bien
organisé, à la structure rigide comme l’est le système dont il est victime. Néanmoins, la
liberté est dangereuse et coûte cher d’où la dominance masculine dans le grand
marronnage.
Richard Allen dans son étude sur les Marrons à la Réunion démontre que les
femmes étaient nombreuses à marronner mais sur de plus petites périodes en raison des
difficultés que comportait cet acte et des obligations qu’elles avaient sur l’habitation : elles
y laissaient à contrecœur leurs enfants contrairement aux hommes qui se déchargeaient de
cette responsabilité une fois que le choix de fuir avait été fait. En ce sens, Adzire domine
ce monde masculin car elle est la seule femme à évoluer parmi ces hommes et donc à
surmonter toutes ces épreuves, rendant son courage encore plus prégnant. Cependant, il
faut noter qu’Adzire n’a pas encore d’enfant au moment de son marronnage, complexifiant
ainsi la dialectique du statut de mère et de femme dans le système esclavagiste.
Adzire est doublement opprimée dans son statut de femme marronne car son corps
pour le moment infertile, ne sert que les plans échafaudés par les hommes. J’ai parlé plus
tôt du pacte passé entre Adzire et M. Villentroy mais le nomadisme d’Adzire dans l’île ne
sert que les intérêts de Villentroy puisqu’il lui rappelle qu’il nierait toute responsabilité si
jamais elle se faisait prendre. D’autre part, tout comme le Poto-Mitan du temple vodou qui
sert de canal aux divinités, Adzire est le seul élément visible du monde des marrons et du
monde esclavagiste. M. Villentroy se protège de toutes représailles éventuelles et les
marrons ne s’exposent jamais, ils appartiennent au monde de la nuit, à l’invisible. Comme
le Poto-Mitan, Adzire est le canal, le relais entre le monde visible (marché, habitation) et
le monde invisible (la nature qu’offre le marronnage). Ainsi, Adzire permet le dialogue
entre deux mondes à dominance masculine mais elle seule devra subir les conséquences
50
d’une éventuelle découverte dans les termes du contrat. Ainsi, si la femme noire esclave
n’est pas mère, son corps devient le lieu de sacrifice pour le système autant esclavagiste
que marron. En effet, en tant que femme, dans ce monde du marronnage, Adzire agit
comme un parasite dans le système en ce sens qu’elle ébranle les relations entre les hommes
et les femmes. D’abord, je rappelle qu’Adzire est la seule femme dans le triangle Sangolo,
Sans-Quartier et Sébastien. Il faut aussi rappeler que ces trois hommes désirent avoir une
famille avec elle. En ce sens, sa présence est parasitaire car elle crée, dans une certaine
mesure, des dissensions entre les membres du même clan. De plus, ils ne s’attendent qu’à
ce qu’elle réponde aux lois de la domesticité car les grottes ont besoin de femmes. Ainsi,
Adzire est doublement opprimée par l’utilisation qui est faite de son corps et ce à son insu,
en tant que lien entre les deux systèmes d’une part et d’autre part parce que chacun cherche
à se l’approprier.
En dépit de la domination masculine qui paradoxalement renforce le statut de PotoMitan d’Adzire, plusieurs femmes la soutiennent. D’abord, il y a Christophine la vieille
qui a été affranchie grâce au mariage de sa fille à un petit-blanc. Aussi, Christophine est un
repère dans la vie de nomade d’Adzire puisque la jeune femme lui rend des visites
hebdomadaires et qu’en plus Christophine connaissait la mère d’Adzire. Par conséquent,
elle est plus proche d’une figure maternelle pour la receleuse. Nous retrouvons aussi la
vieille Malgache qui prend soin d’Adzire après qu’Athanase l’ait violée. Elle est moins une
figure maternelle qu’une figure de guérisseuse dont la dualité sert les deux forces en
présence. En effet, elle s’assure qu’Adzire reste en vie pour satisfaire la violence sexuelle
d’Athanase, mais elle rassure aussi Adzire sur le fait qu’elle pourra retrouver Sangolo à la
fin de son périple (89). C’est une figure féminine ambiguë qui selon moi représente plus
les négociations constantes que les femmes doivent opérer dans un système qui les
assujettit. Adzire doit survivre car son errance dans les mornes est la métonymie de la
quête de liberté des esclaves de l’île de la Réunion.
51
A ces deux matriarches s’ajoute l’esprit de la mère de Sébastien qui est présent dans
un collier qu’Adzire retrouve dans la grotte du jeune homme (96). Le collier est un lieu de
mémoire, un symbole de la présence occulte de la mère et un lien direct entre Adzire et
l’esprit. Enfin, la figure maternelle capitale est celle de la mère d’Adzire évoquée au début
du roman dans une conversation entre Adzire et Christophine et à la fin au moment où
Adzire est sur le point d’être pendue. En effet, elle entonne une berceuse que sa mère lui
chantait quand elle était petite alors que les marrons et les chasseurs se battent entre eux.
La berceuse non seulement calme les hommes (116) mais elle agit surtout comme une
prière incantatoire qui permet à Adzire de trouver les forces pour échapper à ses bourreaux.
De ce fait, les relations entre les hommes et les femmes dans Adzire et le prestige de la nuit
sont perturbées car la femme sert toujours l’intérêt de l’homme, qu’il soit noir ou blanc et
le vrai refuge réside dans la communauté féminine qu’elle arrive à ériger autour d’elle.
Même si Adzire ne quitte jamais les frontières de la Réunion, contrairement à
Carmen ou à Tituba, elle demeure une articulation de la créolisation en ce sens qu’elle
négocie les rapports entre les éléments conflictuels du système habitationnaire
(esclavagistes/marrons, mornes/habitation) et arrive à en constituer un tout qui fonctionne
plus ou moins bien, un tout dans lequel elle se positionne comme l’élément capital. En
effet, le système s’effondre lorsqu’Adzire fait le choix de fuir dans les mornes et de devenir
une grande marronne. Ainsi, la mobilité d’Adzire s’apparente au nomadisme de ses
consœurs Carmen et Tituba. Le statut de Poto-Mitan d’Adzire vient du fait donc qu’elle
arrive d’une part à s’approprier un espace d’agentivité à l’intérieur de ce même système et
qu’elle est le chef d’orchestre de toute cette organisation. Ainsi, Lacpatia déconstruit les
mythes des héros marrons racontés uniquement au masculin en proposant un autre contreélément de l’esthétique littéraire de la mémoire esclave pour démontrer la résilience des
femmes face au système dominateur et misogyne qu’est l’esclavage.
52
II.1.2.b En période post-esclavagiste :
Lorsqu’il s’agit de traiter du cas de José Hassam et de sa grand-mère Amantine, il
faut prendre en considération autant le roman La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel paru
en 1950 que la lecture qu’en fait Euzhan Palcy dans son film Rue Cases-Nègres, en 198322.
Dans son étude sur les différences entre le film et le roman, Sylvie César remarque « un
glissement d’une problématique à dominance sociale dans le roman vers une problématique
se référant à la question raciale dans le film » (8) puisque selon elle, les rapports entre les
différentes races, à savoir les Békés et les Noirs descendants d’esclaves, sont représentés
différemment selon que l’on considère le film ou le roman (8). C’est vraiment avec Pluie
et vent sur Télumée Miracle et (La) Rue Cases-Nègres que s’opère l’ancrage du Poto-Mitan
dans le domaine social et sociologique aux Antilles. En effet, pour les créolistes Patrick
Chamoiseau et Raphaël Confiant dans leur ouvrage Lettres Créoles, « La figure de M'man
Tine est en quelque sorte l'archétype de la mère antillaise, omniprésente, dévouée et en fait
véritable chef du foyer » (144). C’est dans cette acception-là que la figure du Poto-Mitan
est la plus significative en Guadeloupe et en Martinique même si bien sûr, le symbolisme
du Poto-Mitan Vodou au centre du temple demeure inchangé. En effet, il est aisé de voir
la mère antillaise comme le pilier central de son foyer. Par ailleurs, la présence d’un enfant,
le petit José, est un élément déterminant du Poto-Mitan tel que nous le connaissons
aujourd’hui : le Poto-Mitan est une mère qui se sacrifie au quotidien pour la promotion
sociale, entre autres choses, de sa progéniture. Ainsi, le concept de liberté prend une autre
connotation au lendemain de la départementalisation.
Tout comme le récit de Zobel, Pluie et vent sur Télumée Miracle représente la
femme Poto-Mitan telle qu’on la retrouve en Guadeloupe et en Martinique aujourd’hui.
22 (La) Rue Cases-Nègres sera utilisé pour faire référence à la fois au roman et au film.
53
Paru en 1973, le roman de Simone Schwarz-Bart relate la survie de Télumée et des autres
femmes de sa famille, dans une Guadeloupe en pleine évolution et où la société rurale est
en déclin. Sa seule condition de femme pauvre l’expose aux misères et aux souffrances de
l’île et dévoile sa résilience. Chaque femme dans Pluie et vent sur Télumée Miracle doit
surmonter une épreuve difficile et c’est sa capacité à surmonter ces épreuves ainsi que le
surnom que lui attribuent les villageois qui déterminent son statut de Poto-Mitan. Ainsi,
Toussine, la grand-mère de Télumée, acquiert le surnom de Reine-Sans-Nom par les
habitants de son village car elle survit à la mort de sa fille Méranée. Man Cia, amie de
Toussine et compagne de Télumée, est une quimboiseuse qui tout comme Man Ya et
Tituba, vit à la périphérie des lieux de vie des autres habitants. Télumée quant à elle survit
dans la misère causée par ses amants et la disparition de sa fille adoptive. Sur le plan
professionnel et économique, la vie de Télumée est aussi désastreuse que sa vie personnelle
et sentimentale. Elle se loue chez les Békés et fait l’expérience de l’enfer des champs de
cannes à sucre. Enfin, le statut de Poto-Mitan est hautement valorisé puisqu’elle a droit elle
aussi à son surnom qui n’est autre que Miracle. En effet, sa résistance et sa résilience relève
du miracle selon les habitants car tout dans la vie de Télumée est fait pour l’anéantir mais
elle continue de se relever d’où le statut de Poto-Mitan que je lui attribue.
A l’instar de ses homologues, Télumée fait l’expérience d’une micro migration à
l’intérieur de la Guadeloupe car elle vit dans différents endroits de l’île. Elle grandit à
l’Abandonnée. Elle va vivre ensuite à Fond Zombi où elle souffre dans sa relation avec
Elie et déménage plus tard pour le Morne La Folie où là aussi, elle perd Ambroise.
Pluie et Vent sur Télumée Miravle est le roman de l’enfermement car jamais
Télumée ne quitte le monde rural pour une élévation sociale mais elle survit dans une
Guadeloupe en pleine mutation où la ville signifie la réussite scolaire, comme pour José,
et l’espoir d’une vie meilleure.
54
Pour Amantine et son petit-fils José dans Rue cases-nègres, la scolarité semble être
le seul moyen d’échapper à la plantation. Ils quittent leur case pour la capitale où l’enfant
peut poursuivre ses études. A Fort-de-France, Amantine subit deux formes de domination.
Pour accompagner José à l’école, elle est obligée de cacher sa pauvreté en revêtant ses plus
beaux habits. De plus, sa couleur de peau ainsi que son statut économique l’éloignent d’une
partie de la population de Fort-de-France. Ainsi, Amantine est réduite au silence et devient
presqu’invisible. La ville a des codes auxquels Amantine est incapable de répondre. Tout
esprit de communauté disparait dans la ville, contrairement au monde de l’habitation où
les travailleurs s’entraident. De ce fait, les stratifications du système habitationnaire sont
reproduites à la capitale.
Dans le roman La Rue Cases-Nègres, Amantine reste une femme Poto-Mitan
incontestée. Les principes fondateurs mis en œuvre dans la réussite de José demeurent
inchangés. Cependant, la narration des rapports entre les gens de la ville et les gens de la
campagne ainsi que le rôle des mères dans la vie de l’enfant changent drastiquement du
roman au film, Rue Cases-Nègres. Aussi, l’absence de père est d’autant plus frappante que
José est omniprésent dans la vie des femmes. Ainsi, le dur labeur d’Amantine (la grandmère de José) et de Délia (la mère de José présente uniquement dans le roman) est la
condition sine qua non de la réussite scolaire et sociale de l’enfant. C’est en se sacrifiant
qu’elles assurent l’avenir de José au détriment du leur. En effet, leurs grands
accomplissements en dépit du peu de moyens dont elles disposent, relèvent presque de la
magie : «M’man Tine n’avait-elle pas été vraiment la fée qui avait réalisé mon rêve? Tout
s’était arrangé dans un ordre que mon cerveau n’eut pas su créer et qui m’enchantait »
(137). Ainsi, José témoigne bien du sacrifice de la mère antillaise, sacrifice qui fait que
dans la société, on la qualifie de Poto-Mitan.
55
Délia est la mère de José qui travaille à Fort-de-France chez des Békés et a une
situation sociale plus élevée que celle de sa mère qui est encore esclave des champs de
cannes à sucre. Délia est totalement absente du film. Euzhan Palcy a choisi de l’évincer en
la tuant (José casse un bol qui est tout ce qui reste à Amantine de sa fille). Selon Sylvie
César, Délia est retirée du film afin d’éviter de présenter une mère dénaturée qui n’hésite
pas à abandonner son fils pour vivre plus confortablement en ville (96). Cependant, je
choisis de voir ces deux figures maternelles comme les articulations des espaces dans
lesquels elles évoluent et agissent donc comme des relais, des possibilités pour José d’avoir
un soutien en fonction du lieu de ses accomplissements et de son évolution sociale et de
son bien-être. Ainsi, Délia correspond à la période de maturité de José. Il passe plus de
temps avec sa grand-mère à la campagne et ne rejoint sa mère qu’à l’adolescence, il a donc
des difficultés à recréer des liens affectifs avec elle, liens qui selon José appartiennent tout
entier à M’man Tine. Par ailleurs, le détachement de José par rapport à Délia correspond
aussi au fait qu’il grandisse et qu’il doive acquérir de l’expérience et apprendre à devenir
indépendant. Certes, comme le rappelle César et comme José l’explique lui-même dans la
narration, il ressent l’absence de sa mère mais c’est aussi l’occasion d’apprendre encore
plus la valeur du sacrifice des femmes dans sa vie. Ainsi, si à la veille de son premier jour
d’école, les efforts de M’man Tine relèvent de la magie pour José, il devient, au fil du
temps, plus conscient du travail investi dans sa réussite. Ainsi, la médiocrité de son travail
au premier trimestre à Fort-de-France lui fait l’effet d’un matricide : « en l’écoutant, j’eus
l’impression qu’elle pleurait. Comme si ses mains écorchées par le frottement des gros
linges saignaient…ou que c’était moi qui l’avais frappée, à ses mains écorchées… Je
pleurais pour ma mère qui avait voulu me voir un bon élève et que j’avais déçue et
peinée…J’étais décidé à travailler » (223). Aux premières loges de la souffrance de sa
mère, José décide de transformer le sacrifice en élément positif comme nous allons le voir
dans la deuxième partie de ce chapitre.
56
II.2. La femme Poto-Mitan et son corps
La femme Poto-Mitan a une relation particulière à son corps en ce sens qu’elle
choisit de l’exposer ou de le cacher afin de déterminer sa conduite car, comme Dans Le
couteau seul (1981) France Alibar et Pierrette Lembeye-Boye le remarquent : « elle survit
par la négation qu’elle a d’elle-même ou déplace son sentiment de dignité sur un autre
plan : bien élever ses enfants, tenir la tête haute, rester propre…garder l’estime des autres »
(vol.2, 96). De plus, la relation qu’elle a avec son corps révèle par-dessus tout, le malaise
causé par son passé (l’esclavage, le colonialisme et même l’engagisme23), sa nature de
femme et les difficultés qu’elle a à établir des relations « saines » et durables avec les
hommes. La description du corps de la femme Poto-Mitan relève non seulement de l’espace
et du temps qu’elle occupe mais aussi et surtout témoigne des relations qu’elle entretient
avec son entourage, en particulier les hommes.
II.2.1 La maternité et la stérilité
Pierrette Lembeye-Boye et France Alibar soutiennent que dans la société
guadeloupéenne des années 70 et du début des années 80, période dans laquelle se situent
leurs recherches, « la seule image valorisée [de la femme] est celle de la mère » (vol.1,
158). On retrouve ce propos dans (La) Rue Cases-Nègres, le roman puis le film, car M’man
Tine et Délia sont toutes entières dévouées à l’éducation et à l’instruction de José. Ainsi,
comme je l’ai dit dans la première partie, José prend conscience de l’ampleur du sacrifice
de sa grand-mère et de sa mère en observant et en décrivant leurs corps car ce sont leurs
corps qui portent la mémoire de l’esclavage et les empreintes de la mentalité esclavagiste
qui persiste même après l’abolition. En effet, les descriptions du corps de M’man Tine sont
23 Je traite de l’engagisme à la fin de la deuxième partie de ce chapitre
57
récurrentes dans le roman afin de démontrer la dureté du travail de la canne pour les ruraux
mais en particulier pour les femmes. Ainsi, José comprend que les champs de cannes sont
un gouffre qui ne laisse aucune échappatoire à ceux qui n’ont d’autres choix que de s’y
enrôler. L’association des champs et de M’man Tine renvoie très souvent à des idées de
mort dans la tête du petit garçon qui voit souvent que les champs tuent sa grand-mère « à
petits feux » comme ils ont déjà tué M. Médouze (133).
D’ailleurs, Zobel n’est pas le seul à traiter de l’enfer des cannes pour une femme.
Télumée de Schwarz-Bart, après avoir perdu Reine-sans-nom et Man Cia, s’enrôle aussi et
devient amarreuse dans les champs puis coupeuse de cannes. Les champs ont le pouvoir de
transformer l’être humain en machine puis en bête de somme, jusqu’à l’aliénation. Télumée
devient consciente des changements qui s’opèrent en elle, aussi bien extérieurement
qu’intérieurement. Du point de vue extérieur, le travail des champs accroit la force
physique de la jeune femme qui voit ses poignets de chair se transformer en poignets de
fer (204). Puis, les champs agissent sur Télumée comme une descente aux enfers
obligatoire afin qu’elle puisse renaitre et trouver, comme sa grand-mère et Man Cia, la
place qu’elle occupe non seulement dans sa vie mais surtout dans la lignée de femmes
fortes dont elle est issue. C’est cette capacité à survivre dans la misère qui fait qu’elle est
une femme Poto-Mitan. Ainsi, la canne fait qu’elle adopte d’autres modes de vie que ceux
que lui ont inculqués Reine sans Nom. C’est donc le champ, l’environnement, qui forge le
caractère de Télumée. La canne est un enfer pour les femmes que ce soit en milieu rural ou
en milieu urbain.
Délia confirme l’existence de misère des femmes d’origine rurale et non éduquées.
Bien qu’ironiquement, travailler chez un Béké représente « une situation » (254), c’est une
situation qui s’inscrit dans la mentalité esclavagiste puisqu’occuper un poste de
gouvernante chez son nouveau patron implique qu’elle doive laisser son fils pour s’occuper
de son patron. Le corps de Délia, tout comme celui de sa mère Amantine, témoigne de ses
souffrances et de ses sacrifices dans le milieu urbain à l’égard de son fils, rejoignant ainsi
58
le propos de Lemboye-Boye et d’Alibar selon lequel les mères sont toujours valorisées
parce qu’elles s’effacent devant les besoins de leurs enfants. Ainsi, José décrit les mains et
les bras de sa mère après ses journées de travail et se rend compte que l’acharnement de sa
mère au travail est conditionnel à sa réussite scolaire (222). C’est en s’infligeant ses
mutilations par le travail que Délia peut payer les 87,5F de frais de scolarité de son fils.
M’man Tine et Délia sont donc des représentations féminines du Christ plus que de la
Vierge Marie (Condé, 1975, 45) puisque leurs dons d’elles-mêmes assurent l’ascension
sociale de José. En ce sens, je considère que la mère de José n’est pas dénaturée comme le
soutiennent César et par extension Palcy, puisqu’en temps venu, elle prend les rênes de la
vie et de l’éducation de sa progéniture.
La stérilité et même la maternité sont les conséquences directes des rapports que
les femmes entretiennent avec les hommes. Lorsqu’elle n’est pas mère, la femme PotoMitan porte en elle un désir de maternité réprimée ou est stérile confirmant ainsi l’argument
de Condé selon lequel le thème de la maternité vécue est absent de la littérature antillaise
(Condé, 1975, 45). En effet, José est le seul témoignage du passage d’un homme dans la
vie de Délia puisque toute figure masculine apparentée à l’enfant est absente. Eugène le
géniteur est parti à la guerre et n’a plus jamais donné signe de vie. Seuls M. Médouze et
dans une certaine mesure son instituteur, M. Roc, peuvent remplir les fonctions de figures
paternelles chez l’enfant. Par ailleurs, les figures paternelles présentes dans la vie des
enfants sont nocives puisque M’man Tine dénonce « les pères [qui] mettent leurs fils dans
le même malheur » (79), le malheur des champs de cannes. Ainsi, Zobel soutient le fait que
le « sauvetage » des enfants et leur ascension sociale est le fruit du travail acharné des
mères telles son héroïne.
La stérilité et l’absence de maternité est aussi et surtout un moyen de se protéger
des hommes. Selon Alibar et Lembeye-Boye, « les enfants sont une preuve de virilité pour
59
l’homme même s’il n’agit pas comme un père » (vol.1, 166). De ce fait, refuser de tomber
enceinte ou avorter est un moyen d’anéantir la puissance de l’homme manifestée dans sa
progéniture et en même temps d’acquérir une agentivité dans un rapport de domination.
Ainsi, Tituba avorte de son premier enfant avec John Indien alors qu’elle est à Salem afin
d’éviter à ce dernier de vivre les mêmes souffrances qu’elle. De retour à la Barbade, elle
est enceinte d’un Marron mais là encore, la maternité vécue demeure impossible puisque
Tituba est pendue enceinte. Adzire à la fin de son récit est enceinte de Sangolo mais cette
grossesse est la métaphore de l’espoir de l’abolition et du changement à venir pour les
esclaves de la Réunion.
Céline Alvarez Bàà, la pacotilleuse, occupe une place singulière par rapport à ses
homologues féminins de la littérature antillaise. D’abord, elle ne doit s’attacher à aucun
homme comme le lui indique le troisième commandement de son métier. Puis, avoir un
enfant alors que la pacotilleuse exerce un métier où elle est en constant déplacement
représente un fardeau. Plus encore, la pacotilleuse occupe le pôle masculin du noyau
familial décrit par Alibar et Lembeye-Boye. Tout comme les hommes en effet, la
pacotilleuse est génitrice mais n’assume pas son rôle de mère. Carmen, la mère de Céline,
a dix-sept enfants dont elle ne peut s’occuper en raison de son métier (307). Cependant,
contrairement à sa mère, Céline est stérile.
Plus encore, le refus de maternité ou la stérilité n’empêchent pas les femmes PotoMitan des romans d’être des figures maternelles. Céline devient la mère adoptive d’Adèle,
la fille de Victor Hugo et c’est d’ailleurs elle qui met tout en œuvre pour ramener la fille à
son père. Télumée choisit d’adopter la jeune Solange. Quant à Tituba, c’est après sa mort
qu’elle devient un modèle pour les petites Barbadiennes.
60
II.2.2.Entre appropriation et négation de la sexualité
Le fait d’être mère sous-entend un rapport à la sexualité que les femmes Poto-Mitan
vivent de différentes manières. Que ce soit en période esclavagiste ou post-esclavagiste, en
milieu rural ou en milieu urbain, elles tentent de trouver leur propre agentivité dans la
logique de domination sexuelle qui les asservit. Les rapports sexuels tels qu’ils sont décrits
dans les textes relèvent du viol, de la violence sexuelle ou d’une sexualité débridée de
compensation. Ainsi, la sexualité vécue pour reprendre l’adjectif de Condé est annihilée de
la vie de M’man Tine et de Délia. La seule preuve d’une relation charnelle dans la vie de
ces deux femmes est la présence de José pour Délia et de Délia pour M’man Tine. Cette
absence de sexualité est la conséquence directe de leur rapport traumatisant au sexe et à la
sexualité. En effet, M’man Tine a été violée par le commandeur de l’habitation et a eu
Délia. M’man Tine est elle-même petite-fille de Béké, ce qui démontre la persistance de la
domination du maître sur le triangle familial noir. Eugène, le père de José n’a jamais vu
son fils. Ce qui reste pour elles, après le passage des hommes n’est autre qu’une vie de
misère et un enfant à nourrir qui, si elles ne se sacrifient pas, est voué à connaitre le même
sort qu’elles. Ainsi, je considère que la situation familiale du triangle M’man Tine, Délia,
José est une continuité de l’article 13 du Code Noir de 1685 qui stipule que les enfants nés
d’une union entre esclaves suivent la condition de leur mère et par extension, « libère » le
père, libre ou esclave, de toute responsabilité vis-à-vis de sa progéniture. Par ailleurs, la
libération de la femme noire passe encore dans les années 30, période d’évolution des
personnages de La Rue Cases-Nègres, par l’homme blanc comme le stipule l’article 9 du
Code : « N'entendons toutefois le présent article avoir lieu lorsque l'homme libre qui n'était
point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans
les formes observées par l'Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et les
enfants rendus libres et légitimes ». En effet, dans le roman, Mme Gracieuse, coupeuse de
cannes, connait une ascension sociale à la naissance de son fils Georges Roc qu’elle a avec
61
Justin, un bâtard de Béké. Par ailleurs, dans le triangle M’man Tine, Délia, José, Zobel « ne
fait que » reprendre le marronnage de l’homme de la cellule familiale, dénoncé autant dans
la littérature que dans le folklore antillais, comme nous le verrons dans le chapitre III.
Selon Ernest Pépin, le viol est « la reconnaissance du corps de la femme » (183)
par le traumatisme qu’il subit et pour Alibar et Lembeye-Boye, les enfants sont la marque
de la virilité de l’homme (vol.1, 166) après son passage dans la vie des femmes. Bien que
ces arguments aient toujours été valides pour le maître Béké, ce dernier trouve son pendant
dans l’univers magico-religieux antillais en la personne du dorlis. Le dorlis est un esprit
qui a la capacité de se transformer, de pénétrer le soir dans la chambre des femmes et
d’abuser d’elles dans leur sommeil, sans qu’elles ne soient inquiétées ou réveillées. Le
passage du violeur est en quelque sorte légitimé puisque ce n’est qu’au réveil que les
femmes constatent l’abus dont elles ont été victimes et dont elles ont honte. De ce fait, le
dorlis peut continuer à agir en toute impunité. Ainsi, le dorlis traduit un rapport de
domination silencieux dont les conséquences sont plus palpables et plus cinglantes que la
relation elle-même puisque c’est la femme qui porte seule le poids de cette relation non
consentie.
Dans Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau paru en 1986, la visite du
dorlis dans le lit d’Héloïse donne naissance à Pipi le Djobeur. Pipi doit être un non-être
puisque dans la réalité, le dorlis est incapable d’enfanter. Par conséquent, la présence d’un
non-être dans le texte représente symboliquement et artistiquement le malaise qui existe
dans les rapports entre les hommes et les femmes antillais. Le dorlis ne confronte jamais
sa victime au grand jour, tout comme les hommes dans la réalité quittent leur foyer et leurs
enfants sans autre forme de procès (Alibar et Boye). Par ailleurs, Héloïse assume seule
l’éducation de son fils Pipi et choisit de quitter la campagne pour s’installer à Fort-deFrance afin de leur assurer un meilleur avenir.
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Le passage du dorlis est le seul rapport d’Héloïse à la sexualité. Après cet acte, les
hommes sont bannis de sa vie et elle n’est reconnue que pour être la mère du meilleur
djobeur de Fort-de-France et la cuisinière la plus reconnue du marché. Ainsi, comme le
font remarquer Alibar et Lembeye-Boye, Héloïse opère un transfert de sa vertu dans un
autre domaine comme pour effacer l’origine de sa progéniture. En ce sens, M’man Tine,
Délia et Héloïse sont des réactivations de la Marie-Madeleine biblique. D’autre part, les
romans ci-dessus mentionnés et les autres à venir, ne font qu’offrir un autre témoignage du
comportement dorlis-tique des hommes antillais, comportement largement dénoncé dans le
folklore antillais, notamment dans la biguine « Dodo ! Dodo !... Yche Moin, Dodo ! »24
de la chanteuse martiniquaise, Léona Gabriel.
1er couplet
Dodo !...Yche moin dodo
Dodo a sou bras manman’ou
Papa’ou cé an ingrat,
En ingrat dénaturé.
Si ni la maternité
Ni la vie durante aussi
En jou, à l’avenir
Papa’ou Ké busoin ou.25
2ème couplet
Si yche moin té en tit fi
Moin cé fè li connète papa’i
Yche moin cé en ti garçon
I pa busoin connète papa’i
Mon fils ou ké vini grand
En jour, à l’avenir,
Si papa’ou crié’ou
Ou a réponné li… I pa papa’ou26
24 “Dors! Dors!... Mon enfant, Dors!” (ma traduction).
25 1er couplet: Dors!... Mon enfant dors/ Dors dans les bras de ta mère/ Ton père est un ingrate, /
Un ingrat dénaturé./ Il y a la maternité/ mais la vie continue/ Un jour/ Ton père aura besoin de toi.
26 2ème couplet: Si mon enfant était une fille/ Je lui aurais présenté son père/ Mais mon enfant est
un garçon/ Il n’a pas besoin de connaitre son père/ Mon fils, tu grandiras/ Un jour/ Si ton père
t’appelle/ Ne lui répond pas car il n’est pas ton père. (ma traduction)
63
3ème couplet
Dimanche après-midi
Tout’ moune ka allé la savane
Couchette brodée yo sur le coté,
Gros chaine forcat yo dans cou yo,
You caille promené innocent yo,
Moin seule dans tit coin moin
Ka pleuré tout’ misè moin…
Ka pleuré tout’ malheu moin.27
La biguine est un condensé du comportement dénoncé dans les romans de ce
chapitre II et en particulier La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel. « Dodo yche moin
dodo » est une berceuse, censée donc être chantée pour aider l’enfant à s’endormir.
L’enfant en question est un petit garçon qui est élevé seul par sa mère et est « condamné »
à grandir avec l’image déficiente de son père au comportement dorlis-tique. En effet, sur
ordre de la mère, l’enfant ne va pas connaitre son père car on comprend en sous-bassement
que la mère, abandonnée avec son enfant sur les bras, est capable d’élever un homme digne
de ce nom, à l’extrême opposé de son père ou du moins de l’image masculine qu’il a donné
à la mère. Par ailleurs, le sexe de l’enfant, étant un garçon, semble l’éloigner ou du moins
le protéger, dans l’inconscient de la mère et par extension de la société martiniquaise de
l’époque, des tabous d’inceste et d’homosexualité. Comme le stipule la chanson, c’est un
garçon donc il n’est pas nécessaire qu’il rencontre son père, alors qu’il est capital pour la
fille de rencontrer son géniteur. Par conséquent, on comprend que les Martiniquaises sont
victimes de la séduction et de la sexualité acharnée des hommes, du besoin de
reconnaissance de leur virilité à travers la conquête effrénée des femmes et même des
adolescentes. Présenter la fille à son père, c’est la protéger un tant soit peu du tabou de
l’inceste, du viol et de l’abandon à travers la reconnaissance du nom. Connaitre le nom de
27 3ème couplet: Le dimanche après-midi/ Tout le monde va à la savane/ Portant sur le côté leur
couchette brodée/ Leur chaine forçat au cou/ Qu’ils vont promener leurs enfants innocents/ Je suis
seule dans mon coin/ A pleurer ma misère/ A pleurer mon malheur
64
son père est en effet un moyen de remonter sa lignée et d’épargner quelque peu des liens
consanguins.
Par ailleurs, Léona Gabriel, dans cette biguine, dénonce le paradigme du
comportement masculin martiniquais et par extension antillais : la séduction se solde
toujours par une grossesse que la femme est condamnée à vivre seule et à assumer. Dans
le paragraphe d’introduction de la biguine, l’auteure remarque que : « Quand les larmes
brûlantes vous sillonnent le visage et qu’on berce tout doucement son petit pour
l’endormir…rien n’est plus apaisant pour la Martiniquaise que cette berceuse ! ». Force
m’est de constater que l’adjectif « apaisant » est déstabilisant ici ou du moins
contradictoire. En effet, il suggère que l’apaisement vient de la réitération de la souffrance
de la mère et de sa solitude. Elle élève seule la progéniture du dorlis fondamental, à savoir
le père antillais, et trouve une consolation dans ces paroles de condamnation, de
contradiction et d’écœurement du fait sexuel masculin antillais. En revanche, par effet de
contradiction toujours, la consolation vient du fait donc que pleurer ses souffrances et en
rendre l’enfant témoin renforce le statut « auto-proclamé » et plus tard reconnu par l’enfant,
du statut de Poto-Mitan de la mère, fossilisant de ce fait la cellule familiale antillaise dans
ce schéma de déficience comportementale masculine et d’extrême compensation
féminine28.
Par opposition à la figure de la Marie-Madeleine, l’hyper sexualité de certains
personnages féminins leur permet de trouver dans ce domaine une forme d’expression et
aussi d’agentivité pour résister au pouvoir de l’homme. Comme je l’ai expliqué en première
partie, le nomadisme de Céline dans Adèle, ainsi que les commandements de la pacotilleuse
28 Jomimi, chanteur de Gwo-ka (musique traditionnelle guadeloupéenne) poursuit la biguine de
Leona Gabriel dans sa célèbre chanson “Papa ou pa té la” / “Papa tu n’étais pas là”. Le chanteur y
opère une intertextualité avec la biguine de Gabriel lorsque s’adressant à son père, d’homme à
homme, il lui rappelle l’une de ses chansons préférées que sa mère lui chantait, celle de Leona
Gabriel.
65
l’empêchent de s’attacher à un seul homme mais aussi et surtout, dans son mode de vie, en
ayant plusieurs maris, en voyageant dans la Caraïbe et en Amérique latine et en Amérique
du Sud, elle permet la propagation d’un contre-discours féminin s’opposant aux lois
de l’esclavage et de l’intériorisation du discours de la domination des femmes. La
pacotilleuse devient donc le symbole de la femme libérée sexuellement à l’image de la
divinité Vodou Erzilie dont elle est la représentante.
Tituba, femme Poto-Mitan, incarne elle aussi la libération sexuelle d’Erzilie. Selon
Anny Curtius, Tituba de Maryse Condé est « dorlissée » car elle permet un réinvestissement
au féminin du mythe du dorlis. Après sa pendaison, la protagoniste est présente dans
l’œuvre et dans l’île sous forme d’esprit qui déclenche non seulement des rebellions
d’esclaves contre les maîtres blancs de la Barbade mais prend aussi la liberté de satisfaire
ses désirs sexuels en abusant de jeunes hommes noirs pendant leur sommeil, tout comme
le dorlis mâle. En revisitant ce mythe, Condé offre une lecture féministe et féminine du
mythe antillais qui détrône le mâle de son pouvoir de domination. En revanche,
contrairement à une Héloïse qui s’enferme sous le poids de la honte, les hommes sont
agréablement surpris du passage de Tituba à leur réveil.
Par ailleurs, dans son documentaire Maris de nuit, Fabienne Kanor mène l’enquête
sur les origines du mythe du dorlis et pour ce, part en Afrique et en Martinique afin de
recueillir des témoignages de femmes qui elles aussi ont reçu les visites du dorlis.
Contrairement à l’acte de viol que le passage du dorlis présume en Martinique, en Afrique,
certaines femmes dans le documentaire ont une expérience moins traumatisante de ce fait.
Certaines s’imaginent avoir des enfants, qu’elles ne peuvent pas voir, puisque le dorlis
relève de l’irréel et est donc incapable d’enfanter concrètement. D’autres mesurent les
années passées avec leurs maris de nuit et reconnaissent que le plaisir sexuel partagé avec
leurs maris de nuit est rarement égalé par le plaisir éprouvé avec leurs maris « de jour ».
Par conséquent, dans le documentaire de Kanor, il ressort que reconnaitre une relation
extra-conjugale avec le mari de nuit, c’est une façon détournée d’articuler le manque de
66
plaisir sexuel et le manque de bonheur conjugal et familial dont les femmes font
l’expérience. En revanche, on constate à travers les récits étudiés ici et même dans les
témoignages de femmes dans le documentaire de Kanor, que le dorlis engendre le
traumatisme sexuel et éventuellement le rejet de toute forme de sexualité. Selon
l’ethnologue Gery L’Etang, dire qu’on a reçu la visite du dorlis c’est une manière détournée
de dire qu’on est victime d’inceste et de viol. Cela expliquerait donc d’une part le caractère
négatif de la visite du dorlis en Martinique et permettrait paradoxalement à la femme de
gérer le traumatisme du viol.
L’hypo ou l’hyper sexualité des protagonistes féminins des textes que j’étudie dans
cette partie du chapitre relève du malaise qui existe dans les rapports entre les hommes et
les femmes de la société antillaise. Néanmoins, les femmes compensent ce mal-être et ce
malaise dans la solidarité qu’elles entretiennent les unes avec les autres. La solidarité
féminine se manifeste surtout dans une « ambiguïté sexuelle » qui lie les femmes entre
elles. Les hommes, comme je l’ai expliqué dans la première partie, échouent à établir de
vraies relations avec les femmes soit parce qu’ils occupent un statut de dominant, comme
les Békés, soit parce qu’ils s’inscrivent dans la mentalité qui a été établie par le Code Noir
en 1685, en particulier les articles 12 et 13 qui les absolvaient de toutes responsabilités visà-vis de leurs familles et de leurs enfants. Ainsi, les femmes, lors d’échanges d’expériences
douloureuses et de moments d’intimité quasi saphiques retrouvent leur courage et trouvent
le soutien nécessaire pour avancer dans leurs malheurs. Tituba trouve ce moment de
réconfort avec Esther dans leur cellule de prison. Esther, femme blanche emprisonnée à
Salem pour avoir trompé son mari, passe de longs moments à expliquer à la jeune esclave
la nécessité pour les femmes d’avoir accès à l’éducation et de s’émanciper.
Avec Adzire, Lacpatia va plus loin dans la relecture du mythe du dorlis, connu à
l’île Maurice sous le nom de « minuit touni ». En effet, j’ai expliqué que Condé offre une
version féminine du dorlis en faisant de Tituba une dorlissé qui va visiter les hommes. Un
67
épisode semblable se produit avec Adzire. Seule dans la grotte de Sébastien, elle touche le
collier de la mère de ce dernier, le met à son cou et sent aussitôt des mains d’homme posées
sur elle. Au réveil, Adzire ne se souvient plus de rien à part l’impression d’avoir vécu des
moments merveilleux dans la grotte (96-98) et le vague souvenir d’avoir aperçu Sébastien.
J’interprète les mains invisibles comme le dorlis venu visiter Adzire et il est important de
noter que le passage de l’esprit n’est pas une expérience traumatique pour la jeune femme
alors qu’elle est violée à multiples reprises par un chasseur de marrons dans la montagne.
Ainsi, je considère que l’esprit qui apaise Adzire en lui faisant découvrir des plaisirs
sensuels et en la rassurant est la mère de Sébastien, prêtresse défunte aux pouvoirs
redoutés, qui a pris l’image de son fils pour mieux approcher Adzire. Par ailleurs, de
nombreux indices démontrent qu’Adzire doit se réconcilier avec son propre corps,
auparavant violenté et violé afin de reprendre son combat. La caverne dans laquelle elle se
retrouve est en effet jonchée de symboles phalliques : le manioc dur destiné à la nourrir,
la sagaie de Sébastien brandie sur une pierre, mais parmi ces objets c’est le collier de la
mère, symbole de coquetterie et de féminité qui provoque la « relation sensuelle » avec
l’esprit.
Dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, ceci est illustré par la symbiose
écopoétique qui rapproche Télumée et la terre-mère. Alors qu’elle souffre de sa rupture
avec Elie, la nature environnante prend les aspects de la santé physique et psychologique
de Télumée : « Ainsi allaient les jours pour moi, se grossissant de nouvelles peurs, de
nouvelles hontes, de peurs inavouables […] les herbes de ma cour poussaient, elles me
recouvraient entièrement et je me sentais comme un jardin à l’abandon, livré à ses ronces
et à ses épines » (164-165). Soutenue et encouragée par sa grand-mère ainsi que les autres
femmes du village, c’est à la rivière qu’elle se lave de sa peine, comme pour faire peau
neuve et renaitre en femme mûre (172) ou plutôt en femme qui a survécu au chagrin
d’amour. Par ailleurs, je considère que Pluie et vent sur Télumée Miracle est une
théorisation de la figure du Poto-Mitan. En effet, les longs proverbes de Reine Sans Nom
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destinés à éduquer Télumée ainsi que son ascendance visent à lui enseigner ce qu’est « être
une femme sur la terre » (164). Je rappelle que c’est la capacité de la femme à survivre aux
nombreux aléas de la vie qui lui octroie le titre de Poto-Mitan. Plus encore, dans ce roman,
la communauté féminine occupe une place primordiale car elle l’emporte sur toutes les
autres, sociale, politique, relationnelle. Télumée par sa persévérance et sa force mentale
gagne sa place dans la lignée de femmes fortes dont elle est issue. Par ailleurs, chez les
Lougandor, le savoir, les leçons de vie et les expériences sont partagées de mère en fille
puisque les hommes finissent toujours par disparaitre. Aussi, lorsque Télumée doit guérir
du chagrin d’amour que lui cause Elie, ce sont les femmes de la communauté qui viennent
à sa rescousse et l’encouragent à se régénérer dans la nature puis dans la communauté.
Les œuvres étudiées jusqu’ici traitent uniquement du sujet afro-antillais et
réunionnais. Il s’agit maintenant de voir comment s’articule la figure du Poto-Mitan indoantillais.
II.2.3 La femme Poto-Mitan indo-antillaise
En 1848, après l’abolition de l’esclavage aux Antilles françaises et face au refus
des anciens esclaves de travailler sur les plantations de canne à sucre, les békés ou blancscréoles des Antilles durent trouver une main-d’œuvre travailleuse et suffisante en nombre
pour remplacer les quelque douze millions d’Africains déportés aux Amériques. Pendant
l’engagisme, ce sont donc les Indiens qui sont favorisés. Entre 1853 et 1883, on recense 25
509 immigrés indiens en Martinique et 42 326 entre 1854 et 1889 en Guadeloupe
(Singaravelou, 1987, 150).
C’est dans ce contexte que Raphaël Confiant, écrivain
martiniquais, situe son œuvre qu’il publie en 2004 soit 150 ans après l’arrivée des premiers
Indiens.
69
Arrivés aux Amériques, les engagés indiens doivent s’insérer dans un système
habitationnaire bien en place depuis près de deux siècles. La réhabilitation de l’Indiencoolie dans la littérature antillaise est donc la thèse principale du texte de Confiant.
L'arrivée en Guadeloupe et en Martinique met fin à l’idée du mythe de l’Eldorado.
Sur les plantations, les engagés articulent des stratégies de résistance afin de conserver leur
dignité. Ainsi, ils luttent pour la préservation de leur langue, principalement le tamoul, par
le biais duquel un aspect de leur identité indienne peut refaire surface. La cuisine indienne
est aussi un élément culturel fondamental en Guadeloupe et en Martinique. Les Indiens
ajoutent leurs propres spécialités à la cuisine créole existante, enrichissant ainsi le
vocabulaire et la culture créoles. Par conséquent, les Indo-antillais maintiennent un
sentiment et une mémoire de l'Inde à travers la langue, la religion et la nourriture dans les
mécanismes d'une vie parallèle qu’ils mettent en place comme l'a expliqué Confiant, mais
aussi en laissant des traces « visibles » de l'Inde dans les îles.
Dans La Panse du Chacal, Confiant articule ce qu'il appelle dans Éloge de la
créolité un «agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes,
européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l'Histoire a réunis sur le même
sol" (Eloge de la Créolité, 26). Confiant réhabilite l'Indien et ses contributions au monde
créole en le plaçant comme sujet de la littérature antillaise. Dans La Panse du Chacal, le
processus de créolisation se fait par la prise de conscience que les îles de la Guadeloupe et
de la Martinique, sont la nouvelle patrie qui a besoin de leurs «mains» pour survivre: «Sans
le travail des Indiens, la plantation se serait effondrée, les Blancs auraient été ruinés et les
Noirs condamnées à quémander un quignon de pain aux chiens. Nous avons construit la
70
Martinique, elle est à nous maintenant! (La Panse du Chacal, 323). Plus encore, la femme
indienne est présentée comme un vecteur fondamental de la créolisation des Indiens en
Martinique.
La femme indienne joue un rôle capital dans l’intégration de l’élément indien dans
le système déjà en place en Guadeloupe et en Martinique. Tout comme ses homologues
afro-antillaises, elle met en place des stratégies de résistance pour survivre en tant que
femme subalterne indienne dans un système habitationnaire. Elle doit aussi côtoyer deux
présences féminines dans ce système, à savoir la femme Béké et l’Afro-antillaise. Est-il
possible de qualifier la femme indo-antillaise de Poto-Mitan en sachant que le Poto-Mitan
tire son origine du Vodou ? Selon Ernest Moutoussamy et Raphaël Confiant, s’il faut
considérer le Poto-Mitan dans son sens littéral, c’est-à-dire comme le pilier qui soutient
une structure, la femme indo-antillaise est tout aussi Poto-Mitan que son homologue afroantillaise. En effet, à son arrivée dans les îles, la femme indienne est soustraite aux regards
extérieurs car elle ne peut pas travailler. Les termes du contrat d’engagement ne font
mention que des hommes puis les hommes eux-mêmes refusent que leurs femmes
travaillent, du moins jusqu’à la départementalisation de 1946. Ainsi, confinée à la sphère
domestique, la femme indienne assure le bien-être de sa famille et est toujours présente
pour ses enfants contrairement à l’Afro-antillaise qui est contrainte de laisser sa progéniture
livrée à elle-même, faute de soutien.
Dans le texte de Confiant, les femmes indiennes sont meurtries et manipulées. Devi,
une mère et une épouse dévouée, utilise toutes ses ressources pour éviter d'envoyer ses
enfants couper la canne à sucre. Cependant, elle ne peut pas effacer l'image des femmes
indiennes qui sont violées et exploitées. Confiant, dans un entretien avec Isabelle Constant
71
affirme que, «la domination esclave est aussi une domination sexuelle" (Constant, 141) à
partir du moment où les esclaves ont été prises en Afrique. Les femmes coolies sont
victimes de la domination esclave car beaucoup ne travaillent pas dans les champs, mais
elles sont victimes d'une double voire triple domination. En effet, elles sont violées par le
Noir qui leur impose la puissance sexuelle dont il a été privé au cours des quatre siècles
d'esclavage. Ainsi, les Noirs imposent aux femmes indiennes ce que les maîtres blancs
imposaient à leurs épouses durant l'esclavage afin de se guérir de leur complexe
d'infériorité et en imposant une nouvelle hiérarchie dans le système habitationnaire. En
outre, selon Firmin Lacpatia dans « La femme indienne dans l’immigration intéressant les
colonies francaises », les femmes indiennes souffrent de la domination économique.
Comme elles ne travaillent pas dans les champs, elles sont totalement dépendantes de leurs
conjoints ou partenaires qui doivent économiser de l'argent pour rapatrier leurs familles en
Inde.
Confiant explique par ailleurs que la situation du serviteur indien est, à bien des égards,
celle des esclaves venus d'Afrique, et il rejoint ainsi la thèse de Hugh Tinker dans A new
form of Slavery. Si une femme est violée, l'Indien est émasculé, tout comme les hommes
esclaves ont été émasculés quand les maîtres blancs pouvaient tirer profit des femmes
noires comme ils l’entendaient (Constant, 141). En effet, le serviteur indien est maintenu à
la périphérie de la plantation et doit se résigner à ne pas se mélanger avec les femmes
noires. Paradoxalement, pour Confiant, la reconnaissance de la contribution des
travailleurs indiens à la culture créole est faite à travers la sexualité. La femme, noire ou
coolie, est l'élément principal du processus de créolisation. Devi articule la créolisation de
la population indienne de la Martinique en acceptant non seulement de vivre avec
Anthénor, un homme afro-martiniquais, mais surtout en donnant naissance à leur fils
nommé Adhinor. Comme elle l'explique, le nom de l'enfant contient l’Inde d’Adhiyâman,
72
son mari disparu et la Martinique d’Anthenor, son amant. Il est aussi un symbole d'unité
pour les deux éléments subordonnés du système de plantation. En outre, le métissage
d’Adhinor est un symbole de la créolisation et du métissage des Indiens. En ce sens, à
travers le roman de Confiant, je conclus que la femme indo-antillaise est tout aussi PotoMitan que son homologue afro-antillaise.
II.3. La femme Poto-Mitan existe-t-elle dans les Mascareignes ?
II.3.1 Maternité avortée
La littérature des Mascareignes et en particulier l’œuvre d’Ananda Dévi offre une
image drastiquement différente de celle de la mère toute-puissante, miraculeuse et aimante
de la Caraïbe. En effet, Devi dans Rue la Poudrière met en exergue une contre-image de
la mère. Comparée à ses homologues antillaises, cette mère est « dénaturée », malfaisante
et même machiavélique. Elle œuvre non seulement à la mort de ceux qui l’entourent mais
aussi et surtout à la destruction de la cellule familiale dont elle a la charge.
J’ai expliqué en première partie la façon dont j’interprétais le transfert de l’élément
religieux vodou, le Poto-Mitan, au domaine social et économique lorsqu’il s’agit de
comprendre la représentation de la femme antillaise dans la littérature de cette région. La
femme Poto-Mitan, comme je l’ai démontré, a les mêmes caractéristiques que la divinité
vodou Erzilie. Par ailleurs, les dieux du panthéon Vodou ont deux facettes, l’une bonne et
bienveillante, le côté reda, et l’autre maléfique et malfaisante, le côté petro. Ainsi, la mère
de Paule, dans Rue la Poudrière incarne le côté petro d’Erzilie et déconstruit l’image
bienfaisante de la Poto-Mitan antillaise. Ainsi, le foyer constitué de Marie (la mère), de
Joseph (le père) et de Paule (leur fille) ne fonctionne que pour le bien-être et
73
l’assouvissement des désirs de Marie. De ce fait, elle s’éloigne fondamentalement des
caractéristiques de la femme Poto-Mitan antillaise.
En première partie de ce chapitre, j’ai établi l’espace comme l’élément catalyseur des
caractéristiques de la femme Poto-Mitan et de ce fait, l’espace joue un rôle primordial dans
l’articulation de la figure maternelle de Marie et des négociations de Paule pour assurer sa
survie. Dans son article « The Evading Subject », Françoise Lionnet explique que la rue de
la Poudrière est célèbre à Port-Louis et ce depuis le XVIIIème siècle car c’est l’espace
réservé aux prostituées. D’ailleurs, Paule devient une prostituée à Rue la Poudrière après
avoir été vendue par son père à Mallacre, un proxénète. Plus encore, l’espace urbain dans
lequel évolue la protagoniste l’asphyxie, la seule échappatoire étant la mort réelle ou
symbolique. Lionnet soutient qu’il existe des dangers dans la ville, en particulier pour le
sujet féminin :
One of the obvious dangers of that
space is that it can fix meaning, assign roles,
and imprison the female subject on a web of
significations that severely limit her narrative
functions… The female protagonist who is
linked to a narrative of urban decline finds
herself, ipso facto, associated with the idea of
the fall, a loss of innocence that inexorably
leads to ruin and perdition (92).
Le fait que Paule devienne une prostituée est sans surprise si l’on doit considérer le
personnage sous un angle réaliste. Si l’espace ainsi que la lignée déterminent les individus,
la décadence de Paule est tristement évidente. Par conséquent, la pertinence de Paule (et
donc du roman de Devi) se retrouve dans la façon dont elle appréhende son milieu et son
espace. En ce sens, Paule est victime de l’aliénation et du déferlement des éléments de son
environnement. Elle est une observatrice passive par rapport à ses parents, entre autres,
mais il y a un détachement de sa psyché par rapport à son corps. Le corps est utilisé comme
74
une poupée de chiffon alors que psychologiquement, la narratrice peut établir un dialogue
avec le lecteur : « Tout à l’heure, on en saura plus. Pas tout de suite, il m’est si pénible
d’évoquer ces souvenirs » (5). De ce fait, le roman de Devi est une tragédie romanesque
qui relate les difficultés qu’ont les femmes et les enfants, en particulier, à échapper à leur
milieu.
Ce qui différencie Paule des autres personnages que j’ai analysées jusqu’ici, c’est
qu’il n’y a pas de mouvement vers l’extérieur, aucune tentative ni possibilité de se libérer
de la ville même s’il y a de nombreux déplacements à l’intérieur de celle-ci. Lionnet
compare la course effrénée de la jeune fille à la flânerie de Baudelaire et remarque que la
narration de Paule est intimement liée aux flâneries et à la corruption de la ville. En ce sens,
Paule se rapproche selon moi encore plus de Céline dans Mort à Crédit où là aussi, les
déplacements du jeune homme ainsi que ces observations sur la ville de Paris renforcent la
monstruosité, pour reprendre le terme de Lionnet (94), de l’espace. Tout comme le roman
de Céline, le champ lexical de la merde est omniprésent dans le texte car c’est l’incapacité
de Paule d’ingérer cette déchéance qui la différencie de sa mère et tend à l’éloigner de son
habitus. Cette dernière en effet fait preuve de créativité lorsqu’il s’agit de tirer profit de son
environnement : « Pour nous, il n’y a pas d’autre choix que de tirer profit de la merde »
(25). De ce fait, contrairement à M’man Tine ou même à Télumée, il n’existe aucun désir
de se faire respecter dans la vie. Ainsi, le choix de Marie pour la magie noire, plutôt que la
magie blanche (comme Man Cia dans Pluie et vent sur Télumée Miracle ou encore Tituba)
est évident. Marie est quimboiseuse et utilise son savoir pour tuer et manipuler les gens. Sa
spécialité est de tuer à distance les femmes infidèles par le sacrifice de poules, le tout
effectué derrière l’église de la ville. Ainsi, le caractère décadent de la ville a une incidence
directe sur les personnages. Paule est perdue, Marie pratique la magie noire et Edouard le
père est alcoolique.
Tout comme le Poto-Mitan du temple vodou africain, la vie de la famille tourne
autour de Marie, ce qui explique sa déchéance. Erzilie dans le panthéon Vodou est une
75
déesse adorée autant par les hommes que par les femmes et par conséquent « monte » pour
reprendre le vocabulaire Vodou autant les hommes que les femmes. Ainsi, la vie de Paule
est envahie de la présence monstrueuse de sa mère. Cette omniprésence de Marie, la mère
cannibale, empêche l’épanouissement de l’enfant (16). De ce fait, Devi donne à voir une
contre-image de la mère christique antillaise.
De plus, la relation à la mère dans ce roman de Dévi relate un conflit permanent
entre la mère et sa fille. Selon Paule, la protagoniste, ses parents désiraient un garçon d’où
leur déception et leur abandon à son arrivée. Le sexe de l’enfant est-il suffisant à expliquer
les manipulations dont elle est victime ? On se rend compte que Paule, la petite fille, est
l’image inversée du petit José de (La) Rue Cases-Nègres. En effet, tout est mis en œuvre
pour assurer la réussite scolaire de José ainsi que son avancement social. Paule au contraire
nait dans une cellule famille nucléaire et c’est uniquement le fait qu’elle soit une fille qui
semble expliquer son rejet. La vie de Paule ne vaut pas celle de José, l’avancée et la réussite
scolaire des garçons est privilégiée par rapport à celle des filles. Plus encore, Marie a le
même prénom que la Vierge Marie qui elle a porté l’enfant, le Sauveur. L’arrivée d’une
fille dans la vie de Marie empêche toute réécriture et réinvestissement du mythe de la
prodigalité et du sacré autant pour la mère que pour le père. Ainsi, Devi expose son lectorat
à une trinité religieuse déchue.
Par ailleurs, la force de Marie est castratrice pour sa fille Paule car l’omniprésence
de Marie empêche le développement physique et psychologique de l’enfant. La
communication et le dialogue sont absents de l’interaction entre les deux personnages
féminins. La mère relève de l’inconnu et du mystérieux et toute identification avec la
femme au pouvoir s’avère impossible. Ainsi, Paule se construit un corps diamétralement
opposé à tout ce qu’est et que représente sa mère. Elle désire rester mince voire maigre
alors que Marie est toute graisse (32). Elle craint la magie noire et la religion car elle est le
premier témoin des agissements de sa mère. Plus encore, Paule entretient une relation
conflictuelle avec son corps et le roman s’articule selon moi dans cette quête de savoir ce
76
qu’est une femme. De ce fait, Paule ressemble à Télumée mais là où la dernière peut se
reposer sur une communauté de femmes, Paule est livrée à elle-même puis soumise aux
hommes. Plus encore, c’est Paule qui est en conflit avec le corps de sa mère puisque ce
corps a été le premier habitacle de sa marginalité. Paule s’est insinuée en parasite dans le
corps de sa mère et son existence sordide est la vengeance de Marie.
Le rapport entre les hommes et les femmes est concret, omniprésent dans le texte
et il agit comme un parasite dans la vie de la jeune femme. Il y a un trop-plein de sexualité
vécue dans le texte. En effet, dans une tentative d’échapper à sa féminité et de se dissocier
de sa mère, Paule se livre à la prostitution après avoir été vendue par son père. Elle devient
soumise et par-dessous tout, elle devient objet puisque Mallacre le proxénète l’utilise et
qu’il s’impose comme le référent dont elle a toujours manqué. Il se positionne en homme,
en amant, en père et en dieu (161). Plus encore, contrairement aux autres textes étudiés
jusqu’ici, il y a une juxtaposition physique, un lien quoique vacillant entre le père et
l’enfant. Tous les pères des textes antillais étudiés jusqu’ici sont absents et leur absence est
comblée par l’ubiquité de la mère antillaise ainsi que ses sacrifices. Ici au contraire, le père
est une présence-absence assombrie par les agissements de la mère. En rejetant Paule la
petite fille, Marie rejette par extension Edouard en tant que père et c’est sa difficulté à être
père qui engendre sa déchéance. Ainsi, Marie est une force chaotique autant dans la vie de
la fille que dans la vie du père et cause par conséquent leur manque à être. De ce fait, Marie
permet de réinterpréter l’article 9 du Code Noir selon lequel les enfants doivent suivre la
condition de leur mère car si le destin de Paule trouve ses sources dans le Code, le triptyque
Marie-Edouard-Paule permet une réflexion sur la figure du père privée de sa paternité et
ce depuis l’esclavage. En ce sens, Marie rejoint la figure de la mere-patrie evoquée par
Richard Burton que j’ai cité précédemment (Burton, 191).
Marie détruit l’aspect de la mère bienveillante et la figure de la femme Poto-Mitan
se change en réalité aussi bien positive (role constructif de la mère) que négative (role
77
déconstructif de la mère). En effet, M’man Tine, Délia, Tituba, Télumée, Adzire et Dévi,
font don d’elles-mêmes pour le bien de la communauté mais Marie représente une force
dévastatrice pour sa famille et ceux qui l’entourent car elle est le noyau central de l’unité
familiale, celle qui assure le lien entre les différents éléments or, paradoxalement, le lien
est caduque pour Marie à partir du moment où elle a enfanté une fille plutôt qu’un fils. En
revanche, ce qui relie ces femmes entre elles, qu’elles viennent des Antilles ou de l’Océan
Indien, c’est le rôle secondaire que jouent les hommes, en particulier les pères, dans leur
vie.
Selon Fritz Gracchus dans L’inceste focal dans la famille noire antillaise, « la
focalité de la mère exige la marginalisation de la figure paternelle. Aimer le père, c’est
défier plus que la mère : la structure » (179). La structure en place dans la famille antillaise
et telle qu’elle est représentée dans la littérature c’est celle que nous avons étudiée jusqu’ici
avec la mère au centre et comme seul référent de l’enfant. Cette structure est aussi valable
pour le roman de Devi car bien que présent, l’alcoolisme et le chômage d’Edouard le
rendent dépendant de Marie pour sa propre subsistance. En ce sens, Edouard est insignifiant
et dans le triptyque, il occupe une place « d’enfant » aussi bien que sa fille Paule confirmant
ainsi l’argument de Gracchus qui stipule que « le père absent est en fait un homme sans
travail » (24). Ainsi, faut-il rechercher l’absence du père ou son manque à être père dans
l’histoire politique et sociale de ces régions ? L’absence du père dans la littérature de ces
régions sert à comprendre le fonctionnement de chaque unité familiale telle qu’elle est
représentée dans les romans mais sert aussi à comprendre le développement et le
fonctionnement des îles dont les textes sont issus, comme je le démontrerai dans les
chapitres suivants.
78
Conclusion
Le statut de Poto-Mitan de la femme dépend du rôle qu’elle joue dans sa famille
mais aussi dans sa communauté. Elle est Poto-Mitan car elle est un modèle de résilience et
une source d’inspiration pour ceux qui l’entourent. En revanche, lorsque cette force, cette
résilience est mauvaise ou tend à faire le mal autour d’elle, la femme perd son statut de
Poto-Mitan sans que sa force et sa négociation des évènements de l’existence soient
diminués. En d’autre termes, le stéréotype veut que la femme Poto-Mitan soit toujours
bonne, toujours héroïne de son existence. Plus encore, elle est intimement liée à son
environnement. Elle doit venir d’un milieu pauvre ou modeste et c’est sa capacité à
surmonter les épreuves de la vie, telles que la pénurie, la famine, le chômage, qui va la
déterminer en tant que Poto-Mitan.
La relation entre la femme Poto-Mitan et ses enfants est fondamentale et éclipse de
ce fait toute explication des rapports entre les enfants et les pères, entre les pères et les
mères puisque ces derniers sont retenus dans un « ailleurs » économique, politique ou social
qui selon moi, reflète les rapports entre les habitants et les îles, entres les îles et les
(anciennes) métropoles comme nous le verrons dans les chapitres III et IV.
79
CHAPITRE III
LE PARADIGME DE LA MASCULINITE: LA PATERNITE ET SON
VECU DANS LES LITTERATURES DE LA GUADELOUPE ET DE
LA MARTINIQUE
Mes aujourd’hui ont chacun sur mon jadis
De gros yeux qui roulent de rancœur
De honte
« La complainte du nègre », Léon-Gontran Damas
L’objectif de ce chapitre est de comprendre les mécanismes par lesquels la voix de
l’homme et du père reste silencieuse dans la cellule anthropologique qu’est la famille puis
dans sa communauté (ses amis, sa ville ou campagne, son milieu social) et enfin dans son
île (la Guadeloupe ou la Martinique) et dans son pays (la France). En effet, trois études
viennent confirmer la présence-absence29 du père dans la structure familiale antillaise. En
1981, France Alibar et Pierrette Lembeye-Boye, dans leur enquête Le couteau seul sonde
le cœur des choses, font le point sur la situation économique et sociale dont les femmes
guadeloupéennes sont victimes. Pauvres, elles ne reçoivent aucune aide de leur conjoint,
ce dernier étant lui-même victime d’une situation économique instable. Elles sont aussi
victimes de violences conjugales, d’adultère et d’abandon quels que soient leur classe
sociale, leur milieu d’origine ou encore leur niveau d’éducation. En revanche, Livia Lésel,
dans Le père oblitéré : chronique antillaise d’une illusion (2003) met en exergue
29 J’utilise le terme « présence-absence » car dans la majeure partie des cas rencontrés chez Alibar
et Lembeye-Boye, Stéphanie Mulot, Lyvia Lésel, André et dans les romans choisis pour le corpus,
soit le père est littéralement absent, c’est-à-dire qu’il a fui toutes responsabilités à l’égard de ses
enfants et de leur(s) mère(s), soit le père est présent physiquement mais absent en raison de son
addiction à l’alcool, aux femmes, de ses travers sociaux, parce que ses enfants ne sont pas sa priorité
ou alors il est évincé par la mère, comme c’est le cas dans Rue la Poudrière d’Ananda Dévi.
80
l’omniprésence de la mère qui, tout en déplorant l’absence du père de la cellule familiale,
paradoxalement, empêche ce dernier d’occuper une place, quelle qu’elle soit, dans la vie
des enfants. Elle déconstruit « l’illusion » antillaise de la femme-mère forte qui arrive à
assumer seule, bien souvent contre tous, la survie de ses enfants ou encore l’ « utopie » que
perçoit Stéphanie Mulot au cours de son enquête en Guadeloupe sur la famille antillaise
dans sa thèse de doctorat, « Je suis la mère, Je suis le père ! » : L’énigme matrifocale et
rapports de sexes en Guadeloupe (2000). Mulot démontre que la matrifocalité en
Guadeloupe trouve son origine dans la charge historique qui pèse sur les îles et les sociétés
afro-américaines, à savoir l’esclavage, la traite et la publication du Code Noir qui tous ont
contribué à la destabilisation de la famille noire antillaise et à l’émergence de la
matrifocalité puisque selon elle : « la mise en scène des rapports entre hommes et femmes
en Guadeloupe s’inscrit dans une histoire coloniale violente et traumatisante qui a marqué
les familles et les esprits au point d’apparaitre parfois comme un obstacle du présent et du
futur et non pas du passé » (Mulot, 14).
Ces trois études démontrent que le père antillais demeure absent de la cellule
familiale qu’il soit éloigné de cette cellule par sa situation économique, par la mère de ses
enfants ou encore par sa désinvolture vis-à-vis de sa progéniture. Il ne s’agit pas ici de
condamner l’homme antillais ou de confirmer l’adage que Mulot a entendu tout au long de
ses recherches en Guadeloupe “Je suis la mère, je suis le père” comme s’en désolent bon
nombre de femmes antillaises.
A l’instar de Lésel et de Mulot, je suggère que le rejet du père de la cellule familiale
ainsi que l’éventuelle genèse d’une non-acceptation de la paternité trouve son origine dans
la promulgation du Code Noir en 1685 puisque, comme je l’ai démontré dans le chapitre
81
II, c’est le Code Noir qui crée la femme Poto-Mitan, qui elle-même est un élément de
l’habitus habitationnaire. En effet, le Code souligne que toutes responsabilités des enfants
nés d’esclaves reviennent à la mère et au maître de ces derniers, de même que l’article 4730
ordonne de garder unie la famille esclave si celle-ci appartient au même maître mais ce
dernier article est contredit par l’article 4431 qui stipule bien que les esclaves peuvent être
légués comme biens meubles et immeubles aux membres d’une famille de propriétaires32.
De ce fait, en vertu de la législature, familles de maîtres et familles d’esclaves sont en
opposition, la famille esclave étant nulle face à celle des propriétaires. Je vois ici un premier
élément fondamental d’explication de la persistance de la fuite du père en période
esclavagiste, coloniale et post-coloniale. Il reste à comprendre les raisons pour lesquelles
ce comportement persiste jusqu’à nos jours.
Selon Pierre Bourdieu : « l'habitus désigne des manières d'être, de penser et de faire
communes à plusieurs personnes de même origine sociale, issues de l'incorporation non
consciente des normes et pratiques véhiculées par le groupe d'appartenance » (18).
L’habitus relève donc de la classe sociale et du milieu. Par ailleurs, il peut y avoir une
évolution. L’habitus est donc un concept mutable qui tend à la reproduction lorsqu’on se
retrouve dans un contexte familier et confronté à des données auxquelles on est habitué.
S’inspirant de Bourdieu, Crichlow, dans son étude sur la Globalisation et l’imaginaire postcréole propose le terme de « diasporic habitus » ce dernier faisant référence d’une part aux
liens, aux connexions qui existent entre l’Atlantique (domaine et genèse des peuples
30 Article 47 du Code Noir
31 Article 44 du Code Noir
32 Voir articles à la fin
82
transbordés pour reprendre le terme de Glissant) et le reste du monde et d’autre part, aux
emprunts et modifications, transformations des traditions (Crichlow, 31). Toutefois, selon
Crichlow, l’habitus de Bourdieu présente certaines limites puisqu’il empêche de prendre
en compte pleinement « the emergence of diversity, difference, alterity » (Crichlow, 32).
M’inspirant à la fois de Bourdieu et de Crichlow, je constate cependant une
persistance du comportement de l’homme et du père antillais à travers les littératures de
leurs régions ce qui me fait conclure qu’il existe de ce fait une expérience masculine
partagée de la paternité et de la masculinité qui me permet de supputer que ce
comportement résulte d’un habitus habitionnaire qui dans un certain milieu donné
(l’habitation mais aussi et surtout la cellule familiale) avec des paramètres familiers (la
mère de famille, une situation économique précaire et même la situation politique des iles)
font que l’homme reproduit le comportement qu’il avait ou qui lui était imposé, en période
esclavagiste. En d’autres termes, il m’apparait que, même de nos jours33, l’homme antillais
est guidé par une mentalité du Code Noir qui explique à la fois son papillonisme34 et son
marronnage de la structure familiale. D’autre part, si le Code Noir explique l’absence du
père afro-antillais, puis du père d’origine indienne, comme nous le verrons plus tard dans
le chapitre IV, il établit parallèlement le maître Béké comme père symbolique et historique.
En effet, la parole du maître est loi et c’est lui qui détient le pouvoir sur la constitution ou
la désintégration de la famille noire esclave. De ce fait, à la toute-puissance légale, sociale
33 Selon les paramètres de mon corpus
34 Le papillonisme est un terme utilisé par Raphael Confiant lors de notre entretien en juillet 2012.
Le papillonisme sert à qualifier le comportement de l’homme qui entretient plusieurs relations avec
plusieurs maitresses en même temps. Il préfère papillonner de maitresse en maitresse, de famille
en famille plutôt que de construire une relation stable avec une seule femme.
83
et même biologique du Béké, l’Afro-Antillais puis l’Indo-antillais doivent trouver des
espaces d’agentivité sociaux, culturels et discursifs afin de retrouver une certaine légitimité
dans leur statut d’homme puis de père et enfin de citoyen appartenant à un espace
géographique et politique donné. Par conséquent, pour comprendre l’empêchement de la
voix masculine dans les littératures de la Caraïbe et des Mascareignes, je propose dans un
premier temps d’analyser les paramètres de la paternité symbolique et historique à travers
les représentations du Béké dans les textes. Puis, je démontrerai le handicap et/ou la
mobilité de l’homme Afro-Antillais afin de voir en quoi il échappe à la prédétermination
légale (Code noir) et historique (esclavage). Enfin, j’analyserai les articulations de l’habitus
habitationnaire en période post-esclavagiste afin de dégager les espaces de la parole
masculine et paternelle dans la littérature antillaise puisque, comme Bourdieu l’affirme luimême, n’étant pas génétique, l’habitus est modifiable et mutable.
III.1.De la paternité symbolique et historique : la place du Béké dans la
littérature antillaise
III.1.1.Les espaces d’émergence de la voix de l’homme et du père
III.1.1.a L’habitation
Le Béké (le blanc créole) et son habitation représentent l’espace discursif
primordial dans l’émergence de la voix de l’homme et du père dans le système
habitationnaire. La parole du Béké est loi et sa parole fait loi, en ce sens, son autorité légale
est rarement remise en question. De ce fait, il est toujours omniprésent dans
84
l’environnement socio-culturel des îles telles qu’elles sont représentées dans la littérature.
Il est le maître suprême, par conséquent, à bien des égards, toute rébellion, toute
subversion, toute émergence d’une identité noire émerge en réaction à sa toute-puissance.
Pourtant, aussi subverti ou perverti soit-il, il existe un attachement d’une ethnie à une autre,
du Béké à l’Afro-antillais avec un prolongement dans les rapports de ces derniers à
l’engagé indien qui arrivera après l’abolition. D’ailleurs, le Code Noir est, selon Michel
Leiris, une tentative de codifier la créolisation « pacifique » qui s’opère dans les premiers
temps : « Le Code noir ne fait que légiférer dans le sens d’une réaction qui s’est déjà
manifestée dans les mœurs contre le libéralisme35 des premiers temps en matière
d’alliances » (Leiris, 20)36. Cependant, le Code Noir institue aussi un triangle relationnel
Béké-femme noire- homme noir avec une interaction binaire qui s’opère uniquement entre
le maître et la femme esclave, comme je l’ai expliqué en introduction de ce chapitre,
réduisant ainsi la voix de l’homme noir esclave au silence. De ce fait, la parole du Béké
(ainsi que ses actes) est habituellement violente voire stéréotypée comme étant une
conséquence logique de sa toute-puissance dans l’habitation puis dans l’île. En revanche,
lorsque le Béké présente une faille dans la fiction (historique), il témoigne d’un désir de se
remettre en question, ce qui fait écho le plus souvent à une remise en question du système
esclavagiste, colonial et post-colonial. Par conséquent, c’est à ce moment-là de sa réflexion
que s’opère un transfert, que se crée un rapport entre homme (béké) et homme (noir) qui
permet une émergence de la voix de l’homme afro-antillais à travers l’introspection du
Béké, comme nous le verrons dans ce chapitre et le chapitre suivant.
35 Il faut comprendre par là la liberté des unions et concubinages entre maîtres et esclaves.
36 C’est-à-dire des alliances trop libérales entre hommes blancs et femmes noires.
85
Frère Volcans de Vincent Placoly, publié en 1983, est ce que j’appelle une fiction
historique. L’auteur y offre une vision fantasmée du point de vue d’un béké sur l’esclavage,
ses implications et ses conséquences à la veille de l’abolition. Le texte narratif, le journal
du béké, est une mise en abyme puisque c’est un historien noir martiniquais qui, dans le
paratexte, découvre le manuscrit et décide de le publier sans y faire de modifications mais
en prenant la liberté d’y ajouter des notes (Frères Volcans, 11).
La spécificité de Frères Volcans est que le narrateur béké refuse toute paternité
symbolique dans le système esclavagiste de la Martinique des années 1840. Son habitation
est léguée par son père et lors de la prise de possession de ses terres, il décide d’affranchir
tous les esclaves et de ne garder que deux domestiques au service de sa famille depuis
toujours. Plus encore, le narrateur est malade et sa santé se dégrade tout au long du journal.
Ainsi, le corps malade du narrateur qui commence de façon stratégique son journal le 1er
janvier 1848 est la métaphore de la détérioration du système esclavagiste. En effet,
l’esclavage est aboli à la Martinique le 22 mai 1848, le 27 mai 1848 en Guadeloupe et le
20 décembre 1848 à l’île de la Réunion et à Maurice en 1835. En revanche, son manuscrit
lui permet de transmettre la mémoire (remise en question) de l’esclavage à la Martinique.
De ce fait, le narrateur accomplit un devoir de mémoire en s’adonnant à une réflexion sur
le système à une époque où l’esclave n’est pas en mesure d’écrire son histoire. Le Béké
devient par conséquent, marqueur de parole, « la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche »,
pour reprendre le vers de Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal (1939).
Afin de comprendre la nécessité de libérer les esclaves et la monstruosité de
l’esclavage, le Béké doit passer par une dévaluation de son statut de maître des colonies.
De ce fait, le corps physique malade permet une rupture nette, un détachement du corps
86
social et donc une plus grande perspective sur l’appréciation de la classe Béké en
Martinique. Cette catégorie de la population antillaise est caractérisée par un habitus mis
en place dès l’arrivée des premiers colons dans les îles. Comme le résume Leiris, « le béké
est nécessairement riche » (Leiris, 148) et ajoutons blanc, descendant d’esclavagiste. A
cela s’ajoute le fantasme autour de la figure du Béké comme étant celui par qui la femme
esclave et la progéniture de ce dernier peuvent être affranchis37, c’est lui aussi qui permet
une élévation sociale de la femme noire lorsque celle-ci devient sa maîtresse officielle et
assure une éducation aux enfants de cette dernière (La Rue Cases-Nègres). De plus, toute
l’aliénation des afro et indo-antillais par rapport à leur phénotype a pour modèle le Béké,
comme étant l’idéal à atteindre. Plus encore, pour respecter les règles de son habitus, le
Béké doit honorer un comportement vis-à-vis de ses subalternes. Ainsi, dans Frères
Volcans, un vieil esclave palefrenier est violemment frappé par sa maîtresse, en présence
d’invités parce qu’un cheval avait blessé un enfant béké qui l’agaçait. Je considère cet
épisode du journal comme une une allégorie de toute la situation politique et sociale de
l’île où l’ascendance et la couleur de peau prévalent sur l’esprit de justice et d’équité.
Daniel Seguin-Cadiche y voit un acte de violence où l’appartenance même de l’esclave
permet cette relation violente entre maître et esclave (Seguin-Cadiche, 169).
37 Article 9 du Code Noir : Les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leur
concubinage avec des esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront chacun
condamnés en une amende de 2000 livres de sucre, et, s'ils sont les maîtres de l'esclave de laquelle
ils auront eu lesdits enfants, voulons, outre l'amende, qu'ils soient privés de l'esclave et des enfants
et qu'elle et eux soient adjugés à l'hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. N'entendons toutefois
le présent article avoir lieu lorsque l'homme libre qui n'était point marié à une autre personne durant
son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l'Église ladite esclave,
qui sera affranchie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes.
87
Comme Bourdieu le précise, l’habitus est mutable car il n’est pas génétique. En ce
sens, le retrait du narrateur de Frères Volcans est une opportunité pour lui d’offrir un
contre-discours aux spécificités de sa classe et de sa race. D’abord, il reconnait l’effet
parasitaire qu’a le corps social béké sur l’ensemble de ses membres (Frères Volcans, 22).
Ce corps social a un effet de propagande et offre un cercle rassurant et réconfortant dans
une situation politique chaotique, rendant par conséquent caduque toute tentative de les
raisonner : « Les colons sentaient bien que le monde partait à la dérive, ils ne savaient pas
contre qui se battre » (Frères Volcans, 89). D’autre part, la résistance des Békés à la
proclamation de l’abolition est une tentative de retenir un statut qui n’est plus valable dans
une société en mouvement. Bien sûr, l’histoire démontre que les Békés sont toujours
présents et préservent leur statut et leur pouvoir par l’intermédiaire d’autres outils
économiques, politiques et sociaux, comme en témoigne le reportage de Canal +, Les
derniers maîtres de la Martinique38, datant de 2009. Toutefois, le journal propose un bilan,
bien que fictif, de la situation à la veille de l’abolition. Le monde est en marche en ce milieu
du dix-neuvième siècle et se tourne vers un plus grand désenclavement des barrières
sociales. Le narrateur révèle que le prolétariat français est en faveur de l’émancipation des
esclaves dans l’optique du développement des progrès de la France en particulier et
de l’Europe en général (Frères Volcans, 33, 92). En ce sens, Placoly opère le lien entre la
philosophie de Sartre et la pièce de Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens
(1985) tous deux (Sartre et Koltès) rapprochant les conditions de travail et de vie du
38 Ce reportage en paru en 2008-2009, à la veille de la grève qui paralysa la Guadeloupe, la
Martinique et la Réunion pendant quarante-quatre jours. Son titre est significatif car il met en
exergue la structure coloniale et habitationnaire toujours en place aux Antilles. Les Martiniquais et
les Guadeloupéens semblent liés par les fers postesclavagistes.
88
prolétariat européen de celles des colonisés du monde francophone. Par ailleurs, comme le
ressentent les personnages, la liberté qui approche est plus forte que le système en place
depuis plus de quatre cents ans.
Le rapport « pacifique » qui existe entre le narrateur de Frères Volcans et la
condition des Noirs esclaves de la Martinique réside dans sa volonté de laisser émerger une
voix noire dotée d’une agentivité reconnue. De ce fait, Abder et Némorine, ses
domestiques, sont libres de s’exprimer sur la libération à venir et leur perception de la
classe des Békés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le narrateur offre une alternative
pacifique et humaniste à la violence de la créolisation engendrée par l’esclavage. Par
ailleurs, l’abolition a pour objectif de mettre fin à la batardisation de l’Afro-antillais par le
Béké : « la haine du maître nous rassemble. Quand nous passons sa tête à la hache, en
même temps que nous le punissons de ne nous avoir pas reconnus comme son fils39, nous
appelons dans le sang à la renaissance des ancêtres » (Frères Volcans, 69). Ainsi, l’homme
noir pendant plus de quatre siècles est enfermé dans un entre-deux espaces qui entrainent
son aliénation. Cherchant à se définir à mi-chemin entre la bête de somme et l’enfant, sa
voix est réduite au silence par le simple refus de reconnaissance de sa présence de la part
du maître qui est aussi le père symbolique. Gérer les unions entre hommes et femmes noirs,
ôter toute légitimité de la paternité en réduisant le noir au géniteur, réduire à néant l’identité
de l’homme en lui refusant toute reconnaissance, vont disloquer le rapport de l’homme noir
à la femme noire et par conséquent, créer un déséquilibre dans les rapports dans la famille
noire en période esclavagiste, coloniale et postcoloniale. Ainsi, la prédominance du béké
39 C’est moi qui souligne
89
dans l’habitus habitationnaire engendre, par voie de conséquence, un comportement
spécifique de l’homme afro-antillais, caractérisé principalement par son absence de la
cellule familiale, et plus tard, dans une certaine mesure, l’homme indo-antillais va calquer
son comportement sur le modèle des Afro-antillais, comme je le démontrerai dans le
chapitre suivant.
Par conséquent, l’habitus de l’unité familiale noire qui s’établit en période
esclavagiste, est caractérisé par l’absence du père. Le père est éloigné de la cellule familiale
noire esclave par voie législative notamment avec la promulgation du Code noir en 1685.
Il lui est impossible de faire valoir une quelconque autorité que ce soit devant le maître ou
sa famille. L’homme noir acquiert une identité principalement en marronnant l’habitation.
Ainsi, le narrateur de Frères Volcan estime qu’il est urgent d’abolir le Code Noir afin de
repenser les liens entre (anciens) maîtres et (anciens) esclaves (Frères Volcan, 60). Plus
encore, Placoly affirme que l’éducation de l’enfant passe par l’admiration du père et
l’intimité avec la mère : « La première éducation pour l’enfant consiste à regarder son père
puis à faire son oreille aux confidences de sa mère qui, à voix basse et chaude dessine le
portrait du père. Il est nécessaire que l’éducation […] baigne dans la liberté » (Frères
Volcan, 71). Or, à partir de cette affirmation, on comprend que le lien entre l’enfant esclave
et son père esclave (et colonisé plus tard) est parasité par un rapport faussé de l’enfant à
son père d’une part, puisque le père est symboliquement absent et de l’image de la figure
paternelle qui se forme dans le discours de la mère d’autre part. Ainsi, le père symbolique
à deux articulations dans l’imaginaire (de la mère) : soit il est le Béké à qui tout revient de
droit soit il est le marron héroïque.
90
III.1.1.b. Les mornes
Glissant, dans Le Quatrième siècle, offre un contre-discours à la toute-puissance
du Béké en y revisitant le contact créé par l’esclavage dans l’habitation et dans les mornes
et en y racontant les vies de trois familles : les Senglis (Békés), les Béluse (Noirs restés sur
l’habitation) et les Longoué ou Lapointe (Nègres-marrons). A l’habitation, espace de
domination du Béké, Glissant oppose les mornes et le marronnage, comme étant le miroir
inversé du système habitationnaire et en fait donc le second espace discursif aux Antilles
permettant cette fois l’émergence de la voix masculine noire.
Dès son arrivée en
Martinique, le premier Papa Longoué, ramené aux Antilles dans la cale d’un négrier,
choisit de fuir l’habitation, et en ce sens ne fait jamais l’expérience de l’esclavage comme
cela est le cas pour son compagnon de voyage Béluse. Ainsi, tout comme le Béké est un
père symbolique dans l’H/histoire des Antilles, Longoué, nègre-marron, occupe la même
fonction. Du point de vue de la population « d’en-bas », le morne relève de l’inconnu, du
mythique mais aussi et surtout de la mémoire de l’Afrique restée sur les rivages de la
Martinique car Papa Longoué 1er est le seul à parler la langue africaine de ses ancêtres.
Ainsi, des siècles après l’arrivée des premiers esclaves, Mathieu Béluse, descendant tant
des Longoué que des Béluse, décide de compléter l’Histoire en (re)découvrant l’histoire de
la Martinique et les liens qui unissent les Békés et les Afro-antillais en écoutant
l’autobiographie du dernier Papa Longoué.
Le transfert symbolique et historique chez les Longoué s’opère par la transmission
du savoir de quimboiseur qui se fait de père en fils. Contrairement au narrateur de Frères
Volcans qui peut laisser une trace écrite de sa perception de l’Histoire en formation en
1848, l’oralité, l’observation et l’apprentissage prévalent chez les Longoué de par leur
statut de nègres-marrons qui tout comme les esclaves n’ont pas accès à l’éducation et
91
doivent en même temps protéger le secret de leur savoir. De ce fait, chez les Longoué, et
comme nous le verrons dans le clan des Béluse, la mémoire est une nécessité moins de
survie que de préservation de la race, race qui se porte fondamentalement dans le nom
Longoué. Par conséquent, Glissant, dans son autobiographie détournée d’une contrehistoire de la Martinique, invalide l’article 9 du Code Noir en rejetant toute responsabilité
des Longoué sur son supposé maître Laroche. En ce sens, libéré de tout joug de l’esclavage,
Longoué ainsi que ses descendants sont pleinement en mesure d’occuper leur fonction de
patriarches des mornes et même de la Martinique.
Plus encore que dans le nom, l’assertion de l’identité de Longoué et de sa fonction
de maître des mornes sont reconnues dans son statut de père de famille. Comme je l’ai dit
plus haut, Glissant invalide l’article 9 du Code Noir en particulier en faisant de Longoué
un homme noir, échappé du système esclavagiste, à la tête de sa famille, de son clan, voire
de son île. Par ailleurs, sa fonction de quimboiseur en fait un être redouté qui ajoute à
l’imaginaire créole sur les pouvoirs mystiques des nègres-marrons. Ainsi, Longoué est un
homme hors-temps mais ancré dans un espace recréé, tiers-espace et lieu de résidence de
l’Afrique perdue.
Longoué 1er se situe hors du temps dans un premier temps car sa mémoire préservée
et transmise à ses descendants remonte à l’Afrique contrairement aux esclaves d’en-bas
dont l’histoire « commence » sur la plantation. En ce sens, Longoué, en s’évadant du
système, « échappe » à une première forme de créolisation en se préservant du reste de la
population. Plus encore, Longoué s’inscrit dans une éco-esthétique en façonnant les mornes
à sa vision d’une Afrique-Martinique ou d’une Afrique en Martinique. L’espace est recréé
pour conserver la mémoire de la mère-patrie et c’est justement cette retrouvaille avec la
92
mère-patrie dans une autre terre qui lui permet de renforcer son savoir et de devenir le
quimboiseur le plus réputé de toute la Martinique. Par ailleurs, l’espace de Longoué (les
mornes) est préservé car il est pris de force dans un premier temps puis, il lui est concédé
par le maître « après un combat loyal » (Le Quatrième Siècle, 111). Il y a donc une
reconnaissance exceptionnelle de l’homme noir par l’homme blanc qui en faisant cet
accord avec le nègre-marron, lui reconnait une humanité que le système esclavagiste, par
son existence même dénie. On retrouve le même acte de reconnaissance d’humanité dans
L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau, que je développerai plus tard
dans le chapitre. Ainsi, la créolisation s’opère d’une autre façon, plus par un esprit de
cohabitation entre les mornes et l’habitation que par un mélange obligatoire et plus tard
nécessaire.
Glissant oppose Longoué et Béluse de façon binaire dans un premier temps. Les
deux Noirs fonctionnent par opposition dès leur cohabitation dans la cale du bateau négrier
et le schéma se poursuit à leur arrivée sur l’île. Béluse est le « mort-né » (Le Quatrième
Siècle, 38) car il vit sur l’habitation de Senglis et obéit toute sa vie à ce dernier. Par
conséquent, Béluse est utilisé comme procréateur puisque Senglis lui choisit une compagne
qu’il doit engrosser.
Le malaise du système esclavagiste se reflète dans la difficulté de Béluse à devenir
père. Le statut de « père » ou de « mère » implique une humanité et une agentivité dans la
cellule familiale alors que sa tâche en tant qu’esclave est de procréer afin d’augmenter la
productivité de son maître. Les naissances sont hautement surveillées et les hommes noirs
esclaves ainsi que les femmes ont une mission qui est de développer le cheptel du maître.
93
Comme le dernier Papa Longoué le rappelle « seul le maître a pouvoir, même pas la mère »
(Le Quatrième Siècle, 51).
Paradoxalement, Béluse incarne « mieux » la créolité. Resté sur la plantation dès
son débarquement, il arrive à rassembler en lui les trois instances de sa domination et à
faire ressortir son agentivité. L’habitation, sa condition de Noir esclave et la confiance que
lui octroie son maître Senglis font que Béluse n’est jamais craint des maîtres. Cependant,
c’est à travers lui que Glissant dessine le mieux la créolisation car Béluse demeure une
force de résistance silencieuse puisqu’il est impossible pour Senglis le maître et même pour
Anne son fils, de connaitre les véritables aspirations de l’esclave obéissant. Ainsi, pour
reprendre la description de Chamoiseau et de Confiant dans Lettres créoles, Béluse sur la
plantation occupe la même fonction que le conteur. C’est une présence(-absence). Il est
capable d’être omniprésent tout en se faisant oublier. De plus, à force d’obéissance et après
avoir gagné la confiance du maître, Béluse, contrairement aux autres esclaves, est reconnu
en tant que père de famille. Ainsi, même avec Béluse, esclave sur l’habitation, il y a de la
part du maître une reconnaissance de son humanité. Bien sûr, l’article 47 du Code Noir
interdit de séparer une famille d’esclaves40 mais l’autorité de Béluse est reconnue par la
majorité dans le cercle familial car son fils aîné comprend que l’esclave met en pratique le
mimétisme qui fait que Béluse est une force transcendante sur l’habitation et arrive à relier
les mornes des marrons et l’habitation du Béké. Comme le rappellent Chamoiseau et
40Article 47 : Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari, la femme et leurs enfants
impubères, s'ils sont tous sous la puissance d'un même maître; déclarons nulles les saisies et ventes
séparées qui en seront faites; ce que nous voulons avoir lieu dans les aliénations volontaires, sous
peine, contre ceux qui feront les aliénations, d'être privés de celui ou de ceux qu'ils auront gardés,
qui seront adjugés aux acquéreurs, sans qu'ils soient tenus de faire aucun supplément de prix.
94
Confiant, ce sont les esclaves restés sur la plantation, constamment exposés au milieu et au
maître, qui ont forgé les « noirs que nous sommes aujourd’hui » (Lettres, page 36). En ce
sens, c’est l’aptitude qu’a le Noir (esclave), et plus tard l’Indien, à faire cohabiter les
instances en présence et à trouver un interstice qui permette son expression personnelle qui
font que la créolisation antillaise est une exception et prend d’autres articulations dans le
statut politique et économique des départements d’Outre-Mer.
Dans L’esclave vieil homme et le molosse (1997), le Béké demeure le maître et le
père suprême puisque le vieil homme noir esclave refuse toute paternité symbolique que
lui propose ses congénères et que son âge avancé lui confère. Cependant, tout comme
Longoué et même Béluse, il possède une grande connaissance de la pharmacopée
martiniquaise, est capable de soigner et d’euthanasier. Le maître Béké lui voue un grand
respect du fait de son âge avancé et qu’il est transmis, en tant que bien meuble, de
génération en génération 41dans la famille de son maître. Ce dernier reconnait l’humanité
du vieil esclave en lui donnant même le surnom de « papa ». Le surnom, en effet, humanise
le vieil esclave à un moment dans sa vie où il ne représente aucun danger dans l’économie,
sur l’habitation et même dans l’imaginaire du maître. Cependant, pour le vieil homme, les
mornes se présentent comme un nouvel espace discursif dans lequel il est capable de faire
émerger son humanité et son identité. Après avoir vécu toute sa vie sur l’habitation, il
décide de « fuir, pas marronner » afin d’assouvir la « décharge », l’ « appel intérieur au
41 Comme le permet l’article 44 du Code: Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer
dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les
cohéritiers, sans préciput et droit d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et
lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des
quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire.
95
marronnage ». Plusieurs questions se posent au lecteur ? S’il semble en effet que le vieil
homme ait pu jusque-là négocier sa créolisation, comment expliquer ce besoin de se
« retirer » aussi tard, faussant ainsi la représentation que le maître a de lui ? Quel est donc
l’effet du retrait sur le triptyque Noir-Béké-chien42 et sur l’espace qu’ils occupent, c’està-dire l’habitation voire l’île de la Martinique ?
Le triangle esclave-béké-chien est mis en lumière dans le roman afin de mettre en
exergue l’étranglement de la voix du dominé. Le mimétisme opéré par le vieil homme sur
l’habitation afin de devenir une présence invisible reflète une stratégie de résistance déjà
évoquée avec Béluse mais atteint un point de non-retour d’où la nécessité de marronner.
Ainsi, la fuite est la métaphore d’une quête historique, culturelle et identitaire (ce terme est
vaste mais nécessaire) pour les trois instances en présence.
Le chien occupe l’espace entre le maître et l’esclave. Détesté par les esclaves parce
qu’ils sont l’objet de ses chasses, il est destiné à « broyer la chair d’esclave ». Il a fait le
même parcours que les Africains et a connu l’enfer de la cale. Ce qui le différencie des
Noirs, et par conséquent l’humanise, c’est qu’il reçoit la reconnaissance du maître, car c’est
justement lui l’instrument de déshumanisation des esclaves de l’habitation. Il devient le
bras droit de ce dernier, le meilleur gardien et le terrible chasseur d’esclaves. De ce fait,
encore une fois, le maître est le symbole ultime de puissance, de pouvoir, quel que soit
l’agentivité que s’octroient les « impuissants » car c’est sa perception et son approbation
qui déterminent le statut des hommes et des animaux.
42 Le molosse du titre est le chien du Béké. Il est dressé pour chasser les marrons. Une rencontre
particulière a lieu entre le vieil homme en fuite et le molosse.
96
Le maitre Béké tel qu’il est vu par Chamoiseau correspond à ceux que l’on retrouve
dans la plupart des romans et des films. Il est ce que la population appelle le mauvais Béké
car il est arrogant et violent. Son pouvoir est en place depuis plusieurs générations et sa
quête est une recherche effrénée d’une plus grande soumission, d’un plus grand esclavage
de la population (esclave) de son habitation d’où l’achat du molosse.
L’esclave est l’entité par laquelle s’opère le transfert. Il effectue un mouvement
contraire comparé à un Longoué ou même à un Béluse puisqu’il décide très tard dans sa
vie de fuir. De son point de vue, l’habitation est le lieu de la perte de l’identité puisque
pour les esclaves, être en présence habitationnaire présuppose une « identité perdue dans
le passage, la traite et l’esclavage ». De ce fait, son apparente docilité donne moins lieu à
une stratégie de résistance que de survivance. Cependant, je soutiens que la fuite du vieil
homme est la quête d’une paternité historique alternative à celle proposée par la loi. En
d’autres termes, fuir l’habitation est le rejet de la paternité béké et de l’infantilisation
qu’elle sous-entend. La fuite, bien que douloureuse, s’apparente à un re-contact avec la
nature martiniquaise. Les mornes relèvent de l’inconnu, du naturel et même du surnaturel.
Ainsi, le chapitre « Eaux » marque la symbiose entre le vieil homme et la nature retrouvée.
L’obscurité devient son allié non seulement pour la fuite mais pour appréhender son nouvel
espace tout comme le ventre maternel. La terre-mère offre la protection nécessaire pour
fuir et se reconstruire. Plus encore, la nature offre le contact avec le monde mythique et
créole. Il (re)découvre les épopées de la culture créole qui sont par ailleurs les inventions
des esclaves dans le monde et la culture créole. Ainsi, il perçoit les animaux des contes,
redécouvre l’imaginaire martiniquais en revisitant les personnages historiques de la culture
du peuple noir transbordé. Il redécouvre ainsi « tout l’héritage oral, culturel, folklorique de
97
la Martinique » ce qui crée un nouvel être, une humanité. Plus encore, plus on avance dans
le récit, plus l’esclave s’affirme et le récit se transforme en un récit à la première personne
du singulier, marquant ainsi l’identité/ l’humanité retrouvée.
Dans son récit, Chamoiseau réarticule et réinterprète les contacts de la créolisation.
L’habitation est le point de contact violent entre l’esclave, le « transbordé nu » pour utiliser
le terme de Glissant, et le Béké représentant du système esclavagiste. Le chien est selon
moi l’allégorie de cette violence initiale créée par tout le système, du transbordement à
l’esclavage en passant par la traite et par la loi. Le narrateur offre la biographie du chien.
Il a connu la cale du bateau du négrier, ses souffrances et ses « odeurs » tout comme les
esclaves qui étaient transportés dans ce voyage. L’immersion dans la matrice du monde
créole, que représente la cale du bateau, est nécessaire, car le chien doit faire l’expérience
de ses prochaines victimes afin de mieux les assujettir à sa férocité. Par ailleurs, la couleur
du chien est ambiguë, un équilibre entre le noir et le blanc qui fait qu’on ne sait pas s’il est
blanc ou noir. La couleur qu’on lui octroie dépend de la perspective de celui qui regarde.
De ce fait, on comprend que la férocité du chien peut occuper les deux espaces : le côté
violent et avilissant du maître Béké ou la révolte du dominé qui lorsqu’il trouve une faille
dans le système se venge de ses persécuteurs comme en témoigne la révolte de SaintDomingue en 1791, parmi tant d’autres.
Chamoiseau revisite donc ce contact en choisissant la voie pacifique dans
l’interaction noir-béké-chien/système. Ainsi, je suggère que le chien est l’allégorie du
système du point de vue du maître dans les quatre premiers chapitres du roman. Le
colonialisme de peuplement, et le Béké dans ce cas précis, arrive avec pour mission de
fructifier ses richesses et transformer la nouvelle terre avec sa vision de conquérant. Il fait
98
donc table rase de l’Histoire de ces îles en y instaurant le système économique esclavagiste
et en y assujettissant la nature pour ne citer que ces deux domaines43. Par conséquent, la
chasse à l’esclave, du point du vue du chien et par extension du maître, devient la
(re)découverte de l’Histoire de cette nouvelle terre. D’ailleurs, à la fin du roman, le chien
est capable d’entendre toutes les voix que renferment la « pierre », une pierre amérindienne
qui est capable d’une part d’enrayer la peur de l’esclave et d’autre part de faire entendre au
chien toutes les voix que le système esclavagiste continue à engloutir, à effacer de
l’Histoire : les Amérindiens assassinés par les premiers colons, les esclaves dont la traite
dure plusieurs siècles, la destruction de l’écosystème puisque les terres sont défrichées pour
permettre l’expansion de la culture de la canne et plus tard de la banane dont on connait les
effets dévastateurs aujourd’hui aux Antilles. Plus encore, le système lui-même enlève toute
humanité au maître puisque sa soif de pouvoir le transforme en animal, le molosse
étant l’extension du maître dans le récit. De ce fait, suivant la dynamique des rapports
symboliques entre les instances en présence sur l’habitation, c’est l’esclave qui, dans les
mornes, humanise le chien et brise le rapport violent de paternité liant le maître et le
molosse. Par voie de conséquence, l’esclave devient la voix paternelle symbolique du
molosse et lui offre une alternative pacifique à la violence du système. L’alternative se
situe dans la reconnaissance et la compréhension de points de repères et d’identité qui
constituent la genèse de l’île plutôt que l’habitation comme point de départ :
43 Ce phénomène est présent dans toute la littérature de la Caraïbe. On se souvient par exemple du
mari de Xuela, dans The autobiography of my mother, de Jamaica Kincaid qui s’acharne à
reproduire les jardins anglais chez lui dans la Caraïbe alors que le climat des iles n’est pas propice
à cette végétation.
99
Le chien réapparut. Le Maître n’eut
même pas un sursaut de plaisir… Il avait
lâché un tueur, lui revenait un animal, trop
serein et trop calme.
[…]
Une tristesse accablait le Maître. Elle
lui rendait plaisants les bois abandonnés d’un
pas irrémédiable. Il n’avait pas l’impression
de revenir bredouille, d’avoir perdu un nègre
ou de s’être fait moquer par un ingrat de
marron. Il revenait chargé de quelque chose
qu’il ne pouvait nommer. (L’esclave, 136).
Ainsi, il y a une subversion du transfert historique et symbolique : c’est l’esclave
qui parle au maître et le fait se rendre compte de la nécessité d’émanciper les esclaves et
donc de la fin proche du système, tout comme Abder éclaire le narrateur Béké de Frères
Volcans sur l’abolition du système et le désir d’humanité et de reconnaissance des esclaves.
Suivant mon argumentation et dans les flots des transferts symboliques qui s’opèrent d’une
présence (blanche) à une autre (noire), est-ce à dire que l’habitus habitationnaire tel que je
le définis ne trouve ses mutations que dans le rapport symbolique des différentes
constituantes des iles antillaises ? Si l’entente et le changement ne s’opèrent que dans une
métacomprehension de l’un et de l’autre, de l’un à travers l’autre, suis-je en train de
condamner les dynamiques relationnelles aux Antilles en les sclérosant dans une éternelle
perpétuation des us et coutumes du système habitationnaire ? La question reste ouverte.
Comme l’affirme Torabully, dans Coolitude, l’échappée dans les mornes n’est pas
la seule façon de marronner l’habitation, le marronnage peut s’effectuer par le conte et par
la mémoire. Médouze de Rue Cases-Nègres, d’Euzhan Palcy ressemble à la fois au Béluse
de Glissant, au vieil homme de Chamoiseau et au Longoué de Glissant encore. Vieil
100
homme sur une plantation de la Martinique, il est le seul qui garde la mémoire de l’Afrique.
Médouze, tout comme Longoué d’ailleurs, est un lieu de mémoire qu’il est important de
consulter pour se préserver de l’aliénation qu’engendre le système de la colonisation. Ainsi,
José et Mathieu, voire même l’historien-chercheur de Frères Volcans, effectuent le même
travail de remémoration, de traversée de l’histoire par la mémoire pour offrir un pendant
historique aux textes scolaires et à l’apprentissage par le système qui les a aussi asservis
par le passé. De ce fait, José comme on le voit tout au long de récit de Zobel mais en
particulier dans l’adaptation d’Euzhan Palcy, est en mesure de développer son esprit
critique et de comprendre les mécanismes historiques et économiques qui font que
Médouze, autant que sa grand-mère Amantine, sont encore esclaves de la terre jusque dans
les années 1930. En ce sens, je conclus que même en période post-esclavagiste, l’habitus
habitationnaire persiste car les systèmes éducatifs, économiques et sociaux encore en place
au début du vingtième siècle sont incapables d’offrir une véritable émancipation aux
descendants d’esclaves, encore dépendants de la canne et par extension du Béké pour
survivre.
III.2. L’homme empêché : masculinité contrariée, paternité détournée
Edith Clarke dans son étude My mother who fathered me reconnait que la famille
jamaïcaine telle qu’elle apparait dans les années 50 est la résultante du système
esclavagiste :
The residential unit in the plantation
system was formed by the mother and her
children with the responsibility for their
maintenance resting with the slave owner…
101
The father’s place was never secure… He is
not the source of protection for the mother
and the children. It is against this background
of the weakness of the father-role in the
system of family relationships that those of
mother and grandmother assume particular
importance (Clarke, 19).
Ainsi, même si le système colonial britannique ne détient pas de document
juridique44 tel que le Code Noir, on se rend compte, d’après les conclusions de Clarke,
qu’il existe dans la Caraïbe une expérience partagée de mentalité de l’esclavage mais je
préfère le terme que j’ai proposé plus haut, celui de mentalité du Code Noir car ce que
Clarke conclut est clairement élaboré dans l’article 12 du Code Noir de 1685.
Cependant, Clarke interpelle son lectorat sur le fait que l’esclavage a lui seul ne
peut justifier le comportement des hommes et des pères et que leur acceptation ou leur
rejet de la paternité dépend de leur milieu social, du type d’union entre les mères et eux
ainsi que de leur niveau d’éducation (Clarke, 20). Cependant, selon Jacques André, « dans
la famille servile, le maître est le seul père possible et géniteur éventuel de surcroit,
possédant la mère et propriétaire des enfants (…). En marge, il y a l’homme-esclave dont
le statut de géniteur ne suffit pas à fonder la paternité » (André, 250). Ainsi, pour reprendre
le sous-titre d’André, le Noir se situe entre sa situation de père et de maître. Par conséquent,
dans une société post-habitationnaire (terme chronologique qui ne signifie en rien la fin du
travail d’habitation) comment est-ce que le père noir peut se retrouver et s’imposer dans
cet habitus habitationnaire ? Quels relais l’imaginaire créole utilise-t-il pour véhiculer les
44 Orlando Patterson rappelle toutefois qu’il y a eu plusieurs tentatives (en Jamaïque) de codifier
les lois relatives aux esclaves, notamment à la fin du XVIIIème siècle, au moment des mouvements
en faveur de l’abolition en Angleterre (Patterson, 70-71).
102
images de la masculinité et de la paternité ? Comment est-ce que le père confirme ou
contredit le statut qui lui est octroyé par la loi, par le maître ?
III.2.1.Présence-absence : la paternité symbolique en période post-esclavagiste
Dans un premier temps, Condé dans Moi Tituba sorcière,…Noire de Salem offre
une vision romancée de la famille noire esclave. D’abord, le récit s’ouvre avec la violence
du viol d’Abena, le viol étant comme l’affirme Chamoiseau « le modèle de la relation
sexuelle de l’ère américano-Caraïbe » (Milne, 64) et donne ainsi le ton qu’aura le reste du
récit. Cependant, Abéna est mise en case avec Yao, un autre esclave déjà présent sur
l’habitation lors de son arrivée. La relation que développe Condé entre les deux
personnages contrecarre la violence de l’origine de la petite Tituba. Yao en effet est le
modèle inversé du marin violeur à bord du négrier. La naissance de Tituba est aussi
l’allégorie de la naissance de la Caraïbe qui est née d’un double viol : la déportation des
Africains en terre étrangère d’une part et le massacre des indigènes présents sur les îles par
les colons d’autre part. Cependant, la relation entre Abéna et Yao relève d’un idéal
historique revisité dans la littérature puisque c’est la même violence sexuelle qui cause la
pendaison d’Abéna et le suicide de Yao. En ce sens, Abéna et Yao, en tant que structure
familiale solide et stable face au système en place à la Barbade au XVIIème siècle, ne
peuvent exister que dans l’imaginaire caribbéen qui s’exprime par la religion. C’est en étant
morts qu’ils remplissent pleinement leur rôle de parents dans la vie de Tituba. Obeah
woman, Tituba est capable de communiquer avec les esprits de ses parents décédés. De ce
fait, Yao est une présence-absence en tant que père noir esclave puisqu’il est soumis à la
loi du maître (il est le beau-père de Tituba, il est mis en case avec Abéna, il est impuissant
103
face au verdict contre Abéna) et que sa présence et sa parole ne sont valables et accessibles
qu’au-delà de la mort, quand il devient esprit.
L’impossibilité de l’esclave à être père à part entière est confirmée dans l’approche
que Tituba a de sa propre maternité. Ayant abandonné sa condition de femme libre pour
devenir l’esclave de Susana Endicott, Tituba est confrontée à sa propre objectification. Elle
s’ôte toute agentivité en devenant esclave de son plein gré et plus encore, elle devient
immeuble puisqu’elle est vendue avec John Indien à Samuel Parris sans autre forme de
procès. Quel que soit l’espace d’action, voire de liberté, que lui offre son savoir d’Obeah
woman, Tituba est impuissante face à la loi du maître et donc à la loi du père. Ainsi, elle
décide d’avorter du premier enfant qu’elle a, refusant de l’élever dans les fers de
l’esclavage aux Etats-Unis.
Par ailleurs, John Indien est une figure paternelle invalidée non seulement par la loi
mais aussi et surtout par sa constante infantilisation. Il est considéré comme un enfant par
Susanna Endicott qui ne voit en lui qu’un trublion corrompu par Tituba et il se réapproprie
lui-même le statut d’enfant qui lui est conféré par la loi et par la perspective des Blancs.
De ce fait, l’homme se rend lui-même insignifiant par les propos, les gestes et les danses
qu’il effectue à longueur de journée. Il se fait présence-absence puisque son apparente
docilité et amabilité font que Tituba devient l’objet regardé, le danger, le parasite alors que
John n’est plus considéré que pour ses prouesses sexuelles et ses facultés à divertir.
Aux côtés de John Indien, Condé invalide la figure héroïque du marron autant en
tant qu’être surpuissant qu’en tant que père réel et symbolique dans l’imaginaire collectif
des Antilles. Après être retournée à la Barbade grâce au juif, Benjamin Cohen d’Azevedo,
Tituba se retire dans un camp de marrons où elle rencontre leur chef Christopher. Elle
104
tombe enceinte de lui mais décide de se retirer à cause de la soif de pouvoir du chef et du
pacte qu’il a passé avec les maîtres. Il n’est pas propriétaire des lieux par acte de bravoure
et de rébellion reconnue, il est marron par pacte avec le maître, pacte qui fait presque office
de trahison aux yeux de Tituba. Cependant, la jeune femme est pendue enceinte, laissée
dans l’entre-deux de la féminité et de la maternité tout comme les hommes qu’elle
rencontre sont pris entre leur paternité symbolique et leur servilité.
En situation post-esclavagiste, la violence dans les rapports entre les hommes et les
femmes de couleur reste la même. Amantine, la grand-mère de José a été violée par le
géreur de l’habitation où elle travaillait et a donné naissance à la mère de José. Le père de
José est parti au service militaire et ne donnera jamais signe de vie, laissant toute la
responsabilité de l’éducation de l’enfant à sa mère et à sa grand-mère. Ainsi, les pères
biologiques afro-antillais sont toujours des présence-absence puisque même s’ils ne sont
pas physiquement présents dans la famille, la présence de l’enfant atteste de leur passage.
Chez Zobel, le père afro-martiniquais absent se retrouve entre deux figures qui
l’écrasent: le béké et la femme Poto-Mitan. Pour compenser l’absence du père
biologique, les mères travaillent extrêmement dur comme je l’ai démontré dans le chapitre
II. C’est leur résilience qui leur vaut le statut de poto-mitan. En revanche, lorsqu’il est
présent dans Rue Cases-Nègres, le père afro-martiniquais, à cause de sa situation
économique précaire, enrôle son enfant dans la misère sociale qui l’emprisonne lui-même.
Pendant les vacances scolaires, les parents qui travaillent sur l’habitation font travailler les
enfants alors que Man’Tine s’y refuse obstinément. Plus encore, l’instituteur vient
annoncer à Man’Tine et aux parents de l’amie de José que les enfants ont brillamment
105
réussi le concours pour intégrer le lycée de Fort-de-France. Alors que Man’Tine se résout
à travailler plus dur pour que José poursuive sa scolarité, les parents de Tortilla décident
d’abandonner, en particulier son père, en raison de leurs faibles revenus et des maigres
bénéfices qu’ils peuvent tirer du travail de l’enfant.
Ce fait est marquant pour deux raisons principales. D’abord, il informe de la
situation des filles et des jeunes femmes de la campagne en période post-esclavagiste. La
réussite scolaire et donc sociale est réservée aux garçons pour lesquels les parents sont prêts
à investir leurs faibles moyens. D’ailleurs, dans La Rue cases-nègres, Man’Tine n’a pas
investi de son temps dans l’éducation de Délia puisque du point de vue de l’époque,
travailler chez un Béké à Fort-de-France constituait une avancée sociale considérable pour
une femme afro-martiniquaise. Par ailleurs, l’argument de Lésel selon lequel dans les
familles matrifocales antillaises : « L’enfant est considéré comme le phallus qui comble »
(Lésel, 65) se confirme ici. José a en effet à charge de reconnaitre le travail acharné de sa
mère et de sa grand-mère en réussissant ses études et en leur offrant la réussite sociale que
le système habitationnaire leur refuse en tant que femmes. Passer d’amarreuse à la
campagne à gouvernante à la capitale semble être la seule option de Délia. Plus encore, en
reconnaissant l’investissement de sa mère et de sa grand-mère, José a à charge de réparer
le phallus, d’offrir une contre-image du phallus opprimant dont elles ont fait l’expérience
jusque-là, à savoir le violeur et le déserteur. En ce sens, Man-Tine et Délia façonnent leur
homme idéal, construisent un homme en devenir avec une vision féminine et maternelle, à
l’opposé de celle masculine, caractérisée par le père absent ou à la situation économique
précaire qu’offre l’habitus habitationnaire.
106
A l’opposé de la femme Poto-Mitan, le père afro-antillais se retrouve face au père
Béké contre lequel il a peu ou prou de ressources. Lors de son enquête en Martinique, Leiris
relève que tout Béké qui se respecte laisse un héritage à ses enfants. C’est un avantage
économique que le père pauvre, le plus souvent travailleur de la canne, est incapable
d’égaler. Par ailleurs, le père béké est une présence-absence aliénante pour l’enfant qui
porte sa couleur mais se voit rejeté de toute ascendance blanche créole. André remarque
que l’enfant né en période esclavagiste et j’ajoute post-esclavagiste, est pris entre « une
double filiation indésirable, le maître refusant de reconnaitre sa descendance bâtarde et
l’esclave n’ayant rien à transmettre ». Il ajoute que « le nom est le lieu de manifestation du
maître » (André, 250-251). A la mort de son père, Leopold, l’ami de José, dans Rue Casesnègres, devient l’héritier des terres de son père mais le nom de ce dernier lui est refusé car
exclusivement réservé aux descendants purs de la « race ». Sa mère, femme de couleur, ne
peut lui apporter aucun support psychologique ou social, elle élève l’enfant dans une
culture blanche européenne qui paradoxalement le rejette. Ainsi, le petit Léopold trouve
son homologue en la personne d’Ourika de Claire de Duras par exemple qui démontre bien
que l’assimilation a ses limites aux yeux mêmes du colonisateur qui en définit les
paramètres. Ce fait est confirmé dans l’enquête de France Alibar et de Pierrette LembeyeBoye, Le couteau seul (1981), dans le témoignage d’une femme métisse d’indienne et de
Blanc créole. Elle relate qu’elle a été élevée par son père et présentée à la crème de la
société blanche créole. Seulement, il a été difficile de lui trouver un époux et son père n’a
jamais accepté de la reconnaitre légalement. Plus encore, si le père maître et descendant de
maître n’est pas lié à l’enfant génétiquement, la situation politique voire géopolitique des
Antilles fait qu’il est omniprésent dans la structure familiale afro-antillaise. Le père béké
107
est remplacé dans les années 70 par les allocations versées par l’Etat aux femmes seules et
aux enfants orphelins (Lésel). Lésel remarque que dans nombre de foyers, le père
biologique est évincé volontairement par les mères au profit du père symbolique, à savoir
l’Etat. Elles doivent justifier de leur statut de mères célibataires afin de continuer à
bénéficier des aides sociales.
Loin de contredire les résultats de l’enquête de Lésel, je voudrais nuancer un tel
propos. Edith Clarke, dès les années 50, attire l’attention sur le fait que le mariage est
réservé à la catégorie « bourgeoise » de la population noire jamaïcaine. Le concubinage
exclusif y est plus courant. Elle remarque aussi que ce sont les hommes dont la situation
économique est précaire qui font le plus d’enfants (et les abandonnent) car ils ont plus de
mobilité que les hommes mariés ou ceux qui ont un emploi stable. De ce fait, affirmer que
les femmes refusent toute reconnaissance de paternité aux pères de leurs enfants dans le
but (pas uniquement) de percevoir les allocations supposerait qu’il y ait des hommes à la
situation économique précaire prêts à se battre pour assumer la responsabilité de leurs
enfants. L’enquête de Lésel ne relate aucun événement de ce genre.
Aux figures paternelles « réelles » présentes dans le récit, Zobel oppose des figures
paternelles symboliques. Selon Arnold, le conteur créole est l’icône de l’impotence (« Icon
of impotence ») d’où la nécessité pour lui de trouver une forme de masculinité
compensatoire (Milne, 60 et à Milne de compléter avec Chamoiseau qui soutient que
« comprendre le conteur créole, c’est comprendre (…) l’homme répondant à une situation
de castration absolue » (Milne, 66). En ce sens, le conteur créole ne peut enfanter que
symboliquement, par la transmission de sa parole « oraliturelle ». Ainsi, Médouze de Rue
cases-nègres, est le conteur créole, le père symbolique de José et de l’habitation par
108
extension. C’est grâce à lui que José découvre l’Afrique et la traversée de l’Atlantique par
les ancêtres de sa grand-mère. Le conteur ici est la voix de la mémoire préservée. Avec les
Longoué, Glissant efface la castration du conteur puisque les Longoué enfantent de
génération en génération jusqu’au dernier, que rencontre Mathieu Béluse, dont le fils est
mort à la guerre. Ainsi, je rejoins Lorna Milne qui soutient que « childnessness is the
necessary condition to masculinity« (Milne, 62) puisque le conteur est une figure paternelle
symbolique, sa voix ne peut donc émerger sur l’habitation qu’en situation de non-paternité
(réelle). A cela Palcy dans le film associe les deux instituteurs de José qui tous deux
l’encouragent à poursuivre ses études, à obtenir une bourse et donc à « s’échapper » de la
canne à sucre.
Les hommes dans la vie de José occupent des fonctions paternelles dont le rôle
familial n’est validé que dans l’ordre du symbolique. Ce sont des transmetteurs de savoir,
autant intellectuel que comportemental45, que la grand-mère et la mère de José ne peuvent
lui apporter.
III.2.2 Masculinité et paternité en période post-coloniale, post-habitationnaire et
transcoloniale
Les femmes Lougandor demeurent les représentations classiques de femmes potomitan telles que je les conçois et telles qu’elles sont définies en Guadeloupe et en
Martinique. Maryse Condé déplore dans son essai La parole des femmes que les hommes
45 Je fais référence ici à Carmen, le jeune ami de José dans l’adaptation de Palcy. Tombeur de ces
dames, il se vante de ses conquêtes et rêve de devenir acteur de cinéma. Aussi illettré, il a recours
à l’aide de José pour réapprendre à lire et à écrire. Figure « agréable » dans le film, Carmen est la
projection de l’autre versant de José, celui que va créer la communauté masculine proche du garçon,
par rapport voire même par opposition au modèle que sont en train de créer ses mères.
109
dans Pluie et Vent sur Télumée miracle sont écrasés par la lignée des femmes Lougandor
et par leur résistance face aux malheurs. Or, il apparait que les hommes dans la vie des
Lougandor s’inscrivent très souvent dans l’habitus habitationnaire qui emerge durant la
période esclavagiste d’où leur impossibilité à faire entendre leur voix.
Elie reste l’amant victime ou modèle-type des conséquences de l’habitus
habitationnaire en situation post-coloniale. En effet, même échappé de l’habitation, il
continue à reproduire un comportement déploré par les femmes afro-antillaises. Ainsi,
comme Condé l’affirme, Elie est victime de l’écologie (les cyclones qui détruisent la
Guadeloupe) et donc se retrouve dans une situation économique précaire. Charpentier de
formation, Elie et Télumée vivent paisiblement en concubinage, modèle d’union des
familles pauvres antillaises (Clarke) et servent de référence à la communauté jusqu’au jour
où un cyclone s’abat sur la Guadeloupe et prive Elie de travail. De ce moment, il devient
violent envers sa compagne (Télumée), la frappe, s’absente du foyer et multiplie les
aventures extraconjugales. En ce sens, la masculinité « positive » d’Elie est détruite par sa
situation économique précaire confirmant donc la thèse de Jacques André selon laquelle
« le père absent est le père sans travail » (André, 24). Elie devient donc une présence
absence-absent dans les paramètres d’une vie de couple harmonieuse mais présent dans
l’oppression de Télumée qui subit les conséquences de son chômage et lui rappelle par sa
simple présence dans leur case commune, son manque à être « homme » puisqu’il est
incapable de pourvoir aux besoins du foyer.
Lorsque l’homme est bon, il est « nécessairement » mort dans les paramètres de
l’habitus habitationnaire. On a déjà parlé de Yao, amant et père aimant qui se suicide à la
110
pendaison de sa femme. Mais on retrouve aussi tous les hommes des Lougandor qui
meurent écrasés par le spectre du béké, omniprésent sous différentes formes. Ainsi, le père
de Télumée, homme calme et aimant, est poignardé par un alcoolique. La mort de Méranée,
la fille de Minerve (arrière-grand-mère de Télumée) et de Jérémie plonge le couple dans
une mélancolie dont ils ont du mal à se relever. Plus tard, c’est Toussine qui a la charge
d’élever seule Télumée sans appui d’aucune figure paternelle.
Après avoir guéri de son chagrin d’amour, Télumée retrouve une vie de couple avec
Amboise, homme sage et compréhensif employé d’usine. Tout comme les autres hommes
dans la vie des Lougandor, il meurt à cause d’une blessure reçue lors de la grève à l’usine.
Amboise milite pour un meilleur salaire et l’amélioration des conditions de travail des
salariés46. En ce sens, Amboise, et Elie en particulier, sont réduits au silence et à la
violence lorsqu’ils essaient de s’échapper des paramètres de l’habitus. L’habitus, comme
je l’ai expliqué, comprend une précarité de l’emploi qui engendre la mobilité spatiale de
ceux qui la subissent. En devenant charpentier ou en dénonçant la pauvreté d’hommes qui
travaillent jusqu’à douze heures par jour, Elie et Amboise cherchent une agentivité et un
ancrage social que le système ne leur permet pas d’obtenir en tant qu’hommes afroguadeloupéens, campagnards, et non éduqués.
La violence du système habitationnaire ainsi que l’habitus habitationnaire se
poursuivent jusqu’en période de départementalisation. J’ai démontré dans le chapitre II la
46 Par ailleurs, la grève de 44 jours aux Antilles a aussi été une tragédie. Jacques Bino, syndicaliste
y a été tué par balles. Suite à la grève, l’accord Bino a été voté. Il accorde une prime de vie chère
aux salariés des entreprises de la Guadeloupe.
111
façon dont les femmes acquièrent leur statut de poto-mitan et que tout comme avec
Télumée ou encore Céline la pacotilleuse, elles développent leur sagesse et leur approche
de l’existence grâce au récit de leurs mères et de leurs grands-mères. Nous avons aussi vu
que la paternité symbolique du conteur se concrétise dans le transfert de la parole
historique dans le but d’éveiller les consciences de ses contemporains et de préserver la
mémoire. En revanche, lorsque le père est biologique et présent dans la cellule familiale
mais qu’il tire son ascendance de l’habitus habitationnaire, il reproduit dans l’unité ce qu’il
y a de plus violent dans l’habitus, assurant ainsi la transmission du malaise à être (bon)
père.
Dans L’espérance-Macadam de Pineau paru en 1996, l’auteure relate environ trois
décennies passées dans le quartier Savane en Guadeloupe à travers principalement le récit
d’Eliette, d’Angela, une petite fille, et de Rosette la mère d’Angéla. Tout comme Elie,
Eliette est victime du cyclone de 1928 car une poutre tombe sur elle le soir du cyclone et
elle devient stérile. La poutre est la métaphore du phallus ravageur du père. Le soir du
cyclone, Eliette est violée par son père. La violence physique et psychologique de l’acte la
rend stérile et amnésique.
L’espérance macadam est un kaléidoscope des vies qui se déroulent dans le quartier
Savane mais les personnages sont liés entre eux par la misère, la violence et la promiscuité.
Rosan, le père d’Angéla, la viole depuis qu’elle est enfant et met en place des stratégies
pour perpétuer son acte au quotidien. Il se construit une identité de père-aimant. Dans un
quartier ghettoïsé, avoir un père présent qui se montre aimant et une chambre personnelle
relèvent presque du luxe pour les enfants. Il assume en apparence son rôle de père de
112
famille en imposant des règles strictes autant à sa fille qu’à son épouse Rosette. Ainsi, elle
n’a pas le droit de recevoir des amies et de se mêler au reste de la population.
Face à la présence de Rosan, père réel dans le roman de Pineau, je m’interroge sur
la place du père dans le récit. Est-ce que le père d’Eliette et de Rosan se situe au niveau
réel ou au niveau symbolique ? Je soutiens la thèse de Lorna Milne selon laquelle:
« Agressive promiscuity is to be understood as a dysfunctional compensatory behavior
resulting from (but not excused by) the disturbances of identity produced in the
subordinated male by colonial hierarchies » (Milne, 63). Sa paternité réelle est confirmée
dans le récit car la marraine d’Eliette qui est aussi la tante paternelle de la protagoniste, lui
raconte le viol qu’elle a subi, la tentative de sa mère de réparer son corps et le rejet du frère
violeur par la famille. Cependant, sa valeur symbolique se situe à un autre niveau que la
validation de sa fonction de père. En ce sens, je propose que la violence sexuelle de Rosan
et de son père sur leurs filles respectives sont la réappropriation du comportement de
domination du maître béké en période esclavagiste. En ce sens, les hommes reproduisent
au sein de leurs propres familles, les principes de loi du père symbolique béké. En effet,
lorsqu’il est arrêté, Rosan explique son incapacité à se contrôler à la vue de ses filles. Plus
encore, il se réapproprie le proverbe tristement célèbre en Guadeloupe en affirmant : « J’ai
le droit de monter ma monture avant les autres ». Le terme de « monture » réduit l’enfant
à un animal et fait de l’homme qui prononce le proverbe plus le maître de l’enfant que son
père. Ainsi, on retrouve le même comportement chez les maîtres qui violent les femmes
esclaves et qui dans la violence de l’acte sexuel ne font que jouir de leur bien. Plus encore,
le pouvoir du maître s’étend à ses subordonnés, comme c’est le cas du commandeur et de
Man’Tine dans La rue cases-nègres. De ce fait, la toute-puissance du maître parasite les
113
rapports entre les composantes de la cellule familiale afro-antillaise puisque l’homme afroantillais adopte et reprend à son compte le comportement du père symbolique, rabaissant
par conséquent ses propres enfants au statut d’objet. Ainsi, la violence sexuelle contre la
femme et la fille afro-antillaises demeure l’un des espaces d’émergence de l’homme et du
père symbolique béké.
L’imaginaire créole reflète aussi la violence sexuelle d’une figure ancestrale à michemin entre les mythes africains et le monde de l’habitation.
III.2.3.Le dorlis : entre paternité symbolique et paternité réelle
Dans l’imaginaire antillais, le dorlis est un homme doté d’une connaissance occulte
qui lui permet de pénétrer dans les chambres des jeunes femmes et d’avoir des rapports
sexuels avec elles. Dans son documentaire, Maris de nuit, l’écrivaine martiniquaise,
Fabienne Kanor, va jusqu’au Burkina Faso afin de retrouver les origines de cet être
imaginaire. Dans certains pays d’Afrique, comme le documentaire en témoigne, le dorlis,
ou mari de nuit, a une figure positive. Certaines femmes relatent ses visites et d’autres se
réjouissent d’avoir une famille et des enfants dans leur monde imaginaire, leur monde de
la nuit, alors qu’elles sont stériles dans leur vie réelle. D’autres encore font l’expérience du
plaisir avec ce mari de nuit, plaisir que leur compagnon est incapable de leur fournir. Or,
lorsque le mythe ou l’être imaginaire traverse l’Atlantique, porteur d’une charge historique
lourde (la traite, la déportation, l’esclavage), il prend un aspect négatif voire maléfique
puisqu’il n’apparait dans les chambres que pour violer des femmes endormies qui se
rendent compte de l’abus dont elles ont été victimes uniquement à leur réveil.
114
Selon l’ethnologue Gery L’Etang, en Martinique, lorsqu’une fille raconte qu’elle a
été violée par un dorlis, elle cache, en réalité, qu’elle a reçu la visite de son père ou de son
frère. Elle tait le viol et l’inceste dont elle est victime. La thèse se confirme avec le récit de
Pineau puisqu’Eliette et Angéla sont violées la nuit par leur père. Angela se tait pour garder
la confiance de sa mère. L’amnésie partielle d’Eliette l’aide à fuir la réalité de son viol
même si son subconscient en garde le souvenir.
Je propose que la présence obsédante du dorlis, être imaginaire dans le réel antillais,
relève de l’habitus habitationnaire dans la mesure où le transfert qui s’opère de l’Afrique
aux Antilles subit des changements, et que la spécificité du dorlis aux Antilles témoigne
de la violence de la masculinité (dans ce cas souvent dirigée contre les femmes) dans
l’univers esclavagiste, habitationnaire et transcolonial. En effet, le dorlis est l’allégorie
même de la violence physique et sexuelle subie par les femmes et de la violence du système
lui-même imposé par un maître omniprésent et craint de tous. Ainsi, dans son aspect
symbolique, le maître Béké et ses hommes de main sur l’habitation sont des dorlis
puisqu’ils abusent des femmes sans jamais reconnaître leurs actes et que leur abus est révélé
par la naissance des enfants. Ainsi, je considère que le marin qui viole Abéna, la mère de
Tituba, sur le négrier, est le point de départ de la création du mythe du dorlis aux Antilles
car c’est par lui (entre autres) que s’opère le transfert violent de l’être imaginaire d’Afrique
aux Antilles : homme violent sans nom, blanc, représentant et instrument du système, qui
abuse du corps de la femme et la laisse livrée à elle-même avec le fruit de son viol. Ce
comportement est reproduit par le maître lui-même sur l’habitation et par ses subalternes
qui reproduisent le comportement du père suprême, le Béké (le viol de Man-tine dans La
rue cases-nègres). Ainsi, pour pallier à la violence réelle, la pratique du dorlis/ être dorlis
115
devient une expérience codifiée et partagée de la masculinité qui s’étend aux hommes afroantillais, dans le seul but d’objectifier la femme et d’éviter toute responsabilité de paternité
car un être imaginaire donc un non-être, ne peut être père. Par ailleurs, puisqu’invisible et
ne pouvant sévir que la nuit, le dorlis est la représentation parfaite du papillonisme puisque
son savoir le laisse libre d’abuser des femmes de son choix sans jamais avoir d’obligation
envers elles. Par conséquent, le dorlis est l’instrument de terreur du sujet féminin de
l’esclavage jusqu’en période transcoloniale.
En 1986, dans son premier roman Chronique des sept misères, Patrick Chamoiseau
donne le ton quant à la cruciale absence du père biologique dans les familles antillaises en
faisant de son personnage principal, Pipi, le fils d’un dorlis47 qui par principe, est incapable
d’enfanter. Pipi est héritier d’une masculinité étouffée, étranglée, détournée. D’abord, son
grand-père maternel meurt sans jamais avoir de fils alors que pendant les neuf grossesses
de sa femme, il espère avoir un garçon. Le désir d’une descendance masculine du grandpère Félix Soleil est sans cesse contrarié par l’arrivée ininterrompue de filles. Félix-Soleil
meurt aliéné par sa volonté d’avoir un fils et ne peut jamais être plus qu’un géniteur envers
ses filles. Il meurt sans jamais connaitre Pipi, le fils désiré mais irréel. Du côté paternel,
Pipi relève du domaine de l’imaginaire car son père Anatole-Anatole est un dorlis. Etre
dorlis, en d’autres termes violer les femmes, dans la famille d’Anatole-Anatole, est un
savoir qui se transmet de père en fils et donc, relève d’un contrat et d’un apprentissage,
d’une transmission de masculinité de l’ordre du symbolique d’une part mais aussi et surtout
47 Dans le Quimbois, religion (officieuse) de la Guadeloupe et de la Martinique, le dorlis est un
homme doté d’un pouvoir surnaturel qui lui permet de violer des femmes endormies.
116
du tabou d’autre part dans la culture martiniquaise. Après être tombé amoureux d’Héloïse
lors des funérailles de Félix Soleil, Phosphore, le père d’Anatole-Anatole, lui enseigne la
méthode du dorlis afin de pouvoir accéder à la jeune femme. Pipi est le fruit du viol commis
par le dorlis.
Fils d’un dorlis, un non-être, un être de l’imaginaire, l’existence même de Pipi est
remise en question. Il est issu d’une union entre un être mystique relevant de l’imaginaire
antillais et africain et d’une femme réelle. D’autre part, en dépit de la reconnaissance
publique de paternité d’Anatole-Anatole au marché, Pipi doit encore admettre qu’il est le
produit d’un viol, acte de barbarie, qui relègue son père criminel, dans le silence. Ainsi,
tout ce qui existe concrètement dans ce triangle familial malade, est la mère de Pipi,
Héloise, seul personnage dont l’existence peut être véritable, Pipi et son père relevant de
l’imaginaire. Par ailleurs, Héloise est doublement victime des figures paternelles qui
parcourent sa vie. Elle subit la colère de son père qui se plaint de sa progéniture
exclusivement féminine et elle est contrainte à l’exil à Fort-de-France lorsqu’elle donne
naissance à Pipi. De ce fait, Pipi arrive dans une cellule familiale largement perturbée par
la parole du père : soit il est présent et il refuse sa descendance (Felix-Soleil) soit il est
absent en raison des codes culturels et religieux de l’île qui engloutissent sa parole
(Anatole-Anatole). Il s’agit donc pour Pipi de combler l’absence du père tant au niveau
réel qu’au niveau symbolique.
La prise en charge de l’espace dans un contexte économique et social précaire
transforme Pipi en figure paternelle (réelle et symbolique) positive dans le roman. Selon
Sandrine Depeau et Thierry Ramadier dans leur article explicatif sur la psychologie
117
environnementale, « l’espace géographique fait l’objet de représentations sociales car les
prises de position de chacun des groupes qui sont à l’origine des différentes représentations
portent sur l’espace lui-même, en d’autres termes sur le résultat des enjeux d’aménagement
et de production spatiale […] en vue de faciliter notamment l’appropriation cognitive de
l’espace » (Depeau, Ramadier, 66). En effet, Pipi, être irréel, tente de s’éloigner de
l’habitus habitationnaire, lui-même fortement ancré et créé dans et par l’espace, de deux
façons. D’une part, Pipi assume entièrement la responsabilité des seize garçons de sa
compagne, Marguerite Jupiter. Les enfants sont issus de différents pères qui ont tous laissé
Marguerite livrée à elle-même avec sa nombreuse progéniture. Au moment de sa rencontre
avec Pipi, elle a cinq amants qui mettent en place les mêmes stratégies que le dorlis dans
l’imaginaire créole puisqu’ils rendent visite à la femme uniquement le soir lorsque ses
enfants sont endormis et ce, dans le seul but d’avoir des rapports sexuels avec elle. Seule
la présence des enfants révèle les traces de leur passage. Paradoxalement, c’est Pipi, fils
reconnu de dorlis, donc non-être, qui assume la paternité réelle des enfants. Pour apaiser
leur faim, Pipi va à l’école des rastas pour maitriser le savoir des plantes, des fruits et des
légumes. Il entreprend d’agrandir le jardin de Marguerite, de maîtriser la culture des fruits
et des légumes grâce à son énergie créatrice. En plus du savoir acquis chez les rastas, Pipi
est conduit par une énergie, une connaissance de la nature inhérente à son être. Son jardin
arrive à faire redémarrer la vie du marché de Fort-de-France grâce aux prix bas qu’il
pratique et surtout à apaiser la faim des Martiniquais : faim au sens propre car la
départementalisation a accentué les disparités économiques et faim au sens figuré car Pipi
a démontré que le Martiniquais peut entretenir une relation avec sa terre dans le but d’un
118
développement économique, social et didactique48. D’autre part, il entreprend de partir à
la recherche d’une jarre d’or enfouie dans la terre et protégée par Afoukal, un zombi ancien
esclave dont l’âme est attachée à la jarre. La quête de la jarre est parallèlement une quête
de sa propre histoire de descendant d’esclaves en Martinique. En effet, dans un rêve,
Afoukal lui révèle en dix-huit paroles l’histoire de la déportation, du bateau négrier, de
l’arrivée sur la plantation, la naissance de la langue créole, le marronnage, l’attachement
paradoxal au maître » (Chronique des sept misères 151-169). D’ailleurs, cet attachement
paradoxal refait surface dans la rhétorique de la Départementalisation car comme le
rappelle Michel Laronde, «l’assimilation est demandée en 1946 par les représentants des
quatre colonies et non par l’Etat français ». Selon Laronde, c’est « un héritage colonial, qui
est revendiqué comme motif principal de la demande » (Laronde, 34). De ce fait, Pipi prend
conscience de toute la dynamique de domination articulée autour de lui et de ses ancêtres,
de l’esclavage jusqu’à sa propre situation. Son expérience avec Afoukal le transforme en
homme-plante en totale relation avec la terre, conscient de ses origines africaines et en
48 Chronique des sept misères est prophétique car il annonce la grève des quarante-quatre jours qui paralysa
la Guadeloupe en 2009. Pendant ce mois et demi, les Domiens (les habitants des départements d’Outre-mer)
se sont réunis pour lutter contre la vie chère qui sévit aux Antilles et demander une augmentation de 200
euros sur les salaires. Ils encouragèrent aussi la consommatio n de produits locaux car trop longtemps, les
lois d’importation et d’exportation ont imposé une culture alimentaire aliénante sur les Antillais. Cette
revendication suit la logique des disparités sociales et économiques que Crusol et Dumont relèvent dès 1958.
Par ailleurs, comme le rappelle Couti, pour les créolistes, « la départementalisation est le début de la fin des
repères créoles » (Couti, 98) en ce sens qu’elle engloutit toutes les spécificités culturelles, sociales et
économiques des iles mais aussi et surtout parce qu’elle oblige à un repositionnement géopolitique des iles
sur la scène internationale, un repositionnement non au titre d’iles en elles et pour elles-mêmes mais au titre
de la France présente sur plusieurs continents, renvoyant ainsi l’Etat-Nation à son ancien statut d’empire.
De ce fait, la départementalisation est une réarticulation de l’habitus habitationnaire dont les Antilles ont
peine à se défaire.
119
dialogue constant avec la terre au point que Pipi est lui-même transformé en sujet de conte,
comme Afoukal, le renvoyant encore plus dans le domaine de l’imaginaire.
Ainsi, avec Pipi, et même avec Anatole-Anatole, Chamoiseau démontre que la prise
de responsabilité de l’homme antillais vis-à-vis de sa famille relève de l’irréel. Pipi, dorlis,
s’acharne pour offrir une vie décente aux enfants de sa compagne mais plus encore, il y a
une reconnaissance de paternité d’Anatole-Anatole et donc l’humanité et l’existence de
Pipi sont reconnues par son père. En effet, Anatole-Anatole défie le tabou de sa pratique
de dorlis et se montre en plein jour au marché de Fort-de-France afin de révéler à Pipi qu’il
est son père contrairement à beaucoup d’hommes dans le roman, qui appartiennent à
l’univers réel et renient toute responsabilité à leur progéniture. Par ailleurs, l’onomastique
occupe une place importante chez les hommes apparentés à Pipi. Son grand-père paternel
a le même nom qu’un composant des allumettes mais étant fossoyeur, il est craint et évité
de la population. Félix-Soleil meurt de ne pouvoir clamer sa fierté d’avoir un descendant
masculin et Anatole-Anatole, le père de Pipi porte la reconnaissance de son père dans son
nom. En effet, la répétition du prénom est la marque de l’affirmation. Or tous ces hommes,
grand-père, père et fils, ont une agentivité impossible du fait de leurs désirs, de leurs tabous
et de leurs origines rendant toute tentative de changer l’habitus habitationnaire caduque.
En Guadeloupe le dorlis sévit aussi sous la figure de l’homme au bâton. L’homme
au bâton est un personnage qui visite les femmes la nuit et les viole à l’aide d’un bâton.
Elles n’ont conscience de son passage qu’à leur réveil. Tout comme le dorlis, L’homme au
bâton dans le roman du même titre de Pépin est un non-être puisque le bâton est un phallus
métaphorique et est donc incapable d’enfanter. Pourtant, l’homme au bâton aliène les
120
Guadeloupéennes, ses victimes. La jeune Lisa, lycéenne de famille respectable affirme
qu’elle est mise enceinte par l’homme au bâton qui l’a visitée une nuit. Ses propos sont
relayés par d’autres femmes de la ville de Pointe-à-Pitre et l’homme imaginaire au bâton
déloge par sa présence-absence l’homme/le mari/le père de la cellule familiale en parasitant
les rapports de ces derniers à leur femme, à leur mère et à leur fille.
III.3. Conclusion : une réflexion sur les espaces d’émergence de la parole masculine et
paternelle
J’ai démontré dans ce chapitre qu’il y a un malaise dans les rapports que l’homme
entretient avec le cercle plus exigu de la famille et des rapports du couple à cause de la
charge juridique et historique qui pèse sur lui depuis la période esclavagiste. L’esclavage
est l’outil primordial de la castration de l’homme en tant qu’être, en tant que père et le rend
incapable de subvenir aux besoins de sa famille lorsque ce dernier se retrouve englouti dans
dans des représentations géo-urbaines du système habitationnaire en période
contemporaine comme les campagnes, les quartiers populaires de Fort-de-France ou encore
les ghettos de la Guadeloupe. C’est cette réactivation que je nomme habitus
habitationnaire.
La parole du père afro-antillais peut émerger (uniquement) dans un espace
symbolique et un statut symbolique quand il est marron, vieil homme ou relève de
l’imaginaire créole (le dorlis et l’homme au bâton). A ce niveau, l’affrontement avec le
Béké est indirect puisque soit les deux ne partagent pas le même espace, soit le vieil homme
ne représente pas ou plus un danger pour son maître. En revanche, lorsqu’il est présent sur
l’habitation, le Noir doit renoncer à sa paternité réelle afin de mener à bien sa paternité
121
symbolique. Ainsi, l’impotence de l’homme du point de vue symbolique redéfinit ses
rapports à la femme et à la famille. Il est impossible de ne pas relever l’absence d’une
présence féminine noire dans L’esclave vieil homme et le molosse. La quête identitaire et
la remontée dans l’Histoire sont une épopée genrée, masculine, puisque la femme s’inscrit
fondamentalement dans le quotidien et le principe de la survie comme je l’ai expliqué dans
le chapitre II. Par ailleurs, on notera aussi la fonction de jonction qu’occupe la femme dans
Le Quatrième siècle à un moment historique où la rencontre des mornes et de l’habitation
est inévitable. C’est aussi par elle que passe la réconciliation entre les Longoué et les
Béluse, signe de la fin de la période esclavagiste.
Avec L’homme au bâton, l’imaginaire créole révèle un autre pan de son caractère
subversif lorsqu’il sert le discours de la femme antillaise. D’une part, l’homme au bâton
est un évènement de la Guadeloupe des années 70, évènement dont seuls les anciens de la
population se souviennent49. D’autre part, le roman débute avec le malaise d’une
jeune lycéenne qui explique que sa grossesse est le fait de l’homme au bâton dont elle
ignore l’identité. De ce fait, si en Martinique, le dorlis (ou encore dors lisse selon Anny
Dominique Curtius) est le nom caché de l’inceste, je soutiens que l’homme au bâton est le
nom caché du plaisir sexuel au féminin. En effet, « lisse » dans « dorlis » renvoie au
sommeil paisible et au domaine du rêve, alors que « bâton » révèle de l’action et de la prise
de position. Est-il nécessaire de rappeler toutes les conjonctions qui comportent le mot
49 Ayant interrogé mon grand-père, Feu Julien Borilot, il m’a affirmé que l’homme au bâton a
sévi uniquement sur la Basse-Terre (le sud de l’île) et ne s’est jamais manifesté sur la GrandeTerre (le nord de l’île).
122
« bâton » : « frapper à bâtons rompus », « a coups de bâton », « mettre des bâtons dans les
roues ». A cela il faut ajouter la métaphore sexuel qu’est le bâton, qui dans le roman de
Pépin se décline aussi en bougie et incite même l’inspecteur de police en charge de
l’enquête à flirter avec la transsexualité. Il se « déguise » en une prostituée nommée
Vovonne. De ce fait, je suggère que l’homme au baton dans sa dimension de fait divers et
de symbolique a été un prétexte et un moyen pour les femmes de lever le tabou de leur
plaisir sexuel et sensuel.
Lorsque le père est réel, sa parole est engloutie. Il s’exprime par la violence
physique et sexuelle, violence qui relève de la mentalité du Code Noir et de l’habitus
habitationnaire tant au niveau symbolique (Pipi) que réel Rosan). Même en situation de
décolonisation et de départementalisation, l’afro-antillais se retrouve confronté au spectre
historique du béké dont la figure est sans cesse réactivée dans le temps, l’espace et la
politique. Par conséquent, l’espace en lui-même a une valeur réelle et symbolique lorsqu’il
s’agit de (re)définir les contours d’une/de figure(s) paternelle(s) réelle et symbolique aussi.
Après l’abolition, les mornes ne sont plus investies de l’aura du marron et la situation
coloniale transforme toute l’île en habitation. Il s’agit en effet pour l’ancien maître de réétablir les paramètres de sa domination économique et sociale et pour l’ancien dominé et
même l’ancien marron, de se réajuster à son nouveau statut politique d’homme libre de fait
et de droit.
123
CHAPITRE IV
DE LA PRESENCE INDIENNE : LE PERE INDO-ANTILLAIS DANS
LA LITTERATURE DE LA CARAIBE FRANCOPHONE
Je veux l’entendre, au hasard de mes pérégrinations. Entendre la voix de
l’étranger bien-aimé, la voix de la terre et du corps de mon père que j’écris dans la langue
de ma mère.
Je ne parle pas la langue de mon père, Leïla Sebbar
L’apport de l’indianité et de la population d’origine indienne aux Antilles
francophones reste largement à étudier et développer dans les études francophones et
particulièrement en littérature. Arrivés, comme je l’ai dit en introduction de la thèse, dans
la seconde moitié du XIXème siècle, sous les termes d’un contrat afin de remplacer les
anciens esclaves sur les plantations, les engagés indiens vont modifier la carte
anthropologique, ethnologique et historique des îles. Les Indo-antillais constituent un
apport considérable dans la culture de la Guadeloupe et de la Martinique ainsi que dans le
reste de la Caraïbe anglophone.
Paradoxalement, cette présence indienne reste cruellement absente des sujets de
recherches dans le domaine des études caribéennes francophones malgré la reconnaissance
des spécialistes et l’apport non négligeable qu’ils apportent au paysage et à la culture des
Antilles françaises. Les Indo-antillais manifestent leur présence depuis deux siècles avec
leurs cérémonies culturelles telles la célébration de l’arrivée des premiers Indiens en
Guadeloupe et le « pont » qui est dressé avec l’Inde, à travers notamment les statues de
Gandhi dans la ville de Saint-François en Guadeloupe50, ou encore le Divali (la fête des
lumières) qui commence à se populariser.
50 Pour plus d’informations sur le rôle des bustes et statues comme lieux de mémoire historique et
culturelle, voire l’article d’Anny Dominique Curtius : « A Fort-de-Francee les statues ne meurent
pas », International Journal of Francophone Studies, 11 :1 (2008) : 87-106.
124
Stéphanie Mulot, dans sa thèse, « " Je suis la mère, je suis le père !”: L’énigme
matrifocale. Relations familiales et rapports de sexes en Guadeloupe (2007) remarque que
des recherches sur la famille indo-antillaise restent encore à faire. Je rejoins la remarque
de Mulot d’où mon intérêt, dans l’écriture de ma thèse, d’éclairer le fonctionnement du
père indo-antillais dans la littérature, à la lumière entre autres, des théories de la créolité,
de la créolisation et de la coolitude.
La première partie du titre de ce chapitre, « De la Présence indienne », est inspirée
des trois Présences qui, selon Stuart Hall, sont impliquées dans le processus de la
créolisation dans la Caraïbe. S’inspirant lui-même des métaphores d’Aimé Césaire et de
Leopold Cedar Senghor,
Présence africaine, Présence européenne et Présence
américaine, il donne sa définition de ces trois présences. Par conséquent, il soutient que :
Présence Africaine is the site of the
repressed. Apparently silenced beyond
memory by the power of the experience of
slavery, Africa was, in fact present
everywhere… Africa, the signified which
could not be represented directly in slavery,
remained and remains the unspoken,
unspeakable ‘presence’ in Caribbean Culture
(230).
Présence européenne constitue: « a case of that which is endlessly speaking – and
endlessly speaking us. The European Presence interrupts the innocence of the whole
discourse of ‘difference’ by introducing the question of power… Présence européenne is
about exclusion, imposition and expropriation” (233). Enfin, Présence américaine
is not so much power, as ground,
place, territory… It is the space where the
creolisations
and
assimilations
and
syncretisms were negotiated. The New
World is the third term – the primal scenewhere the fateful/fatal encounter was staged
between Africa and the West. It also has to be
125
understood as the place of many, continuous
displacements (234).
Or, dans cette liste, il manque cruellement la « Présence indienne ». Je m’interroge
sur les raisons pour lesquelles il ne la développe pas ici. Il reconnait en effet qu’il existe
d’autres présences qui sont importantes pour la Caraïbe mais ne développe pas son propos
à ce sujet (230).
En suivant les éléments de l’argumentation de Hall, je propose que Présence
indienne est donc l’une des constituantes de la Présence américaine mais dont les
spécificités, les assimilations et les « syncrétismes » contribuent à complexifier le paysage
culturel antillais et à sortir de la dichotomie Blanc/Noir afin d’apporter une perspective
enrichissante dans l’analyse de la domination économique, politique et culturel encore en
vigueur dans cette région.
Par ailleurs, Benítez-Rojo, dans « Three words towards creolization » examine la
notion de créolisation à travers trois termes : « Plantation, rhythm, performance » (53). Je
me demande donc comment on peut interpréter et définir ces trois mots-clés lorsque l’on
considère la présence indienne en Guadeloupe et en Martinique. A travers le corpus que je
propose ici, je m’interroge sur l’articulation de l’habitus habitationnaire lorsqu’on prend
en consideration le père d’origine indienne et sa famille. Plus encore, dans Lettres créoles,
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant attirent l’attention sur l’absence du sujet indien
dans la littérature mais il y a cependant une évolution depuis la parution de Lettres Créoles,
comme en témoigne L’inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique (2004) et
La grâce, le sacrifice et l’oracle. De l’Inde à la Martinique. Les avatars de l’Hindouisme
(1999) de Gerry L’Etang.
Dans ce chapitre IV, je vais donc examiner les différentes manifestations de la
présence du père indien dans la littérature de la Guadeloupe et de la Martinique. Comment
est-il représenté par les auteurs ? Comment définir la relation qu’il y a entre le père et sa
famille et sa communauté ? Et en ce sens, comment se développe et évolue sa créolisation ?
126
Comment retrace-t-il l’odyssée jusqu’à la Guadeloupe et à la Martinique ? Et enfin,
comment peut-on caractériser l’esthétique de la représentation du sujet indien dans la
littérature des Antilles ?
IV.1. De l’Indien au Coolie : (poétique de) l’odyssée des Indiens jusqu’à la Guadeloupe
et la Martinique.
Je choisis de commencer la réflexion sur la situation et la place du père indien dans
la famille antillaise en remontant à la genèse de son arrivée dans les îles de la Guadeloupe
et de la Martinique. Les causes du départ des Indiens51 ont un caractère romanesque
lorsque les faits sont relatés par ces derniers. L’articulation de la narration du départ
commence dès l’Inde et se construit de façon plus précise sur le bateau.
Sur ce même bateau et plus encore dans les îles, l’identité des engagés passe de
celle d’Indiens à celle de Coolies. Le terme Coolie a une connotation négative dans les îles
de la Guadeloupe et de la Martinique car il est utilisé pour marquer les différences
culturelles, religieuses et physiques des Indiens ainsi que les raisons de leur arrivée dans
les îles. Les engagés pensent trouver un avenir meilleur, gagner de l’argent et revenir dans
leur pays à la fin de leur contrat de cinq ans alors que dans la réalité économique, sociale
et politique du système des colonies et plus particulièrement de la plantation, les engagés
sont amenés dans les colonies pour remplacer les esclaves. Arrivés sous les termes d’un
contrat, il s’opère un glissement de leur nationalité à leur classe sociale. En Inde, le Coolie
est la personne chargée de basses besognes et très peu payée pour les tâches qu’elle
accomplit. La rétribution s’apparente plus à un pourboire qu’à un salaire. En ce sens, le
Coolie, tel qu’il existe en Inde, est l’équivalent du djobeur antillais, que l’on retrouve dans
51 Je me réfère uniquement aux deux textes qui sont soumis à mon analyse.
127
le personnage de Pipi, par exemple, dans Chronique des sept misères de Patrick
Chamoiseau. Le Djobeur est celui qui effectue des « jobs », donc de petits métiers manuels.
Il est pauvre car ses activités ne sont pas des emplois véritables. Par exemple, Pipi, sur le
marché de Fort-de-France, aide les maraichères à porter leurs marchandises et à les installer
mais lui-même n’y vend quoi que ce soit. Cependant, le nominatif coolie utilisé pour le
désigner aux Antilles l’ossifie dans un premier temps dans sa situation sociale car il vient
effectuer sur l’île une tâche que nul autre ne veut accomplir. Au lieu de l’éloigner de la
condition qu’il connait en Inde, son arrivée dans les îles de la Guadeloupe et de la
Martinique va exacerber son statut social de coolie, renforcer son altérité, l’ostraciser52 et
l’enfermer dans le système de l’habitation. De ce fait, « coolie » devient le terme générique
pour qualifier ces derniers arrivés sans considération de leur culture, de leurs origines et
des raisons de leur départ car tous ne sont pas intouchables et tous ne sont pas des coolies
indiens.
Le passage du terme d’ « Indien » à celui de « Coolie » réside donc dans la
description romancée quant aux raisons de l’arrivée des Indiens en Guadeloupe et en
Martinique. Il existe donc chez Moutoussamy et chez Gamess un paradigme de la préodyssée et de l’odyssée elle-même, qui vise à une réhabilitation de l’Indien dans sa propre
histoire (Gamess) et dans la littérature antillaise (Gamess et Moutoussamy) à travers une
fictionnalisation de l’histoire personnelle des personnages/acteurs de l’ « histoire
indienne » en Guadeloupe et en Martinique.
52 Dans son article « De Gandhi à Au-Béro, ou comment inscrire les traces d’une mémoire indienne
dans une négritude martiniquaise », L’esprit créateur, 50 : 2 (2010) : 109-123, Anny Dominique
Curtius explique les enjeux et les symboles et le processus d’ostracisme dans les termes utilisés
pour qualifier les engagés d’origine indienne de la Guadeloupe et de la Martinique. Selon elle : « Si
l’hybridité contre-nature et l’impureté qui caractérisent le terme guadeloupéen [bata zyndien/
bâtard d’indien] qui fige le métissage de l’Indien dans une zone floue, le terme martiniquais
[échappé couli] est articulé selon le schéma qui a présidé à la stratification des populations dans
l’univers de la plantation et par lequel la trace africaine était rayée, et l’amélioration de la race
promue » (122).
128
IV.1.1. Ganesh, un homme indien de Calcultta : de la réalité au mythe ou du mythe à la
réalité ? Les libertés de la mémoire.
Le roman d’Antoinette Gamess est une biographie fictionnalisée de Joseph Gamess,
le grand-père de son époux, Yves Gamess. Arrivé en Martinique en 1874, il y meurt en
1940 sans jamais avoir pu retourner en Inde ou même retrouver le membre de sa famille
qui a fait la traversée avec lui. Selon Gamess, il y a plusieurs versions de l’arrivée de Joseph
Gamess en Martinique, ce qui laisse largement la place d’une part à une vision romantique
et réhabilitatrice du personnage autant réel que fictif et d’autre part à un questionnement
sur les aléas de la transmission et donc sur la validité du « produit fini » de l’histoire de
Joseph Gamess. En effet, je m’interroge sur les origines de Ganesh, renommé Joseph
Gamess en 1880, et sur les différentes variantes de son histoire personnelle par rapport à
l’histoire collective de sa famille. A partir de quel moment le récit a-t-il changé ? Les
variantes ont-elles un rapport avec l’élévation de Ganesh dans l’échelle sociale
martiniquaise ? Ganesh a-t-il lui-même eu des troubles de la mémoire ? La fiction ou la
version fictionnalisée de la biographie permet de se libérer de ce questionnement
puisqu’Antoinette Gamess ne prétend pas faire un travail d’historienne avec son roman. En
revanche, je suggère que l’auteure entretient le paradigme du mythe avec son personnage
principal, comme en témoigne le titre.
L’odyssée coolie et l’élaboration du mythe de Ganesh prennent forme dans les
conditions du départ évoquées au début du roman, dans l’expérience partagée
d’impuissance et d’exil. Ganesh, un enfant de famille plus ou moins aisée, est attiré par un
bateau sur le port. Par curiosité, il y monte, on lui donne du vin et il se retrouve le lendemain
en pleine mer. L’origine du départ de Ganesh est similaire à celle de la grand-mère de
Zwazo, dernier descendant d’Indo-Martiniquais qui parlait le tamoul. Zwazo est « le
dernier maître » pouçari de la Martinique. A travers l’oralité, il porte en lui la mémoire de
l’Inde puisqu’il est le seul sur l’île à maitriser le tamoul. Zwazo a été une source d’archives
incontestable pour Gerry l’Etang au cours de ses recherches sur les Indo-Martiniquais. De
129
ce fait, le manque d’agentivité dans les prémices de l’exil ouvre le champ de l’interprétation
de la résilience des Indiens aux Antilles et de la mémoire manipulée53 dans la construction
du mythe.
Le mythe de Ganesh ou sa grandeur dans l’arbre généalogique repose en premier
lieu dans son nom. Ganesh est le dieu du panthéon hindou à la tête d’éléphant qui est
capable de lever des obstacles et d’obtenir le succès à ceux qui l’invoquent. Ainsi, moins
par la religion, c’est plus par sa capacité à surmonter les obstacles, à faire preuve
d’agentivité et à se démarquer de la représentation que le reste de la communauté a des
Indiens qui font de Ganesh, l’homme, un personnage « mythique ».
Par ailleurs, Ganesh est un brahmane en Inde, fils de parents bien placés et vivant
dans la ville, ce qui le démarque de la grande majorité des engagés qui eux viennent d’un
milieu rural et sont pauvres. Donc, l’édification du mythe est étroitement liée à la classe et
à la caste qui sont des acquis en Inde. D’autre part, Ganesh (et son frère Krishna) sont des
êtres singuliers par rapport au reste du convoi de coolies. Leur caste correspond aussi à la
couleur de leur peau. Ils « ressemblent » au capitaine ou aux marins qu’ils voient sur le
bateau et c’est leur peau claire qui les préserve de la situation exécrable des autres coolies.
Sur le bateau en effet, ils secondent le cuisinier, ont des rapports plus ou moins courtois
avec le capitaine et par-dessus tout, ils ont de la mobilité, élément principal de l’articulation
de leur odyssée.
Ganesh, le roman, me permet de tracer un triangle dans la dynamique relationnelle
qui existe entre l’Inde et la Caraïbe. Dans un premier temps, le bateau, bien que synonyme
de perte et de dépossession, s’apparente aussi à la découverte. Les jeunes gens découvrent
d’autres parties de l’Inde qu’ils ignoraient, comme Pondichéry. Plus encore, l’unité
indienne est inexistante en ce sens que les engagés font des distinctions de castes, de
53 Je fais référence ici au concept de Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000).
130
couleur de peau mais aussi et surtout parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Ganesh
parle hindi alors que la plupart des engagés parlent tamoul.
L’Inde est donc la première extrémité, elle-même diverse, de ce triangle qui s’étend
dans la Caraïbe entre Trinidad et la Martinique. Le triptyque Inde-Trinidad-Martinique
marque les points de rencontres les plus importants de l’odyssée de Ganesh. Trinidad, qu’il
peut découvrir grâce à son statut sur le bateau, est une petite Inde. Les rites s’opèrent de la
même façon que dans son pays natal. Au moment du débarquement, les habitants d’origine
indienne célèbrent une fête et Ganesh, son frère, et sa fiancée Ramkalia, sont accueillis
dans un temple. Ainsi, Antoinette Gamess démontre que les relations avec l’Inde dans la
Caraïbe anglophone, et plus particulièrement à Trinidad, sont plus significatives qu’aux
Antilles françaises même si des différences fondamentales méritent d’être évoquées. En
effet, le nombre de Trinidadiens d’origine indienne est bien plus élevé que celui de la
Martinique et de la Guadeloupe54. Trinidad était une colonie britannique alors que la
Martinique et la Guadeloupe étaient des colonies françaises. Les deux empires ont des
modes opératoires radicalement différents. L’Angleterre est plus soucieuse du « bien-être »
des engagés que ne l’est la France et l’Angleterre a fait appel aux engagés indiens bien
avant la France55. Par ailleurs, Ganesh rencontre à Trinidad un poussali (ou pouçari) qui
connait ses parents en Inde. La relation entre l’Inde et Trinidad est donc affirmée par des
liens sanguins et amicaux. De ce fait, Antoinette Gamess fait de Trinidad la fille déclarée
de l’Inde, en étant l’extension de la mère patrie dans la Caraïbe. Ainsi, dans l’odyssée et
dans la période pré-habitationnaire, le jeune homme de par sa caste et sa mobilité peut
établir la possibilité d’une Inde plurielle ou « des Indes ».
En revanche, la dynamique relationnelle est brouillée quand il s’agit de relier la
Caraïbe anglophone (Trinidad) et la Caraïbe francophone (Martinique) d’une part et dans
54 Voir à ce sujet, Singaravelou, Les Indiens de la Caraibe, tome1.
55 Voir à ce sujet les travaux de Jean Benoist et de Sudel Fuma.
131
l’établissement de la relation Inde-Martinique d’autre part. En effet, aussitôt arrivés sur
l’île, les engagés sont inscrits dans une fonction et implantés dans une structure définie par
des lois politiques, sociales et économiques, celles de l’habitation. Donc, l’engagé qui
quitte l’Inde, se croyant acteur de sa destinée, devient produit d’un système qu’il ne connait
pas. Son statut de produit lui enlève tout droit à la parole et toute agentivité dans le pays
d’accueil, traitement en totale inadéquation avec les lois de l’engagisme. En effet, en
théorie, le Béké doit assurer aux engagés des soins médicaux et leur fournir le nécessaire56
afin qu’ils s’intègrent au mieux dans leur nouveau milieu et assurent une productivité
accrue et constante à l’habitation. Or, il y a coupure nette entre l’Inde et l’habitation d’une
part, et entre les conditions du contrat de travail et la réalité de l’habitation d’autre part. De
ce fait, en termes de relation et de communication, aucun continuum n’est possible dans la
tracée de l’Inde en Martinique, et encore moins avec le reste de la Caraïbe en raison des
manquements du système vis-à-vis des engagés.
IV.1.2. Des différences à la différence : la quête d’identité dans Aurore
Aurore d’Ernest Moutoussamy (1987) fait état des mêmes faits historiques, quant
aux moyens utilisés par les recruteurs pour endormir et manipuler les Indiens et quant à la
situation des engagés une fois arrivés en Guadeloupe en janvier 1885 sur l’Aurélie. Il
convient de remonter aux prémices du voyage afin d’établir les articulations de la narration
de l’odyssée dans le roman.
Moutoussamy dans Aurore établit dès le début les paradoxes d’une expérience
partagée de discriminations inscrite dans les mœurs de la société de castes. L’Inde du
XIXème siècle est fossilisée dans ces pratiques sociales et religieuses qui empêchent toute
56 Voir à sujet les travaux de Hugh Tinker, en particulier A new system of slavery; the export of
Indian labour overseas, 1830-1920, (1974).
132
mobilité sur l’échelle sociale : les brahmanes sont au sommet, les intouchables en bas et
entre les deux, toutes les nuances de distinctions sociales et de pratiques religieuses qui
servent à catégoriser les habitants du pays. Donc, l’Indien connait déjà une première forme
de discrimination à l’intérieur de son pays. Par ailleurs, les colonisations britannique et
française amplifient les différences de classes sociales puisque l’européanisation de l’Inde
entraine la misère, l’exode rural et exacerbe les différences de castes et de classes d’où
l’attrait des plus démunis pour le comptoir d’émigration qui recrute des engagés pour les
plantations.
C’est dans ce contexte de discrimination qu’évolue Râma, personnage principal du
roman. Jeune brahmane de dix-huit ans, il se révolte contre les pratiques des castes qui
entretiennent la désunion de l’Inde par leurs croyances et leurs pratiques religieuses et
sociales. En ce sens, l’odyssée est inscrite dans l’articulation et l’affirmation de sa
personnalité et de sa quête d’identité.
La révolte prend forme dans la rébellion contre la mère, mère qui a différentes
acceptions ici. Sa mère biologique, Lila, est veuve et garante des traditions de la famille.
Elle est conditionnée par sa caste et obéit par conséquent à ses principes. Râma est en totale
inadéquation avec cette pensée qui entretient les divergences en Inde. Plus encore, il se
révolte contre l’Inde elle-même, la mère-patrie, qui porte en elle cette structure
discriminatrice et ne la remet pas en question. De plus, viennent s’ajouter l’Angleterre et
la France qui font office de « belles-mères-patries » du fait de la colonisation et du
recrutement actif des Indiens. Donc, l’Indien subit la discrimination à trois niveaux à
l’intérieur de son propre pays. Se situant à la périphérie de sa caste, Râma effectue en
premier lieu un voyage idéologique, dans lequel il est l’artisan d’une Inde unifiée.
L’agentivité de Râma dans l’engagisme l’inscrit dans une mobilité sociale
régressive dans la trajectoire de l’Inde à la Guadeloupe. En signe de révolte et en quête
d’unité, le jeune homme prend pour fiancée une intouchable, acte qui le déloge de fait de
sa caste supérieure. De plus, il signe le contrat d’engagisme pour quitter l’Inde en raison
133
des discriminations et de la misère qui dévorent le pays. En ce sens, le militantisme de
Râma met en exergue l’image d’une Inde sclérosée, divisée et fermée à toute redéfinition
sociale. En ce sens, l’exil constitue le vecteur d’unité à deux niveaux.
Le bateau constitue la matrice de l’unification de l’Inde. Les engagés viennent de
plusieurs régions en Inde et ont donc différentes pratiques religieuses, culturelles et
linguistiques. La Guadeloupe a reçu des Indiens du Nord et du Sud, contrairement à la
Martinique57 qui a reçu uniquement des Indiens. Le voyage de l’Inde à la Guadeloupe dure
trois mois en moyenne, le temps du contact, de la cohabitation, de l’adaptation et d’une
première étape de créolisation pour les engagés.
La définition de la créolisation que je prends en considération ici est le fait que des
éléments divers se retrouvent en un même lieu « sous le joug de l’histoire » (Glissant,
Poétique) et de facteurs économiques. En période esclavagiste, les besoins économiques
étaient unilatéraux puisque les esclaves n’avaient pas droit à la parole et n’étaient pas
considérés comme des humains. Dans le cas de l’engagisme, les besoins économiques sont
bilatéraux, de la part de « l’employeur » (aux Antilles et dans l’Océan Indien) et des
« employés » (en Inde) et cet apport de travailleurs est scellé par un contrat de travail.
Comme Mary-Louise Pratt l’a démontré, on ne peut pas parler de fluidité du capital et de
rapports horizontaux quand il s’agit de circulation de capitaux, en raison des divergences
de profits pour les partis pris en compte58. Dans notre cas, il s’agit des colons et des
engagés, mais l’exil constitue le premier facteur d’unification du pays en ce sens que la
majeure partie des engagés quittent leur pays pour des raisons économiques et sociales :
« Seuls les hors-la-loi, les paresseux, les indésirables et ceux qui comme Râma avaient
commis de lourdes fautes étaient candidats au grand voyage » (Aurore, 57).
57 Pour cela, voir Singaravélou, L’Etang et Benoist, entre autres.
58 Mary-Louise Pratt, “Imperial eyes”
134
Par ailleurs, le bateau devient l’espace d’élaboration de la mythification de l’Inde.
Entre l’Inde des discriminations, la misère du bateau et l’inconnu de la terre d’adoption,
c’est dans l’entre-deux des espaces (Inde et destination finale) que les engagés dressent le
portrait de l’Inde qui les suivra jusqu’aux Antilles et constituera l’image de l’Inde unifiée.
D’une part, les différences de classes59 disparaissent, les engagés s’entraident et
développent la fraternité « nationale », concept inexistant dans l’Inde de la fin du dixneuvième siècle (Aurore, 87).
D’autre part la religion s’homogénéise puisque les
différentes castes n’ont pas les mêmes pratiques culturelles et religieuses.
Aussi, la nostalgie du pays quitté et plus tard perdu, est omniprésente en raison des
conditions de vie sur le bateau mais aussi et surtout en raison des discriminations de la part
des matelots, dont ils sont victimes. De deux maux, les conditions sociales de l’Inde
semblent les moindres. Ainsi, il s’opère une redéfinition de leur identité dans la période
pré-habitationnaire. C’est dans le bateau que se développe le futur « nous » indo-antillais
qui se confronte aux « eux » du bateau et plus tard de l’habitation. Cette affirmation de
l’identité indienne est soumise à des transformations dues au contact avec l’habitation et à
un profond ancrage de l’engagé dans son statut social, autant en Inde qu’aux Antilles : la
trajectoire de l’engagé est celle de paria (classe)-Indien (identité/nationalité redéfinie sur
le bateau)-coolie (classe) du point de vue extérieur, c’est-à-dire du fait des normes sociales,
économiques et politiques qui se rapportent à l’engagisme. C’est avant tout la condition
sociale de l’engagé qui marque la violence de sa créolisation, comme nous le verrons plus
tard.
59 La disparition des castes, telles qu’elles sont conçues en Inde apparait clairement dans les deux
romans. On peut aussi consulter La Guadeloupe et son Indianité, Ernest Moutoussamy (1987).
135
IV.1.3. Râma et Ganesh : entre symbole et mythe
Le symbolisme de Râma dans la communauté indienne repose dans l’idéologie
sociale qui le pousse à l’exil et le suit jusqu’à l’habitation. Ses représentations
fondamentales de la société « idéale » sont dans l’égalité sociale et économique qui permet
la mobilité sociale. Le paradoxe de cette idéologie dans le système de l’engagisme est que
les Indiens quittent leur pays pour travailler et « faire fortune » avec l’idée du retour en
Inde et se retrouvent dans un autre système de stratification sociale et économique articulé
ici (dans l’habitation) par des facteurs économiques, sociaux, politiques et historiques dont
l’esclavage est l’élément central. L’engagé se retrouve « propulsé » dans ce système
habitationnaire où l’enjeu pour lui est de négocier le travail, la société et l’Histoire que ce
dernier renferme.
La dimension mythique de Ganesh se retrouve quant à elle dans sa grande mobilité
tout au long du voyage et au-delà. Cette mobilité est possible par les traitements de faveur
dont il bénéficie et par le fait d’une revendication constante de sa caste, que ce soit de son
point de vue ou du point de vue des autres. En effet, il est différencié « grâce à » sa couleur
de peau qui est le marqueur de sa caste. Elle lui permet d’être protégé sur le bateau, de
découvrir Trinidad et plus encore, d’être l’exception dans son groupe puisque le maître le
choisit, ainsi que sa femme, pour être respectivement cocher et domestique. La mobilité de
Ganesh se perpétue donc grâce à sa fonction dans l’habitation. Il peut, contrairement aux
autres enfermés dans les champs de cannes, découvrir la ville, être en contact avec les
langues créole et française et analyser le fonctionnement de la société martiniquaise (de
Saint-Pierre) en dehors et au-delà de l’habitation, autant pour les besoins de son maître que
ses besoins personnels. Il parvient à quitter la plantation et à s’établir en ville à une époque
où les Indiens sont victimes de discrimiation.
Par ailleurs, la dimension mythique de Ganesh repose par-dessus tout dans la
transmission de son histoire. J’ai signalé qu’il y a plusieurs versions sur les spécificités de
136
son voyage et la dominante religieuse de son nom. Plus encore, Ganesh (le personnage
fictionnel) est un personnage qui se raconte lui-même et est raconté comme un conte. La
transmission de l’histoire du patriarche est le lien et le relais entre les différentes
générations qui sont tour à tour soumises à des transformations sociales, politiques et
culturelles. De ce fait, on perçoit déjà une différence dans la cellule familiale indo-antillaise
ou la transmission généalogique, historique et mémorielle se fait par le père, contrairement
aux familles afro-antillaises, où le père est littéralement absent.
Entre le symbole et le mythe, des éléments convergents entre les deux romans
participent à l’établissement des deux personnages comme des pères « symboliques » des
familles et communautés indiennes présentées ici. Ganesh est symbolique par le caractère
mythique et épique du récit. Mais, il est véritablement père biologique contrairement à
Rama qui relève du symbole en raison de ses convictions sociales. Il décide de consacrer
sa vie à aider les autres et ne devient jamais père biologique.
Les deux personnages sont motivés par un grand sens du travail et du dévouement
dans l’accomplissement de leur destinée. Ce sont des raisons économiques et sociales qui
poussent la majeure partie des engagés au départ. Cet « exil » est sanctionné et officialisé
par le contrat de travail qu’ils signent au comptoir d’émigration, en Inde. En ce sens, le
travail, et les fantasmes qu’il engendre, est le leitmotiv des nouveaux arrivants. Leitmotiv
qu’ils conservent même dans les conditions de travail exécrables et de pauvreté. La
motivation de faire fortune se transforme en motivation de prendre soin de sa famille
lorsque cette dernière s’établit dans l’île et plus tard de prendre soin de sa descendance en
acquérant des propriétés60. En effet, on se souvient des conclusions de Clarke qui dans son
ouvrage « My mother who fathered me » déclare que l’homme démissionne de sa famille
car il n’a pas les moyens économiques de subvenir à ses besoins. Dans cette perspective,
qu’il soit afro ou indo-antillais, s’occuper de sa famille est un signe d’ascension sociale
60 Nous verrons cet aspect économique plus tard dans le chapitre.
137
autant d’un point de vue économique que social. Si l’homme s’occupe de sa famille, la
mère perd son statut de femme célibataire, ce qui est rare dans les familles afro-antillaises
étudiées précédemment. En ce sens, le père symbolique indo-antillais est aussi un père réel
qui est le garant de la préservation et de l’unité de sa famille d’une part et de sa communauté
d’autre part, en milieu habitationnaire.
IV.2. De la présence indienne en milieu habitationnaire et post-habitationnaire
En milieu habitationnaire, l’entretien du mythe et du symbole de l’odyssée des
engagés passe par la préservation de leur religion et leur esprit de communauté dans
l’habitus habitionnaire dont ils ne maitrisent pas (encore) les codes.
IV.2.1. La masculinité du « kouli » : un regard sur la présence indienne dans
l’habitus habitationnaire
L’habitus habitationnaire va de pair avec la mentalité du Code Noir dont souffrent
les engagés indiens à leur arrivée aux Antilles en 1853. Bien que n’étant pas soumis au
Code Noir de 1685, puisque les engagés ne sont pas des esclaves, ils subissent cependant
les mêmes restrictions et les mêmes condamnations que les Noirs avant eux qui découlent
des articles du document juridique et ce, autant de la part des Békés que de la part des Afroantillais. Ces restrictions sont la discrimination, l’interdiction de se mêler au reste de la
population, l’interdiction de se promener dans le bourg61. Ainsi, mentalité du Code Noir
et habitus habitationnaire sont corrélés et l’Indo-antillais subit dès le milieu du dixneuvième siècle les mêmes exactions que l’esclave avant lui. Ainsi, l’habitus
habitationnaire qui émerge de la combinaison de l’espace et des interactions entre les Békés
61 Voir à ce sujet le documentaire Les Indiens de la Martinique et de la Guadeloupe
138
et les Afro-antillais « s’enrichit » de l’apport indien. Cette nouvelle unité, loin de rompre
les interactions entre les Noirs et les Békés les renforcent en rapprochant les Noirs de
« l’idéal » habitationnaire et en y éloignant les engagés indiens nouvellement arrivés62.
La masculinité de l’homme indien, élément primordial de l’assertion de l’homme
antillais d’origine africaine, est remise en question autant par les hommes que par les
femmes noires. Dans la biguine63 Vini wè Kouli a64, qui date de l’arrivée des Indiens en
Martinique et qui marque leur ostracisme dès Saint-Pierre avant l’éruption de 1902,
L’Etang souligne les conditions de l’arrivée des premiers Indiens et les émotions qu’elle
suscite au sein la population déjà en place et plus particulièrement les Afro-martiniquais.
Mais plus encore, les nouveaux engagés vont permettre l’ascendance des anciens esclaves
sur l’échelle sociale de l’habitation en les y remplaçant. En effet, l’Indo-antillais devient
l’objet des quolibets et de l’ostracisme de la population. Alcoolique, il ne lui reste plus que
le trottoir pour écumer l’alcool qui le ronge. Par ailleurs, l’Indo-antillais est dans
l’incapacité d’être à la fois mari et père puisque les femmes indiennes 65 arrivent très tard
sur les habitations et que d’autre part, sa condition économique, encore plus précaire que
celle de ses homologues afro-antillais, l’éloignent à la fois de la femme afro-antillaise et
d’une éventuelle paternité.
Mwen fè si mwa dan le ménaj,
Mi tout lajan nonm-lan ban mwen:
62 Voir à ce sujet Prabhu, Anjali. « ON the difficulty of articulating Hybridity” in Hybridity :
Limits, Transformations, Prospects. New York: State University of New York Press, 2007
63 La biguine est une musique née en Martinique au XIXème siècle. Elle mélange les rythmes
africains et européens. Pour plus d’informations, voir le film documentaire Biguine de Guy
Deslauriers (2004)
64«Venez voir le coolie », interprétée par la chanteuse Leona Gabriel.
http://www.potomitan.info/travaux/auvisiteur/chanson.htm
65 Voir Singaravélou, Les Indiens de la Caraïbe et Les Indiens de la Guadeloupe
139
I ba mwen di fran man ba bôn mwen,
Fo mwen mété sen fran asou’y66.
D’autre part, la masculinité est intimement liée à la virilité. Jacques André et Fritz
Gracchus remarquent que « cette quête chez l’homme d’une virilité qui ne peut se soutenir
que dans un comportement compulsif de vérification et de confirmation » (Lésel, 250).
Dans cette chanson, l’invalidité de la masculinité indienne est confirmée à deux niveaux.
D’une part, la chanson est relayée par une femme qui raconte sa mésaventure avec son
amant « kouli ». Elle se charge d’informer la doxa du handicap économique de la
population masculine indienne qui ne renferme que des « vagabonds ». Par ailleurs, avant
l’arrivée de l’Indien, le Noir est incapable de fournir les moyens nécessaires à la survie de
sa famille. En la personne du « kouli » fraichement débarqué dans l’île et ignorant des
codes du système habitationnaire, l’Afro-Martiniquais trouve pire que lui-même et donc
reproduit sur l’Autre les exactions qu’il a subies avant l’arrivée des engagés indiens.
D’autre part, dans le discours rapporté :
Mwen fè twa mwa de maladi,
Mi tout rumèd nonm-lan ban mwen,
Mi tout mèdsen nonm-lan ban mwen:
I ba mwen an nonm pou swanyé mwen67
L’Indo-antillais confirme son émasculation. C’est son homologue afro-antillais qui
vient à la rescousse de la femme pour la « soigner » et de ce fait rejette l’Indo-antillais
moins dans une situation d’infantilisation que de manque à être homme. Ainsi, l’Indoantillais devient un homme raté car il ne répond pas aux articulations de la masculinité
afro-antillaise. La culture populaire du monde créole ne permet pas l’émergence de la voix
66 Nous étions ensemble pendant six mois/ Voilà tout l’argent qu’il m’a donné/ Il m’a donné dix
francs pour la domestique/ Il faut que j’y ajoute cent. Ma traduction.
67 J’étais malade pendant trois mois/ Voilà le remède que l’homme m’a donné/ Voilà la cure qu’il
m’a donné/ Il m’a donné un homme pour me soigner. Ma traduction.
140
masculine indienne. On se souvient en effet de l’informateur « kouli » de Gerry L’Etang
qui relate sa mésanventure lors d’une soirée :
Malgré d’autres sollicitations, la chabine68
ne dansait qu’avec moi, et aux regards jaloux
des autres types, il était clair qu’elle était pour
moi. C’est alors que l’orchestre s’est mis à
jouer cette chanson. Je ne sais pas ce qui m’a
pris: par panique ou par bravade, je ne sais
plus, j’ai voulu danser, danser encore. La
chabine
accepta.
Mais
les
gens
commençaient à sourire, à plaisanter. Et puis
un salaud a gueulé: Ladjé’y, kouli-a, ladjé’y!
I pa ta’w69! Toute la salle s’est mise à rire.
La chabine n’a pas supporté: elle m’a planté
là. Je ne l’ai jamais revue... J’ai quitté le bal
peu après. Des bougres s’étaient mis à
m’injurier, à me traiter de Coolie... Le mot, à
l’époque, résonnait dans ma tête comme une
bombe atomique70.
L’anecdote témoigne bien du traumatisme du « kouli » mais aussi et surtout
de l’inaccessibilité de la femme noire antillaise, en particulier la chabine, symbole de
beauté.
68 Une chabine est une femme noire mais claire de peau. Aux Antilles, elle est le symbole de la
beauté excellence puisqu’elle allie peau blanche (ou claire) et traits physiques africains. Elle est
reputée pour son tempérament, sa capacité de séduction et ses prouesses sexuelles. Voir à ce sujet
l’article de Stéphanie Mulot « Chabines et Métisses dans l’Univers Antillais », in Clio. Femmes,
Genre, Histoire. 27 (2008)
69 « Lâche-la ! Lâche-la Kouli ! Elle ne t’appartient pas !
70 http://www.potomitan.info/travaux/auvisiteur/chanson.htm
141
IV.2.2. Transition, confrontations, négociation, cohabitation : le vécu de l’habitus
habitationnaire par les Indiens
A l’instar de l’Afro-antillais, l’Indo-antillais fait l’expérience du système carcéral
habitationnaire qui à la fois l’emprisonne et l’oblige à créer ses propres moyens de
survivance et de subsistance.
IV.2.2.a. Paternité symbolique
Le père symbolique indo-antillais est le lien entre les différentes instances en
présence sur l’habitation. Véronique Bragard, dans Transoceanic Dialogues, explique
pertinemment la figure du grand-parent comme moyen de retour en Inde car il est une
figure en terre d’exil, de l’Inde des ancêtres. Dans Lettres Créoles, de Raphaël Confiant et
de Patrick Chamoiseau, les auteurs exposent une figure centrale de l’habitation : le conteur
créole. Selon eux, le conteur détient la parole oraliturelle de Glissant, cette parole antiécriture. Cette parole est résistance culturelle propagée par le conteur sans pour autant être
gênée par le béké car « sa place et l’énonciation de sa parole sont dans la norme de
l’habitation. Admis, toléré par le système esclavagiste et colonial, notre conteur est délégué
à la voix d’un peuple enchaîné, vivant dans la peur et les postures de la survie » (Lettres,
59). Plus encore, ils expliquent que le conteur a l’art de dissimuler son message. Aussi, le
conteur est voix audible mais invisible sur l’habitation : « il devra enfin être plus intégré,
plus discret que les autres, moins braillard dans le quotidien des jours […] ainsi il se
protège, protège sa fonction, protège le message de la résistance détournée qu’il propage »
(Lettres, 61). La figure du grand-parent de Bragard existe dans les romans étudiés ici mais
l’immigrant indien développe à son tour son conteur Indo-antillais pour préserver sa
mémoire et articuler son message de résistance, dans le système habitationnaire. Par
ailleurs, le conteur indo-antillais est complètement absent de la littérature antillaise car le
conteur afro-antillais occupe tout l’espace langagier et culturel des îles. Le conteur indo-
142
antillais conte et se raconte donc dans l’intimité de sa famille ou de son temple. Une figure
est mise en lumière, celle de Gopi en Guadeloupe. Gopi est le rescapé du premier convoi
de 1854. Il est le porteur de mémoire de l’Inde et la voix la plus ancienne de l’habitation,
rejoignant la définition du grand-parent de Bragard. Servant d’interprète, il est le relais,
presqu’invisible sur l’habitation, entre les békés et les nouveaux arrivés :
Il était aussi l’Inde quand il chassait
toute la mélasse des Pauvert de toutes les
veines pour la remplacer par toute la sève du
pays lointain. Ses lèvres avaient trempé dans
toutes les histoires et les légendes, ses paroles
comme des bourgeons […] nourrissaient
l’amour de la patrie (Aurore, 124).
Gopi est une sorte de canal pour les Indiens, le lien entre l’Inde des dieux et l’Inde
rapiécée de la Guadeloupe. Il entretient la foi des siens comme arme contre l’assimilation
et la perdition en terre d’exil. A son école, Râma apprend à son tour à maîtriser le langage
des dieux, apprendre leurs attentes et déchiffrer leur message.
On retrouve des similarités entre les figures paternelles symboliques indoantillaises et afro-antillaises. Râma, artisan de la créolisation et lien entre la population
indienne et les autres forces en présence (Béké et Afro-antillais) n’est pas père réel car il
porte en lui la paternité de son ethnie. Il est le porte-parole de la façon dont l’Indianité
marque le processus de créolisation aux Antilles. Gopi est tout comme Papa Longoué et
Médouze, l’ « icone[s] de l’impotence » pour citer Arnold, car en tant que lieu de mémoire
de l’Inde et des pratiques religieuses et culturelles indiennes, il porte en lui une
interprétation de la paternité symbolique des engagés. De ce fait, si malgré les différences
dans les conditions de leurs arrivées respectives aux Antilles, les anciens esclaves et les
engagés sont capables d’articuler les mêmes stratégies de résistance et de s’aligner sur le
même « tracé créole », j’avance que ce sont l’espace de l’habitation et son habitant, le
Béké, qui modulent les réactions des différents dominés sur l’habitation et permettent la
143
propagation de l’habitus habitationnaire au-delà des frontières géographiques et
chronologiques du système habitationnaire.
IV.2.2.b. Paternité réelle
Les Indiens débarqués en Guadeloupe et en Martinique sont « autorisés » à porter
en eux la mémoire de l’Inde à travers leurs rites sociaux et religieux. Dans la cellule
familiale indienne, telle qu’elle est représentée dans le corpus, la paternité est réelle dans
la présence constante du père et sa volonté de pourvoir aux besoins de sa famille. Cet idéal
provient de la religion hindoue d’une part. Selon mon informatrice, à qui on donnera le
nom de Somaï-Ganga, pour préserver son anonymat, la famille indienne est patriarcale
mais il existe des codes dans l’unité. Le père travaille et pourvoit économiquement aux
besoins de la famille mais c’est la mère qui se charge de la gestion du quotidien. Le père
n’intervient que dans les décisions importantes, comme l’achat d’une maison par exemple.
Dans La Guadeloupe et son Indianité (1987), Ernest Moutoussamy explique le
caractère sacré du mariage dans la communauté indienne. Durant le mariage, le mari donne
le tali (l’alliance) à son épouse et lui promet par ce geste « de ne pas la tromper sur le plan
de la piété, de la richesse et du plaisir » (Moutoussamy, 1987, 79). D’autre part, le contrat
signé aux dix-neuvième siècle et le code du travail sur l’habitation déterminent l’existence
du père indien. En effet, ses deux éléments, le contrat et le travail des champs, le renferment
dans sa condition de coolie, condition à laquelle il ne peut échapper. Légalement, le contrat
l’oblige à rester aux Antilles pendant cinq ans. Le travail de la canne est aliénant non
seulement par la mécanique qu’elle requiert mais aussi et surtout par le mépris et les injures
dont les engagés, tout comme les esclaves avant eux, sont victimes. Par ailleurs, l’engagé,
le « coolie » n’a pas le droit de quitter l’habitation, c’est donc ce cloisonnement dans
l’espace et dans le statut social qui transforme l’engagé en coolie et perpétue l’habitus
habitationnaire dans la fonction de l’Indien sur l’habitation.
144
En ce sens, la cellule familiale devient l’espace d’agentivité et le lieu de l’
« humanité » retrouvée. Etre capable de subvenir aux besoins de sa famille c’est se déclarer
patriarche et avoir la responsabilité d’un groupe. C’est aussi construire un rempart de
sécurité par rapport au « monde extérieur » à travers la perpétuation des rituels. Le rite
religieux des temples occupe une place fondamentale dans l’apport indien aux Antilles,
mais les rituels de la vie quotidienne comptent pour beaucoup dans le maintien d’un certain
équilibre et de la perpétuation de la mémoire de l’Inde dans l’unité familiale. Par exemple,
dans Ganesh, un homme indien de Calcutta, le personnage principal et son épouse utilisent
le moment de la préparation du repas et de la dévotion comme moyen de les rapprocher
eux, en tant que mari et femme et moyen de survie en Martinique : « Elle fera ses dévotions
pour respecter le rituel. Elle sent que seule cette habitude les aidera à survivre dans ce
milieu inconnu et hostile » (Ganesh, un homme indien de Calcutta, 216). Par ailleurs,
l’exceptionnalisme de Ganesh vient du fait qu’il échappe au système habitationnaire par
l’élévation sociale, en période habitationnaire. J’ai dit, dans la première partie, que sa peau
claire le distingue des autres engagés et qu’il est « réservé » au Béké, contrairement aux
autres qui travaillent dans les champs. Son phénotype le met au-dessus de ses congénères.
Il a, comme on le dit couramment en Martinique « la peau sauvée »71. Par ailleurs, Ganesh
sait utiliser le système en sa faveur puisqu’il épouse une veuve indienne « libre » qui vient
de sa région. Ironiquement, Ganesh ne signe pas de contrat de travail et c’est ce contrat de
mariage qui le propulse au haut de l’échelle sociale martiniquaise.
La ville de Saint-Pierre en Martinique est synonyme d’avancée et d’intégration
sociale72. Ganesh se convertit au catholicisme et baptise ses deux premiers enfants « pour
l’intégration » (257). En effet, l’intégration de Ganesh est avant tout économique. Il
comprend que la richesse réside au-delà de l’habitation et que la ville peut être un espace
de libération. En ce sens, avec son statut d’entrepreneur, Ganesh renverse les stéréotypes
71 Voir à ce sujet, Curtius, 2008, p.122.
72 Dans le contexte du roman.
145
qui se rapportent aux coolies. L’une des insultes les plus poignantes envers la population
d’engagés est que « tous les coolies doivent faire un coup de trottoir » car c’était les coolies
qui se chargeaient des déchets de la ville quand nulle autre composante de la société
martiniquaise ne voulait se rabaisser à cette besogne. Ganesh subvertit ce stéréotype en
l’utilisant en sa faveur. Il se déclare entrepreneur et offre de se charger de la propreté de
Saint-Pierre. Ainsi, il utilise un élément discriminatoire (les Indo-Antillais nettoient les
égouts) et en fait un outil de gain économique. Par ailleurs, un niveau social élevé exige
l’adoption d’un certain code social : Ganesh fréquente l’église catholique et a « une certaine
façon d’exister à Saint-Pierre » (264). La paternité de Ganesh est vécue et assumée car non
seulement il pourvoit aux besoins de sa famille, il leur octroie un niveau social important
à une époque où le système habitationnaire est encore en vigueur.
Dans la Guadeloupe rurale des années 1970, la situation des descendants d’Indiens
est rattachée à celle de la canne. Par ailleurs, la mentalité du Code Noir est toujours en
vigueur dans la hiérarchisation des statuts et dans les dénominations attribuées à chacun.
En effet, Râma, dans Il pleure dans mon pays, appelle encore le géreur maître (59) alors
que cette dénomination aurait dû être bannie depuis 1848, date de l’abolition de
l’esclavage. La crise sucrière sévit aux Antilles et l’infrastructure habitationnaire en subit
les conséquences : « les travailleurs sont victimes du chômage et de la mécanisation » (Il
pleure dans mon pays, 22). L’accès à l’éducation qui implique plus de dépenses pour les
parents ainsi que la stagnation des salaires, sujet des grèves des années 1970, et l’exode
rural, même pour le Béké, mettent l’engagé dans une situation précaire. Par conséquent, le
père indo-antillais subit lui aussi une crise car le fondement de sa masculinité et de son
statut de père est ébranlé.
La situation économique de l’habitation caractérise le comportement du père dans
l’unité familiale indo-antillaise. En ce sens, je rejoins l’argument de Maryse Condé, dans
146
La parole des femmes, selon lequel les hommes sont victimes de l’économie et des saisons
en Guadeloupe, car ces deux données ont un impact direct sur la perception qu’ils ont
d’eux-mêmes et de leur famille. Clarke et Mulot, dans leurs ouvrages, soutiennent que le
père absent, dans la famille antillaise, est principalement le père qui ne peut assumer
financièrement sa progéniture. Sa solution est de littéralement disparaitre de l’unité
familiale et de laisser la mère assumer la responsabilité de la famille. Moutoussamy, dans
Il pleure dans mon pays présente au lectorat un père résilient face à la crise sucrière mais,
sa batardisation, perception qu’il a de lui-même (115), vient du fait qu’il est incapable
d’assumer la scolarisation de son fils ainé d’une part et que d’autre part, en dépit de la
pauvreté, sa famille ne cesse de s’agrandir. A la fin du roman, le couple Râma et Citha a
sept enfants. En conséquence, le père sombre dans l’alcool et bat sa femme (rejoignant la
thèse de Condé) dans l’espoir de la faire avorter. Paradoxalement, la violence de Râma est
ici une tentative « désespérée » de marquer sa présence dans la famille tout comme celle
d’Elie dans Pluie et vents sur Télumée Miracle. En effet, le travail du bois est en déclin en
Guadeloupe après le passage d’un cyclone dévastateur. Dans une tentative de réaffirmer sa
masculinité, qui ne passe plus par sa capacité à entretenir financièrement son foyer, Elie
devient violent envers sa compagne Télumée. Il finit par la tromper et la chasser de leur
case. En revanche, le couple Râma-Citha offre un contre-discours à Elie ou à la situation
des familles afro-antillaises dans les romans étudiés jusqu’ici car s’il recherche l’illusion
de l’évasion dans l’alcool, il est confronté, à son retour dans la cellule, au fait de la nécessité
d’assumer sa famille et d’affronter la précarité de leur condition. En ce sens, Moutoussamy,
dans l’esthétique de la représentation de la famille antillaise, offre la narration d’une
paternité vécue, sans illusion ni tabou, dans laquelle la réalité de la famille guadeloupéenne
(et dans ce cas particulier, de la famille indo-guadeloupéenne) est qu’elle est prisonnière
d’un système politique et économique qui l’asphyxie en utilisant les mêmes principes que
durant la période coloniale : tout ce qui est sur l’habitation sert au sucre et au maître. En ce
sens, le père et ici le père d’origine indienne, dernier arrivé sur l’habitation, est confronté
147
à une paternité vécue au cours de laquelle il ne peut être un modèle pour ses enfants que
dans son endurance et sa persistance à nourrir sa famille. En ce sens, le père indien est
« fémininisé » car il a les caractéristiques de son homologue féminin afro-antillais, dans le
lien qui existe entre la maternité (afro)-antillaise non vécue et la paternité indo-antillaise
vécue dans l’espace de dépossession qu’est l’habitation.
IV.2.2.c. Tabou social et subversion
Il existe des différences fondamentales entre la cellule familiale afro-antillaise et la
cellule familiale indo-antillaise. La famille antillaise d’ascendance indienne demeure
patriarcale. Le père y est le chef de famille et la mère fait respecter la loi du père même
quand ce dernier s’absente du foyer. J’explique cette différence fondamentale, tout comme
le caractère particulier de la paternité aux Antilles, par la loi. Les engagés n’étant pas
soumis légalement aux articles du Code, ils peuvent asseoir leur agentivité au centre de
l’unité anthropologique qu’est la famille et préserver leur statut de père même si leur
masculinité est écorchée à l’extérieur de la cellule familiale. Par conséquent, il existe une
dichotomie entre la façon dont l’Indo-antillais se positionne dans sa famille et la façon dont
il est perçu par le reste de la société. Ainsi, ce que les Afro-antillais perçoivent comme un
manque à être homme, est la confirmation d’une responsabilité paternelle assumée.
Même si sa paternité est reconnue, le père indien est soumis aux règles sociales de
son propre groupe. Ainsi, les hommes et les femmes ont des tâches particulières au sein de
la famille. Le père s’occupe des activités à l’extérieur, comme le fait d’aller travailler, de
s’occuper du jardin et de rapporter son salaire à la femme alors que la mère est responsable
de la sphère domestique privée. Enfreindre les règles des genres dans la sphère domestique
c’est autant pour l’Afro-antillais que pour l’Indo-antillais se confronter au tabou de
l’homosexualité aux Antilles.
148
Moutoussamy dans son roman Chacha et Sosso (1996) subvertit les règles sociales
qui s’appliquent à l’homme et à la femme dans la famille indienne. La paternité est assumée
et transcende le tabou social puisqu’ il met en scène Prakash, un homme indien célibataire
qui élève seul ses deux filles adoptives, Ushas et Solitude. Allant à l’encontre des règles
établies, Prakash se confronte à l’ostracisme. Un homme en Guadeloupe et en Martinique
qui ne correspond pas à la définition sociale de la masculinité est « automatiquement »
traité de « makoumè73 » et d’impotent « banane stérile » (19). Je soutiens qu’avec son père
célibataire, Moutoussamy revisite d’une part la création de la femme poto-mitan, analysée
dans le chapitre 2 et invite l’homme (indo-)antillais à plus de solidarité avec la femme dans
l’éducation des enfants. En effet, Prakash est à la fois le père et la mère de ses filles pour
reprendre la phrase maintes fois entendues chez les Guadeloupéennes durant l’enquête de
Mulot : « Cuisinière, couturière, infirmière, marraine…il a appris à être tout cela pour
Ushas et Solitude. […] Il veut réussir là où bien des mamans ont échoué » (14). Plus encore,
de la perspective indo-antillaise, Moutoussamy brise le tabou du métissage entre les Indoguadeloupéens et les Afro-guadeloupéens et invalide par conséquent le discours sur la
pureté de la race indienne en terre d’adoption : Plus encore, il brise le tabou de la non
paternité. En effet, Clarke explique que même s’il n’est pas en mesure de prendre soin de
l’éducation et des besoins quotidiens de sa progéniture, l’homme continue tout de même à
engrosser les femmes. C’est la trace indélébile de son passage dans leur vie et comme le
démontre Lésel, la preuve vivante de leur virilité (Lésel, 250). Avec la présence de l’enfant,
la virilité et la masculinité sont validées. L’homme peut en ce sens exhiber ces enfants une
fois qu’ils sont grands. Il est libéré de toute contrainte alimentaire et éducative. L’enfant,
tout comme la mère, fait en ce sens partie de son tableau de chasse et des preuves servant
à alimenter le récit de ses exploits. Prakash prend à sa charge deux fillettes qui ne sont pas
liées à lui et doit revoir l’éducation qu’il a reçue afin à son tour d’élever seul ses enfants.
73 Un makoumé est le terme créole dérivé de « ma commère » et il signifie homosexuel.
149
En ce sens, la subversion des rôles et la libération des paramètres du « genre » est
fondamental pour une meilleure intégration de la population indo-guadeloupéenne dans le
reste de la population guadeloupéenne et une redéfinition de l’unité familiale et du rôle
qu’y occupent la mère et le père sont nécessaires pour une rupture de l’habitus
habitationnaire en place depuis la période esclavagiste.
Je propose maintenant de voir la place qu’occupe la Présence indienne
dans l’espace habitationnaire et ses environs.
IV.2.3. Ecocritique de la Présence indienne
L’habitus habitationnaire est inséparable de la culture de la canne à sucre et du
paysage particulier qu’elle engendre : la terre est couverte de champs de cannes qui
s’étendent à perte de vue. C’est cette monoculture qui est en grande partie à l’origine de
l’expansion de l’Europe, de la colonisation de peuplement, de la traite des esclaves et de
l’engagisme. La canne à sucre est une machine assimilatrice au service de l’économie
d’habitation et de la politique étrangère et économique de l’Europe et des îles. Par
conséquent, évoquer le rôle de la nature, de l’espace et de la terre dans le corpus, implique
l’étude des pratiques quotidiennes de subsistance et des négociations que les différences
instances en présence, principalement le Béké, l’Africain et l’Indien, mettent en place pour
s’approprier et rejeter cette terre et dialoguer avec elle en période d’esclavage, de
colonisation et de post-colonisation.
Selon DeLoughrey et Handley, auteurs de l’introduction de Postcolonial Ecologies:
« Place encodes time, suggesting that histories embedded in the land and the sea have
always provided vital and dynamic methodologies for understanding the transformative
impact of empire and the anticolonial epistemologies it tries to suppress » (4). Par
conséquent, je m’interroge sur les éléments présents dans la nature qui apportent une
contre-image au paysage de la canneraie et révèlent les tentatives, échecs et réussites
150
d’appropriation de la terre par les Indiens74. Quels sont les enjeux que représente cette
terre pour les Indo et Afro-Antillais ? Comment s’articule le lien dans le triptyque terreidentité-subjectivité pour l’Indo-Antillais à l’intérieur du triptyque Béké-Africain-Indien ?
Dans son article « Three words towards creolization », Benítez-Rojo soutient qu’il
existe trois termes qui reflètent le mieux la créolisation aux Antilles : la plantation, le
rythme et la performance (53). De plus, il définit la plantation comme un « bifurcated center
existing inside and outside, near to and distant from all things that I can understand as my
own : race, nationality, language and religion » (54) et de soutenir plus tard que le rapport
qui existe entre la plantation et la créolisation est un rapport de cause à effet (54). Jusque
dans les années 1970, la mentalité du Code noir ainsi que la réactivation de l’habitus
habitationnaire aux Antilles occupent une place fondamentale dans l’esthétique littéraire
quant à la représentation du sujet indo-antillais dans la littérature de la Guadeloupe et de la
Martinique. Je soutiens donc que l’engagé indien, tout comme le Béké et l’Africain avant
lui, s’approprie l’espace de l’habitation en y incluant les paramètres de son propre rythme
et de sa propre performance afin de dégager un interstice d’agentivité en période coloniale
et postcoloniale. En ce sens, il subvertit l’espace carcéral en y introduisant son apport
social, économique et culturel.
Dans le corpus de cette partie, je relève trois traits fondamentaux quant au rapport
de l’engagé indien à la nature de l’habitation en particulier et à l’espace de l’île en général.
Pour le père engagé et ses descendants, la terre antillaise et en particulier celle de
l’habitation est synonyme de misère et de souffrance même en situation posthabitationnaire. Il existe une barrière très fine entre période habitationnaire et post-
74 Par appropriation, il faut comprendre d’une part bien sûr la propriété de la terre, qui dans
l’histoire de l’économie d’habitation et sucrière des Antilles, n’arrivera que bien plus tard pour les
engagés, et d’autre part, ce qui nous intéresse le plus ici, ce sont les moyens mis en œuvre pour que
la terre de déportation/ d’exil devienne la terre-mère.
151
habitationnaire lorsque l’on prend en considération le rôle que joue l’Indo-antillais sur
l’habitation et la place qu’il occupe dans l’île en général. Il est fondamentalement attaché
à la terre car il est le dernier arrivé sur les lieux et que c’est lui aussi le dernier qui subit
l’aspect carcéral de l’habitation. En effet, au dix-neuvième siècle, les engagés devaient
rester sur l’habitation en tout temps et avait besoin d’un laisser-passer pour circuler dans
le bourg. Par ailleurs, le travail de la canne exige une robotisation de leur mode de vie et
de leurs façons de négocier la terre qui laissent très peu de place au travail personnel de la
terre et à la considération de la nature comme élément d’évasion aussi bien physique que
mentale. Par ailleurs, en ce qui concerne le système politique, l’engagé est un étranger
jusque dans les années 20. S’il s’adapte à la terre et trouve un espace de liberté dans les
campagnes quand les Noirs fuient pour la ville ou plutôt le bourg, il demeure un étranger
au sens juridique du terme, un être qui même après quarante ans de présence est perçu
comme une entité en transit75. De ce fait, la nature dans son ensemble et dans sa
représentation est l’antonyme de la situation réelle de l’engagé car en totale contradiction
avec les fantasmes du départ et les arguments des recruteurs coloniaux. En Inde, on leur
assurait que leur travail d’engagés consisterait à étaler du sucre au soleil. Cette description,
qui constitue le mythe de l’Eldorado dans la plupart des récits d’engagés, est un
euphémisme. En effet, il s’agit bien d’étaler du sucre au soleil en homogénéisant le paysage
antillais avec la plantation/ la monoculture de la canne à sucre dans les îles mais dans ces
aspects économiques et humains les plus avilissants pour ceux qui se retrouvent au bas de
l’échelle sociale de la plantation. Puis, dans l’esthétique de la représentation, c’est une
nature qui représente, dans sa beauté et dans son immobilisme, plus le point de vue du Béké
75 Pour cela, voir les travaux de recherches sur la vie et le militantisme d’Henri Sidambarom,
avocat en Guadeloupe, d’origine indienne. Il a longtemps lutté pour les Indiens aient la nationalité
française et arrive à la leur obtenir en 1920. C’est la raison pour laquelle je soutiens que jusque-là,
les Indiens sont une population en transit puisque selon les termes de leur contrat, ils sont
embauchés pour cinq ans, à l’issue desquels ils sont libres de partir en Inde. Par ailleurs, jusqu’à
l’obtention de la nationalité française, les Indiens sont sous la tutelle de la couronne britannique,
l’Inde étant encore, jusqu’en 1947, une colonie britannique.
152
qui crée l’île dans son idéal économique que celui de l’engagé qui construit l’île selon les
valeurs de son maître et de son patron :
D’immenses étendues incultes çà et là
attendaient… la main et la sueur de l’homme
noir. Mais chaque maître protégeait son coin
de rêves et par suite d’une complaisance
ancestrale, des propriétés sans bornes étaient
devenues des empires intouchables… Seuls,
les tourterelles, les ramiers et les cannaies
avaient droit de vie76 sur ces contrées que
dominaient les sucreries. Partout « propriété
privée », « interdiction de pénétrer »,
« chasse gardée » désolaient le paysan, lui
l’époux adorable de la terre. (Il pleure dans
mon pays, 116).
Par ailleurs, je rejoins l’argument de Renée K Gosson et de George B Handley selon
lequel: « Addressing the historical and racial violence of the Caribbean is integral to
understanding literary representations of its geography » (Introduction to Caribbean
literature and the environment, 2). En effet, la nature antillaise subvertie par la main du
dominant traduit elle-même les limitations et la précarité de l’existence du dominé et
reproduit de ce fait la hiérarchie sociale du monde habitationnaire. Ce fait se retrouve donc
dans la dichotomie de la représentation de la nature que l’on retrouve dans Il pleure dans
mon pays d’Ernest Moutoussamy. Le champ lexical de la nature et de la culture vivrière
domine tout le roman mais la distribution des adjectifs témoigne et reflète non seulement
de la pauvreté des travailleurs mais aussi et surtout de la domination de la mentalité
esclavagiste qui se poursuit jusque dans les années 70. Le lecteur perçoit cette inégalité
dans le balayage du regard de Râma, le personnage principal de Il pleure dans mon pays:
« Le paysage d’agonie où la sécheresse comme un lâche bourreau frappait toute feuille
76 Ici, on voit bien le capitalisme tortionnaire de la canne qui a droit de vie et de mort sur l’engagé
indo-antillais.
153
verte…Râma [était] bouleversé par l’aspect sépulcral de son bocage… » (57). En revanche,
dans l’espace du géreur, les sens et les sentiments qui se dégagent de la description sont
radicalement différents : « au milieu de cette désolation… une colline brodée de vert,
semblable à une oasis couvait…la villa du géreur […] Tout y murissait délicieusement,
tout était parfumé, tout était tentant » (58). En ce sens, la différence flagrante du rapport à
l’environnement et des bénéfices que chaque parti (maître et engagé, patron et travailleur)
peut tirer de l’espace qu’ils partagent confirme le malaise d’une société à deux vitesses où
le travail de la canne et la vie liée à l’habitation entrainent une constante réactivation des
données du système esclavagiste renforcée par le fait que le colonisé et plus tard l’engagé
et le travailleur sont condamnés à travailler la terre sans jamais la posséder, leur ôtant de
ce fait toute dignité et satisfaction provenant de leur résilience et de leur force de travail77.
C’est uniquement dans l’esclavage et sa perpétuation dans l’habitus habitationnaire que le
travail de celui qui produit ne le nourrit pas.
Les raisons qui ont favorisé l’importation des engagés indiens en Guadeloupe et
en Martinique sont dues à la docilité et à l’ardeur au travail de la population indienne sur
la plantation78. Ainsi, cette main-d’œuvre ne représente aucun danger pour la production
et favorise au contraire les récoltes, le rendement ainsi que la mise à l’écart des anciens
esclaves qui refusent de se retrouver dans l’espace de leur déshumanisation. Néanmoins,
l’habitation entraine aussi la déshumanisation officieuse sinon officielle des engagés car
ils sont victimes des mêmes principes en vigueur que pendant l’esclavage et font les frais
des mêmes lois régissant les règles de vie sur l’habitation. Ainsi, Toto Pauvert, maire de
la commune de Saint-François en 1884 dans Aurore d’Ernest Moutoussamy applique
pour les engagés « l’arrêté municipal du 25 novembre 1842 qui interdit le rassemblement
77 Deloughrey et Hangeley citent Fanon qui soutient que: « For a colonized people, the most
essential value, because the most concrete, is first and foremost the land. The land that will bring
them bread and above all dignity. (Deloughrey et Hangley, 3).
78 A ce sujet, voir les travaux, parmi d’autres, de Hugh Tinker et de Ron Ramdine.
154
des esclaves » (Aurore, 129), confirmant ainsi mon argument selon lequel l’habitus
habitationnaire érigé en période esclavagiste se perpétue en période d’engagisme et audelà et se confirme par ailleurs dans l’attitude de Toto Pauvert, Béké. Il est lui aussi
motivé par une mentalité qui le rend contrôleur de la nature.
Benítez-Rojo définit le rythme comme « sequence of internal pulsations wrapped
in sounds » (57). Selon lui, le rythme est un « complex polyrythmic system that began to
take shape on the plantation… and lies within the memory of the people of the Caribbean
(58). C’est en ce sens qu’il soutient que le rythme vient de l’intérieur, du soi du sujet de la
plantation (57). Je rejoins cet argument de Benítez-Rojo dans la mesure où je soutiens que
le premier rythme auquel les engagés (et les Afro-antillais avant eux) sont confrontés sur
l’habitation est celui du Béké. Ce rythme est instauré dans la mécanique du travail de la
canne, de la sucrerie et de l’habitation en général. Ce rythme est aussi réglé par des codes
sociaux, politiques et religieux qui dictent à chacun, ouvertement ou non, les façons de se
comporter dans le nouveau système. Ainsi, c’est ce rythme-là qui crée les processus
d’assimilation et d’aliénation et c’est l’éloignement ou le refus de ce rythme qui cause le
marronnage79, entre autres phénomènes de refus. Par ailleurs, le métronome de ce rythme
est la canne à sucre. C’est elle qui indique le nombre d’importations des esclaves et des
travailleurs, c’est elle qui règle les îles, c’est aussi elle qui marque la mesure et définit les
implications de chaque membre du système qu’elle engendre. De plus, la canne à sucre
rejette toute autre forme de culture pour des raisons économiques d’une part et que toute
79 Dans le journal du père Labat, il témoigne du fait que les esclaves baptisés acceptent les bossales
(les esclaves fraichement débarqués sur la plantation) afin de les instruire sur la vie de l’habitation
mais refusent que les nouveaux dorment avec eux car ils ne sont pas encore baptisés. Le baptême
constitue aussi un moyen d’intégration pour les esclaves sur l’habitation. Les principes de la
religion catholique (qui d’ailleurs sont inscrits dans le Code Noir) constituent en ce sens des
« sons » qui modulent le rythme de la vie habitationnaire. Survivre dans cet espace est apprendre à
naviguer entre le rythme imposé par le Béké et le rythme qui émerge de l’esclave ou de l’engagé
lorsqu’il est confronté au rythme primordial de la genèse de l’habitation.
155
autre forme de traitement de la nature constitue une opposition au système en place d’autre
part. On se souvient que dans Il pleure dans mon pays, Rama ainsi que sa famille souffre
de la sécheresse et de la pauvreté. Pour pallier aux besoins alimentaires de sa famille, il
plante des patates douces en bordure du champ de cannes. Le géreur lui ordonne de les
arracher sans autre égard pour sa misère qui est d’ailleurs créée par le système
habitationnaire : « La terre de l’usine ne vous appartient pas, elle est réservée uniquement
à la canne ! » (Il pleure dans mon pays, 78).
Le deuxième trait donc qui caractérise le rapport de l’engagé à la nature, le premier
étant sa perception de la nature comme vecteur de misère, réside dans la subversion de
l’environnement pour répondre aux attentes identitaires des nouveaux venus. En d’autres
termes, les Antilles peuvent devenir terre-patrie uniquement à partir du moment où la terre
sert les capitaux de toutes les composantes de l’habitation, quelle que soit leur place sur
l’échelle sociale du système. En ce sens, les Indo-antillais ont su développer en premier
lieu un contre-rythme au rythme béké car c’est un rythme en harmonie avec la nature et
avec l’environnement qui renferme les éléments fondamentaux de leur apport dans la
société antillaise. Chez l’engagé, la nature est intimement liée à la culture et c’est en
reconsidérant son rapport à la nature, même dans l’univers carcéral de l’habitation qu’il
articule sa libération culturelle et identitaire.
Pour reprendre l’argument de Fanon80, c’est la capacité de la terre de nourrir le
colonisé et la possession de cette dernière qui redonne au subalterne sa dignité. Si dans les
premiers temps de l’engagisme, la possession de la terre reste impossible pour l’engagé, la
culture du jardin créole dans l’espace habitationnaire est un geste de résistance et
d’affirmation de l’humanité face à la mécanique du travail sur l’habitation et à l’exclusivité
de la canne à sucre. L’engagé indien est rattaché à l’habitation par son contrat de travail
80 Voir note 24
156
qui dure cinq ans. En signant ce contrat, il remet son agentivité entre les mains du Béké
puisque son travail n’est pas directement sanctionné par un salaire. Le salaire est versé au
terme du contrat qui lui garantit aussi, en théorie, un retour en Inde. De ce fait, dans les
paramètres de son enrôlement, l’engagé accepte que sa parole (son humanité, son identité)
soit réduite au silence au profit du symbolisme de sa présence : coolie est la synecdoque
de travail de la canne. De ce fait, le mouvement de la relation qui s’établit sur l’habitation
est un mouvement vertical. Il s’agit de toujours être à la hauteur de la canne à sucre en la
satisfaisant et les manipulations des Békés en ce qui concerne les contrats de travail et les
dettes des engagés démontrent que la canne reste supérieure au travailleur en toute
circonstance. Il s’agit aussi de toujours satisfaire ceux qui sont placés au-dessus de lui sur
l’échelle sociale : le Béké fondamentalement car c’est lui qui a le pouvoir suprême et qui
occupe le sommet de la pyramide mais aussi l’Afro-antillais, travailleur et ancien esclave.
Les deux subalternes de l’habitation, l’Afro et l’Indo-antillais, ont des rapports
conflictuels de supériorité en raison des fondements même de l’habitus habitationnaire.
L’engagé vient remplacer l’Afro-antillais au bas de l’échelle sociale et assure à ce dernier
un certain pouvoir dans la dynamique relationnelle du système habitationnaire. Par ailleurs,
l’engagé est méprisé par l’Afro-antillais car il est perçu comme une entité qui s’autodéshumanise en acceptant de travailler la canne et que d’autre part l’engagé est perçu
comme un concurrent par l’ancien esclave. L’engagé est l’argument principal du Béké face
aux grèves des anciens esclaves pour un meilleur salaire et des conditions de travail plus
humaines. A cela s’ajoutent des critères de discrimination qui ne servent qu’à exacerber
les discriminations entre les deux groupes. L’engagé est méprisé à cause de sa prétendue
faiblesse, de ses traits physiques, de son incompréhension, du moins dans les premiers
157
temps, du système. L’engagé méprise et craint l’Afro-antillais en raison de la violence de
ses propos et du racisme de ce dernier81.
La reconquête de son humanité et de son identité se fait donc par la mise en place
d’une dynamique relationnelle au mouvement horizontal. Le jardin créole, par sa
conception même, donne le sens de cette horizontalité et d’un équilibre retrouvé dans ses
objectifs et dans son esthétique. En effet, le jardin créole dans sa dimension économique et
symbolique sert uniquement au développement et à l’épanouissement de celui qui le
cultive. Moins qu’une compensation, il est plus un moyen de démontrer l’attachement
possible et réel à la terre lorsque cette dernière est dénuée de sa valeur marchande ou libérée
de l’empreinte du dominant. Par ailleurs, le jardin créole relève du privé, du domaine
familial ou au plus du communautaire. En ce sens, celui (ou celle) qui en a la charge agit
pour lui, le jardin représentant à lui seul le labeur et le salaire. De plus, tout ce qui pousse
dans le jardin créole est à proximité du sol, et donc permet d’avoir à la fois de
l’investissement et du recul par opposition à la canne à sucre qui peut monter très haut et
bloquer la vue et le paysage à celui ou celle qui la travaille. Ainsi, le jardin créole permet
une proximité physique à la terre et au corps82, dans les techniques de culture et de récolte
de l’igname, des pois, des patates douces par exemple. Par ailleurs, le jardin créole est un
contre-discours aux produits fournis par l’habitant (le Béké). En effet, la rétribution se fait
81 A ce sujet, voir les résultats de l’enquête de Michel Leiris de 1952: Contacts de civilisations à
la Martinique.
82 Le jardin créole est fondamental car dans l’effort physique qu’il requiert, il rapproche celui qui
le cultive de son humanité. Son propriétaire prend soin de lui car dans le jardin créole, il est le
maitre et travaille pour lui, sans intermédiaire ni hiérarchie. Par ailleurs, dans la culture du jardin
créole, il n’y a pas de relais entre le travailleur et la terre. Il utilise le plus souvent ses mains ou des
outils qui lui permettent de coopérer avec la nature, comme la houe pour creuser des trous. En
revanche, dans le travail de la canne, il existe un relais dans la présence des supérieurs hiérarchiques
d’une part mais aussi et surtout dans le contact à la nature. Ici, l’homme et la canne sont mis
ensemble par l’intermédiaire du coutelas, instrument de destruction par excellence. Je rappelle en
effet et dans un autre contexte, que le coutelas est le principal instrument de mort utilisé au cours
du génocide du Rwanda. Pour une autre perspective sur le jardin créole, voir Catherine Benoit:
Corps, jardins, mémoires (2000).
158
de riz, d’huile et de sel (Aurore, 117), uniquement des produits importés que l’engagé est
incapable de produire alors que le jardin créole offre la pluralité de tout ce que la terre peut
offrir, en dehors de la canne à sucre. Le jardin créole, dans sa dimension symbolique est
surtout un acte politique de revendication de l’humanité de celui qui le cultive. N’oublions
pas en effet que toute la terre appartient au Béké. S’il concède à l’esclave un jardin, il renie
ce droit à l’engagé à qui il prétend donner un salaire qui le libère de toute autre forme de
compensation. Ainsi, cultiver la terre de « l’autre » c’est se soumettre à lui (quand il s’agit
de la canne à sucre) mais c’est aussi un acte de revendication, une façon de compenser les
manques du système: « -Nous ne pouvons pas travailler simplement pour nos intestins.
Nous avons droit aussi à un salaire! Frères, plantons ainsi ce qui peut aussi nous nourrir et
ainsi nous pourrons résister et revendiquer aussi notre dû, recommanda Râma » (Aurore,
117). La stratégie de la culture parallèle que propose le personnage ici est donc une façon
d’interpeller le possédant selon les paramètres de sa domination. En effet, ce n’est pas tant
le jardin créole qui pose problème sur l’habitation que la voix qu’il donne à ceux qui le
cultivent dans un espace qui ne leur appartient pas. Ainsi, la balance du pouvoir est au
moins ébranlée si elle ne peut être détruite.
Le rapprochement entre Afro-antillais et engagés constitue une autre forme de
dynamique relationnelle horizontale. En effet, si Afro et Indo-antillais s’opposent, c’est en
raison d’un système qui est instauré par le Béké. Au final, dans le système habitationnaire
et dans l’habitus habitationnaire, Afro et Indo-antillais sont équivalents et occupent les
mêmes fonctions. Ce qui différencie fondamentalement les deux groupes, ce sont les
articulations de l’habitus habitationnaire mis en exergue en fonction du groupe visé. Ainsi,
la voix de l’homme noir est réduite au silence car le Code Noir lui enlève toute agentivité
dans son être et dans sa famille en plus du fait que l’esclave est un bien meuble et une
propriété.
Pendant l’esclavage, l’Afro-antillais produit du sucre et des enfants pour le maître.
L’engagé après l’abolition, produit du sucre, il est uniquement force de travail. Tous deux
159
occupent des fonctions vitales pour la plantation mais uniquement dans un système de
groupe, groupe qui lui-même est aisément remplaçable: les esclaves ont été remplacés par
les engagés. Individuellement, ancien esclave et (ancien) engagé n’ont aucune valeur, sinon
marchande, dans le monde de l’habitation. Ainsi, pour affronter et confronter le système,
la meilleure stratégie reste donc le fonctionnement par groupe dans un rapprochement
interethniques certes mais avec une expérience partagée d’exploitation, de domination et
de discrimination économique: « aucune réconciliation avec les Africains n’était possible
sans relations entre les deux communautés. Il y avait donc nécessité de briser le carcan
imposé par le colon, de contourner les ruses et les stratagèmes des fossoyeurs de la
fraternité pour se faire accepter mutuellement » (Aurore, 119).
En effet, c’est par
l’intégration et l’acceptation de chacun que le nouveau « péyi » peut devenir la propriété
de chacune des composantes de l’habitation.
Enfin, le troisième trait dans le rapprochement de l’engagé à la nature et dans la
subversion de la nature en vue de proclamer son identité et sa subjectivité réside dans
l’Hindouisme. L’Hindouisme en tant que religion favorise un rapport organique de
l’individu à la nature et à son environnement en ce sens qu’il promeut le respect de tous les
êtres vivants, des hommes aux animaux en passant par les plantes et le paysage entier.
Chaque caste suit des pratiques religieuses spécifiques et la croyance en la réincarnation
confère un caractère sacré à tout ce qui vit. Par ailleurs, Vasudha Narayanan précise que:
In Hinduism, the Sanskrit word
Dharma83 has been used in many contexts,
which include: one’s duty according to one’s
caste, social class, or stage of life.; a code of
conduct which embraces, but is not limited
83 En italique dans le texte. Narayanan décrit le Dharma comme: “a concept central to Hinduism,
has many meanings, including ‘duty’, ‘righteousness’, and ‘ethics’. There is a dharma common to
all humanity that is evident in such virtues as non-violence, compassion, and generosity. There is
also a dharma that is specific to one’s caste and station in life, and another that leads to liberation
from the cycle of life and death” (57).
160
to, regulations involving marriage, food,
religious observance […]It is most
significant that in Hindu traditions, textual
norms are not the only guide to ethics – local
practices are extremely important in
understanding what is ethical and, in Hindu
family law, what is legal (Narayanan, 58).
Dans La Guadeloupe et son indianité (1987) et dans Aurore (1987), Ernest
Moutoussamy déplore les ravages du christianisme, en particulier du catholicisme et du
culte des Témoins de Jehovah sur l’Hindouisme aux Antilles en ce sens que ces deux
religions tendent à éliminer toute spécificité culturelle des différentes composantes de la
société guadeloupéenne au profit du Dieu unique. Rappelons que l’Hindouisme reconnait
toute manifestation de Dieu sur terre, comme me l’a expliqué Olivier Mounsamy,
professeur et Hindou, lors de notre entretien en Guadeloupe, en juillet 2012. Par
conséquent, l’hindouisme dans son principe est l’acceptation de soi et de l’autre dans les
compromis et les négociations de la spiritualité telle que chacun la conçoit. Précepte en
totale inadéquation avec l’inquisition qui a lieu dans les colonies dès la période de
l’esclavage et légitimée par l’article 284 du Code noir. Par conséquent, l’engagé indien doit
trouver son espace spirituel dans cette mentalité du Code noir qui régit les préceptes
religieux en dépit de son droit de pratiquer sa religion, selon les lois de l’engagisme.
La religion hindoue, dans sa pratique et dans la relation à la nature qu’elle requiert,
est une pratique de détour vers l’Inde. En raison de la violation de leur contrat de la part
des employeurs, les Indiens viennent à la conclusion que le retour physique en Inde est
impossible. Par ailleurs, comme je l’ai démontré dans la première partie, une renégociation
de l’Inde est mise en place dès la traversée. En ce sens, la construction symbolique de
84 Article 2 du Code Noir: « Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits
dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des
nègres nouvellement arrivés d'en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant
desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire
instruire et baptiser dans le temps convenable».
161
l’Inde représente chez l’engagé la redéfinition même de son identité et constitue son apport
fondamental à la culture créole. La religion, très importante en Inde, devient aux Antilles
fondamentale car elle contribue à l’équilibre physique et psychologique des engagés. En
effet, elle diffère du rapport à la nature qu’exige le travail de la canne à sucre. Face à
l’omniprésence et à l’invasion de la canne, le culte demande des éléments divers de
l’espace et de la nature, éléments dont font partie certaines plantes ramenées de l’Inde,
comme le vêpêlè.
Le vêpêlè, petit arbuste, est un élément clé de la culture indienne aux Antilles. On
le retrouve dans les plats, on l’utilise lors de dévotions et on retrouve l’arbuste à coté de
chaque temple. Le vêpêlè85 est plus petit que la canne, qui elle peut atteindre des mètres
mais pour Rama dans Il pleure dans mon pays, il est la métaphore de la masculinité86. En
ce sens, je soutiens que le vêpêlè devient le leitmotiv de la famille indo-antillaise et de
l’homme indo-guadeloupéen en particulier. En effet, dans le monde habitationnaire et face
à la force castratrice qu’est la canne, il n’est qu’un vulgaire arbuste. Cependant, pour qui
connait son histoire, il représente à la fois la mémoire de la traversée (il est rapporté de
l’Inde) et devient le symbole de résilience de l’homme indien et de sa famille aux Antilles.
En ce sens, dans la géographie de l’espace habitationnaire, le vêpêlè s’apparente au conteur
créole. Il est en effet une présence-absence sur l’habitation, que le maître et le géreur ne se
soucient pas de détruire car il parait inoffensif et ne semble pas comestible. Par ailleurs,
85 Selon mon informatrice anonyme, le vêpêlè est: “The neem (vêpêlè) tree is considered sacred
because it has many medicinal properties. Neem leaves are used for as insect repellant, for treating
skin diseases, etc. The twigs are used by the poor in rural areas for brushing teeth (supposed to have
excellent cleaning and whitening qualities). The shoots are used for soup, and other parts are used
for ayurvedic medicines. The oil is supposed to be good for the hair. The leaves are also used in
several festivals in southern and central India”.
86 On se souvient qu’au debut du roman, lorsque Rama se reveille, il contemple le paysage et
admire la prestance du vêpêlè qui s’etend dans sa “masculinité”.
162
c’est un arbuste frêle en apparence tout comme l’homme indo-antillais est sujet aux
moqueries à cause de sa minceur et de ses traits fins. Cependant, le vêpêlè tout comme son
alter ego humain réussit à transcender le monde habitationnaire, à l’enrichir de leur
présence et à y apporter une autre articulation de la créolisation à travers une redéfinition
et un enrichissement de l’apport ethnique et culturel. De plus, le vêpêlè est ramené par
l’engagé et non par le maitre ou l’esclave qui en raison des conditions de son
transbordement était incapable de ramener une part « traçable » de sa culture et de son
histoire. En ce sens, l’arbuste est une trace visible de la présence indienne et de sa mémoire
en Guadeloupe et en Martinique.
Outre le retour en Inde offert par la présence-absence du vêpêlè, l’architecture du
temple hindou constitue en lui-même un contre-discours à celui de l’habitation. Comme je
l’ai expliqué, la plantation, dans son fonctionnement, sa structure et son idéologie est
dominée par la canne à sucre et laisse très peu de place à l’expression d’une autre approche
de la nature. Or, le temple tout comme le jardin créole est, dans ses valeurs et ses symboles,
un moyen de résistance au monde de l’habitation. En effet, tout comme la case de Tituba,
dans Moi, Tituba Sorcière…Noire de Salem, de Maryse Condé ou encore de la
quimboiseuse Man Cia dans Pluie et Vent sur Télumée Miracle, le temple indien est en
périphérie de l’habitation, hors de portée en théorie du maître. Par ailleurs, ce sont les
éléments même de sa constitution qui font du temple une force tranquille par rapport à
l’habitation. Dans le temple de l’engagé, à la fin du XIXème siècle, la nature est active
dans la vie des individus car c’est à travers ses éléments qu’émerge la redéfinition de
l’identité indienne aux Antilles. Le temple est constitué de paille et de boue. La déesse
Mariémen est représentée avec une pierre ramenée de l’Inde. Par ailleurs, le temple
appartient au monde de la nuit, le culte étant tabou, par opposition à la canne dont le culte
monopolise le jour et par là-même la parole de l’engagé. Ainsi, le temple, dans sa
conception, sa présence et ses rituels, permet le décloisonnement de la parole et de
163
l’identité. Aux gestes mécaniques, robotisés du travail de la canne, l’engagé oppose les
rituels de sa religion qui a des règles strictes et qui permet d’instaurer un autre code aidant
à la préservation de sa santé physique et psychologique (Aurore, 127).
La subversion du discours du dominant se fait grâce à la nature, dans le domaine
religieux et culturel. En effet, en janvier 1888, comme moyen de résistance et de reconquête
de leur identité, les engagés célèbrent la fête du Pongal, interdite en Guadeloupe depuis
plus de vingt-ans (Aurore, 131). La fête du Pongal est la fête de la récolte et de la
régénération en Inde. Elle permet de remercier les dieux pour la récolte et de repartir de
bon pied pour le nouveau cycle à venir. Dans le roman de Moutoussamy, les engagés
décident de braver la mentalité du Code noir toujours en vigueur sur l’habitation Pauvert
et de célébrer la fin d’un cycle et la préparation d’une autre récolte. Ainsi, la célébration
est à la fois une acceptation de la Guadeloupe comme la nouvelle patrie et un détour en
Inde au sens glissantien du terme, à savoir opérer par la pensée et des moyens de bricolage,
un retour imaginé et imaginaire au pays et à la culture laissés. Cette réappropriation
symbolique de la récolte de la canne ainsi que de la terre permet donc une meilleure
identification à l’île et met en marche les paramètres de la présence indienne aux Antilles
françaises.
Graham Huggan et Helen Tiffin rappellent, en citant Poétique de la Relation de
Glissant, que « passion for the land where one lives is a start, an action we must endlessly
risk » (151). En reprenant des éléments de leur culture et de leur religion, les engagés
confirment leur installation aux Antilles mais passent par la Guadeloupe pour rappeler leur
attachement à l’Inde et asseoir dans les premiers temps les paramètres de leur
diasporisation. La volonté de Rama dans Aurore est que la Guadeloupe devienne mèrepatrie et fille de l’Inde, symbole donc ultime d’une plus grande ouverture de l’Inde sur le
monde et de l’anéantissement de la malédiction des eaux noires (de la mer), le Kala Pani.
Par ailleurs, la proclamation de l’identité indo-antillaise s’opère par la réappropriation de
164
la terre aussi bien au niveau symbolique que réelle. Les Indiens, de croyance hindoue, se
voient refuser l’autorisation d’incinérer les corps, comme le veut la tradition indienne et le
cimetière réservé aux catholiques. Pour pallier à ce déni de leur humanité et à leur constante
zombification87, ils créent le cimetière pour Indiens dans la commune de Saint-François
(Aurore, 136). Ainsi, ils reprennent à leur compte les mêmes principes de discriminations
et de ségrégation utilisés contre eux afin de clamer la légitimité de leur présence sur le
territoire guadeloupéen. De ce fait, la religion, les rites et rituels de travail, de vie et même
de mort ancrent l’engagé dans l’espace de l’habitation pour non seulement ériger une
dynamique de survie mais par-dessus tout, contrer la mentalité du code noir et l’habitus
habitationnaire qui tentent de l’engloutir. Par ailleurs, l’espace représente à la fois un
domaine d’aliénation et de résistance. La construction de paillottes est la résistance
silencieuse de l’engagé au système figé de l’habitation qui comprend son espace de vie.
Rappelons en effet que les engagés sont logés dans les mêmes cases qu’occupaient les
anciens esclaves. Une main d’œuvre en remplace une autre dans la dynamique
d’animalisation des Africains et des Indiens dans le monde habitationnaire. De ce fait,
moins qu’une recréation de l’Inde, c’est une recréation d’un sentiment de l’Inde, d’un point
de vue historique et subjectif. Cette subjectivité pose les jalons des paramètres de la
présence indienne aux Antilles françaises.
Selon Tiffin et Huggan:
« migration from rural to urban space
replicates the alienation of the postcolonial
87 Comme je l’ai expliqué plus haut, les engagés sont considérés comme des instruments de travail
dont le seul but dans les îles est d’assurer la productivité des usines sucrières et des habitations en
général. Je soutiens que leur état de « zombis » provient essentiellement de deux facteurs : 1) ils
ont bravé la malédiction des eaux noires et ont quitté leur pays et sont considérés comme morts ou
en tout cas bannis par leurs concitoyens et par les dieux et 2) d’autre part parce qu’aux Antilles, le
sens de leur présence est expliquée par la force de travail qu’ils représentent : coolies qui acceptent
d’effectuer le travail avilissant des anciens esclaves, dans toutes les acceptions que ce travail
comporte.
165
subject from a naturalized homeland, and that
while urbanization offers educational
opportunities to the protagonist, the very
spatial structures of the city often replicates
the alienating hierarchies of colonialism
itself » (24).
Il en va de même dans la relation qui existe entre les départements d’Outre-Mer et
la capitale française, structures encore plus exacerbées à une époque où la liaison entre
Fort-de-France et Paris était revêtue de fantasmes de réussite et de plus grandes
opportunités. L’autobiographie de Maurice Virassamy s’ouvre in media res sur un
évènement qui provoque chez lui un choc identitaire et ethnique et le pousse à écrire son
Bildungsroman sur les vingt premières années de sa vie. Lors d’une dispute avec sa
secrétaire et concubine, française et blanche, cette dernière le traite de « sale nègre »,
remarque qui pousse le narrateur à s’interroger sur l’ironie de l’identification ethnique en
fonction du temps et de l’espace où on évolue. En effet, ayant grandi en Martinique,
Maurice Virassamy a toute sa vie été appelé « coolie » ou « coolie mangé chien» (14) avec
toute la charge de complexes que cela implique chez lui. Dans son autobiographie publiée
au début des années 70, Virassamy raconte au lecteur ce qu’était la vie d’un petit garçon et
adolescent de ¾ d’ascendance indienne, dans les années 50 et 60.
Bien que la famille réside plus près du bourg que des habitations, la mentalité du
Code Noir ainsi que l’habitus habitationnaire sont toujours en vigueur dans ce nouvel
espace et forment les comportements des Martiniquais. En effet, tout comme sur
l’habitation, les Békés sont plus favorisés et respectés (autant sur le plan professionnel que
mondain) et les Indo-Martiniquais se retrouvent encore au bas de l’échelle en dépit de leur
ascension sociale. Le père du petit Maurice exerce la profession de boucher après avoir été
secrétaire à la mairie du François, poste respectable et respecté dans toutes les catégories
socio-économiques de l’île.
166
Contrairement aux familles rencontrées jusqu’ici, en particulier chez Moutoussamy
et exception faite de Gamess, les Virassamy ont un niveau social relativement élevé
comparé au reste de la population d’origine afro ou indo-antillaise. Ainsi, n’ayant pas
constamment le souci financier sur la conscience, tel un Rama dans Il pleure dans mon
pays, ce sont plus les interactions entre les différents membres de la famille qui éclairent
le lecteur quant aux articulations de la parole du père (et du fils) et des impacts de cette
présence sur le reste de la famille. En effet, le père Virassamy est une présence concrète
dans la famille en ce sens que sa parole fait loi et qu’il pourvoit aux besoins de tous. Par
conséquent, le père de Maurice est toujours un sujet soumis au regard du fils qui éprouve
admiration et crainte à l’égard du chef de famille : « un fils naissait et grandissait à l’ombre
de son père, le craignant souvent, n’apprenant que rarement à le connaitre, et peu enclin de
toute façon à être à la fois un fils et un ami […]. Un fils observe son père plus qu’on ne le
pense » (119-120). Par ailleurs, même s’il est présent et assure le bien-être de tous, le père
Virassamy a toutefois des traits de caractère qui le rapprochent de ses homologues afroantillais : en période de difficultés financières, il boit et bat sa femme tel un Elie de Pluie
et Vents sur Télumée Miracle par exemple. Sa présence concrète n’ouvre pas les valves de
la communication, au contraire, il règne sur la famille plus comme un monarque tyrannique
que comme l’égal de tous, ou au moins de sa femme.
La présence, le respect et la crainte du père agissent, paradoxalement, comme des
balises de protection dans la psychologie de l’enfant. En effet, si son père est respecté
dans la structure familiale, première dynamique qui se reflète dans leur communauté
d’origine et dans leur village, cette image du père est caduque quand il s’agit de protéger
Maurice dans le monde extérieur et dans la propre vision qu’il a de sa personne. En effet,
l’enfant Maurice et même l’adulte, est profondément traumatisé par les quolibets dont
souffrent ses congénères et du rang qui leur est réservé dans l’échelle sociale et ethnique
en dépit des efforts qu’ils font pour inviter à une reconsidération de leur statut aux Antilles.
C’est ainsi que des employées de la commune du François déplorent qu’un « coolie »
167
occupe un poste aussi important que celui de secrétaire ou encore que les institutrices
puissent tracer le destin des écoliers en fonction de leur couleur de peau. Maurice
Virassamy deviendra médecin et exercera à Paris.
L’homme « coolie » doit pouvoir accéder, dans l’affirmation de sa masculinité et
de son identité d’antillais, à la femme afro-antillaise, dans un premier temps puis à la
femme blanche comme ultime symbole de sa réussite humaine et sexuelle. Par voie de
conséquence, on s’interroge donc sur le triple enfermement de la femme indienne qui subit,
comme je l’ai dit dans le chapitre II, les discriminations des hommes et des femmes afroantillais et de l’homme indo-antillais qui l’accuse à son tour de trahison. Par conséquent,
les définitions de la masclinité et ce qui inspire le respect de Maurice vis-à-vis de son père
tirent leur origine dans l'habitus habitationnaire dont ils sont les produits. En effet, lorsque
Maurice apprend que la maitresse de son père est Ninise, il éprouve un sentiment de fierté
qu’un coolie ait pu séduire une aussi jolie femme (120). Ainsi, l’expérience partagée de
fierté et d’ego masculins dont les caractéristiques trouvent leurs origines dans les
comportements en vigueur sur l’habitation et chez le Béké en premier lieu, rapproche plus
le fils de son père qu’un respect quant aux promesses d’engagement à la mère et à la
famille, à travers les liens du mariage. En ce sens, l’autobiographie de Virassamy
déconstruit dans une certaine mesure les utopies et idéologies de Moutoussamy, dans La
Guadeloupe et son Indianité qui soutient qu’un solide ancrage dans la religion hindoue
permet à l’Indo-antillais de rester fidèle à ses engagements matrimoniaux, à sa famille et à
sa communauté. Bien que Virassamy soit catholique, on s’interroge sur l’importance de la
religion dans la considération de tels paramètres sociaux que sont la reconnaissance de la
masculinité, de la virilité, et de l’identité dans une société qui jusqu’au vingt-et-unième
siècle traine encore les stigmates de l’esclavage et du quotidien habitationnaire88. De plus,
88 Dans le documentaire “Les derniers maitres de la Martinique” (2008) de Canal+, on se rend
compte par le propos délibérément racistes des Békés qu’ils portent aussi en eux la mentalité du
Code noir (ils règlent encore les vies et les salaires des Martiniquais) et contribuent à une
168
le petit Maurice porte en lui un profond complexe d’infériorité économique, sociale et
ethnique dû à la condescendance dont il est victime dans sa famille, à l’école et dans l’île
en général. Dans les années 20, les Indiens ont obtenu la nationalité française après quatrevingts ans de présence aux Antilles et en 1946, la Départementalisation a mis sur un pied
d’égalité, en théorie, les Antilles et l’Hexagone et toutes les catégories ethniques aux
Antilles, en Guyane et à la Réunion. Ainsi, tout comme pour José dans (La) Rue CasesNègres, trois décennies plus tôt, le système scolaire reste le meilleur moyen pour Maurice
de s’affirmer sur le plan local et national en réussissant brillamment ses études.
La nature est omniprésente dans Le petit coolie noir. Maurice Mésségué, Président
du groupement de la défense de la faune et de la flore et auteur de la préface du roman de
Virassamy en 1971, retrouve dans l’autobiographie « un homme qui, dès son enfance, aime
profondément la nature » (9), argument que je soutiens car la nature joue un rôle primordial
dans la vie du petit Maurice en ce sens qu’elle agit comme une forteresse, une protection
contre le monde extérieur à la structure familiale mais aussi contre le père lui-même. Il est
d’autant plus étonnant que la nature occupe une place aussi importante car il s’agit là d’un
retour sur mémoire. En ce sens, la nature est un personnage à part entière, un élément
important de la vie du petit Maurice et un vecteur fondamental du mécanisme de défense
qu’il met en place pour se protéger.
Huggan et Tiffin soutiennnent que:
In the Caribbean context of diaspora
and transplantation, Glissant has argued that
“the individual, the community, the land are
inextricable in the process of creating history.
réactivation de l’habitus habitationnaire mais dans autres espaces économiques et géographiques.
Les Békés ont la majorité des entreprises dans lesquelles la population antillaise travaille, ils
contrôlent les supermarchés où la majorité des Antillais vont faire leurs achats et ont en leur
possession la majeure partie des produits de toutes sortes qui entrent aux Antilles.
169
Landscape is a character in this process. Its
deepest meaning needs to be understood” (7).
En ce sens, je m’interroge à mon tour sur le sens de la nature dans l’autobiographie
de Virassamy. Quel symbole est-ce qu’elle représente étant donné que le personnage
présenté ici est fondamentalement différent de tous ceux rencontrés jusque-là. Il se
démarque par son âge (il est beaucoup plus jeune que les autres), par le genre du texte (c’est
une autobiographie) et par la trajectoire du narrateur (il se retrouve en France, avec un
statut social élevé à l’âge adulte).
Par rapport à son âge, à ses origines ethniques et à son milieu social, le petit Maurice
a un autre rapport à la nature. Elle se fait à la fois refuge et confidente, comme une
extension de la personnalité et de la conscience de l’enfant. Ainsi, le paysage de Maurice
occupe la même fonction que la rivière purificatrice de Télumée qui se lave du chagrin
d’amour dont elle souffre après le départ d’Elie, dans Pluie et vent sur Télumée Miracle.
Par ailleurs, l’insulte « sale nègre » dont il est victime à l’âge adulte est un élément
déclencheur de son complexe mais en même temps, de la recherche du lieu de protection
de son enfance. En ce sens, on comprend que la nature occupe une place aussi importante
dans le récit puisque par la mémoire et par l’écriture, Maurice adulte reproduit les défenses
mises en place quand il était enfant. Ainsi, la nature dans cet aspect des années 70 89 est
luxuriante et nourrit ceux qu’elle côtoie car en dehors du monde clos de l’habitation (8687). Plus encore, la nature est un moyen de communication entre Maurice et son père.
89 Contrairement à Rama dans Il pleure dans mon pays. Rama évolue lui aussi dans les années 70
mais étant travailleur de la canne, sa condition n’est guère plus différente que celle du Rama de
1888 dans Aurore. Ainsi, les textes mettent en exergue les dimensions d’une société à deux vitesses
où au lendemain de la départementalisation, la réussite ne passe que dans l’exode rural et le succès
scolaire. La terre est encore synonyme de misère et d’exploitation, de passé d’esclavage et
d’engagisme.
170
IV.3.Coda
Deux romans permettent de faire une coda dans ce chapitre tout en opérant une
ouverture dans l’espace littéraire antillais.
IV.3.1. La Panse du Chacal ou l’émergence d’un autre rythme dans la littérature
antillaise.
Dans son roman La panse du chacal, publié en 2004, année qui correspond au centcinquantième anniversaire de l’arrivée des Indiens à la Martinique, Raphaël Confiant offre
à son lectorat une autre perspective sur l’Odyssée coolie. Il pose l’Indo-martiniquais au
centre de son esthétique littéraire, même si le coolie a toujours été présent dans ses récits
mais le réhabilite ici dans le paysage littéraire martiniquais et antillais. En effet, Raphaël
Confiant ne fait pas partie de la communauté indo-antillaise comme c’est le cas de tous les
autres auteurs des romans dans ce chapitre. En ce sens, je pense qu’il y a chez lui une
tentative d’unifier la société martiniquaise au-delà des caractères de « race ». De ce fait,
Confiant met en pratique les enjeux théoriques, sociaux et littéraires qu’il évoque dans
Eloge de la Créolité où il stipule, avec Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, qu’aucun des
peuples fondateurs de la société créole ne doit être absent du paysage littéraire antillais.
Par ailleurs, en réinscrivant l’Indo-Martiniquais dans sa quotidienneté sans autre projet
que de survivre dans le système habitationnaire, Confiant, paradoxalement, revendique la
reconnaissance des moyens de survie mis en place par cette partie de la population. Ce sont
justement ces pratiques de résistance et de subsistance face à la canneraie qui font que
l’Indo-Martiniquais est une partie intégrante du paysage culturel et anthropologique du
pays.
171
IV.3.2.Dérive de Josaphat : le roman créole
Dans Dérive de Josaphat (1991), Michel Ponnamah permet au lecteur de découvrir
l’habitation Baumont, lorsque Josaphat, le personnage principal, se rend à l’habitation pour
y acheter quelques lopins de terre.
La dérive de Josaphat est une dérive mémorielle. Agé, le corps en putréfaction, les
recoins de l’habitation invitent Josaphat à une réflexion sur l’espace géographique et social
dans lequel il a grandi. Ainsi, en revenant en arrière sur l’histoire de sa vie, il permet au
lecteur de faire deux constats. D’une part, l’Indien et plus tard l’Indo-antillais, souffre de
discrimination et même de racisme aux Antilles et ce, jusqu’au vingtième siècle : « Les
Indiens étaient les spectres de l’Habitation, ils avaient glissé dans la déchéance » (41). La
déchéance de l’Indien en Martinique est son abus d’alcool. Il utilise l’alcool comme moyen
d’oublier sa condition et l’échec de son projet d’engagé qui est de faire fortune et de rentrer
en Inde à la fin de son contrat.
De plus, tant que le Béké est présent, la structure habitationnaire, élément fondateur de
la genèse des Antilles, ne peut être abolie, comme en témoigne d’ailleurs le documentaire
Les derniers maitres de la Martinique : « Il y a dans la tête des Békés, un code régissant
les rapports du l’Habitation... C’est un ordre indissociable du patrimoine » (Dérive de
Josaphat, 68-69). D’autre part, Josaphat évoque les nécessités d’abandonner, ou en tout
cas de mettre en suspens la mémoire de l’Inde afin de survivre dans l’habitation :
Pour Josaphat, la vie semblait résulter
d’un compromis dans l’espace de
l’habitation. Que des hommes, des femmes,
si différents à l’origine par la couleur, le
langage, les coutumes, pussent se côtoyer
journellement et vivre ensemble, il fallait
qu’ils renonçassent les uns et les autres, les
uns d’avantage que les autres, à la part d’eux-
172
mêmes qui ne s’avérait pas indispensable à la
communication, à l’échange.
Ce sacrifice était le prix de la survie.
Il ne s’agissait pas de joute, de partie de
lagghia où la force virile aurait été la valeur
suprême ; cette reconnaissance réciproque
entre Nègres et Indiens, entre ces derniers et
le Béké, se produisait toutes les fois qu’entre
eux se dissipait le voile de la méfiance et que
la confiance commençait à poindre.
Alors dans la société de l’habitation, l’on
découvrait que l’autre n’était pas une
menace, un ennemi, mais un être humain, un
terreau dans lequel pouvait prendre la part
d’humanité que l’on porte en soi et qui ne
peut fleurir que si elle trouve à s’enraciner
dans une relation avec autrui. (Dérive de
Josaphat, 73-74).
Par conséquent, l’esthétique (et l’ambition) littéraire de Ponnamah rejoint l’argument
théorique de Stuart Hall et de Benitez-Rojo qui stipulent que c’est l’environnement carcéral
de l’habitation, sa violence et ses discriminations qui mettent en place la créolisation. La
cohabitation forcée d’éléments contraires et ennemis donne naissance à une autre culture,
à un phénomène qui est aujourd’hui le marqueur d’identité de la Caraïbe, à savoir, l’être
Créole.
De ce fait, je soutiens que le roman de Ponnamah, qui est soulignons-le, son unique
roman, va au-delà du projet esthétique et littéraire des auteurs d’Eloge de la créolité. En
abandonnant la politique littéraire de la créolité, Ponnamah embrasse les paradoxes, les
ambiguïtés et les créations culturelles des Antilles dans leur complexité et leur globalité.
Se concentrant sur l’univers habitationnaire, il démontre dans son roman la façon dont cet
espace (l’habitation) et les dynamiques relationnelles qu’on y retrouve, est la maquette des
enjeux sociaux, culturels, économiques et politiques du bassin Caraïbe et même au-delà, à
savoir, l’Océan Indien, dans le cadre de mon étude.
173
Conclusion
A travers les différentes manifestations et représentations du père et de l’homme
indo-antillais dans la littérature de la Guadeloupe et de la Martinique, j’ai démontré dans
ce chapitre que l’Indo-antillais, dernier arrivé dans le système habitationnaire, est victime
de discrimination et souffre de la misère qui sévit en Guadeloupe et en Martinique en raison
de la crise sucrière, des limitations d’avancées sociales à sa disposition et la façon dont il
est perçu par le reste de la population. Il n’arrive jamais à se séparer de cette image de
remplaçant d’esclaves et de complice du Béké dans l’asservissement économique et
psychologique de l’Afro-Antillais.
De plus, j’ai mis en lumière le fait que l’habitus habitationnaire, quand on considère
le cas de l’Indo-antillais est plus caractérisé par son travail dans l’habitation, contrairement
à son homologue afro-antillais dont la sexualité domine dans les considérations de la place
qu’il occupe dans l’habitus. Par conséquent, on se rend compte que la présence indienne
est court-circuitée par un habitus qui veut s’éloigner du travail et ce toujours par opposition
au Béké. Cependant, les deux éléments de l’habitus (la sexualité de l’Afro-antillais et le
travail de l’Indo-antillais) se rejoignent malgré la méfiance, le refus de l’autre, la peur et le
mépris90 pour former la société créole et sans cesse réactiver la créolisation en Guadeloupe
et en Martinique à travers une constante renégociation et réévaluation des apports de
chacun des éléments de la société. A titre d’exemple rapide, si Léona Gabriel contribue au
début du XXème siècle à humilier l’Indo-martiniquais dans son infamante biguine, Alex
Catherine, chanteur indo-guadeloupéen est le témoignage de la créolisation et des avancés
dans l’unité du peuple antillais. En effet, Alex Catherine, en devenant chanteur de zouk et
90 Comme en témoigne Dérive de Josaphat
174
surtout sex-symbole, devient l’articulation du compromis, de la compréhension et de
l’entente, évoquée par Ponnamah, dans la construction de l’unité antillaise91.
Je vous propose, dans le chapitre V, de mener cette réflexion à lumière d’une
ouverture transocéanique entre la Caraïbe et l’Océan Indien.
91 Pour un aperçu des performances de l’artiste, je vous propose de visualiser cette vidéo de
l’artiste: https://www.youtube.com/watch?v=QpCzKFw3GAQ Je vous laisse seuls juges de la
qualité des paroles et de la vidéo mais là n’est pas le propos.
175
CHAPITRE V
92OUVERTURES TRANSOCEANIQUES DE LA CARAIBE AUX
MASCAREIGNES
Je t’attends, mon île, Pagli, Ananda Dévi
Zil inn fermé, Le silence des Chagos, Shenaz Patel
Les auteurs d’Eloge de la Créolité affirment qu’anthropologiquement, les Antilles
sont plus similaires aux Seychelles, à la Réunion et à Maurice qu’à Porto-Rico, par
exemple. Dans la critique que je fais ici, je rejoins Françoise Lionnet qui invite à relativiser
ce rapprochement trop facile des deux régions en dépit d’une expérience partagée de
colonisation française. En effet, les deux régions ont des évolutions anthropologiques,
migratoires, culturelles et politiques fondamentalement différentes. J’analyse le cas de la
Réunion et de l’île Maurice.
Comme le fait remarquer Françoise Vergès, dans les Mascareignes (Réunion,
Maurice et Rodrigues), la Réunion et Maurice ont des statuts différents qui empêchent toute
décalcomanie quand il s’agit de comparer les deux îles. Du point de vue politique, la
Réunion est un département français depuis 1946, tout comme la Guadeloupe, la
Martinique et la Guyane. En revanche, Maurice est devenue indépendante en 1968 et est la
République de Maurice depuis 1992. Situées dans l’Océan Indien, les deux îles ont des
points d’ancrages et des zones migratoires diverses comparées aux Antilles. Notons que
l’expansionnisme de l’Europe a disséminé les peuples Carib et Arawak présents dans les
îles alors que Maurice était une île « vierge » lors de l’arrivée des Portugais et de leur
92 Une partie de ce chapitre a été présenté au Conseil International d’Etudes Francophones, à l’Ile
Maurice, en Juin 2013. Je remercie l’Université de l’Iowa et en particulier le Graduate College de
m’avoir accordé le T Ann Cleary Travel Fellowship afin de conduire mes recherches à l’Ile Maurice
et de présenter mon travail.
176
première colonisation en 1638 (Vaughan, 7). Toujours selon Vaughan, la relation maîtreesclave s’éloigne considérablement du modèle de domination imaginé par les Portugais :
« The propensity of slaves to escape made a mockery of the master/slave relationship. If
the ultimate authority of master over slave could not be seen to hold up, what hope for that
of husband over wife, parent over child?” (Vaughan, 11).
Jusqu’ici, j’ai démontré comment, en Guadeloupe et en Martinique, le maître blanc
créole ou Béké a une emprise incontestée et incontestable sur ses biens, emprise qui est
relayée par le Code noir et qui se poursuit dans la mentalité du Code noir que j’ai
développée dans les chapitres précédents. Avec le constat de Vaughan, on se rend compte
que le comportement de l’esclave va radicalement changer la perception que l’on a du
maître blanc. Sa masculinité et son pouvoir sont tournés en dérision et démystifiés en raison
de son manque de contrôle ses propres « biens ».
Du point de vue de la population esclave, et dans le cas de la Réunion en période
d’occupation française, la situation diffère ici aussi de celle de la Caraïbe. Françoise Vergès
rappelle non seulement que le système plantationnaire de la Réunion est différent de celui
des Antilles mais qu’en plus, la masculinité est dominante dans son sens premier : « La
procréation chez les esclaves n’était pas une nécessité et les femmes étaient rares » (Vergès,
140). De ce fait, dans mon analyse, l’importance de l’article 9 du Code noir qui stipule que
tout enfant né d’une mère esclave ou libre, suit la condition de la mère, est caduque étant
donné que le fonctionnement même du système ne laisse aucune place à la famille esclave
ou alors, la famille prend une forme métaphorique et se transforme en liens d’amitié très
forts entre les membres d’une population masculine. Par ailleurs, Vergès rappelle qu’en
raison de leur rareté, les femmes étaient partagées (Vergès, 141) et là aussi se pose la
question de la masculinité et de la paternité. Qui est le père ? Qui fait office de père dans
une société où les hommes sont en surnombre ?
En revanche, Gilles Gérard, dans son excellent ouvrage La famille esclave à l’île
Bourbon (2012) vient contredire mon propos puisque par ses investigations dans les
177
registres de naissances et de mariages ainsi qu’une analyse pertinente des articles du Code
noir en ce qui concerne la famille, il démontre l’existence d’une famille noire esclave réelle
à la Réunion. Cette famille, selon son argumentation, et à laquelle j’adhère, défie les codes
coloniaux, religieux et impérialistes de ce qu’est et représente une famille. Il démontre dans
son analyse que les pères sont reconnus et que dans certains cas, quand la mère est décédée,
les enfants restent avec leur père.
Cela m’amène à la nécessité de clarifier mon propos. Je reconnais toute
représentation de la famille antillaise et des Mascareignes, quelles que soient ses
déclinaisons. Soutenir le contraire reviendrait à adhérer au projet esclavagiste et colonial
qui est à l’extrême opposé de mes convictions intellectuelles et personnelles. En revanche,
à travers l’analyse de la place du père dans les littératures de la Caraïbe et des
Mascareignes, ainsi que l’argument des créolistes sur la similarité entre les deux régions,
je démontre d’une part les raisons historiques, sociales, voire anthropologiques, qui mettent
en avant une expérience de « manque à être » partagée par les pères dans le corpus que j’ai
choisi, et d’autre part, si à travers la question, « anthropologique » du père dans les
littératures, on peut comme le font les créolistes, confirmer ou infirmer que les Antilles
françaises et les Mascareignes (Réunion et Maurice pour ce qui nous concerne ici) sont
semblables ou plus « similaires » entre elles. Donc, le père (et par extension la famille)
ainsi que les processus de créolisations dans les deux régions sont au centre du débat.
Par ailleurs, être créole diffère d’une région à une autre. Alors qu’aux Antilles, tout
le monde est créole quelles que soient ses ascendances, à Maurice, être créole rélève d’un
manque plus que d’un enrichissement :
The Creoles in contemporary Mauritian term
are those who are not: they are neither Hindus
nor Muslims nor Tamils nor Chinese nor
‘whites » of the either Anglo or Franco
variety. The Creole community is the residue
of these racial/ethnic/ cultural categories, a
178
residue that purportedly lacks a distinct
culture and suffers from what is known as ‘le
malaise creole’, a ‘disease’ not only of
poverty, but of social marginality and
abjection… They have no ‘authentic’ culture,
since authenticity can come only from origins
elsewhere, as if nothing the island had
produced itself, through its own history,
could be real. (Vaughan, 3).
Ce constat est renforcé par l’arrivée des Chagossiens à Maurice, au lendemain de
leur éviction de leur île, dans l’archipel des Chagos. Ils vont être nommés “Ti-Kreyol”
comme pour marquer la mise en abyme de leur double perte : perte de leur île et perte d’un
attachement à une patrie imaginée (Europe, Inde ou Afrique).
Par ailleurs, la population d’origine indienne occupe une place fondamentalement
différente dans les Mascareignes. Plus nombreuse et arrivée plus tôt qu’aux Antilles, elle
est une majorité à Maurice et est bien présente dans le paysage littéraire mauricien
contrairement à son homologue antillais.
Dans son ouvrage Transoceanic Dialogues (2009), Véronique Bragard opère le
rapprochement entre les Antilles anglophones et les Mascareignes. Le rapprochement est
pertinent, puisque qu’il y a une population indienne et créole conséquente aux Antilles
anglophones, en particulier Trinidad, mais Bragard ne touche pas à la question indienne
aux Antilles françaises, qui mérite une analyse et une place dans les études francophones,
que ce soit en littérature, comme je le fais, ou en études sociales, en anthropologie, ou en
psychologie (L’Etang, Singaravelou, Moutoussamy, Confiant, pour ne citer que ceux-là).
Par là même, l’apport considérable de Khal Torabully avec son concept de
Coolitude qui tente de rassembler les peuples de l’Océan Indien et de la Caraïbe qui ont en
commun l’expérience de l’exil, de déplacements, de traversées de la mer notamment avec
l’engagisme voire même l’esclavage. Il met à la table des discussions l’apport historique,
anthropologique et culturel indien au sein des études francophones et au-delà.
179
A la lumière de ces constats et de ces différences, peut-on suivre le schéma
relationnel que proposent les créolistes ? Le rapprochement anthropologique qu’ils
opèrent, est-il valable dans la volonté de rapprocher les deux régions dans la créolité. ?
Je propose de répondre à cette problématique en revisitant dans le corpus littéraire de
l’Océan Indien, les thèmes que j’ai abordés dans les trois chapitres précédents. La femme
poto-mitan existe-t-elle dans cette région (j’en ai fait l’ébauche dans le chapitre 2) ?
Comment est-elle décrite ? Quelles sont ses particularités ? Peut-on parler d’habitus
habitationnaire dans cette région ? Si oui, quel est la spécificité de cet habitus ? Relève-til de la sexualité et du manque à être père, comme chez les Afro-Antillais, ou alors du
travail, comme chez les Indo-Antillais ? Existe-t-il un autre habitus dans cette région ?
Parallèlement à ces questions et à la lumière de l’introduction de Françoise Lionnet et de
Shu-mei Shih, « The creolization of theory », j’analyserai le processus de créolisation qui
s’opère dans les textes car elle est fondamentale pour comprendre les similitudes et les
différences entre ces deux régions. Où se situent les points de rencontres et les origines de
la violence ? Tout comme les Antilles, Maurice et la Réunion ont été des sociétés
d’habitation mais quelle place occupe la mémoire habitationnaire dans ces régions ? Quelle
mentalité persiste ?
Je considère ce chapitre 5 comme une ouverture sur la question et, par conséquent,
il n’apporte ni constat sclérosé ni conclusion à la question fascinante du rapprochement des
deux régions que les auteurs d’Eloge de la Créolité ont soulevée en 1991. Bien au contraire,
ceci est une ébauche, un premier élément de « réponse » que j’explore.
Toujours dans la dialectique de la figure paternelle dans les littératures de la Caraïbe
et de l’Océan Indien, je propose dans ce chapitre, dans un premier temps, de revenir sur la
façon dont les auteurs abordent la question de l’Histoire de l’esclavage et de l’engagisme
à la Réunion et à l’île Maurice. Puis, j’analyserai les dynamiques familiales à l’œuvre dans
les romans, ce qui m’amènera à traiter de la question complexe de la femme et du
personnage féminin dans ce corpus. La femme, telle qu’elle est représentée dans ces
180
œuvres, s’apparente très souvent au pays et à la nature. Je démontrerai donc le rôle du pays,
en particulier Maurice, dans la psychologie des personnages d’une part et dans
l’établissement des liens entre les composantes de la cellule familiale puis de la « nation ».
Enfin, je traiterai de l’ouverture transocéanique de ces deux îles à la Caraïbe (et au monde)
ainsi qu’aux champs littéraires des deux régions.
V.1. Esclavage et engagisme : un point de vue sur l’Histoire dans Adzire ou le prestige
de la nuit de Firmin Lacpatia et Les Rochers de Poudre d’Or de Natacha AppanahMouriquand
Le marronnage constitue l’un des plus grands fléaux pour les propriétaires de l’île
Maurice. Etant donné la valeur considérable des esclaves, leur marronnage représente une
perte importante pour ceux qui en sont victimes, particulièrement en période de récolte,
lorsque la nécessité de main d’œuvre se fait plus conséquente. La particularité des
Mascareignes (Réunion et Maurice ici) réside dans la diversité ethnique des engagés qui y
sont recrutés. On y retrouve des Indiens, des Malgaches, des Mozambicains et des
Polynésiens. Contrairement aux Antilles, où la main-d’œuvre d’origine indienne est
favorisée, dans les Mascareignes, les propriétaires préfèrent les cafres (les Mozambicains)
et les Malgaches en raison de leur aptitude au travail de la canne et de leur docilité. On se
souvient qu’aux Antilles (chapitres I, II et III), l’immigration chinoise a été interrompue en
raison de l’impertinence des engagés et l’immigration africaine a cessé car elle se
rapprochait trop de la traite.
Tout comme aux Antilles, les engagés, qui arrivent dès 1815 à Maurice, viennent
s’ajouter à une structure habitationnaire déjà en place et font par conséquent les frais d’un
habitus habitationnaire dont la particularité, par rapport à celui que l’on retrouve dans le
corpus littéraire que j’ai utilisé dans les chapitres précédents, reste à définir. Dans ce
181
chapitre, je me concentre sur les esclaves et/ou marrons d’origine malgache ou africaine
ainsi que sur les engagés d’origine indienne, les autres ethnies étant absentes du corpus.
V.1.1. De l’habitation
J’ai déjà étudié le cas d’Adzire dans le chapitre II et son statut de poto-mitan en tant
que femme qui détient à elle seule les clés d’un double système mis en place sur
l’habitation : elle obtient des laisser-passer de son maitre, M. Villentroy, afin de vendre au
marché des marchandises volées par des marrons dans le but d’acheter la liberté d’autres
esclaves. Par ailleurs, dans son épopée marron, Adzire échappe à la mort, survit au viol et
réussit à rejoindre son amant Sangolo dans les bois. De plus, à la fin du roman, comme
signe d’espoir, Adzire aide à mettre au monde un petit garçon qui grandira, le lecteur le
comprend, dans une Réunion libre.
La complexité du système esclavagiste, tel que le représente Lacpatia, met en
exergue les dynamiques relationnelles, elles aussi complexes, dans le monde
habitationnaire. En effet, la question (philosophique) de la liberté se pose ici, dans un
système où tout principe d’égalité est banni entre ses différents acteurs. Sangolo, le
compagnon d’Adzire est obligé de fuir dans les montagnes, de marronner, afin de préserver
sa vie. En revanche, Adzire se sent libre car elle a la liberté de circuler dans toute l’île (27).
Elle donne 150 francs par mois à son maître afin qu’il garde le silence et lui permette de
mener son commerce. Par ailleurs, M. Villentroy est malade et son corps devient l’allégorie
du système esclavagiste en déclin à la Réunion, dont la fin du roman fait écho. En ce sens,
Adzire devient elle aussi l’allégorie de la Réunion en mouvement et du système qui luimême doit émanciper les esclaves. Villentroy a besoin d’Adzire pour survivre tout comme
le système qu’il représente et la relation paradoxale entre Adzire et son maitre met en avant
la nécessité du dialogue entre les deux partis afin d’éliminer la domination.
182
Cependant, la liberté d’Adzire est une illusion. Comment concevoir la liberté et
comment le sujet Adzire peut embrasser cette liberté tout en sachant que Villentroy refuse
de la libérer et qu’il refuse aussi de la protéger en cas d’arrestation ? Dans le chapitre II, je
soutiens que les déplacements d’Adzire représentent l’agentivité qu’elle arrive à avoir en
exploitant le système et en payant Villentroy. Mais Adzire demeure victime de ce système
qui l’attaque fondamentalement dans son humanité. Rappelons les articles 4493 et 5194
(entre autres) du Code noir qui stipulent que les esclaves sont des biens meubles, voire
immeubles, qu’ils ont une valeur marchande et qu’ils peuvent être revendus. En ce sens, la
question que soulève Lacpatia ici avec Adzire et son attachement à Villentroy, renvoie en
termes de sujet et de style à Frères Volcans de Vincent Placoly que j’ai analysé dans le
chapitre III. Là aussi, le narrateur est malade et l’état de son corps ainsi que son isolement
par rapport aux autres Békés de la Martinique l’amènent à une réflexion sur sa classe
sociale et les limites de l’esclavage. D’autre part, Lacpatia réinvestit ce pan historique de
la Réunion, trop longtemps ignoré. En effet, la première célébration officielle de l’abolition
de l’esclavage à la Réunion n’a lieu qu’en 1983 avec la Loi 83-550. Réinvestir le passé
dans la littérature est une quête des origines de la part de l’auteur tout comme Placoly
réinvestit le discours du dominant avec le journal intime du maître.
L’attachement d’Adzire envers son maître met en exergue la complexité du
système. Villentroy est une figure paternelle pour Adzire. En effet, l’esclave appartient à
un maître qui a don de vie et de mort sur lui. Le Code Noir régit les règles de vie des
93 Art. 44. Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels, entrer dans la communauté ; n’avoir
point de fuite par hypothèque ; se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit
d’aînesse; n’être sujet au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux seigneuriaux et
féodaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints en cas de disposition, à
cause de mort, et testamentaire.
94 Art. 51. Voulons, pour éviter aux frais, et aux longueurs des procédures, que la distribution du
prix entier de l’adjudication conjointe des fonds, et des esclaves, et ce qui proviendra du prix des
baux judiciaires, soit faite entre les créanciers, ou suivant l’ordre de leurs hypothèques, et
privilèges, sans distinguer ce qui est pour le prix des esclaves.
183
esclaves et des maîtres, le maître demeurant toujours en position de force. L’article 11 du
Code noir95 précise bien que le curé ne peut marier les esclaves qu’avec le consentement
du maître. L’esclavage est un système patriarcal qui sacrifie l’humanité de l’un pour la
toute-puissance de l’autre. De plus, selon Gilles Gérard, le père créole est remplacé par le
maître ou le curé (13) ce qui renferme l’esclave dans un constant état d’infantilisation en
plus de son statut d’objet. D’autre part, Adzire est attachée à son maître en raison de
l’illusion de liberté qu’il lui offre. Adzire a la liberté individuelle, octroyée par Villentroy
qui lui fait confiance, de circuler à sa guise dans l’île. Cependant, le système esclavagiste
renie toute liberté politique à la femme esclave qui sur le plan du gouvernement n’a ni
valeur ni identité ni humanité autres que celles d’esclave appartenant à un maître.
A l’illusion de la liberté, Villentroy accorde aussi à Adzire l’illusion de la
reconnaissance ou ce que j’ai appelé précédemment l’agentivité. Le rôle social d’Adzire
est considérable autant sur l’habitation que dans les mornes avec les marrons. Comme je
l’explique dans le chapitre II, elle relie les deux mondes et agit comme un canal, étant
l’élément par qui marchandises et personnes doivent passer. Mais, dans la dynamique
relationnelle avec Villentroy, cette agentivité n’est ni gratuite ni encouragée par quelque
principe humanitaire de la part du maître. En lui demandant de le payer pour assurer le bon
fonctionnement de son habitation, Villentroy offre un autre regard sur la valeur marchande
d’Adzire. Qu’elle soit enfermée dans les champs ou enfermée dans leur contrat verbal,
Adzire lui rapporte toujours de l’argent. L’illusion de reconnaissance provient du fait
qu’elle paie Villentroy et achète la liberté de ses congénères mais tant que cette
reconnaissance d’Adzire ne se fait pas sur le plan communautaire et politique (dans l’acte
d’affranchissement), la reconnaissance d’Adzire est caduque dans le monde des maîtres.
95 Art. 11. Défendons très expressément, aux curés, de procéder aux mariages des esclaves, s’ils
ne font apparoir du consentement de leurs maîtres ; défendons aussi, aux maîtres, d’user d’aucune
contrainte sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.
184
Par ailleurs, le marronnage d’Adzire, dans la deuxième partie du roman, remet en
question cette illusion de liberté et de reconnaissance ainsi que son rapport à Villentroy et
au système : « Ce n’étaient que faux-semblants qu’on a fait miroiter à mes yeux et au bout
de tout cela c’était l’exploitation » (78). Le monde des marrons offre un contre-discours à
celui de l’habitation et du système colonial. Il reconnait les efforts des individus en les
intégrant dans une communauté fondée sur l’égalité et la liberté, même si ce principe est
remis en cause par la suite96. Ainsi Villentroy est une figure paternelle menaçante dans
l’environnement de la femme esclave et permet de mettre en avant tous les paradoxes de
l’héroïne. Elle est à la fois libre et esclave, évolue de jour comme de nuit et occupe
plusieurs places dans le système esclavagiste. En ce sens, Adzire permet de comprendre
les enjeux qui se posent dans le milieu habitationnaire dans le déroulement du quotidien
des esclaves. Son attachement à Villentroy témoigne encore plus de la perversité du
système qui fait que les contacts permanents créent des liens au-delà de ce qu’instaure le
système économique et politique. En cela réside même le principe de la créolisation qui,
comme la définissent Glissant et Hall est le lieu de rencontres de contacts violents desquels
émergent une culture créole.
De ce fait, Adzire est la quête des origines esclaves, malgaches et africaines sur
lesquelles repose en partie l’identité de l’île de la Réunion. Par ailleurs, Adzire et son
compagnon Sangolo portent en eux la mémoire du pays laissé même si cette mémoire est
difficilement déchiffrable pour eux. En effet, alors qu’elle est sur le point de se faire pendre,
Adzire entonne une berceuse dans la langue de sa mère, langue reconnue par les autres
esclaves mais que le lecteur ignore. Aussi, Sangolo respecte encore les principes moraux
que lui a inculqués son père :
96 Nous verrons cet aspect dans le V.I.2. Par ailleurs, Tituba remet aussi ce principe en cause quand
elle vit dans les mornes avec Christopher.
185
-Comme disait mon père : « Je n’aurai pas
d’épines dans ma bouche, car je ne vais pas
dire de mensonges ! »
-Ici, ce n’est pas le pays de ton père. Les
choses sont différentes, Sangolo.
Ainsi se pose la question de la famille esclave97 d’une part, ainsi que les questions
de mémoire, de transmission et de survivance. A quand remonte la mémoire du père de
Sangolo ? A quel pays Sans-Quartier, l’autre interlocuteur, fait-il référence ? Est-ce
Madagascar, le Mozambique ou le Zimbabwe? Tant de questions soulevées par Lacpatia
qui invitent à une compréhension et une réappropriation de l’Histoire « marronne » de la
Réunion. Par ailleurs, avec les « parents » d’Adzire et de Sangolo, Lacpatia invite à
remonter le tracé ancestral qui se situe non plus en Europe et dans le colonialisme mais
bien dans l’Afrique et plus particulièrement dans l’Océan Indien.
De plus, la question de la présence(-absence98) du père de Sangolo le met en totale
opposition à Villentroy, le père symbolique d’Adzire et même aux Vieillecase, les maîtres
de Sangolo. Ainsi s’opère bien la distinction entre fidélité et paternité. Adzire tout comme
son compagnon sont fidèles, loyaux à leurs maîtres mais les deux positionnent leurs
origines en dehors du monde habitationnaire.
Plus encore, le roman de Lacpatia fait référence à plusieurs types de familles qui
elles-mêmes viennent sinon contredire du moins s’opposer aux articles du Code noir. En
effet, Christophine, la vieille amie d’Adzire, est une ancienne esclave dont la fille est
mariée à un petit Blanc et peut ainsi acheter la liberté de sa mère. L’article 9 du Code99
97 Comme en est le sujet de thèse de Gilles Gérard.
98 Présence-absence du père de Sangolo en raison des questions que j’ai soulevées mais aussi parce
qu’il n’y a qu’une seule mention de lui dans le roman.
99 Art. 9. Les hommes libres, qui auront un ou plusieurs enfants de leurs concubinages avec leurs
esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront, chacun, condamnés en une amende
de 2000 livres de sucre ; et s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants,
voulons, outre l’amende, qu’ils soient privés de l’esclave et des enfants ; et qu’elle et eux soient
confisquées au profit del’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis ; n’entendons, toutefois, le
présent article, avoir lieu, lorsque l’homme libre, qui n’était point marié à une autre personne durant
186
stipule que les mariages mixtes sont interdits mais il existe une libre interprétation du texte
de loi en fonction des besoins des pouvoirs en présence. La vie quotidienne ainsi que le
travail des petits Blancs sont fondamentalement différents de ceux des grands
propriétaires100. Villentroy est un autre exemple. Il n’est pas un petit blanc mais il est bien
moins riche que les autres maîtres rencontrées jusqu’ici dans les romans puisque sa survie,
autant physique qu’économique dépend en grande partie de la participation d’Adzire.
Ainsi, le roman de Lacpatia offre d’autres dynamiques familiales qui contrastent avec
celles du corpus sur la Caraïbe.
V.1.2. De l’engagisme
L’arrivée des Indiens va par la suite changer ces mêmes dynamiques, comme nous
le verrons dans ce chapitre V mais dans son roman Les Rochers de Poudre d’Or, Natacha
Appanah-Mouriquand remonte à la mémoire (imaginée) de la traversée du Kali-Pani.
La domination, la maltraitance, l’exploitation, le viol entrainent la rébellion, le silence, le
marronnage qui constituent tous un habitus habitationnaire que l’on retrouve autant dans
la Caraïbe que dans l’Océan Indien. En effet, les engagés indiens viennent s’ajouter à une
structure sociale déjà en place et subissent donc les mêmes traitements que les esclaves
avant eux. En cela, ils utilisent les mêmes outils de rébellion active ou passive que leurs
compagnons d’infortune. On retrouve cette mentalité esclavagiste et la perpétuation de cet
habitus dans les lois, codes et articles qui sont proclamés afin d’enrayer le marronnage des
Indiens et de les garder sur l’habitation même si le statut juridique des engagés diffère de
celui des esclaves : « The Royal commissioners who investigated the treatment of Indian
son concubinage avec son esclave, épousera, dans les formes observées par l’Eglise, ladite esclave,
qui sera affranchie par ce moyen, et les enfants rendus libres, et légitimes.
100 Voir à ce sujet les recherches de Sudel Fuma, entre autres références.
187
immigrants in the colony in 1872 reported that the ‘tradition of slavery’ still persisted…The
local police force continued to engage in ‘Maroon hunts’ » (Allen, 37).
Le roman est à plusieurs voix. On découvre les raisons qui ont poussé différents
personnages à s’engager. La plurivocalité permet d’aborder des thèmes déjà analysés 101 et
de comparer avec les écrits de la Caraïbe mais offre aussi quelques différences qui méritent
d’être soulignés ici.
Echapper à la misère et à la répression familiale102 est l’un des arguments forts qui
poussent les Indiens à s’engager. La misère en effet s’articule de plusieurs façons. Pour les
plus jeunes, il s’agit de l’insignifiance de la vie dans leurs petits villages, à l’instar de Badri,
joueur et parieur qui perd les économies de sa mère au cours d’une partie de cartes. Le
départ, ou du moins le fantasme du départ, en ce cas se rapproche des idéaux de grandeur
et de richesses, d’une vie meilleure, hors de l’Inde qui n’a plus grand-chose à offrir à la
jeunesse.
La misère est aussi un héritage qui se transmet de père en fils. Chotty Lall travaille
comme un esclave pour l’homme le plus riche de son village car son père avait contracté
une dette auprès de ce dernier, dette que la famille ne peut rembourser. Le départ pour
Maurice semble être l’une des meilleures solutions pour la famille de Chotty Lall qui voit
en l’engagisme un moyen de rembourser la dette et d’épargner. L’homme est victime du
système et de son recruteur qui lui fait croire qu’il s’engage pour un an et non pour cinq
ans. Par ailleurs, Chotty Lall laisse derrière lui un jeune fils qui doit assumer à son tour, le
travail de son père. Toujours dans l’héritage de caste et de transmission, l’engagisme (dans
l’imaginaire) reste un moyen de gravir l’échelle sociale.
Ce qui différencie le statut des engagés de celui des esclaves est la possibilité des
premiers de porter plainte pour mauvais traitement et la protection dont ils bénéficient
101 Comme avec La Panse du Chacal par exemple.
102 Selon ce qui est traité dans le roman d’Appanah-Mouriquand.
188
auprès de la couronne britannique. De plus, ils ont la possibilité de communiquer avec leurs
familles restées en Inde, ce qui permet de maintenir des liens avec la famille, le pays et
l’ancestralité, élément qui selon Gilles Gérard est fondamental dans la formation de
l’identité sociale et qui a été refusé à l’esclave. Ainsi, Vythee, jeune villageois, quitte son
pays avec les encouragements de son frère déjà installé à l’Ile Maurice. Ce dernier lui
assure que la vie y est bien et qu’il y a possibilité de gagner de l’argent avec le travail de
la canne.
A cela s’ajoute la situation complexe des femmes autant en Inde que dans les îles,
et en ce cas Maurice. Pour elles, l’engagisme représente aussi une opportunité d’élévation
sociale et une échappatoire. Le système de castes en plus de la condition des femmes sont
des freins pour celles qui désirent s’échapper à leur réalité sociale. En ce sens, AppanahMouriquand offre une vision subversive de la femme indienne. D’une part, elle conte
l’histoire d’une princesse indienne Ganga qui se retrouve sur le bateau afin d’échapper à la
crémation après la mort de son mari. Ganga échappe à la loi des saktis qui veut que les
veuves se suicident lorsque leurs époux meurent. Au feu du bucher, Ganga choisit l’enfer
de la canne à sucre à l’île Maurice.
A l’opposé de Ganga se trouve Roopaye qui utilise à la fois le système de
recrutement et sa condition de femme. En effet, elle est l’une des meilleures recruteuses de
la ville car elle choisit les bons candidats au départ.
Dans les dynamiques relationnelles à l’œuvre dans le roman, il m’apparait que
Roopaye est la meilleure recruteuse (c’est le titre du chapitre qui lui est dédié) car elle joue
un rôle de mère symbolique pour les futurs exilés. Comme nous l’avons vu dans les
chapitres précédents et même plus haut, dans les cas de Chotty Lall et de Vythee par
exemple, la misère est la raison principale qui pousse les Indiens dans les rangs de
l’engagisme. Contrairement aux recruteurs masculins, elle utilise la « méthode douce », la
persuasion et les besoins organiques (la faim, le besoin de refuge et de travail) afin de
189
recruter le plus de personnes possibles. Par ailleurs, Roopaye est la métaphore de l’alliance
et de la trahison puisqu’elle est très proche du directeur anglais présent dans la colonie
britannique. Elle représente la mère-Inde qui vend ses enfants miséreux au plus offrant.
La créolisation est le point de rencontres d’éléments historiques, culturels et
sociaux violents et qui par leur jonction donne lieu à une nouvelle société, une nouvelle
culture qui comme Edouard Glissant l’explique sont une «avancée et un espoir ». Dans le
monde de l’engagisme, à la figure maternelle de Roopaye, s’opposent des figures
paternelles symboliques, en particulier sur le bateau. Comme le démontre Khal Torabully
dans son poème « Cale d’étoile-Coolitude », le bateau constitue une matrice pour ce peuple
en formation et en créolisation. On peut même soutenir que la créolisation commence dans
les entrepôts, sur les ports, à partir du moment où ils signent leur contrat et doivent
abandonner leurs habitudes religieuses, alimentaires et vestimentaires (entre autres) afin de
se préparer et de s’adapter à leur nouvelle vie. Quoiqu’il en soit, le bateau est bien une
matrice, un point central de (re)constrution de repères sociaux, identitaires et
communautaires face à l’inconnu qui les attend. De ce fait, les dynamiques relationnelles
prennent elles aussi d’autres formes qui donnent lieu à de nouveaux sujets d’attachement.
En ce sens, la cellule familiale est recréée avec le bateau comme matrice mais aussi berceau
de la créolisation.
Appanah-Mouriquand présente des figures paternelles que nous avons rencontrées
dans le corpus de la Caraïbe, en particulier celle du vieillard. Dans l’espace habitationnaire,
le vieillard est une référence, un père symbolique, une mémoire de l’histoire des esclaves
et des engagés en fonction de son origine ethnique. En revanche, sur le bateau, il joue un
rôle inverse en raison de l’état déficient de son corps d’une part et des raisons qui le
poussent à quitter son pays d’autre part. La décrépitude du corps devient sinon l’allégorie
du moins la prolepse de l’avenir des engagés dans le monde de l’habitation et de
l’engagisme. Il s’agit de se défaire d’un passé, d’une histoire et d’un pays afin de se
190
reconstruire dans un ailleurs qui exige le don de soi, le don de la mémoire et des mélanges
identitaires, linguistiques et culturels.
La dialectique du corps se retrouve dans tout le roman. Au corps pourri du vieillard
qui meurt sur le bateau, s’ajoute le corps de Chotty Lall qui lui aussi périt pendant la
traversée. Le respect du corps de Chotty Lall après sa mort met en lumière sa figure
symbolique de père sur le bateau. En effet, le corps putréfié du vieillard mène à la
découverte d’invasion de rats sur le bateau, rats qui inspirent la peur et la mort. En
revanche, Chotty Lall a droit aux prières de cérémonies funéraires et au recueillement.
Chotty, et les survivants à travers lui, font l’expérience de la dignité retrouvée dans leur
approche au corps.
Parallèlement au cadavre, se trouve le corps vivant décharné, chétif, gras ou en
dégénérescence. Le corps vivant est une représentation de la violence passée en Inde et de
la violence à venir à Maurice. Badri, le jeune joueur est chétif, ce qui témoigne, dans le
contexte du roman, de sa superficialité et de son insignifiance mais aussi et surtout de sa
capacité à s’adapter, de se faufiler et s’infiltrer dans le système, faisant de lui un sujet
subversif, très proche de la figure du conteur qu’évoquent Chamoiseau et Confiant dans
Les Lettres Créoles (1991). Le corps reflète la classe sociale. Ganga se distingue des autres
engagés car ses pieds sont malades, ce qui démontre qu’elle n’a pas l’habitude d’être
déchaussée.
A l’opposé des figures paternelles et des corps indiens, on retrouve les figures
paternelles et les corps européens. Le capitaine est une figure paternelle sur le bateau. Sa
particularité dans le roman est le soin qu’il prend, dans la mesure du possible, des engagés
contrairement aux autres capitaines rencontrés jusqu’ici. Par ailleurs, l’Inde ainsi que les
Indiens le fascinent d’où sa volonté de s’y retirer et de mieux comprendre la culture
indienne. Son approche des Indiens est différente de celle du médecin de bord.
Dr Grant, médecin de bord est une figure paternelle voire paternaliste dans la
fonction qu’il occupe à la fois dans le système colonial et dans la mécanique de
191
l’engagisme. Dans le système colonial, le médecin joue un rôle symbolique vis-à-vis des
colonisés et dans le maintien du système. Il se fait le protecteur de personnes incapables
d’hygiène et de soins selon les concepts occidentaux de la médecine. De ce fait, par sa
fonction, le médecin annihile la culture des colonisés. D’autre part, la présence du médecin
valide ou invalide les histoires personnelles des colonisés et de ceux jugés « inférieurs ».
A cet effet, on se souvient du rôle fondamental du médecin dans Ourika (1823) de Claire
de Duras. Ourika, jeune Noire, reçoit une éducation européenne car elle est adoptée à l’âge
de deux ans par la tante du gouverneur du Sénégal. Elevée comme une blanche au statut
social élevée, Ourika ne peut trouver sa place dans la société. Un mariage interracial est
impossible à l’époque et aucun homme noir n’est digne de son éducation. Par ailleurs,
Ourika est amoureuse de Charles, son frère adoptif, ce qui l’aliène et contribue à son
dépérissement. Elle finit par mourir dans un couvent.
Ce qui fait la particularité d’Ourika est qu’elle raconte son histoire à un médecin
qui se charge de l’écrire. Ainsi, Ourika reçoit une double validation de cette figure
paternelle ou patriarcale. En tant que femme et en tant que noire, sa parole nécessite d’être
relayée par cette figure symbolique afin d’être reçue par la société de son époque. Dans le
système de l’engagisme, le médecin occupe une fonction similaire. Il décide de la validité
du discours des engagés, dans la lecture qu’il fait de leur corps. Bien sûr, d’un point de vue
technique, le travail de la canne exige des corps vaillants, des Indiens en bonne santé,
capables d’assurer le rendement des habitations, mais le corps reste aussi un parchemin
pour le médecin qui est le seul capable de le lire. Les visites médicales sont importantes
dans les dépôts et sur le bateau car le médecin doit adapter le discours des corps à celui de
la canne. C’est la raison pour laquelle il contrôle rigoureusement leur régime
alimentaire, leur exercice et leur santé, dans la mesure du possible.
La maladie subvertit la fonction du Dr Grant car c’est un corps mentalement et
physiquement malade en charge de corps socialement malades. Tout comme les Indiens,
192
les autres présences103 subissent les effets matriciels du bateau. De ce fait, la
dégénérescence mentale et physique du Dr Grant fait de son corps l’articulation de la
violence de la créolisation en cours sur le bateau. Dans un premier temps, le Dr Grant est
la matérialisation du discours raciste sur les Indiens et les autres colonisés. Il les a en
horreur. Il les animalise puisqu’il voit en eux tour à tour des mouches et des rats. Il les
rabaisse, méprise leur pays et leur culture. Paradoxalement, il effectue plusieurs traversées
dans les colonies de l’Océan Indien, en particulier Maurice.
L’aliénation de Dr Grant provient du fait qu’il éprouve à la fois une attirance et une
répulsion envers les Indiens, ce qui le déstabilise mentalement puis physiquement. La
répulsion vient des croyances énumérées ci-dessus en plus du fait que mépriser les Indiens
lui donne de l’importance. En effet, jugé peu sérieux par ses semblables, le Dr Grant fait
subir aux Indiens le sort qu’il subit chez les Européens. Par ailleurs, le colonisé recherche
toujours un moyen de se mettre en valeur puisqu’on lui impose les règles d’une autre
culture et d’un autre système. L’attirance se traduit de manière plus pernicieuse car
paradoxalement, il semble qu’il a besoin des Indiens pour garder un équilibre factice de
même qu’une santé mentale tout aussi factice.
Selon Julia Kristeva, dans Pouvoirs de l’horreur (1980) : « tout exercice de la
parole pour autant qu'il est de l'écriture, est un langage de la peur. Je veux dire un langage
du manque tel quel, ce manque qui met en place le signe, le sujet et l'objet » (49). Le
chapitre consacré à Grant est écrit sous la forme du journal intime. Ainsi, le lecteur peut
juger du décalage qu’il y a entre la perception de Grant et la réalité des faits, telle qu’elle
est conçue par les autres membres de l’équipage, le capitaine en particulier. Du point de
vue de ses congénères, Grant est un homme malade, alcoolique et pervers sexuel qui se sert
des traversées pour assouvir ses besoins. Le manque qu’il a à combler relève plus de son
103 Principalement le capitaine, les marins et le médecin.
193
état mental que de l’inaptitude ou la bestialité présumée des indiens. Par ailleurs, traitant
de la phobie, Kristeva souligne que : « Et voilà que la seule rhétorique dont il soit capable
est celle de l'affect104 » (48). L’alcoolisme et les colères subites de Grant sont les
manifestations de cet affect qu’il ne peut contrôler car aliéné par ses propres peurs mais
surtout ses propres faiblesses. Considéré comme dangereux et hanté par l’image de Chotty
Lall jeté à la mer, Grant finit par se suicider dans son délire de persécution. Il est hanté par
la dialectique des corps des Indiens. Le vieillard en mourant se décompose organiquement
ce qui crée des hauts le corps. Quant à Chotty Lall, son cadavre est respecté et honoré. Lors
de ses « funérailles », il porte le point rouge au front, marqueur d’identité des Indiens pour
les Européens. Par la suite, Grant est obsédé par ce point, point qui le pousse à se jeter pardessus bord. Parallèlement à l’omniprésence des corps en dégénérescence, le corps de
Grant, par une relation de cause à effet, subit lui aussi des traumatismes. Il s’amaigrit, perd
la mémoire et est incapable de donner de la cohérence à ses pensées, sauf dans son journal.
En mettant en avant une figure paternelle symbolique aliénée et dégénérée à travers
la représentation d’une médecine coloniale malade, Appanah-Mouriquand met en exergue
les failles du système de l’engagisme dans son incapacité à tenir un discours cohérent quant
à la nécessité de déporter de la main d’œuvre dans les colonies, dans le milieu du dixneuvième siècle. Le recrutement est longuement expliqué pour des raisons économiques et
politiques. Au lendemain de l’abolition de l’esclavage et même quelques années avant,
dans le cas de Maurice, il convient pour les planteurs de maintenir le rendement afin que
l’économie sucrière survive. En revanche, rien n’explique les failles de ce système dans le
mensonge dont on abreuve les engagés mais aussi dans les méthodes de recrutement et de
conditions de vie sur le bateau. Grant est de ce fait la personnification d’un système
104 Selon le dictionnaire Larousse, l’affect est le « processus de décharge de l’énergie pulsionnelle
qui constitue les deux manifestations fondamentales de la pulsion, l’autre étant la représentation ».
194
maintenu par l’avarice, le refus de reconnaitre l’Autre dans son humanité et un système qui
engloutit autant ceux qui le subissent que ceux qui le mettent en pratique.
La violence du système sur le bateau est dans la continuité de cette même violence
dans les entrepôts en Inde et sur les habitations à Maurice. Comme beaucoup de recherches
et de romans le relatent, l’arrivée dans les îles est aussi la marque de l’effondrement des
rêves. L’imaginaire prend une autre tournure, l’espoir de faire fortune dans les îles est
remplacé par la reconstruction de l’Inde perdue105 dans l’imaginaire collectif indien.
L’effondrement du mythe s’opère déjà sur le bateau-cercueil qui est un avant-goût de la
réalité du travail de la canne. De plus, la violence se perpétue dans la mesure où les Indiens
subissent sur l’habitation les affres qu’ils ont tenté de fuir en Inde. Ils sont maltraités et
frappés, mal nourris et utilisés jusqu’à leur dernière force. Leurs revenus sont maigres et le
processus de décharnement et de violence imposés aux corps se poursuit : ils doivent
apprendre le langage de la canne.
Ganga est violée par le propriétaire et son corps est par la suite orné des symboles
de l’appartenance au maître. Les favorites de ce dernier portent un « bustier parsemé de
miroirs » qui reflètent la lumière et aveuglent ceux qui la regardent, en quelque sorte. En
ce sens, le corps de Ganga et son individualité sont orientalisés dans le sens où Saïd le
conçoit: « L’orient a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était
« oriental » selon les stéréotypes de l’Européen moyen du dix-neuvième siècle, mais encore
parce qu’il pouvait être rendu oriental » (1). En ce sens, le corps de Ganga et des autres
favorites devient le lieu de la représentation de la conquête de l’Inde par les Européens et
l’expression de l’imaginaire de M. Rivière. Il reproduit les images déformées et les
stéréotypes en rendant « indiennes » les Indiennes sujettes à sa conquête et à sa domination.
105 Pour utiliser en partie le titre du recueil de poèmes d’Ernest Moutoussamy, A la recherche de
l’Inde perdue.
195
On retrouve ce trait de la vie habitationnaire dans les romans de la Caraïbe, ce qui
fait que l’habitus habitationnaire, caractérisé entre autres par la domination physique et
psychologique, le rabaissement de l’autre ainsi que la conquête des femmes comme moyen
de maitriser les hommes, persiste d’un océan à l’autre.
V.2. Dynamiques familiales et dialogues sociaux
L’habitus habitationnaire se poursuit durant la période de l’engagisme car les
nouveaux arrivés sont soumis aux mêmes fonctionnements, discrimination et stratification
que les anciens esclaves. D’autre part, avec le temps, les engagés sont amenés à occuper
des postes à « responsabilité » sur l’habitation et dans le travail de la canne. Par exemple,
dans Les rochers de Pourdre d’or, les Indiens fraichement débarqués sont surpris de voir
un Indien en charge d’une bande de coupeurs. Il fait preuve d’autant de sévérité et
d’autorité que ses homologues noirs. Cette élévation sociale, aussi défectueuse et
traumatisante qu’elle soit, est un effet de la créolisation en cours dans le monde de
l’habitation, effet qui contribue à éloigner le sujet qui le subit de la mémoire de l’Inde.
Avec Adzire et Les Rochers de Poudre d’Or, le corpus nous offre deux principales
formes d’interactions des protagonistes du monde habitationnaire. D’une part, en dépit de
sa contrebande, Adzire est attachée à l’habitation et à son vieux maître. Par la suite, elle se
rend compte de l’impossible liberté que peut offrir un tel système mais c’est justement son
attachement à M. Villentroy qui est le fondement de la mécanique du système de vol et de
vente qu’elle contribue à mettre en place. D’autre part, Les Rochers de Poudre d’Or offre
une violence plus crue du monde habitationnaire des engagés, comparé à la vision du
monde d’Adzire. L’habitation pour les engagés chez Appanah-Mouriquand est présente et
persistante dans la violence faite au corps : le corps subit les affres de la canne, tout
mouvement sur l’habitation est régulé par elle. Pour reprendre le propos de Joyce Leung,
196
la terre seule est bénéfique mais la terre avec la canne est maléfique. La violence de
l’habitation provient donc de la présence de cette canne qui est la cause de la déportation
des esclaves, des engagements massifs des engagés, des rencontres violentes d’histoires et
de cultures qui marquent le début de la créolisation.
Si les familles sont principalement symboliques dans les deux romans
précédemment cités, elles prennent une forme réelle dans le reste du corpus. Nous allons
donc étudier les représentations et les fonctionnements de ces familles.
V.2.1 Familles composées - familles recomposées : figures paternelles chez Axel
Gauvin
Parlant du roman Quartier Trois Lettres (1977) d’Axel Gauvin, Peggy Raffy (2005)
le définit ainsi :
Cette œuvre dont la mention « roman
créole » précise l’ancrage dans une
particularité créole, enivre la langue française
en se jouant entre les interférences qui
existent entre cette dernière et la langue
créole. L’auteur, en donnant la parole aux
plus déshérités livre un tableau réaliste de la
vie réunionnaise et, selon l’expression de
Jean-François Samlong « déchire la carte
postale de l’île et derrière le paysage de rêve,
cherche le pays en souffrance, les richesses
ethno-culturelles qui viennent des continents
lointains » (11-12)
Cette définition s’applique aussi à son roman L’Aimé (1990). L’Aimé est l’histoire
de l’enfant prodigue ou plutôt du petit-fils prodigue qui occupe la place de son père décédé
auprès de sa grand-mère Margrite (Marguerite) Bellon.
L’Aimé et Quartier Trois Lettres nous offrent deux représentations à la fois
distinctes et semblables des familles réunionnaises. Elles sont distinctes car les unités
197
familiales s’articulent de façons différentes mais semblables dans la mesure où elles
abordent les mêmes thèmes même si les perspectives de ces thèmes sont différentes.
Parallèlement à la représentation de(s) cellule(s) familiale(s), Gauvin traite de la nature, de
la langue, des classes sociales et de la politique.
A travers ces thèmes liés à la famille et aux figures du père, de l’enfant et de la
mère (ou de la grand-mère), nous verrons en quoi Gauvin dresse le portrait de la Réunion
(créole) dans l’optique de la démarquer d’une identification franco-française à laquelle elle
est tant attachée. En ce sens, j’entreprends de démontrer comment la représentation de la
famille réunionnaise met en avant la spécificité réunionnaise dans les Mascareignes d’une
part et dans les départements d’Outre-Mer106 d’autre part.
La famille de Margrite Bellon s’articule de deux façons. D’une part, il y a l’unité
que forment Margrite et Joseph, son fils. L’Aimé est l’histoire du petit-fils qui remplace le
fils perdu aux yeux de sa grand-mère. Joseph, le fils de Margrite, est perdu à deux niveaux :
premièrement parce qu’il se met en concubinage avec une femme que sa mère n’approuve
pas et deuxièmement parce qu’il meurt et que ses parents apprennent la nouvelle dans le
journal. Selon Jacques André dans L’inceste focal : « la présence ou non du père est
secondaire à la relation mère-fils en regard de l’intensité libidinale de la relation mère-fils,
intensité faisant obstacle à toute intrusion » (167). En effet ici, la relation entre la mère et
le fils est fusionnelle. Gauvin révèle la pudeur de cette famille créole qui n’exprime pas ses
sentiments avec des mots, mais avec des gestes de prévenance, d’amour et de soin. Dire
« je t’aime » reste du domaine de la parole étranglée mais il faut voir dans le langage
corporel de la mère et du fils, leur attachement mutuel. En outre, la description de la relation
106 Avec la Guadeloupe et la Martinique en particulier. Les cas de la Guyane et de Mayotte ne
sont pas étudiés ici.
198
entre Joseph et son père ou encore Joseph et son beau-père est moins prégnante que celle
se référant à Margrite.
Par ailleurs, selon Livia Lésel : « le sexe féminin ne semble avoir qu’une fonction
de procréation. Il est chosifié et ne peut être représenté comme un symbole de l’affect, de
l’échange, de la relation. Il n’y a aucune valorisation de la féminité, elle est toujours liée à
la maternité (158). En effet, Margrite trouve sa fonction existentielle dans le rapport qu’elle
entretient avec son fils, puis avec son mari et son petit-fils. La mort symbolique du fils
intervient lorsque ce dernier choisit l’amour d’une amante à celui de la mère toute présente
et toute puissante. Choisir la femme plutôt que la mère est à lui aussi un acte de rébellion
symbolique. En effet, selon André et Lésel, le fils est toujours le héros de la mère, le
substitut du mari et ne peut donc entretenir de relations (conjugales) satisfaisantes.
Toutefois, je soutiens que tout comme la femme poto-mitan du corpus sur les
littératures de la Guadeloupe et de la Martinique (Chapitre II), Margrite est une femme
poto-mitan. Sa position de mère est magnifiée dans le soin qu’elle prend de son petit-fils
mais aussi de son époux. Elle est maitresse de son foyer, en dépit de la présence de son
deuxième mari, et se trouve au centre du monde dans lequel elle évolue. Par ailleurs, chez
Margrite, il s’opère une transmission de père à fille, transmission que nous n’avions pas
vue jusqu’ici, les pères étant principalement absents107 des cellules familiales, corrupteurs
de la cellule108 ou choisissant d’opérer la transmission par le fils ou le petit-fils109.
La canne à sucre est le don du père de Margrite. Comme lui et les hommes de sa
lignée, Margrite est attachée à la canne et la vie de la protagoniste évolue au rythme de
cette dernière. Le champ de cannes apparait en arrière-plan du portrait de cette famille :
107 Pluie et vents sur Télumée Miracle de Simone Schwarzt-Bart
108L’espérance Macadam de Gisèle Pineau par exemple
109 Le IVème siècle d’Edouard Glissant
199
Mais, en même temps que l’enfleurissement
du letchi, la nouaison de la mangue, ce
chantonnement des fleurs de la canne en
oreiller crevé : la campagne sucrière
s’entame…
Car terre et vache, c’est tout pareil. Elle
meugle à te fendre le cœur, la terre, si tu
laisses le jus sucré de la canne lui distendre à
craquer la mamelle, si tu ne lui dégages la
mamelle… Elle meurt la terre. Les gens avec.
(94-95)
Cette description de la terre, prisonnière de la canne, confirme le statut de potomitan de Margrite. Ainsi dans l’histoire sociale, politique et littéraire des îles jusqu’ici
étudiées, nous avons vu les effets dévastateurs de la canne, véhicule des systèmes de
l’esclavage, de l’engagisme et du colonialisme. Par la nécessaire intervention des hommes
dans la canne pour « sauver » la terre, Gauvin met en exergue les affres de ce passé
historique et social, affres qui se perpétuent jusque dans la fin du vingtième siècle. D’autre
part, Gauvin souligne la vie des moins favorisés encore étroitement attachés au travail de
la terre, en particulier de la canne, et qui en dépendent pour survivre. Bien qu’en 1977 la
Réunion soit déjà département français, Margrite, bien qu’âgée, doit encore travailler pour
subvenir aux besoins de sa famille, son petit-fils étant malade et son époux trop âgé :
Margrite, comme son père, comme l’oncle,
avait la folie de la coupe. Il fallait qu’elle aille
forcer les barreaux de ces cannes qui
emprisonnent la terre… Avec… la rage au
cœur, comme si elle mettait à bas la misère.
Pas la sienne – qu’elle avait toujours vue
moins profonde que celle des autres : la
misère en général, celle que la canne, guêpe
maçonne, pond au ventre des petits avant de
les emmurer, laissant sa progéniture leur
bouffer tranquillement le ventre et leur
dévorer le dedans jusqu’à la peau (96).
200
En ce sens, la canne est une mère cannibale et tortionnaire qui condamne ceux qui
se livrent à elle. On retrouve cette image dans le corpus de la Caraïbe, avec Télumée qui
au tréfonds de sa misère, a recours au travail de la canne pour survivre.
L’écriture de Gauvin se différencie en ce sens qu’il manipule « l’esthétique de la
cannaie110 ». Chez Schwarz-Bart et Moutoussamy, parmi bien d’autres auteurs, la canne
est décrite comme un instrument qui écrase celui ou celle qui lui est soumis. Pire encore,
la canne est capable de tuer. Ainsi, on se souvient que lorsqu’elle est amarreuse, Télumée
devient alcoolique, le rhum étant le seul moyen de supporter le quotidien. Rama dans Il
pleure dans mon pays de Moutoussamy est misérable et impuissant devant la grandeur de
la canne et la pauvreté dans laquelle elle enferme sa famille. En revanche, le langage de la
canne, bien que geôlière de cette famille, est poétique. Margrite s’associe à la canne et bat
la misère avec son acharnement au travail. Ainsi, ce n’est pas tant que la canne devient
poétique avec la plume de Gauvin, c’est que ce dernier poétise le quotidien du petit peuple
réunionnais. Le travail esthétique littéraire de Gauvain s’apparente à celui des créolistes
(Bernabé, Chamoiseau et Confiant) du fait que ces derniers entreprennent de transformer
et transforment d’ailleurs, le petit peuple de la Martinique en personnages littéraires, tels
le djobeurs, la maraîchère ou le propriétaire de petit commerce. Ainsi, je rejoins l’argument
de Raffy, selon lequel :
Axel Gauvin participe à la mise à jour d’une
mémoire vraie en campant ses personnages
dans la société réunionnaise qu’il s’efforce de
saisir. Cette volonté de mettre en évidence les
travers de sa société lui permet alors de
défendre la particularité d’une mémoire
culturelle créole tout en dénonçant les
conséquences catastrophiques d’un système
110 L’esthétique de la cannaie dans le roman des Antilles et des Mascareignes est le titre de
l’ouvrage de Joyce Leung, paru en 1998.
201
colonial qui n’a cessé de l’affliger et dont elle
porte encore les séquelles (17).
Ainsi, au côté du travail de la canne, Gauvin relate aussi le quotidien des pécheurs
de Saint-Leu ou Quartier 3 Lettres, comme on nomme la commune à l’île de la Réunion.
Saint-Leu a une haute valeur symbolique à la Réunion. En effet, la commune a été le théâtre
de la seule révolte d’esclaves sur l’île de la Réunion en 1811, où les esclaves ont frappé et
tué des colons en signe de protestation contre le durcissement de la gestion de leur
quotidien. La révolte de Saint-Leu (5-8 novembre 1811)111 marque le tournant de la
mémoire de l’île en ce sens qu’elle met les cafres au centre du débat historique, politique
et social de l’île. En effet, la mémoire collective de la Réunion tend à effacer de l’histoire
l’apport africain112 considérable qui est à la base même de la création de l’île. Axel Gauvin,
dans son entreprise didactique, littéraire, et politique contribue à replacer l’Africain et le
cafre « moderne » dans le paysage ethnoculturel de la Réunion.
Quartier 3 Lettres relate le quotidien de marins pécheurs dans la commune dont les
habitants font face à l’alcoolisme, à la pauvreté mais aussi à leur impuissance face à un
système politique qu’ils maitrisent peu ou pas.
Le roman est un roman créole. Peggy Raffy remarque l’importance du sous-titre
« roman réunionnais » mais la dimension créole du roman se retrouve aussi dans la
multiplicité des surnoms employés pour les personnages : Ticien, Tipierre, etc. Aussi fautil ajouter le lexique particulier aux créolophones de la Réunion. Par ailleurs, dans la
continuité de l’histoire et du symbolisme de la commune, Gauvin relate l’histoire d’un
cafre, Ticien, travailleur et aimant, un homme peu éduqué mais soucieux de sa famille et
du bien-être de cette dernière. La famille de Quartier 3 Lettres est une famille nucléaire
111 Voir à ce sujet le document de KREOLETV « la révolte des esclaves de Saint-Leu » ainsi
que le documentaire de William Cally « Elie ou les forges de la Liberté ».
112 Voir à ce sujet “Histoire et creolité à l’ile de la Réunion” de Philippe Bessiere
« http://www.montraykreyol.org/IMG/pdf/Histoire_et_creolite_a_l_ile_de_la_Reunion.pdf »
202
(un père, une mère et deux enfants). La solidarité qui unit ses membres se reflète également
dans la vie communautaire de la commune toute entière. Chacun se connait et chacun est
au fait de ses alliés et de ses ennemis. Par ailleurs, les habitants se complètent pour former
un système qui fonctionne plus ou moins bien. En ce sens, la vie de famille de Lucien est
le reflet de la vie de la commune qui elle-même se démarque du reste de l’île, plus moderne
certes mais avec des dynamiques relationnelles moins fortes.
Dans ces deux romans d’Axel Gauvin, les pères sont des pères réels, présents
complètement dans les vies de leurs enfants mais leur « manque à être pères », pour
reprendre le terme de Lésel, réside dans la situation politique et sociale dans laquelle ils se
retrouvent. Edith Clarke et Jacques André, à l’issue de leurs recherches, soutiennent que le
père absent est le père qui se retrouve dans une situation économique médiocre. Le père
absent est le père qui ne travaille pas, qui a une grande mobilité dans l’île (la Jamaïque et
la Martinique dans le cas des études mentionnées) en raison de la précarité de ses emplois
et qui donc engrosse des femmes au rythme de ses déplacements.
Ticien de Gauvin est dans la même structure économique et sociale que les sujets
étudiés chez Clarke et André. Il est absent de sa commune et de sa famille en raison de son
métier de maçon qui exige de fréquents déplacements. De ce fait, Louise, son épouse, se
charge de l’éducation des enfants et du maintien de la maison. Elle est à la tête du foyer.
En ce sens, Louise est une femme poto-mitan C’est-à-dire qu’elle gère son foyer de
l’intérieur en ce qui concerne le salaire de son mari, la gestion du quotidien et le bien-être
de sa famille en général, y compris celui de son époux. De ce fait, le manque à être père de
Ticien réside dans le dialogue politique et éducatif qui existe dans l’île, à la fin des années
70. En effet, en dépit de son dur labeur et du statut de département d’Outre-mer de l’île, la
mobilité sociale de Ticien semble impossible car il est ouvrier et analphabète à une époque
où les journaux et la télévision se popularisent dans les îles françaises. L’analphabétisme
de Ticien crée donc un ralentissement ou du moins une difficulté à articuler ses désirs,
203
émotions et besoins pour sa famille quand il est loin d’eux : « Ces disputes avec Louise
faisaient couler son cœur […] Il aurait pu, à la longue, expliquer à Louise une bonne femme
et qui l’aimait à n’en pas douter… Ah ! S’il savait écrire… Mais il n’était qu’un illettré,
pas bonne tête et sans capacité » (83). De plus, le monde de Saint-Leu, et en particulier
celui des ouvriers et des marins pécheurs, est en arrière-plan d’une Réunion qui avance
dans la modernité, la politique, en particulier dans la gestion et la direction que prend l’île :
Pierre lisait dans le journal de son tonton,
mais ni lui, ni aucun autre monde qui
l’écoutait, ne saisissait ce qui était marqué.
Alors on essayait de refabriquer les phrases
avec les deux-trois mots que l’on avait
compris…
-Tu as raison, disait Pierre gravement, ça
cause pour nous les malheureux (92).
Tout comme dans les années 30, avec l’exemple du Petit José de Zobel, le système éducatif
demeure ici aussi le meilleur moyen d’élévation sociale. En effet, les îles (la Martinique et
la Réunion ici) ont en commun le système politique qui les relie à la France. Même si la
départementalisation a été adoptée en 1946 (la narration de Zobel se déroule dans les
années 30), pour d’anciennes colonies devenues départements, le système de la Métropole
est l’échappatoire au travail de la canne ou de la mer. Le vœu de Ticien pour Pierre et Inès,
ses enfants, est qu’ils reçoivent une éducation qui les « sauvera » de la lignée de leurs
parents. De ce fait, la politique et l’Etat viennent combler les lacunes de Ticien dans le
fonctionnement et la gestion de sa famille, tout comme le maître esclavagiste au dixneuvième siècle. Par ailleurs, cette société postcoloniale obéit à des codes économiques et
sociaux qui dictent la place de chacun dans le paysage réunionnais. Ainsi, la stratification
du système habitationnaire par la stratification économique que Maxime explique :
204
Le câfre113 que je suis, poursuivit-il, n’a
jamais fait le péché de te manger, car c’est
un péché de manger ce qui est destiné à ceux
qui travaillent à l’abri du soleil et de la
pluie : le docteur,le pharmacien, les
franctionnaires114…Nous, pauvres,
pêcheurs… nous nous contentons d’admirer
ta joliesse et nous halons le parfum que tu
exhales lorsque nous passons à côté de la
cuisine des blancs, Amen ! (17-18).
D’autre part, la cellule familiale obéit à des codes comportementaux qui contribuent
au manque à être père de l’homme réunionnais :
Ticien aurait aimé ce jour-là, les prendre dans
ses bras, caresser leurs cheveux en forme de
grains de poivre, les entourer de jolies
manières. Mais, dès que les enfants
abandonnent le biberon pour mâcher le gros
manger, les pères n’ont plus droit à tout cela,
aussi bien à Quartier-trois-lettres que dans
toute la Réunion (20).
Selon Jacques André « remarquer la difficulté du père, l’inconfort à être père c’est
poser la question du père » (368) ce qui est le propos de ma thèse. Quelle est la raison
politique, sociale, économique et géographique qui crée « l’inconfort à être père » dans les
littératures de ces deux régions ? Dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique,
j’explique cet inconfort par un habitus habitationnaire à dominante sexuelle pour l’afroantillais. Dans le cas de la Réunion, je constate que le système politique de l’île, à savoir
le statut de département d’Outre-mer, qui offre les trois étapes de la scolarité, l’aide aux
113 Paul Mayoka explique que : « le mot [cafre] vient de l’arabe Kafir qui signifie ‘infidèle’, ‘non
converti à l’islam’. C’est ainsi que les voyageurs, précisément les marchands d’esclaves arabes,
désignaient les autochtones des pays s’étendant du comptoir mozambicain à la région du cap, en
Afrique du Sud » (11). Dans le cadre de son étude L’image du cafre de l’Afrique Réunionnaise
(1997), il retient que le cafre (ou la cafrine) est « tout Réunionnais ayant des origines africaines, et
qui en a plus ou moins conservé le type physique » (13).
114 Il faut comprendre par-là « fonctionnaires ».
205
familles avec les allocations familiales, les soins médicaux et la modernisation de l’île, est
une réactivation de la structure de l’habitation dans son aspect législatif et politique le plus
ostracisant. De plus, ce système évince le père pauvre de la structure familiale en rendant
quasi caduque sa contribution économique au sein du foyer. La Réunion se modernise et
reçoit une formation scolaire pour sa totale intégration sur les deux pôles qu’elle occupe, à
savoir l’Océan Indien et l’Europe. De ce fait, la départementalisation crée une
augmentation du coût de la vie, « la vie chère » pour reprendre le terme employé pendant
la grève de 2009 en Guadeloupe115. Elle exige aussi une plus grande consommation tout en
offrant d’autres moyens d’élévation sociale. De ce fait, même quand le père est « bon », il
devient absent par un système qui le domine et l’écrase. Cette absence forcée se matérialise
par la mort soudaine de Ticien. Louise doit donc assumer seule le bien-être de sa famille.
Malgré l’absence forcée du père de la structure familiale, les familles de Gauvin, et
les autres du corpus des Mascareignes, ne sont pas des familles matrifocales. Selon André,
il faut la présence de deux mères (la grand-mère et la mère) pour qu’il y ait matrifocalité
(372). Ce qui différencie ce corpus de ceux des chapitres II et III est la présence du père ou
de la communauté d’hommes qui constituent la présence paternelle et le soutien familial.
Dans la littérature des Mascareignes, il apparait que la figure du père est
individuelle et communautaire. La figure paternelle comme présence reconnue et
individuelle dans la cellule familiale est le reflet du couple et de la vie familiale que
partagent les personnages. Il y a entre l’homme et la femme un dialogue et une
reconnaissance de l’amour qu’ils se portent mutuellement et qu’ils reportent sur leurs
enfants. Cette reconnaissance de l’attachement conjugal et familial définit précisément la
fonction du père. Il est reconnu, riche, pauvre, malade ou retraité, comme étant l’égal de la
mère. La grand-mère est peu présente, sauf dans le cas de L’Aimé, les deux parents de Pti115 Voir à ce sujet le documentaire de Canal +, “Les békés, derniers maitres de la Martinique”.
206
Mé étant décédés. De ce fait, la connivence mère-enfants que l’on retrouve aux Antilles est
amoindrie. Ici, le père contribue autant que la mère au bien-être et à l’équilibre
psychologique des enfants. En revanche, la connivence refait surface lorsque le père meurt.
Pti-Mé (L’Aimé) et Pierre (Quartier 3 Lettres) remplacent les maris morts. Devenir un
homme, c’est assumer la charge de la famille que le père transmet par son décès. Ainsi,
malgré son jeune âge, Pti-Mé essaie de prendre soin de Margrite lorsqu’elle est malade.
Pierre abandonne l’école pour la pêche afin de subvenir aux besoins de sa famille après le
décès de son père. Il existe donc une responsabilisation de l’enfant, en particulier du petit
garçon, qui prend son père pour modèle.
Selon Jacques André : «Sur le plan théorique, la famille…est envisagée soit dans
sa relation avec la société globale qui lui est contemporaine, soit comme une institution
relativement autonome, ayant sa logique propre» (19). Lorsque le père est absent, les
membres de la communauté se relaient pour former une figure paternelle dans la vie des
enfants. Je soutiens que cet aspect communautaire s’explique par l’occupation de l’espace
dans lequel évoluent les personnages. Ce sont de petits villages reculés du milieu urbain
où la communauté fonctionne elle-même comme une cellule familiale avec les patriarches,
les alliances, les ennemis et les dissensions mais aussi la solidarité qui caractérise les petites
populations. D’autre part, la communauté, telle qu’elle est représentée dans Quartier 3
lettres, est une extension de la famille de Ticien et de Louise. Elle demeure utopique en
comparaison à la vie familiale et communautaire décrite dans L’espérance Macadam par
exemple. La communauté et les différentes cellules familiales représentées sont parasités
par des comportements néfastes tels que l’inceste, la pédophilie, le meurtre ou encore la
violence conjugale116 (chapitre III). En effet, dans cette cellule-ci, la mère demeure la
116 Voir à ce sujet le chapitre II de la thèse.
207
mère117 et les hommes sont ou deviennent des pères. Par ailleurs, le sens du sacrifice, du
devoir et de la responsabilité est présent même dans la pauvreté et les difficultés
économiques. Pour protéger sa mère victime d’une tentative de viol, Pierre tue Tonin, le
marginal du quartier. Son oncle maternel se porte coupable et purge la peine de prison à la
place de l’enfant. Dans cet acte de sacrifice, il y a une reconnaissance de la famille, en
particulier de la femme et des enfants, dans la protection qui existe dans le silence de
l’oncle Kaèl et de la transmission de ce devoir de protection :
Le tonton se redresse pour ne pas sembler
trop vieux à côté de ce neveu dont il n’a pas
voulu laisser fermer la vie…
Après quelques instants de silence, Pierre
ajoute :
-J’ai fait le con ce jour-là.
-Oh, c’est pas bien grave… (141)
Les figures paternelles chez Axel Gauvin sont présentes et assertives dans leurs
fonctions et leurs symboles en ce sens qu’elles font référence de modèles dans les vies de
ceux qui les côtoient. En ce sens, je soutiens que Gauvin tente de réhabiliter le père dans
son espace anthropologique, géographique et social en dépit d’une politique qui domine ce
dernier. La littérature de Maurice, en particulier les romans d’Ananda Dévi et de Natacha
Appanah-Mouriquand, offre un contre-discours à la figure du père réunionnais de Gauvin.
V.2.2. Familles disloquées chez Ananda Dévi
Chez Dévi, il y a une dichotomie constante entre l’intérieur et l’extérieur,
l’individuel et le communautaire ainsi qu’une fossilisation dans les classes sociales qui
influencent les dynamiques relationnelles entre les personnages. Cette dichotomie se
117 En référence aux recherches de Stéphanie Mulot sur la famille guadeloupéenne où elle
remarque que les femmes déplorent (ou se félicitent) souvent d’être à la fois la mère et le père de
leurs enfants : « Je suis la mère, je suis le père ».
208
retrouve particulièrement dans les familles mauriciennes hindoues qui portent en elles le
système de castes, la loi de la discrimination vis-à-vis des autres composantes de la société
mauricienne, les Créoles en particulier. En effet, le paysage mauricien est pluriel et
l’identité nationale mauricienne se définit justement par la multiplicité des acceptions
utilisées pour qualifier ses habitants.
Thomas Hylland Eriksen retient quatre groupes ethniques majeurs du paysage
national mauricien : les Hindous qui représentent 52% de la population, les Musulmans
(16%), les Sino-mauriciens (3%) et la population générale (29%) (Eriksen, 1993, 552). Les
membres de ces principaux groupes effectuent aussi des distinctions à l’intérieur de la
catégorie à laquelle ils appartiennent, ce qui complexifie les dialectiques relationnelles à
l’intérieur des groupes, d’un groupe par rapport à l’autre et des groupes par rapport à la
nation Maurice. Par ailleurs, l’ostracisme des filles et des femmes au sein de la
communauté est une règle aliénante pour celles qui désirent s’en échapper. Ces familles
sont des cellules disloquées qui se retrouvent toujours en dissension avec les
représentations qu’elles veulent offrir d’elles-mêmes.
Ananda Dévi met en avant dans Pagli publié en 2001, la complexité et la difficulté
des rapports entre les différents groupes ethniques de Maurice. Pagli signifie folle et c’est
le nom qu’a donné la communauté indo-mauricienne à la narratrice. Elle est folle car elle
refuse les normes que sa communauté, sa religion et son statut de femme indo-mauricienne
lui imposent. En ce sens, la problématique du texte et la folie de Daya viennent du fait que
la jeune femme est fossilisée par sa communauté dans une identité-racine alors que dans
son imaginaire, elle évolue dans une identité-relation. L’identité-racine et l’identitérelation sont des termes empruntés à Glissant.
Selon Michel Beniamino « les déséquilibres à l’intérieur de la famille (et des
relations amoureuses) sont donc le champ de lutte privilégié de cette nouvelle génération à
la recherche de l’identité et du bonheur au-delà des cadres fixés par la tradition culturelle »
(150). Il m’apparait que dans la famille indo-mauricienne, il existe un contraste entre
209
l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur est constitué de ce bloc communautaire qui fait un par
rapport au reste de la population et l’intérieur est l’individu qui tente de se démarquer de
sa communité d’origine. De ce fait, les familles indo-mauriciennes aisées sont
constamment en représentation de leur mode de vie, de leurs croyances et des règles de
leur clan. La famille indo-mauricienne est une force qui écrase et domine dans le paysage
culturel mauricien.
La catégorie indo-mauricienne doit répondre à des normes qui lui permettent de
s’identifier en tant que communauté à Maurice. La religion est l’un des marqueurs
principaux de cette identification et de l’appartenance au groupe, en ce sens qu’elle marque
une pratique culturelle spécifique. Dans le cas de Daya, c’est la description de sa cérémonie
de mariage qui inscrit la narratrice dans sa communauté d’origine et la rend identifiable à
Maurice et aux yeux du lecteur « étranger » :
Ils m’ont habillée de rouge et d’or […] Le
tissu du sari broché était dur contre ma peau
[…] J’entendais la musique tonitruante des
films indiens […] Je regardais sur mes bras
les traces de safran laissées depuis la
cérémonie de la veille […] Le pandit avait
commencé ses prières. Le sanskrit flottait
incompris, au-dessus de l’assemblée […] Le
groupe resserrait ses liens et je n’étais qu’un
prétexte (Pagli, 73-74).
De ce fait, le mariage, pour la communauté indienne, est le renforcement des liens
familiaux, communautaires et identitaires puisque dès sa naissance, Daya est promise à son
cousin et sa destinée, dans cette description, suit le chemin que sa famille a tracé pour elle.
En effet, à l’intérieur de la communauté, la femme indo-mauricienne doit à son tour
répondre à des normes qui permettent de la définir en tant que bonne femme indienne et
d’assurer sa place dans le groupe. Ainsi, on attend de Daya qu’elle honore et respecte son
210
époux à qui elle appartient dès la cérémonie de mariage. Plus encore, la reproduction est
attendue de toute femme indienne car c’est par la maternité qu’elle confirme son identité
dans la communauté. D’ailleurs, c’est le principe même que lui enseignent les femmes de
sa famille : « Leur ventre est un horizon de continuité et de fertilité. Elles sont faites pour
produire et créer la descendance héroïque qu’elles ont reçu l’ordre de perpétuer. […] Tu
dois avoir des enfants m’ont-elles dit. Ta vie ainsi sera pleine » (Pagli, 41, 44).
Avec
sa
narratrice,
Dévi
fracture
ces
normes
identitaires
intra
et
intercommunautaires en positionnant Daya en marge de sa communauté d’origine. Daya
est démarquée par son genre qui la place en position de subalterne et donc dépendante de
sa famille, de son mari et de sa communauté. Selon Rohini Bannerjee, « “The girl child in
Mauritius is a figure of marginalization and gendered concern” (Bannerjee, 123) car selon
Helene Berman et Yasmin Jiwani, qu’elle cite, «The girl child is underpinned by a
universal construction that portrays her as a victim of backward, oppressive and highly
patriarchal cultures” (Bannerjee, 123). Paradoxalement, c’est à travers le sexe de Pagli que
Dévi peut mieux dénoncer la société sclérosée dans laquelle son personnage évolue car
Daya subit non seulement les lois communautaires imposées par les hommes mais elle
subit aussi l’aliénation des femmes indiennes qu’elle appelle « mofines ». Elles sont les
gardiennes et relayeuses des lois patriarcales auxquelles elles sont sujettes. Selon Narayan,
cité par Sanchez : « L’homme a assigné à la femme une place secondaire et l’y a gardée
avec tant de subtilité et de ruse, qu’elle a elle-même commencé à perdre toute notion de
son indépendance, de son individualité, de sa stature et de sa force » (Sanchez, 171). Ces
femmes se définissent à travers les yeux de l’autre et redéfinissent donc leur marginalité
comme nouveau centre. En ce sens, Daya se retrouve à la périphérie de la périphérie et
opère par conséquent une double transgression des normes identitaires. D’une part, les
femmes de sa communauté la qualifient de pagli, de folle, folie qui selon Bragard est « un
label imposé par les communautés de castes et ossifiées » (Bragard, 133). Plus encore,
Bragard qualifie la double transgression de déviance et de défi. Déviance en ce sens que
211
tout ce qui n’entre dans la norme est hors-norme. Daya refuse de répondre aux
caractéristiques de la femme indienne donc elle est qualifiée de folle et tout au long du
récit, elle défie sa communauté et transgresse la loi (Bragard, 133). Elle fréquente une
mendiante et une prostituée, elle tombe amoureuse d’un pécheur créole, Zil, alors que sa
communauté et son rang social lui interdisent toute mixité avec l’Autre. Le soir de la nuit
de noces par exemple, elle déconstruit tous les codes culturels et normatifs qui
l’emprisonnent ferme son corps à la communauté, à travers son mari, alors qu’en général,
c’est la communauté qui se ferme à l’Autre :
je me mets en face de lui. J’efface du doigt le
point rouge sur mon front. J’arrache la
guirlande de fleurs qui était restée à mon
cou… Je commence à dérouler mon sari… je
le froisse… Regarde ce corps que tu ne
toucheras plus jamais… Regarde ces endroits
que tu ne visiteras jamais (Pagli, 77-78).
En ce sens, Daya utilise son corps comme instrument de transgression et de
reconquête de son espace identitaire personnel et communautaire.
Selon Bruno Cunniah « the only way for the Indo-Mauritian woman to position her
gendered and racialized body is to take into account elements of both her past and her
present to build an acceptable post-colonial space » (133). En effet, en refusant de
soumettre son corps au mari, Daya remet en question la domination masculine qui tente de
l’assujettir. Si la communauté construit la femme, elle construit aussi l’homme indomauricien. La communauté indienne est obsédée par le regard des autres et se met toujours
en représentation même si paradoxalement elle se referme. La nuit de noces par exemple
ne repose pas uniquement sur le couple mais est une activité communautaire. Elle témoigne
de la bonne éducation de la femme et renforce le statut de dominant du mari dans sa
fonction symbolique et physique. Le mari de Daya avait déjà imposé sa domination
212
physique car sachant qu’elle lui est promise, il la viole alors qu’elle n’a que treize ans. En
revanche, la nuit de noces permet à Daya de déconstruire la domination symbolique de
l’homme en lui refusant son corps de femme adulte et en adoptant un comportement de
« folle » : « il croyait connaitre les femmes… il ne savait pas que j’étais…» (Pagli, 78). Je
rejoins ainsi l’argument de Beniamino qui soutient que : « Les époux endossent la figure
sexualisée du père » (151) et que « Par la destitution de la figure paternelle, la femme
s’engage dans la quête d’une identité passant par le refus d’une ‘culture ethnique’ qui fait
d’elle, quel que soit son âge, une éternelle mineure, un être soumis » (150). Par ailleurs, si
Daya ferme son corps à sa communauté, elle l’ouvre aux éclopés auxquels elle s’identifie.
Dans un premier temps, elle découvre le plaisir sexuel avec son amant créole Zil, et avec
Mitsy la prostituée, elle découvre à la fois le plaisir lesbien qui réconforte et la faim
organique qui rassure. A leur contact, elle s’exprime : « Je redeviens tranquille comme une
souche d’arbre mort depuis longtemps, je suis un enfant qui joue avec un bracelet d’écaille,
je suis une petite fille qui ne croit pas que le temps lui est compté et qui n’a pas encore
connu le noir » (Pagli, 21). C’est avec et par Mitsy et Zil qu’elle se réconcilie avec le corps
dont le viol l’avait éloignée et qu’elle retrouve l’enfance trop tôt perdue.
V.2.3. L’homme empêché
J’ai évoqué plus haut la construction de l’homme (indo-mauricien) par la
communauté dans laquelle il évolue et de façon général, par les règles tacites (pour
le lecteur et chercheur étranger) de la société mauricienne.
Pagli et Blue Bay Palace se complètent dans la mesure où les deux romans offrent deux
perspectives de femmes différentes (du point de vue social et économique) dans leurs
rapports à la communauté indo-mauricienne mais elles témoignent toutes deux de la
domination « ethnique » aliénante qui empêche toute évasion ou toute infiltration dans le
213
système. Ainsi, la folie (amoureuse ou pathologique) reste la meilleure déviance pour
parasiter le système en place.
Pour Bruno Cunniah: « financial opulence as a way for the people of Indian decent
to take some sort of revenge over a time not so far behind where they were just poor
migrants » (Cunniah, 138). Dans Blue Bay Palace d’Appanah-Mouriquand, la famille de
Dave, l’amant de la narratrice, remplace les anciens maîtres Blancs. Cette famille possède
des terres et d’immenses richesses. Elle s’inscrit par conséquent dans la lignée directe des
anciens conquérants. Pour Beniamino, ces types de familles portent en elles le « fantasme
d’une petite Inde » ainsi que la « hantise de la créolisation », termes qu’il emprunte à
Camille de Rauville (147).
L’homme, et particulièrement l’homme dans sa position de fils, doit perpétuer
l’illusion du maintien de cette petite Inde, génération après génération, mais le « fantasme
de la petite Inde » crée une implosion dans les deux cellules familiales présentées dans
Blue Bay Palace d’Appanah-Mouriquand. L’auteure, dans ce roman, relate l’histoire d’un
amour interdit entre Maya, jeune femme d’origine modeste et Dave, héritier d’une
importante fortune sucrière. Au bout de deux ans de relation avec Maya, Dave choisit
d’épouser une jeune femme de son rang social. Cette trahison conduit Maya à la folie
meurtrière. Elle pénètre chez Dave et assassine l’épouse de ce dernier. Dave, malgré sa
richesse, est un homme empêché dans la mesure où, tout comme les femmes qu’il côtoie,
sa vie est dictée par des principes communautaires qu’il se doit d’honorer. De la perspective
de l’homme, il apparait donc une dichotomie entre l’extérieur et l’intérieur dans la mesure
où il est pris dans les règles de la masculinité indo-mauricienne. Selon Bourdieu, dans La
domination masculine : « Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde,
qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité » (56). La
virilité ici, chez Appanah-Mouriquand, est symbolique. Elle se trouve dans l’étalage de la
richesse, comportement social qui a aussi ses règles et le maintien d’une cellule familiale
214
aseptisée. Plus encore, elle se situe dans la voie tracée du père, qui impose ses lois. Si dans
le corpus de la Caraïbe, la loi du père est la loi du maître, loi qui se prolonge à la Réunion
(et aux Antilles d’ailleurs) dans la situation politique (la départementalisation), ici le père
est aussi la loi, une présence biologique, organique et qui exige une survivance
généalogique. La libération du fils passe par la mort ou le meurtre du père, et donc de sa
loi, que ni Dave ni Maya ne peuvent accomplir ni physiquement ni symboliquement118. En
ce sens, Dave est un homme empêché car il apparait faible, incapable de prendre des
décisions et c’est finalement Maya qui passe à l’acte (manqué) du meurtre de sa rivale. Par
conséquent, tuer sa rivale est un renforcement de la loi du père. Les dominées se déchirent
en effet dans un dernier geste d’impuissance face au système qui les accable.
Dans Pagli, Zil, l’amant de Daya (Pagli) est lui aussi un homme empêché en raison
des mécanismes internes de la société mauricienne. Zil est un Créole, qui à Maurice signifie
un homme issue de métissages et ou catholique. Zil est empêché, incapable d’être un
homme, car la famille de Daya et par extension la communauté indo-mauricienne, lui
refuse toute reconnaissance, tout droit à une identité mauricienne. Pour en revenir au terme
de Camille de Rauville, Zil dans le roman est la matérialisation de la créolisation et par-là
même la personnification de la hantise de la créolisation119.
Le malaise créole, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Boswell, et plus encore le
malaise de la masculinité créole est représentée dans Rue la poudrière d’Ananda Dévi. Je
trouve la raison du malaise et du manque à être père d’Edouard dans l’argumentation de
Jacques André où il remarque que le père (d’origine guadeloupéenne dans le cadre de son
étude) est « dans une situation économique inconfortable » et est victime d’ « un discours
118 On se souvient que Dave attend « patiemment » la mort de son père afin de vivre son amour
avec Maya au grand jour.
119 Je reviens plus en détails sur le symbolisme de Zil dans la conclusion du chapitre.
215
de dénigrement » (267). Il s’agit de trouver les raisons de cette situation économique et
l’articulation de ce discours de dénigrement.
L’incapacité d’Edouard à être père réside dans le fait qu’il est incapable de produire
un fils. Le couple que forment Marie et Edouard désire que leur premier né soit un fils et
donne naissance à une petite fille qu’ils prénomment Paule. Le désir de garçon est
indélébile dans le nom qui porte à la fois la marque du désir persistant et du manque à
combler. C’est un garçon raté, manqué, qui porte à tout jamais la marque de sa féminité
dans le fardeau permanent de son « e » muet, de Paule. D’ailleurs, Paule elle-même refuse
et rejette ce corps féminin qui lui est assigné car son corps de femme puis de fille empêche
toute relation avec ses parents. En effet, malgré ses élans et les changements quasi rituels
qu’elle subit, elle brime son corps comme une tentative de se désexualiser pour
s’asexualiser (31-34).
Le corps (in)visible de Paule laisse place d’une part à la toute-puissance du corps
de Marie sa mère. Contrairement à sa fille, Marie est grasse, vulgaire, omniprésente dans
la cellule familiale. Elle entre dans la définition de ce que Livia Lésel appelle une
« mauvaise mère » car elle a un comportement de ce que je nomme à mon tour de
cannibalisme symbolique. La bonne mère est définie par sa générosité et sa capacité à se
sacrifier pour sa progéniture. Je trouve la métaphore de la bonne mère dans la femme potomitan bien sûr, mais aussi dans le Pélican de Musset120, extrait de « La nuit de Mai », paru
en 1835. Car la bonne mère, la femme poto-mitan qu’elle soit créole ou indienne, est au
centre de la cellule familiale mais assume aussi et surtout le rôle de soutien de la famille
car elle va chercher la nourriture et les moyens pour ses enfants de s’échapper de la
120« Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur;
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur ». « La nuit de Mai », Musset, 1835.
216
condition dans laquelle elle leur a donné la vie. Je soutiens donc qu’Amantine de Zobel,
Télumée de Schwarz-Bart ou encore Louise de Gauvin sont, entre autres définitions et
interprétations symboliques, des réactivations hermaphrodites de cette image du pélican de
Musset. En revanche, Marie se situe à l’opposé de cette image de la mère (et du père)
sacrificiel. Elle engloutit au contraire et réduit au silence les composantes de sa cellule,
rendant donc immobiles toutes tentatives de dynamiques relationnelles dans sa famille. De
ce fait, Paule évidemment, par son statut de fille et de mineure est réduite au silence mais
aussi Edouard dans son statut d’homme et son rôle de père : « Edouard est peu père tout
comme son environnement est peu propice à le laisser exercer son rôle de père » (93).
Ainsi, dans le sujet de sa littérature, Dévi confirme l’argument d’Edith Clarke que je cite
encore, soutient que le père absent est un père sans travail. L’environnement d’Edouard et
de sa famille est teinté d’alcoolisme, de chômage, de violences sexuelles et conjugales.
Après la naissance de sa fille, Edouard devient lui-même chômeur et alcoolique.
Par ailleurs, Marie est une force cannibale vis-à-vis d’Edouard en ce sens qu’elle invalide
toute tentative de reconnaissance de ce dernier. De ce fait, Edouard réinvestit sa masculinité
dans la valeur marchande qu’il octroie à sa fille. Selon Bourdieu :
en faisant intervenir l’argent, un certain
érotisme masculin associe la recherche de la
jouissance à l’exemple brutal du pouvoir sur
les corps réduits à l’état d’objets et au
sacrilège consistant à transgresser la loi selon
laquelle le corps (comme le sang) ne peut être
que donné, dans un acte d’offrande purement
gratuit, supposant la mise en suspens de la
violence (22-23).
En vendant sa fille à un proxénète, Edouard réduit à son tour sa fille à l’état d’objet,
non dans une recherche de jouissance mais dans une recherche de sa masculinité et pardessus tout de sa virilité. Bourdieu poursuit son argumentation en expliquant que : «la
virilité est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres
217
hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord de soi-même »
(59). Ici, être contre le féminin n’est pas destiné à le dominer au sens au propre du terme.
Pour Edouard, être contre le féminin de Paule, c’est, en parallèle, être en connivence avec
la toute-puissance de la mère dans le but d’acquérir son approbation par l’infanticide
symbolique. Plus encore, en donnant toute responsabilité de sa fille au proxénète, Edouard
s’efface pour laisser apparaitre l’image d’un autre père symbolique. En ce sens, Mallacre
le proxénète est une analepse des systèmes de l’esclavage et de l’engagisme, détruisant le
caractère sacré du don de soi et du de son sang auquel Bourdieu fait référence dans l’extrait
que j’ai cité. En ce sens, en vendant sa fille, Edouard confirme l’inhumanité de l’enfant qui
est pour lui et Marie un élément de déchéance et de perte de soi. De ce fait, Paule est la
personnification du « malheur créole ».
V.4.Conclusion : revisiter les thérories
Dans le cas de l’île Maurice, il y a un décalage dans le discours national et
international. Sur la scène internationale, le pays adopte cette définition de carte postale
qui attire les touristes. Sur la scène nationale, et pour les Mauriciens les moins favorisés, à
savoir les Créoles et les femmes, le pays est pays prison (Blue Bay Palace, 10) car il
enferme et aliène ceux qui veulent se libérer des codes sociaux et avancer dans la
« modernité » qui serait, dans le cas de Maurice, l’acceptation de la créolisation et du
métissage comme symbole d’avancée anthropologique, sociale et culturelle. Shenaz Patel
résume bien le « mal à être Créole » de son pays :
La société mauricienne d’aujourd’hui est une
société qui vit un certain malaise, et qui serait
même à mon sens, à la limite de la
schizophrénie. Il y a d’un côté toute cette
richesse de nos divers héritages, mais aussi
218
une difficulté voire une incapacité à les vivre
dans
une
perspective
pleinement
interculturelle
et
non
seulement
multiculturelle… Nous nous trouvons au
carrefour de plusieurs cultures, et pourtant il
me semble que nous n’en profitons pas
pleinement. Le métissage reste une réalité qui
inquiète, qui fait peur. Le mauricien a du mal
à se définir dans sa singularité. Faire partie
d’une tribu semble plus rassurant….
La société mauricienne me frappe aussi
comme étant une société du non-dit. D’où
l’importance, à mon sens, de la littérature,
qui, elle, est là justement pour aller au-delà
des apparences et pour tenter de dire
l’indicible (Bannerjee, 201).
Il apparait donc, selon Patel, une peur de ces identités, toujours en mouvement qui
évoluent en fonction de l’histoire personnelle, du pays et de la trajectoire de l’identité/des
identités en question. Meenakshi Thapan, dans son chapitre « Identity, Women and the
State” estime que “Identity is not a finished product, it is rather a social construction, hence
always fabricated” (Thapan, 29). Pour Emma Garcìa Sanchez «“Identity can be either
considered as a process of becoming or a state of being” (Garcìa Sanchez, 163). Enfin,
Stuart Hall argumente quant à lui que «Cultural identities are the points of identification or
suture, which are made within the discourse of history and culture” (Thapan, 25). La
rébellion ou pour reprendre les termes de Bragard, la déviance et le défi de Daya ont des
conséquences puisqu’elle est stigmatisée comme folle et est enfermée dans une cage avec
les poules. Ainsi, Pagli (le nom) est la marque d’une identité rebelle.
Le problème de Daya est qu’elle est fossilisée dans une identité-racine alors qu’elle
se définit ou tente de se définir dans une identité-relation. Dans Le discours antillais,
Glissant définit l’identité racine comme « mythe de création, une fixité, une violence, une
prétention à la légitimité, une mobilisation de la pensée de l’autre et du voyage » (Glissant,
219
158). En effet, l’identité-racine inclut les notions de pureté, de préservation de la race, du
statut, notions qui sont en totale inadéquation avec la genèse de Maurice. Pourtant, Boswell
constate, dans son article,le malaise créole, que « Mauritian manage to maintain a level of
ethnic separatedness and attempt to cultivate ethnic homogeneity through distinct religious
practices, ethnicized politics and personal networks” (Boswell, 197). Par ailleurs, en ce qui
concerne la communauté indienne en particulier, Bannerjee rappelle qu’elle « s’enracine
distinctement dans l’hindouisme et est précautionneusement cultivée par la société
patriarcale »121 (Bannerjee, 129). Les mofines sont les ambassadrices de cette pureté et les
premières juges de Daya. Ce sont elles qui la qualifient de folle et proposent leur vision
essentialiste et séparatiste de la présence hindoue à Maurice : « L’avenir qu’elles me
montraient était un avenir fragmenté comme une vitre cassée. Mon île serait un miroir
brisé. Chaque éclat ne refléterait qu’un morceau de son visage, et jamais l’image ne se
rassemblerait » (Pagli, 43). L’usage du conditionnel, « serait », « refléterait »,
« rassemblerait » démontre que la narratrice se situe en-dehors de ce tableau identitaire
fragmenté, imperméable et s’inscrit dans l’identité-relation.
Par opposition à l’identité-racine, Glissant propose l’identité-relation qui selon lui,
« est liée au conscient contradictoire des cultures ». Elle s’inscrit « dans la trame chaotique
de la Relation et non de la filiation », elle offre une « étendue nouvelle donc il n’y a pas de
garantie de légitimité », elle est « une pensée de l’errance et de la totalité ». C’est
« l’esthétique de la rupture et du raccordement » (Glissant, Poétique, 158). En effet, je l’ai
dit plus haut, Daya, femme indo-mauricienne de statut social élevé se redéfinit et par là
même redéfinit son rapport à sa communauté et à Maurice en réinvestissant la genèse de la
création de l’île à travers les rapports qu’elle entretient avec les autres habitants de son
quartier, Terre Rouge. Ainsi, elle anéantit le mythe de la pureté en parasitant la sphère
121 Ma traduction de: “In Mauritius, Indo-Mauritian community (…) distinctly rooted in Hinduism
and carefully cultivated by a patriarchal society”.
220
domestique à laquelle elle est confinée, en y invitant une mendiante. Cette dernière est
qualifiée d’intouchable par les femmes de la famille et aussitôt la mendiante expulsée, elles
entreprennent d’aseptiser la maison tout comme elles aseptisent la présence indienne à
Maurice, en y éradiquant tout rapport culturel à l’Autre en présence. D’autre part, Mitsy,
la meilleure amie de Daya, est une prostituée, une femme dont le corps est destiné à celui
qui est prêt à payer. Mitsy est l’image inversée de Daya. Son métier de prostituée lui permet
d’embrasser toutes les catégories ethniques de l’île et donc d’embrasser pleinement la
relation à l’autre alors que Daya est coupée de toute logique relationnelle avec Maurice.
De plus, la prostitution offre une espace d’agentivité à Mitsy car elle peut choisir ses clients
et choisir l’homme dont elle tombe amoureuse alors que dès sa naissance, Daya est
concédée à un homme dont elle ne peut se défaire. Par ailleurs, Daya matérialise la relation
identitaire, historique et anthropologique en entretenant une relation extraconjugale avec
Zil, un Créole. Zil/île est l’interprétation de la relation, de la pensée de l’errance pour
reprendre le terme de Glissant. Lorsqu’elle s’échappe de la maison-prison de son époux,
Daya va se réconforter dans les bras banyans de son amant, le banyan étant un arbre aux
racines multiples (Bragard, 184). Zil est donc l’alternative, l’altérité qui est aussi la norme
dans l’Histoire mauricienne contrairement à ce que soutiennent les mofines : « Tant que
les gens n’auront pas compris et accepté cette histoire, tant qu’ils croiront que ces
souffrances (esclavage et engagisme) les séparent au lieu de les rassembler parce qu’elles
ont été leur lieu de reconnaissance, la lave continuera de bouillonner et de rugir » (Pagli,
29). Il est l’île dans son ensemble avec la violence de sa création (il est créole donc lieu de
rencontres d’histoires violentes) mais aussi point de suture, d’enchevêtrement et de
rencontres qui propose une création identitaire originale par opposition à l’identité
originelle qui aliène Daya et fait d’elle une pagli.
En ce sens, l’ambivalence de la relation invite à s’interroger sur le point départ de
la mémoire indo-mauricienne afin de sortir de la claustration identitaire si fortement
dénoncée dans Pagli. Comme Daya le constate, la communauté indienne de Maurice fait
221
remonter ses origines jusqu’à la pré-traversée : « J’étais venue de bien loin. Elles ont suivi
du doigt les ambitions des ancêtres, elles ont brandi leurs mains marquées par les entailles
de la canne à sucre…Elles ont tissé des liens entre ces gens venus d’ailleurs et moi…Si tu
le laisses tomber à terre et subir les souillures de ton âme, ce sera comme si tu détruisais
tout d’un coup leur rêve et leur lutte aura été vaine » (Pagli, 42). Or le positionnement de
Daya dans le texte met en avant une pratique de la théorie de la créolisation d’une part,
comme je l’ai déjà démontré, et de la Coolitude d’autre part.
La Coolitude selon Bragard « endeavors to challenge the figure of the coolie as
much as validate coolie history and culture. It aims to take possession of an entangled past
that other generations ‘had evaded as an area of shameful bondage’ as well as initiate crosscultural dialogues within and among postcolonial region” (Bragard, 249). En ce sens, le
réagencement historique et mémoriel avec l’océan comme point de départ
permet/permettrait un désenclavement de l’articulation identitaire et donc une fluidité des
rapports entre les Indo-Mauriciens et les autres catégories ethniques en présence sur l’île,
en particulier les Créoles. Par ailleurs, la re-négociation qu’offre la Coolitude permet
d’introduire « le métissage » ce qui selon Srilata Ravi, est un symbole de pouvoir (Ravi,
39).
Pagli permet d’une part de repenser les notions de marge et de centre en situation
postcoloniale. La communauté indienne qui en situation coloniale est une marge, en
situation postcoloniale se retire de la multitude du « nouveau » centre, créé par l’histoire,
c’est-à-dire du peuple créole afin de se redéfinir dans son histoire et dans sa mémoire. Elle
impose une nouvelle norme qui tire son origine de l’Inde, une Inde laissée et donc imaginée
depuis près de 200 ans. D’autre part, la narratrice se détache de ce centre et se positionne
en dehors de la norme indo-mauricienne afin de réclamer son identité de femme insulaire
en situation postcoloniale. En ce sens, Daya est un être créole en processus/ en formation,
la créolisation historique étant déjà opérée, la créolisation personnelle, communautaire,
individuelle restant à faire. Par conséquent, lutter contre la norme dans Pagli, c’est à la fois
222
lutter contre soi et pour soi, c’est être inscrit fondamentalement dans une logique aliénante
qui paradoxalement offre un espace de libération. En effet, le soi/le moi prend trois
articulations dans le texte : être femme, appartenir à la communauté indienne et être à
Maurice dont l’objectif est non seulement de gérer une relation entre l’individu, sa
communauté et sa nation, comme l’établit Eriksen mais de trouver une équilibre entre ces
trois entités.
Maintenant, la question est de savoir pourquoi je me dirige vers une théorisation de
l’écriture féminine mauricienne, pourquoi à mon tour j’enferme, en surface, l’écriture de
Dévi et d’Appanah-Mouriquand dans une pratique normative. D’une part, je me rends
compte que le thème de la marginalisation des sujets féminins, pauvres et déviants est
présent dans l’ensemble de l’œuvre de Dévi mais aussi chez Appanah et même chez les
auteurs féminins de la Caraïbe. Selon Françoise Lionnet et Shu Mei Shin, dans leur chapitre
« Creolization of theory » : « theory can engage with the objects of one’s analysis in
multiple ways and to different levels of intensity” soit « elle doit s’engager dans
l’interprétation de différentes réalités » soit « elle doit pouvoir établir des connexions et
trouver des points communs » (Lionnet, 23) ce qui est mon objectif mais surtout, je soutiens
que l’écriture de Dévi est une pratique littéraire créolisée car Pagli, le texte, devient le point
d’enchevêtrement, de dialectique de pouvoir et de domination, de rencontres violentes
entre le sujet féminin, sa communauté, sa nation, sa langue et sa quête d’une esthétique
identitaire.
La pratique d’écriture dans ses thèmes, son esthétique et la position de sa voix,
toujours une voix en dehors de, relèvent d’une tentative de désenclavement intra- et
intercommunautaire, régionale, dans une tentative de penser l’île dans sa totalité et non
plus en rapport avec une entité et une identité de cloisonnement, à savoir l’Inde dans ce cas
particulier. En ce sens, tout comme Pagli, le personnage, est une femme rebelle, Pagli le
récit, ainsi que Blue Bay Palace et Le silence des Chagos (que nous verrons en conclusion)
sont des textes, des écritures rebelles car elles vont à contre-courant des pratiques de
223
séparation et d’homogénéisation, que des pratiques anthropologiques, politiques et
historiques imposent à l’île.
224
CONCLUSION
Nous sommes de quelque part
Et de partout en même temps
Mais si tu es de nulle part
Tout en croyant être de partout
Tu n’auras rien à donner
Et croyant tout avoir
Tu ne pourras rien recevoir
« Sois Peuple » Gilbert Aubry
Zil in fermé, Le silence des Chagos, Shenaz Patel
Il existe un pont esthétique créole réel entre les deux régions, que ce soit de la part
des auteurs d’Eloge de la Créolité, de Créolie ou de Coolitude. Il s’agit dans ces cas de
définir et redonner l’honneur à l’être créole, que celui-ci vienne des Antilles, de la Réunion
ou de Maurice. Le « coolie » selon les données historiques de sa présence dans l’île, est en
créolisation, en créolité et en coolitude. A travers une réinvention des personnages et un
réinvestissement de la langue créole, les auteurs positionnent leurs îles comme la matrice
de leur identité en mouvement, identité qui s’étend à leurs régions respectives et au-delà.
L’expérience partagée de la domination et de la répression linguistique incitent à un
repositionnement du centre dans le but de vaincre l’aliénation, la déshumanisation et
l’infantilisation. Par ailleurs, les concepts de l’Indianité et de la Coolitude viennent enrichir
ces créolités car elles cherchent à positionner les engagés et les descendants d’engagés dans
la dynamique créole qui leur est présentée. Par ailleurs, l’arrivée même des engagés, ainsi
que le système habitationnaire, mettent d’emblée les nouveaux arrivants dans la
créolisation, toujours en mouvement. Ainsi, omettre la présence indienne du paysage
antillais, c’est effacer tout un pan historique, culturel mais aussi politique de la création des
Antilles et de la particularité des Antilles francophones et de l’Océan Indien francophone.
De même que refuser de légitimer la batardisation de l’être créole mauricien, c’est refuser
de reconnaitre la part de l’Afrique dans la genèse du pays. C’est aussi fermer Maurice non
seulement au reste du Monde mais à l’île elle-même qui continuera, en conséquence, à se
225
regarder à travers les yeux de l’Autre Inde, en particulier. Cependant, le cas de Diago
Garcia, une base militaire américaine dans l’Océan Indien empeêhe le rapprochement
simpliste de la Caraibe francophone (Gaudeloupe, Martinique) et des Mascareignes
(Maurice).
Dans son entretien avec Rohini Bannerjee en 2008, Shenaz Patel, auteur de Silence
des Chagos paru en 2005, fait mention de ce qu’elle qualifie de « tyrannie de l’identité » à
Maurice. Cette tyrannie de l’identité se caractérise selon elle par une perception immuable
de l’identité alors que la genèse de l’île Maurice ainsi que la multitude des cultures qui s’y
sont côtoyées et qui se côtoient encore aujourd’hui, invitent à une vision fluide de l’identité
mauricienne. On retrouve cette fixité ou cette tyrannie, pour reprendre le terme de Patel,
autant chez Devi que chez Appanah-Mouriquand. Dans Le silence des Chagos, elle reflète
le malaise et le malheur créoles des Chagossiens.
Les Chagossiens, qui font l’objet du récit de Patel, sont originaires de Diego Garcia
qui a été fermée à ses habitants dès 1968. Diego Garcia est aujourd’hui une base militaire
américaine, stratégiquement positionnée dans l’Océan Indien et qui permet, parmi d’autres
avantages stratégiques, politiques et militaires, de suivre de près l’Iraq et son pétrole. Dans
son ouvrage Island of shame, David Vine rappelle qu’entre 1968 et 1973, près de deux
mille Chagossiens ont été expulsés de leur île afin de construire la base militaire de Diego
Garcia. Pour mettre en place le projet, les Britanniques ont littéralement fermé l’île et
instauré la famine ainsi que la tuerie des chiens pour faciliter l’exil et la déportation de
cette population. De ce fait, tout comme avec l’esclavage, la décision a été prise de forcer
un peuple à l’exil afin de répondre aux exigences économiques, politiques et militaires
d’une puissance mondiale. Le bien-être politique et militaire est privilégiée face à la qualité
de vie de Chagossiens qui une fois arrivés à Maurice, se retrouvent dans une pauvreté
extrême qui entraine la maladie, le sagren et la mort. En 2001, soit près de trente ans après
la dernière déportation du reste de la population, on recense 60 Chagossiens morts de
226
tristesse et de « mal du pays » sur les 369 décédés cette année-là. Par ailleurs, « Sagren »
ou le chagrin dont souffrent les Chagossiens, va au-delà de la simple tristesse. Elle implique
la maladie, la dépression, le mal du pays mais aussi le chômage, la misère extrême ainsi
que les discriminations dont les Chagossiens sont victimes au quotidien.
En plus d’être déportés à Maurice (et aux Seychelles), les Chagossiens sont
victimes de discriminations ethniques, spatiales et mémorielles une fois arrivés dans leur
pays d’accueil. A la fin des années 60, les Chagossiens constituent une population en retrait
du reste de Maurice. L’indépendance de Maurice s’est faite au prix de leur île, de leur foyer
et de leur sentiment d’appartenance (Le silence des Chagos, 144). Ainsi, l’exil crée un
déséquilibre de leur définition de l’identité, une identité qui se met en suspens en raison du
traumatisme de la déportation. Désiré, le fils de Charlésia, ne possède pas de carte
d’identité car il est né sur le bateau, le Nordvaer, qui emmenait sa famille vivre à Maurice.
En tant qu’Ilois, c’est-à-dire originaire des petites îles constituant l’archipel des Chagos, il
est victime de chômage et doit s’exiler encore une fois pour tenter de trouver du travail.
Ainsi, le triple exil de Désiré, expulsé de Diego Garcia, de Maurice et sans papier, l’oblige
à s’interroger sur la place qu’il occupe dans la société mauricienne d’une part et dans la
mémoire des Chagos d’autre part. Ce questionnement ainsi que le déracinement dont ils
sont victimes entrainent la dépression, le sagren des Chagossiens : « lasagren c’est comme
on pourrait mourir de maigreur ou de manque d’amour : un jour le cœur prend froid, et l’on
n’a pas assez de forces pour le réanimer » (Le silence des Chagos, 118). De plus, le sagren
est causé par des problèmes économiques et sociaux spécifiques à cette partie de la
population mauricienne qui se retrouve catapultée dans une dynamique qu’elle ne maitrise
ni ne comprend et qui la rejette en retour : « Sagren is ‘not having work’. It’s’lacking’ food,
water, education for yourself and your children. It’s not becoming ‘abitye’-being unable to
adjust- to life in Mauritius » (Vine, 160).
Ce commentaire d’un Chagossien, Joseph Vindasamy, lors de son entretien avec
David Vine, nous rappelle le constat d’Edith Clarke dans les années 30 dans le cas de la
227
Jamaïque, selon lequel le père absent est le père qui a une situation économique précaire.
Dans le cas des Chagossiens, l’absence du père est forcée par l’Etat et les nations
britannique, américaine et mauricienne (nouvellement créée). Du fait de son déracinement
et face aux exigences géopolitiques, son rôle, tout comme en période esclavagiste, est
invalidé dans la cellule familiale.
L’invalidation du rôle du père chez les Chagossiens se caractérise par la mort et
donc l’absence littérale de ce dernier. Devant son impuissance face à la machine étatique
et à améliorer les conditions de vie de sa famille, le père souffre de crise cardiaque, de
dépression, d’abus de drogues et d’alcool et finit par mourir. Par conséquent, on se retrouve
dans une réactivation du système esclavagiste et habitationnaire qui fait du père, par voie
de lois et de décrets, pris à son insu, « l’ennemi » de l’Etat. Bien sûr, les hommes ne sont
pas les seuls à mourir de cette situation. Des fils, des mères et des filles deviennent
littéralement fous ou se suicident lorsqu’ils se retrouvent impuissants face à la misère de
leur famille. En effet, dans le cas des Chagossiens, la pauvreté ne se résume pas uniquement
à des habitats insalubres mais à la famine qui tue les enfants. Rita, dont David Vine rapporte
les propos, a perdu trois fils et une fille car elle n’arrivait pas à les nourrir. Ils sont décédés
de sous-nutrition ou d’abus de drogues et d’alcool. L’une des belles-filles de Rita s’est
suicidée par asphyxie au gaz car elle ne trouvait pas de travail afin de subvenir aux besoins
de ses enfants. Le mari de Rita a eu d’une crise cardiaque puis est décédé après un séjour
de six semaines à l’hôpital comme c’est le cas de bien d’autres :
His arm, his hand, his foot, it was all dead,
paralyzed… He had sagren…Sagren is what
he had… he saw his children, every day they
went without food. He didn’t have a job that
he could work to be able to give them food.
That’s what made him sick. He wasn’t used
to life like that” (Vine, 132).
228
Sagren est donc causé par la perte de son pays, de son île, et par l’enfermement
dans un pays-prison qu’est l’île Maurice. Entre les Chagos et Maurice, le contraste est
flagrant. A Diego Garcia, la vie est réglée par le travail de la noix de coco122. Les hommes
comme les femmes, les maris comme les épouses sont employés à la fabrication du copra.
De plus, l’île fournit les moyens de vivre à ses habitants. Il suffit d’aller pêcher, de récolter
les fruits du jardin et de compléter avec les denrées fournies par l’usine telles que le sucre
ou la farine. Maurice en revanche est une terre marâtre. A l’abondance de Diego Garcia,
s’oppose le manque de Maurice. La terre et la mer du côté mauricien ne nourrissent pas.
L’argent y a une valeur palpable et la nature perd de son symbolisme car elle est, tout
comme les Chagossiens, réduite au silence. A Port-Louis, la capitale de Maurice, les
Chagossiens se retrouvent dans des cases sans eau ni électricité. Ils ne peuvent pas subvenir
à leurs besoins. L’Etat les a parqués dans une prison, une île-prison dont la seule issue est
la mort : « the reasons behind these suicides are disgust of the life they have been living in
Mauritius and of poverty : no roof, no job and uncared. They were demoralized and instead
of living a depraved life, they found in death a remedy » (Vine, 130). L’aliénation des
Chagossiens et leur misère (mizer en créole mauricien) proviennent donc de l’impossible
ascension sociale à Maurice.
A Diego Garcia, les Chagossiens travaillent tous la noix de coco qui est ensuite
distribuée à Maurice et dans le monde. La notion de classe sociale est quasi inexistante sur
l’île car tous les travailleurs y sont au même niveau. Le phénomène de déportation crée
une autre réalité et propulse les Chagossiens dans une dynamique économique dont ils ne
maitrisent pas les règles. En effet, les Chagossiens sont une minorité visible à Maurice. Les
gouvernements anglais et mauricien ont décidé que Maurice serait leur pays d’accueil. Ils
sont confinés dans des baraquements et des « ghettos » qui les isolent du reste de la
122 Voir à ce sujet l’introduction de Island of Shame de David Vine.
229
population. Plus encore, les Chagossiens sont une minorité en raison de leur couleur de
peau et de leur incompréhension des langues française et anglaise, les deux langues
officielles à Maurice. Le Créole est librement parlé par tous. Par ailleurs, ils sont foncés de
peau et exercent les petits métiers manuels de dockers, femmes de ménage ou nourrices.
A leur arrivée dans l’île, les Chagossiens subissent une double non-reconnaissance. Dans
un premier temps, le gouvernement ne met pas en place de structures médicales et sociales
appropriées pour leur permettre d’opérer la transition. L’alimentation est l’un des
principaux éléments de la dissémination des Chagossiens. Ils avaient en effet une
alimentation fraiche et organique et se retrouvent dans un milieu où ils doivent s’adapter à
des aliments surgelés, rassis et très souvent, ils n’ont pas les moyens de s’alimenter
correctement : « The main cause of the sufferings of the Ilois was the lack of proper plan
to welcome them in Mauritius. There was also no rehabilitation programme for them »
(Vine, 132) d’où l’aspect carcéral de Maurice. Les Ilois s’y retrouvent comme dans le
couloir de la mort.
D’autre part, les Chagossiens se retrouvent dans une hiérarchie sociale déjà en place
avec les Blancs descendants de colons et les Indiens au somment de l’échelle sociale. Au
bas de l’échelle, on retrouve les Créoles qui occupent des postes manuels pour la plupart.
Lorsque les Chagossiens viennent s’ajouter à cette structure, ils subissent une autre nonreconnaissance ou du moins, vient s’ajouter un autre marqueur de reconnaissance que les
Mauriciens jugent appropriés à leur condition. De ce fait, les Chagossiens sont appelés Ilois
(comme je l’ai mentionné précédemment) parce qu’ils viennent des îles des Chagos mais
plus encore, ils sont aussi qualifiés de Ti-Kreyol (petits Créoles).
Selon Boswell, être Créole à Maurice est la marque d’une « non-identité » (Boswell,
11) car l’être créole est fait de métissages, de convergences et de divergences d’histoires.
230
Il est en lui, le lieu de rencontre d’une culture du « non-dit »123 ou du moins selon moi, du
« reste-à-dire ». De ce fait, qualifier les Chagossiens d’Ilois et de Ti-Kreyol revient à les
taxer d’une double négation de leur notion d’identité. Le préfixe Ti est un renfermement
dans la petitesse, dans l’infantilisation mais surtout, dans le cas de ces hommes et de ces
femmes qui meurent dans la misère, le préfixe devient un rappel constant de leur
insignifiance dans le paysage social et culturel mauricien. Etre Créole est en quelque sorte
un malheur symbolique plus qu’un malaise car c’est une négociation identitaire qui mène
à la mort.
Par ailleurs, les Chagossiens souffrent d’une double insularité. Ils sont Ilois à
Maurice car ils viennent des Chagos. Maurice, comparé à Diego Garcia est la marque de
la modernité, du progrès. Mais Maurice est aussi une île, nouvellement indépendante sur
la scène internationale. En ce sens, le gouvernement mauricien reproduit sur les
Chagossiens les mêmes paramètres de domination que les Français et les Anglais avaient
utilisés contre elle (l’île Maurice) au temps de la colonisation. D’ailleurs, du point de vue
symbolique, je soutiens que l’indépendance de Maurice s’obtient au prix de l’infanticide :
l’indépendance s’acquiert au prix du déracinement et de la mort des Chagossiens. De ce
fait, l’aliénation et le malaise social dont souffrent les Chagossiens est paradoxalement le
reflet de l’aliénation et du malaise dont souffre Maurice dans sa tentative de négocier son
passage du local (la façon dont elle se définit et se positionne dans l’Océan Indien) au
global (la façon dont elle se positionne et se définit sur la scène internationale).
Avec la présence des Chagossiens, on comprend donc comment il est nécessaire de
se preserver de quelque rapprochement anthropologique hatif de la Carabie et des
Mascareignes. En effet, meme si les Chagossiens partagent les memes composantes
sociales et culturelles de la période esclavagiste et habitationnaire, ils ont une mémoire
habitationnaire radicalement opposée à celle que l’on retrouve en Guadeloupe, en
123 Shenaz Patel dans son entretien avec Bannerjee.
231
Martinique ou à la Réunion. En effet, les travailleurs envoyés à Diego Garcia étaient
chargés uniquement du travail de la noix, dans ce milieu doublement insulaire, jusqu’au
moment où ils ont été évincés. De ce fait, leur double insularit’e a engendré un autre habitus
habitationnaire dans la mesure où leur habitus habitationnaire se caractérise par une
‘echappatoire de l’ile-mère (Maurice) ce qui leur permet de (re)inventer des liens sociaux
et familiaux. Leur malaise et leur sagren vient du fait qu’ils ont été brutalement expulsés
du système habitationnaire revisité uniquement pour eux à Diego Garcia.
Ainsi, les théories qui ont balisé la pensée de la thèse (créolisation, créolité,
coolitude mais aussi créolie, indianité) sont nécessaires dans la mesure où elles
apparaissent pour rappeler l’humanité et l’apport culturel considérable des êtres évoqués
dans les sociétés données (principalement les Antilles et les Mascareignes dans ce cas-ci)
mais ont elles-mêmes leurs limites dans la mesure où ces sociétés sont en constantes
évolutions et ne sont pas figées dans des « Eloges ». De plus, l’évolution, la mutation, le
mouvement, sont les principes mêmes de la créolisation. De ce fait, l’anthropologie à elleseule ne suffit pas à expliquer le cannibalisme affectif des pères ni la folie des filles et
encore moins l’ostracisme et la misère dont souffrent les Chagossiens.
Aux Antilles (Guadeloupe et Martinique), en ce qui concerne le père afro-antillais,
l’habitus habitationnaire est caractérisée par la désertion du père de la cellule familiale.
C’est cette désertion qui donne instantanément naissance à la femme poto-mitan, lorsque
la mère délaissée décide d’occuper la fonction de mère et de père. C’est le manque à être
du père qui permet de mettre en exergue la souffrance des mères, des fils et des filles. Pour
les mères (en particulier en Guadeloupe et en Martinique), il s’agit de discours magnifiés,
qui leur octroient des espèces de pouvoir dont elles ne peuvent se vanter qu’à un âge
232
avancé. Il fallut à Télumée toute une vie de souffrances et de deuils afin d’être en paix
avec Elie, son amant violent. C’est la mort qui permet à Tituba de se libérer des attaches
sentimentales afin de se concentrer sur la libération de son peuple. Si les femmes de ces
régions mettaient les hommes en face de leurs responsabilités et faisaient en sorte que la
pension alimentaire (octroyée par le père biologique) substitue les allocations familiales
(octroyées par l’Etat, le père symbolique), ce serait une première étape de la déstructuration
de la structure habitationnaire. Une étude sur la responsabilisation des pères à travers le
système juridique, en fonction de leurs classes sociales mérite d’être faite afin d’enrichir et
de complexifier l’analyse.
Dans le cas du père indo-antillais, il subit les exactions et la discrimination.
Lorsque l’on analyse son rôle dans la littérature antillaise, on se rend compte que son
habitus habitationnaire est caractérisé par sa force de travail. Portant en mémoire la
mémoire de l’Inde (qu’il ne connait pas la plupart du temps), son objectif est d’honorer les
termes de son contrat d’engagement, à savoir travailler assidument la terre afin d’améliorer
sa condition sociale et prendre soin des siens, quelles que soient les difficultés rencontrées.
Enfin, chez le père des Mascareignes, en particulier le cafre de la Réunion et le Ti-Kreyol
de Maurice, l’habitus habitationnaire se caractérise par la force écrasante de la Loi du
système, et encore plus dans ses aspects contemporains, à savoir la départementalisation et
la fermeture de Diego Garcia.
De ce fait, la domination, le malaise et le mal-être que cette thèse soulève sont
intrinsèques à la violence de la créolisation. Comment sortir de cette violence ? Comment
se libérer de la « malédiction » habitationnaire qui court-circuite les rapports entre les
membres de ces sociétés et en particulier dans la cellule familiale? La question reste ouverte
233
mais elle mérite d’être soulevée et constamment analysée car si elle est en sous-bassement
de ces sociétés et que l’esthétique littéraire antillaise et des Mascareignes permet de la
disséquer, l’habitus habitationnaire et la mentalité du Code noir aident partiellement à
comprendre la désertion du père réel de la cellule familiale, en particulier aux Antilles. Si
ce comportement (le marronnage de la cellule familiale) est une stratégie mise en place
pour affronter une structure (l’habitation et le système) et que cette structure a finalement
structuré ce comportement, il reste encore à déterminer l’apport de la « nouvelle
génération » dans cette dynamique.
234
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