Joëlle la Pictonne Addy Schneider Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy

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Joëlle la Pictonne Addy Schneider Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy
Joëlle la Pictonne
Addy Schneider
Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy
26 octobre
Un tambourinement sourd m’éveilla. Dans le noir total je me
sentis secouée et comme emportée par une crue. Je voulus à
tâtons trouver une lumière, mes bras étaient engourdis, j’avais
peine à les remuer ; le froid me pinçait le nez. Levant ma tête je
butais contre un obstacle qui m’éveilla totalement.
J’étais couchée dans ma Twingo, engoncée dans mon sac de
couchage. Un orage de grêle venait d’éclater. Les réverbères qui
avaient éclairé la rue hier soir étaient éteints ; l’orage avait
provoqué une panne de secteur.
Je m’arrachais à mon couchage, allumais le plafonnier, regardais
ma montre : il était 5h30. L’orage s’était converti en averse drue.
Cela faisait cinq jours que je n’avais pris de douche ; je sentais
mauvais. L’enjeu d’aujourd’hui était trop important. J’allais avoir
un travail et un toit. J’extirpais ma trousse de toilette de mon sac
à dos, gant de crin, savon de Marseille et serviette de bain.
Depuis l’adolescence j’avais mis au point ce rituel de
purification : longue douche écossaise, le gros pain de savon, le
gant de crin.
J’enlevais les sous-vêtements dans lesquels j’avais dormi et
sortis nue sous l’averse. La nuit d’octobre était glacée, je me
décrassais vigoureusement ; la peau rougie me réchauffa. Je
rentrais me sécher dans la voiture, puis me coiffer à la lumière
du plafonnier, lissant mes cheveux en queue à cheval, une petite
chienne me couvrant le haut du front. Je sortis du sac à dos des
sous-vêtements propres, un jean et un tee-shirt de rechange, me
contorsionnais pour m’habiller et me sentis enfin fraiche pour
attaquer la journée. Mon unique paire de basket et mon seul
anorak exhalaient une sueur acre.
Je les vaporisai d’un
désodorisant au parfum neutre dérobé la veille au supermarché.
La Twingo était garée en face du parking du lycée Saint Ambroise
où j’avais rendez-vous avec Madame Lemaitre. Elle avait publié
une petite annonce sur Paru Vendu, un journal gratuit. Elle
cherchait une jeune fille au pair pour s’occuper de sa fille Kathy,
14 ans, paralysée des deux jambes. Nous avions pris contact par
téléphone.
Ma friction au gant de crin m’avait détendue ; assise derrière
mon volant, je me rendormis. Eblouie par les phares des
premières voitures qui venaient se garer sur le parking je me
secouai. La pluie avait cessé. A nouveau les lampadaires
éclairaient la rue et le parking. J’étais garée à l’écart, sur trottoir
qui longeait la cour de récréation du lycée, entourée par un
grillage qui retenait une haie de feuillus aux couleurs d’automne.
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De l’autre côté de la rue, le parking se remplissait. Des élèves
descendaient des voitures, souvent accompagnés de leurs mères
jusqu’au portail. Je remarquais d’emblée la Kangoo vert olive que
Mme Lemaître m’avait décrite. Une dame élégante en descendit,
l’air autoritaire. Bravant le temps instable elle ne portait qu’un
tailleur classique. Elle ouvrit la double porte arrière de son
estafette, sortit et fixa deux rampes de chargement en acier, puis
y engagea un fauteuil roulant électrique. Une jeune fille était
assise, immobile, couverte d’un plaid, sa nuque penchée en
avant.
Un policier municipal jeune, à la silhouette athlétique réglait la
circulation, ouvrait le passage aux piétons vers le lycée. Il
s’approcha, me fit remarquer que j’étais garée sur
l’emplacement des bus scolaires et me demanda de me garer en
face sur le parking. Le temps de la manœuvre, le fauteuil roulant
avait disparu dans la foule. La dame était revenue ; debout
devant sa voiture elle scrutait le parking. Je m’avançais vers elle :
« Madame Lemaitre ? »
« Mlle Blanchard ? Bonjour. Vous n’avez pas de bagages ? »
« Dans ma voiture »
« Dépêchez-vous de les apporter, ne perdons pas de temps »
Visiblement elle cherchait à me dominer. J’allai prendre mon sac
à dos contenant mes vêtements, laissai dans mon coffre le sac de
couchage, mon camping gaz et ustensiles de cuisine. J’étais de
retour aussitôt.
« Mettez ça dans le coffre, à gauche »
Le coffre de l’estafette avait été aménagé. Pas de banquette
arrière, une paroi à mi-hauteur calée contre les sièges avant, une
autre, perpendiculaire, partageait le coffre en deux. Le coté droit
était aménagé pour arrimer le fauteuil roulant, le gauche servait
de coffre à bagages. Le long de cette paroi étaient rangées les
deux rampes.
Je m’assis à côté de Mme Lemaitre, elle démarra sans un mot. Je
me lançai.
« J’étais garée en face, je vous ai vu arriver et descendre votre
fille »
« Vous n’êtes pas venue nous saluer ? »
« Vos instructions stipulaient de venir vous rejoindre à la Kangoo
à 9h15 »
Elle resta silencieuse. Je n’étais pas mécontente d’avoir retourné
contre elle sa volonté de domination. Son visage finit par se
détendre
« Lorsque nous nous connaitrons mieux vous apprendrez que
vous pourrez prendre quelques initiatives sans m’en référer au
préalable. Vous m’aviez dit au téléphone que vous aviez déjà
travaillé avec des enfants handicapés »
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« J’étais éducatrice pendant un an dans un orphelinat spécialisé :
handicaps physiques et mentaux, cas sociaux, retrait de droit de
garde aux parents… »
« Et vous n’avez pas persévéré ? »
« J’ai démissionné. Je n’étais pas d’accord avec leurs pratiques »
« Où était-ce ? »
« Saint Symphorien »
Elle prit un air entendu « Je vois »
« J’ai démissionné six mois avant que le scandale n’éclate »
« Vous ne l’aviez pas dénoncé ? »
« D’autres l’ont fait avant moi et les plaintes avaient été classé
sans suite. De plus on avait cherché des noises aux
dénonciateurs. C’est ce que j’ai entendu »
« Parlons de Kathy. Elle va sur ses 15 ans. Il y a 3 ans, nous avions
eu un grave accident de voiture. Mon mari y a laissé la vie. Moimême je suis restée dans le coma pendant 4 mois, avec de
graves problèmes de colonne vertébrale qui perdurent. Kathy est
restée paralysée des deux jambes avec un sérieux traumatisme
crânien et émotionnel. Elle refuse toute assistance
psychologique approfondie. Sa scolarité a pris un an de retard. Sa
puberté aussi ; elle vient tout juste d’avoir ses règles. Elle a
souvent de fortes sautes d’humeur, parfois elle s’oppose
violemment. En trois ans, elle a usé cinq préceptrices. Par
chance j’ai trouvé à proximité un lycée privé qui admet des
enfants handicapés, et qui a bien voulu l’accepter. Elle partait en
dépression. Et moi, les 4 mois de coma ont exaspéré ma rage de
vivre. Nous étions aux antipodes… »
« Vous aimeriez que votre fille trouve en elle la même rage de
vivre que celle qui vous anime après cet accident ? »
J’avais touché juste. Elle eut un sursaut, écrasa le frein, se gara
sur le bas-côté. Puis me regarda droit dans les yeux :
« Vous sentez-vous la force d’y arriver ? »
« J’y mettrai tous mes efforts, je vous demande de me faire
confiance »
Elle se pencha vers moi, me serra avec ses longs doigts crochus.
« Vous vous appelez Joëlle ? Appelez-moi Louise »
Puis elle redémarra.
La villa des Lemaitre se trouvait en proche banlieue au lieu-dit La
Girardière. Par télécommande Louise ouvrit le portail en fer
forgé. Un muret surmonté d’une grille en fer forgé elle aussi,
clôturait son terrain coté rue. Louise se gara dans l’allée. La pluie
avait cessé, les pneus crissaient sur le gravier mouillé. L’allée
conduisait au garage, attenant à la villa. Sur la porte d’entrée une
grille en arabesques aériennes en fer forgé bardait une fenêtre
de verre cathédrale.
Louise m’emmena droit dans la buanderie, et s’arrêta devant la
machine à laver.
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« Donnez-moi toutes vos affaires, nous allons les laver » Je lui
tendis mon sac
« Egalement ce que vous portez sur vous. Vos baskets
supportent la machine à laver je suppose ? »
Son œil scrutateur me détailla, nue devant elle. L’un après l’autre
elle saisit mes bras d’une main de fer, les leva, les tourna
«Vous ne vous piquez pas. Prenez-vous de la drogue ? » « Je suis
clean »
Ses mains descendirent le long de mes cotes, jusqu’aux hanches :
« Vous avez fait une maternité ? » « J’ai une fille de 4 ans »
Son regard s’attarda sur mon sexe : « Apparemment vous n’avez
pas de MST. Je vais tout de même vous faire examiner. Je ne
veux pas que ma fille courre de risque. Y voyez-vous une
objection ? »
« Ce sera comme vous voulez »
« Suivez-moi »
Elle me prit le bras, serrant la manche de son tailleur Chanel
contre mon flanc et mon avant-bras nus. Elle ne pouvait me faire
sentir plus clairement sa volonté de domination, en même temps
je sentais derrière cette façade un désarroi muet.
« Voici la chambre de Kathy »
Chambre lumineuse aux murs rose clair. Adossé au mur de droite
un bureau d’étudiante flanqué à mi hauteur des deux côtés
d’étagères sur toute la longueur chargées de livres et d’objets
divers. Devant la table une chaise à roulettes. Ainsi Kathy en
déplaçant sa chaise, pouvait accéder à hauteur de main à tout ce
qui l’intéressait. Sur le bureau un grand écran d’ordinateur, sur le
plancher sa tour et sur l’étagère du bas son imprimante. Sur le
mur derrière l’ordinateur le poster d’un voilier fendant les flots,
la proue pointée vers le spectateur. Je reconnus la silhouette
d’un Gilly 33, l’ex-bateau de mon défunt mari.
A droite, deux lits superposés
« Le lit du bas est celui de Kathy, celui du haut sera le vôtre.
Kathy est très angoissée dans le noir et a besoin d’une présence
constante. Cela vous convient-il ? »
« Sans problème »
Elle me tourna face à elle, ses deux mains agrippant mes épaules,
son regard détaillant une fois de plus mon anatomie nue de haut
en bas. Je devinais sa langue passant sur ses lèvres.
« Je vais vous montrer la salle de bains. Vous allez prendre une
douche. En attendant que vos habits sèchent vous pourrez
passer mon peignoir. Vous connaissez la buanderie. Vous
actionnerez le sèche-linge et le fer vapeur sur la planche à
repasser. Ainsi vous serez toute fraiche lorsque je rentrerai ce
soir avec Kathy. Je vous laisse découvrir la cuisine. Vous vous
préparerez un en-cas pour ce midi. Nous rentrerons vers 18h40.
Je pars travailler maintenant. Allez prendre votre douche »
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Elle me donna une tape amicale sur la fesse gauche et me
regarda disparaitre derrière le rideau transparent. J’ouvris le jet,
commençais à me savonner, je la sentais toujours immobile,
rêveuse dans l’encoignure de la porte. Au point où j’en étais,
après deux ans de galère, j’étais prête à tout pour obtenir cet
emploi. J’avais fait la saison comme serveuse dans une crêperie
de la côte. J’avais un tuyau pour faire les vendanges dans le
Muscadet. Entretemps je zonais, à l’affut du moindre petit job.
Ne pas se laisser aller.
Je me tournai vers elle, lui fis un sourire et un petit signe de la
main. Ma touffe noire drue devait à travers le rideau faire un
contraste saisissant avec ma peau blanche.
Elle s’approcha, comme attirée, entrouvrit le rideau
« J’allais oublier. Je vous laisse le N° de téléphone de mon bureau
sur le meuble de l’entrée. Au cas où. »
« Merci Louise. A ce soir. Je vous souhaite une bonne journée »
Je m’étais arrangée pour que quelques gouttes arrosent le haut
de son tailleur. Après la douche glacée de la nuit, cette douche
chaude fut une bénédiction. Je fondis de plaisir.
J’étais surprise qu’une femme autoritaire et méfiante laisse sa
maison à la disposition d’une inconnue. Mon œil exercé détecta
vite des caméras de surveillance camouflées à divers endroits
stratégiques du plafond. Ma mère avait installé le même système
dans son sex-club. Depuis son bureau Louise devait pouvoir
surveiller mes moindres gestes. Le handicap de Kathy justifiait
sans doute la nécessité d’une telle surveillance.
Je m’attardais sous le sèche-cheveux, passant l’air chaud sur tout
mon corps. Le lave-linge s’était arrêté, je chargeais mes effets
dans le sèche-linge ; il y en avait pour encore trois quarts d’heure
d’attente. A jeun depuis la veille je sentis la faim me tenailler. Le
frigo était rempli à ras bord. Louise devait prévoir ses achats
pour la semaine. Je fis du café, préparai une montagne de
tartines.
A 16 heures, habillée de frais, j’appelai Louise et demandai ses
instructions pour le dîner. Elle parut surprise par mon initiative et
me laissa le choix. Je lui proposai des darnes de saumon garnies
de pâtes fraiches.
18H30 : crissement des pneus sur le gravier de l’allée. Louise
rentrait la Kangoo en marche arrière jusqu’au perron, installa les
rampes, fit descendre le fauteuil roulant sur lequel trônait Kathy.
Je sortis à leur rencontre.
« Bonjour mademoiselle. Je m’appelle Joëlle Blanchard et suis
votre nouvelle gouvernante »
« Tu vas m’appeler Kathy et me vouvoyer. Moi je te tutoierai »
« C’est entendu Mlle Kathy. C’est vous qui voyez»
« Dis maman, pourquoi est ce qu’elle m’agresse ? »
« Madame Lemaitre mon intention n’était pas de manquer de
respect à votre fille. Si toutefois tel est votre sentiment, je crains
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que nous ayons du mal à nous entendre et je préfèrerai repartir
de suite »
« Vous restez. J’expliquerai à ma fille qu’il s’agit d’un malentendu
sans gravité »
« Si vous permettez je souhaite remercier Mlle Kathy d’avoir
exprimé son sentiment et serai heureuse que par la suite elle en
fasse de même, qu’elle me précise en quoi certains points de ma
conduite pourraient lui déplaire. Nous mettrons au point
ensemble une façon de faire qui lui convienne. Se taire sur ce
point ne pourrait qu’envenimer les choses »
« On ne va pas rester sur le perron. Rentrons »
« Mademoiselle Kathy, que suis-je censée faire maintenant? »
« Arrête de m’appeler mademoiselle »
« Nous allons l’aider à se déshabiller, faire sa toilette… »
« Maman c’est à moi que la question était adressée ».
Kathy s’adressa à moi :
« Tu vas chercher la potence là-bas, m’aider à m’extraire du
fauteuil et à m’y accrocher. Puis tu vas m’enlever mon collant et
ma couche-culotte. Elle est pleine de merde. Tu vas m’essuyer le
derrière avec les lingettes qui se trouvent sur le meuble de la
salle de bain. Puis tu vas chercher le tabouret à roulettes dans la
cuisine, me faire asseoir puis m’enlever le haut, mon sweater et
mon maillot de corps. Ensuite tu vas me soutenir pour aller à la
douche. Je m’accrocherai à la potence de la douche pendant que
tu vas me savonner et me rincer. Surtout les fesses et
l’entrejambes, je viens d’avoir mes règles et de faire caca. Tu vas
me sécher, puis sur la chaise roulante me placer devant la
coiffeuse et m’aider à me coiffer. Je te donnerai ensuite de
nouvelles instructions. Des questions ? »
« Que fais-je de la couche-culotte souillée ? »
Louise intervint ;
« Vous trouverez de petits sacs poubelle sur la petite étagère audessus de la poubelle ».
Pendant que je savonnais Kathy, elle m’adressa un sourire
complice et murmura :
« Tu as fait chier ma mère comme il est pas permis. Je suis ravie.
Je sens que nous allons bien nous entendre »
Me retournant, je vis le regard réprobateur de Louise. Je l’avais
privée de son rôle dirigeant au profit de Kathy, sans qu’elle ne
puisse protester
Une fois coiffée, j’aidai Kathy à s’habiller : une couche-culotte
pour la nuit, sa chemise de nuit Mickey, sa robe de chambre.
En passant devant sa mère elle me lança
« Merci Joëlle, pour une première fois vous avez été parfaite ».
Louise intervint : « Joëlle nous a préparé le diner. Allons gouter
sa cuisine »
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J’avais trouvé des carottes et du céleri dans le panier à légumes
et préparé une entrée de crudités que je servis accompagnée
d’une vinaigrette, pendant que je faisais griller le saumon,
« Tu n’aimes pas trop le poisson. Veux-tu le remplacer par du
jambon ? » proposa Louise à Kathy
« Je vais voir »
Kathy dégusta son saumon et en redemanda.
Après dîner je la conduisais dans sa chambre réviser ses leçons.
Elle me passa les bras autour du cou, m’embrassa « Je sens que
je vais t’aimer »
« Moi aussi je commence à vous aimer »
Petite bourrade dans mes cotes : « Le vouvoiement c’est pour la
frime, pour faire chier ma mère. Ici nous sommes entre nous, tu
me tutoyes »
Grammaire et calcul furent révisés sans problème. Au bout d’une
demi-heure je la ramenais dans le salon
« Je suis fin prête pour le contrôle de demain ».
Nous restions à bavarder quelque temps de manière détendue,
devant la télé. A 21h j’emmenais Kathy se coucher, puis revins
vers Louise.
« Pour une première journée me dit-elle, cela s’est bien passé.
Demain matin lever à 7h. Tu l’aideras à faire sa toilette et à
s’habiller. Après le petit déjeuner je te donnerai les instructions
pour la journée puis je l’emmènerai au lycée. Je suis très
contente de cette première journée. Tu plais à Kathy et tu me
plais. Tu peux aller la rejoindre quand tu veux »
« Pour le petit déjeuner, vous prenez quoi ? »
« Pour moi thé noir et pain grillé, un yaourt et un jus d’orange,
pour Kathy un bol de lait chaud avec des corn flakes et une
compote de pomme »
« Parfait. Bonne nuit Louise »
« Bonne nuit Joëlle » Elle m’attira à elle et m’embrassa.
Dans la chambre, Kathy avait laissé la lumière
« Viens. J’ai peur la nuit »
« Tu veux que je vienne dans ton lit ? »
« Je t’ai fait une petite place »
Elle se lova contre moi et s’endormit aussitôt. Elle avait retrouvé
son visage d’enfant.
Le lendemain soir elle me redemanda de venir coucher dans son
lit. J ‘avais été intriguée par son poster. C’était le modèle du
voilier de Greg, mon mari, et il devait avoir été fait sur
commande, d’après une photo; on ne trouve pas ce type de
poster dans le commerce. Je lui demandai d’où elle le tenait:
c’est Lydia, sa copine qui le lui avait offert. Pour Kathy le voilier
était le rêve d’une liberté impossible, vu son handicap.
« Tu as fait du voilier avant ? »
« J’ai fait un peu d’Optimist sur le lac. J’ai bien aimé »
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« Aimerais-tu en refaire ? »
« Tu te moques de moi » Elle était colère
« Tu n’as qu’un mot à dire. Je vois avec ta mère et nous
passerons le week-end prochain en mer »
« J’adorerai. Tu es un amour ». Elle se serra contre moi, j’eus le
sentiment d’un frémissement dans sa cuisse droite.
Dès le matin suivant j’appelai Fiona, la sœur de Greg et
propriétaire du Bihan, un Gilly 33-école. Fiona dirigeait une
petite école de voile du coté de La Rochelle et elle avait entre
autres un contrat avec un centre d’enfants handicapés qu’elle
initiait à la voile.
« C’est entendu. C’est en plus le week-end de la Toussaint, nous
aurons une pensée pour Greg. Maelle te réclame, cela fait trois
semaines que tu n’es pas venu la voir. Elle en fait voir de toutes
les couleurs à Lucy »
Lucy, sourd muette, la compagne de Fiona, est la nourrice de ma
fille Maelle.
Le soir même, après le coucher de Kathy, je soumis l’idée à
Louise. Elle accepta aussitôt malgré le prix qui lui parut un peu
élevé.
Il faudrait me prêter la Kangoo, je n’ai pas pu encore payer
l’assurance de ma voiture »
« Si tu es très gentille, on peut arranger ça. Vous allez donc partir
du samedi midi au dimanche soir. Le samedi matin la navette
vient chercher Kathy pour l’emmener à sa séance au Centre de
Réadaptation, ses séances piscine, kiné et psy.
André, mon ami viendra me rejoindre le vendredi soir tard. Il est
promoteur de ventes et constamment sur les routes. Tu pourrais
nous servir le petit déjeuner au lit ? »
« Si j’ai bien compris le plat de résistance de ce petit déjeuner ce
serait moi ? »
« Je ne savais comment le demander. Tu as dû te rendre compte
que j’ai très envie de toi. Et lui aussi. Je lui ai parlé de toi »
« C’est d’accord. J’y pense, il faut aussi que je fasse le plein de la
Twingo »
« Tu deviens gourmande. Mais je penses que tu le vaux ».
Je rejoignis Kathy dans son lit.
« C’est arrangé. Nous naviguerons tout le week-end. Tu pourras
tenir la barre, skipper le navire. Ca te plaira ? »
Kathy allumai sa lampe de chevet
« Pourquoi fais-tu ça pour moi, je n’en vaux pas la peine. J’ai
surpris les bribes de votre conversation. Alors tu vas te laisser
tringler par ces deux vicieux. Il a dix ans de moins qu’elle et pour
le garder elle se croit obligé de lui fournir des vierges au petit
déjeuner. Quand il en aura assez de toi elle va te virer comme les
autres et je me retrouverai à nouveau toute seule. Mais je la
tuerai avant »
Elle se serra contre moi, secouée de sanglots
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« J’ose croire que c’est de bonheur que tu pleures ? »
Elle fit un petit signe affirmatif de la tête et s’endormit dans mes
bras.
Le vendredi soir Louise me remit ma tenue pour le lendemain
matin ; une nuisette de nylon translucide.
J’avais prévenu Kathy que cette nuit-là je dormirai dans mon lit,
au-dessus du sien, que j’avais besoin de faire le point. J’ai peu
dormi, trop de souvenirs me revenaient en mémoire. J’avais 13
ans lorsque mon père nous quitta. Peu après ma mère, en
manque sexuel, me mit dans son lit et me commanda de la
caresser, la masturber, la sucer.
Des amis l’entrainèrent dans un sex-club, elle m’y offrit à tous les
membres
« C’est pour payer tes études »
Les études étaient mon refuge. Je m’y lançais à corps perdu. Je
voulais que le sexe soit pour moi comme un tiroir que je pourrai
ouvrir et fermer à volonté et oublier le reste du temps. Dans ma
chambre j’avais épinglé une reproduction d’un tableau de
Géricault : Officier de hussards à cheval
Cheval fougueux,
cavalier fringant, terrifiant, mais au regard mort, sans âme.
C’était là le sens de mes années de partouze obligée : la comédie
d’un corps ardent, d’une technique érotique sans faille, sachant
éveiller des sensations puissantes chez mes partenaires, mais
comme extérieures à moi-même, sans concours de l’âme, le
paradoxe du comédien. C’est alors que je mis au point mon
rituel de purification : longue douche écossaise, savon de
Marseille, gant de crin.
C’est en fac de droit que je fis la connaissance de Greg ; ce fut le
coup de foudre réciproque. Je lui avouai tout de mon passé et il
m’accepta telle quelle. Il m’initia à la voile et à des techniques
thérapeutiques orientales: massage shiatsu, acuponcture sans
aiguilles, yoga du sommeil éveillé…
Nous avions décidé d’avoir un enfant et Maelle naquit peu après
que j’aie obtenu ma licence en droit. J’allais arrêter mes études
pour me consacrer à notre fille. Greg avait trouvé un stage dans
un cabinet d’avocats d’affaires. Pendant ses vacances il travaillait
comme moniteur de voile dans la petite entreprise qu’il avait
créée avec sa sœur Fiona.
Il périt en mer au cours d’une de ses mini-croisières d’école : un
coup de bôme le jeta à l’eau. Sans gilet il sombra aussitôt ; on
n’a jamais retrouvé son corps. En l’absence de corps, les
assurances refusèrent de payer et je me retrouvais dans la
misère, contrainte de payer tous mes crédits jusqu’à ce que
l’huissier finisse par saisir nos biens. Sans toit je dus mettre
Maelle en nourrice chez Lucy.
Pendant deux ans, je dormis dans ma voiture, vivant de petits
boulots. Demain l’argent de Louise allait me permettre de payer
en partie la nourrice.
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A plusieurs fois dans le noir, Kathy m’interpella : « Tu ne dors
pas ? Tu es triste ? Tu ne veux pas venir avec moi ? »
Je finis par lui céder et nous nous endormîmes ensemble.
Samedi matin, aussitôt Kathy partie je revêtis la nuisette et
frappai à la porte de la chambre puis entrai. Louise m’attendait,
André dormait profondément. Louise m’offrit une place au
milieu d’eux. Elle m’embrassa, me caressa, voulut connaître le
plaisir avant de réveiller son ami. Mes caresses la gratifièrent de
six orgasmes successifs ; elle finit par s’effondrer dans une petite
mort.
J’entrepris de réveiller André avec une fellation d’agrément. Il
ouvrit un œil, je me soulevai pour le chevaucher, conformant
mes contractions au rythme de sa respiration, de plus en plus
saccadée. Je synchronisais mes petits cris avec ses ahanements
rauques, il n’en finissait pas de jouir.
« On va reprendre quelques forces »
J’allai chercher les plateaux de petit déjeuner, nous goutâmes de
bon appétit. Les plateaux à peine débarrassés, je me livrais à
nouveau à leurs caresses, les poussai adroitement à baiser
ensemble tous deux, mes caresses stimulant leur plaisir jusqu’au
point culminant. Je les laissai se rendormir, aller prendre ma
douche écossaise, ablution rituelle, afin de m’absoudre de toute
cette merde.
Pourquoi avais-je décidé de jouer le grand jeu, au risque de me
replonger dans les affres d’une page de ma vie que je voulus
révolue ? Pourquoi ne pas m’être laissé baiser à leur fantaisie,
passivement ?
En fait j’avais peur de me laisser dominer, traiter comme un
simple objet sexuel, et au bout compte jeter. Pour ma survie il
fallait que je les fasse saliver, que j’attise leurs attentes et leurs
fantasmes, que je sois maître du jeu. Après je serai en mesure
d’imposer mes conditions. C’était le prix à payer pour retrouver
Maelle
Je m’habillais, poussai nos sacs vers la porte, guettais l’arrivée de
Kathy. Je ne lui laissai pas le temps d’entrer. Après un baiser
furtif envoyé aux amants anéantis je la conduisis à ma voiture, la
fis s’asseoir rangeais le fauteuil replié et les sacs dans le coffre.
« Je n’en reviens pas de ce que tu fais pour moi. Je n’en mérite
pas tant »
« Je me fais plaisir à moi aussi »
« Oui mais le prix. Accepter que ton corps soit ainsi trituré
humilié selon leur bon
plaisir est difficilement acceptable. Je sais de quoi je parle »
Sa voix s’était brisée. J’y allai sur la pointe des pieds
« Quoi qu’il t’arrive ou te soit arrivé il faut te souvenir que ton
corps est un temple »
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« Mon corps à moi est un temple en ruines »
Elle se tut, je vis une larme couler sur sa joue, puis elle se
moucha.
Nous traversions un village, il y avait un marché sur la place
« Tu as vu le marché ? »
« Arrête-toi, je veux y aller »
« Je réussis à me garer à proximité, l’installai dans son fauteuil.
Le marché s’étirait en longueur, sur deux rangées. Il allait fermer,
quelques forains commençaient à remballer. Les étals de
primeurs regorgeaient de légumes et des derniers fruits de
saison, pommes, poires, raisins…
Des marchands de textiles bradaient qui du linge de premier prix,
qui des articles dégriffes. Kathy battait des mains, enfant
heureuse.
«Cela fait une éternité que je n’ai pas été au marché ». Elle
m’arrêta devant un étal de lingerie « Achète-moi ce lot de 3
slips » Je m’exécutai sans poser de questions, elle se confierait
en temps voulu.
Au bout de la rangée, poissonniers, charcutiers et rôtisseurs. Sur
un grill vertical tournaient, rôtissaient, doraient poulets et cailles,
au fumet affriolant; leur jus retombant en gouttelettes luisantes
dans le bac de la rôtissoire.
Au coup de cœur je commandai cinq cailles. Le boucher les
emballa dans un sachet Isotherme, les arrosant copieusement de
jus.
« Ce sera pour notre déjeuner » En revenant sur nos pas j’achetai
un kilo de chasselas. Le producteur allait remballer et me fit bon
poids.
Nous regagnâmes la voiture et je pris la direction du Port des
Minimes.
Fiona et Lucy nous attendaient sur le quai, tenant Maelle par la
main
« Voilà la Pictonne. Vous vous êtes fait désirer »
« On s’était arrêté acheter des cailles pour le déjeuner. J‘espère
que vous aimerez cela »
Lucy la gourmande me fit comprendre par signes qu’elle les
adorait.
Maelle s’était jeté dans mes bras, m’embrassait à tout va. Fiona
et Lucy s’occupaient de Kathy, elles avaient l’habitude des
enfants handicapés. C’était marée haute ; l’accès au ponton
n’était pas trop raide. Arrivés au voilier, le Bihan , les deux amies
soulevèrent Kathy et l’installèrent dans la chaise de mat
accrochée par une manille à la drisse du génois. En manœuvrant
le winch, Fiona hissa Kathy à bord, Lucy l’attrapa, guida la chaise
vers le cockpit, détacha Kathy et l’installa sur le banc-coffre. Je
tendis Maelle pardessus le bastingage. Lucy l’assit à coté de
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Kathy, les équipa toute deux de gilets et harnais, les attacha à la
ligne de vie.
Fiona avait mis le Diesel en route, le laissait chauffer. Je larguai
les amarres, remontai les pare-battages. Fiona s’assit à la barre
et pilotait le voilier vers la sortie du port. Nous croisions nombre
de bateaux: c’était sans doute le dernier week-end de beau
temps ; des plaisanciers faisaient une ultime sortie avant de
mettre les bateaux en hivernage. La mer était houleuse et dès la
sortie du port le Bihan commençait à tanguer.
Fiona tenait la barre, cap sur la bouée d’eaux saines. Elle avait
branché la VHF sur le canal 16, normalement réservé à la
sécurité. On y entendait des conversations oiseuses, des amis qui
s’appelaient d’un bateau à l’autre, blaguaient. Elle se fâcha :
« C’est toujours la même chose, le canal Sécurité est saturé par
des conversations qui n’ont rien à y faire. Un réel appel de
détresse risque de ne pas être entendu »
Nous venions de dépasser la bouée. Fiona s’adressa à Kathy :
« Tu vas faire bien attention. Je vais mettre le cap sur l’ile de Ré.
Pour cela nous allons virer de bord. Tu vois la girouette en haut
du mat. Le vent vient de sud-est. Jusqu’ici nous filions plein ouest
pour sortir du port. Donc nos voiles sont du coté droit que nous
appelons tribord. Tu comprends ? »
« J’ai fait de l’Optimist »
« Bien. Maintenant je vais mettre le cap sur l’Ile de Ré. Nous
allons filer vers le nord
Cap au 359. Tu suis ? »
« Je connais le compas »
« Je vais virer de bord. Lucy va débloquer l’écoute du génois coté
tribord et l’amener sur bâbord avec cette manivelle qu’on
appelle winch. La grand-voile va basculer brutalement sur
bâbord. Je vais baisser la tête, car la bôme risque de
m’emmener.
C’est ainsi que mon frère Greg, le père de Maelle a été emporté.
Une brusque saute de vent avait fait basculer la bôme. Il a été
assommé, est tombé à la mer. On n’a jamais retrouvé son corps.
Cela s’est passé pas loin d’ici »
La voix de Fiona s’était brisée, elle essuya une larme. Elle se
reprit :
« Attention à la manœuvre »
Le navire vira de bord.
« Kathy tu vas bien observer comment je tiens la barre. Tu vois
toutes petites corrections que je fais avec mes mains, les yeux
fixés sur le cap. Je vais mettre le pilote automatique. Maintenant
si tu veux, c’est toi qui tiendras la barre. Tu te sens prête ? »
Kathy s’était serrée contre moi et je sentis son cœur battre. Elle
fit Oui de la tête. Lucy la porta jusqu’au siège de barre et l’y
installa. Kathy nous jeta un regard inquiet, nous répondîmes par
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des sourires encourageants. Elle saisit la barre en tremblant et
prit de l’assurance progressivement. Après 3 minutes, elle
rayonnait de joie. Le pont de l’ile de Ré était en vue, lorsque Lucy
nous appela : « A table »
Par signes Lucy félicita Kathy pour sa façon de skipper, Kathy
comprit intuitivement et rougit de plaisir
La descente d’escalier vers le carré étant raide, je pris Maelle par
les bras et la tendis à Lucy qui la récupéra et l’assit à la table. Puis
j’en fis de même avec Kathy. Fiona avait repris la barre. Le vent
marin avait aiguisé nos appétits. Nous nous jetâmes sur les
cailles garnies de belles portions de riz créole. Maelle dévorait sa
caille au fur et à mesure que je la décortiquais.
Au dessert, des fruits au sirop en conserve, Kathy me demanda :
« Lorsque nous sommes arrivés elles t’ont appelé la Pictonne.
Cela signifie quoi ?»
« La cote que tu devines à tribord était autrefois recouverte par
la mer, le golfe des Pictons. J’avais écrit un mémoire sur le
sujet »
« Et c’est tout ? »
« Non, c’est ici que mon mari a été emporté et que mon cœur
s’est arrêté. Ma vie aussi. On n’a jamais retrouvé son corps. Les
assurances ont refusé de payer. Je me suis trouvée sans
ressources et couverte de dettes, nous avions des crédits à
rembourser. Je me suis tuée à faire des petits boulots mais au
bout du compte l’huissier a tout emporté. C’est là qu’il faut
penser très fort que ton corps est un temple »
« Tu as fait la pute ? »
« Occasionnellement, quand je ne pouvais pas faire autrement »
Kathy parut très émue : « Je comprends »
« C’est quoi faire la pute, maman ? »
« C’est faire tout ce que des hommes méchants te demandent de
faire parce que tu as besoin d’argent »
« On va arriver, lança Fiona depuis le cockpit. Demande à Lucy de
préparer la couronne »
Je hissai Maelle hors du carré, Fiona ra réceptionna, lui remit
gilet et harnais puis l’assit. On fit de même pour Kathy. Puis je
montai. Lucy me tendit la couronne mortuaire avant de
remonter elle aussi.
« C’est à Maelle de déposer la couronne » proposa Fiona. Je
saisis solidement ma fille par le harnais, la montai sur le bordé,
contre le bastingage. Lucy lui tendit la couronne, je me penchai
pour lui parler à l’oreille :
« Maelle c’est ici que ton papa a disparu en mer. Tu vas déposer
cette couronne de fleurs pour lui dire adieu et que tu continues à
l’aimer et à bien penser à lui. C’était un 23 octobre, il y a 3 ans»
Maelle laissa tomber la couronne à la mer
« Adieu mon papa, je t’aime très fort ».
Nous demeurâmes silencieux un long moment.
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Kathy pointa du doigt des dos ronds qui sautillaient à bâbord :
« des dauphins ? »
« Oui, répondit Fiona. Ce sont des animaux très intuitifs. Ils
sentent que nous sommes tristes. Ils vont se rapprocher et faire
les clowns pour nous égayer »
Maelle battait des mains « Dauphin, dauphin, viens »
Les dauphins se rapprochaient. L’un d’eux fit un saut hors de
l’eau et nous applaudîmes. Les dauphins reprirent leur route. Ils
avançaient plus vite que nous.
Fiona connaissait bien le coin, truffé de hauts fonds.
Après déjeuner je couchais Maelle et nous remontâmes sur le
pont. Au fil de notre progression, Fiona commenta la cote,
légèrement voilée par la brume: des bateaux échoués, de petits
clubs de voile, l’entrée du port de la Flotte…
On approchait de Saint Martin en Ré. Le soleil se couchait de
l’autre coté de l’ile, jetant l’ombre sur les fortifications de
Vauban qui cernaient l’entrée du port.
Fiona hissa Kathy sur le siège de barre :
« Nous allons faire l’entrée du port ensemble ; Je vais te montrer
la direction. Tu vois le clocher à tour carrée de l’église ? Nous
allons le mettre en alignement avec le pylône blanc au sommet
vert lumineux là, à l’extrémité du grand môle. Nous allons rester
dans cet alignement. Tu vois que sur le compas nous naviguons
au 201,5° »
Arrivés dans le bassin, je nous amarrais à couple avec un autre
voilier
La nuit tombait, un halo brumeux se formait autour des
lampadaires. Nous allions faire un tour sur le port. Je portai
Maelle sur mes épaules, la robuste Lucy fit de même avec Kathy
nous passions par-dessus le pont de l’autre voilier jusqu’au quai.
Fiona fermait la marche portant le fauteuil roulant.
C’était une belle soirée d’automne, on se serait cru en
septembre. Dans l’étroit bassin, les bateaux étaient amarrés à
couple, serrés les uns contre les autres dans la lumière naissante
des lampadaires. A l’horizon proche, derrière une colline, on
devinait les fortifications de Vauban, un respir de sérénité.
Il fallait régler les formalités de notre séjour à la capitainerie. Le
chemin d’accès n’était pas droit, je préférais rester en arrière
avec Kathy et Maelle.
Fiona proposa d’aller manger une crêpe arrosée d’une bolée de
cidre sur une des terrasses qui venaient de rouvrir pour ce weekend exceptionnel. Kathy ne finissait pas de s’émerveiller devant
ce rassemblement de bateaux en contrebas, porteurs de tant de
rêves. Nous finîmes par nous installer sur une terrasse et
déguster nos crêpes en regardant passer les badauds.
Maelle s’était endormie sur mes genoux et Fiona proposa de
rentrer au bateau.
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Personne n’avait plus faim et nous nous dirigeâmes vers nos
cabines respectives. Je couchai Maelle qui s’endormit aussitôt,
sans me réclamer une histoire. J’avais plié le fauteuil et porté
Kathy sur le lit ; couchée elle s’était déshabillé toute seule. Je
voulus lui mettre sa couche-culotte pour la nuit ; elle refusa et
me réclama un des slips achetés le matin.
« Tu sais, mon encropomachin, c’est de la frime, juste pour
emmerder et humilier ma
mère. Elle se sentira bien plus dépitée lorsqu’elle se rendra
compte que toi tu as réussi en deux semaines là où elle et ses
médecins ont échoué pendant deux ans.
Je me couchais à mon tour, éteignis la veilleuse.
« Prends-moi dans tes bras, ce que j’ai à te dire est difficile.
Depuis l’âge de 10 ans, deux souvenirs me hantaient. Je faisais
du vélo dans la forêt derrière chez nous lorsque je surpris ma
mère assise dans une voiture avec un homme et riant très fort.
Un mois plus tard je m’étais levée la nuit pour aller aux toilettes,
j’entendais ma mère au téléphone. Elle pleurait et suppliait son
interlocuteur de ne pas la quitter. Le lendemain elle nous
emmena en week-end et provoqua ce terrible accident
Ce n’est que l’année dernière que j’ai fait le rapprochement : elle
avait un amant et il l’avait plaquée. Elle avait décidé de se
suicider et de nous entraîner dans la mort avec elle. Mon père y
laissa la vie, et moi mes jambes et mon avenir. Depuis sa sortie
du coma ma mère se vautre dans le stupre et elle veut t’y
entraîner avec elle. Je me vengerai, elle a tué mon père, elle
mérite la mort. Mais comment pourrai-je survivre après cela?
Avec mon professeur de piano nous avons mis au point un plan :
je lui ai fait souscrire une assurance-vie sur la tête de ma mère
dont je serai la bénéficiaire. Je paye ses leçons au prix fort (5€ au
dessus du tarif horaire, ma mère n’y a vu que du feu)) et avec la
différence il finance cette assurance-vie. En contrepartie pour
ses leçons de piano il me tripote selon son bon plaisir et me
demande de lui caresser le sexe. Il est impuissant et invente les
trucs les plus vicieux pour réussir à bander…Pourquoi est-ce que
je te parle de ça ?
Tu as raison, mon corps est un temple. Aujourd’hui je me sens
purifiée, le vent marin a balayé la merde qui trainait en moi »
Elle m’embrassa et s’endormit, apaisée.
Nous avions prévu de faire un petit tour en ville le lendemain,
mais au petit matin je vis à travers le hublot qu’il tombait un
crachin frisquet. Le bateau balançait doucement, à demi éveillés
nous restions à paresser. Lucy entra, nous embrassa, demanda
par signes à Kathy de se mettre sur le dos.
« Lucy est spécialiste du massage Shiatsu, elle travaille avec deux
cliniques privées. C’est une technique japonaise millénaire
dérivée de l’acuponcture. Elle va rechercher tes douleurs
cachées et tenter de les guérir »
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Lucy se concentra, imposa ses mains à plat sur le dos les épaules
et le dos de Kathy. Puis elle pressa des points précis sur l’avant
bras, la tempe gauche, près des chevilles. Enfin elle pinça l’épine
dorsale entre deux doigts et la massa en profondeur sur toute la
longueur : nuque, dos, lombe, cuisses, mollets, talons.
J’observais attentivement tous ses gestes car j’étais appelé à les
refaire tous les soirs. Lorsqu’ elle eut terminé, la sueur perlait sur
le front de Kathy :
« Est-ce que je vais remarcher ? »
Le visage de Lucy resta zen. J’intervins
« Pourquoi poses-tu cette question ? »
« Lorsqu’elle m’a massé à un endroit de la colonne vertébrale,
j’ai senti comme une secousse électrique, un fourmillement en
haut des cuisses »
« Je vais reprendre le relais à la maison. Le résultat est incertain
mais ça ne peut pas te faire de mal »
J’emmenais Maelle aux douches du port. Plaisir de savonner ma
fille, de sentir à nouveau l’odeur de son corps, de nous retrouver
sous l’onde chaude, peau contre peau. Pendant ce temps Lucy
s’occupait de la toilette de Kathy dans le cabinet du bateau.
Nous nous retrouvions tous à table pour le petit déjeuner
Nous larguions les amarres en fin de matinée, pour, à la sortie du
port, remonter dans le Pertuis Breton. La côte baignait dans la
brume, nous avons deviné plus qu’entrevu l’entrée du Fier d’Ars,
sous les feux croisés des phares des Baleines et du Baleineau.
Fiona avait l’œil rivé sur le sondeur ; à la pointe de l’ile on trouve
de nombreux écueils effleurant à marée basse.
Nous avions dépassé les Baleineaux de près de 2 milles lorsque
elle vira de bord pour entrer dans le Pertuis d’Antioche. Nous
avions désormais le vent dans le nez et Fiona tira deux bords,
avant de se décider de rentrer au moteur. Lucy enroula le génois
et réduisit la toile de grand-voile, manœuvre qui permettait de
mieux stabiliser le bateau. La visibilité était de plus en plus
réduite.
Maelle avait fini sa sieste, elle pleurait et voulait monter sur le
pont avec nous. Mais le brouillard lui faisait peur. Lucy alla
chercher la corne de brume et lui demanda de souffler,
alternativement avec Kathy ;
3Ainsi les autres bateaux et les dauphins sauront où nous
sommes »
« L’année prochaine, j’aurai un traceur qui permettra de
visualiser notre route par rapport à la côte. Cette année encore
mon vieux GPS est réglé sur des repères appelés way-points ».
Nous passions au large du phare de Chauveau qui nous aveuglait
par intermittence de ses éclats Le brouillard commençait à se
lever, et la nuit à tomber, de loin en loin scintillaient les feux de
chalutiers. Nous avions passé le plateau du Laverdin, les deux
feux de Chauveau.
16
« Nous sommes dans l’alignement du port de La Rochelle, nous
passerons bientôt la pointe des Minimes, je navigue désormais
au 59 »
Les lumières de La Rochelle commençaient à illuminer l’horizon.
Le Bihan reprit son emplacement au ponton, je descendis et
l’amarrai. Kathy fut redescendue par la chaise de mat et installée
dans son fauteuil roulant. Fiona et Lucy poussèrent le fauteuil
jusqu’en haut du quai, je suivis avec Maelle dans mes bras. Nous
nous fîmes nos adieux sur le parking. Je tendis Maelle endormie
à sa nourrice, Avant de partir je téléphonai à Louise, pour la
prévenir de notre arrivée imminente. Puis nous primes la route.
« Tu as raison, mon corps est un temple. Le vent marin et le
massage de Lucy ont balayé la merde que je trainais en moi »
Son histoire d’assurance-vie me tracassait.
« As-tu gardé des traces de ce contrat d’assurance-vie ? »
« J’ai un double dans mon classeur. Je te le montrerai demain »
Je changeai de sujet : « Qu’est-ce qui t’a particulièrement plu ou
déplu dans cette journée? »
« Tout m’a plu » Kathy se tut je la laissai à son rêve.
A la maison Louise était seule, André était reparti. Elle nous avait
préparé un gratin dauphinois. Nous mangions, le vent marin
avait creusé notre appétit. Kathy avait récupéré. Elle
s’enflammait à raconter notre voyage, sa fierté lorsqu’elle avait
tenu la barre, les cabrioles des dauphins ; elle avait retenu le
nom des phares, de nombreux détails sur l’art de manœuvrer le
voilier, les alignements pour entrer dans les ports…
Louise n’en revenait pas de voir cette éternelle révoltée
s’enthousiasmer de passion.
Après sa douche, j’aidai Kathy à mettre un slip au lieu de
l’habituelle couche-culotte. Louise fit un effort pour se taire.
Kathy jubilait secrètement. Je la couchai puis rejoignis Louise
dans le salon. Je relatais la journée telle que je l’avais vécue, sans
oublier d’évoquer Maelle.
« Et la couche-culotte ? »
« Je crois que l’expérience du bateau lui a été salutaire, elle m’a
demandé de lui faire confiance. En cas d’accident nous
reviendrons à la couche-culotte »
« Oui mais ce slip d’où vient-il ? »
« Je lui en ai acheté un lot au marché hier matin »
« Il faudra les passer au lave-linge. Tout le monde les tripote sur
les marchés »
Elle resta songeuse un instant
« Tu sais que tu m’épates de plus en plus. Hier matin tu nous as
offert à André et à moi une des plus belles baises de notre vie. Ce
soir tu nous ramènes notre Kathy transformée »
Son regard langoureux me fit comprendre qu’elle voulait que je
vienne au lit avec elle. Je devançai sa demande ;
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« Nous avons obtenu un premier résultat, mais Kathy reste
fragile. Je dois veiller à éviter toute rechute, le moment est
critique. Elle m’attend. Je dois la rejoindre de suite ».
« Oui, vas » Son baiser était résigné
Au lit Kathy se serra contre moi :
« Je crois qu’elle n’en revient pas. Je n’en ai pas trop fait ? »
« Tu as été parfaite »
Elle embraya d’un ton grave
« Nos corps sont des temples, je ne l’oublierai pas… Bonne nuit,
salope »
« Bonne nuit, cochonne »
Nous éclatâmes de rire, nous cachant sous les draps.
Il est des jours où les événements se bousculent à perdre
haleine. Ce lundi fut de ceux-là.
Aussitôt Louise et Kathy partis, j’appelai la compagnie
d’assurance. Comme je le craignais monsieur Petit avait payé un
trimestre et oublié de régler les quatre suivants. Avec les
pénalités de retard, il y en avait pour 520 €. Je promis de faire
effectuer le règlement au plus vite.
En rentrant le soir Kathy était en colère
« J’ai raconté notre croisière à Lydia, Ly la bigleuse comme on
l’appelle. Elle me demande de lui restituer le poster qu’elle
m’avait offert. Je l’ai envoyé paître »
Je finis par reconstituer l’histoire. Il y a 14 ans, Mauricette Blin, la
mère de Lydia, connût une aventure passionnée mais brève avec
un jeune navigateur hollandais. Elle ne se souvient que de son
prénom « Pitt ». La veille de son départ pour un tour du monde,
il lui offrit un poster dédicacé de son bateau. Lydia voulut
connaître son père biologique mais finit par faire le deuil de cette
recherche et offrit le poster à Kathy.
De manière incompréhensible, notre croisière avait fait renaître
un espoir et elle voulut se réapproprier symboliquement son
père. Mais le rêve de Kathy s’était trop investi dans cette image
pour la rétrocéder.
Louise quant à elle, était abattue. Après dîner elle nous convia
dans le salon.
« La boite où je travaille, Karak, va mal. A plusieurs reprises déjà,
en comité de direction on avait tiré la sonnette d’alarme. Puis ce
week-end la décision est tombée : restructuration avec
licenciements collectifs. On va virer la moitié du personnel. En
qualité de DRH je suis en première ligne pour le sale boulot. Je
vais avoir désormais des horaires très irréguliers.
Joëlle voudrais-tu à partir de demain aller conduire et rechercher
Kathy au lycée ? »
« Je veux bien mais ma Twingo n’est pas équipée pour »
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« Serais-tu d’accord pour la faire équiper, à moins que Kathy
accepte de se déplacer dans le fauteuil pliable »
« Je préfère dit Kathy. Je serai assise à côté de Joëlle et nous
pourrons discuter »
Le mardi matin j’emmenai Kathy au lycée. Sur le parking je lui
demandai de me présenter la mère de Lydia. Elle me la montra
de loin, à contrecœur.
Je l’abordai, me présentai
« Nos deux amies ont actuellement un différend à propos d’un
poster. J’ai peut-être une piste de solution. Si nous allions
prendre un café ensemble ? »
Nous nous installâmes au Verlaine, un café proche du lycée.
« Avec Kathy ce week-end nous avons fait une croisière à bord
d’un Gilly 33, le même type de bateau que celui du père de
Lydia »
« Je suis au courant »
« Voici ce que je propose. Le week-end prochain, j’emmène le
poster à La Rochelle. Mes amies sur place seront plus à même
d’entreprendre des recherches. Si vous voulez, venez avec Lydia
faire leur connaissance »
Madame Blin resta méfiante « Ca me coûtera combien ? Je me
suis déjà fait arnaquer »
« Je pense avoir une réponse demain. Je ne leur en ai pas encore
parlé. Je ne suis pas sûre qu’elles acceptent »
Aussitôt rentrée, j’appelai Fiona. Elle était d’accord pour une
sortie éventuelle avec les deux filles. Pour la recherche du père
de Lydia, elle était pessimiste. Les chantiers Gilly n’existaient plus
la marque avait été rachetée par les chantiers Duloup. Avaient-ils
conservé les archives ? Fiona demanderait 1000 € si elle
retrouvait la trace de ce Pitt, sinon rien en cas d’échec des
recherches. Elle était prête à conserver le poster par devers elle
tant que le conflit entre les filles durait.
Restait à régler le problème du professeur de piano lubrique. Sa
prochaine leçon était prévue pour le lendemain, mardi. Kathy
n’avait plus envie de continuer avec lui, mais je voulais que
l’argent rentre. C’eut été préjudiciable pour son estime de soi
d’avoir pendant plus d’un an subi ses attouchements vicieux
pour rien.
J’avais aperçu dans les affaires de Louise un dictaphone de poche
dont elle ne se servait pas. Je mis au point un petit scenario et
passai la soirée avec Kathy à la faire répéter.
Transcription de l’enregistrement
« Bonjour monsieur Petit »
« Bonjour ma petite Kathy. Je vais t’aider à t’extraire du fauteuil
et à t’installer devant le piano, t’enlever ton anorak, ton pull et
ton tee-shirt comme d’habitude.
« Vous me trompez monsieur Petit »
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« Mais non, tu sais que ces petites pisseuses ne comptent pas
pour moi, tu es la seule élue de mon cœur, mon unique grand
amour »
« Je ne parle pas de sexe, monsieur Petit, mais d’argent. Nous
nous étions mis d’accord. Je faisais payer à ma mère vos leçons
5 € au-dessus du tarif et vous deviez placer cet argent sur une
assurance-vie. En contrepartie j’acceptais de livrer mon corps à
tous vos fantasmes. Et maintenant la Compagnie d’assurances
me réclame 520 €, quatre trimestres d’impayés avec les
indemnités de retard. Alors je veux mon chèque et je le posterai
moi-même »
« Kathy je n’ai pas mon chéquier sur moi, je l’apporterai la
prochaine fois. Maintenant si tu veux nous pouvons commencer
la leçon comme d’habitude »
« Je n’ai pas envie de travailler aujourd’hui, ni de me laisser
tripoter. Je m’en vais ».
« Va donc petite chieuse, vas trouver un homme qui accepte de
trifouiller dans ta bambinette merdeuse ; Tu veux quitter le seul
homme qui t’aime. Avec tes jambes froides tu ne trouveras
personne pour t’aimer comme moi »
Nous écoutions la cassette dans la voiture. Le matin j’avais fixé le
dictaphone dans le cartable de Kathy, prêt à enregistrer. La
qualité du son était médiocre mais on entendait assez
distinctement.
« C’est un vrai salaud n’est-ce pas ? »
« Le mot est faible »
« Tu crois ce qu’il dit, que je ne trouverai pas de mari ? »
« Kathy ta mère est vice-présidente d’une association de femmes
handicapées ; elle pourra te présenter tout un lot de femmes
paralysées et qui sont des épouses et des mères de famille
comblées. Tu n’as pas de souci à te faire, rien qu’à attendre
tranquillement ton heure, laquelle viendra, je t’en donne ma
parole. Tu es une fille réfléchie et responsable et beaucoup
d’hommes placent ces qualités au-dessus de tout le reste. Quant
à ton professeur pervers, il mérite la mort et cela je m’en charge.
Jeudi soir je viendrai chercher ton chèque avec toi »
Le soir même je relatai l’histoire à Louise à ma façon.
« Kathy se savait fragile, elle avait peur qu’après ton coma un
accident cérébral ne soit pas exclu. Elle craignait de se retrouver
sans ressources. De plus elle avait deviné que tu fais un métier à
risques, que la vengeance d’un salarié mécontent n’était pas
exclue ; Mais elle ne voulait pas t’inquiéter, c’est pourquoi elle a
fait cela en cachette. Puis à 13 ans elle ne se rendait pas bien
compte dans quoi elle s’engageait. En tout cas, dès que j’ai su,
j’ai mis le holà »
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Je ne parlais pas du dictaphone. Louise était effondrée mais elle
était d’accord pour que j’aille toucher le chèque.
Le jeudi après-midi j’accompagnais Kathy à sa leçon de piano. Je
l’attendais à la sortie du lycée. Mr Petit dispensait ses leçons
particulières dans son appartement. Il logeait dans un grand
immeuble, en face du lycée, à une centaine de mètres. L’entrée
de l’immeuble disposait d’un accès pour handicapés. Nous prime
l’ascenseur pour le second étage.
Mr Petit, non prévenu, nous reçut, nu sous son kimono en soie.
« Bonjour Monsieur Petit, je viens chercher notre chèque »
« Excusez-moi je suis un homme distrait et très occupé, c’est
encore mon épouse qui a emporté notre chéquier»
Je pris le dictaphone entre le pouce et l’index de la main gauche
et l’agitais sous son nez :
« Monsieur Petit, il y a deux solutions : je sors d’ici avec mon
chèque ou bien vous sortez chômeur à vie »
Tout en continuant à agiter le dictaphone, j’approchais mon
visage du sien à le toucher, et avec ma main droite je serrais sa
fesse :
« Vous savez ce qu’on fait aux pointeurs en prison, sous la
douche ? »
Petit tremblait comme une feuille. Nous sortîmes avec le chèque.
Le vendredi soir Louise partait rejoindre André à l’hôtel à Nantes.
Pourquoi n’avait-t-elle pas prévu cette rencontre à la maison, me
demandant de m’associer à eux?
- Besoin de changer d’air ?
- Jalousie : André s’était-il trop intéressé à moi ?
- Etais-je une monnaie d’échange pour qu’il s’intéresse
d’avantage à elle ?
- Ou encore faisait-elle passer l’intérêt de Kathy avant le
sien propre ?
En tout cas ma stratégie du grand jeu avait porté ses fruits.
Le samedi en fin de matinée nous partîmes à La Rochelle à deux
voitures, Mme Blin avec Lydia dans sa Xantia, Kathy et moi dans
la Twingo. Louise m’avait prêté sa carte bancaire pour faire le
plein.
Fiona nous reçut dans son bureau où plus précisément dans la
pièce qui lui servait de salle de classe pour la préparation des
permis mer. Elle nous fit s’asseoir, et demanda tout de go à Mme
Blin de lui tracer un portrait-robot de Pitt : une taille de 1,80m,
un corps athlétique, des cheveux et un collier de barbe blonds
bouclés, des yeux bleu-verts, une ancre de marine tatouée sur
son avant-bras droit :
J’avais tendu le poster à Lucy. Elle l’examina avec attention, me
poussa du coude, pointa son doigt sur un point de la coque. Des
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bastaques reliaient le capelage d’étai à l’arrière du bateau, la
bôme était d’une longueur inhabituelle ; ce type de gréement est
inaccoutumé sur un Gilly33. Cette spécificité du gréement ne
m’avait pas frappé jusque-là, la photo présentant le bateau de
face l’arrière légèrement déporté vers bâbord. Il s’agissait
certainement d’un modèle personnalisé dont on pouvait par
conséquent retrouver la trace plus facilement. Kathy et Lydia
persistant à se disputer pour la possession du poster, je proposai
de le confier à Fiona pour le temps que durerait la recherche.
Mme Blin trancha en ce sens.
Fiona proposa de partir vers le bateau; Mme Blin se sentait
désormais en confiance elle décida de laisser sa fille naviguer et
repartit chez elle, me demandant de ramener sa fille le
lendemain soir. Maelle ne se sentit pas très bien, je décidai de
rester avec elle, m’occuper uniquement d’elle pendant un jour et
une nuit ; un bonheur que je n’avais pas connu depuis plus d’un
an.
Le dimanche soir, les filles rentrèrent éreintées de leur équipée.
Elles avaient passé la nuit au mouillage devant la Flotte mais au
cours de la nuit le vent avait forci, monté à force 5. Fiona avait
jugé préférable de croiser dans le Pertuis apprenant aux filles à
manœuvrer en faisant des ronds dans l’eau. Lydia qui n’avait
jamais fait de voile avait adoré. Sans doute tenait-elle à prouver
qu’elle avait de qui tenir. Les risées avaient embué ses lunettes,
elle passait du temps à les essuyer. C’étaient des lunettes à
grosse monture et à verres fumés destinés à masquer une
coquetterie de son œil gauche.
Lucy me glissa un petit billet : elle voulut consulter le dossier
médical et surtout les radios de Kathy. Elle lui avait fait une
séance de massage shiatsu et me reprochait d’avoir oublié de le
faire. Elle était persuadée qu’en persévérant, Kathy aurait
quelques chances de pouvoir remarcher.
Le lundi matin j’allai conduire Kathy au lycée. Une foule s’agitait
devant les grilles fermées. La nouvelle circula vite. Le professeur
Petit s’était pendu dans la salle de musique. Kathy me lança un
regard mouillé d’admiration : « Bravo, t’es fortiche »
A vrai dire je m’attendais à ce suicide. Petit savait que je ne
pouvais faire autrement que de le dénoncer. Et je savais qu’il
préférerait la mort au sort qui l’attendait en prison. Ainsi son
histoire finirait avec lui sans déshonneur. Le lendemain nous
apprenions par la presse qu’il avait laissé un mot énigmatique
Pardon et adieu, mon impossible amour
La presse fit l’éloge d’un professeur romantique passionné par
son art. On se perdait en conjectures pour mettre un nom sur cet
amour impossible. Kathy culpabilisait : il lui avait déclaré que
c’était elle son grand amour. Je la laissais à son chagrin. C’était
trop tôt pour lui faire admettre qu’il avait probablement joué la
22
même scène avec d’autres élèves, les pisseuses, afin de mieux
profiter d’elles.
Jeudi matin, à mon retour du lycée, un message m’attendait sur
le répondeur téléphonique
Bonjour Joëlle, c’est Fiona. Nous avons retrouvé le Pitt que
cherchent les Blin. Mardi je suis allé voir Hubert Nisseur, directeur
commercial des chantiers Duloup, un ami. Tu te rappelles que
Duloup a racheté Gilly. Heureusement ils ont conservé les
archives. Dernièrement un étudiant en informatique, pour son
mémoire, a informatisé ces archives. Pour Hubert c’était
l’occasion d’examiner le bon fonctionnement du système.
Il a sorti tous les Gilly33 vendus entre 1985 et 1999. Nous avons
trouvé un Pitt Stuivers en 1995. Il avait en plus demandé
quelques aménagements. Je montrais le poster à Hubert, avec les
bastaques et la bôme surdimensionnée. IL s’enthousiasma, cela
lui disait quelque chose. Il m’emmena dans la bibliothèque et finit
par sortir deux livres écrits en néerlandais, l’un relatant un tour
du monde, l’autre une remontée en voilier du fleuve Amazone.
Pitt Stuivers avait adressé ses deux livres au chantier Gilly, en
hommage d’auteur. Les livres comportent de nombreuses photos.
J’en ai scanné quelques unes que je t’envoie par mail. Tu les
remettras à Mme Blin. Hubert aimerait aussi qu’elle lui adresse
un résumé de ses amours avec Pitt. Il cogite probablement un
coup médiatique. Tu peux tirer un coup de chapeau à notre
savoir-faire éclair. Bisous Fiona.
Vendredi matin je conviai Mme Blin au Verlaine. Le long de la
grille du lycée la pluie avait défraichi les bouquets et messages
déposés pour honorer la disparition du professeur Petit.
J’attendais qu’elle fût bien assise pour sortir une enveloppe de
mon sac et de lui présenter les photos. J’ai cru qu’elle frôlait une
attaque. Elle embrassa les photos, les inonda de ses larmes, tint
à haute voix des propos incohérents. Les rares clients du bistro
se retournèrent, le garçon s’approcha « Peut-on vous aider,
madame ? »
Au bout de quelques minutes elle s’était calmée, s’excusa
publiquement et demanda à régler les cafés.
« C’était trop brutal, jamais je n’aurai cru qu’elles y arriveraient si
vite ».
Je lui proposai d’emmener Lydia le lendemain samedi naviguer à
La Rochelle. Pendant ce temps, elle pourrait rédiger son histoire
et l’envoyer par mail à Fiona.
Le weekend end se passa comme le précédant : les filles
naviguaient pendant que j’eus Maelle, mon petit bonheur pour
moi seule.
Pitt et Mauricette, une histoire d’amour
23
Le 9 juillet 1995 mon amie Fernande et moi amarrions le Roxi III
au ponton visiteurs du Vieux Port de la Rochelle. Nous venions
d’obtenir notre maîtrise de chimie et le père de Fernande nous
avait prêté son voilier pour fêter l’événement et décompresser. A
coté de nous était amarré un Gilly de 10m portant pavillon
hollandais. A bord s’activait un grand jeune homme, allure
athlétique, chevelure et collier de barbe blonds bouclés. Il
répondit en anglais à notre salut et la conversation s’engagea.
Fernande parlait mal l’anglais et nous laissa. Je m’étais tout de
suite senti attirée par lui. Il me proposa d’aller faire un tour en
mer pour essayer son bateau. Ce petit tour nous mena tout droit
jusqu’à l’ile d’Hoëdic. Nous naviguions au portant, Pitt, c’est son
nom, était fier de son bateau. Il avait transformé ce solide
croiseur familial en bête de course au large, surdimensionnée sa
grand-voile et sa bôme, modifié le foc, supprimé le pataras pour
le remplacer par des bastaques, modifié quille et lest, installé un
petit désalinisateur d’eau de mer, et revu tout l’équilibre interne
des installations.
Pitt jeta l’ancre dans la baie et nous partîmes à la rame dans son
canot pneumatique jusqu’à la plage pour faire le tour de l’île à
pied. C’était le coup de foudre, j’étais tombé amoureuse aussitôt.
Le soir, lovés dans le cockpit nous admirions le feu d’artifice du 14
juillet. Plus tard je compris que c’était à ce moment que nous
avions conçu notre enfant.
De retour à La Rochelle, Fernande ne m’avait pas attendue, elle
était partie avec mes affaires (Il est vrai que le temps de
stationnement au ponton Visiteurs est limité en saison). Je restai
encore une semaine avec Pitt, il avait trouvé une place au port
des Minimes. Il préparait un tour du monde en solitaire. Il m’offrit
une photo de son bateau agrandie en poster ainsi que sa carte de
visite. Nos adieux furent déchirants. Lorsque je voulus prendre le
bus pour rentrer chez moi, je m’aperçus qu’on m’avait volé mon
portefeuille. Il contenait la carte de Pitt, avec son nom de famille
et son adresse. Je n’avais plus de moyen de le contacter. Je
rentrais chez mes parents en auto-stop.
Neuf mois plus tard, le 11 avril 1996 naquit Lydia. Je lui avais
donné le prénom de la grand-mère de Pitt qui l’avait élevée après
la mort accidentelle de ses parents.
Il n’y a pas eu d’autre homme dans ma vie. Je me suis consacrée
à ma carrière et suis actuellement chef de laboratoire. J’ai élevé
Lydia seule. Elle me pressait de connaître son père biologique.
J’avais engagé un détective, consulté voyants et médiums, en
vain.
J’espère avoir enfin trouvé une piste sérieuse et Lydia rayonne de
bonheur.
Je me souviendrai de ce mercredi qui déclencha la tempête
médiatique. Louise rentra, excédée et abattue
24
Madame Manon Petit, veuve éplorée du professeur de musique,
était employée aux Ets Karak dont Louise Lemaitre était la DRH.
Elle faisait partie de la liste des licenciés économiques. Elle avait
reçu un appel de sa banque lui signalant un découvert. En
vérifiant ses comptes elle fut surprise par un versement de 520 €
à l’ordre d’une Cie d’assurances suisse pour le compte de Mme
Louise Lemaitre.
Dans son esprit il n’y eut pas de doute : feu son mari avait tenté
d’acheter son maintien dans l’entreprise en corrompant la DRH.
L’impossible amour dont parlait son testament signifiait qu’il ne
pouvait proposer davantage, mais que pour la cupide DRH ce
n’était pas assez : Mme Petit n’était pas réintégrée.
La rumeur flamba telle une trainée de poudre: on pouvait
acheter le maintien dans l’Entreprise, il suffisait de régler une
somme convenue à la DRH.
Les syndicats firent monter la pression et alertèrent la presse.
Mme Petit avait porté plainte.
Je tentai de réconforter Louise, Kathy était abasourdie.
Lorsqu’elle fut à peu près calmée je lui annonçai :
« Kathy t’a préparé une arme secrète. Avec ça tu vas les
pulvériser »
Je sortis le dictaphone et lui fis écouter la cassette. Ce fut le choc
de trop. Louise était anéantie, incapable de réagir.
« Louise, je vais appeler ton avocat, il faut nous préparer à la
bataille. Ca urge »
Je convainquis Me Sieriex de venir nous rejoindre. Il écouta la
cassette, réfléchit, puis s’adressa à Louise
«Vous serez probablement convoquée par votre Directeur. Faites
lui écouter cette cassette. Faites en des doubles. J’ai bien
compris, Kathy n’est pas seule dans son cas. Je porte plainte dès
demain matin pour attouchements sur mineures et demanderai
au procureur de lancer une enquête. Et dès ce soir je refile le
tuyau à un ami journaliste ».
Je couchai Kathy puis revins pour aider à préparer un plan de
bataille jusqu’à une heure du matin. J’avais retrouvé ma fougue
d’étudiante en droit et je m’éclatais. Me Sieriex apprécia ma
collaboration :
« Vous feriez une excellente assistante »
« Je n’en doute pas. Et je serais salariée »
« Parce que.. ? Louise, il faut arranger ça tout de suite. Cela
pourrait se retourner contre vous et devenir une arme
redoutable aux mains de vos adversaires »
Je finis la nuit dans le lit de Louise. Elle avait besoin de réconfort
et le sexe est encore le meilleur antistress. Un contrat de travail
à durée indéterminée mérite bien de faire un petit plaisir.
Au matin le pyjama et les draps de Kathy étaient souillés.
Voulait-elle m’enmerder ? Jalousie, vengeance, chantage, ou
25
sentiment d’abandon ? Elle était encore fragile et je devais en
tenir compte
Dès le vendredi matin des officiers de police femme spécialisées
vinrent interroger toutes les élèves qui suivaient des leçons
particulières avec le professeur Petit. La situation était explosive
et on racontait que le préfet avait mis la pression pour que les
choses se passent vite.
Kathy fut interrogée la première. Je l’accompagnais, Louise étant
convoquée à la même heure chez son Directeur Général.
J’avais eu peu de temps pour la briefer. Les policières avaient
écouté la cassette. Kathy détailla avec franchise et précision la
façon de procéder du professeur Petit : sa nudité sous son
kimono de soie, sa façon de la déshabiller, de pénétrer sa
couche-culotte surtout quand elle était souillée (et elle
s’arrangeait pour qu’elle le soit, la plupart du temps). Elle décrivit
l’arrangement qu’ils avaient passé, comment elle avait embobiné
sa mère pour payer 5€ au-dessus du tarif, somme que Mr Petit
devait verser à la Cie d’assurances. Enfin pour ses motivations
(c’est sur ce point que je l’avais particulièrement briefée) elle
avoua sa peur de voir sa mère décéder brutalement des suites
d’une séquelle de son accident, mais aussi son désir de la voir
mourir parce qu’elle la soupçonnait d’avoir programmé leur
suicide familial collectif. Mais ajouta-t-elle,
« maintenant je n’y crois plus, j’ai pu lire le compte-rendu de la
gendarmerie concluant à l’accident et je suis désormais
convaincu qu’ils ont bien fait leur travail ».
Je scrutais les visages des deux policières qui l’interrogeaient :
elles avaient l’air convaincues de sa sincérité.
Sur l’ordinateur de Mr Petit la police trouva des centaines de
photos de fillettes dévêtues : il était membre d’un réseau
pédophile.
Le soir Louise nous raconta son entretien avec le DG ; Elle l’avait
affrontée, gonflée à bloc, lui avait fait écouter la cassette. Elle
avait en main l’édition du matin d’un quotidien régional dont la
Une stigmatisait Petit Professeur Pédophile. (Grace à ses
relations, Me Sieriex avait réussi à faire passer le scoop en avant
première, coupant l’herbe sous le pied de la presse
d’opposition). Le DG, tempérament combatif, avait apprécié. Il
finit par assurer Louise de sa confiance et de son soutien
Les cadres de l’Entreprise étaient partagés. Certains pensaient
que sa démission calmerait le jeu. Le directeur du marketing,
Armel Bossart, lui apporta un soutien inconditionnel.
« Si nous, les cades, dans la situation difficile où nous sommes,
n’arrivons pas à retourner une opinion en notre faveur, nous
n’aurons plus qu’à aller pointer à l’ANPE »
26
Le samedi matin Louise avait une réunion avec le Comité
d’Entreprise. Quant à moi, j’attendais le retour de Kathy du
Centre de Réadaptation pour partir sur La Rochelle.
Une surprise nous attendait. Sur le quai, Mme Blin,
endimanchée, nous accueillit et nous invita au restaurant toutes
les cinq. Le matin même, elle avait été reçue par Mr Duloup, PDG
des chantiers du même nom. Il l’avait assuré avoir été ému par
son histoire. Pitt Stuivers était ancien client du chantier et un
grand navigateur.
Mr Duloup offrit à Lydia les deux ouvrages écrits par son père en
néerlandais lesquels relataient son tour du monde et sa
remontée du fleuve Amazone.
Il s’engageait à faire rechercher le père de Lydia. Pour l’instant
les recherches sur internet n’avaient rien apporté. Pitt Stuivers
ne résidait ni aux Pays-Bas, ni en France, ni encore en Polynésie
Française. Mais Duloup avait chargé un ami grand reporter,
André Borda, de poursuivre les recherches. En contrepartie il
demandait l’exclusivité de la publication de leur histoire.
Finalement, ajouta Mme Blin tout le monde est gagnant : Lydia
va retrouver son père et faire un beau voyage, Duloup gagnera
une image commerciale favorable et qui lui coutera moins cher
qu’une campagne de publicité classique. Dans l’enthousiasme
elle nous proposa de l’appeler désormais par son prénom :
Mauricette.
Le week-end se passa comme les précédents : Mauricette rentra,
les filles naviguèrent pour la première fois par gros temps, et moi
je retrouvais mon petit bonheur, Maelle, pour une journée et
une nuit entières.
Le dimanche soir nous retrouvions Louise apaisée, les yeux
bordés de reconnaissance. Aussitôt Kathy couchée, je m’enquis
« Alors, tu l’as fait ? »
Elle avait passé la nuit avec Armel, l’homme du marketing. Il était
en plein divorce et secrètement amoureux d’elle depuis un
certain temps. Tout laissait présager une liaison durable.
André de son coté s’était décommandé au dernier moment
« J’ai beaucoup d’affection pour toi Louise, mais m’afficher avec
toi en ce moment serait suicidaire pour mon image de
promoteur des ventes »
Louise me remit mon contrat de travail (un CDI) et m’invita à
trinquer avec une coupe de champagne. Je ne tardai pas à
rejoindre Kathy, trop fragile encore.
Durant le week-end toutes les élèves prenant des cours
particuliers avaient été interrogées
Résultats consternant : presque toutes avaient avoué des
frôlements, des pelotages. Quatre d’entre elles reconnurent des
27
attouchements aux parties génitales, une élève déclarait avoir
été déflorée avec son doigt.
Il y eut des fuites vers la presse à scandale, des paparazzis
accoururent depuis Paris.
En conduisant Kathy au lycée le lundi matin, nous fumes assaillis,
harcelés par une meute de journalistes. J’eus du mal à les
repousser, ils insistaient tant qu’à la fin Kathy s’effondra. Nous
dûmes rentrer, le lycée était fermé.
Le soir je demandai à Louise la permission d’emmener Kathy à La
Rochelle, pour la mettre à l’abri. A 2H du matin, Louise sortit, et
monta dans sa voiture faire un tour. Aussitôt deux voitures de
paparazzis, en embuscade devant la maison la suivirent. Je
m’assurais que la voie était libre et emmenai Kathy à La Rochelle.
Fiona nous avait préparé un couchage de fortune.
Nous suivions de loin la bataille autour de Louise. Mme Petit,
harcelée, piégée, non préparée à ce type de situation, se
confondait en déclarations et imprécations contradictoires.
L’action de sape des hommes de Louise, en particulier celle
d’Armel Bossart, avait fait en une semaine, passer l’image de
passionaria de la lutte ouvrière à celle de complice d’un
pédophile pervers.
Toute l’action des grévistes de Karak, qui s’étaient engouffrés
dans la brèche ouverte par Manon Petit en fut décrédibilisée.
L’effervescence était retombée autour des licenciements de
Karak, les pneus brûlants sur les routes d’accès à l’Entreprise
avaient fini par s’éteindre.
Désormais le licenciement économique allait pouvoir se passer
sans accros notables.
Les gros titres des médias portaient sur le professeur prédateur.
Des associations de parents d’élèves exigèrent la démission du
proviseur de Saint Ambroise. La direction du lycée avait fait
savoir à Mme Lemaitre que désormais le maintien de sa fille au
lycée était préoccupante. L’argument officiel était que des
enfants dont les parents avaient été licenciés fréquentaient le
lycée. On craignait que Kathy ne fut l’objet de violences au moins
verbales et le lycée n’était pas équipé pour assurer sa sécurité en
pareil cas. Mais officieusement on considérait que Kathy était
celle par qui le scandale était arrivé et que sa dénonciation avait
sans doute durablement terni l’image du lycée.
Quelques paparazzi hantaient encore les lieux, surtout à la
recherche de Kathy, dite l’Arlésienne, celle autour de laquelle
tout tournait et qu’on ne voyait jamais.
La scolarité de Kathy était en péril. A La Rochelle Il fallait trouver
un lycée proche, capable d’accueillir une élève handicapée, à la
réputation sulfureuse, et capable d’assurer son évolution en
toute sécurité. Lousse estima que cela prendrait du temps et
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avait demandé à Fiona si elle pouvait continuer à héberger sa
fille pendant quelque temps encore. Cet hébergement provisoire
risquait de durer des semaines, voire des mois
La maison de Fiona était située dans la rue commerçante du
bourg. Elle appartenait à ses parents qui étaient poissonniers.
Alors qu’ils étaient encore en activité la mère de Fiona contracta
une polyarthrite rhumatoïde l’empêchant de continuer à exercer
son métier. Son père trouva un emploi de poissonnier dans un
supermarché de La Rochelle. Ils habitaient désormais un petit
studio dont Fiona paya le loyer. Ils avaient cédé leur magasin à
leur fille unique.
Une grande vitrine ouvrait l’ancien local commercial sur la rue.
Fiona l’avait transformé en salle de classe pour ses cours de
préparation aux permis mer. Derrière ce local une grande cuisine
à l’ancienne servait de salle commune et de salon. A l’étage deux
chambres. Au rez de chaussée l’ancienne chambre froide avait
servi de débarras. C’est cette pièce qui avait été aménagée
comme chambre, Kathy ne pouvant monter les escaliers.
C’était une pièce aveugle. Les murs carrelés blancs étaient
désormais égayes par quelques affiches de manifestations
nautiques, scotchées ça et là. Kathy s’était réapproprié le poster
du Gilly33 et je l’avais accroché face au lit. Ce lit, au style désuet
des années cinquante, Fiona l’avait acquis dans une brocante. En
l’absence de fenêtre, nous dormions la porte entr’ouverte.
Maelle avait délaissé son lit d’enfant pour vernir dormir avec
nous.
En attendant que Kathy trouve une place dans un lycée, j’allais
me charger de son enseignement. La salle de classe de Fiona s’y
prêtait bien, il y avait peu d’élèves en basse saison; Kathy se
montra élève douée et docile.
Par curiosité un soir nous assistâmes à un cours de préparation
du permis mer hauturier. Kathy fut emballée. Elle suivit avec
application tout le programme, comme les autres apprentiskippers. Très vite elle sut manier règle Cras et annuaire des
marées, calculer les dérives générées par les courants en
fonction des heures de la marée ou encore de la direction et de
la force du vent.
Mais ce qui la passionna le plus fut la navigation astronomique.
Fiona avait deux élèves pour ce cours qui, depuis l’utilisation du
GPS n’intéressait plus grand monde. Kathy s’enthousiasma pour
le maniement du sextant, la consultation d’éphémérides,
l’identification d’étoiles, l’usage du chronomètre, l’application de
formules mathématiques et trigonométriques. Bien que les
notions mises en œuvre fussent au-dessus de son programme
scolaire, Kathy les assimila sans difficulté. Par ciel clair au
crépuscule elle nous pressait, Lucy et moi de l’emmener vers
divers points de la cote d’où l’on pouvait voir l’horizon. Elle nous
demanda alors de l’installer dans son fauteuil. Lucy l’aidait à
29
identifier les étoiles. Puis elle effectuait ses calculs de position, je
vérifiais ses résultats à l’aide du GPS.
Clouée dans son fauteuil, Kathy naviguait dans les étoiles, non
pas en rêve mais en toute rigueur scientifique.
Pour l’hivernage, le Bihan avait été mis au sec sur le terre-plein.
Certains après-midi nous partions tenir compagnie à Lucy qui
remettait le voilier en était, débarrassait au karcher la coque des
algues et autres impuretés qui s’y étaient collé, l’enduisit de
peinture anti-fouling, dessala le moteur in-bord, vérifia le
gréement dormant et entreprit toutes les petites réparations
nécessaires. Kathy apprit à lire sur ses lèvres les explications
qu’elle nous apportait.
Progressivement, je compris l’affection et la complicité qui nous
unissait. L’ambition profonde de Kathy, comme la mienne, était
de nous en sortir par le savoir, l’étude. Elle était surdouée et ses
résultats moyens en classe s’expliquaient par un manque de
motivation ; elle musardait tel le lièvre de la fable.
Nous étions au lit, Maelle à ma droite, Kathy à ma gauche, sa
jambe inerte longeant la mienne.
« Kathy, nous avons l’une et l’autre à résoudre, sous des formes
différentes le même problème vital. Ma mère avait programmé
ma mort morale en vendant mon corps adolescent à des hommes
pervers et lubriques. J’ai eu à me reconstruire en m’accrochant
aux études et à la loi morale inscrite en moi de toute éternité .Elle
a eu sa punition. Elle est actuellement internée dans une
institution, abandonnée de tous, en phase terminale du SIDA
Ta mère avait programmé ta mort physique en t’entrainant dans
son suicide collectif. Elle aura sa punition elle aussi.
Tu as connu une révolte féroce, payant ton désir de vengeance
avec ton corps.
Tu es train de te reconstruire en cherchant ta route au firmament
éternel. Toutes deux nous avons ce sens de l’éternel. Nous
cherchons à nous en tirer par le savoir, l’étude, la volonté de
comprendre. La loi morale en nous, le sens de ce qui est juste et
de ce qui ne l’est pas, guide notre route à travers les étoiles »
Kathy se tourna vers moi pour m’enlacer. J’ai senti une secousse
dans sa jambe gauche.
Jalousie de demi-sommeil ? Maelle grimpa sur moi et tenta de
téter mon sein comme lorsqu’elle était bébé. C’est ainsi que
nous nous endormîmes.
Au matin je fis part de mon impression à Lucy. Son massage dura
plus longtemps que d’habitude. Elle alla dans la réserve chercher
un déambulateur ; travaillant avec des enfants handicapés elle
disposait d’un matériel adéquat. Elle y porta Kathy, lui demanda
par gestes de rester debout puis d’avancer sa jambe gauche. La
jambe réagit par une petite secousse.
Kathy voulut remarcher et frit petit à petit d’imperceptibles
progrès au déambulateur.
30
En fin de semaine j’appelai Louise C’est Armel qui me répondit.
Je le mis au courant des progrès de Kathy, de son intérêt pour la
navigation astronomique. Il fut très intéressé, me posa nombre
de questions. Il finit par me passer Louise. La tempête
commençait à se calmer du coté de Karak. Elle promit de venir
nous voir le weekend end suivant. Je compris que d’ici là elle
souhaitait après des journées mouvementées, couler des nuits
heureuses avec Armel et se retrouver seuls dans leur cocon.
La bonne nouvelle tomba à la fin de la semaine. Henri Borda
avait retrouvé la trace de Pitt Stuivers ; actuellement Il dirige une
petite entreprise de pêche en Afrique du Sud, à Port St John’s sur
la cote sauvage. Il emmène des touristes voir les baleines et
pêcher au gros. Il vivait en concubinage avec une femme
divorcée, mère de deux enfants d’un précédant mariage. Elle
était descendante de Boers, émigrés au XIXe siècle et originaires
de la même petite ville que PItt. L’entreprise où il travaille
appartient au grand-père de sa compagne.
Pitt se souvenait bien de Mauricette et se demandait pourquoi
elle avait rompu sans explication. Il fut surpris mais parut
heureux d’être le père d’une grande jeune fille. Il était d’accord
pour qu’elle vienne le rejoindre aux vacances de Pâques. Cela
laissait près de quatre mois à Lydia pour perfectionner son
anglais.
Durant toute la semaine avant Noël les rafales de vent balayaient
la ville faisant voltiger des mousses blanchâtres sur le remblai
et les quais Des paquets de mer se ruaient à l’assaut des digues,
se brisaient montant jusqu’au ciel. Dans le crépuscule, les
guirlandes lumineuses tendues au-dessus des rues tanguaient.
Les vitrines de la rue commerçante rutilaient de lumignons
multicolores, se miraient sur les chaussées mouillées. Nos cœurs
aussi rutilaient. C’était une semaine faste. Ce weekend Louise
nous rendit visite, accompagnée d’Armel : cela faisait plus d’un
mois que Kathy et elle ne s’était pas vues.
Du temps de sa splendeur, Karak distribuait en cadeau
d’Entreprise des calculatrices scientifiques à ses clients VIP. Il en
restait quelques-unes ; Armel en offrit une à chacune de nous
quatre
« Pour votre navigation astronomique »
Armel avait son brevet de pilote d’aviation légère et se servait
régulièrement d’un sextant.
Il avait incité Louise à offrir à Kathy la montre chrono suisse qui
avait appartenu à son père. Kathy la reçut les larmes aux yeux,
pour la première fois je sentis l’espace d’un instant fondre la
glace entre elle et sa mère. En cadeau de Noël, Louise avait
commandé un télescope à commande électronique, que le
fournisseur devait livrer directement.
31
En voyant le réduit où nous campions, Louise fut atterrée
« C’est une solution provisoire. Il faudra vous trouver un studio
en ville »
Armel nous invita toutes les six au restaurant. Il offrit le
champagne pour fêter le permis mer de Kathy :
« Sans doute le premier décroché par une handicapée motrice »
Maelle se sentit toute fière et sage. Fiona avait attendu le
dessert pour annoncer la nouvelle :
Elle avait contacté Yves Fourniet, proviseur du lycée Kersauson,
et président de l’association Voile Jeunes. Fourniet avait créé,
avec Fiona, et le directeur d’un institut d’éducation spécialisé,
une section locale Handivoile.
Il nous reçut avec Kathy, flanqué de son conseiller pédagogique
et du professeur principal.
Kathy joua l’élève douée (à la limite surdouée), bien dans sa
peau. Les examinateurs étaient sous le charme. Le niveau de
Kathy fut jugé trop élevé pour une classe de Quatrième, ils
décidèrent de la faire monter directement en Troisième.
« Je sens que je vais me plaire ici » observa Kathy.
« Eh bien, nous allons vous garder » répondit le proviseur
Le lycée n’était pas équipé pour accueillir des handicapés
moteurs. Le proviseur alla présenter Kathy à ses futurs
condisciples, demanda leur solidarité pour passer le fauteuil à
aux endroits non aménagés : trois garçons se portèrent
volontaires. Kathy serait admise dès le début du deuxième
trimestre.
Armel sentit le froid qui régnait entre Kathy et sa mère. Il tenta
une diversion, parla de Karak La société avait frôlé le dépôt de
bilan, une politique de restructuration énergique devait sauver
l’Entreprise mais entrainer le licenciement de près de la moitié
du personnel. Le choix était cornélien ; on licenciait 50% du
personnel tout de suite ou bien 100% dans six mois. En tant que
DRH Louise Lemaitre avait une mission difficile et elle s’y était
attelée avec détermination. Puis Armel évoqua le cas de Mme
Petit. Me Sieriex et lui-même avaient fortement incité Louise à
porter plainte pour complicité. Mme Petit clamait son innocence.
Mais il était impensable qu’elle ne fut pas au courant de ce qui
s’était passé dans son appartement pendant des années. Les
associations de parents d’élèves abondèrent dans ce sens.
Louise attendit qu’il eut fini de parler pour annoncer que demain
lundi elle accompagnerait Kathy chez le proviseur pour régler son
admission et exprima sa gratitude pour le travail effectué par
Fiona et son équipe. En fin de soirée elle partit avec Armel
rejoindre leur hôtel
Lucy descendit le lourd rideau de fer qui séparait la vitrine de la
rue. C’était la veille de Noël et désormais le grand sapin qui
illuminait notre enseigne n’appartenait plus qu’à nous. C’était un
32
arbre synthétique aux guirlandes chatoyantes qui clignotaient en
mesure. Y étaient suspendues de petites figurines d’hommes de
mer: capitaines, marins, pêcheurs d’Islande, figurines made in
Chine et qui depuis quelque temps inondaient les magasins de
souvenirs. Le sapin était posé sur du papier déco bleu froissé,
suggérant la houle. La crèche reposait dans une baleinière SNSM,
modèle réduit construit par Greg il y 7 ans. La sono diffusait en
sourdine des chants de Noël. Fiona entra avec les enfants. Ils
reçurent leurs cadeaux : le télescope électronique pour Kathy,
des chaussures d’hiver et un ours en peluche pour Maelle. Lucy
avait cassé la tirelire pour offrir à Fiona le traceur dont elle
rêvait. Lucy et moi eûmes droit chacune à une boite de
chocolats.
« Maman, c’est papa qui a construit ce petit bateau ? »
« Oui mon cœur »
« Et maintenant le bateau va chercher papa dans la mer des
Pictons ? »
« Oui chérie, il va chercher son âme pour l’emporter au paradis »
« Alors papa est un peu avec nous ce soir ? »
« Oui chérie, il demeure toujours dans nos cœurs »
« Maintenant j’ai un ours et un doudou. Ils vont faire la bise à
papa »
C’était le 28 décembre, un vendredi soir. La pendule sonnait sept
heures. Nous étions Kathy et moi dans la salle de classe de Fiona.
Je profitais de la période des vacances pour lui faire assimiler le
programme du premier trimestre de la classe de troisième.
Kathy s’agita, son visage se couvrit de sueur ; elle réclama le
déambulateur tel une bouée de sauvetage. Lucy se précipita.
Installée derrière l’appareil, Kathy s’essaya à des mouvements
incohérents. Elle se tenait debout et commandait à ses jambes
de marcher. Elle réussit à faire de petits pas mais eut un haut le
cœur. Lucy la porta aux toilettes ; affalée devant la cuvette elle
n’en finissait pas de vomir. Je lui essuyai la bouche, la pris dans
mes bras, l’installai sur le canapé. Elle s’apaisa, sa respiration
redevint normale. Maelle s’était serré contre elle, la tête sur sa
cuisse, elle dit
« Il faut appeler ta maman maintenant »
J’appelai Louise, elle n’était pas rentrée.
Le samedi matin, je me réveillai en éternuant. Kathy était serrée
contre moi, fesses et dos contre mon ventre, ses épaules
écrasaient mes seins, sa chevelure chatouillait mes narines. Ce
contact fusionnel n’avait rien de sensuel ; comme éthéré, c’était
une âme cherchant l’abri d’une autre âme. Mon éternuement
l’avait réveillée elle aussi. Elle se retourna, m’enlaça : « Tu ne vas
pas me quitter toi aussi ? »
33
Je l’embrassai pour la rassurer. La silhouette de Lucy apparut
dans porte, tenant Maelle par la main. Elle nous fit signe de nous
lever et de la suivre. Désormais le samedi matin, après le petit
déjeuner, je conduisis Kathy à son nouveau centre de
réadaptation, là où étaient soignés la plupart des moussaillons
de Handivoile.
Kathy avait tenu à arriver en déambulateur à petits pas Le
médecin-chef, alerté, nous accueillit, s’enquit de ce qui s’était
produit, voulut examiner dans les moindres détails qui aurait
permis d’expliquer que Kathy ait recouvré l’usage de ses jambes.
Il finit par déclarer
« Face à ce type de miracle, la première hypothèse est de
chercher ce qui aurait pu provoquer un choc psychologique. Mais
c’est probablement le long et patient travail des équipes de
médecins, kiné, et psy qui finit par payer et créer les conditions
d’un bond dans l’évolution psychosomatique de la personne ».
Il demanda à soumettre Kathy à un examen complet. Je la laissai
aux mains des spécialistes et rappelai Louise, sans succès. Sans
doute avait-elle décidé d’aller passer le nouvel an avec Armel
dans une auberge discrète ou aux sports d’hiver.
Le lundi matin Lucy, très agitée, nous apporta le journal du matin
au lit. La nouvelle faisait la Une ;
Vendredi soir, vers 18H40, Mme Louise Lemaitre, DRH des Ets
Karak, sortait de son bureau et se dirigea vers sa voiture sur le
parking de l’Entreprise. Surgissant du parking visiteurs une
voiture tous feux éteints fonça sur elle, la percuta et prit la fuite.
Le SAMU, aussitôt alerté, arriva sur les lieux dix minutes plus
tard ; Grièvement blessé, Mme Lemaitre fut transportée par
hélicoptère médicalisé vers le CHU de Nantes. Vingt minutes plus
tard, des automobilistes signalèrent une voiture en feu sur la
Départementale 939 vers Surgères : En allant constater le sinistre
les gendarmes croisèrent une femme errant sur la route. Le
brigadier reconnut Mme Petit et la fit monter. Elle avoua aussitôt
avoir percuté Mme Lemaître, pris la fuite, battu la campagne, mis
le feu à sa voiture.
Mise en garde à vue, son avocat commis d’office demanda une
expertise psychiatrique.
Je fus saisi d’une diarrhée subite, signe chez moi d’un fort
trouble émotionnel. Seule aux toilettes, je fis le point
La paralysie de Kathy provenait d’un blocage psychologique ;
tous les examens l’attestaient. Pourquoi retrouvait-elle le sens
de la marche au moment même où sa mère le perdait pour
toujours ? Pouvait-on imaginer entre elles un lien télépathique
d’amour-haine, un cordon ombilical mental capable de générer
la vie et la mort ?
34
Comment Kathy avait-elle réussi à m’entrainer dans cet univers
supra sensoriel ? Pourquoi avais-je déclaré condamner à mort le
professeur Petit et sa propre mère. Vers quoi l’affection de Kathy
allait-elle encore m’entrainer ?
J’appelai le CHU, me faisant passer pour Kathy. Un médecin
confirma que Louise se trouvait dans un état critique, que le
pronostic vital était réservé. Toutefois un espoir était permis :
Mme Lemaitre avait déjà survécu à un coma de 4 mois, et repris
une activité normale, sans souffrir de séquelles. Il ne voulut pas
m’en dire davantage par téléphone.
En fin de matinée, Me Sieriex m’appela. Il connaissait
personnellement un des chirurgiens qui avait opéré Louise et son
pronostic était pessimiste. La moelle épinière de Louise était
sectionnée, sa cage thoracique enfoncée avait entrainé une forte
hémorragie interne. Le cerveau avait manqué d’oxygène. Louise
serait désormais condamnée à une vie végétative.
Cela allait avoir des conséquences sur l’avenir de Kathy et le
mien. Il me proposa un rendez-vous à son cabinet le
surlendemain, le temps de clarifier notre affaire.
Je mis Kathy au courant, puis lui proposai de partir à la maison.
.J’avais besoin d’argent frais et elle de renouveler sa garde-robe
et de prendre quelques fournitures scolaires et autres objets.
Lucy lui avait offert une canne et elle s’entrainait à marcher en
s’appuyant sur mon épaule.
Nous arrivâmes en fin d’après-midi ; Kathy voulut que nous
prenions aussitôt une douche ensemble
« Pour la première fois sans me servir du trapèze »
Nous nous savonnions mutuellement en riant aux éclats. Elle me
proposa ensuite d’essayer des chaussures, des robes et autres
vêlements de sa mère.
« De toute façon elle ne les mettra plus désormais »
Je fis main basse sur l’argent liquide, son ordinateur portable,
quelques livres de droit et divers autres objets qui me
semblaient utiles.
Nous dinâmes d’une boite de conserve et passâmes un moment
à bavarder de choses et d’autres. Kathy était pressée d’aller nous
coucher
« Cette nuit nous dormirons dans le grand lit, j’aurai des choses à
te dire »
Dans le lit elle se serra contre moi :
« Joëlle Picton, tu as tenu ta promesse, tu nous a vengés mon
père et moi. Le Petit prof est mort, et ma mère c’est tout
comme. Désormais, c’est à toi que j’appartiens »
Il y avait dans sa voix un désarroi caché. Je me dégageai de ses
bras, m’assis sur le bord du lit, lui pris la main.
« Kathy désormais tu commences à t’appartenir à toi-même. Il
n’y a pas si longtemps tu es devenue femme, tu as eu tes
premières règles, tes seins commencent à pousser, tes aisselles
35
et ton pubis se couvrent d’un léger duvet. Désormais tu vas te
préparer à ta vie de femme. Je t’accompagnerai encore pendant
un bout de chemin, t’apprendrai à voler de tes propres ailes »
« Tu commences à parler comme ma mère. Je te déteste.
Embrasse-moi Joëlle Picton »
La Pictonne était mon sobriquet ; Kathy l’avait masculinisé.
Lapsus inconscient ou invitation cachée ? Kathy avait besoin de
s’appuyer désormais sur une figure masculine, un substitut
d’autorité paternelle.
« Kathy, depuis la mort de ton père, la haine que tu vouais à ta
mère était le seul sens que tu donnais à ta vie. Cela t’a permis de
survivre, mais maintenant la page est tournée, ta vie à venir est
une page blanche. Tu n’as plus tes repères. Tu vas recommencer
à marcher et à courir comme avant, entrer dans un nouveau
lycée, sauter une classe, faire de nouvelles connaissances, Je
comprends que cela t’angoisses, tu aimerais savoir où tu vas, ne
pas te lancer le nez au vent. J’ai compris ton intérêt pour la
navigation astronomique, ton besoin de te situer par rapport à
des repères éternels. Dans la vie désormais tu te trouveras aussi
des repères fiables et d’autres qui le sont moins. Tu as un
jugement sûr, cela est précieux »
« Tes sermons m’énervent. Bonne nuit Joëlle » Elle me tourna le
dos et je fis de même.
Pour les fêtes de fin d’année j’avais cassé ma tirelire et
j’attendais mon salaire pour rééquilibrer mon compte ; Louise
était dans l’incapacité de signer mon chèque. Nous étions le 30
décembre. Je persuadais Kathy d’aller rendre visite à sa mère,
toujours dans le coma, au CHU de Nantes. Visite de convenance ;
il m’importait surtout de récupérer ses affaires et tout
particulièrement sa carte bancaire. Elle me l’avait prêté une fois
pour faire le plein, je connaissais son code. Sans cela nous nous
serions retrouvés dans une situation financière intenable.
Je présentais mes vœux à Armel, évoquai ma situation. Pour lui du
coté de Karak on ne pouvait rien faire, le salaire de Louise serait
toujours versé sur son compte, malgré son incapacité physique elle
serait seule à pouvoir y accéder sauf décision de justice contraire. A
son ton je compris qu’il avait déjà pris ses distances : compagnon de
jeux d’accord ; garde-malade non.
Me Sieriex prit l’initiative pour me présenter ses vœux. Il me proposa
de passer à son cabinet avec Kathy le surlendemain et de lui apporter
tout le dossier Assurances de Louise.
Kathy étrennait son nouvel ensemble : caleçon noir, blouson Diesel, et
surtout ces bottes de bateau jaunes dont elle avait tant rêvé. Elle
s’appuyait sur mon bras et sur la canne offerte par Lucy
Moi-même j’avais emprunté aux affaires de Louise des chaussures à
talon ainsi qu’une robe noire au décolleté discret. Lucy m’avait coupé
les cheveux et fait un brushing.
36
Me Seriex n’était pas seul dans son étude : il nous présenta son
épouse, Aurélie, calée dans un fauteuil
Tous deux furent agréablement surpris par les progrès de Kathy, la
félicitèrent et nous embrassèrent toutes deux, renouvelèrent leurs
vœux.
Me Sieriex jeta un coup d’œil d’expert aux contrats.
« J’espère pouvoir arriver à vous débloquer une avance. Elle n’est
prévue qu’en cas de décès, mais c’est peut-être négociable »
Je rappelai que la rentrée des classes pour le second trimestre aurait
lieu dans quelques jours et qu’il nous fallait acheter tous les livres et
fournitures scolaires, payer l’avance sur la cantine, etc.
« Il vous faut aussi un logement décent. Les services sociaux vont
s’intéresser au cas de Kathy. Quand ils verront comment vous êtes
logés, ils pourraient décider d’envoyer Kathy en famille d’accueil »
Kathy me regarda, implorante.
« Je ne quitterai pas Joëlle. Elle est pour moi la mère que j’aurai
toujours rêvé d’avoir. Plutôt mourir »
« Mais bien sûr Kathy, nous sommes ici pour trouver une solution. Je
vais demander à être ton tuteur et à pouvoir ainsi accéder au compte
de ta mère ».
« Mais pour être son tuteur, ne faut-il pas l’aval du conseil de
famille ? »
(J’avais de mon coté envisagé cette solution et approfondi la question
dans un livre de droit de Louise)
Sieriex me lança un regard approbateur.
« Hubert Blanchard, le père de Kathy était un ami de 3O ans. Nous
avions fait nos études ensemble, au lycée puis en fac, fréquentions le
même club. C’était aussi un homme prévoyant. Il m’a signé une
procuration pour le cas où ».
Il sortit un papier manuscrit de son dossier ; « C’est l’écriture de papa,
je la reconnais ! »
Je lus la lettre attentivement. « Eh bien, tout est en ordre »
Sieriex me sourit : « Vous m’impressionnez, Joëlle. Vous avez pris les
intérêts de Kathy à cœur, C’est en grande partie grâce à vous qu’elle
peut de nouveau marcher, qu’elle a trouvé un lycée pour l’accueillir,
quelle supporte vaillamment la situation de sa mère. Nous en
reparlerons »
Mme Sieriex m’adressa un grand sourire
J’avais le sentiment qu’elle me scrutait avec intérêt ; elle donnait
l‘impression d’être malade, mais ses yeux fatigués brillaient
d’intelligence et de détermination
« Pour l’instant j’ai autre chose à vous proposer, poursuivit l’avocat.
J’assure la fonction de syndic d’un immeuble où un appartement F2
vient de se libérer. S’il vous intéresse nous pourrons faire affaire
immédiatement et la nouvelle adresse apparaîtra sur les documents
scolaires de Kathy. »
L’appartement nous plut. Il se trouvait au 3è étage d’un petit
immeuble de 4 étages avec ascenseur. La vue plongeait sur un petit
square ; il y avait à proximité un arrêt de bus desservant directement le
lycée, une école maternelle à 300 m. La cuisine était équipée et la
chambre comportait une grande penderie. Kathy décida aussitôt de le
louer.
Dès le lendemain nous emménagions, Lucy nous avait emmené visiter
sa brocante, Kathy avait choisit un mobilier sommaire ; une table, 4
37
chaises, une commode, un canapé-lit et un lit d’enfant ; le tout nous
fut livré dans la journée à l’appartement. Je réglais avec la carte
bancaire de Louise.
Des amis de Fiona nous aidaient à transporter notre lit depuis chez
elle.
Kathy avait décidé qu’elle voulait vivre dans les meubles qu’elle venait
de choisir, laissant à La Girardière le mobilier qui s’y trouvait.
Elle allait commencer une nouvelle vie, autant la libérer des entraves
qui l’auraient retenue dans un passé mal vécu. De plus l’achat de
meubles d’occasion revenait moins cher qu’un déménagement. Enfin,
elle avait décidé de mettre La Girardière en location meublée, cela
permettrait de louer plus cher.
J’attendais que Me Sieriex me demande d’où je tenais l’argent pour
régler tout cela : mais sans doute préférait-il ne pas savoir : Je n’en
parlais donc pas.
Mon premier jour de classe au lycée Kersauson, rédaction
(Petit cadeau à Joëlle, mon amie bien-aimée)
« Il y a six semaines, je vous avais présenté Kathy Lemaitre, clouée dans
son fauteuil d’infirme. Vous la voyez aujourd’hui marcher presque
normalement. Pour d’aucuns, il s’agit d’un miracle. Mais c’est surtout
l’aboutissement de l’inflexible volonté de guérir de Kathy. Et d’un
patient labeur des professionnels de santé. A ce prix, la science peut
faire des miracles. Je vous demande donc d’accueillir votre nouvelle
camarade avec cet esprit d’ouverture et de convivialité qui nous
honore. Elle le mérite »
C’est ainsi que le proviseur vint me présenter à ma classe. Il y eut
quelques applaudissements.
Le cours d’anglais venait de commencer et la prof me demanda de
choisir une place. J’en vis une à côté d’un garçon d’origine antillaise. Je
m’assis à coté de lui. Il me serra la main et murmura : Je m’appelle
Arry. – Moi c’est Kathy.
Je me concentrais sur le cours : J’arrivais à suivre
A la récré Arry me demanda si je pratiquais le vaudou.
« Comment as-tu deviné ? » Je le sentis effrayé
D’autres camarades s’approchaient : Gilles, le chef de classe, un garçon
gentil et dévoué. Xintia, qui me dit que je l’avais impressionnée et
qu’elle aimerait devenir mon amie.
« Cet après-midi, cours de math. La prof Mlle Mouilleron, est une vraie
peau de vache. Elle te mettra sur le grill »
Effectivement, elle me fit passer au tableau : un problème de
géométrie. Je le résolus selon une méthode que nous avions apprise à
sur Internet.
« C’est une démonstration intéressante, mais j’aurai préféré que vous
suiviez celle prévue dans le cours »
« Hélas, Mademoiselle, au moment où vous diffusiez ce cours j’étais
clouée dans mon fauteuil d’infirme et j’ai dû apprendre la géométrie en
autodidacte »
Xintia et Arry déclenchèrent les applaudissements ;
« Merci, vous pouvez retourner à votre place. Je repris ma canne et
forçai ma difficulté à descendre de l’estrade, sous les sourires de la
classe. Je crois que désormais je suis adoptée.
38
Le lendemain, Kathy insista pour partir au lycée seule, en prenant le
bus. Cela me laissait le temps de préparer Maelle pour sa première
journée en Maternelle. Elle s’excitait à l’idée d’aller à l’école comme
Kathy, sa grande sœur. La directrice que j’avais rencontrée la veille
nous accueillit aimablement. Maelle se dirigea spontanément vers un
groupe d’enfants de son âge.
Nous étions partis à pied et je me gratifiais d’un petit footing autour de
la résidence pour rentrer. Passant devant le supermarché je vis un
nettoyeur-vapeur en promotion. J’entrais l’acheter ainsi qu’une boite
de cire d’antiquaire. Tous nos meubles avaient besoin d’être
désinfectés, nettoyés à fond, puis cirés.
C’est à cela que j’allai passer ma journée. Le travail manuel libère
l’esprit pour réfléchir.
Dans 4 ans, Kathy sera majeure, capable de se débrouiller par ellemême. Je n’aurai plus ma place dans sa vie, je me retrouverai seule,
sans métier, sans argent, avec une fille de 8 ans à élever.
Je me surpris à envisager cette échéance sans angoisse, voire avec un
goût du challenge. Comme si la détermination de Kathy était
contagieuse.
Lydia Blin Carnet de voyage 20 décembre - 5 janvier
l’anglais)
(traduit de
Mercredi 20 décembre
Ce matin, avec maman, nous avons pris le premier TGV du matin
La Rochelle – Paris. Il fait encore nuit et la pluie ruisselle le long
des vitres du train. Sur le dos du siège qui se trouve devant moi se
trouve une tablette à déplier pouvant servir d’écritoire : c’est
ainsi que je vais commencer le récit de mes vacances de Noël en
Angleterre. Je pars pour me perfectionner en anglais, afin de
pouvoir communiquer avec mon père.
Il y a un peu plus d’un mois, Fiona nous avait mis en contact avec
la famille Forester sur la messagerie Skype, nous pouvons ainsi
correspondre en vidéo. Je fis ainsi la connaissance visuelle de
toute la famille : le père, Herbert, la mère Mary, le fils Kevin et
enfin celle qui allait devenir ma correspondante : Sally, une fille
de mon âge. Depuis nous correspondons pendant près d’une
heure tous les soirs, en vidéo. Les Forester m’ont proposé de venir
passer mes vacances de Noël chez eux, aux iles Scilly, archipel au
débouché de la Manche, dans l’océan atlantique.
Sally adore le folk-rock et le rap celte. Moi je suis plutôt
romantique, chansons à texte et ballades sentimentales. Elle a un
piercing dans le nez et un autre dans l’arcade sourcilière. Elle m’a
montré son tatouage sous le nombril : un teddybear avec
mention Property of Dad. Au début j’ai eu du mal à la
comprendre, elle parle avec un accent (qu’on dit gallois) mais je
m’y suis faite.
Le jour se lève : à travers les vitres du train le paysage apparait
triste, dans le brouillard. maman déballe sas provisions : thermos
de chocolat chaud et pains aux raisins. Elle m’a surprise en me
fournissant aussi la pilule anti-conceptuelle :
39
« Tu seras seule dans un pays étranger, ou tout peut arriver.
Alors à toi de prendre tes précautions »
Je range mon cahier.et partage le petit déjeuner avec elle
Il est 15 heures, je suis assise dans l’Eurostar. Arrivés à ParisMontparnasse, maman nous avait aussitôt dirigés vers le métro.
Il tombait une neige fondue, les gens couraient. Longs escaliers,
queue au guichet, trottoir roulant, métro gare du Nord, Eurostar.
Je suis excitée je n’ai pas vu Paris et je me retrouve seule. Sally et
son père, Herbert, ont prévu de m’attendre à Londres à la gare St
Pancras.
Sally me vtt de loin et me héla avec de grands signes. Exubérante
elle sautillait autour de son père, jeune biche amoureuse
« Hello Lydia, hello » Embrassades. Herbert me demanda si le
voyage s’était bien passé, se chargea de ma valise et nous
emmena diner dans un fastfood. Sally prit les frites avec ses
doigts, les fit tourner autour de la bouche de son père qui les
happa en riant. Au dessert Sally se leva pour aller aux toilettes et
me demanda de l’accompagner.
« Comment trouves-tu mon père ? »
« Il a l’air doux, gentil et en même temps très viril »
« C’est un papa et un amant formidables »
« Tu couches avec lui ? »
« Cela va faire deux ans déjà et c’est toujours merveilleux. Mais je
ne suis pas jalouse. Je te le prêterai »
«Mais c’est immoral »
« Paroles. Tous les papas font ça avec leur fille. Elles n’en parlent
pas, c’est tout. Tu ne connais pas ton père, tu ne peux pas
savoir »
Herbert nous mena en taxi à la gare de Paddington où nous
primes le train de nuit pour Penzance. Nous étions seuls dans le
compartiment. Sally se lovait contre son père, amoureusement.
Toute petite dans mon coin je tentai de me faire oublier tout en
matant leur manège. Je me sentais de plus en plus troublée.
A Penzance, un ami d’Herber, nous attendait dans sa voiture. Il
nous conduisit sur le port
Herbert me montra fièrement un grand voilier :
« C’est mon bateau, un ketch aurique de 54 pieds, le Victory »
Il nous fit monter boire un thé, en attendant le départ du ferry.
« Sinon ca secoue trop à la sortie du port. Sally ouvrit un paquet
de cookies, Herbert et John se servirent une généreuse rasade de
rhum. Nous les écoutions discuter pêche, parler d’un tas de gens
que je ne connaissais pas.
Le jour s’était levé, le départ du ferry avait secoué les bateaux
amarrés dans le port. John nous quitta et Herbert mit le moteur
en route,
40
« Je vais te présenter à mon bateau. Je l’ai hérité de mon grandpère. C’est un ketch de 18 mètres. Sur le grand bout-dehors nous
avons 3 voiles : le grand foc, la trinquette et le clinfoc. Au grand
mat nous avons la grand-voile et au dessus le voile de flèche. A
l’arrière le mat d’artimon avec sa voile d’artimon. Tout à l’heure,
à la sortie du port avec Sally, vous allez hisser toutes ces voiles ».
Herbert avait aménagé le ketch, pour en faire un charter
touristique. Au départ, du temps de son grand-père, il servait
pour le transport de marchandises. Dans le carré, une longue
table repliable entourait le pied du mat d’artimon. de chaque
côté une large banquette permettait de s’asseoir autour de la
table et pouvait en saison servir de couchette pour l’équipage. Le
carré ouvrait sur un escalier donnant accès au pont, au pied du
gouvernail. A tribord de l’escalier, le pied du mat d’artimon et la
couchette du skipper : en cas de problème celui-ci pouvait monter
immédiatement sur le pont. Derrière, une soute pour ranger
gilets, cordages, matériels de sécurité. A bâbord de l’escalier une
cabine passager. Vers la proue, le carré ouvrait sur deux grandes
cabines fermées par une paroi entourant le pied du grand mat. A
l’avant du grand mat deux cabinets de toilette accessibles par les
deux cotés ; ils ouvraient sur deux autres cabines. Un second
escalier donnait accès au pont avant ; une grande soute a voiles
occupant avec le compartiment à ancre la proue du navire.
Sous le plancher, le réservoir d’eau potable faisait fonction de
carène liquide. Chaque cabine pouvait héberger deux personnes ;
le Victory pouvait ainsi transporter jusqu’à 10 passagers et 4
hommes d’équipage.
Sally largua les amarres, Herbert pilota le bateau hors du port au
moteur. Sally m’appela pour l’aider à hisser les voiles au winch.
« Je parie que tu es vierge ? Ici la plupart des filles se font
dépuceler dans les toilettes du collège par des gamins brutaux et
maladroits. Toi tu vas être femme dans un décor de rêve par un
homme expérimenté, doux et attentionné. Je parle à sa place, il
est trop timide pour faire sa demande lui-même. Alors tu vas
descendre dans la cabine, je vais te préparer, Dad viendra te
rejoindre. Moi je tiendrai la barre pendant ce temps »
Elle avait pris une voix suraigüe qui m’hypnotisa, anéantit toute
volonté. Elle me déshabilla, dessina au bâton à lèvres ocre des
auréoles surdimensionnées autour de mes tétons, colla un faux
diamant sur mon nombril, remplaça mes lunettes par un
bandeau destiné à cacher mon strabisme. La sono diffusa une
musique douce.
« C’est ainsi que Dad va t’aimer » Sa main descendit le long de
mon corps. Voix suraigüe, frôlement magnétique, je me sentis
envahie d’une sensualité lourde
41
Cela se passa comme elle avait dit. Je succombai au charme
d’Herbert. J’en garde un délicieux souvenir.
Sally me réveilla.. L’ile de St Mary’s était en vue
« Alors, c’était bien ? » « Extra »
Mary, la femme d’Herbert nous attendait sur le quai au volant de
sa voiture. Elle avait l’air plus souffreteuse qu’à la vidéo. Elle
m’embrassa « Bienvenue chez nous Lydia » puis elle nous
conduisit hors de la petite ville, s’arrêta devant un cottage « Voici
notre maison »
La pelouse était verte, impeccablement tondue. Des lambeaux de
musique nous parvenaient depuis la maison.
« C’est mon frère Kevin qui répète avec les copains de son band.
Ils préparent le festival inter celtique »
« Hello French Lady (à moins que ce ne fut French Lydia) avec leur
accent je ne suis pas très sûre) Je suis Kevin, à la guitare, Rolf est
au synthétiseur et Ted au biniou. Nous allons interpréter une
ballade galloise en ton honneur, pour te souhaiter la bienvenue »
Mary nous offrit le petit déjeuner à l’anglaise, thé, œufs au bacon
et cornflakes. Je me proposais de l’aider à faire la vaisselle.
Lorsque nous fumes seules dans la cuisine, elle me regarda dans
les yeux
« Lydia, vous me voyez marcher avec une canne. Il y a deux ans
j’attendais un enfant et je souffrais beaucoup. On s’est aperçu
trop tard que l’enfant était mort dans mon ventre. Je suis toute
pourrie à l’intérieur. Je continue d’être soignée et il m’est interdit
d’accomplir mon devoir conjugal. Herbert a des besoins sexuels
forts et il en souffre. Mais ici nous sommes un petit pays, tout le
monde se connait et tout se sait. Il lui est impossible d’avoir une
aventure sur place »
« Je comprends »
« J’étais sûre que vous comprendriez »
En clair elle me demandait de coucher avec son mari. Je
comprenais mieux désormais l’attitude de Sally : elle couchait par
esprit de famille. Pour ma part j’étais comblée. Une fille a
toujours peur que cela se passe mal la première fois. Pour moi
cela s’était bien passé, je demeurais sous le charme, et puisque
Mary me le demandait, j’étais prête à recommencer.
La météo annonçait du beau temps et Herbert proposa d’aller le
lendemain visiter le jardin tropical sur l’île voisine de Tresco. Les
iles Scilly jouissent d’un microclimat particulier à cause de la
proximité du Gulfstream. On se croirait en Méditerranée.
« Cet après-midi, Sally te fera faire le tour de l’ile Mary’s en vélo.
Tu prendras le vélo de Mary. Sally te présentera notre amie
Jessica, professeur d’histoire à la retraite. Elle connait bien notre
ile et son histoire »
Nous enfourchâmes les vélos, à la découverte de l’ile. Terre plate,
chemins creux bordés de petits murs de pierre ;
42
Jessica habitait à l’autre bout de l’ile. Elle nous reçut
aimablement, nous offrit du thé et des gâteaux secs. Elle me posa
des questions sur mes études et sur la manière dont on
enseignait la langue anglaise en France. Puis elle nous parla de
son ile. St Mary’s a moins de 1700 habitants l’hiver et 5 fois plus
en été. Le tourisme est notre principale industrie. Nous cultivons
aussi des fleurs que nous exportons, mais en cette saison les
champs sont déserts.
Il faudra aller voir aussi les tombes mégalithiques ; certaines ont
près de 4000 ans.
Dans l’Antiquité, marins phéniciens et grecs venaient ici charger
l’étain. A l’époque, l’archipel ne formait probablement qu’une
seule ile, un texte latin parle d’une insula Scillonica au singulier.
Nous avons aussi trouvé des vestiges d’une ferme préhistorique.
C’est cette époque que j’étudie tout particulièrement, j’écris un
livre ; on manque d’éléments, il faut tirer le maximum de ce que
nous découvrons, retrouver et exploiter ce qui n’a pas changé
depuis 3 millénaires...
Je l’écoutais avec plaisir mais le ciel s’était obscurci, l’averse
menaçait. Nous primes congé, précipitamment. Nous
traversâmes la ville où les illuminations de Noël commençaient à
clignoter. Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber
lorsque nous entrâmes dans le cottage. Interdiction d’aller dans
le salon : Mary préparait un arbre de Noël.
Elle avait aménagé la chambre d’amis pour moi, rangé mes
affaires. Après dîner J’allai me coucher, Herbert me rejoignit
presque aussitôt. Ses caresses se firent plus osées, plus expertes.
Le plaisir me submergea tel un ouragan. Mes petits cris d’extase
avaient dû réveiller la maison. Le lendemain matin Mary
m’embrassa affectueusement :
« Vous êtes une bonne fille, a very good girl »
Comme convenu Herbert nous emmena Sally et moi à l’ile de
Tresco. Sally tenait la barre, Herbert surveillait le sondeur : la mer
est peu profonde par endroits et des bancs de sable se déplacent.
A marée basse certaines des 146 iles deviennent accessibles à
pied. Herbert jeta l’ancre dans une anse protégée et nous
conduisit sur l’ile dans son annexe à moteur.
Nous visitâmes le jardin tropical ; Herbert connaissait les
essences et leurs origines. Il avait dû écouter à de nombreuses
reprises le discours des guides. J’étais fascinée et m’attardais
surtout devant les essences d’Afrique du Sud, celles que mon père
pouvait voir tous les jours. La nuit tombait lorsque nous sortions.
Nous montâmes dans l’annexe, la nuit avait ingéré la silhouette
du ketch. Herbert, avant de partir avait allumé les feux de
positions ; il nous guidait vers le feu blanc du haut du mat et le
feu vert de tribord.
Lorsque nous rentrâmes au cottage, la nuit tombait. La sono
diffusait des cantiques de Noël. Nous nous retrouvâmes à chanter
43
à chanter devant le sapin. Vint l’heure des cadeaux ; j’eus droit à
un démanilleur en inox et à une boite de chocolats à la menthe.
Herbert me prit à part :
« J’ai peut-être un autre cadeau pour toi. Veux-tu rentrer à La
Rochelle à la voile? »
L’idée m’enthousiasma. Il me demanda de lui donner mon billet
de train retour.
« Il ne te servira à rien. Il y a ici une jeune femme qui veut aller
rejoindre son ami à Rochefort; ce billet lui serait bien utile »
A la nuit tombée, Herbert sortit porter le billet, il ne revint qu’au
petit matin.
La pluie s’était remise à tomber et ne s’arrêta pas de la semaine.
Nous passions notre temps à jouer au Monopoly et aux cartes en
famille.
Herbert nous raconta un peu sa vie. Il vivait du tourisme. Il
possédait deux maisons sur l’île qu’il louait à la semaine en
saison. Le ketch servait de charter : il organisait des croisières
vers l’Ecosse, l’Irlande et la France, en particulier vers La Rochelle
et les iles d’Oléron et de Ré. L’été Mary travaillait dans une
jardinerie à faire des bouquets de fleurs coupées pour
l’exportation. Kevin animait des soirées dansantes avec son boys
band, et parfois participait à des concerts. Sally s’ennuyait et se
proposait de venir me rejoindre à La Rochelle.
30 décembre
Mes règles me surprirent avec une semaine d’avance,
abondantes, douloureuses, avec le blues habituel. J’étais bien
réglée depuis un an, pourquoi ce désordre. Bouleversement de
ma première expérience sexuelle? Signal d’alarme de mon corps
pour dire stop?
Je m’en ouvris à Herbert qui en réponse m’initia au sexe anal.
J’avais cru que la percée de mon hymen était un Sésame vers le
monde adulte ; que désormais je serais écoutée, reconnue,
considérée en tant que personnalité. Et je me retrouvais femmeobjet, sex machine property of Dad. J’étais seule, en terre
étrangère, face à une force obscure qui me subjuguait,
m’angoissait, me faisait monter au ciel.
J’aurais aimé à la fois que cela dure et que ça finisse.
Le soir Sally me prit par la main, me monta dans sa chambre, se
déshabilla, guetta mon regard.
Corps trapu, musclé, court sur pattes. Yeux bleus délaves, taches
de rousseur, aisselles et touffe roux clair ; un piercing dans le nez
et un autre dans l’arcade sourcilière, un ourson tatoué sous le
nombril : Property of Dad.
« Tu me vois maintenant dans ma vérité nue. Tu es plus belle que
moi, longiligne, bien proportionnée un corps de jeune top model…
mais moi j’ai de plus beaux yeux que toi»
44
Elle s’emmitoufla dans un drap de bain, s’assit à côte de moi sur
le lit. Sa voix redevenue naturelle, se fit timide
« Tu crois aux fantômes ? »
« Je n’en ai jamais rencontré »
« Ce que je vais te dire est difficile, mais je te demande de me
croire »
Elle s’était serrée contre moi comme une petite fille quoi
recherche une protection
« J’avais 4 ans lorsque une nuit j’ai senti une présence dans ma
chambre. Elle me dit de ne pas avoir peur, qu’elle était ma sœur,
qu’elle veillait sur moi et qu’elle me demanderait le moment venu
de lui donner vie. A l’anniversaire de mes 11 ans, elle se
manifesta à nouveau: elle me dit qu’elle n’avait pas voulu naître
du ventre de ma mère, qu’elle avait fait ce qu’il fallait pour le
pourrir. Son enveloppe charnelle avait péri, mais son âme avait
continué de veiller, elle voulait prendre naissance dans mon corps
à moi, être à la fois ma sœur et ma fille. Elle avait exigé que je
couche avec mon père, ce que je fais depuis 3 ans presque toutes
les nuits. Lorsque j’ai commencé à correspondre avec toi, elle
s’est de nouveau manifestée. Elle voulait que je t’offre à mon
père ; le sacrifice de ton pucelage serait le signe d’alliance qui
ouvrirait mon ventre à l’enfantement. Tu es la seule à qui elle
m’ait autorisé à révéler ce secret. Elle veut que je lui donne ton
prénom. Elle te prend sous sa protection et pourra te parler à
travers ma voix. Voila pourquoi mon père est aussi mon mari
secret, et voila pourquoi je t’ai fait faire tout ce que nous avons
fait »
Sally paraissait tellement convaincue que je n’osais la mettre en
doute.
« Ecoute Sally, je connais deux jeunes filles qui ont eu un enfant
l’une à 15 et l’autre à 16 ans. Les premiers mois de leur
maternité, ce fut merveilleux ; Au bout de 2 ans elles vécurent
leur maternité précoce comme un handicap, un gâchis de leur
jeunesse »
« J’y ai réfléchi moi aussi. Ma mère adore pouponner et ne sait
faire que ça. J’ai demandé à l’âme de ma fille si elle acceptait ma
mère comme baby-sitter. Elle est d’accord et se réjouit de lui en
fera baver »
Le même soir un coup de téléphone de ma mère m’apprit que
Louise Lemaitre avait eu un grave accident de voiture et qu’elle
était dans le coma. Comme par miracle, Kathy s’était remise à
marcher. Borda, le journaliste avait réussi à établir une relation
par Skype avec Pitt Stuivers, et désormais ma mère et lui se
parlaient longuement tous les soirs en se regardant à la vidéo. La
voix de ma mère rayonnait de bonheur
3 janvier
45
C’est la fin des vacances, il est temps de rentrer. A 5 heures du
matin Mary nous a conduit jusqu’au ponton et pour nos adieux
m’embrassa mieux que si j’avais été sa propre fille. Nous avons
levé l’ancre par une nuit noire. Un vent de nord- nord- est force 4
faisait moutonner la mer. Herbert sortit du port au moteur, mit le
cap au 178 et régla les voiles au vent arrière. Le Victory prit sa
vitesse de croisière. Herbert tenait la barre, Sally et moi étions
assises dans le cockpit face à lui humant la douceur frisquette de
la nuit. Accompagnant le Victory des dauphins au dos
phosphorescent émergeaient puis replongeaient dans les vagues.
« Je vous ai réservé une surprise, dit Herbert. Nous ne sommes
pas seuls à bord. Sally, tu te souviens de Molly, ma filleule, la
compagne de Jack ? Ces derniers temps il a fait de mauvaises
affaires, il s’est mis à boire et à la tabasser. Avant-hier il a
dépassé la mesure, elle m’a appelé au secours et j’ai décidé de
l’emmener. Jack est à la pêche en mer. Dans la nuit Molly en a
profité pour partir sur son vélo et monter à bord en secret. Depuis
un an, elle correspond par internet avec un garçon de Rochefort.
Elle compte refaire sa vie avec lui »
Herbert l’appela, Molly sortit d’une des cabines et s’avança
timidement.
« Je lui ai demandé de préparer du thé. Nous allons le prendre
ensemble, vous dans le carré, moi je reste à la barre »
Molly était une femme de 26 ans, grassouillette, au visage
commun, un peu sotte. Elle portait des lunettes de soleil censées
cacher ses yeux au beurre noir.
« Si tu t’avises de coucher avec mon père, tu passes par-dessus
bord »
Sally avait murmuré du bord des lèvres avec cette voix suraigüe
qu’elle prenait quelques fois. Nous avions pris place dans le carré
et Molly servit le petit déjeuner (thé, cornflakes, marmelade
d’oranges) elle-même restant debout dans le coin kitchenette, se
pressant contre la paroi pour ne pas être déséquilibrée par le
tangage, puis elle retourna au plus vite dans sa cabine. Sally,
furieuse, la suivit, empoigna le vélo qu’elle avait posé contre sa
couchette, l’emporta dehors et le jeta à la mer.
Après 3 heures de navigation, Sally avait remplacé Herbert à la
barre. Le froid l’avait saisi et elle avait passé le capuchon de son
ciré pardessus son bonnet. J’avais dormi un peu. Il restait du thé
chaud dans la bouilloire, j’allais lui en porter un bol et bavarder
un peu. Une aube brumeuse commençait à poindre. En
débouchant de l’escalier, à une centaine de mètres derrière nous,
Je vis une haute forme sombre qui fonçait sur nous : Je criai
« cargo à l’arrière »
Herbert sortit aussitôt, prit la barre, vira de 90 degrés pendant
que Sally choquait la bastaque et que je l’aidais à border les
voiles. Le bateau se mit à rouler et tanguer ; Molly, réveillée nous
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avait rejoint sur le pont ; je la vis passer par-dessus bord comme
happée par une force invisible
« Femme à la mer » Je montrais le corps de Molly qui s’enfonçait
dans l’eau. Herbert plongea aussitôt, tenta de la rattraper. Sally
me confia la barre (cap au 90), détacha le canot à moteur et le
mit à l’eau. Sensation étrange de conduire seule un grand voilier
dans le remous des vagues générées par le passage du cargo ; le
bruit assourdissant de ses moteurs et, à peine audibles, les coups
de sifflet d’Herbert pour indiquer sa position. Ce n’est qu’au bout
de 20 minutes que je vis revenir le canot. Molly était
inconsciente ; j’aidais à la hisser à bord.
Herbert avait commencé à pratiquer bouche à bouche et
massage cardiaque, il continua sur le pont. Avec Sally ils la
transportèrent dans sa cabine.
Herbert s’était changé ; vêtements secs et rasade de rhum pour
combattre l’hypothermie. Il reprit la barre et dirigea la
manœuvre pour remettre le bateau cap au 178. Puis il nous
demanda d’aller nous occuper de Molly. Elle était à peine
consciente. Sally la déshabilla, la frotta rudement dans une
couverture, puis lui asséna deux gifles à décorner un bœuf
« Tu vas te réveiller salope » cria la voix suraigüe.
« Arrête, tu me fais mal » supplia une voix pleurnicharde.
« Je t’avais prévenue de ne pas fricoter avec mon père » répliqua
la voix suraigüe, en administrant deux autres claques. Sally se
calma enfin, Molly gisait telle une poupée bouffie désarticulée.
Cette voix suraigüe que Sally prenait quelquefois m’interpelait :
Sally avait-elle une double personnalité ? Ou bien était-elle
possédée, comme elle le redoutait, par l’esprit de sa fille-sœur à
naître ?
Elle se retourna vers moi et dit de sa voix naturelle
« Je crois qu’elle est sauvée, mais on a eu chaud »
La journée se passa sans autre incident ; Herbert me demanda
d’assurer un quart à mon tour et après m’avoir observé pendant
dix minutes tenir la barre, me confia son bateau en confiance.
« Je suis impardonnable ; je n’aurais jamais dû me couvrir les
oreilles pour traverser le rail d’Ouessant. Dad va me punir.
J’aurais pu nous tuer tous ».
Vers 17h, comme convenu, William, le frère de Mary, appela
Herbert sur la VHF. L’île était sens dessus dessous. Molly avait
disparu. On soupçonnait Jack, son compagnon, de l’avoir tué.
Marshal, seul policier de l’île et oncle de Molly, en était convaincu
et avait mis Jack derrière les barreaux. Herbert se garda bien de
révéler que Molly se trouvait à bord. Après tout, Jack avait bien
mérité une punition.
Le soir nous ancrâmes au mole de l’ile d’Hoëdic. Sally avait
préparé le dîner : ragout de bœuf bouilli et pâtes. Molly dormait
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profondément. Tous trois nous étions sur le pont regarder la nuit
avaler l’île. Juste quelques pauvres lumières de ci de là.
« D’après ma mère, c’est ici que je fus conçue. C’était la fête, des
lumières, de la musique, un feu d’artifice…3
Sally me scruta, pensive Puis elle bouscula son père, de sa voix
suraigüe :
« Viens, c’est ici que nous allons le faire, notre enfant »
Je restai seule sur le pont à converser avec les étoiles jusqu’à ce
que le froid me saisisse.
Je tentais d’engager une conversation avec Molly, elle restait
hagarde, désorientée. Les efforts d’Herbert, en qui pourtant elle
avait toute confiance, furent vains eux aussi. Molly avait perdu la
mémoire. En approchant de La Rochelle, avec l’accord d’Herbert,
j’appelai Fiona sur mon portable, lui expliquai brièvement la
situation, lui demandai si Lucy pouvait s’occuper de Molly.
Herbert s’engageait à rembourser les frais. Fiona accepta ; elle
nous attendrait sur le Vieux Port, là où le Victory avait l’habitude
d’accoster.
J’appelai ensuite ma mère, lui demandant de venir me chercher
sur le Vieux Port. Sa rencontre avec Sally et Herbert fut cordiale,
elle les invita à venir déjeuner le surlendemain samedi, veille de
leur retour. Mère voulut que je prenne contact avec mon père par
Skype. Mais il dirigeait actuellement une croisière : c’était l’été
dans l’hémisphère austral et la saison touristique battait son
plein.
Lucy soigna Molly avec ses techniques orientales. Au bout d’une
dizaine de jours Molly avait retrouvé une partie de sa mémoire,
en particulier les coordonnées de son correspondant Salvatore,
alias René Dupin, aide-soignant dans un hôtel thermal de
Rochefort. Mais tous les souvenirs qui concernaient Jack, son
sadique ex-compagnon, restaient bloqués. Lucy soumit le cas au
Dr Durand, un psychiatre avec qui elle avait l’habitude de
travailler. Pour lui, il ne fallait rien brusquer, Molly aura retrouvé
toute sa mémoire d’ici un an. Un interrogatoire de police aurait
risqué de compromettre cette lente évolution naturelle. Je
communiquai ces résultats à Herbert, qui conclut qu’un an de
prison n’était pas trop cher payé pour les violences que Jack lui
avait fait subir. Et qu’il ne nous appartenait pas de répondre à
des questions que la police ne nous avait pas posées.
René, tout heureux, vint chercher Molly et l’emmena avec lui.
Le procès de Jack
Revenue dans son île, Sally me tint au courant de ce qui faisait
l’actualité sur place: la disparition de Molly. L’agent Marshal, seul
policier de l’île et de surcroit oncle de Molly, était au courant des
mauvais traitements que Jack infligeait à sa nièce. Il lui avait
conseillé à plusieurs reprises de le quitter et de porter plainte.
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Pour lui Jack avait battu Molly a mort et fait disparaîre son
cadavre.
Jack avait trouvé le journal intime de Molly. Elle y racontait
longuement son aventure internet avec Salvatore, sa gratitude
envers Herbert qui lui avait offert le billet de train de Lydia pour
le rejoindre à La Rochelle. Pour Jack, pendant qu’il était à la
pêche en mer, Molly avait pris son vélo jusqu’au port, était
montée dans
le premier ferry du matin (elle avait un
abonnement), puis s’était rendue à la gare de Penzance prendre
le train pour Londres, Paris et La Rochelle où elle était attendue.
Mais personne n’avait vu Molly prendre le ferry, la direction des
chemins de fer n’avait pas connaissance que le billet de Kathy ait
été utilisé. La police française avait interrogé René Dupin, très
inquiet d’être sans nouvelles de Molly : il l’avait attendu comme
prévu mais elle n’était pas au rendez-vous.
Coup de théâtre : un bateau de pêche avait remonté le vélo de
Molly dans ses filets. La police scientifique avait décelé des
poussières de ciment sur le bateau de Jack. Pour Marshal,
l’affaire était claire : Jack avait tué Molly, l’avait lestée d’un bloc
de béton et jetée à la mer. Il avait fait de même avec son vélo
pour faire croire qu’elle était partie avec.
Pour l’avocat de Jack il s’agissait là de spéculations : il n’y avait ni
cadavre, ni arme du crime, ni mobile. Jack sera probablement
acquitté faute de preuves suffisantes.
14 janvier
La boum
J’abordais ce 2è trimestre avec allant et optimisme. J’avais
grandi, pris de l’assurance, connu une première expérience
sexuelle, barré de grands voiliers, J’allais retrouver mon père qui
m’avait tant manqué tout au long de ces années.
Le retour en classe me fit déchanter vite. Pour mes camarades
j’étais restée Ly la bigleuse, la forte en thème qui ignorait tout de
la vie.
Mais maintenant que j’avais sauté le pas, je voulus le faire savoir,
changer cette image que je trainais, sortir de mon splendide
isolement, mieux me faire connaître de mes camarades et
m’intéresser davantage à eux.
L’occasion se présenta à la mi-janvier. Max, le boute-en-train de
la classe, organisait régulièrement des boums dans la grange qui
jouxtait le pavillon de ses parents, sur une route relativement
isolée. Ses parents venaient justement de partir pour une
semaine aux sports d’hiver. J’étais comme tout le monde,
régulièrement invitée à ces parties, sachant que le droit d’entrée
consistait en un strip-tease intégral. Cette fois j’acceptais. Je dis à
ma mère que j’allais travailler chez une copine et que je resterais
probablement coucher. Je demandais à Alexandra de venir me
chercher en scooter.
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Max était bien équipé : sono performante, boule de miroirs
tournante au plafond jeux de lumière et de couleurs. Dans le fond
une estrade improvisée : des planches posées sur un échafaudage
de maçonnerie, le tout recouvert d’une chute de moquette
pourpre. Georgette y était montée et commençait à se
déshabiller. Elle passait son sweat par-dessus sa tête, s’énervait
pour baisser son collant, dégrafa son soutien-gorge, finit par
tomber sa petite culotte. Rien que de très banal.
Max vint à ma rencontre, m’entraina vers l’estrade :
« Tu te sens prête. Si tu veux on peut reporter ça à la prochaine
fois »
Je lui tendis le CD de Sally : « C’est ma musique », posai mon
manteau puis montais sur l’estrade.
Dans l’armoire à souvenirs de maman, j’avais déniché son
uniforme de collégienne, jupette plissée bleu-marine, long
chemisier blanc, foulard azur. A Défistock j’avais acheté des
surlunettes en strass et un spray d’étoiles à diffuser sur les
cheveux. J’avais cassé ma tirelire pour des bas résille, qui
montaient jusqu’en haut des cuisses et tenaient tout seuls. Enfin
j’avais trouvé sur internet un site d’effeuillage et je m’étais
entrainée
Max prit le micro « Une grande première : le bigleuse-strip »
Ma musique démarra, je fus saisi aussitôt de la transe hypnotique
que j’avais connu sur le Victory ; une sensualité pesante guida
mes mouvements ; mains sur les hanches j’ondulais lentement
ma jupette glissa à terre. Mon chemisier couvrait mon corps
jusqu’au ras des fesses. Toujours ondulante je me tournais dos au
public et commençais à le déboutonner l’échancrant au fur et à
mesure. Lorsque je me retournais face à la salle j’avais découvert
la naissance de mes aréoles, mon foulard noué coulait dans la
raie entre mes petits seins. Ondulant toujours je poursuivis mon
déboutonnage jusqu’au diamant de verroterie collé dans mon
nombril. Mes mamelons sombres et surdimensionnés apparurent
à travers l’échancrure. Les danseurs s’étaient arrêté pou mater.
Je laissai glisser le chemisier à terre, dénouai mon foulard, le fis
tournoyer en arabesques avant de le laisser glisser lui aussi. Audessus de mes bas noirs je ne portais qu’un string de bikini blanc,
noué sur le côté.
« Je ne vois pas très clair comme vous savez, est-ce qu’un homme
audacieux pourrait dénouer mon string ? »
Max se précipita, mon cache-sexe tomba à terre, découvrant une
touffe sombre constellée de petites étoiles. Toujours ondulant
lentement je fis un tour sur moi-même, offrant aux regards
toutes les faces de ma nudité, la rondeur arachnéenne de mes
fesses. Irradiaient-elles encore quelques atomes de l’intense
jouissance d’Herbert ? Elles déclenchèrent la folie sifflets,
applaudissements, remous ; trois garçons excités avaient sauté
sur l’estrade, tentaient de m’attraper. Je bondis en bas,
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Alexandra me lança mon manteau, rafla mes affaires, nous fraya
un chemin vers la sortie, démarra le scooter alors que des
garçons couraient pour nous rattraper.
Alexandra me mena chez son oncle, Le docteur Marchand. Je
tremblais de tous mes membres.
Elle raconta notre aventure, me présenta comme un phénomène
biologique aux seins extraordinaires. Je me serrais dans mon
manteau
Marchand sourit, lui demanda de me montrer la salle de bains
« Il y a de quoi vous démaquiller. Et prenez donc une douche, cela
vous fera le plus grand bien »
Je me douchai lorsqu’Alexandra entra
« Je n’ai pas réussi à récupérer ton string, à défaut, voici une
couche-culotte médicale ».
Calmée et habillée je rejoignis le salon
« Alexandra m’a raconté votre histoire. Vous êtes la première de
votre classe ? » « Oui »
« Et vous ne connaissez pas votre père ? » « Je ne vais pas tarder
à le connaître »
« En attendant c’est la petite voix d’un père idéal qui vous
murmure que vous devez toujours en faire plus que les autres
pour vous faire reconnaître. C’est à double tranchant. Beaucoup
croient que vous cherchez à leur être supérieurs et au lieu de vous
reconnaître vous rejettent »
J’étais médusée, fascinée. Marchand m’avait comprise jusqu’au
fond de mon âme.
« Il est vrai que d’aussi loin que je me souvienne, je souffrais d’un
sentiment d'incomplétude, d’infériorité. Il est vrai que je tentai de
compenser en travaillant ma supériorité intellectuelle et que cela
donnait de moi auprès de mes camarades l’image d’un crane
d’œuf pose sur un corps d’asperge. Ma première et seule
expérience sexuelle m’avait permis de comprendre cela.
C’est pourquoi ce strip était important pour moi. Je voulais me
montrer, me faire reconnaître et accepter dans ma vérité nue. Je
voulus faire comprendre que mon complexe venait de loin d’où la
panoplie de ma mère. Que j’étais désormais une jeune femme
libérée, d’où le jeu avec le foulard. Que enfin j’avais besoin de
leur aide pour me connaître et faire connaître de façon encore
plus approfondie, d’où l’appel à l'’aide pour dénouer mon cachesexe. Enfin je voulus revivre et partager symboliquement le
Sésame qui m’avait ouvert les yeux, d’où le grimage de mes seins
tel que Sally l’avait dessiné. Enfin les bas représentent mon
ambition de devenir une femme adulte et comblée ; je les ai payé
cher et je les ai gardé jusqu’au bout.
Peut-être aussi que je voulais me montrer telle que j’étais parce
que je me trouvais face à une épreuve capitale de ma vie : j’allais
enfin connaître mon père, retrouvé après de longues recherches.
Il y a un mois encore, j’aurais été horrifiée à l’idée de faire un
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strip tease devant mes camarades de clase. Et là une petite voix
m’avait enjoint de le faire et je l’ai fait. Une autre a exigé que je
le fasse à la perfection et j’ai monté tout ce scénario. Et
maintenant je suis fière de l’avoir fait et en même temps j’ai
envie de me cacher dans un trou de souris ».
Un ange passa. J’avais posé sur Marchand mon regard
interrogateur. Il me sourit
« C’est le privilège de l’adolescence de réveiller en nous un tas de
voix endormies et dont certaines viennent du fond des âges. Elles
veulent toutes se faire entendre et parfois cela fait une belle
cacophonie. Puis on prend le coup de cœur pour les unes et on
laisse les autres se rendormir. Notre volonté et notre éducation
n’y peuvent pas grand ‘chose…
J’ai deux fils. L’un est trader à la bourse de Londres, l’autre est en
prison pour escroquerie. Ni l’un ni l’autre ne veulent plus
entendre parler de moi….
Marchand se tourna vers moi, me regarda dans les yeux
« Ainsi vous n’allez pas tarder à retrouver votre père ? »
« Oui, c’est un grand navigateur, Pitt Stuivers. Il vit actuellement
en Afrique du Sud »
« J’ai connu un Pitt Stuivers il y a une dizaine d’années, Je faisais
partie d’une mission humanitaire en Amazonie. Il avait attrapé
une maladie tropicale. Il était dans un piteux état »
« Ca devait être vers Mamiraua-Amana sur le Rio Solimoës le
fleuve jaune affluent de l’Amazone. Il en parle dans son livre »
Marchand devint attentif.
« Il faudra me montrer ce livre » Nous convînmes d’un rendezvous pour la semaine suivante.
Alexandra me reconduisit chez moi et je l’invitai à entrer. Maman
était couchée et nous montâmes dans ma chambre. Alexandra
était la fille la plus élégante de la classe. Sanas être vraiment
amies, je devinais entre nous une entente tacite. Dans ma
chambre, elle se confia. Elle souffrait de diabète, ce qui lui
interdisait quasiment tous les plaisirs de notre âge : fast food,
sucreries, pâtisseries, coca, jus de fruits…Son oncle, le docteur
Marchand la suivait de près
Elle cherchait à compenser par l’élégance, les courses en kart.
Mais surtout elle voyait son avenir dans la police. Elle avait établi
une fiche pour chaque élève de la classe où elle notait au jour le
jour les évènements qu’ils vivaient. De mémoire elle me parla de
ma fiche et de faits dont je n’avais pour la plupart plus qu’un
vague souvenir.
Sur 3 élèves elle manquait d’informations. Elle me parla d’Archia,
fille très secrète d’origine marocaine:
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Cette fille a besoin d’aide, mais elle se méfie de moi. Par contre,
toi tu lui inspires confiance. Compagne de misère sans doute : tu
louches et on t’a mis un peu en quarantaine »
Je promis de m’en occuper, nous continuâmes à bavarder et
Alexandra resta dormir avec moi.
Au matin maman avait préparé un généreux petit déjeuner ; elle
fut désolée qu’Alexandra ne put y gouter qu’à peine
Je racontai la visite chez le docteur Marchand et le souvenir qu’il
avait gardé de mon père.
Maman me scruta en souriant :
« Alors tu es amoureuse ? »
« Eperdument »
Le mot me vint spontanément et c’est en le prononçant que je
pris conscience de mon coup de foudre pour le Dr Marchand.
« Je m’en doutais » remarqua simplement Alexandra.
Des bourrasques de pluie et de vent balayaient la cour de récré.
Sous le préau des garçons me harcelaient ; mon strip avait éveillé
des fantasmes, j’allai passer pour une bête de sexe. Je sortis dans
la cour, sous l’averse. Une poussée brutale dans le dos me fit
tomber à terre, cassa mes lunettes. Martine s’était jetée sur moi,
toutes griffes dehors. Elle criait, me tapait de ses poings enragés,
me traitait de pute. Je vis Max souriant, qui savourait la scène ;
Martine était sa régulière. Je me relevais furieuse pour mes
lunettes cassées, la saisis par les cheveux et la jetai aux pieds de
Max
« Elle va devoir me rembourser mes lunettes ». Un surveillant
avait observé la scène. Il nous sépara et nous fit convoquer dans
le bureau du proviseur. Martine écopa de 3 jours de mise à pied,
et moi de 3 heures de retenue. A la sortie du lycée, Max me mit
familièrement la main sur l’épaule :
« Je t’offre un coca ? »
Le lendemain midi, à l’heure de la cantine, Max me proposa de le
suivre. Il avait réussi à se procurer un double de la clef des
douches. Nus sous l’onde chaude, il m’initia au sexe à positions
acrobatiques. Il était fébrile et je ne connus qu’un plaisir
médiocre.
Il voulut recommencer le lendemain ; je lui dis que mon cœur
était pris et que lui resterait le seul garçon du lycée à m’avoir
eue.
A la sortie du Lycée, le soir, je me mis à filer Archia. Elle se
dirigeait vers l’école primaire du quartier où l’attendait sa petite
sœur au visage triste. Elles montèrent ensemble dans le bus
scolaire. Je continuais à la filer les jours suivants. Elle finit par
s’en douter, et me sourire.
Au moment où je rentrais, mère était devant son écran ; elle me
héla d’un signe de la main.
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« Pitt je te présente ta fille Kathy ».
Prise au dépourvu je saluai mon père. Il n’avait pas beaucoup
changé par rapport aux photos du livre. Nous échangeâmes
quelques banalités. Il ne ressemblait guère à l’image du père
idéal que j’avais forgée dans ma tête, ce n’était qu’un étranger et
je doutais qu’un jour je réussirais à l’aimer.
« Maman je n’irai pas passer mes vacances chez lui. C’est un
privilège qui te revient de droit »
Comme à son habitude ma mère ne me contraria pas et me
raconta l’histoire de Pitt telle qu’elle la connaissait maintenant.
Après leur rencontre à La Rochelle, Pitt partit pour un tour du
monde en solitaire, voyage qui dura deux ans. Puis il voulut
connaître l’Amazone, c’est là que le Dr Marchand lui sauva la vie.
En rentrant son bateau chavira au large de l’Afrique du Sud Il y fit
la connaissance d’une colonie de Boers, des Hollandais émigrés
au début du XIXe siècle et originaires de la région d’Alkmaar, tout
comme lui. Il fit la connaissance d’une jeune femme divorcée avec
deux enfants et s’installa avec elle.
Le grand-père de sa compagne était un petit armateur, Il
possédait deux chalutiers et un voilier de tourisme dont il confiera
la gestion à Pitt. Tout allait pour le mieux mais progressivement
les choses tournèrent mal. Les enfants de sa compagne avaient
de mauvaises fréquentations et commencèrent à se droguer.
L’année dernière le grand-père est mort, léguant son héritage
aux petits-enfants. Lesquels se sont empressé de mettre
l’Entreprise en vente pour récupérer de l’argent frais.
Depuis Pitt s’est associé avec une octavon Javanaise,
descendante d’un aïeul néerlandais. Ils se sont installé du coté du
Cap et exploitent une jonque chinoise, transformée en charter
touristique. Pitt envisage de quitter l’Afrique du Sud et de revenir
s’installer aux Pays-Bas. Une partie de son héritage l’attend du
côté d’Alkmaar
J’adore la diplomatie de maman. Je persiste à l’appeler ainsi,
même devant les copines qui traitent leur mère de vieille ou
l’appellent par son prénom. Maman fut à la fois mon père et ma
mère, je n’ai eu qu’elle. Mme Lecouteux, la prof de français nous
a dit que la personnalité d’une adolescente se forgeait par
opposition au parent de même sexe, que cette révolte était
nécessaire pour accéder à l’autonomie adulte. Rien de tel entre
maman et moi, nous sommes liées par une complicité
télépathique. Elle a su avant moi que j’étais amoureuse de
Marchand. J’imagine la plupart des mères face à une telle
situation mettre leur fille en garde
« Tu te rends compte, il a l’âge de ton père… Il a sa vie, pour lui tu
ne saurais être qu’ un passe-temps, un homme comme lui attend
autre chose de la vie que ce qu’une gamine comme toi pourrait
lui apporter. Dans 6 mois, il te jettera comme un kleenex… »
54
Rien de tout cela chez maman, elle me considérait comme
suffisamment mûre pour juger par moi-même, prendre mes
propres engagements et diriger ma vie. Je mis du temps à
comprendre qu’elle avait une démarche socratique : c’est son
questionnement qui me faisait comprendre par moi-même les
bons critères de mes décisions. Mais pas de questionnement à
propos de Marchand ; pour elle c’était mon problème, à moi de le
gérer seule, j’étais assez grande pour cela.
23 janvier
18 heures. Entre chien et loup je sortais de mon heure de colle et
me dirigeais vers le parking pour attendre Marchand. Il avait fini
ses consultations à son cabinet et devait me prendre au passage
ne se rendant à son domicile. Je redoutais cette première
rencontre. Alexandra avait du lui révéler que j’étais amoureuse
de lui. Sa voiture s’approcha, s’arrêta. Il se pencha pour m’ouvrir
la portière. Je m’assis, l’embrassai sur la joue, nageai dans
l’euphorie amoureuse. Il avait l’air de s’en amuser
« Vous vous moquez de moi »
« Pourquoi me moquerai-je de vous ? »
« Parce que je vous aime »
La sincérité de mon ton devait l’avoir ému. Il conduisit en silence
jusque chez lui.
« Je vous ai préparé quelques souvenirs d’Amazonie, nous les
évoquerons ensemble tout à l’heure. Je vais vous laisser quelques
instants »
Il mit son téléphone sur écouteur
« Une ex me harcèle et ce soir je n’ai pas envie de l’entendre »
J’étais assise sur son canapé, dans ce salon un peu vieillot.
j’entendis la douche couler dans la pièce à côté. Je me décidais
aussitôt. J’allai rejoindre Marchand, nue, le savonner en riant aux
éclats. Lorsque je sentis son excitation monter, je me pendis à son
cou, emprisonnai ses reins entre mes jambes croisées, me laissai
pénétrer sous l’ondée chaude, et, extasiée, lui murmurai à
l’oreille des mots d’amour,
Emmaillotés dans des grands draps de bains nous regardions
quelques photos d’Amazonie, mon père sur son lit d’hôpital ou
encore marchant avec des béquilles.
Après quoi j’entrainais Marchand vers son lit.
30 janvier
Petite histoire d’Archia
Ce jeudi je vis Archia descendre du bus comme une somnambule.
J’allai à sa rencontre, la pris par le bras :
« C’est ta petite sœur qui t’inquiète ?»
Archia tenta de retenir ses larmes
« Elle est en train de mourir et je ne peux rien faire »
55
Je forçais Archia à m’en dire d’avantage et finis par comprendre
que Leila, la petite sœur avait été violée par son beau-père,
qu’elle saignait sans arrêt et que le beau-père menaçait de les
tuer toutes les trois si l’une d’elles appelait un médecin ou la
police.
« Cela s’arrêtera tout seul »
J’étais désemparée, puis appelai Joëlle sur mon téléphone
portable. Elle avait repris ses études de droit, elle devait savoir
quoi faire. Joëlle posa quelques questions précises à Archia, puis
l’assura que tout se passerait bien. Une heure plus tard Leila était
admise aux urgences, le beau-père et la mère en garde-à-vue.
Archia se retrouvant seule, je l’invitais à venir coucher chez moi.
Le dîner en famille lui fut un réel réconfort. Le soir dans mon lit,
elle me raconta toute son histoire
Archia avait 8 ans lorsque son père disparut. Sa mère, Algérienne
immigrée, était analphabète et sans emploi. Sans ressources,
elles se retrouvèrent à la rue, errant de squat en squat. Archia
devait insister pour aller à l’école. Enfin le miracle se produisit :
un homme d’un certain âge engagea sa mère comme bonne à
tout faire, logée, nourrie. Archia venait d’avoir dix ans. Elle
comprit vite que le prix de ce confort, c’était elle. Oncle Jo allait
abuser d’elle de toutes les façons. Il lui fit regarder des films
pornos, puis lui demanda de faire comme les actrices, mêmes
pratiques perverses, mêmes encouragements orduriers, petits
gémissements, mêmes simulations d’orgasme.
Elle en parla à sa mère qui ne voulut rien entendre. Elle même
avait été mariée de force à 12 ans à un homme âgé et vicieux,
avait subi tous les rackets des squats. Pour elle se soumettre était
un moindre mal.
Sur un point
oncle Jo était intraitable : rien ne devait
transparaitre au dehors. Les deux sœurs devaient suivre une
scolarité exemplaire
Il y a trois mois, Archia avait eu ses premières règles. Aussitôt
oncle Jo se détourna d’elle et commençait à s’intéresser à sa
petite sœur. Archia avait beau user de tout son pouvoir de
séduction, l’inviter aux expériences les plus vicieuses, rien n’y fit.
Oncle Jo n’aimait que les filles prépubères.
Leila avait une constitution et une santé plus fragiles, sa petite
enfance dans la rue et la précarité avaient laissé des traces. Le
viol l’avait déchiré physiquement, anéanti moralement Archia
avait senti le coup venir, depuis des mois elle se prêtait de bonne
grâce à tous les fantasmes afin de préserver sa petite sœur.
Depuis le viol de Leila, sa vie n’avait plus de sens.
Les Après-thé d’Aurélie
« Joëlle, tu nous fais des crêpes ce soir ? »
« Et toi Maelle, est-ce que tu aimes les crêpes ?
56
« Oh oui, avec beaucoup de confiture de fraises »
Notre vie désormais régulière m’avait permis de reprendre mes
études de droit : Je préparais un master, suivant des cours sur
Internet et m’arrangeant pour assister à un maximum de TP en
fac.
Un appel de Lydia m’offrit l’occasion de reprendre contact avec
Me Sieriex : il s’agissait d’une de ses amies dont la petite sœur
avait été violée par son beau-père. Aussitôt après que je lui ais
signalé le cas, Il alerta les Services concernés.
Le surlendemain, Mme Sieriex m »appela. Elle voulait m’inviter à
prendre le thé et que je vienne avec Lydia et Archia. Lydia
accepta avec plaisir, Archia la suivit passivement.
Mme Sieriex nous demanda de l’appeler par son prénom,
Aurélie. Elle engagea une conversation sur des banalités,
demanda des nouvelles de nos études.
Puis elle s’intéressa au voyage de Lydia aux iles Silly (qu’elle
appela Sorlingues). Elle avait visité le jardin tropical de l’ile de
Tréno, parla d’essences rares.
Puis elle évoqua la saga d’Olaf 1er, petit chef de guerre qui devint
roi de Norvège en 995. Il aurait rencontré aux Sorlingues un
prophète chrétien qui lui aurait prédit le destin d’un roi puissant
et renommé, mais qu’auparavant il échapperait de peu à la mort
suite à une conspiration. Il guérirait de ses blessures au bout de 7
jours, se ferait baptiser et par la suite convertirait beaucoup de
païens au christianisme.
Lydia raconta sa rencontre avec Jessica, la professeur la retraite
et de ses recherches sur la préhistoire de l’ile.
J’observais discrètement Archia, Aurélie faisait de même. Il était
question ici d’un monde dont elle ignorait tout mais dans une
ambiance chaleureuse où elle commençait doucement à se
dégeler. Elle paraissait soulagée que la conversation ne tourne
pas autour d’elle.
Puis Aurélie parlait de Leila, elle venait d’avoir des nouvelles
fraîches. La fillette était désormais hors de danger. Elle resterait
encore une semaine à l’hôpital pour stabiliser son état et surtout
pour profiter d’une prise en charge psychologique. Je proposai à
Archia de l’emmener voir sa sœur le lendemain ;
Archia se trouvait en confiance, et finit par évoquer sa crainte de
se retrouver à la rue avec sa petite sœur, seules. Elle tremblait et
fit un effort pour ravaler ses larmes. Aurélie la prit sur ses
genoux, la caressa de mots apaisants, l’assura qu’elle allait
s’occuper d’elle et de sa sœur, que plus jamais elles ne
retourneraient à la rue. Que si elle l’avait invitée c’était pour
mieux la connaître afin de faire avec elle le bon choix pour leur
avenir. Archia l’embrassa, incapable de dire un mot.
Aurélie s’adressa à moi :
« Vous allez les reconduire et vous me rappellerez après »
57
Après avoir reconduit les filles, il était temps de récupérer Maelle
et de préparer les crêpes.
Pendant que la pâte reposait et que Maelle jouait dans la
chambre, je rappelai Aurélie.
Elle me demandait ce que je pensais d’Archie. Elle savait que
j’avais connu moi aussi une adolescence mouvementée
comparable à ce que vivait Archie. Je m’en étais tirée ; elle
faisait confiance à mon jugement. Archie avait-elle le ressort
pour rebondir ou était-elle résignée à se laisser couler ?
A mon avis elle était prête à se battre pour sa sœur, pas
forcément pour elle-même. Il fallait lui donner l’opportunité de
sauver sa petite sœur et par là-même de se sauver elle-même.
Aurélie me remercia, c’est ce qu’elle avait ressenti confusément
elle-même mais je l’avais exprimé plus clairement.
Elle dit connaître une famille d’accueil intéressée, un couple sans
enfants. Elle voulait prendre les Services Sociaux de vitesse, les
mettre devant le fait accompli. Son mari saurait trouver les
arguments juridiques et humanitaires adéquats.
Puis elle me parla de sa solitude, qu’elle aimerait que je passe du
temps avec elle.
Je lui parlai de mon emploi du temps, de Maelle qui avait besoin
de retrouver sa mère après des années de nourrice, de Kathy qui
commençait à sortir avec un garçon, Arry, et qui avait besoin
d’être guidée. Je parlais de mes études, des horaires
contraignant des TP.
Nous finîmes par tomber d’accord ; le mardi je déjeunerais avec
elle, puis nous passerions l’après-midi ensemble. C’était un
minimum. En fonction de mes contraintes je trouverais d’autres
occasions.
Le lendemain Me Sieriex lui-même m’appela pour me remercier
de s’occuper de son épouse et m’informer qu’il avait réussi à se
libérer pour déjeuner avec nous.
Sa voix huilée par l’art oratoire laissait poindre une angoisse qui
me fit frissonner. Sans y réfléchir je l’assurai que je rendrai une
petite visite à son épouse tous les jours de la semaine. Il parut
visiblement soulagé
« Je ne sais comment vous remercier. Elle en a tellement
besoin »
Après déjeuner, Sieriex partit pour son cabinet. Aurélie me pria
de m’asseoir à côté d’elle sur le canapé, prit mes mains dans les
siennes. Elles étaient froides.
« Ma petite fille, il me reste moins de temps à vivre que je ne
l’escomptais, Mon cancer s’est généralisé et entre en phase
terminale. Certes j’ai peur de la solitude, de la douleur et de la
mort. Mais j’ai surtout peur pour mon mari. Dans son métier il
est confronté à tous les vices, toutes les bassesses, folies et
58
douleurs de l’âme humaine. Il doit sauver les coupables comme
les innocents. Alors pour ne pas sombrer lui-même, il s’est
accroché à moi. Il fallait que notre amour soit d’une pureté
exemplaire. Avec ma mort ce bel édifice va s’écrouler. Il sera
perdu sans moi. Alors ma petite fille, c’est à vous que je veux le
confier. Je vous sens capable de reconstruire le temple avec lui.
Vous êtes la seule de mon entourage à comprendre la pureté.
Prenez votre temps pour me répondre. Ce que je vous demande
c’est un engagement total, comme d’entrer en religion. Mais
sachez qu’il vous mérite et que j’aimerais connaître votre
réponse avant de mourir. Voulez-vous venir me chercher demain
matin pour me conduire à l’hôpital voir Leila ? »
Aurélie s’assit sur la chaise à coté du lit de Leila, lui prit la main.
Un courant magnétique s’établit aussitôt entre elles. Je me sentis
de trop et m’éclipsai Quand je revins au bout d’une demi-heure,
Leila dormait paisiblement. Elles ne s’étaient pas dit un mot. Leila
se réveilla au moment de partir.
« Tu reviendras Mamy ? »
« Bien sûr mon ange »
« Avec Archia ? »
« Archia viendra avec nous, ta sœur va bien et elle a hâte de te
revoir »
« Je suis bien avec toi, Mamy »
« Moi aussi je suis bien avec toi mon ange. A bientôt »
Elle l’embrassa et nous partîmes
« Demain je vous présenterai le couple d’amis auxquels je pense
pour être la famille d’accueil. Votre avis me sera précieux ».
Charles-Edouard et Marthe Delaferronnière étaient un couple
d’une trentaine d’années. Ils tenaient un ranch, élevage de
chevaux et école d’équitation dans l’arrière pays, sur la route de
Niort.
Je leur racontais en détail le calvaire d’Archia, son beau-père qui
lui faisait visionner des films pornos pour ensuite lui demander
de pratiquer sur lui ce qu’elle avait vu dans le film.
Marthe fut horrifiée. Mains croisées entre ses genoux serrés, elle
s’accrochait à son chapelet
« Vous savez, ces enfants ont perdu toute confiance dans les
adultes. Ils prendront votre gentillesse pour de la faiblesse et
tenteront de vous dominer par les seuls moyens qu’ils
connaissent pour les avoir subi. Et ils ont connu des tentatives
d’anéantissement que vous ne pouvez pas imaginer. Ils ont la
force de briser votre couple et de vous réduire à néant »
Deux jours plus tard Marthe me rappela :
« Mademoiselle, ce que vous nous avez dit nous a fait très mal.
J’en ai parlé à mon frère qui est prêtre et qui est du même avis
59
que vous. Nous avons longuement prié ensemble et nous
sommes prêts désormais pour affronter cette épreuve »
« N’oubliez pas qu’elles sont d’origine musulmane et qu’elles
s’en souviennent peut-être »
Avec Archia, Aurélie et Lydia, nous allâmes chercher Leila à la
sortie de l'hôpital. Les Delaferronnière attendaient sur le parking
dans leur 4X4.
Aurélie et les deux sœurs montèrent dans le 4X4, Lydia et moi
suivions dans la Twingo. Du haut de son petit nuage Lydia me
parlait de Marchand (elle ne l’appelait pas par son prénom).
Désormais elle passait deux nuits par semaine avec lui.
Le 4X4 s’arrêta devant le grand portail du domaine des
Delaferronnière. Marthe allait l’ouvrir en grand. Côté route la
propriété était clôturée par une haie de grands thuyas. Nos
voitures s’engagèrent sur leur route privée, menant au manoir et
aux écuries. Cette route était bordée des deux côtés par une
clôture électrique. A droite deux chevaux paissaient. A l’arrivée
des voitures ils levaient la tâte, hennirent se mirent à galoper à
nos côtés.
Sitôt arrivés, Leila se précipita vers eux, les regardant par-dessus
la barrière avec de grands yeux.
« Plus tard moi aussi j’aurai un cheval »
Marthe s’était approchée, accroupie à côte d’elle, regardait dans
la même direction
« C’est le grand brun qui te plait ? Il s’appelle Elody, c’est une
jument. Si tu veux tu pourras t’en occuper. Je t’apprendrai à la
monter. Tu pourras la faire galoper, assise sur son dos. Tu verras
c’est merveilleux. Mais ce sont des animaux très sensibles. Je
t’interdis de lui faire du mal »
« Je ne lui ferai jamais de mal »
« Moi non plus » Archie s’était rapprochée d’eux et surveillait
Marthe.
Charles-Edouard nous fit faire le tour du propriétaire, les écuries,
puis la maison
« Vous pensez que vous allez vous plaire ici, » demanda Marthe
aux deux filles. L’état de grâce était passé, Archia serra sa sœur
contre elle, toutes deux tremblaient de peur.
Je m’approchai de Marthe :
« C’est plus beau que tout ce qu’elles ont connu jusqu’ici. Elles
ont peur de devoir payer le prix fort »
« Ici, personne ne vous fera de mal. Vous aurez votre chambre,
et vous vivrez une vie normale comme toutes les jeunes filles de
votre âge. Je m’y engage solennellement devant Dieu »
Marthe s’était accroupie devant elles et leur parlait les yeux dans
les yeux. Son émotion réussit enfin à faire sourire les jeunes
filles. Elles tendirent leurs mains vers Marthe pour l’embrasser.
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Nous repartîmes en emmenant Aurélie
« Je les vois mal partis. Les enfants martyrs éprouvent toujours le
besoin de se venger sur de plus faibles. Et Marthe a un profil de
victime. Elle va dérouiller »
Aurélie avait pris un petit air pincé.
Je tentai de relativiser
« Leila est toujours sous assistance psychologique. Sans doute
faudrait-il prévoir le même traitement pour Archia. Ou mieux
une sorte de thérapie familiale pour les quatre afin qu’ils
apprennent à mieux se comprendre et s’accepter »
Aurélie semblait encore davantage irritée par mes observations
Elle se tourna vers Lydia
« J’ai cru comprendre qu’aux Sorlingues vous avez eu à faire à un
fantôme ? »
Lydia raconta l’histoire de Sally, la résumant à ses dialogues avec
la sœur fantôme, omettant soigneusement de préciser qu’elle
couchait avec son père.
Aurélie hocha la tête, choquée. Visiblement elle se demandait ce
qu’elles pouvaient bien inventer ces petites vicieuses pour
coucher avec leur père.
Lydia avait compris la même chose que moi et demeurait
confuse
Depuis ce matin, s’était montrée sous un jour que je ne lui
connaissais pas. Moins enjouée, plus aigrie, manipulatrice.
Probablement son cancer la faisait-elle souffrir davantage que
d’habitude. Peut-être que de soumettre des vivants à son
pouvoir était-ce sa seule façon d’exorciser la mort qui rodait
autour d’elle ?
L’anniversaire de Kathy approchait, elle allait avoir 15 ans.
Comme cadeau d’anniversaire, elle souhaitait un scooter. J’en
informai Me Sieriex, son tuteur légal. Il fallait faire comprendre à
Kathy qu’il y avait des règles à respecter dans sa situation légale,
surtout face à l’argent, Sieriex s’en chargera. Il fit prendre à
Kathy quelques leçons de conduite, passer un permis. Il
l’accompagna lui-même choisir son scooter.
Kathy tenait à fêter cet événement, entourée seulement de ses
amis : Arry, Xintia et une demi-douzaine d’autres. Je lui laissai
l’appartement et allai avec Maelle dormir chez Fiona. En rentrant
le lendemain je découvris le living en désordre, des verres qui
trainaient, une bouteille de mousseux italien vide. Le lit était
défait et des traces de vomi soulevaient le cœur autour de l’évier
de la cuisine.
En rentrant du lycée le soir, Kathy était taciturne, silencieuse. Je
préférais ne pas poser de questions, attendant qu’elle aborde le
sujet d’elle-même.
J’étais couchée quand elle frappa à ma porte. Sous son tee-shirt
de nuit, elle avait remis une bambinette. Avait-elle peur d’une
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rechute dans son encropésie ? Sa vieille angoisse du noir allaitelle la reprendre ?
« Je peux dormir avec toi ? »
« Bien sûr. Et tu vas me dire ce que tu as sur le cœur »
Elle se pelotonna contre moi
« Je t’aime beaucoup Joëlle. Crois-tu que je sois lesbienne ? »
« Ca s’est mal passé avec Arry ? »
« C’était une belle fête d’anniversaire et on s’est bien amusé.
Xintia avait apporté une bouteille d’Asti Spumante et nous avons
bu. Arry était resté après que tout le monde soit parti et nous
nous sommes retrouvés sur le lit presque nus, en train de flirter.
Il a pris ma main, l’a guidée vers son sexe. Je l’avais à peine
touché que j’ai ressenti un violent dégout, je me suis précipité
vers l’évier pour vomir. J’ai piqué ma crise de nerfs, lui ai crié
dessus et je l’ai mis à la porte. Aujourd’hui au lycée on ne s’est
pas adressé la parole. Tu sais Joëlle, je suis vraiment amoureuse.
Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Arry. est un type bien, sérieux, travailleur. Mais sa famille est
pauvre. Il a deux sœurs et un frère. Sa mère est caissière à mitemps dans un supermarché. Ils vivent à 4 dans un petit
appartement. La mère et les filles dorment dans la chambre, son
petit frère et lui sur un canapé dans la cuisine. Sa mère est très
stricte. Il faut qu’il soit rentré tous les soirs avant sept heures.
Elle le surveille de près et lui doit surveiller ses sœurs et son
frère. La drogue circule dans son quartier et ils sont sollicités
tous les jours. Avec moi il se sent bien, détendu. Je me demande
s’il est aussi amoureux de moi que moi de lui »
Kathy s’était un peu calmée. Je me levais
« Je vais te masser, te décontracter. Après on verra plus clair».
Sa nuque était raide, je mis du temps à la dénouer. Je repris son
histoire.
« Après la fête, vous étiez grisés et vous avez voulu faire l’amour
un peu par surprise ? »
« Oui »
Puis quand tu as caressé son sexe tu fus prise d’un dégout subit
et violent ?»
« C’est ça »
« Cette caresse a-t-elle évoqué quelque chose de dégoutant ? »
Kathy sursauta, se précipita vers l’évier pour vomir.
« Oui, c’est ce salaud de Petit qui me demandait de caresser son
sexe. Cela me dégoutait mais je l’ai fait. Oh j’ai honte, j’ai honte »
Elle se mit à sangloter. Je la pris dans mes bras.
« C’est ce souvenir qui te bloque. Il faut le neutraliser, faire ton
deuil. Peut-être qu’un psi pourrait t’aider ? »
« Non merci. J’ai consulté une fois, elle était plus folle que moi »
« Il ne faut plus que le fantôme du professeur Petit vienne te
pourrir la vie et t’empêcher d’aimer. Dans le mythe antique il y
avait un nocher qui faisait passer le fleuve de l’Oubli aux
62
trépassés pour les conduire dans le royaume des morts. Mais il
fallait payer le passage. C’est pourquoi on mettait dans la bouche
des morts une pièce d’argent. Sans cela ils étaient condamnés à
errer pour l’éternité sur la rive des vivants et leur pourrir la vie.
Alors, si tu veux, je demanderai un congé au Cabinet pour
mercredi après-midi et nous irons sur la tombe du professeur
Petit. Tu y déposeras un Euro, il pourra passer le fleuve de l’oubli
et ne viendra plus te hanter dans tes souvenirs et tes amours »
Elle se serra contre moi, affectueusement
« Joëlle, tu es une fille formidable »
Le mercredi nous partîmes pour le cimetière. Il était désert. Ca et
là, des pots de chrysanthèmes, restes de Toussaint, finissaient
de faner. Nous finîmes par trouver la tombe provisoire de Petit,
carré de terre surmonté d’une croix de bois. Nous observâmes
une minute de silence. Brusquement Kathy s’accroupit sur la
tombe, se déculotta, déféqua.
« Je lui chie dessus, c’est tout ce qu’il mérite »
J’attendais qu’elle se soit rhabillée
« Mets-lui quand même son Euro. On ne sait jamais »
Kathy paraissait satisfaite. De retour dans la voiture, je l’entrepris
« Arry doit culpabiliser, croire que c’est de sa faute »
« Va lui expliquer toi. J’en suis incapable »
Est-ce que tu l’aimes toujours ?
« Plus que jamais »
J’abordai Arry à la sortie du lycée, lui expliquais que Kathy était
pudique, qu’elle ne se sentait pas suffisamment mûre pour avoir
une vie sexuelle, qu’elle l’aimait toujours et qu’elle se demandait
si lui était prêt à renoncer au sexe le temps de mieux se
connaître et s’apprécier. Je lui demandai de réfléchir avant de
s’engager et de donner sa réponse directement à Kathy.
« Kathy est la femme de ma vie, je respecte sa pudeur.
J’attendrai qu’elle soit prête, que notre amour soit partagé et
qu’il grandisse. J’irai le lui dire tout à l’heure. J’avais tellement
peur qu’elle m’en veuille d’avoir été maladroit, et qu’elle me
quitte »
Deux jours plus tard, Aurélie me raconta sa version de l’histoire.
« Kathy m’inquiète. Elle fréquente un petit mulâtre qui vient
d’un quartier mal famé Sa mère, célibataire, s’est fait faire 4
enfants. Ils vivent à l’étroit dans un tout petit appartement. Arry
fera l’impossible pour se mettre en ménage avec Kathy et pour
vous mettre dehors, Maelle et toi. Il ne faudra pas vous laisser
faire. Tu as un contrat de travail qui précise logée, nourrie. Et s’ils
te harcèlent tu pourras les traduire devant les prud’hommes »
Cette opiniâtreté à s’immiscer dans les affaires des jeunes me
frappa. Volonté, à l’approche de la mort à s’accrocher à des vies
en pleine croissance, comme ci ces jeunes pouvaient lui céder
63
une part de leur jeunesse ? Volonté de dominer le devenir des
autres à l’instant où elle n’est plus en mesure de dominer son
propre devenir ?
Me manipulait-elle moi aussi ? Son évocation de ma pureté me
revint à l’esprit. C’est bien cette recherche de pureté qui m’avait
permis de sortir du cloaque où m’avait enfermé ma mère. Me
revint à l’esprit ma douche nue sous la pluie dans la nuit noire
devant le lycée St Ambroise : ablution purificatrice avant
d’aborder une étape cruciale de ma vie.
Mais quel lien entre mon exigence de pureté et l’existence de
son mari ? Me voyait-elle comme un ange gardien protégeant
son mari, le gardant pour elle, l’empêchant de rencontrer
d’autres femmes ? J’imaginais mal Sieriex s’épanouir
sexuellement auprès d’une épouse souffrant d’un cancer de
l’utérus. Entre cette réalité et son image d’une fidélité absolue je
sentis un abime.
La semaine suivante elle m’annonça que la secrétaire de son
mari allait partir en congé maternité et que probablement elle
s’arrêterait de travailler.
« Veux-tu assurer l’intérim ? Si cela te tente tu viens au cabinet,
tu t’informes et tu prends ta décision »
Je suis venue, j’ai vu et j’ai imposé mes conditions : un travail
d’assistante, pas un simple secrétariat. Je voulus étudier les
différents types de dossiers et de lettres qu’il donnait à taper. Il
n’aurait plus à les dicter, simplement à me tracer les grandes
lignes, je me chargerais de la rédaction qu’il n’aurait plus qu’à
contrôler. Il gagnerait du temps et j’apprendrais le métier sur le
tas.
En acceptant ce travail n’étais-je pas en train de saboter mes
chances de réussite à l’examen final du Master ? A contrario
combien de diplômés ne trouvent pas d’emploi, et sont
contraints de se rabattre sur des petits boulots ? Avec Maelle à
ma charge qui grandissait, je me devais de choisir la solution la
moins incertaine.
Je commençais à mieux cerner comment Aurélie comptait me
manipuler.
Intuitivement, elle avait compris que Greg fut le seul homme de
ma vie et qu’il n’y en aurait pas d’autre. Avant lui, mon
adolescence dans le sex-club de ma mère m’avait conduite à me
protéger des ravages du sexe en le vivant comme une comédie,
un comportement extérieur à moi-même ; et je sus devenir
excellente
comédienne
totalement
détachée.
Dans
l’embrasement de mon amour pour Greg, mon sexe connut sa
rédemption, jusqu’à donner la vie à Maelle. Depuis sa mort, le
sexe m’est redevenu définitivement étranger. Je n’y fais appel
que par stratagème, et le plus rarement possible.
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C’est cela qu’Aurélie avait dû sentir. Sans doute me voulut-elle
placer auprès de son mari comme un agent de sécurité ou un
exemple à suivre.
Mais probablement aussi me plaçait-elle comme une espionne
dont, par un questionnement habile, elle apprendrait beaucoup
sur le comportement (et les éventuels écarts) de son mari.
J’imaginais mal Sieriex faire l’amour à une femme rongée par un
cancer de l’utérus, et il ressentait certainement des besoins
sexuels plus forts que les miens. Ce sont ses probables infidélités
qu’Aurélie eut aimé traquer, elle me voyait comme un pion dans
son jeu.
Je fis une proposition à Sieriex : « Lorsque vous êtes à l’extérieur
et que votre épouse cherche à vous joindre, je vous appelle sur
mon portable » Il mit quelque temps avant de comprendre. Les
appels entrant et sortant du standard sont enregistrés. Aurélie
pourrait vérifier facilement si après un appel d’elle j’appelais son
mari à l’extérieur. Par contre la ligne privée de Sieiriex est
confidentielle. Averti depuis mon portable il pourra répondre
comme s’il se trouvait dans son bureau.
Enfin Sieriex m’adressa un sourire complice : « Joëlle, je vous
appelle par votre prénom. Alors désormais appelez-moi Jean »
Les vacances de Pâques
Un soleil printanier dardait du zénith, une brise légère soufflait
du large. Majestueux, le Victory entra dans le Vieux Port de La
Rochelle, toutes voiles dehors. Prévenu par Fiona, Jean Durand,
correspondant local de plusieurs journaux régionaux attendait
sur le quai. Il avait choisi l’emplacement le plus favorable pour la
photo. La contre-plongée en zoom ferait apparaitre le haut du
grand mat au même niveau que le sommet des deux tours qui
gardaient l’entrée du port. De quoi faire rêver à la veille des
vacances de Pâques. Jean comptait bien décrocher la Une d’un
des quotidiens pour son cliché.
Herbert Forrester était venu en famille. Sally avait hâte de revoir
Lydia. Mais surtout les Danakelt, groupe rock celte animé par son
frère Kevin, avait été invité par les Sabots cloutés
Groupe de folk rock régional pour animer ensemble quelques
fêtes et raves.
Pendant que Sally procédait aux manœuvres d’arrimage, Kevin
avait sauté sur le ponton, salué la foule, puis, apercevant Lydia
s’était précipité vers elle, l’embrassant, puis la portant sur ses
épaules en dansant.
Max, le DJ du lycée, était venu accueillir les Danakelt avec les
Sabots Cloutés et toute une bande de copains. Son appareil
photo n’arrêtait pas de flasher. La Bigleuse, fêtée comme reine
d’un groupe rock anglais d’avant-garde, c’était le scoop surprise.
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Dès demain ses photos allaient circuler dans les classes et sur le
Net.
Son travail fini Sally s’élança à son tour dans les bras de Lydia.
Les Sabots cloutés aidèrent les Danakelt à charger instruments et
matériel dans leur camionnette, les deux groupes partirent
ensemble. Le Vieux Port retrouva son ambiance habituelle
Dans un des box de l’écurie des Delaferronnerie, Leila flattait son
cheval
« Elody chérie, je vais rester avec toi. Tu es malade, tu as de la
fièvre, ici ils disent que tu as tes chaleurs. Alors ils t’ont mise à
m’écart. Mais cette nuit je vais veiller sur toi je vais dormir à côté
de toi, couchée dans le foin. Je pourrai te parler de ma tristesse
et de mes peurs. Tu ne dis mot mais je sais que tu comprends
tout. Tu es la seule amie à qui je puisse me confier. Ma sœur est
toujours lé à vouloir me pousser en avant. Toi tu as la patience.
J’aime te brosser, te caresser, passer ma main dans tes cheveux,
ta crinière et ta longue queue »
Leila avait pris l’habitude de parler à sa jument comme à une
amie. Le viol par son beau-père l’avait brisée au physique comme
au moral. Avec Elody elle récupérait doucement.
Le vantail haut du box était ouvert, laissant passer un rayon de
soleil. Une ombre l’assombrit un instant : une jeune femme
tenant son cheval à la bride jetait un coup d’œil.
« Bonjour, je m’appelle Ariane. Et toi ? »
« Je m’appelle Leila »
« Leila, voici Hector. Il m’a conduit jusqu’à toi. Sans doute
souhaite-il que ce soit toi qui t’en occupes. Moi je n’ai pas
beaucoup de temps. Alors, si tu veux bien, je vais te le confier.
Après chaque promenade l’étriller, le brosser, le soigner, changer
son eau. Je te payerai 10 € par semaine. Cela te convient ? »
Leila sortit du box, Hector la renifla, se cabra en prestance,
hennit tout à côté de son oreille. Leila paniqua, s’enfuit à toutes
jambes, trébucha. Sa tâte et son épaule heurtèrent violemment
un pilier du manège couvert. Elle perdit connaissance.
Le docteur Marchand, appelé en hâte, diagnostiqua un
traumatisme crânien et une probable fêlure d’une vertèbre
cervicale, il demanda l’intervention urgente du SAMU.
Face à Ariane, hébétée, Marthe paraissait calme :
« Elody, la jument de Leila à ses chaleurs. Leila portait son odeur
sur elle. C’est à cela qu’Hector a réagi, en bon étalon. Mais vous
ne pouviez pas le savoir »
Marchand prit Archia à part.
« Je sais que votre sœur fut victime d’une agression sexuelle. En
reniflant les chaleurs d’Elody, Hector a eu un sursaut sexuel.
C’est ce qui a fait paniquer Leila. Elle développe probablement
une peur panique du sexe. Elle a besoin d’une assistance
psychologique »
66
« Nous suivons actuellement un traitement toutes les deux »
Marchand parut soulagé
« Je connais bien le docteur Palet, le chirurgien qui va s’occuper
d’elle. Dès que j’aurai des nouvelles je vous appellerai »
« Je suis avocate comme vous savez » dit Ariane à Marthe. Si
vous permettez, je vais me charger de toute la paperasse
concernant cet accident »
« Notre avocat est Me Sieryex »
« Cela tombe bien, nous sommes sur le point de nous associer et
nous collaborons d’ores er déjà étroitement ».
Marchand avait vu juste. Leila souffrait de traumatisme crânien,
fêlure d’une vertèbre cervicale et d’une fracture de la clavicule.
Son cou et le haut de son torse allaient être immobilisés dans le
plâtre pendant au moins 3 semaines. Elle devrait suivre ensuite
une rééducation et des analyses régulières. Pour l’instant, isolée
dans une chambre aseptique, elle n’avait pas droit aux visites.
Kathy et moi avions rendez-vous avec Marielle N’guyen, la mère
d’Arry, au Grand Aquarium, proche du Port des Minimes. Le
choix de ce lieu fut le résultat d’une négociation subtile. Kathy
souhaitait la recevoir chez nous. J’avais en mémoire les craintes
d’Aurélie et feignis d’être d’accord, à condition qu’elle nous
reçoive aussi chez elle. Ainsi nous tombâmes d’accord sur ce lieu
neutre.
Elle nous attendait sur le perron de l’aquarium, accompagnée de
toute sa famille : Arry, bientôt 15 ans, Léa 13 ans, Ariane 11 ans
et enfin Kim, 9 ans.
Les jeunes partirent en bande à la découverte de l’aquarium,
Marielle resta avec moi, assises sur un banc dans la pénombre.
C’était une créole au regard lumineux, mais aux trais durcis par le
travail et les épreuves. A 35 ans, elle commençait à prendre de
l’embonpoint.
Elle avait épousé un marin vietnamien qui lui avait fait 4 enfants.
Il avait disparu au cours d’une escale à Cartagena, en Colombie,
probablement victime d’un mauvais coup. Elle travaillait comme
caissière à mi-temps dans un supermarché. Elle était fière d’Arry,
son aîné qui veillait à ce que ses sœurs et son petit frère restent
dans le droit chemin.
Elle voulait qu’il réussisse son Brevet avant de l’orienter vers un
lycée professionnel, dans les métiers de bouche. Elle le voyait
comme un grand chef cuisinier. Mais il devrait rester à la maison
durant tout le temps de son apprentissage, le temps que Léa
prenne le relais pour la bonne éducation des deux derniers.
Elle savait Kathy amoureuse de son fils, mais que ferait une fille
de cadres, promise à un bel avenir avec un apprenti-cuisinier ?
Certes Arry avait la capacité d’entreprendre des études
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supérieures, cela demanderait des sacrifices et qu’au bout il se
retrouve chômeur de longue durée.
« Wong mon mari et moi étions très différents. Il était de culture
asiatique, moi de racines africaines. Il était marin, allait, venait,
dépensait ; moi j’étais attachée à la terre, fille de fermiers
besogneux. Lorsque nous nous sommes connu j’avais 17 ans et
lui 19. Je lui ai imposé 4 ans de fiançailles chastes. Nous avons
compris que le sexe c’était d’abord le bonheur de donner la vie.
C’est qui a fait que deux êtres aussi dissemblables n’en fassent
qu’un. J’ai eu une discussion sérieuse avec mon fils Arry. Il est
d’accord pour attendre d’avoir 20 ans avant de demander à
Kathy d’avoir des relations intimes. A ce moment il sera cuisinier
avec les horaires, les contraintes, les coups de feu du cuisinier.
Kathy sera en 2è ou 3è année de faculté. Si leur couple tient
jusque là je leur souhaite autant de bonheur que j’en ai connu
avec Wong. Je lui suis resté fidèle au-delà de la mort. J’aurai eu à
plusieurs reprises l’occasion de refaire ma vie. J’espère que mes
enfants ne m’en voudront pas, cela les aura privé de confort et
de sécurité matérielle, voire de perspectives d’avenir. J’espère
qu’ils comprendront qu’il y a des valeurs supérieures à la
recherche d’opportunités et à l’argent »
J’allai vers elle et l’embrassai. Je brulais de parler de Greg, puis
jugeai que ce n’était pas le moment. Pas besoin de mots pour
nous sentir parfaitement en phase.
Arry m’avait demandé de l’aider à trouver un petit boulot pour
les vacances de Pâques. Lucy était d’accord pour qu’il l’aide à
remettre le Bihan en état.
Marielle souhaitait rencontrer Lucy au préalable. Je me proposais
de la conduire. Lucy nous accueillit avec un grand sourire et par
gestes nous invita à venir voir le Bihan. Je les conduisis vers la
cale sèche, l’aire de travaux de réfection de bateaux
Je sentis Marielle s’épanouir au contact de Lucy Toutes deux
souffraient d’un handicap, l’un physique, l’autre social, toutes
deux savaient y faire face.
Sans doute Marielle craignait-elle que pour son premier travail,
Arry ait à affronter le mépris et l’exploitation, et que cela réveille
l’héritage ancestral de l’esclavage. Je lui expliquais que Lucy
s’occupait d’un groupe d’enfants handicapés, et que ces enfants
l’aimaient beaucoup parce qu’ils sentaient en Lucy une personne
qui avait réussi à forger son bonheur malgré son handicap. Dans
mes années noires, c’est à elle que j’avais confié la garde de mon
enfant, et son exemple m’avait aidé à tenir.
Lucy était montée dans le bateau et invitait Marielle à monter
elle aussi à l’échelle pour voir les travaux à faire.
Une fois redescendues, les yeux embués de larmes, Marielle
embrassa Lucy.
« Mon fils sera bien avec vous »
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Je reconduisis Marielle chez elle, elle m’invita à monter prendre
un café
« Vous voyez, chez moi c’est tout petit »
« Oui mais c’est très propre »
« A 13 ans j’ai été placée comme bonne à tout faire dans une
famille bourgeoise. Ma patronne était très pointilleuse, il fallait
que tout soit impeccable. J’ai gardé l’habitude. Sinon avec 4
enfants cela deviendrait vite invivable. C’est sans doute grâce à
cela que mes propriétaires m’ont fait confiance lorsque j’avais du
mal à payer mon loyer. Dieu merci, mes enfants n’ont jamais
vécu dans la rue… mais j’ai cru comprendre que vous avez connu
ce malheur ? »
« Pendant près de 2 ans. La plupart des SDF deviennent fous,
schizophrènes, leur vie perd tout sens. Trois choses m’ont
permis de tenir. D’abord ma petite fille, Maelle ; il fallait que je
sois là et que je me batte pour elle. Ensuite le souvenir de mon
mari qui m’avait aidé à retrouver le respect de moi-même. Enfin
l’exemple du courage et de la gaité de Lucy ».
Je sentis Marielle désormais en confiance. Les enfants arrivaient,
la pièce devenait exigüe. Je proposais à Kathy de rentrer. Nous
embrassâmes toute la famille.
-
Comment ne pas trahir le secret de cette liaison dans le
harcèlement subtil des questions d’Aurélie ?
- En aparté Ariane m’avait fait comprendre qu’elle était
bisexuelle et que je lui plaisais. Comment dire Non sans
me faire licencier ?
Je fis celle qui n’avait rien compris, félicitais Ariane pour leur
association, et l’assurais que je ferai tout ce qui était en mon
pouvoir pour faciliter cette association, éliminer les obstacles qui
l’empêchaient ou la retardaient. Un plan commençait à germer
dans ma tête
Lydia m’avait présenté Sally, enceinte de 3 mois. Elles m’ont
raconté leur histoire, les aventures avec Lydia 2, la sœur fantôme
de Sally.
« Lydia, te souviens-tu de ce que disait Aurélie à propos de la
liaison de Sally avec son père ?
« Crois-tu que la petite sœur serait en mesure de lui donner une
leçon ? »
« Yes, yes, yes » répondit la petite voix suraigüe, au comble de
l’excitation.
J’informais Aurélie que Sally-la-vicieuse se trouvait à La Rochelle
et qu’elle pourrait la rencontrer pour lui dire ses 4 vérités.
Rendez-vous fut pris pour le lendemain.
Depuis que Jean Sieriex m’avait présenté Ariane, je me sentais
prise en double tenaille :
69
Je conduisis Aurélie au port des Minimes où Lydia et Sally
l’attendaient. Aurélie indignée leur fit sa leçon de morale ; en
retour la voix sur aigue la traita de tous les noms.
Une voiture de gendarmerie s’était arrêtée au coin, une
gendarmette en descendit. Aurélie se précipita vers elle, dérapa,
tomba du quai sur le ponton en bois 5 m en contrebas. Les
gendarmes accoururent, tentèrent de la sauver, mais ne purent
que constater le décès.
Aurélie avait fait don de son corps à la science. Le lendemain
l’ambulance funèbre du CERAN emmena le corps à la Faculté de
médecine pour être disséqué.
Jean organisa un apéritif dinatoire funèbre réunissant tous leurs
amis et connaissances.
Ariane me demanda de rentrer avec elle. Elle habitait un Studio
coquet au 4è étage d’un immeuble résidentiel. Dans l’entrée sur
un porte-manteau, sa tenue de cavalière : bombe et bottes de
cheval, cravache glissée dans une des bottes. Je la pris
discrètement en passant.
Ariane me désigna le canapé :
« Assieds-toi, je te demande un instant, je me mets à l’aise.
Ariane revint, en kimono négligemment noué, un parfum Poison
de Dior flottait autour d’elle. Elle portait un plateau avec deux
coupes et une demi-bouteille de champagne.
Elle me tendit une coupe, se pencha vers moi « Buvons à notre
réussite et à notre amitié. Ma chère Joëlle, j’ai eu le coup de
foudre pour toi dès que je t’ai vue. Je suis toute à toi. Fais de moi
ce que tu veux »
Je me méfiais de ce type de soumission qui allait vite se muer en
domination. Et Ariane allait être ma supérieure hiérarchique
D’une pichenette de la cravache, je fis s’ouvrir la ceinture du
Kimono. Les pans du vêtement s’écartèrent découvrant son
corps bronzé dans une lingerie de charme blanche à fines
dentelles : pigeonnant, porte-jarretelles, string. Avec la cravache
je lui fis signe de laisser glisse r le kimono à terre. Puis de se
tourner lentement sur elle-même. Enfin de s’accroupir devant
moi. Je me levai, passai la cravache dans ses cheveux
« Ariane, je vais te révéler mon secret mais tu le gardes pour
toi »
« Je le jure »
« Un petit Troll invisible aux yeux des autres à élu possession en
moi. Nous avons conclu un pacte. IL me dit qui je peux aimer et
je tombe aussitôt follement amoureuse. Je lui dis qui il doit tuer
et il s’arrange pour provoquer un accident ou un suicide. Je
m’étais engagée à balayer les obstacles qui vous barraient la
route. C’est fait.
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Il importe que Jean persiste à croire que la chute d’Aurélie fut
accidentelle. De même que l’accident de Louise Lemaitre ou le
suicide du professeur Petit.
Pour l’instant mon Troll t’observe. Peut-être qu’un jour il me
demandera de t’aimer. Ou peut-être la permission de te tuer.
Pour l’instant il se tait, alors laissons-le. Lève-toi et buvons à la
réussite de ton association avec Jean Sieriex. Sache que je vous
aime bien tous les deux et que je veillerai sur vous ».
Au fond de mon sourire il y avait comme un arrière-gout de
menace. Ariane ramassa précipitamment son kimono et le remit.
Je trinquai ma coupe contre la sienne. Elle tremblait. Sans doute
n’avait-elle pas cru mon histoire de Troll. Mais elle connaissait
des cas de psychokinésie. Elle avait compris que je pouvais être
dangereuse et qu’il était préférable de ne pas jouer avec mon
pouvoir.
Je fus très surprise de recevoir une lettre d’invitation du notaire
pour l’ouverture du testament d’Aurélie. Nous n’étions que deux
à être convoqués : Jean Sieryex et moi. Aurélie était l’actionnaire
majoritaire du Cabinet ; c’était sa fortune qui avait permis de
l’ouvrir. Par testament elle me légua la moitié de ses actions.
Apprenant la nouvelle, Ariane piqua un coup de sang, m’accusa
d’avoir escroqué une vieille dame sénile, me menaça d’un procès
pour faire invalider le testament. Elle allait jusqu’à me menacer
d’un procès pour avoir fomenté le meurtre d’Aurélie
Je restai calme, ce qui l’énerva encore davantage. « Attention
Ariane, mon petit Troll vous observe »
Depuis son bureau, Jean avait tout entendu. Il finit par sortir du
bureau
« Je ne vous connaissais pas sous ce jour là Ariane »
La surprise d’Ariane fut grande, elle avait dû nous croire seules,
la veille Jean avait évoqué une affaire urgente à Nantes. Elle
décrocha nerveusement son pardessus et son attaché-case
« Je vous laisse, je suis attendue au Palais »
Nous restions seuls, l’un en face de l’autre.
« Que pensez-vous d’Ariane, Joëlle ? »
« Elle me semble faire preuve de qualités professionnelles
évidentes : esprit d’à-propos, sens des opportunités, combativité
susceptible de convaincre et d’emporter l’adhésion… »
« Je suis d’accord et c’est ce qui avait attiré mon attention. Avezvous le sentiment que ces qualités s’appliquent bien à l’image
que je veux donner de mon Cabinet ? »
« Aurélie avait évoqué une image de pureté, de droiture… »
« Vous avez parlé de petit Troll, pouvez-vous préciser ?
« C’est une idée qui m'était venue sur le moment. Ariane se
disait bisexuelle et me harcelait de propositions. J’ai inventé
cette histoire pour m’en débarrasser »
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« Et qu’est-ce qu’il était censé faire ce petit Troll »
« Me dire de qui il m'autorisait à aimer et qui il devait éliminer
sur mon ordre »
Jean paraissait troublé
« Mais pourquoi un Troll. C’est une légende des pays nordiques,
il n’y a pas de Troll par ici ? »
« Je n’en sais rien. Cela m’est venu comme ça»
« Est-ce que Aurélie en aurait parlé ? »
« Jamais »
« Aurélie correspondait avec un Troll qu’elle disait porter en elle
et qui la conseillait sur qui aimer, et qui éliminer »
« Et vous pensez qu’elle me l’a transmis comme une sorte de
don ? »
« Joëlle, je suis un esprit rationnel et ces histoires me
dépassent ».
Jean se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir, sortit un petit
écrin.
« C’est la bague de fiançailles de mon épouse. Elle m »avait
demandé de vous la remettre »
Très ému il me passa la bague au doigt.
« Aurélie m’avait fait promettre de veiller sur vous comme une
sorte d’ange gardien et de défendre sur la droiture du Cabinet»
Jean cherchait la tangente : « Et le petit Troll vous demande la
permission d’éliminer quelqu’un »
« Avons-nous besoin du petit Troll pour cela ?
Ce que j’ai à vous dire Jean est embarrassant. Je crois qu’Aurélie
pressentait qu’il y aurait entre nous une sorte d’amour
platonique. Greg mon mari était le seul homme de ma vie.
J’imagine qu’Aurélie était la seule femme de la vôtre. Alors, d’ici
que le petit Troll nous autorise à nous aimer comme elle aurait
voulu nous vivrons une sorte de longues pseudo-fiançailles, le
temps de faire le deuil de nos amours trépassés. Qu’en pensezvous ?»
Jean me regarda longuement, je sentis un regard nouveau,
comme s’il me découvrait. Avais-je été trop hardie ? L’avais-je
choqué ?
« Joëlle, pouvez-vous trouver une baby-sitter pour ce soir ? Je
vous emmène diner, une petite auberge du coté de Fouras où ils
grillent des anguilles, un vrai délice »
Le soir même le petit Troll nous encouragea à nous aimer corps
et âmes.
« Mais que fais-je dans cet avion. Ecoutez Henri, c’est de la folie.
Je laisse tomber et je rentre chez moi »
« Vous avez tout à fait raison, Mauricette. C’est ce que mes
lecteurs adorent. Le rêve caressé pendant de longues années et
qui ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Cela les conforte dans
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leur médiocrité. C’est l’essence même de l’Education
Sentimentale.
Je pensais intituler mon article Le voilier du Miracle. Parce que
jusqu’ici tout à relevé du miracle. A commencer par vous. Dans
ce monde où le sexe règne en maître, vous avez poursuivi avec
constance et chasteté le rêve improbable de l’Homme de votre
vie, le seul, l’unique. Vous vous êtes « accroché avec vos ongles
aux aspérités d’une vitre verticale », comme disait Soljenitsyne.
Second miracle : 15 ans après, le poster du souvenir ,a permis de
retrouver la trace de Pitt, un miracle à la Sherlock Holmes. Vous
l’avez revu en vidéo comme s’il était à vos cotés, vous vous êtes
parlé longuement, raconté vos vies. Vous savez qu’il est à un
carrefour de sa vie, que celle qu’il vivait depuis une dizaine
d’années vient de s’écrouler et qu’il doit faire du neuf Vous
arrivez à ce moment privilégié. Vous avez l’opportunité de vous
faire une vraie place dans sa vie, et de vous battre pour que cette
place soit la plus grande, la plus essentielle. Vous pouvez me
croire, vous avez la force de provoquer un troisième miracle».
Mauricette se laissa retomber dans son siège
« Que le ciel vous entende, Henri, que le ciel vous entende »
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