Joëlle la Pictonne Addy Schneider Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy
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Joëlle la Pictonne Addy Schneider Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy
Joëlle la Pictonne Addy Schneider Chapitre 1 Le fauteuil de Kathy 26 octobre Un tambourinement sourd m’éveilla. Dans le noir total je me sentis secouée et comme emportée par une crue. Je voulus à tâtons trouver une lumière, mes bras étaient engourdis, j’avais peine à les remuer ; le froid me pinçait le nez. Levant ma tête je butais contre un obstacle qui m’éveilla totalement. J’étais couchée dans ma Twingo, engoncée dans mon sac de couchage. Un orage de grêle venait d’éclater. Les réverbères qui avaient éclairé la rue hier soir étaient éteints ; l’orage avait provoqué une panne de secteur. Je m’arrachais à mon couchage, allumais le plafonnier, regardais ma montre : il était 5h30. L’orage s’était converti en averse drue. Cela faisait cinq jours que je n’avais pris de douche ; je sentais mauvais. L’enjeu d’aujourd’hui était trop important. J’allais avoir un travail et un toit. J’extirpais ma trousse de toilette de mon sac à dos, gant de crin, savon de Marseille et serviette de bain. Depuis l’adolescence j’avais mis au point ce rituel de purification : longue douche écossaise, le gros pain de savon, le gant de crin. J’enlevais les sous-vêtements dans lesquels j’avais dormi et sortis nue sous l’averse. La nuit d’octobre était glacée, je me décrassais vigoureusement ; la peau rougie me réchauffa. Je rentrais me sécher dans la voiture, puis me coiffer à la lumière du plafonnier, lissant mes cheveux en queue à cheval, une petite chienne me couvrant le haut du front. Je sortis du sac à dos des sous-vêtements propres, un jean et un tee-shirt de rechange, me contorsionnais pour m’habiller et me sentis enfin fraiche pour attaquer la journée. Mon unique paire de basket et mon seul anorak exhalaient une sueur acre. Je les vaporisai d’un désodorisant au parfum neutre dérobé la veille au supermarché. La Twingo était garée en face du parking du lycée Saint Ambroise où j’avais rendez-vous avec Madame Lemaitre. Elle avait publié une petite annonce sur Paru Vendu, un journal gratuit. Elle cherchait une jeune fille au pair pour s’occuper de sa fille Kathy, 14 ans, paralysée des deux jambes. Nous avions pris contact par téléphone. Ma friction au gant de crin m’avait détendue ; assise derrière mon volant, je me rendormis. Eblouie par les phares des premières voitures qui venaient se garer sur le parking je me secouai. La pluie avait cessé. A nouveau les lampadaires éclairaient la rue et le parking. J’étais garée à l’écart, sur trottoir qui longeait la cour de récréation du lycée, entourée par un grillage qui retenait une haie de feuillus aux couleurs d’automne. 1 De l’autre côté de la rue, le parking se remplissait. Des élèves descendaient des voitures, souvent accompagnés de leurs mères jusqu’au portail. Je remarquais d’emblée la Kangoo vert olive que Mme Lemaître m’avait décrite. Une dame élégante en descendit, l’air autoritaire. Bravant le temps instable elle ne portait qu’un tailleur classique. Elle ouvrit la double porte arrière de son estafette, sortit et fixa deux rampes de chargement en acier, puis y engagea un fauteuil roulant électrique. Une jeune fille était assise, immobile, couverte d’un plaid, sa nuque penchée en avant. Un policier municipal jeune, à la silhouette athlétique réglait la circulation, ouvrait le passage aux piétons vers le lycée. Il s’approcha, me fit remarquer que j’étais garée sur l’emplacement des bus scolaires et me demanda de me garer en face sur le parking. Le temps de la manœuvre, le fauteuil roulant avait disparu dans la foule. La dame était revenue ; debout devant sa voiture elle scrutait le parking. Je m’avançais vers elle : « Madame Lemaitre ? » « Mlle Blanchard ? Bonjour. Vous n’avez pas de bagages ? » « Dans ma voiture » « Dépêchez-vous de les apporter, ne perdons pas de temps » Visiblement elle cherchait à me dominer. J’allai prendre mon sac à dos contenant mes vêtements, laissai dans mon coffre le sac de couchage, mon camping gaz et ustensiles de cuisine. J’étais de retour aussitôt. « Mettez ça dans le coffre, à gauche » Le coffre de l’estafette avait été aménagé. Pas de banquette arrière, une paroi à mi-hauteur calée contre les sièges avant, une autre, perpendiculaire, partageait le coffre en deux. Le coté droit était aménagé pour arrimer le fauteuil roulant, le gauche servait de coffre à bagages. Le long de cette paroi étaient rangées les deux rampes. Je m’assis à côté de Mme Lemaitre, elle démarra sans un mot. Je me lançai. « J’étais garée en face, je vous ai vu arriver et descendre votre fille » « Vous n’êtes pas venue nous saluer ? » « Vos instructions stipulaient de venir vous rejoindre à la Kangoo à 9h15 » Elle resta silencieuse. Je n’étais pas mécontente d’avoir retourné contre elle sa volonté de domination. Son visage finit par se détendre « Lorsque nous nous connaitrons mieux vous apprendrez que vous pourrez prendre quelques initiatives sans m’en référer au préalable. Vous m’aviez dit au téléphone que vous aviez déjà travaillé avec des enfants handicapés » 2 « J’étais éducatrice pendant un an dans un orphelinat spécialisé : handicaps physiques et mentaux, cas sociaux, retrait de droit de garde aux parents… » « Et vous n’avez pas persévéré ? » « J’ai démissionné. Je n’étais pas d’accord avec leurs pratiques » « Où était-ce ? » « Saint Symphorien » Elle prit un air entendu « Je vois » « J’ai démissionné six mois avant que le scandale n’éclate » « Vous ne l’aviez pas dénoncé ? » « D’autres l’ont fait avant moi et les plaintes avaient été classé sans suite. De plus on avait cherché des noises aux dénonciateurs. C’est ce que j’ai entendu » « Parlons de Kathy. Elle va sur ses 15 ans. Il y a 3 ans, nous avions eu un grave accident de voiture. Mon mari y a laissé la vie. Moimême je suis restée dans le coma pendant 4 mois, avec de graves problèmes de colonne vertébrale qui perdurent. Kathy est restée paralysée des deux jambes avec un sérieux traumatisme crânien et émotionnel. Elle refuse toute assistance psychologique approfondie. Sa scolarité a pris un an de retard. Sa puberté aussi ; elle vient tout juste d’avoir ses règles. Elle a souvent de fortes sautes d’humeur, parfois elle s’oppose violemment. En trois ans, elle a usé cinq préceptrices. Par chance j’ai trouvé à proximité un lycée privé qui admet des enfants handicapés, et qui a bien voulu l’accepter. Elle partait en dépression. Et moi, les 4 mois de coma ont exaspéré ma rage de vivre. Nous étions aux antipodes… » « Vous aimeriez que votre fille trouve en elle la même rage de vivre que celle qui vous anime après cet accident ? » J’avais touché juste. Elle eut un sursaut, écrasa le frein, se gara sur le bas-côté. Puis me regarda droit dans les yeux : « Vous sentez-vous la force d’y arriver ? » « J’y mettrai tous mes efforts, je vous demande de me faire confiance » Elle se pencha vers moi, me serra avec ses longs doigts crochus. « Vous vous appelez Joëlle ? Appelez-moi Louise » Puis elle redémarra. La villa des Lemaitre se trouvait en proche banlieue au lieu-dit La Girardière. Par télécommande Louise ouvrit le portail en fer forgé. Un muret surmonté d’une grille en fer forgé elle aussi, clôturait son terrain coté rue. Louise se gara dans l’allée. La pluie avait cessé, les pneus crissaient sur le gravier mouillé. L’allée conduisait au garage, attenant à la villa. Sur la porte d’entrée une grille en arabesques aériennes en fer forgé bardait une fenêtre de verre cathédrale. Louise m’emmena droit dans la buanderie, et s’arrêta devant la machine à laver. 3 « Donnez-moi toutes vos affaires, nous allons les laver » Je lui tendis mon sac « Egalement ce que vous portez sur vous. Vos baskets supportent la machine à laver je suppose ? » Son œil scrutateur me détailla, nue devant elle. L’un après l’autre elle saisit mes bras d’une main de fer, les leva, les tourna «Vous ne vous piquez pas. Prenez-vous de la drogue ? » « Je suis clean » Ses mains descendirent le long de mes cotes, jusqu’aux hanches : « Vous avez fait une maternité ? » « J’ai une fille de 4 ans » Son regard s’attarda sur mon sexe : « Apparemment vous n’avez pas de MST. Je vais tout de même vous faire examiner. Je ne veux pas que ma fille courre de risque. Y voyez-vous une objection ? » « Ce sera comme vous voulez » « Suivez-moi » Elle me prit le bras, serrant la manche de son tailleur Chanel contre mon flanc et mon avant-bras nus. Elle ne pouvait me faire sentir plus clairement sa volonté de domination, en même temps je sentais derrière cette façade un désarroi muet. « Voici la chambre de Kathy » Chambre lumineuse aux murs rose clair. Adossé au mur de droite un bureau d’étudiante flanqué à mi hauteur des deux côtés d’étagères sur toute la longueur chargées de livres et d’objets divers. Devant la table une chaise à roulettes. Ainsi Kathy en déplaçant sa chaise, pouvait accéder à hauteur de main à tout ce qui l’intéressait. Sur le bureau un grand écran d’ordinateur, sur le plancher sa tour et sur l’étagère du bas son imprimante. Sur le mur derrière l’ordinateur le poster d’un voilier fendant les flots, la proue pointée vers le spectateur. Je reconnus la silhouette d’un Gilly 33, l’ex-bateau de mon défunt mari. A droite, deux lits superposés « Le lit du bas est celui de Kathy, celui du haut sera le vôtre. Kathy est très angoissée dans le noir et a besoin d’une présence constante. Cela vous convient-il ? » « Sans problème » Elle me tourna face à elle, ses deux mains agrippant mes épaules, son regard détaillant une fois de plus mon anatomie nue de haut en bas. Je devinais sa langue passant sur ses lèvres. « Je vais vous montrer la salle de bains. Vous allez prendre une douche. En attendant que vos habits sèchent vous pourrez passer mon peignoir. Vous connaissez la buanderie. Vous actionnerez le sèche-linge et le fer vapeur sur la planche à repasser. Ainsi vous serez toute fraiche lorsque je rentrerai ce soir avec Kathy. Je vous laisse découvrir la cuisine. Vous vous préparerez un en-cas pour ce midi. Nous rentrerons vers 18h40. Je pars travailler maintenant. Allez prendre votre douche » 4 Elle me donna une tape amicale sur la fesse gauche et me regarda disparaitre derrière le rideau transparent. J’ouvris le jet, commençais à me savonner, je la sentais toujours immobile, rêveuse dans l’encoignure de la porte. Au point où j’en étais, après deux ans de galère, j’étais prête à tout pour obtenir cet emploi. J’avais fait la saison comme serveuse dans une crêperie de la côte. J’avais un tuyau pour faire les vendanges dans le Muscadet. Entretemps je zonais, à l’affut du moindre petit job. Ne pas se laisser aller. Je me tournai vers elle, lui fis un sourire et un petit signe de la main. Ma touffe noire drue devait à travers le rideau faire un contraste saisissant avec ma peau blanche. Elle s’approcha, comme attirée, entrouvrit le rideau « J’allais oublier. Je vous laisse le N° de téléphone de mon bureau sur le meuble de l’entrée. Au cas où. » « Merci Louise. A ce soir. Je vous souhaite une bonne journée » Je m’étais arrangée pour que quelques gouttes arrosent le haut de son tailleur. Après la douche glacée de la nuit, cette douche chaude fut une bénédiction. Je fondis de plaisir. J’étais surprise qu’une femme autoritaire et méfiante laisse sa maison à la disposition d’une inconnue. Mon œil exercé détecta vite des caméras de surveillance camouflées à divers endroits stratégiques du plafond. Ma mère avait installé le même système dans son sex-club. Depuis son bureau Louise devait pouvoir surveiller mes moindres gestes. Le handicap de Kathy justifiait sans doute la nécessité d’une telle surveillance. Je m’attardais sous le sèche-cheveux, passant l’air chaud sur tout mon corps. Le lave-linge s’était arrêté, je chargeais mes effets dans le sèche-linge ; il y en avait pour encore trois quarts d’heure d’attente. A jeun depuis la veille je sentis la faim me tenailler. Le frigo était rempli à ras bord. Louise devait prévoir ses achats pour la semaine. Je fis du café, préparai une montagne de tartines. A 16 heures, habillée de frais, j’appelai Louise et demandai ses instructions pour le dîner. Elle parut surprise par mon initiative et me laissa le choix. Je lui proposai des darnes de saumon garnies de pâtes fraiches. 18H30 : crissement des pneus sur le gravier de l’allée. Louise rentrait la Kangoo en marche arrière jusqu’au perron, installa les rampes, fit descendre le fauteuil roulant sur lequel trônait Kathy. Je sortis à leur rencontre. « Bonjour mademoiselle. Je m’appelle Joëlle Blanchard et suis votre nouvelle gouvernante » « Tu vas m’appeler Kathy et me vouvoyer. Moi je te tutoierai » « C’est entendu Mlle Kathy. C’est vous qui voyez» « Dis maman, pourquoi est ce qu’elle m’agresse ? » « Madame Lemaitre mon intention n’était pas de manquer de respect à votre fille. Si toutefois tel est votre sentiment, je crains 5 que nous ayons du mal à nous entendre et je préfèrerai repartir de suite » « Vous restez. J’expliquerai à ma fille qu’il s’agit d’un malentendu sans gravité » « Si vous permettez je souhaite remercier Mlle Kathy d’avoir exprimé son sentiment et serai heureuse que par la suite elle en fasse de même, qu’elle me précise en quoi certains points de ma conduite pourraient lui déplaire. Nous mettrons au point ensemble une façon de faire qui lui convienne. Se taire sur ce point ne pourrait qu’envenimer les choses » « On ne va pas rester sur le perron. Rentrons » « Mademoiselle Kathy, que suis-je censée faire maintenant? » « Arrête de m’appeler mademoiselle » « Nous allons l’aider à se déshabiller, faire sa toilette… » « Maman c’est à moi que la question était adressée ». Kathy s’adressa à moi : « Tu vas chercher la potence là-bas, m’aider à m’extraire du fauteuil et à m’y accrocher. Puis tu vas m’enlever mon collant et ma couche-culotte. Elle est pleine de merde. Tu vas m’essuyer le derrière avec les lingettes qui se trouvent sur le meuble de la salle de bain. Puis tu vas chercher le tabouret à roulettes dans la cuisine, me faire asseoir puis m’enlever le haut, mon sweater et mon maillot de corps. Ensuite tu vas me soutenir pour aller à la douche. Je m’accrocherai à la potence de la douche pendant que tu vas me savonner et me rincer. Surtout les fesses et l’entrejambes, je viens d’avoir mes règles et de faire caca. Tu vas me sécher, puis sur la chaise roulante me placer devant la coiffeuse et m’aider à me coiffer. Je te donnerai ensuite de nouvelles instructions. Des questions ? » « Que fais-je de la couche-culotte souillée ? » Louise intervint ; « Vous trouverez de petits sacs poubelle sur la petite étagère audessus de la poubelle ». Pendant que je savonnais Kathy, elle m’adressa un sourire complice et murmura : « Tu as fait chier ma mère comme il est pas permis. Je suis ravie. Je sens que nous allons bien nous entendre » Me retournant, je vis le regard réprobateur de Louise. Je l’avais privée de son rôle dirigeant au profit de Kathy, sans qu’elle ne puisse protester Une fois coiffée, j’aidai Kathy à s’habiller : une couche-culotte pour la nuit, sa chemise de nuit Mickey, sa robe de chambre. En passant devant sa mère elle me lança « Merci Joëlle, pour une première fois vous avez été parfaite ». Louise intervint : « Joëlle nous a préparé le diner. Allons gouter sa cuisine » 6 J’avais trouvé des carottes et du céleri dans le panier à légumes et préparé une entrée de crudités que je servis accompagnée d’une vinaigrette, pendant que je faisais griller le saumon, « Tu n’aimes pas trop le poisson. Veux-tu le remplacer par du jambon ? » proposa Louise à Kathy « Je vais voir » Kathy dégusta son saumon et en redemanda. Après dîner je la conduisais dans sa chambre réviser ses leçons. Elle me passa les bras autour du cou, m’embrassa « Je sens que je vais t’aimer » « Moi aussi je commence à vous aimer » Petite bourrade dans mes cotes : « Le vouvoiement c’est pour la frime, pour faire chier ma mère. Ici nous sommes entre nous, tu me tutoyes » Grammaire et calcul furent révisés sans problème. Au bout d’une demi-heure je la ramenais dans le salon « Je suis fin prête pour le contrôle de demain ». Nous restions à bavarder quelque temps de manière détendue, devant la télé. A 21h j’emmenais Kathy se coucher, puis revins vers Louise. « Pour une première journée me dit-elle, cela s’est bien passé. Demain matin lever à 7h. Tu l’aideras à faire sa toilette et à s’habiller. Après le petit déjeuner je te donnerai les instructions pour la journée puis je l’emmènerai au lycée. Je suis très contente de cette première journée. Tu plais à Kathy et tu me plais. Tu peux aller la rejoindre quand tu veux » « Pour le petit déjeuner, vous prenez quoi ? » « Pour moi thé noir et pain grillé, un yaourt et un jus d’orange, pour Kathy un bol de lait chaud avec des corn flakes et une compote de pomme » « Parfait. Bonne nuit Louise » « Bonne nuit Joëlle » Elle m’attira à elle et m’embrassa. Dans la chambre, Kathy avait laissé la lumière « Viens. J’ai peur la nuit » « Tu veux que je vienne dans ton lit ? » « Je t’ai fait une petite place » Elle se lova contre moi et s’endormit aussitôt. Elle avait retrouvé son visage d’enfant. Le lendemain soir elle me redemanda de venir coucher dans son lit. J ‘avais été intriguée par son poster. C’était le modèle du voilier de Greg, mon mari, et il devait avoir été fait sur commande, d’après une photo; on ne trouve pas ce type de poster dans le commerce. Je lui demandai d’où elle le tenait: c’est Lydia, sa copine qui le lui avait offert. Pour Kathy le voilier était le rêve d’une liberté impossible, vu son handicap. « Tu as fait du voilier avant ? » « J’ai fait un peu d’Optimist sur le lac. J’ai bien aimé » 7 « Aimerais-tu en refaire ? » « Tu te moques de moi » Elle était colère « Tu n’as qu’un mot à dire. Je vois avec ta mère et nous passerons le week-end prochain en mer » « J’adorerai. Tu es un amour ». Elle se serra contre moi, j’eus le sentiment d’un frémissement dans sa cuisse droite. Dès le matin suivant j’appelai Fiona, la sœur de Greg et propriétaire du Bihan, un Gilly 33-école. Fiona dirigeait une petite école de voile du coté de La Rochelle et elle avait entre autres un contrat avec un centre d’enfants handicapés qu’elle initiait à la voile. « C’est entendu. C’est en plus le week-end de la Toussaint, nous aurons une pensée pour Greg. Maelle te réclame, cela fait trois semaines que tu n’es pas venu la voir. Elle en fait voir de toutes les couleurs à Lucy » Lucy, sourd muette, la compagne de Fiona, est la nourrice de ma fille Maelle. Le soir même, après le coucher de Kathy, je soumis l’idée à Louise. Elle accepta aussitôt malgré le prix qui lui parut un peu élevé. Il faudrait me prêter la Kangoo, je n’ai pas pu encore payer l’assurance de ma voiture » « Si tu es très gentille, on peut arranger ça. Vous allez donc partir du samedi midi au dimanche soir. Le samedi matin la navette vient chercher Kathy pour l’emmener à sa séance au Centre de Réadaptation, ses séances piscine, kiné et psy. André, mon ami viendra me rejoindre le vendredi soir tard. Il est promoteur de ventes et constamment sur les routes. Tu pourrais nous servir le petit déjeuner au lit ? » « Si j’ai bien compris le plat de résistance de ce petit déjeuner ce serait moi ? » « Je ne savais comment le demander. Tu as dû te rendre compte que j’ai très envie de toi. Et lui aussi. Je lui ai parlé de toi » « C’est d’accord. J’y pense, il faut aussi que je fasse le plein de la Twingo » « Tu deviens gourmande. Mais je penses que tu le vaux ». Je rejoignis Kathy dans son lit. « C’est arrangé. Nous naviguerons tout le week-end. Tu pourras tenir la barre, skipper le navire. Ca te plaira ? » Kathy allumai sa lampe de chevet « Pourquoi fais-tu ça pour moi, je n’en vaux pas la peine. J’ai surpris les bribes de votre conversation. Alors tu vas te laisser tringler par ces deux vicieux. Il a dix ans de moins qu’elle et pour le garder elle se croit obligé de lui fournir des vierges au petit déjeuner. Quand il en aura assez de toi elle va te virer comme les autres et je me retrouverai à nouveau toute seule. Mais je la tuerai avant » Elle se serra contre moi, secouée de sanglots 8 « J’ose croire que c’est de bonheur que tu pleures ? » Elle fit un petit signe affirmatif de la tête et s’endormit dans mes bras. Le vendredi soir Louise me remit ma tenue pour le lendemain matin ; une nuisette de nylon translucide. J’avais prévenu Kathy que cette nuit-là je dormirai dans mon lit, au-dessus du sien, que j’avais besoin de faire le point. J’ai peu dormi, trop de souvenirs me revenaient en mémoire. J’avais 13 ans lorsque mon père nous quitta. Peu après ma mère, en manque sexuel, me mit dans son lit et me commanda de la caresser, la masturber, la sucer. Des amis l’entrainèrent dans un sex-club, elle m’y offrit à tous les membres « C’est pour payer tes études » Les études étaient mon refuge. Je m’y lançais à corps perdu. Je voulais que le sexe soit pour moi comme un tiroir que je pourrai ouvrir et fermer à volonté et oublier le reste du temps. Dans ma chambre j’avais épinglé une reproduction d’un tableau de Géricault : Officier de hussards à cheval Cheval fougueux, cavalier fringant, terrifiant, mais au regard mort, sans âme. C’était là le sens de mes années de partouze obligée : la comédie d’un corps ardent, d’une technique érotique sans faille, sachant éveiller des sensations puissantes chez mes partenaires, mais comme extérieures à moi-même, sans concours de l’âme, le paradoxe du comédien. C’est alors que je mis au point mon rituel de purification : longue douche écossaise, savon de Marseille, gant de crin. C’est en fac de droit que je fis la connaissance de Greg ; ce fut le coup de foudre réciproque. Je lui avouai tout de mon passé et il m’accepta telle quelle. Il m’initia à la voile et à des techniques thérapeutiques orientales: massage shiatsu, acuponcture sans aiguilles, yoga du sommeil éveillé… Nous avions décidé d’avoir un enfant et Maelle naquit peu après que j’aie obtenu ma licence en droit. J’allais arrêter mes études pour me consacrer à notre fille. Greg avait trouvé un stage dans un cabinet d’avocats d’affaires. Pendant ses vacances il travaillait comme moniteur de voile dans la petite entreprise qu’il avait créée avec sa sœur Fiona. Il périt en mer au cours d’une de ses mini-croisières d’école : un coup de bôme le jeta à l’eau. Sans gilet il sombra aussitôt ; on n’a jamais retrouvé son corps. En l’absence de corps, les assurances refusèrent de payer et je me retrouvais dans la misère, contrainte de payer tous mes crédits jusqu’à ce que l’huissier finisse par saisir nos biens. Sans toit je dus mettre Maelle en nourrice chez Lucy. Pendant deux ans, je dormis dans ma voiture, vivant de petits boulots. Demain l’argent de Louise allait me permettre de payer en partie la nourrice. 9 A plusieurs fois dans le noir, Kathy m’interpella : « Tu ne dors pas ? Tu es triste ? Tu ne veux pas venir avec moi ? » Je finis par lui céder et nous nous endormîmes ensemble. Samedi matin, aussitôt Kathy partie je revêtis la nuisette et frappai à la porte de la chambre puis entrai. Louise m’attendait, André dormait profondément. Louise m’offrit une place au milieu d’eux. Elle m’embrassa, me caressa, voulut connaître le plaisir avant de réveiller son ami. Mes caresses la gratifièrent de six orgasmes successifs ; elle finit par s’effondrer dans une petite mort. J’entrepris de réveiller André avec une fellation d’agrément. Il ouvrit un œil, je me soulevai pour le chevaucher, conformant mes contractions au rythme de sa respiration, de plus en plus saccadée. Je synchronisais mes petits cris avec ses ahanements rauques, il n’en finissait pas de jouir. « On va reprendre quelques forces » J’allai chercher les plateaux de petit déjeuner, nous goutâmes de bon appétit. Les plateaux à peine débarrassés, je me livrais à nouveau à leurs caresses, les poussai adroitement à baiser ensemble tous deux, mes caresses stimulant leur plaisir jusqu’au point culminant. Je les laissai se rendormir, aller prendre ma douche écossaise, ablution rituelle, afin de m’absoudre de toute cette merde. Pourquoi avais-je décidé de jouer le grand jeu, au risque de me replonger dans les affres d’une page de ma vie que je voulus révolue ? Pourquoi ne pas m’être laissé baiser à leur fantaisie, passivement ? En fait j’avais peur de me laisser dominer, traiter comme un simple objet sexuel, et au bout compte jeter. Pour ma survie il fallait que je les fasse saliver, que j’attise leurs attentes et leurs fantasmes, que je sois maître du jeu. Après je serai en mesure d’imposer mes conditions. C’était le prix à payer pour retrouver Maelle Je m’habillais, poussai nos sacs vers la porte, guettais l’arrivée de Kathy. Je ne lui laissai pas le temps d’entrer. Après un baiser furtif envoyé aux amants anéantis je la conduisis à ma voiture, la fis s’asseoir rangeais le fauteuil replié et les sacs dans le coffre. « Je n’en reviens pas de ce que tu fais pour moi. Je n’en mérite pas tant » « Je me fais plaisir à moi aussi » « Oui mais le prix. Accepter que ton corps soit ainsi trituré humilié selon leur bon plaisir est difficilement acceptable. Je sais de quoi je parle » Sa voix s’était brisée. J’y allai sur la pointe des pieds « Quoi qu’il t’arrive ou te soit arrivé il faut te souvenir que ton corps est un temple » 10 « Mon corps à moi est un temple en ruines » Elle se tut, je vis une larme couler sur sa joue, puis elle se moucha. Nous traversions un village, il y avait un marché sur la place « Tu as vu le marché ? » « Arrête-toi, je veux y aller » « Je réussis à me garer à proximité, l’installai dans son fauteuil. Le marché s’étirait en longueur, sur deux rangées. Il allait fermer, quelques forains commençaient à remballer. Les étals de primeurs regorgeaient de légumes et des derniers fruits de saison, pommes, poires, raisins… Des marchands de textiles bradaient qui du linge de premier prix, qui des articles dégriffes. Kathy battait des mains, enfant heureuse. «Cela fait une éternité que je n’ai pas été au marché ». Elle m’arrêta devant un étal de lingerie « Achète-moi ce lot de 3 slips » Je m’exécutai sans poser de questions, elle se confierait en temps voulu. Au bout de la rangée, poissonniers, charcutiers et rôtisseurs. Sur un grill vertical tournaient, rôtissaient, doraient poulets et cailles, au fumet affriolant; leur jus retombant en gouttelettes luisantes dans le bac de la rôtissoire. Au coup de cœur je commandai cinq cailles. Le boucher les emballa dans un sachet Isotherme, les arrosant copieusement de jus. « Ce sera pour notre déjeuner » En revenant sur nos pas j’achetai un kilo de chasselas. Le producteur allait remballer et me fit bon poids. Nous regagnâmes la voiture et je pris la direction du Port des Minimes. Fiona et Lucy nous attendaient sur le quai, tenant Maelle par la main « Voilà la Pictonne. Vous vous êtes fait désirer » « On s’était arrêté acheter des cailles pour le déjeuner. J‘espère que vous aimerez cela » Lucy la gourmande me fit comprendre par signes qu’elle les adorait. Maelle s’était jeté dans mes bras, m’embrassait à tout va. Fiona et Lucy s’occupaient de Kathy, elles avaient l’habitude des enfants handicapés. C’était marée haute ; l’accès au ponton n’était pas trop raide. Arrivés au voilier, le Bihan , les deux amies soulevèrent Kathy et l’installèrent dans la chaise de mat accrochée par une manille à la drisse du génois. En manœuvrant le winch, Fiona hissa Kathy à bord, Lucy l’attrapa, guida la chaise vers le cockpit, détacha Kathy et l’installa sur le banc-coffre. Je tendis Maelle pardessus le bastingage. Lucy l’assit à coté de 11 Kathy, les équipa toute deux de gilets et harnais, les attacha à la ligne de vie. Fiona avait mis le Diesel en route, le laissait chauffer. Je larguai les amarres, remontai les pare-battages. Fiona s’assit à la barre et pilotait le voilier vers la sortie du port. Nous croisions nombre de bateaux: c’était sans doute le dernier week-end de beau temps ; des plaisanciers faisaient une ultime sortie avant de mettre les bateaux en hivernage. La mer était houleuse et dès la sortie du port le Bihan commençait à tanguer. Fiona tenait la barre, cap sur la bouée d’eaux saines. Elle avait branché la VHF sur le canal 16, normalement réservé à la sécurité. On y entendait des conversations oiseuses, des amis qui s’appelaient d’un bateau à l’autre, blaguaient. Elle se fâcha : « C’est toujours la même chose, le canal Sécurité est saturé par des conversations qui n’ont rien à y faire. Un réel appel de détresse risque de ne pas être entendu » Nous venions de dépasser la bouée. Fiona s’adressa à Kathy : « Tu vas faire bien attention. Je vais mettre le cap sur l’ile de Ré. Pour cela nous allons virer de bord. Tu vois la girouette en haut du mat. Le vent vient de sud-est. Jusqu’ici nous filions plein ouest pour sortir du port. Donc nos voiles sont du coté droit que nous appelons tribord. Tu comprends ? » « J’ai fait de l’Optimist » « Bien. Maintenant je vais mettre le cap sur l’Ile de Ré. Nous allons filer vers le nord Cap au 359. Tu suis ? » « Je connais le compas » « Je vais virer de bord. Lucy va débloquer l’écoute du génois coté tribord et l’amener sur bâbord avec cette manivelle qu’on appelle winch. La grand-voile va basculer brutalement sur bâbord. Je vais baisser la tête, car la bôme risque de m’emmener. C’est ainsi que mon frère Greg, le père de Maelle a été emporté. Une brusque saute de vent avait fait basculer la bôme. Il a été assommé, est tombé à la mer. On n’a jamais retrouvé son corps. Cela s’est passé pas loin d’ici » La voix de Fiona s’était brisée, elle essuya une larme. Elle se reprit : « Attention à la manœuvre » Le navire vira de bord. « Kathy tu vas bien observer comment je tiens la barre. Tu vois toutes petites corrections que je fais avec mes mains, les yeux fixés sur le cap. Je vais mettre le pilote automatique. Maintenant si tu veux, c’est toi qui tiendras la barre. Tu te sens prête ? » Kathy s’était serrée contre moi et je sentis son cœur battre. Elle fit Oui de la tête. Lucy la porta jusqu’au siège de barre et l’y installa. Kathy nous jeta un regard inquiet, nous répondîmes par 12 des sourires encourageants. Elle saisit la barre en tremblant et prit de l’assurance progressivement. Après 3 minutes, elle rayonnait de joie. Le pont de l’ile de Ré était en vue, lorsque Lucy nous appela : « A table » Par signes Lucy félicita Kathy pour sa façon de skipper, Kathy comprit intuitivement et rougit de plaisir La descente d’escalier vers le carré étant raide, je pris Maelle par les bras et la tendis à Lucy qui la récupéra et l’assit à la table. Puis j’en fis de même avec Kathy. Fiona avait repris la barre. Le vent marin avait aiguisé nos appétits. Nous nous jetâmes sur les cailles garnies de belles portions de riz créole. Maelle dévorait sa caille au fur et à mesure que je la décortiquais. Au dessert, des fruits au sirop en conserve, Kathy me demanda : « Lorsque nous sommes arrivés elles t’ont appelé la Pictonne. Cela signifie quoi ?» « La cote que tu devines à tribord était autrefois recouverte par la mer, le golfe des Pictons. J’avais écrit un mémoire sur le sujet » « Et c’est tout ? » « Non, c’est ici que mon mari a été emporté et que mon cœur s’est arrêté. Ma vie aussi. On n’a jamais retrouvé son corps. Les assurances ont refusé de payer. Je me suis trouvée sans ressources et couverte de dettes, nous avions des crédits à rembourser. Je me suis tuée à faire des petits boulots mais au bout du compte l’huissier a tout emporté. C’est là qu’il faut penser très fort que ton corps est un temple » « Tu as fait la pute ? » « Occasionnellement, quand je ne pouvais pas faire autrement » Kathy parut très émue : « Je comprends » « C’est quoi faire la pute, maman ? » « C’est faire tout ce que des hommes méchants te demandent de faire parce que tu as besoin d’argent » « On va arriver, lança Fiona depuis le cockpit. Demande à Lucy de préparer la couronne » Je hissai Maelle hors du carré, Fiona ra réceptionna, lui remit gilet et harnais puis l’assit. On fit de même pour Kathy. Puis je montai. Lucy me tendit la couronne mortuaire avant de remonter elle aussi. « C’est à Maelle de déposer la couronne » proposa Fiona. Je saisis solidement ma fille par le harnais, la montai sur le bordé, contre le bastingage. Lucy lui tendit la couronne, je me penchai pour lui parler à l’oreille : « Maelle c’est ici que ton papa a disparu en mer. Tu vas déposer cette couronne de fleurs pour lui dire adieu et que tu continues à l’aimer et à bien penser à lui. C’était un 23 octobre, il y a 3 ans» Maelle laissa tomber la couronne à la mer « Adieu mon papa, je t’aime très fort ». Nous demeurâmes silencieux un long moment. 13 Kathy pointa du doigt des dos ronds qui sautillaient à bâbord : « des dauphins ? » « Oui, répondit Fiona. Ce sont des animaux très intuitifs. Ils sentent que nous sommes tristes. Ils vont se rapprocher et faire les clowns pour nous égayer » Maelle battait des mains « Dauphin, dauphin, viens » Les dauphins se rapprochaient. L’un d’eux fit un saut hors de l’eau et nous applaudîmes. Les dauphins reprirent leur route. Ils avançaient plus vite que nous. Fiona connaissait bien le coin, truffé de hauts fonds. Après déjeuner je couchais Maelle et nous remontâmes sur le pont. Au fil de notre progression, Fiona commenta la cote, légèrement voilée par la brume: des bateaux échoués, de petits clubs de voile, l’entrée du port de la Flotte… On approchait de Saint Martin en Ré. Le soleil se couchait de l’autre coté de l’ile, jetant l’ombre sur les fortifications de Vauban qui cernaient l’entrée du port. Fiona hissa Kathy sur le siège de barre : « Nous allons faire l’entrée du port ensemble ; Je vais te montrer la direction. Tu vois le clocher à tour carrée de l’église ? Nous allons le mettre en alignement avec le pylône blanc au sommet vert lumineux là, à l’extrémité du grand môle. Nous allons rester dans cet alignement. Tu vois que sur le compas nous naviguons au 201,5° » Arrivés dans le bassin, je nous amarrais à couple avec un autre voilier La nuit tombait, un halo brumeux se formait autour des lampadaires. Nous allions faire un tour sur le port. Je portai Maelle sur mes épaules, la robuste Lucy fit de même avec Kathy nous passions par-dessus le pont de l’autre voilier jusqu’au quai. Fiona fermait la marche portant le fauteuil roulant. C’était une belle soirée d’automne, on se serait cru en septembre. Dans l’étroit bassin, les bateaux étaient amarrés à couple, serrés les uns contre les autres dans la lumière naissante des lampadaires. A l’horizon proche, derrière une colline, on devinait les fortifications de Vauban, un respir de sérénité. Il fallait régler les formalités de notre séjour à la capitainerie. Le chemin d’accès n’était pas droit, je préférais rester en arrière avec Kathy et Maelle. Fiona proposa d’aller manger une crêpe arrosée d’une bolée de cidre sur une des terrasses qui venaient de rouvrir pour ce weekend exceptionnel. Kathy ne finissait pas de s’émerveiller devant ce rassemblement de bateaux en contrebas, porteurs de tant de rêves. Nous finîmes par nous installer sur une terrasse et déguster nos crêpes en regardant passer les badauds. Maelle s’était endormie sur mes genoux et Fiona proposa de rentrer au bateau. 14 Personne n’avait plus faim et nous nous dirigeâmes vers nos cabines respectives. Je couchai Maelle qui s’endormit aussitôt, sans me réclamer une histoire. J’avais plié le fauteuil et porté Kathy sur le lit ; couchée elle s’était déshabillé toute seule. Je voulus lui mettre sa couche-culotte pour la nuit ; elle refusa et me réclama un des slips achetés le matin. « Tu sais, mon encropomachin, c’est de la frime, juste pour emmerder et humilier ma mère. Elle se sentira bien plus dépitée lorsqu’elle se rendra compte que toi tu as réussi en deux semaines là où elle et ses médecins ont échoué pendant deux ans. Je me couchais à mon tour, éteignis la veilleuse. « Prends-moi dans tes bras, ce que j’ai à te dire est difficile. Depuis l’âge de 10 ans, deux souvenirs me hantaient. Je faisais du vélo dans la forêt derrière chez nous lorsque je surpris ma mère assise dans une voiture avec un homme et riant très fort. Un mois plus tard je m’étais levée la nuit pour aller aux toilettes, j’entendais ma mère au téléphone. Elle pleurait et suppliait son interlocuteur de ne pas la quitter. Le lendemain elle nous emmena en week-end et provoqua ce terrible accident Ce n’est que l’année dernière que j’ai fait le rapprochement : elle avait un amant et il l’avait plaquée. Elle avait décidé de se suicider et de nous entraîner dans la mort avec elle. Mon père y laissa la vie, et moi mes jambes et mon avenir. Depuis sa sortie du coma ma mère se vautre dans le stupre et elle veut t’y entraîner avec elle. Je me vengerai, elle a tué mon père, elle mérite la mort. Mais comment pourrai-je survivre après cela? Avec mon professeur de piano nous avons mis au point un plan : je lui ai fait souscrire une assurance-vie sur la tête de ma mère dont je serai la bénéficiaire. Je paye ses leçons au prix fort (5€ au dessus du tarif horaire, ma mère n’y a vu que du feu)) et avec la différence il finance cette assurance-vie. En contrepartie pour ses leçons de piano il me tripote selon son bon plaisir et me demande de lui caresser le sexe. Il est impuissant et invente les trucs les plus vicieux pour réussir à bander…Pourquoi est-ce que je te parle de ça ? Tu as raison, mon corps est un temple. Aujourd’hui je me sens purifiée, le vent marin a balayé la merde qui trainait en moi » Elle m’embrassa et s’endormit, apaisée. Nous avions prévu de faire un petit tour en ville le lendemain, mais au petit matin je vis à travers le hublot qu’il tombait un crachin frisquet. Le bateau balançait doucement, à demi éveillés nous restions à paresser. Lucy entra, nous embrassa, demanda par signes à Kathy de se mettre sur le dos. « Lucy est spécialiste du massage Shiatsu, elle travaille avec deux cliniques privées. C’est une technique japonaise millénaire dérivée de l’acuponcture. Elle va rechercher tes douleurs cachées et tenter de les guérir » 15 Lucy se concentra, imposa ses mains à plat sur le dos les épaules et le dos de Kathy. Puis elle pressa des points précis sur l’avant bras, la tempe gauche, près des chevilles. Enfin elle pinça l’épine dorsale entre deux doigts et la massa en profondeur sur toute la longueur : nuque, dos, lombe, cuisses, mollets, talons. J’observais attentivement tous ses gestes car j’étais appelé à les refaire tous les soirs. Lorsqu’ elle eut terminé, la sueur perlait sur le front de Kathy : « Est-ce que je vais remarcher ? » Le visage de Lucy resta zen. J’intervins « Pourquoi poses-tu cette question ? » « Lorsqu’elle m’a massé à un endroit de la colonne vertébrale, j’ai senti comme une secousse électrique, un fourmillement en haut des cuisses » « Je vais reprendre le relais à la maison. Le résultat est incertain mais ça ne peut pas te faire de mal » J’emmenais Maelle aux douches du port. Plaisir de savonner ma fille, de sentir à nouveau l’odeur de son corps, de nous retrouver sous l’onde chaude, peau contre peau. Pendant ce temps Lucy s’occupait de la toilette de Kathy dans le cabinet du bateau. Nous nous retrouvions tous à table pour le petit déjeuner Nous larguions les amarres en fin de matinée, pour, à la sortie du port, remonter dans le Pertuis Breton. La côte baignait dans la brume, nous avons deviné plus qu’entrevu l’entrée du Fier d’Ars, sous les feux croisés des phares des Baleines et du Baleineau. Fiona avait l’œil rivé sur le sondeur ; à la pointe de l’ile on trouve de nombreux écueils effleurant à marée basse. Nous avions dépassé les Baleineaux de près de 2 milles lorsque elle vira de bord pour entrer dans le Pertuis d’Antioche. Nous avions désormais le vent dans le nez et Fiona tira deux bords, avant de se décider de rentrer au moteur. Lucy enroula le génois et réduisit la toile de grand-voile, manœuvre qui permettait de mieux stabiliser le bateau. La visibilité était de plus en plus réduite. Maelle avait fini sa sieste, elle pleurait et voulait monter sur le pont avec nous. Mais le brouillard lui faisait peur. Lucy alla chercher la corne de brume et lui demanda de souffler, alternativement avec Kathy ; 3Ainsi les autres bateaux et les dauphins sauront où nous sommes » « L’année prochaine, j’aurai un traceur qui permettra de visualiser notre route par rapport à la côte. Cette année encore mon vieux GPS est réglé sur des repères appelés way-points ». Nous passions au large du phare de Chauveau qui nous aveuglait par intermittence de ses éclats Le brouillard commençait à se lever, et la nuit à tomber, de loin en loin scintillaient les feux de chalutiers. Nous avions passé le plateau du Laverdin, les deux feux de Chauveau. 16 « Nous sommes dans l’alignement du port de La Rochelle, nous passerons bientôt la pointe des Minimes, je navigue désormais au 59 » Les lumières de La Rochelle commençaient à illuminer l’horizon. Le Bihan reprit son emplacement au ponton, je descendis et l’amarrai. Kathy fut redescendue par la chaise de mat et installée dans son fauteuil roulant. Fiona et Lucy poussèrent le fauteuil jusqu’en haut du quai, je suivis avec Maelle dans mes bras. Nous nous fîmes nos adieux sur le parking. Je tendis Maelle endormie à sa nourrice, Avant de partir je téléphonai à Louise, pour la prévenir de notre arrivée imminente. Puis nous primes la route. « Tu as raison, mon corps est un temple. Le vent marin et le massage de Lucy ont balayé la merde que je trainais en moi » Son histoire d’assurance-vie me tracassait. « As-tu gardé des traces de ce contrat d’assurance-vie ? » « J’ai un double dans mon classeur. Je te le montrerai demain » Je changeai de sujet : « Qu’est-ce qui t’a particulièrement plu ou déplu dans cette journée? » « Tout m’a plu » Kathy se tut je la laissai à son rêve. A la maison Louise était seule, André était reparti. Elle nous avait préparé un gratin dauphinois. Nous mangions, le vent marin avait creusé notre appétit. Kathy avait récupéré. Elle s’enflammait à raconter notre voyage, sa fierté lorsqu’elle avait tenu la barre, les cabrioles des dauphins ; elle avait retenu le nom des phares, de nombreux détails sur l’art de manœuvrer le voilier, les alignements pour entrer dans les ports… Louise n’en revenait pas de voir cette éternelle révoltée s’enthousiasmer de passion. Après sa douche, j’aidai Kathy à mettre un slip au lieu de l’habituelle couche-culotte. Louise fit un effort pour se taire. Kathy jubilait secrètement. Je la couchai puis rejoignis Louise dans le salon. Je relatais la journée telle que je l’avais vécue, sans oublier d’évoquer Maelle. « Et la couche-culotte ? » « Je crois que l’expérience du bateau lui a été salutaire, elle m’a demandé de lui faire confiance. En cas d’accident nous reviendrons à la couche-culotte » « Oui mais ce slip d’où vient-il ? » « Je lui en ai acheté un lot au marché hier matin » « Il faudra les passer au lave-linge. Tout le monde les tripote sur les marchés » Elle resta songeuse un instant « Tu sais que tu m’épates de plus en plus. Hier matin tu nous as offert à André et à moi une des plus belles baises de notre vie. Ce soir tu nous ramènes notre Kathy transformée » Son regard langoureux me fit comprendre qu’elle voulait que je vienne au lit avec elle. Je devançai sa demande ; 17 « Nous avons obtenu un premier résultat, mais Kathy reste fragile. Je dois veiller à éviter toute rechute, le moment est critique. Elle m’attend. Je dois la rejoindre de suite ». « Oui, vas » Son baiser était résigné Au lit Kathy se serra contre moi : « Je crois qu’elle n’en revient pas. Je n’en ai pas trop fait ? » « Tu as été parfaite » Elle embraya d’un ton grave « Nos corps sont des temples, je ne l’oublierai pas… Bonne nuit, salope » « Bonne nuit, cochonne » Nous éclatâmes de rire, nous cachant sous les draps. Il est des jours où les événements se bousculent à perdre haleine. Ce lundi fut de ceux-là. Aussitôt Louise et Kathy partis, j’appelai la compagnie d’assurance. Comme je le craignais monsieur Petit avait payé un trimestre et oublié de régler les quatre suivants. Avec les pénalités de retard, il y en avait pour 520 €. Je promis de faire effectuer le règlement au plus vite. En rentrant le soir Kathy était en colère « J’ai raconté notre croisière à Lydia, Ly la bigleuse comme on l’appelle. Elle me demande de lui restituer le poster qu’elle m’avait offert. Je l’ai envoyé paître » Je finis par reconstituer l’histoire. Il y a 14 ans, Mauricette Blin, la mère de Lydia, connût une aventure passionnée mais brève avec un jeune navigateur hollandais. Elle ne se souvient que de son prénom « Pitt ». La veille de son départ pour un tour du monde, il lui offrit un poster dédicacé de son bateau. Lydia voulut connaître son père biologique mais finit par faire le deuil de cette recherche et offrit le poster à Kathy. De manière incompréhensible, notre croisière avait fait renaître un espoir et elle voulut se réapproprier symboliquement son père. Mais le rêve de Kathy s’était trop investi dans cette image pour la rétrocéder. Louise quant à elle, était abattue. Après dîner elle nous convia dans le salon. « La boite où je travaille, Karak, va mal. A plusieurs reprises déjà, en comité de direction on avait tiré la sonnette d’alarme. Puis ce week-end la décision est tombée : restructuration avec licenciements collectifs. On va virer la moitié du personnel. En qualité de DRH je suis en première ligne pour le sale boulot. Je vais avoir désormais des horaires très irréguliers. Joëlle voudrais-tu à partir de demain aller conduire et rechercher Kathy au lycée ? » « Je veux bien mais ma Twingo n’est pas équipée pour » 18 « Serais-tu d’accord pour la faire équiper, à moins que Kathy accepte de se déplacer dans le fauteuil pliable » « Je préfère dit Kathy. Je serai assise à côté de Joëlle et nous pourrons discuter » Le mardi matin j’emmenai Kathy au lycée. Sur le parking je lui demandai de me présenter la mère de Lydia. Elle me la montra de loin, à contrecœur. Je l’abordai, me présentai « Nos deux amies ont actuellement un différend à propos d’un poster. J’ai peut-être une piste de solution. Si nous allions prendre un café ensemble ? » Nous nous installâmes au Verlaine, un café proche du lycée. « Avec Kathy ce week-end nous avons fait une croisière à bord d’un Gilly 33, le même type de bateau que celui du père de Lydia » « Je suis au courant » « Voici ce que je propose. Le week-end prochain, j’emmène le poster à La Rochelle. Mes amies sur place seront plus à même d’entreprendre des recherches. Si vous voulez, venez avec Lydia faire leur connaissance » Madame Blin resta méfiante « Ca me coûtera combien ? Je me suis déjà fait arnaquer » « Je pense avoir une réponse demain. Je ne leur en ai pas encore parlé. Je ne suis pas sûre qu’elles acceptent » Aussitôt rentrée, j’appelai Fiona. Elle était d’accord pour une sortie éventuelle avec les deux filles. Pour la recherche du père de Lydia, elle était pessimiste. Les chantiers Gilly n’existaient plus la marque avait été rachetée par les chantiers Duloup. Avaient-ils conservé les archives ? Fiona demanderait 1000 € si elle retrouvait la trace de ce Pitt, sinon rien en cas d’échec des recherches. Elle était prête à conserver le poster par devers elle tant que le conflit entre les filles durait. Restait à régler le problème du professeur de piano lubrique. Sa prochaine leçon était prévue pour le lendemain, mardi. Kathy n’avait plus envie de continuer avec lui, mais je voulais que l’argent rentre. C’eut été préjudiciable pour son estime de soi d’avoir pendant plus d’un an subi ses attouchements vicieux pour rien. J’avais aperçu dans les affaires de Louise un dictaphone de poche dont elle ne se servait pas. Je mis au point un petit scenario et passai la soirée avec Kathy à la faire répéter. Transcription de l’enregistrement « Bonjour monsieur Petit » « Bonjour ma petite Kathy. Je vais t’aider à t’extraire du fauteuil et à t’installer devant le piano, t’enlever ton anorak, ton pull et ton tee-shirt comme d’habitude. « Vous me trompez monsieur Petit » 19 « Mais non, tu sais que ces petites pisseuses ne comptent pas pour moi, tu es la seule élue de mon cœur, mon unique grand amour » « Je ne parle pas de sexe, monsieur Petit, mais d’argent. Nous nous étions mis d’accord. Je faisais payer à ma mère vos leçons 5 € au-dessus du tarif et vous deviez placer cet argent sur une assurance-vie. En contrepartie j’acceptais de livrer mon corps à tous vos fantasmes. Et maintenant la Compagnie d’assurances me réclame 520 €, quatre trimestres d’impayés avec les indemnités de retard. Alors je veux mon chèque et je le posterai moi-même » « Kathy je n’ai pas mon chéquier sur moi, je l’apporterai la prochaine fois. Maintenant si tu veux nous pouvons commencer la leçon comme d’habitude » « Je n’ai pas envie de travailler aujourd’hui, ni de me laisser tripoter. Je m’en vais ». « Va donc petite chieuse, vas trouver un homme qui accepte de trifouiller dans ta bambinette merdeuse ; Tu veux quitter le seul homme qui t’aime. Avec tes jambes froides tu ne trouveras personne pour t’aimer comme moi » Nous écoutions la cassette dans la voiture. Le matin j’avais fixé le dictaphone dans le cartable de Kathy, prêt à enregistrer. La qualité du son était médiocre mais on entendait assez distinctement. « C’est un vrai salaud n’est-ce pas ? » « Le mot est faible » « Tu crois ce qu’il dit, que je ne trouverai pas de mari ? » « Kathy ta mère est vice-présidente d’une association de femmes handicapées ; elle pourra te présenter tout un lot de femmes paralysées et qui sont des épouses et des mères de famille comblées. Tu n’as pas de souci à te faire, rien qu’à attendre tranquillement ton heure, laquelle viendra, je t’en donne ma parole. Tu es une fille réfléchie et responsable et beaucoup d’hommes placent ces qualités au-dessus de tout le reste. Quant à ton professeur pervers, il mérite la mort et cela je m’en charge. Jeudi soir je viendrai chercher ton chèque avec toi » Le soir même je relatai l’histoire à Louise à ma façon. « Kathy se savait fragile, elle avait peur qu’après ton coma un accident cérébral ne soit pas exclu. Elle craignait de se retrouver sans ressources. De plus elle avait deviné que tu fais un métier à risques, que la vengeance d’un salarié mécontent n’était pas exclue ; Mais elle ne voulait pas t’inquiéter, c’est pourquoi elle a fait cela en cachette. Puis à 13 ans elle ne se rendait pas bien compte dans quoi elle s’engageait. En tout cas, dès que j’ai su, j’ai mis le holà » 20 Je ne parlais pas du dictaphone. Louise était effondrée mais elle était d’accord pour que j’aille toucher le chèque. Le jeudi après-midi j’accompagnais Kathy à sa leçon de piano. Je l’attendais à la sortie du lycée. Mr Petit dispensait ses leçons particulières dans son appartement. Il logeait dans un grand immeuble, en face du lycée, à une centaine de mètres. L’entrée de l’immeuble disposait d’un accès pour handicapés. Nous prime l’ascenseur pour le second étage. Mr Petit, non prévenu, nous reçut, nu sous son kimono en soie. « Bonjour Monsieur Petit, je viens chercher notre chèque » « Excusez-moi je suis un homme distrait et très occupé, c’est encore mon épouse qui a emporté notre chéquier» Je pris le dictaphone entre le pouce et l’index de la main gauche et l’agitais sous son nez : « Monsieur Petit, il y a deux solutions : je sors d’ici avec mon chèque ou bien vous sortez chômeur à vie » Tout en continuant à agiter le dictaphone, j’approchais mon visage du sien à le toucher, et avec ma main droite je serrais sa fesse : « Vous savez ce qu’on fait aux pointeurs en prison, sous la douche ? » Petit tremblait comme une feuille. Nous sortîmes avec le chèque. Le vendredi soir Louise partait rejoindre André à l’hôtel à Nantes. Pourquoi n’avait-t-elle pas prévu cette rencontre à la maison, me demandant de m’associer à eux? - Besoin de changer d’air ? - Jalousie : André s’était-il trop intéressé à moi ? - Etais-je une monnaie d’échange pour qu’il s’intéresse d’avantage à elle ? - Ou encore faisait-elle passer l’intérêt de Kathy avant le sien propre ? En tout cas ma stratégie du grand jeu avait porté ses fruits. Le samedi en fin de matinée nous partîmes à La Rochelle à deux voitures, Mme Blin avec Lydia dans sa Xantia, Kathy et moi dans la Twingo. Louise m’avait prêté sa carte bancaire pour faire le plein. Fiona nous reçut dans son bureau où plus précisément dans la pièce qui lui servait de salle de classe pour la préparation des permis mer. Elle nous fit s’asseoir, et demanda tout de go à Mme Blin de lui tracer un portrait-robot de Pitt : une taille de 1,80m, un corps athlétique, des cheveux et un collier de barbe blonds bouclés, des yeux bleu-verts, une ancre de marine tatouée sur son avant-bras droit : J’avais tendu le poster à Lucy. Elle l’examina avec attention, me poussa du coude, pointa son doigt sur un point de la coque. Des 21 bastaques reliaient le capelage d’étai à l’arrière du bateau, la bôme était d’une longueur inhabituelle ; ce type de gréement est inaccoutumé sur un Gilly33. Cette spécificité du gréement ne m’avait pas frappé jusque-là, la photo présentant le bateau de face l’arrière légèrement déporté vers bâbord. Il s’agissait certainement d’un modèle personnalisé dont on pouvait par conséquent retrouver la trace plus facilement. Kathy et Lydia persistant à se disputer pour la possession du poster, je proposai de le confier à Fiona pour le temps que durerait la recherche. Mme Blin trancha en ce sens. Fiona proposa de partir vers le bateau; Mme Blin se sentait désormais en confiance elle décida de laisser sa fille naviguer et repartit chez elle, me demandant de ramener sa fille le lendemain soir. Maelle ne se sentit pas très bien, je décidai de rester avec elle, m’occuper uniquement d’elle pendant un jour et une nuit ; un bonheur que je n’avais pas connu depuis plus d’un an. Le dimanche soir, les filles rentrèrent éreintées de leur équipée. Elles avaient passé la nuit au mouillage devant la Flotte mais au cours de la nuit le vent avait forci, monté à force 5. Fiona avait jugé préférable de croiser dans le Pertuis apprenant aux filles à manœuvrer en faisant des ronds dans l’eau. Lydia qui n’avait jamais fait de voile avait adoré. Sans doute tenait-elle à prouver qu’elle avait de qui tenir. Les risées avaient embué ses lunettes, elle passait du temps à les essuyer. C’étaient des lunettes à grosse monture et à verres fumés destinés à masquer une coquetterie de son œil gauche. Lucy me glissa un petit billet : elle voulut consulter le dossier médical et surtout les radios de Kathy. Elle lui avait fait une séance de massage shiatsu et me reprochait d’avoir oublié de le faire. Elle était persuadée qu’en persévérant, Kathy aurait quelques chances de pouvoir remarcher. Le lundi matin j’allai conduire Kathy au lycée. Une foule s’agitait devant les grilles fermées. La nouvelle circula vite. Le professeur Petit s’était pendu dans la salle de musique. Kathy me lança un regard mouillé d’admiration : « Bravo, t’es fortiche » A vrai dire je m’attendais à ce suicide. Petit savait que je ne pouvais faire autrement que de le dénoncer. Et je savais qu’il préférerait la mort au sort qui l’attendait en prison. Ainsi son histoire finirait avec lui sans déshonneur. Le lendemain nous apprenions par la presse qu’il avait laissé un mot énigmatique Pardon et adieu, mon impossible amour La presse fit l’éloge d’un professeur romantique passionné par son art. On se perdait en conjectures pour mettre un nom sur cet amour impossible. Kathy culpabilisait : il lui avait déclaré que c’était elle son grand amour. Je la laissais à son chagrin. C’était trop tôt pour lui faire admettre qu’il avait probablement joué la 22 même scène avec d’autres élèves, les pisseuses, afin de mieux profiter d’elles. Jeudi matin, à mon retour du lycée, un message m’attendait sur le répondeur téléphonique Bonjour Joëlle, c’est Fiona. Nous avons retrouvé le Pitt que cherchent les Blin. Mardi je suis allé voir Hubert Nisseur, directeur commercial des chantiers Duloup, un ami. Tu te rappelles que Duloup a racheté Gilly. Heureusement ils ont conservé les archives. Dernièrement un étudiant en informatique, pour son mémoire, a informatisé ces archives. Pour Hubert c’était l’occasion d’examiner le bon fonctionnement du système. Il a sorti tous les Gilly33 vendus entre 1985 et 1999. Nous avons trouvé un Pitt Stuivers en 1995. Il avait en plus demandé quelques aménagements. Je montrais le poster à Hubert, avec les bastaques et la bôme surdimensionnée. IL s’enthousiasma, cela lui disait quelque chose. Il m’emmena dans la bibliothèque et finit par sortir deux livres écrits en néerlandais, l’un relatant un tour du monde, l’autre une remontée en voilier du fleuve Amazone. Pitt Stuivers avait adressé ses deux livres au chantier Gilly, en hommage d’auteur. Les livres comportent de nombreuses photos. J’en ai scanné quelques unes que je t’envoie par mail. Tu les remettras à Mme Blin. Hubert aimerait aussi qu’elle lui adresse un résumé de ses amours avec Pitt. Il cogite probablement un coup médiatique. Tu peux tirer un coup de chapeau à notre savoir-faire éclair. Bisous Fiona. Vendredi matin je conviai Mme Blin au Verlaine. Le long de la grille du lycée la pluie avait défraichi les bouquets et messages déposés pour honorer la disparition du professeur Petit. J’attendais qu’elle fût bien assise pour sortir une enveloppe de mon sac et de lui présenter les photos. J’ai cru qu’elle frôlait une attaque. Elle embrassa les photos, les inonda de ses larmes, tint à haute voix des propos incohérents. Les rares clients du bistro se retournèrent, le garçon s’approcha « Peut-on vous aider, madame ? » Au bout de quelques minutes elle s’était calmée, s’excusa publiquement et demanda à régler les cafés. « C’était trop brutal, jamais je n’aurai cru qu’elles y arriveraient si vite ». Je lui proposai d’emmener Lydia le lendemain samedi naviguer à La Rochelle. Pendant ce temps, elle pourrait rédiger son histoire et l’envoyer par mail à Fiona. Le weekend end se passa comme le précédant : les filles naviguaient pendant que j’eus Maelle, mon petit bonheur pour moi seule. Pitt et Mauricette, une histoire d’amour 23 Le 9 juillet 1995 mon amie Fernande et moi amarrions le Roxi III au ponton visiteurs du Vieux Port de la Rochelle. Nous venions d’obtenir notre maîtrise de chimie et le père de Fernande nous avait prêté son voilier pour fêter l’événement et décompresser. A coté de nous était amarré un Gilly de 10m portant pavillon hollandais. A bord s’activait un grand jeune homme, allure athlétique, chevelure et collier de barbe blonds bouclés. Il répondit en anglais à notre salut et la conversation s’engagea. Fernande parlait mal l’anglais et nous laissa. Je m’étais tout de suite senti attirée par lui. Il me proposa d’aller faire un tour en mer pour essayer son bateau. Ce petit tour nous mena tout droit jusqu’à l’ile d’Hoëdic. Nous naviguions au portant, Pitt, c’est son nom, était fier de son bateau. Il avait transformé ce solide croiseur familial en bête de course au large, surdimensionnée sa grand-voile et sa bôme, modifié le foc, supprimé le pataras pour le remplacer par des bastaques, modifié quille et lest, installé un petit désalinisateur d’eau de mer, et revu tout l’équilibre interne des installations. Pitt jeta l’ancre dans la baie et nous partîmes à la rame dans son canot pneumatique jusqu’à la plage pour faire le tour de l’île à pied. C’était le coup de foudre, j’étais tombé amoureuse aussitôt. Le soir, lovés dans le cockpit nous admirions le feu d’artifice du 14 juillet. Plus tard je compris que c’était à ce moment que nous avions conçu notre enfant. De retour à La Rochelle, Fernande ne m’avait pas attendue, elle était partie avec mes affaires (Il est vrai que le temps de stationnement au ponton Visiteurs est limité en saison). Je restai encore une semaine avec Pitt, il avait trouvé une place au port des Minimes. Il préparait un tour du monde en solitaire. Il m’offrit une photo de son bateau agrandie en poster ainsi que sa carte de visite. Nos adieux furent déchirants. Lorsque je voulus prendre le bus pour rentrer chez moi, je m’aperçus qu’on m’avait volé mon portefeuille. Il contenait la carte de Pitt, avec son nom de famille et son adresse. Je n’avais plus de moyen de le contacter. Je rentrais chez mes parents en auto-stop. Neuf mois plus tard, le 11 avril 1996 naquit Lydia. Je lui avais donné le prénom de la grand-mère de Pitt qui l’avait élevée après la mort accidentelle de ses parents. Il n’y a pas eu d’autre homme dans ma vie. Je me suis consacrée à ma carrière et suis actuellement chef de laboratoire. J’ai élevé Lydia seule. Elle me pressait de connaître son père biologique. J’avais engagé un détective, consulté voyants et médiums, en vain. J’espère avoir enfin trouvé une piste sérieuse et Lydia rayonne de bonheur. Je me souviendrai de ce mercredi qui déclencha la tempête médiatique. Louise rentra, excédée et abattue 24 Madame Manon Petit, veuve éplorée du professeur de musique, était employée aux Ets Karak dont Louise Lemaitre était la DRH. Elle faisait partie de la liste des licenciés économiques. Elle avait reçu un appel de sa banque lui signalant un découvert. En vérifiant ses comptes elle fut surprise par un versement de 520 € à l’ordre d’une Cie d’assurances suisse pour le compte de Mme Louise Lemaitre. Dans son esprit il n’y eut pas de doute : feu son mari avait tenté d’acheter son maintien dans l’entreprise en corrompant la DRH. L’impossible amour dont parlait son testament signifiait qu’il ne pouvait proposer davantage, mais que pour la cupide DRH ce n’était pas assez : Mme Petit n’était pas réintégrée. La rumeur flamba telle une trainée de poudre: on pouvait acheter le maintien dans l’Entreprise, il suffisait de régler une somme convenue à la DRH. Les syndicats firent monter la pression et alertèrent la presse. Mme Petit avait porté plainte. Je tentai de réconforter Louise, Kathy était abasourdie. Lorsqu’elle fut à peu près calmée je lui annonçai : « Kathy t’a préparé une arme secrète. Avec ça tu vas les pulvériser » Je sortis le dictaphone et lui fis écouter la cassette. Ce fut le choc de trop. Louise était anéantie, incapable de réagir. « Louise, je vais appeler ton avocat, il faut nous préparer à la bataille. Ca urge » Je convainquis Me Sieriex de venir nous rejoindre. Il écouta la cassette, réfléchit, puis s’adressa à Louise «Vous serez probablement convoquée par votre Directeur. Faites lui écouter cette cassette. Faites en des doubles. J’ai bien compris, Kathy n’est pas seule dans son cas. Je porte plainte dès demain matin pour attouchements sur mineures et demanderai au procureur de lancer une enquête. Et dès ce soir je refile le tuyau à un ami journaliste ». Je couchai Kathy puis revins pour aider à préparer un plan de bataille jusqu’à une heure du matin. J’avais retrouvé ma fougue d’étudiante en droit et je m’éclatais. Me Sieriex apprécia ma collaboration : « Vous feriez une excellente assistante » « Je n’en doute pas. Et je serais salariée » « Parce que.. ? Louise, il faut arranger ça tout de suite. Cela pourrait se retourner contre vous et devenir une arme redoutable aux mains de vos adversaires » Je finis la nuit dans le lit de Louise. Elle avait besoin de réconfort et le sexe est encore le meilleur antistress. Un contrat de travail à durée indéterminée mérite bien de faire un petit plaisir. Au matin le pyjama et les draps de Kathy étaient souillés. Voulait-elle m’enmerder ? Jalousie, vengeance, chantage, ou 25 sentiment d’abandon ? Elle était encore fragile et je devais en tenir compte Dès le vendredi matin des officiers de police femme spécialisées vinrent interroger toutes les élèves qui suivaient des leçons particulières avec le professeur Petit. La situation était explosive et on racontait que le préfet avait mis la pression pour que les choses se passent vite. Kathy fut interrogée la première. Je l’accompagnais, Louise étant convoquée à la même heure chez son Directeur Général. J’avais eu peu de temps pour la briefer. Les policières avaient écouté la cassette. Kathy détailla avec franchise et précision la façon de procéder du professeur Petit : sa nudité sous son kimono de soie, sa façon de la déshabiller, de pénétrer sa couche-culotte surtout quand elle était souillée (et elle s’arrangeait pour qu’elle le soit, la plupart du temps). Elle décrivit l’arrangement qu’ils avaient passé, comment elle avait embobiné sa mère pour payer 5€ au-dessus du tarif, somme que Mr Petit devait verser à la Cie d’assurances. Enfin pour ses motivations (c’est sur ce point que je l’avais particulièrement briefée) elle avoua sa peur de voir sa mère décéder brutalement des suites d’une séquelle de son accident, mais aussi son désir de la voir mourir parce qu’elle la soupçonnait d’avoir programmé leur suicide familial collectif. Mais ajouta-t-elle, « maintenant je n’y crois plus, j’ai pu lire le compte-rendu de la gendarmerie concluant à l’accident et je suis désormais convaincu qu’ils ont bien fait leur travail ». Je scrutais les visages des deux policières qui l’interrogeaient : elles avaient l’air convaincues de sa sincérité. Sur l’ordinateur de Mr Petit la police trouva des centaines de photos de fillettes dévêtues : il était membre d’un réseau pédophile. Le soir Louise nous raconta son entretien avec le DG ; Elle l’avait affrontée, gonflée à bloc, lui avait fait écouter la cassette. Elle avait en main l’édition du matin d’un quotidien régional dont la Une stigmatisait Petit Professeur Pédophile. (Grace à ses relations, Me Sieriex avait réussi à faire passer le scoop en avant première, coupant l’herbe sous le pied de la presse d’opposition). Le DG, tempérament combatif, avait apprécié. Il finit par assurer Louise de sa confiance et de son soutien Les cadres de l’Entreprise étaient partagés. Certains pensaient que sa démission calmerait le jeu. Le directeur du marketing, Armel Bossart, lui apporta un soutien inconditionnel. « Si nous, les cades, dans la situation difficile où nous sommes, n’arrivons pas à retourner une opinion en notre faveur, nous n’aurons plus qu’à aller pointer à l’ANPE » 26 Le samedi matin Louise avait une réunion avec le Comité d’Entreprise. Quant à moi, j’attendais le retour de Kathy du Centre de Réadaptation pour partir sur La Rochelle. Une surprise nous attendait. Sur le quai, Mme Blin, endimanchée, nous accueillit et nous invita au restaurant toutes les cinq. Le matin même, elle avait été reçue par Mr Duloup, PDG des chantiers du même nom. Il l’avait assuré avoir été ému par son histoire. Pitt Stuivers était ancien client du chantier et un grand navigateur. Mr Duloup offrit à Lydia les deux ouvrages écrits par son père en néerlandais lesquels relataient son tour du monde et sa remontée du fleuve Amazone. Il s’engageait à faire rechercher le père de Lydia. Pour l’instant les recherches sur internet n’avaient rien apporté. Pitt Stuivers ne résidait ni aux Pays-Bas, ni en France, ni encore en Polynésie Française. Mais Duloup avait chargé un ami grand reporter, André Borda, de poursuivre les recherches. En contrepartie il demandait l’exclusivité de la publication de leur histoire. Finalement, ajouta Mme Blin tout le monde est gagnant : Lydia va retrouver son père et faire un beau voyage, Duloup gagnera une image commerciale favorable et qui lui coutera moins cher qu’une campagne de publicité classique. Dans l’enthousiasme elle nous proposa de l’appeler désormais par son prénom : Mauricette. Le week-end se passa comme les précédents : Mauricette rentra, les filles naviguèrent pour la première fois par gros temps, et moi je retrouvais mon petit bonheur, Maelle, pour une journée et une nuit entières. Le dimanche soir nous retrouvions Louise apaisée, les yeux bordés de reconnaissance. Aussitôt Kathy couchée, je m’enquis « Alors, tu l’as fait ? » Elle avait passé la nuit avec Armel, l’homme du marketing. Il était en plein divorce et secrètement amoureux d’elle depuis un certain temps. Tout laissait présager une liaison durable. André de son coté s’était décommandé au dernier moment « J’ai beaucoup d’affection pour toi Louise, mais m’afficher avec toi en ce moment serait suicidaire pour mon image de promoteur des ventes » Louise me remit mon contrat de travail (un CDI) et m’invita à trinquer avec une coupe de champagne. Je ne tardai pas à rejoindre Kathy, trop fragile encore. Durant le week-end toutes les élèves prenant des cours particuliers avaient été interrogées Résultats consternant : presque toutes avaient avoué des frôlements, des pelotages. Quatre d’entre elles reconnurent des 27 attouchements aux parties génitales, une élève déclarait avoir été déflorée avec son doigt. Il y eut des fuites vers la presse à scandale, des paparazzis accoururent depuis Paris. En conduisant Kathy au lycée le lundi matin, nous fumes assaillis, harcelés par une meute de journalistes. J’eus du mal à les repousser, ils insistaient tant qu’à la fin Kathy s’effondra. Nous dûmes rentrer, le lycée était fermé. Le soir je demandai à Louise la permission d’emmener Kathy à La Rochelle, pour la mettre à l’abri. A 2H du matin, Louise sortit, et monta dans sa voiture faire un tour. Aussitôt deux voitures de paparazzis, en embuscade devant la maison la suivirent. Je m’assurais que la voie était libre et emmenai Kathy à La Rochelle. Fiona nous avait préparé un couchage de fortune. Nous suivions de loin la bataille autour de Louise. Mme Petit, harcelée, piégée, non préparée à ce type de situation, se confondait en déclarations et imprécations contradictoires. L’action de sape des hommes de Louise, en particulier celle d’Armel Bossart, avait fait en une semaine, passer l’image de passionaria de la lutte ouvrière à celle de complice d’un pédophile pervers. Toute l’action des grévistes de Karak, qui s’étaient engouffrés dans la brèche ouverte par Manon Petit en fut décrédibilisée. L’effervescence était retombée autour des licenciements de Karak, les pneus brûlants sur les routes d’accès à l’Entreprise avaient fini par s’éteindre. Désormais le licenciement économique allait pouvoir se passer sans accros notables. Les gros titres des médias portaient sur le professeur prédateur. Des associations de parents d’élèves exigèrent la démission du proviseur de Saint Ambroise. La direction du lycée avait fait savoir à Mme Lemaitre que désormais le maintien de sa fille au lycée était préoccupante. L’argument officiel était que des enfants dont les parents avaient été licenciés fréquentaient le lycée. On craignait que Kathy ne fut l’objet de violences au moins verbales et le lycée n’était pas équipé pour assurer sa sécurité en pareil cas. Mais officieusement on considérait que Kathy était celle par qui le scandale était arrivé et que sa dénonciation avait sans doute durablement terni l’image du lycée. Quelques paparazzi hantaient encore les lieux, surtout à la recherche de Kathy, dite l’Arlésienne, celle autour de laquelle tout tournait et qu’on ne voyait jamais. La scolarité de Kathy était en péril. A La Rochelle Il fallait trouver un lycée proche, capable d’accueillir une élève handicapée, à la réputation sulfureuse, et capable d’assurer son évolution en toute sécurité. Lousse estima que cela prendrait du temps et 28 avait demandé à Fiona si elle pouvait continuer à héberger sa fille pendant quelque temps encore. Cet hébergement provisoire risquait de durer des semaines, voire des mois La maison de Fiona était située dans la rue commerçante du bourg. Elle appartenait à ses parents qui étaient poissonniers. Alors qu’ils étaient encore en activité la mère de Fiona contracta une polyarthrite rhumatoïde l’empêchant de continuer à exercer son métier. Son père trouva un emploi de poissonnier dans un supermarché de La Rochelle. Ils habitaient désormais un petit studio dont Fiona paya le loyer. Ils avaient cédé leur magasin à leur fille unique. Une grande vitrine ouvrait l’ancien local commercial sur la rue. Fiona l’avait transformé en salle de classe pour ses cours de préparation aux permis mer. Derrière ce local une grande cuisine à l’ancienne servait de salle commune et de salon. A l’étage deux chambres. Au rez de chaussée l’ancienne chambre froide avait servi de débarras. C’est cette pièce qui avait été aménagée comme chambre, Kathy ne pouvant monter les escaliers. C’était une pièce aveugle. Les murs carrelés blancs étaient désormais égayes par quelques affiches de manifestations nautiques, scotchées ça et là. Kathy s’était réapproprié le poster du Gilly33 et je l’avais accroché face au lit. Ce lit, au style désuet des années cinquante, Fiona l’avait acquis dans une brocante. En l’absence de fenêtre, nous dormions la porte entr’ouverte. Maelle avait délaissé son lit d’enfant pour vernir dormir avec nous. En attendant que Kathy trouve une place dans un lycée, j’allais me charger de son enseignement. La salle de classe de Fiona s’y prêtait bien, il y avait peu d’élèves en basse saison; Kathy se montra élève douée et docile. Par curiosité un soir nous assistâmes à un cours de préparation du permis mer hauturier. Kathy fut emballée. Elle suivit avec application tout le programme, comme les autres apprentiskippers. Très vite elle sut manier règle Cras et annuaire des marées, calculer les dérives générées par les courants en fonction des heures de la marée ou encore de la direction et de la force du vent. Mais ce qui la passionna le plus fut la navigation astronomique. Fiona avait deux élèves pour ce cours qui, depuis l’utilisation du GPS n’intéressait plus grand monde. Kathy s’enthousiasma pour le maniement du sextant, la consultation d’éphémérides, l’identification d’étoiles, l’usage du chronomètre, l’application de formules mathématiques et trigonométriques. Bien que les notions mises en œuvre fussent au-dessus de son programme scolaire, Kathy les assimila sans difficulté. Par ciel clair au crépuscule elle nous pressait, Lucy et moi de l’emmener vers divers points de la cote d’où l’on pouvait voir l’horizon. Elle nous demanda alors de l’installer dans son fauteuil. Lucy l’aidait à 29 identifier les étoiles. Puis elle effectuait ses calculs de position, je vérifiais ses résultats à l’aide du GPS. Clouée dans son fauteuil, Kathy naviguait dans les étoiles, non pas en rêve mais en toute rigueur scientifique. Pour l’hivernage, le Bihan avait été mis au sec sur le terre-plein. Certains après-midi nous partions tenir compagnie à Lucy qui remettait le voilier en était, débarrassait au karcher la coque des algues et autres impuretés qui s’y étaient collé, l’enduisit de peinture anti-fouling, dessala le moteur in-bord, vérifia le gréement dormant et entreprit toutes les petites réparations nécessaires. Kathy apprit à lire sur ses lèvres les explications qu’elle nous apportait. Progressivement, je compris l’affection et la complicité qui nous unissait. L’ambition profonde de Kathy, comme la mienne, était de nous en sortir par le savoir, l’étude. Elle était surdouée et ses résultats moyens en classe s’expliquaient par un manque de motivation ; elle musardait tel le lièvre de la fable. Nous étions au lit, Maelle à ma droite, Kathy à ma gauche, sa jambe inerte longeant la mienne. « Kathy, nous avons l’une et l’autre à résoudre, sous des formes différentes le même problème vital. Ma mère avait programmé ma mort morale en vendant mon corps adolescent à des hommes pervers et lubriques. J’ai eu à me reconstruire en m’accrochant aux études et à la loi morale inscrite en moi de toute éternité .Elle a eu sa punition. Elle est actuellement internée dans une institution, abandonnée de tous, en phase terminale du SIDA Ta mère avait programmé ta mort physique en t’entrainant dans son suicide collectif. Elle aura sa punition elle aussi. Tu as connu une révolte féroce, payant ton désir de vengeance avec ton corps. Tu es train de te reconstruire en cherchant ta route au firmament éternel. Toutes deux nous avons ce sens de l’éternel. Nous cherchons à nous en tirer par le savoir, l’étude, la volonté de comprendre. La loi morale en nous, le sens de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, guide notre route à travers les étoiles » Kathy se tourna vers moi pour m’enlacer. J’ai senti une secousse dans sa jambe gauche. Jalousie de demi-sommeil ? Maelle grimpa sur moi et tenta de téter mon sein comme lorsqu’elle était bébé. C’est ainsi que nous nous endormîmes. Au matin je fis part de mon impression à Lucy. Son massage dura plus longtemps que d’habitude. Elle alla dans la réserve chercher un déambulateur ; travaillant avec des enfants handicapés elle disposait d’un matériel adéquat. Elle y porta Kathy, lui demanda par gestes de rester debout puis d’avancer sa jambe gauche. La jambe réagit par une petite secousse. Kathy voulut remarcher et frit petit à petit d’imperceptibles progrès au déambulateur. 30 En fin de semaine j’appelai Louise C’est Armel qui me répondit. Je le mis au courant des progrès de Kathy, de son intérêt pour la navigation astronomique. Il fut très intéressé, me posa nombre de questions. Il finit par me passer Louise. La tempête commençait à se calmer du coté de Karak. Elle promit de venir nous voir le weekend end suivant. Je compris que d’ici là elle souhaitait après des journées mouvementées, couler des nuits heureuses avec Armel et se retrouver seuls dans leur cocon. La bonne nouvelle tomba à la fin de la semaine. Henri Borda avait retrouvé la trace de Pitt Stuivers ; actuellement Il dirige une petite entreprise de pêche en Afrique du Sud, à Port St John’s sur la cote sauvage. Il emmène des touristes voir les baleines et pêcher au gros. Il vivait en concubinage avec une femme divorcée, mère de deux enfants d’un précédant mariage. Elle était descendante de Boers, émigrés au XIXe siècle et originaires de la même petite ville que PItt. L’entreprise où il travaille appartient au grand-père de sa compagne. Pitt se souvenait bien de Mauricette et se demandait pourquoi elle avait rompu sans explication. Il fut surpris mais parut heureux d’être le père d’une grande jeune fille. Il était d’accord pour qu’elle vienne le rejoindre aux vacances de Pâques. Cela laissait près de quatre mois à Lydia pour perfectionner son anglais. Durant toute la semaine avant Noël les rafales de vent balayaient la ville faisant voltiger des mousses blanchâtres sur le remblai et les quais Des paquets de mer se ruaient à l’assaut des digues, se brisaient montant jusqu’au ciel. Dans le crépuscule, les guirlandes lumineuses tendues au-dessus des rues tanguaient. Les vitrines de la rue commerçante rutilaient de lumignons multicolores, se miraient sur les chaussées mouillées. Nos cœurs aussi rutilaient. C’était une semaine faste. Ce weekend Louise nous rendit visite, accompagnée d’Armel : cela faisait plus d’un mois que Kathy et elle ne s’était pas vues. Du temps de sa splendeur, Karak distribuait en cadeau d’Entreprise des calculatrices scientifiques à ses clients VIP. Il en restait quelques-unes ; Armel en offrit une à chacune de nous quatre « Pour votre navigation astronomique » Armel avait son brevet de pilote d’aviation légère et se servait régulièrement d’un sextant. Il avait incité Louise à offrir à Kathy la montre chrono suisse qui avait appartenu à son père. Kathy la reçut les larmes aux yeux, pour la première fois je sentis l’espace d’un instant fondre la glace entre elle et sa mère. En cadeau de Noël, Louise avait commandé un télescope à commande électronique, que le fournisseur devait livrer directement. 31 En voyant le réduit où nous campions, Louise fut atterrée « C’est une solution provisoire. Il faudra vous trouver un studio en ville » Armel nous invita toutes les six au restaurant. Il offrit le champagne pour fêter le permis mer de Kathy : « Sans doute le premier décroché par une handicapée motrice » Maelle se sentit toute fière et sage. Fiona avait attendu le dessert pour annoncer la nouvelle : Elle avait contacté Yves Fourniet, proviseur du lycée Kersauson, et président de l’association Voile Jeunes. Fourniet avait créé, avec Fiona, et le directeur d’un institut d’éducation spécialisé, une section locale Handivoile. Il nous reçut avec Kathy, flanqué de son conseiller pédagogique et du professeur principal. Kathy joua l’élève douée (à la limite surdouée), bien dans sa peau. Les examinateurs étaient sous le charme. Le niveau de Kathy fut jugé trop élevé pour une classe de Quatrième, ils décidèrent de la faire monter directement en Troisième. « Je sens que je vais me plaire ici » observa Kathy. « Eh bien, nous allons vous garder » répondit le proviseur Le lycée n’était pas équipé pour accueillir des handicapés moteurs. Le proviseur alla présenter Kathy à ses futurs condisciples, demanda leur solidarité pour passer le fauteuil à aux endroits non aménagés : trois garçons se portèrent volontaires. Kathy serait admise dès le début du deuxième trimestre. Armel sentit le froid qui régnait entre Kathy et sa mère. Il tenta une diversion, parla de Karak La société avait frôlé le dépôt de bilan, une politique de restructuration énergique devait sauver l’Entreprise mais entrainer le licenciement de près de la moitié du personnel. Le choix était cornélien ; on licenciait 50% du personnel tout de suite ou bien 100% dans six mois. En tant que DRH Louise Lemaitre avait une mission difficile et elle s’y était attelée avec détermination. Puis Armel évoqua le cas de Mme Petit. Me Sieriex et lui-même avaient fortement incité Louise à porter plainte pour complicité. Mme Petit clamait son innocence. Mais il était impensable qu’elle ne fut pas au courant de ce qui s’était passé dans son appartement pendant des années. Les associations de parents d’élèves abondèrent dans ce sens. Louise attendit qu’il eut fini de parler pour annoncer que demain lundi elle accompagnerait Kathy chez le proviseur pour régler son admission et exprima sa gratitude pour le travail effectué par Fiona et son équipe. En fin de soirée elle partit avec Armel rejoindre leur hôtel Lucy descendit le lourd rideau de fer qui séparait la vitrine de la rue. C’était la veille de Noël et désormais le grand sapin qui illuminait notre enseigne n’appartenait plus qu’à nous. C’était un 32 arbre synthétique aux guirlandes chatoyantes qui clignotaient en mesure. Y étaient suspendues de petites figurines d’hommes de mer: capitaines, marins, pêcheurs d’Islande, figurines made in Chine et qui depuis quelque temps inondaient les magasins de souvenirs. Le sapin était posé sur du papier déco bleu froissé, suggérant la houle. La crèche reposait dans une baleinière SNSM, modèle réduit construit par Greg il y 7 ans. La sono diffusait en sourdine des chants de Noël. Fiona entra avec les enfants. Ils reçurent leurs cadeaux : le télescope électronique pour Kathy, des chaussures d’hiver et un ours en peluche pour Maelle. Lucy avait cassé la tirelire pour offrir à Fiona le traceur dont elle rêvait. Lucy et moi eûmes droit chacune à une boite de chocolats. « Maman, c’est papa qui a construit ce petit bateau ? » « Oui mon cœur » « Et maintenant le bateau va chercher papa dans la mer des Pictons ? » « Oui chérie, il va chercher son âme pour l’emporter au paradis » « Alors papa est un peu avec nous ce soir ? » « Oui chérie, il demeure toujours dans nos cœurs » « Maintenant j’ai un ours et un doudou. Ils vont faire la bise à papa » C’était le 28 décembre, un vendredi soir. La pendule sonnait sept heures. Nous étions Kathy et moi dans la salle de classe de Fiona. Je profitais de la période des vacances pour lui faire assimiler le programme du premier trimestre de la classe de troisième. Kathy s’agita, son visage se couvrit de sueur ; elle réclama le déambulateur tel une bouée de sauvetage. Lucy se précipita. Installée derrière l’appareil, Kathy s’essaya à des mouvements incohérents. Elle se tenait debout et commandait à ses jambes de marcher. Elle réussit à faire de petits pas mais eut un haut le cœur. Lucy la porta aux toilettes ; affalée devant la cuvette elle n’en finissait pas de vomir. Je lui essuyai la bouche, la pris dans mes bras, l’installai sur le canapé. Elle s’apaisa, sa respiration redevint normale. Maelle s’était serré contre elle, la tête sur sa cuisse, elle dit « Il faut appeler ta maman maintenant » J’appelai Louise, elle n’était pas rentrée. Le samedi matin, je me réveillai en éternuant. Kathy était serrée contre moi, fesses et dos contre mon ventre, ses épaules écrasaient mes seins, sa chevelure chatouillait mes narines. Ce contact fusionnel n’avait rien de sensuel ; comme éthéré, c’était une âme cherchant l’abri d’une autre âme. Mon éternuement l’avait réveillée elle aussi. Elle se retourna, m’enlaça : « Tu ne vas pas me quitter toi aussi ? » 33 Je l’embrassai pour la rassurer. La silhouette de Lucy apparut dans porte, tenant Maelle par la main. Elle nous fit signe de nous lever et de la suivre. Désormais le samedi matin, après le petit déjeuner, je conduisis Kathy à son nouveau centre de réadaptation, là où étaient soignés la plupart des moussaillons de Handivoile. Kathy avait tenu à arriver en déambulateur à petits pas Le médecin-chef, alerté, nous accueillit, s’enquit de ce qui s’était produit, voulut examiner dans les moindres détails qui aurait permis d’expliquer que Kathy ait recouvré l’usage de ses jambes. Il finit par déclarer « Face à ce type de miracle, la première hypothèse est de chercher ce qui aurait pu provoquer un choc psychologique. Mais c’est probablement le long et patient travail des équipes de médecins, kiné, et psy qui finit par payer et créer les conditions d’un bond dans l’évolution psychosomatique de la personne ». Il demanda à soumettre Kathy à un examen complet. Je la laissai aux mains des spécialistes et rappelai Louise, sans succès. Sans doute avait-elle décidé d’aller passer le nouvel an avec Armel dans une auberge discrète ou aux sports d’hiver. Le lundi matin Lucy, très agitée, nous apporta le journal du matin au lit. La nouvelle faisait la Une ; Vendredi soir, vers 18H40, Mme Louise Lemaitre, DRH des Ets Karak, sortait de son bureau et se dirigea vers sa voiture sur le parking de l’Entreprise. Surgissant du parking visiteurs une voiture tous feux éteints fonça sur elle, la percuta et prit la fuite. Le SAMU, aussitôt alerté, arriva sur les lieux dix minutes plus tard ; Grièvement blessé, Mme Lemaitre fut transportée par hélicoptère médicalisé vers le CHU de Nantes. Vingt minutes plus tard, des automobilistes signalèrent une voiture en feu sur la Départementale 939 vers Surgères : En allant constater le sinistre les gendarmes croisèrent une femme errant sur la route. Le brigadier reconnut Mme Petit et la fit monter. Elle avoua aussitôt avoir percuté Mme Lemaître, pris la fuite, battu la campagne, mis le feu à sa voiture. Mise en garde à vue, son avocat commis d’office demanda une expertise psychiatrique. Je fus saisi d’une diarrhée subite, signe chez moi d’un fort trouble émotionnel. Seule aux toilettes, je fis le point La paralysie de Kathy provenait d’un blocage psychologique ; tous les examens l’attestaient. Pourquoi retrouvait-elle le sens de la marche au moment même où sa mère le perdait pour toujours ? Pouvait-on imaginer entre elles un lien télépathique d’amour-haine, un cordon ombilical mental capable de générer la vie et la mort ? 34 Comment Kathy avait-elle réussi à m’entrainer dans cet univers supra sensoriel ? Pourquoi avais-je déclaré condamner à mort le professeur Petit et sa propre mère. Vers quoi l’affection de Kathy allait-elle encore m’entrainer ? J’appelai le CHU, me faisant passer pour Kathy. Un médecin confirma que Louise se trouvait dans un état critique, que le pronostic vital était réservé. Toutefois un espoir était permis : Mme Lemaitre avait déjà survécu à un coma de 4 mois, et repris une activité normale, sans souffrir de séquelles. Il ne voulut pas m’en dire davantage par téléphone. En fin de matinée, Me Sieriex m’appela. Il connaissait personnellement un des chirurgiens qui avait opéré Louise et son pronostic était pessimiste. La moelle épinière de Louise était sectionnée, sa cage thoracique enfoncée avait entrainé une forte hémorragie interne. Le cerveau avait manqué d’oxygène. Louise serait désormais condamnée à une vie végétative. Cela allait avoir des conséquences sur l’avenir de Kathy et le mien. Il me proposa un rendez-vous à son cabinet le surlendemain, le temps de clarifier notre affaire. Je mis Kathy au courant, puis lui proposai de partir à la maison. .J’avais besoin d’argent frais et elle de renouveler sa garde-robe et de prendre quelques fournitures scolaires et autres objets. Lucy lui avait offert une canne et elle s’entrainait à marcher en s’appuyant sur mon épaule. Nous arrivâmes en fin d’après-midi ; Kathy voulut que nous prenions aussitôt une douche ensemble « Pour la première fois sans me servir du trapèze » Nous nous savonnions mutuellement en riant aux éclats. Elle me proposa ensuite d’essayer des chaussures, des robes et autres vêlements de sa mère. « De toute façon elle ne les mettra plus désormais » Je fis main basse sur l’argent liquide, son ordinateur portable, quelques livres de droit et divers autres objets qui me semblaient utiles. Nous dinâmes d’une boite de conserve et passâmes un moment à bavarder de choses et d’autres. Kathy était pressée d’aller nous coucher « Cette nuit nous dormirons dans le grand lit, j’aurai des choses à te dire » Dans le lit elle se serra contre moi : « Joëlle Picton, tu as tenu ta promesse, tu nous a vengés mon père et moi. Le Petit prof est mort, et ma mère c’est tout comme. Désormais, c’est à toi que j’appartiens » Il y avait dans sa voix un désarroi caché. Je me dégageai de ses bras, m’assis sur le bord du lit, lui pris la main. « Kathy désormais tu commences à t’appartenir à toi-même. Il n’y a pas si longtemps tu es devenue femme, tu as eu tes premières règles, tes seins commencent à pousser, tes aisselles 35 et ton pubis se couvrent d’un léger duvet. Désormais tu vas te préparer à ta vie de femme. Je t’accompagnerai encore pendant un bout de chemin, t’apprendrai à voler de tes propres ailes » « Tu commences à parler comme ma mère. Je te déteste. Embrasse-moi Joëlle Picton » La Pictonne était mon sobriquet ; Kathy l’avait masculinisé. Lapsus inconscient ou invitation cachée ? Kathy avait besoin de s’appuyer désormais sur une figure masculine, un substitut d’autorité paternelle. « Kathy, depuis la mort de ton père, la haine que tu vouais à ta mère était le seul sens que tu donnais à ta vie. Cela t’a permis de survivre, mais maintenant la page est tournée, ta vie à venir est une page blanche. Tu n’as plus tes repères. Tu vas recommencer à marcher et à courir comme avant, entrer dans un nouveau lycée, sauter une classe, faire de nouvelles connaissances, Je comprends que cela t’angoisses, tu aimerais savoir où tu vas, ne pas te lancer le nez au vent. J’ai compris ton intérêt pour la navigation astronomique, ton besoin de te situer par rapport à des repères éternels. Dans la vie désormais tu te trouveras aussi des repères fiables et d’autres qui le sont moins. Tu as un jugement sûr, cela est précieux » « Tes sermons m’énervent. Bonne nuit Joëlle » Elle me tourna le dos et je fis de même. Pour les fêtes de fin d’année j’avais cassé ma tirelire et j’attendais mon salaire pour rééquilibrer mon compte ; Louise était dans l’incapacité de signer mon chèque. Nous étions le 30 décembre. Je persuadais Kathy d’aller rendre visite à sa mère, toujours dans le coma, au CHU de Nantes. Visite de convenance ; il m’importait surtout de récupérer ses affaires et tout particulièrement sa carte bancaire. Elle me l’avait prêté une fois pour faire le plein, je connaissais son code. Sans cela nous nous serions retrouvés dans une situation financière intenable. Je présentais mes vœux à Armel, évoquai ma situation. Pour lui du coté de Karak on ne pouvait rien faire, le salaire de Louise serait toujours versé sur son compte, malgré son incapacité physique elle serait seule à pouvoir y accéder sauf décision de justice contraire. A son ton je compris qu’il avait déjà pris ses distances : compagnon de jeux d’accord ; garde-malade non. Me Sieriex prit l’initiative pour me présenter ses vœux. Il me proposa de passer à son cabinet avec Kathy le surlendemain et de lui apporter tout le dossier Assurances de Louise. Kathy étrennait son nouvel ensemble : caleçon noir, blouson Diesel, et surtout ces bottes de bateau jaunes dont elle avait tant rêvé. Elle s’appuyait sur mon bras et sur la canne offerte par Lucy Moi-même j’avais emprunté aux affaires de Louise des chaussures à talon ainsi qu’une robe noire au décolleté discret. Lucy m’avait coupé les cheveux et fait un brushing. 36 Me Seriex n’était pas seul dans son étude : il nous présenta son épouse, Aurélie, calée dans un fauteuil Tous deux furent agréablement surpris par les progrès de Kathy, la félicitèrent et nous embrassèrent toutes deux, renouvelèrent leurs vœux. Me Sieriex jeta un coup d’œil d’expert aux contrats. « J’espère pouvoir arriver à vous débloquer une avance. Elle n’est prévue qu’en cas de décès, mais c’est peut-être négociable » Je rappelai que la rentrée des classes pour le second trimestre aurait lieu dans quelques jours et qu’il nous fallait acheter tous les livres et fournitures scolaires, payer l’avance sur la cantine, etc. « Il vous faut aussi un logement décent. Les services sociaux vont s’intéresser au cas de Kathy. Quand ils verront comment vous êtes logés, ils pourraient décider d’envoyer Kathy en famille d’accueil » Kathy me regarda, implorante. « Je ne quitterai pas Joëlle. Elle est pour moi la mère que j’aurai toujours rêvé d’avoir. Plutôt mourir » « Mais bien sûr Kathy, nous sommes ici pour trouver une solution. Je vais demander à être ton tuteur et à pouvoir ainsi accéder au compte de ta mère ». « Mais pour être son tuteur, ne faut-il pas l’aval du conseil de famille ? » (J’avais de mon coté envisagé cette solution et approfondi la question dans un livre de droit de Louise) Sieriex me lança un regard approbateur. « Hubert Blanchard, le père de Kathy était un ami de 3O ans. Nous avions fait nos études ensemble, au lycée puis en fac, fréquentions le même club. C’était aussi un homme prévoyant. Il m’a signé une procuration pour le cas où ». Il sortit un papier manuscrit de son dossier ; « C’est l’écriture de papa, je la reconnais ! » Je lus la lettre attentivement. « Eh bien, tout est en ordre » Sieriex me sourit : « Vous m’impressionnez, Joëlle. Vous avez pris les intérêts de Kathy à cœur, C’est en grande partie grâce à vous qu’elle peut de nouveau marcher, qu’elle a trouvé un lycée pour l’accueillir, quelle supporte vaillamment la situation de sa mère. Nous en reparlerons » Mme Sieriex m’adressa un grand sourire J’avais le sentiment qu’elle me scrutait avec intérêt ; elle donnait l‘impression d’être malade, mais ses yeux fatigués brillaient d’intelligence et de détermination « Pour l’instant j’ai autre chose à vous proposer, poursuivit l’avocat. J’assure la fonction de syndic d’un immeuble où un appartement F2 vient de se libérer. S’il vous intéresse nous pourrons faire affaire immédiatement et la nouvelle adresse apparaîtra sur les documents scolaires de Kathy. » L’appartement nous plut. Il se trouvait au 3è étage d’un petit immeuble de 4 étages avec ascenseur. La vue plongeait sur un petit square ; il y avait à proximité un arrêt de bus desservant directement le lycée, une école maternelle à 300 m. La cuisine était équipée et la chambre comportait une grande penderie. Kathy décida aussitôt de le louer. Dès le lendemain nous emménagions, Lucy nous avait emmené visiter sa brocante, Kathy avait choisit un mobilier sommaire ; une table, 4 37 chaises, une commode, un canapé-lit et un lit d’enfant ; le tout nous fut livré dans la journée à l’appartement. Je réglais avec la carte bancaire de Louise. Des amis de Fiona nous aidaient à transporter notre lit depuis chez elle. Kathy avait décidé qu’elle voulait vivre dans les meubles qu’elle venait de choisir, laissant à La Girardière le mobilier qui s’y trouvait. Elle allait commencer une nouvelle vie, autant la libérer des entraves qui l’auraient retenue dans un passé mal vécu. De plus l’achat de meubles d’occasion revenait moins cher qu’un déménagement. Enfin, elle avait décidé de mettre La Girardière en location meublée, cela permettrait de louer plus cher. J’attendais que Me Sieriex me demande d’où je tenais l’argent pour régler tout cela : mais sans doute préférait-il ne pas savoir : Je n’en parlais donc pas. Mon premier jour de classe au lycée Kersauson, rédaction (Petit cadeau à Joëlle, mon amie bien-aimée) « Il y a six semaines, je vous avais présenté Kathy Lemaitre, clouée dans son fauteuil d’infirme. Vous la voyez aujourd’hui marcher presque normalement. Pour d’aucuns, il s’agit d’un miracle. Mais c’est surtout l’aboutissement de l’inflexible volonté de guérir de Kathy. Et d’un patient labeur des professionnels de santé. A ce prix, la science peut faire des miracles. Je vous demande donc d’accueillir votre nouvelle camarade avec cet esprit d’ouverture et de convivialité qui nous honore. Elle le mérite » C’est ainsi que le proviseur vint me présenter à ma classe. Il y eut quelques applaudissements. Le cours d’anglais venait de commencer et la prof me demanda de choisir une place. J’en vis une à côté d’un garçon d’origine antillaise. Je m’assis à coté de lui. Il me serra la main et murmura : Je m’appelle Arry. – Moi c’est Kathy. Je me concentrais sur le cours : J’arrivais à suivre A la récré Arry me demanda si je pratiquais le vaudou. « Comment as-tu deviné ? » Je le sentis effrayé D’autres camarades s’approchaient : Gilles, le chef de classe, un garçon gentil et dévoué. Xintia, qui me dit que je l’avais impressionnée et qu’elle aimerait devenir mon amie. « Cet après-midi, cours de math. La prof Mlle Mouilleron, est une vraie peau de vache. Elle te mettra sur le grill » Effectivement, elle me fit passer au tableau : un problème de géométrie. Je le résolus selon une méthode que nous avions apprise à sur Internet. « C’est une démonstration intéressante, mais j’aurai préféré que vous suiviez celle prévue dans le cours » « Hélas, Mademoiselle, au moment où vous diffusiez ce cours j’étais clouée dans mon fauteuil d’infirme et j’ai dû apprendre la géométrie en autodidacte » Xintia et Arry déclenchèrent les applaudissements ; « Merci, vous pouvez retourner à votre place. Je repris ma canne et forçai ma difficulté à descendre de l’estrade, sous les sourires de la classe. Je crois que désormais je suis adoptée. 38 Le lendemain, Kathy insista pour partir au lycée seule, en prenant le bus. Cela me laissait le temps de préparer Maelle pour sa première journée en Maternelle. Elle s’excitait à l’idée d’aller à l’école comme Kathy, sa grande sœur. La directrice que j’avais rencontrée la veille nous accueillit aimablement. Maelle se dirigea spontanément vers un groupe d’enfants de son âge. Nous étions partis à pied et je me gratifiais d’un petit footing autour de la résidence pour rentrer. Passant devant le supermarché je vis un nettoyeur-vapeur en promotion. J’entrais l’acheter ainsi qu’une boite de cire d’antiquaire. Tous nos meubles avaient besoin d’être désinfectés, nettoyés à fond, puis cirés. C’est à cela que j’allai passer ma journée. Le travail manuel libère l’esprit pour réfléchir. Dans 4 ans, Kathy sera majeure, capable de se débrouiller par ellemême. Je n’aurai plus ma place dans sa vie, je me retrouverai seule, sans métier, sans argent, avec une fille de 8 ans à élever. Je me surpris à envisager cette échéance sans angoisse, voire avec un goût du challenge. Comme si la détermination de Kathy était contagieuse. Lydia Blin Carnet de voyage 20 décembre - 5 janvier l’anglais) (traduit de Mercredi 20 décembre Ce matin, avec maman, nous avons pris le premier TGV du matin La Rochelle – Paris. Il fait encore nuit et la pluie ruisselle le long des vitres du train. Sur le dos du siège qui se trouve devant moi se trouve une tablette à déplier pouvant servir d’écritoire : c’est ainsi que je vais commencer le récit de mes vacances de Noël en Angleterre. Je pars pour me perfectionner en anglais, afin de pouvoir communiquer avec mon père. Il y a un peu plus d’un mois, Fiona nous avait mis en contact avec la famille Forester sur la messagerie Skype, nous pouvons ainsi correspondre en vidéo. Je fis ainsi la connaissance visuelle de toute la famille : le père, Herbert, la mère Mary, le fils Kevin et enfin celle qui allait devenir ma correspondante : Sally, une fille de mon âge. Depuis nous correspondons pendant près d’une heure tous les soirs, en vidéo. Les Forester m’ont proposé de venir passer mes vacances de Noël chez eux, aux iles Scilly, archipel au débouché de la Manche, dans l’océan atlantique. Sally adore le folk-rock et le rap celte. Moi je suis plutôt romantique, chansons à texte et ballades sentimentales. Elle a un piercing dans le nez et un autre dans l’arcade sourcilière. Elle m’a montré son tatouage sous le nombril : un teddybear avec mention Property of Dad. Au début j’ai eu du mal à la comprendre, elle parle avec un accent (qu’on dit gallois) mais je m’y suis faite. Le jour se lève : à travers les vitres du train le paysage apparait triste, dans le brouillard. maman déballe sas provisions : thermos de chocolat chaud et pains aux raisins. Elle m’a surprise en me fournissant aussi la pilule anti-conceptuelle : 39 « Tu seras seule dans un pays étranger, ou tout peut arriver. Alors à toi de prendre tes précautions » Je range mon cahier.et partage le petit déjeuner avec elle Il est 15 heures, je suis assise dans l’Eurostar. Arrivés à ParisMontparnasse, maman nous avait aussitôt dirigés vers le métro. Il tombait une neige fondue, les gens couraient. Longs escaliers, queue au guichet, trottoir roulant, métro gare du Nord, Eurostar. Je suis excitée je n’ai pas vu Paris et je me retrouve seule. Sally et son père, Herbert, ont prévu de m’attendre à Londres à la gare St Pancras. Sally me vtt de loin et me héla avec de grands signes. Exubérante elle sautillait autour de son père, jeune biche amoureuse « Hello Lydia, hello » Embrassades. Herbert me demanda si le voyage s’était bien passé, se chargea de ma valise et nous emmena diner dans un fastfood. Sally prit les frites avec ses doigts, les fit tourner autour de la bouche de son père qui les happa en riant. Au dessert Sally se leva pour aller aux toilettes et me demanda de l’accompagner. « Comment trouves-tu mon père ? » « Il a l’air doux, gentil et en même temps très viril » « C’est un papa et un amant formidables » « Tu couches avec lui ? » « Cela va faire deux ans déjà et c’est toujours merveilleux. Mais je ne suis pas jalouse. Je te le prêterai » «Mais c’est immoral » « Paroles. Tous les papas font ça avec leur fille. Elles n’en parlent pas, c’est tout. Tu ne connais pas ton père, tu ne peux pas savoir » Herbert nous mena en taxi à la gare de Paddington où nous primes le train de nuit pour Penzance. Nous étions seuls dans le compartiment. Sally se lovait contre son père, amoureusement. Toute petite dans mon coin je tentai de me faire oublier tout en matant leur manège. Je me sentais de plus en plus troublée. A Penzance, un ami d’Herber, nous attendait dans sa voiture. Il nous conduisit sur le port Herbert me montra fièrement un grand voilier : « C’est mon bateau, un ketch aurique de 54 pieds, le Victory » Il nous fit monter boire un thé, en attendant le départ du ferry. « Sinon ca secoue trop à la sortie du port. Sally ouvrit un paquet de cookies, Herbert et John se servirent une généreuse rasade de rhum. Nous les écoutions discuter pêche, parler d’un tas de gens que je ne connaissais pas. Le jour s’était levé, le départ du ferry avait secoué les bateaux amarrés dans le port. John nous quitta et Herbert mit le moteur en route, 40 « Je vais te présenter à mon bateau. Je l’ai hérité de mon grandpère. C’est un ketch de 18 mètres. Sur le grand bout-dehors nous avons 3 voiles : le grand foc, la trinquette et le clinfoc. Au grand mat nous avons la grand-voile et au dessus le voile de flèche. A l’arrière le mat d’artimon avec sa voile d’artimon. Tout à l’heure, à la sortie du port avec Sally, vous allez hisser toutes ces voiles ». Herbert avait aménagé le ketch, pour en faire un charter touristique. Au départ, du temps de son grand-père, il servait pour le transport de marchandises. Dans le carré, une longue table repliable entourait le pied du mat d’artimon. de chaque côté une large banquette permettait de s’asseoir autour de la table et pouvait en saison servir de couchette pour l’équipage. Le carré ouvrait sur un escalier donnant accès au pont, au pied du gouvernail. A tribord de l’escalier, le pied du mat d’artimon et la couchette du skipper : en cas de problème celui-ci pouvait monter immédiatement sur le pont. Derrière, une soute pour ranger gilets, cordages, matériels de sécurité. A bâbord de l’escalier une cabine passager. Vers la proue, le carré ouvrait sur deux grandes cabines fermées par une paroi entourant le pied du grand mat. A l’avant du grand mat deux cabinets de toilette accessibles par les deux cotés ; ils ouvraient sur deux autres cabines. Un second escalier donnait accès au pont avant ; une grande soute a voiles occupant avec le compartiment à ancre la proue du navire. Sous le plancher, le réservoir d’eau potable faisait fonction de carène liquide. Chaque cabine pouvait héberger deux personnes ; le Victory pouvait ainsi transporter jusqu’à 10 passagers et 4 hommes d’équipage. Sally largua les amarres, Herbert pilota le bateau hors du port au moteur. Sally m’appela pour l’aider à hisser les voiles au winch. « Je parie que tu es vierge ? Ici la plupart des filles se font dépuceler dans les toilettes du collège par des gamins brutaux et maladroits. Toi tu vas être femme dans un décor de rêve par un homme expérimenté, doux et attentionné. Je parle à sa place, il est trop timide pour faire sa demande lui-même. Alors tu vas descendre dans la cabine, je vais te préparer, Dad viendra te rejoindre. Moi je tiendrai la barre pendant ce temps » Elle avait pris une voix suraigüe qui m’hypnotisa, anéantit toute volonté. Elle me déshabilla, dessina au bâton à lèvres ocre des auréoles surdimensionnées autour de mes tétons, colla un faux diamant sur mon nombril, remplaça mes lunettes par un bandeau destiné à cacher mon strabisme. La sono diffusa une musique douce. « C’est ainsi que Dad va t’aimer » Sa main descendit le long de mon corps. Voix suraigüe, frôlement magnétique, je me sentis envahie d’une sensualité lourde 41 Cela se passa comme elle avait dit. Je succombai au charme d’Herbert. J’en garde un délicieux souvenir. Sally me réveilla.. L’ile de St Mary’s était en vue « Alors, c’était bien ? » « Extra » Mary, la femme d’Herbert nous attendait sur le quai au volant de sa voiture. Elle avait l’air plus souffreteuse qu’à la vidéo. Elle m’embrassa « Bienvenue chez nous Lydia » puis elle nous conduisit hors de la petite ville, s’arrêta devant un cottage « Voici notre maison » La pelouse était verte, impeccablement tondue. Des lambeaux de musique nous parvenaient depuis la maison. « C’est mon frère Kevin qui répète avec les copains de son band. Ils préparent le festival inter celtique » « Hello French Lady (à moins que ce ne fut French Lydia) avec leur accent je ne suis pas très sûre) Je suis Kevin, à la guitare, Rolf est au synthétiseur et Ted au biniou. Nous allons interpréter une ballade galloise en ton honneur, pour te souhaiter la bienvenue » Mary nous offrit le petit déjeuner à l’anglaise, thé, œufs au bacon et cornflakes. Je me proposais de l’aider à faire la vaisselle. Lorsque nous fumes seules dans la cuisine, elle me regarda dans les yeux « Lydia, vous me voyez marcher avec une canne. Il y a deux ans j’attendais un enfant et je souffrais beaucoup. On s’est aperçu trop tard que l’enfant était mort dans mon ventre. Je suis toute pourrie à l’intérieur. Je continue d’être soignée et il m’est interdit d’accomplir mon devoir conjugal. Herbert a des besoins sexuels forts et il en souffre. Mais ici nous sommes un petit pays, tout le monde se connait et tout se sait. Il lui est impossible d’avoir une aventure sur place » « Je comprends » « J’étais sûre que vous comprendriez » En clair elle me demandait de coucher avec son mari. Je comprenais mieux désormais l’attitude de Sally : elle couchait par esprit de famille. Pour ma part j’étais comblée. Une fille a toujours peur que cela se passe mal la première fois. Pour moi cela s’était bien passé, je demeurais sous le charme, et puisque Mary me le demandait, j’étais prête à recommencer. La météo annonçait du beau temps et Herbert proposa d’aller le lendemain visiter le jardin tropical sur l’île voisine de Tresco. Les iles Scilly jouissent d’un microclimat particulier à cause de la proximité du Gulfstream. On se croirait en Méditerranée. « Cet après-midi, Sally te fera faire le tour de l’ile Mary’s en vélo. Tu prendras le vélo de Mary. Sally te présentera notre amie Jessica, professeur d’histoire à la retraite. Elle connait bien notre ile et son histoire » Nous enfourchâmes les vélos, à la découverte de l’ile. Terre plate, chemins creux bordés de petits murs de pierre ; 42 Jessica habitait à l’autre bout de l’ile. Elle nous reçut aimablement, nous offrit du thé et des gâteaux secs. Elle me posa des questions sur mes études et sur la manière dont on enseignait la langue anglaise en France. Puis elle nous parla de son ile. St Mary’s a moins de 1700 habitants l’hiver et 5 fois plus en été. Le tourisme est notre principale industrie. Nous cultivons aussi des fleurs que nous exportons, mais en cette saison les champs sont déserts. Il faudra aller voir aussi les tombes mégalithiques ; certaines ont près de 4000 ans. Dans l’Antiquité, marins phéniciens et grecs venaient ici charger l’étain. A l’époque, l’archipel ne formait probablement qu’une seule ile, un texte latin parle d’une insula Scillonica au singulier. Nous avons aussi trouvé des vestiges d’une ferme préhistorique. C’est cette époque que j’étudie tout particulièrement, j’écris un livre ; on manque d’éléments, il faut tirer le maximum de ce que nous découvrons, retrouver et exploiter ce qui n’a pas changé depuis 3 millénaires... Je l’écoutais avec plaisir mais le ciel s’était obscurci, l’averse menaçait. Nous primes congé, précipitamment. Nous traversâmes la ville où les illuminations de Noël commençaient à clignoter. Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber lorsque nous entrâmes dans le cottage. Interdiction d’aller dans le salon : Mary préparait un arbre de Noël. Elle avait aménagé la chambre d’amis pour moi, rangé mes affaires. Après dîner J’allai me coucher, Herbert me rejoignit presque aussitôt. Ses caresses se firent plus osées, plus expertes. Le plaisir me submergea tel un ouragan. Mes petits cris d’extase avaient dû réveiller la maison. Le lendemain matin Mary m’embrassa affectueusement : « Vous êtes une bonne fille, a very good girl » Comme convenu Herbert nous emmena Sally et moi à l’ile de Tresco. Sally tenait la barre, Herbert surveillait le sondeur : la mer est peu profonde par endroits et des bancs de sable se déplacent. A marée basse certaines des 146 iles deviennent accessibles à pied. Herbert jeta l’ancre dans une anse protégée et nous conduisit sur l’ile dans son annexe à moteur. Nous visitâmes le jardin tropical ; Herbert connaissait les essences et leurs origines. Il avait dû écouter à de nombreuses reprises le discours des guides. J’étais fascinée et m’attardais surtout devant les essences d’Afrique du Sud, celles que mon père pouvait voir tous les jours. La nuit tombait lorsque nous sortions. Nous montâmes dans l’annexe, la nuit avait ingéré la silhouette du ketch. Herbert, avant de partir avait allumé les feux de positions ; il nous guidait vers le feu blanc du haut du mat et le feu vert de tribord. Lorsque nous rentrâmes au cottage, la nuit tombait. La sono diffusait des cantiques de Noël. Nous nous retrouvâmes à chanter 43 à chanter devant le sapin. Vint l’heure des cadeaux ; j’eus droit à un démanilleur en inox et à une boite de chocolats à la menthe. Herbert me prit à part : « J’ai peut-être un autre cadeau pour toi. Veux-tu rentrer à La Rochelle à la voile? » L’idée m’enthousiasma. Il me demanda de lui donner mon billet de train retour. « Il ne te servira à rien. Il y a ici une jeune femme qui veut aller rejoindre son ami à Rochefort; ce billet lui serait bien utile » A la nuit tombée, Herbert sortit porter le billet, il ne revint qu’au petit matin. La pluie s’était remise à tomber et ne s’arrêta pas de la semaine. Nous passions notre temps à jouer au Monopoly et aux cartes en famille. Herbert nous raconta un peu sa vie. Il vivait du tourisme. Il possédait deux maisons sur l’île qu’il louait à la semaine en saison. Le ketch servait de charter : il organisait des croisières vers l’Ecosse, l’Irlande et la France, en particulier vers La Rochelle et les iles d’Oléron et de Ré. L’été Mary travaillait dans une jardinerie à faire des bouquets de fleurs coupées pour l’exportation. Kevin animait des soirées dansantes avec son boys band, et parfois participait à des concerts. Sally s’ennuyait et se proposait de venir me rejoindre à La Rochelle. 30 décembre Mes règles me surprirent avec une semaine d’avance, abondantes, douloureuses, avec le blues habituel. J’étais bien réglée depuis un an, pourquoi ce désordre. Bouleversement de ma première expérience sexuelle? Signal d’alarme de mon corps pour dire stop? Je m’en ouvris à Herbert qui en réponse m’initia au sexe anal. J’avais cru que la percée de mon hymen était un Sésame vers le monde adulte ; que désormais je serais écoutée, reconnue, considérée en tant que personnalité. Et je me retrouvais femmeobjet, sex machine property of Dad. J’étais seule, en terre étrangère, face à une force obscure qui me subjuguait, m’angoissait, me faisait monter au ciel. J’aurais aimé à la fois que cela dure et que ça finisse. Le soir Sally me prit par la main, me monta dans sa chambre, se déshabilla, guetta mon regard. Corps trapu, musclé, court sur pattes. Yeux bleus délaves, taches de rousseur, aisselles et touffe roux clair ; un piercing dans le nez et un autre dans l’arcade sourcilière, un ourson tatoué sous le nombril : Property of Dad. « Tu me vois maintenant dans ma vérité nue. Tu es plus belle que moi, longiligne, bien proportionnée un corps de jeune top model… mais moi j’ai de plus beaux yeux que toi» 44 Elle s’emmitoufla dans un drap de bain, s’assit à côte de moi sur le lit. Sa voix redevenue naturelle, se fit timide « Tu crois aux fantômes ? » « Je n’en ai jamais rencontré » « Ce que je vais te dire est difficile, mais je te demande de me croire » Elle s’était serrée contre moi comme une petite fille quoi recherche une protection « J’avais 4 ans lorsque une nuit j’ai senti une présence dans ma chambre. Elle me dit de ne pas avoir peur, qu’elle était ma sœur, qu’elle veillait sur moi et qu’elle me demanderait le moment venu de lui donner vie. A l’anniversaire de mes 11 ans, elle se manifesta à nouveau: elle me dit qu’elle n’avait pas voulu naître du ventre de ma mère, qu’elle avait fait ce qu’il fallait pour le pourrir. Son enveloppe charnelle avait péri, mais son âme avait continué de veiller, elle voulait prendre naissance dans mon corps à moi, être à la fois ma sœur et ma fille. Elle avait exigé que je couche avec mon père, ce que je fais depuis 3 ans presque toutes les nuits. Lorsque j’ai commencé à correspondre avec toi, elle s’est de nouveau manifestée. Elle voulait que je t’offre à mon père ; le sacrifice de ton pucelage serait le signe d’alliance qui ouvrirait mon ventre à l’enfantement. Tu es la seule à qui elle m’ait autorisé à révéler ce secret. Elle veut que je lui donne ton prénom. Elle te prend sous sa protection et pourra te parler à travers ma voix. Voila pourquoi mon père est aussi mon mari secret, et voila pourquoi je t’ai fait faire tout ce que nous avons fait » Sally paraissait tellement convaincue que je n’osais la mettre en doute. « Ecoute Sally, je connais deux jeunes filles qui ont eu un enfant l’une à 15 et l’autre à 16 ans. Les premiers mois de leur maternité, ce fut merveilleux ; Au bout de 2 ans elles vécurent leur maternité précoce comme un handicap, un gâchis de leur jeunesse » « J’y ai réfléchi moi aussi. Ma mère adore pouponner et ne sait faire que ça. J’ai demandé à l’âme de ma fille si elle acceptait ma mère comme baby-sitter. Elle est d’accord et se réjouit de lui en fera baver » Le même soir un coup de téléphone de ma mère m’apprit que Louise Lemaitre avait eu un grave accident de voiture et qu’elle était dans le coma. Comme par miracle, Kathy s’était remise à marcher. Borda, le journaliste avait réussi à établir une relation par Skype avec Pitt Stuivers, et désormais ma mère et lui se parlaient longuement tous les soirs en se regardant à la vidéo. La voix de ma mère rayonnait de bonheur 3 janvier 45 C’est la fin des vacances, il est temps de rentrer. A 5 heures du matin Mary nous a conduit jusqu’au ponton et pour nos adieux m’embrassa mieux que si j’avais été sa propre fille. Nous avons levé l’ancre par une nuit noire. Un vent de nord- nord- est force 4 faisait moutonner la mer. Herbert sortit du port au moteur, mit le cap au 178 et régla les voiles au vent arrière. Le Victory prit sa vitesse de croisière. Herbert tenait la barre, Sally et moi étions assises dans le cockpit face à lui humant la douceur frisquette de la nuit. Accompagnant le Victory des dauphins au dos phosphorescent émergeaient puis replongeaient dans les vagues. « Je vous ai réservé une surprise, dit Herbert. Nous ne sommes pas seuls à bord. Sally, tu te souviens de Molly, ma filleule, la compagne de Jack ? Ces derniers temps il a fait de mauvaises affaires, il s’est mis à boire et à la tabasser. Avant-hier il a dépassé la mesure, elle m’a appelé au secours et j’ai décidé de l’emmener. Jack est à la pêche en mer. Dans la nuit Molly en a profité pour partir sur son vélo et monter à bord en secret. Depuis un an, elle correspond par internet avec un garçon de Rochefort. Elle compte refaire sa vie avec lui » Herbert l’appela, Molly sortit d’une des cabines et s’avança timidement. « Je lui ai demandé de préparer du thé. Nous allons le prendre ensemble, vous dans le carré, moi je reste à la barre » Molly était une femme de 26 ans, grassouillette, au visage commun, un peu sotte. Elle portait des lunettes de soleil censées cacher ses yeux au beurre noir. « Si tu t’avises de coucher avec mon père, tu passes par-dessus bord » Sally avait murmuré du bord des lèvres avec cette voix suraigüe qu’elle prenait quelques fois. Nous avions pris place dans le carré et Molly servit le petit déjeuner (thé, cornflakes, marmelade d’oranges) elle-même restant debout dans le coin kitchenette, se pressant contre la paroi pour ne pas être déséquilibrée par le tangage, puis elle retourna au plus vite dans sa cabine. Sally, furieuse, la suivit, empoigna le vélo qu’elle avait posé contre sa couchette, l’emporta dehors et le jeta à la mer. Après 3 heures de navigation, Sally avait remplacé Herbert à la barre. Le froid l’avait saisi et elle avait passé le capuchon de son ciré pardessus son bonnet. J’avais dormi un peu. Il restait du thé chaud dans la bouilloire, j’allais lui en porter un bol et bavarder un peu. Une aube brumeuse commençait à poindre. En débouchant de l’escalier, à une centaine de mètres derrière nous, Je vis une haute forme sombre qui fonçait sur nous : Je criai « cargo à l’arrière » Herbert sortit aussitôt, prit la barre, vira de 90 degrés pendant que Sally choquait la bastaque et que je l’aidais à border les voiles. Le bateau se mit à rouler et tanguer ; Molly, réveillée nous 46 avait rejoint sur le pont ; je la vis passer par-dessus bord comme happée par une force invisible « Femme à la mer » Je montrais le corps de Molly qui s’enfonçait dans l’eau. Herbert plongea aussitôt, tenta de la rattraper. Sally me confia la barre (cap au 90), détacha le canot à moteur et le mit à l’eau. Sensation étrange de conduire seule un grand voilier dans le remous des vagues générées par le passage du cargo ; le bruit assourdissant de ses moteurs et, à peine audibles, les coups de sifflet d’Herbert pour indiquer sa position. Ce n’est qu’au bout de 20 minutes que je vis revenir le canot. Molly était inconsciente ; j’aidais à la hisser à bord. Herbert avait commencé à pratiquer bouche à bouche et massage cardiaque, il continua sur le pont. Avec Sally ils la transportèrent dans sa cabine. Herbert s’était changé ; vêtements secs et rasade de rhum pour combattre l’hypothermie. Il reprit la barre et dirigea la manœuvre pour remettre le bateau cap au 178. Puis il nous demanda d’aller nous occuper de Molly. Elle était à peine consciente. Sally la déshabilla, la frotta rudement dans une couverture, puis lui asséna deux gifles à décorner un bœuf « Tu vas te réveiller salope » cria la voix suraigüe. « Arrête, tu me fais mal » supplia une voix pleurnicharde. « Je t’avais prévenue de ne pas fricoter avec mon père » répliqua la voix suraigüe, en administrant deux autres claques. Sally se calma enfin, Molly gisait telle une poupée bouffie désarticulée. Cette voix suraigüe que Sally prenait quelquefois m’interpelait : Sally avait-elle une double personnalité ? Ou bien était-elle possédée, comme elle le redoutait, par l’esprit de sa fille-sœur à naître ? Elle se retourna vers moi et dit de sa voix naturelle « Je crois qu’elle est sauvée, mais on a eu chaud » La journée se passa sans autre incident ; Herbert me demanda d’assurer un quart à mon tour et après m’avoir observé pendant dix minutes tenir la barre, me confia son bateau en confiance. « Je suis impardonnable ; je n’aurais jamais dû me couvrir les oreilles pour traverser le rail d’Ouessant. Dad va me punir. J’aurais pu nous tuer tous ». Vers 17h, comme convenu, William, le frère de Mary, appela Herbert sur la VHF. L’île était sens dessus dessous. Molly avait disparu. On soupçonnait Jack, son compagnon, de l’avoir tué. Marshal, seul policier de l’île et oncle de Molly, en était convaincu et avait mis Jack derrière les barreaux. Herbert se garda bien de révéler que Molly se trouvait à bord. Après tout, Jack avait bien mérité une punition. Le soir nous ancrâmes au mole de l’ile d’Hoëdic. Sally avait préparé le dîner : ragout de bœuf bouilli et pâtes. Molly dormait 47 profondément. Tous trois nous étions sur le pont regarder la nuit avaler l’île. Juste quelques pauvres lumières de ci de là. « D’après ma mère, c’est ici que je fus conçue. C’était la fête, des lumières, de la musique, un feu d’artifice…3 Sally me scruta, pensive Puis elle bouscula son père, de sa voix suraigüe : « Viens, c’est ici que nous allons le faire, notre enfant » Je restai seule sur le pont à converser avec les étoiles jusqu’à ce que le froid me saisisse. Je tentais d’engager une conversation avec Molly, elle restait hagarde, désorientée. Les efforts d’Herbert, en qui pourtant elle avait toute confiance, furent vains eux aussi. Molly avait perdu la mémoire. En approchant de La Rochelle, avec l’accord d’Herbert, j’appelai Fiona sur mon portable, lui expliquai brièvement la situation, lui demandai si Lucy pouvait s’occuper de Molly. Herbert s’engageait à rembourser les frais. Fiona accepta ; elle nous attendrait sur le Vieux Port, là où le Victory avait l’habitude d’accoster. J’appelai ensuite ma mère, lui demandant de venir me chercher sur le Vieux Port. Sa rencontre avec Sally et Herbert fut cordiale, elle les invita à venir déjeuner le surlendemain samedi, veille de leur retour. Mère voulut que je prenne contact avec mon père par Skype. Mais il dirigeait actuellement une croisière : c’était l’été dans l’hémisphère austral et la saison touristique battait son plein. Lucy soigna Molly avec ses techniques orientales. Au bout d’une dizaine de jours Molly avait retrouvé une partie de sa mémoire, en particulier les coordonnées de son correspondant Salvatore, alias René Dupin, aide-soignant dans un hôtel thermal de Rochefort. Mais tous les souvenirs qui concernaient Jack, son sadique ex-compagnon, restaient bloqués. Lucy soumit le cas au Dr Durand, un psychiatre avec qui elle avait l’habitude de travailler. Pour lui, il ne fallait rien brusquer, Molly aura retrouvé toute sa mémoire d’ici un an. Un interrogatoire de police aurait risqué de compromettre cette lente évolution naturelle. Je communiquai ces résultats à Herbert, qui conclut qu’un an de prison n’était pas trop cher payé pour les violences que Jack lui avait fait subir. Et qu’il ne nous appartenait pas de répondre à des questions que la police ne nous avait pas posées. René, tout heureux, vint chercher Molly et l’emmena avec lui. Le procès de Jack Revenue dans son île, Sally me tint au courant de ce qui faisait l’actualité sur place: la disparition de Molly. L’agent Marshal, seul policier de l’île et de surcroit oncle de Molly, était au courant des mauvais traitements que Jack infligeait à sa nièce. Il lui avait conseillé à plusieurs reprises de le quitter et de porter plainte. 48 Pour lui Jack avait battu Molly a mort et fait disparaîre son cadavre. Jack avait trouvé le journal intime de Molly. Elle y racontait longuement son aventure internet avec Salvatore, sa gratitude envers Herbert qui lui avait offert le billet de train de Lydia pour le rejoindre à La Rochelle. Pour Jack, pendant qu’il était à la pêche en mer, Molly avait pris son vélo jusqu’au port, était montée dans le premier ferry du matin (elle avait un abonnement), puis s’était rendue à la gare de Penzance prendre le train pour Londres, Paris et La Rochelle où elle était attendue. Mais personne n’avait vu Molly prendre le ferry, la direction des chemins de fer n’avait pas connaissance que le billet de Kathy ait été utilisé. La police française avait interrogé René Dupin, très inquiet d’être sans nouvelles de Molly : il l’avait attendu comme prévu mais elle n’était pas au rendez-vous. Coup de théâtre : un bateau de pêche avait remonté le vélo de Molly dans ses filets. La police scientifique avait décelé des poussières de ciment sur le bateau de Jack. Pour Marshal, l’affaire était claire : Jack avait tué Molly, l’avait lestée d’un bloc de béton et jetée à la mer. Il avait fait de même avec son vélo pour faire croire qu’elle était partie avec. Pour l’avocat de Jack il s’agissait là de spéculations : il n’y avait ni cadavre, ni arme du crime, ni mobile. Jack sera probablement acquitté faute de preuves suffisantes. 14 janvier La boum J’abordais ce 2è trimestre avec allant et optimisme. J’avais grandi, pris de l’assurance, connu une première expérience sexuelle, barré de grands voiliers, J’allais retrouver mon père qui m’avait tant manqué tout au long de ces années. Le retour en classe me fit déchanter vite. Pour mes camarades j’étais restée Ly la bigleuse, la forte en thème qui ignorait tout de la vie. Mais maintenant que j’avais sauté le pas, je voulus le faire savoir, changer cette image que je trainais, sortir de mon splendide isolement, mieux me faire connaître de mes camarades et m’intéresser davantage à eux. L’occasion se présenta à la mi-janvier. Max, le boute-en-train de la classe, organisait régulièrement des boums dans la grange qui jouxtait le pavillon de ses parents, sur une route relativement isolée. Ses parents venaient justement de partir pour une semaine aux sports d’hiver. J’étais comme tout le monde, régulièrement invitée à ces parties, sachant que le droit d’entrée consistait en un strip-tease intégral. Cette fois j’acceptais. Je dis à ma mère que j’allais travailler chez une copine et que je resterais probablement coucher. Je demandais à Alexandra de venir me chercher en scooter. 49 Max était bien équipé : sono performante, boule de miroirs tournante au plafond jeux de lumière et de couleurs. Dans le fond une estrade improvisée : des planches posées sur un échafaudage de maçonnerie, le tout recouvert d’une chute de moquette pourpre. Georgette y était montée et commençait à se déshabiller. Elle passait son sweat par-dessus sa tête, s’énervait pour baisser son collant, dégrafa son soutien-gorge, finit par tomber sa petite culotte. Rien que de très banal. Max vint à ma rencontre, m’entraina vers l’estrade : « Tu te sens prête. Si tu veux on peut reporter ça à la prochaine fois » Je lui tendis le CD de Sally : « C’est ma musique », posai mon manteau puis montais sur l’estrade. Dans l’armoire à souvenirs de maman, j’avais déniché son uniforme de collégienne, jupette plissée bleu-marine, long chemisier blanc, foulard azur. A Défistock j’avais acheté des surlunettes en strass et un spray d’étoiles à diffuser sur les cheveux. J’avais cassé ma tirelire pour des bas résille, qui montaient jusqu’en haut des cuisses et tenaient tout seuls. Enfin j’avais trouvé sur internet un site d’effeuillage et je m’étais entrainée Max prit le micro « Une grande première : le bigleuse-strip » Ma musique démarra, je fus saisi aussitôt de la transe hypnotique que j’avais connu sur le Victory ; une sensualité pesante guida mes mouvements ; mains sur les hanches j’ondulais lentement ma jupette glissa à terre. Mon chemisier couvrait mon corps jusqu’au ras des fesses. Toujours ondulante je me tournais dos au public et commençais à le déboutonner l’échancrant au fur et à mesure. Lorsque je me retournais face à la salle j’avais découvert la naissance de mes aréoles, mon foulard noué coulait dans la raie entre mes petits seins. Ondulant toujours je poursuivis mon déboutonnage jusqu’au diamant de verroterie collé dans mon nombril. Mes mamelons sombres et surdimensionnés apparurent à travers l’échancrure. Les danseurs s’étaient arrêté pou mater. Je laissai glisser le chemisier à terre, dénouai mon foulard, le fis tournoyer en arabesques avant de le laisser glisser lui aussi. Audessus de mes bas noirs je ne portais qu’un string de bikini blanc, noué sur le côté. « Je ne vois pas très clair comme vous savez, est-ce qu’un homme audacieux pourrait dénouer mon string ? » Max se précipita, mon cache-sexe tomba à terre, découvrant une touffe sombre constellée de petites étoiles. Toujours ondulant lentement je fis un tour sur moi-même, offrant aux regards toutes les faces de ma nudité, la rondeur arachnéenne de mes fesses. Irradiaient-elles encore quelques atomes de l’intense jouissance d’Herbert ? Elles déclenchèrent la folie sifflets, applaudissements, remous ; trois garçons excités avaient sauté sur l’estrade, tentaient de m’attraper. Je bondis en bas, 50 Alexandra me lança mon manteau, rafla mes affaires, nous fraya un chemin vers la sortie, démarra le scooter alors que des garçons couraient pour nous rattraper. Alexandra me mena chez son oncle, Le docteur Marchand. Je tremblais de tous mes membres. Elle raconta notre aventure, me présenta comme un phénomène biologique aux seins extraordinaires. Je me serrais dans mon manteau Marchand sourit, lui demanda de me montrer la salle de bains « Il y a de quoi vous démaquiller. Et prenez donc une douche, cela vous fera le plus grand bien » Je me douchai lorsqu’Alexandra entra « Je n’ai pas réussi à récupérer ton string, à défaut, voici une couche-culotte médicale ». Calmée et habillée je rejoignis le salon « Alexandra m’a raconté votre histoire. Vous êtes la première de votre classe ? » « Oui » « Et vous ne connaissez pas votre père ? » « Je ne vais pas tarder à le connaître » « En attendant c’est la petite voix d’un père idéal qui vous murmure que vous devez toujours en faire plus que les autres pour vous faire reconnaître. C’est à double tranchant. Beaucoup croient que vous cherchez à leur être supérieurs et au lieu de vous reconnaître vous rejettent » J’étais médusée, fascinée. Marchand m’avait comprise jusqu’au fond de mon âme. « Il est vrai que d’aussi loin que je me souvienne, je souffrais d’un sentiment d'incomplétude, d’infériorité. Il est vrai que je tentai de compenser en travaillant ma supériorité intellectuelle et que cela donnait de moi auprès de mes camarades l’image d’un crane d’œuf pose sur un corps d’asperge. Ma première et seule expérience sexuelle m’avait permis de comprendre cela. C’est pourquoi ce strip était important pour moi. Je voulais me montrer, me faire reconnaître et accepter dans ma vérité nue. Je voulus faire comprendre que mon complexe venait de loin d’où la panoplie de ma mère. Que j’étais désormais une jeune femme libérée, d’où le jeu avec le foulard. Que enfin j’avais besoin de leur aide pour me connaître et faire connaître de façon encore plus approfondie, d’où l’appel à l'’aide pour dénouer mon cachesexe. Enfin je voulus revivre et partager symboliquement le Sésame qui m’avait ouvert les yeux, d’où le grimage de mes seins tel que Sally l’avait dessiné. Enfin les bas représentent mon ambition de devenir une femme adulte et comblée ; je les ai payé cher et je les ai gardé jusqu’au bout. Peut-être aussi que je voulais me montrer telle que j’étais parce que je me trouvais face à une épreuve capitale de ma vie : j’allais enfin connaître mon père, retrouvé après de longues recherches. Il y a un mois encore, j’aurais été horrifiée à l’idée de faire un 51 strip tease devant mes camarades de clase. Et là une petite voix m’avait enjoint de le faire et je l’ai fait. Une autre a exigé que je le fasse à la perfection et j’ai monté tout ce scénario. Et maintenant je suis fière de l’avoir fait et en même temps j’ai envie de me cacher dans un trou de souris ». Un ange passa. J’avais posé sur Marchand mon regard interrogateur. Il me sourit « C’est le privilège de l’adolescence de réveiller en nous un tas de voix endormies et dont certaines viennent du fond des âges. Elles veulent toutes se faire entendre et parfois cela fait une belle cacophonie. Puis on prend le coup de cœur pour les unes et on laisse les autres se rendormir. Notre volonté et notre éducation n’y peuvent pas grand ‘chose… J’ai deux fils. L’un est trader à la bourse de Londres, l’autre est en prison pour escroquerie. Ni l’un ni l’autre ne veulent plus entendre parler de moi…. Marchand se tourna vers moi, me regarda dans les yeux « Ainsi vous n’allez pas tarder à retrouver votre père ? » « Oui, c’est un grand navigateur, Pitt Stuivers. Il vit actuellement en Afrique du Sud » « J’ai connu un Pitt Stuivers il y a une dizaine d’années, Je faisais partie d’une mission humanitaire en Amazonie. Il avait attrapé une maladie tropicale. Il était dans un piteux état » « Ca devait être vers Mamiraua-Amana sur le Rio Solimoës le fleuve jaune affluent de l’Amazone. Il en parle dans son livre » Marchand devint attentif. « Il faudra me montrer ce livre » Nous convînmes d’un rendezvous pour la semaine suivante. Alexandra me reconduisit chez moi et je l’invitai à entrer. Maman était couchée et nous montâmes dans ma chambre. Alexandra était la fille la plus élégante de la classe. Sanas être vraiment amies, je devinais entre nous une entente tacite. Dans ma chambre, elle se confia. Elle souffrait de diabète, ce qui lui interdisait quasiment tous les plaisirs de notre âge : fast food, sucreries, pâtisseries, coca, jus de fruits…Son oncle, le docteur Marchand la suivait de près Elle cherchait à compenser par l’élégance, les courses en kart. Mais surtout elle voyait son avenir dans la police. Elle avait établi une fiche pour chaque élève de la classe où elle notait au jour le jour les évènements qu’ils vivaient. De mémoire elle me parla de ma fiche et de faits dont je n’avais pour la plupart plus qu’un vague souvenir. Sur 3 élèves elle manquait d’informations. Elle me parla d’Archia, fille très secrète d’origine marocaine: 52 Cette fille a besoin d’aide, mais elle se méfie de moi. Par contre, toi tu lui inspires confiance. Compagne de misère sans doute : tu louches et on t’a mis un peu en quarantaine » Je promis de m’en occuper, nous continuâmes à bavarder et Alexandra resta dormir avec moi. Au matin maman avait préparé un généreux petit déjeuner ; elle fut désolée qu’Alexandra ne put y gouter qu’à peine Je racontai la visite chez le docteur Marchand et le souvenir qu’il avait gardé de mon père. Maman me scruta en souriant : « Alors tu es amoureuse ? » « Eperdument » Le mot me vint spontanément et c’est en le prononçant que je pris conscience de mon coup de foudre pour le Dr Marchand. « Je m’en doutais » remarqua simplement Alexandra. Des bourrasques de pluie et de vent balayaient la cour de récré. Sous le préau des garçons me harcelaient ; mon strip avait éveillé des fantasmes, j’allai passer pour une bête de sexe. Je sortis dans la cour, sous l’averse. Une poussée brutale dans le dos me fit tomber à terre, cassa mes lunettes. Martine s’était jetée sur moi, toutes griffes dehors. Elle criait, me tapait de ses poings enragés, me traitait de pute. Je vis Max souriant, qui savourait la scène ; Martine était sa régulière. Je me relevais furieuse pour mes lunettes cassées, la saisis par les cheveux et la jetai aux pieds de Max « Elle va devoir me rembourser mes lunettes ». Un surveillant avait observé la scène. Il nous sépara et nous fit convoquer dans le bureau du proviseur. Martine écopa de 3 jours de mise à pied, et moi de 3 heures de retenue. A la sortie du lycée, Max me mit familièrement la main sur l’épaule : « Je t’offre un coca ? » Le lendemain midi, à l’heure de la cantine, Max me proposa de le suivre. Il avait réussi à se procurer un double de la clef des douches. Nus sous l’onde chaude, il m’initia au sexe à positions acrobatiques. Il était fébrile et je ne connus qu’un plaisir médiocre. Il voulut recommencer le lendemain ; je lui dis que mon cœur était pris et que lui resterait le seul garçon du lycée à m’avoir eue. A la sortie du Lycée, le soir, je me mis à filer Archia. Elle se dirigeait vers l’école primaire du quartier où l’attendait sa petite sœur au visage triste. Elles montèrent ensemble dans le bus scolaire. Je continuais à la filer les jours suivants. Elle finit par s’en douter, et me sourire. Au moment où je rentrais, mère était devant son écran ; elle me héla d’un signe de la main. 53 « Pitt je te présente ta fille Kathy ». Prise au dépourvu je saluai mon père. Il n’avait pas beaucoup changé par rapport aux photos du livre. Nous échangeâmes quelques banalités. Il ne ressemblait guère à l’image du père idéal que j’avais forgée dans ma tête, ce n’était qu’un étranger et je doutais qu’un jour je réussirais à l’aimer. « Maman je n’irai pas passer mes vacances chez lui. C’est un privilège qui te revient de droit » Comme à son habitude ma mère ne me contraria pas et me raconta l’histoire de Pitt telle qu’elle la connaissait maintenant. Après leur rencontre à La Rochelle, Pitt partit pour un tour du monde en solitaire, voyage qui dura deux ans. Puis il voulut connaître l’Amazone, c’est là que le Dr Marchand lui sauva la vie. En rentrant son bateau chavira au large de l’Afrique du Sud Il y fit la connaissance d’une colonie de Boers, des Hollandais émigrés au début du XIXe siècle et originaires de la région d’Alkmaar, tout comme lui. Il fit la connaissance d’une jeune femme divorcée avec deux enfants et s’installa avec elle. Le grand-père de sa compagne était un petit armateur, Il possédait deux chalutiers et un voilier de tourisme dont il confiera la gestion à Pitt. Tout allait pour le mieux mais progressivement les choses tournèrent mal. Les enfants de sa compagne avaient de mauvaises fréquentations et commencèrent à se droguer. L’année dernière le grand-père est mort, léguant son héritage aux petits-enfants. Lesquels se sont empressé de mettre l’Entreprise en vente pour récupérer de l’argent frais. Depuis Pitt s’est associé avec une octavon Javanaise, descendante d’un aïeul néerlandais. Ils se sont installé du coté du Cap et exploitent une jonque chinoise, transformée en charter touristique. Pitt envisage de quitter l’Afrique du Sud et de revenir s’installer aux Pays-Bas. Une partie de son héritage l’attend du côté d’Alkmaar J’adore la diplomatie de maman. Je persiste à l’appeler ainsi, même devant les copines qui traitent leur mère de vieille ou l’appellent par son prénom. Maman fut à la fois mon père et ma mère, je n’ai eu qu’elle. Mme Lecouteux, la prof de français nous a dit que la personnalité d’une adolescente se forgeait par opposition au parent de même sexe, que cette révolte était nécessaire pour accéder à l’autonomie adulte. Rien de tel entre maman et moi, nous sommes liées par une complicité télépathique. Elle a su avant moi que j’étais amoureuse de Marchand. J’imagine la plupart des mères face à une telle situation mettre leur fille en garde « Tu te rends compte, il a l’âge de ton père… Il a sa vie, pour lui tu ne saurais être qu’ un passe-temps, un homme comme lui attend autre chose de la vie que ce qu’une gamine comme toi pourrait lui apporter. Dans 6 mois, il te jettera comme un kleenex… » 54 Rien de tout cela chez maman, elle me considérait comme suffisamment mûre pour juger par moi-même, prendre mes propres engagements et diriger ma vie. Je mis du temps à comprendre qu’elle avait une démarche socratique : c’est son questionnement qui me faisait comprendre par moi-même les bons critères de mes décisions. Mais pas de questionnement à propos de Marchand ; pour elle c’était mon problème, à moi de le gérer seule, j’étais assez grande pour cela. 23 janvier 18 heures. Entre chien et loup je sortais de mon heure de colle et me dirigeais vers le parking pour attendre Marchand. Il avait fini ses consultations à son cabinet et devait me prendre au passage ne se rendant à son domicile. Je redoutais cette première rencontre. Alexandra avait du lui révéler que j’étais amoureuse de lui. Sa voiture s’approcha, s’arrêta. Il se pencha pour m’ouvrir la portière. Je m’assis, l’embrassai sur la joue, nageai dans l’euphorie amoureuse. Il avait l’air de s’en amuser « Vous vous moquez de moi » « Pourquoi me moquerai-je de vous ? » « Parce que je vous aime » La sincérité de mon ton devait l’avoir ému. Il conduisit en silence jusque chez lui. « Je vous ai préparé quelques souvenirs d’Amazonie, nous les évoquerons ensemble tout à l’heure. Je vais vous laisser quelques instants » Il mit son téléphone sur écouteur « Une ex me harcèle et ce soir je n’ai pas envie de l’entendre » J’étais assise sur son canapé, dans ce salon un peu vieillot. j’entendis la douche couler dans la pièce à côté. Je me décidais aussitôt. J’allai rejoindre Marchand, nue, le savonner en riant aux éclats. Lorsque je sentis son excitation monter, je me pendis à son cou, emprisonnai ses reins entre mes jambes croisées, me laissai pénétrer sous l’ondée chaude, et, extasiée, lui murmurai à l’oreille des mots d’amour, Emmaillotés dans des grands draps de bains nous regardions quelques photos d’Amazonie, mon père sur son lit d’hôpital ou encore marchant avec des béquilles. Après quoi j’entrainais Marchand vers son lit. 30 janvier Petite histoire d’Archia Ce jeudi je vis Archia descendre du bus comme une somnambule. J’allai à sa rencontre, la pris par le bras : « C’est ta petite sœur qui t’inquiète ?» Archia tenta de retenir ses larmes « Elle est en train de mourir et je ne peux rien faire » 55 Je forçais Archia à m’en dire d’avantage et finis par comprendre que Leila, la petite sœur avait été violée par son beau-père, qu’elle saignait sans arrêt et que le beau-père menaçait de les tuer toutes les trois si l’une d’elles appelait un médecin ou la police. « Cela s’arrêtera tout seul » J’étais désemparée, puis appelai Joëlle sur mon téléphone portable. Elle avait repris ses études de droit, elle devait savoir quoi faire. Joëlle posa quelques questions précises à Archia, puis l’assura que tout se passerait bien. Une heure plus tard Leila était admise aux urgences, le beau-père et la mère en garde-à-vue. Archia se retrouvant seule, je l’invitais à venir coucher chez moi. Le dîner en famille lui fut un réel réconfort. Le soir dans mon lit, elle me raconta toute son histoire Archia avait 8 ans lorsque son père disparut. Sa mère, Algérienne immigrée, était analphabète et sans emploi. Sans ressources, elles se retrouvèrent à la rue, errant de squat en squat. Archia devait insister pour aller à l’école. Enfin le miracle se produisit : un homme d’un certain âge engagea sa mère comme bonne à tout faire, logée, nourrie. Archia venait d’avoir dix ans. Elle comprit vite que le prix de ce confort, c’était elle. Oncle Jo allait abuser d’elle de toutes les façons. Il lui fit regarder des films pornos, puis lui demanda de faire comme les actrices, mêmes pratiques perverses, mêmes encouragements orduriers, petits gémissements, mêmes simulations d’orgasme. Elle en parla à sa mère qui ne voulut rien entendre. Elle même avait été mariée de force à 12 ans à un homme âgé et vicieux, avait subi tous les rackets des squats. Pour elle se soumettre était un moindre mal. Sur un point oncle Jo était intraitable : rien ne devait transparaitre au dehors. Les deux sœurs devaient suivre une scolarité exemplaire Il y a trois mois, Archia avait eu ses premières règles. Aussitôt oncle Jo se détourna d’elle et commençait à s’intéresser à sa petite sœur. Archia avait beau user de tout son pouvoir de séduction, l’inviter aux expériences les plus vicieuses, rien n’y fit. Oncle Jo n’aimait que les filles prépubères. Leila avait une constitution et une santé plus fragiles, sa petite enfance dans la rue et la précarité avaient laissé des traces. Le viol l’avait déchiré physiquement, anéanti moralement Archia avait senti le coup venir, depuis des mois elle se prêtait de bonne grâce à tous les fantasmes afin de préserver sa petite sœur. Depuis le viol de Leila, sa vie n’avait plus de sens. Les Après-thé d’Aurélie « Joëlle, tu nous fais des crêpes ce soir ? » « Et toi Maelle, est-ce que tu aimes les crêpes ? 56 « Oh oui, avec beaucoup de confiture de fraises » Notre vie désormais régulière m’avait permis de reprendre mes études de droit : Je préparais un master, suivant des cours sur Internet et m’arrangeant pour assister à un maximum de TP en fac. Un appel de Lydia m’offrit l’occasion de reprendre contact avec Me Sieriex : il s’agissait d’une de ses amies dont la petite sœur avait été violée par son beau-père. Aussitôt après que je lui ais signalé le cas, Il alerta les Services concernés. Le surlendemain, Mme Sieriex m »appela. Elle voulait m’inviter à prendre le thé et que je vienne avec Lydia et Archia. Lydia accepta avec plaisir, Archia la suivit passivement. Mme Sieriex nous demanda de l’appeler par son prénom, Aurélie. Elle engagea une conversation sur des banalités, demanda des nouvelles de nos études. Puis elle s’intéressa au voyage de Lydia aux iles Silly (qu’elle appela Sorlingues). Elle avait visité le jardin tropical de l’ile de Tréno, parla d’essences rares. Puis elle évoqua la saga d’Olaf 1er, petit chef de guerre qui devint roi de Norvège en 995. Il aurait rencontré aux Sorlingues un prophète chrétien qui lui aurait prédit le destin d’un roi puissant et renommé, mais qu’auparavant il échapperait de peu à la mort suite à une conspiration. Il guérirait de ses blessures au bout de 7 jours, se ferait baptiser et par la suite convertirait beaucoup de païens au christianisme. Lydia raconta sa rencontre avec Jessica, la professeur la retraite et de ses recherches sur la préhistoire de l’ile. J’observais discrètement Archia, Aurélie faisait de même. Il était question ici d’un monde dont elle ignorait tout mais dans une ambiance chaleureuse où elle commençait doucement à se dégeler. Elle paraissait soulagée que la conversation ne tourne pas autour d’elle. Puis Aurélie parlait de Leila, elle venait d’avoir des nouvelles fraîches. La fillette était désormais hors de danger. Elle resterait encore une semaine à l’hôpital pour stabiliser son état et surtout pour profiter d’une prise en charge psychologique. Je proposai à Archia de l’emmener voir sa sœur le lendemain ; Archia se trouvait en confiance, et finit par évoquer sa crainte de se retrouver à la rue avec sa petite sœur, seules. Elle tremblait et fit un effort pour ravaler ses larmes. Aurélie la prit sur ses genoux, la caressa de mots apaisants, l’assura qu’elle allait s’occuper d’elle et de sa sœur, que plus jamais elles ne retourneraient à la rue. Que si elle l’avait invitée c’était pour mieux la connaître afin de faire avec elle le bon choix pour leur avenir. Archia l’embrassa, incapable de dire un mot. Aurélie s’adressa à moi : « Vous allez les reconduire et vous me rappellerez après » 57 Après avoir reconduit les filles, il était temps de récupérer Maelle et de préparer les crêpes. Pendant que la pâte reposait et que Maelle jouait dans la chambre, je rappelai Aurélie. Elle me demandait ce que je pensais d’Archie. Elle savait que j’avais connu moi aussi une adolescence mouvementée comparable à ce que vivait Archie. Je m’en étais tirée ; elle faisait confiance à mon jugement. Archie avait-elle le ressort pour rebondir ou était-elle résignée à se laisser couler ? A mon avis elle était prête à se battre pour sa sœur, pas forcément pour elle-même. Il fallait lui donner l’opportunité de sauver sa petite sœur et par là-même de se sauver elle-même. Aurélie me remercia, c’est ce qu’elle avait ressenti confusément elle-même mais je l’avais exprimé plus clairement. Elle dit connaître une famille d’accueil intéressée, un couple sans enfants. Elle voulait prendre les Services Sociaux de vitesse, les mettre devant le fait accompli. Son mari saurait trouver les arguments juridiques et humanitaires adéquats. Puis elle me parla de sa solitude, qu’elle aimerait que je passe du temps avec elle. Je lui parlai de mon emploi du temps, de Maelle qui avait besoin de retrouver sa mère après des années de nourrice, de Kathy qui commençait à sortir avec un garçon, Arry, et qui avait besoin d’être guidée. Je parlais de mes études, des horaires contraignant des TP. Nous finîmes par tomber d’accord ; le mardi je déjeunerais avec elle, puis nous passerions l’après-midi ensemble. C’était un minimum. En fonction de mes contraintes je trouverais d’autres occasions. Le lendemain Me Sieriex lui-même m’appela pour me remercier de s’occuper de son épouse et m’informer qu’il avait réussi à se libérer pour déjeuner avec nous. Sa voix huilée par l’art oratoire laissait poindre une angoisse qui me fit frissonner. Sans y réfléchir je l’assurai que je rendrai une petite visite à son épouse tous les jours de la semaine. Il parut visiblement soulagé « Je ne sais comment vous remercier. Elle en a tellement besoin » Après déjeuner, Sieriex partit pour son cabinet. Aurélie me pria de m’asseoir à côté d’elle sur le canapé, prit mes mains dans les siennes. Elles étaient froides. « Ma petite fille, il me reste moins de temps à vivre que je ne l’escomptais, Mon cancer s’est généralisé et entre en phase terminale. Certes j’ai peur de la solitude, de la douleur et de la mort. Mais j’ai surtout peur pour mon mari. Dans son métier il est confronté à tous les vices, toutes les bassesses, folies et 58 douleurs de l’âme humaine. Il doit sauver les coupables comme les innocents. Alors pour ne pas sombrer lui-même, il s’est accroché à moi. Il fallait que notre amour soit d’une pureté exemplaire. Avec ma mort ce bel édifice va s’écrouler. Il sera perdu sans moi. Alors ma petite fille, c’est à vous que je veux le confier. Je vous sens capable de reconstruire le temple avec lui. Vous êtes la seule de mon entourage à comprendre la pureté. Prenez votre temps pour me répondre. Ce que je vous demande c’est un engagement total, comme d’entrer en religion. Mais sachez qu’il vous mérite et que j’aimerais connaître votre réponse avant de mourir. Voulez-vous venir me chercher demain matin pour me conduire à l’hôpital voir Leila ? » Aurélie s’assit sur la chaise à coté du lit de Leila, lui prit la main. Un courant magnétique s’établit aussitôt entre elles. Je me sentis de trop et m’éclipsai Quand je revins au bout d’une demi-heure, Leila dormait paisiblement. Elles ne s’étaient pas dit un mot. Leila se réveilla au moment de partir. « Tu reviendras Mamy ? » « Bien sûr mon ange » « Avec Archia ? » « Archia viendra avec nous, ta sœur va bien et elle a hâte de te revoir » « Je suis bien avec toi, Mamy » « Moi aussi je suis bien avec toi mon ange. A bientôt » Elle l’embrassa et nous partîmes « Demain je vous présenterai le couple d’amis auxquels je pense pour être la famille d’accueil. Votre avis me sera précieux ». Charles-Edouard et Marthe Delaferronnière étaient un couple d’une trentaine d’années. Ils tenaient un ranch, élevage de chevaux et école d’équitation dans l’arrière pays, sur la route de Niort. Je leur racontais en détail le calvaire d’Archia, son beau-père qui lui faisait visionner des films pornos pour ensuite lui demander de pratiquer sur lui ce qu’elle avait vu dans le film. Marthe fut horrifiée. Mains croisées entre ses genoux serrés, elle s’accrochait à son chapelet « Vous savez, ces enfants ont perdu toute confiance dans les adultes. Ils prendront votre gentillesse pour de la faiblesse et tenteront de vous dominer par les seuls moyens qu’ils connaissent pour les avoir subi. Et ils ont connu des tentatives d’anéantissement que vous ne pouvez pas imaginer. Ils ont la force de briser votre couple et de vous réduire à néant » Deux jours plus tard Marthe me rappela : « Mademoiselle, ce que vous nous avez dit nous a fait très mal. J’en ai parlé à mon frère qui est prêtre et qui est du même avis 59 que vous. Nous avons longuement prié ensemble et nous sommes prêts désormais pour affronter cette épreuve » « N’oubliez pas qu’elles sont d’origine musulmane et qu’elles s’en souviennent peut-être » Avec Archia, Aurélie et Lydia, nous allâmes chercher Leila à la sortie de l'hôpital. Les Delaferronnière attendaient sur le parking dans leur 4X4. Aurélie et les deux sœurs montèrent dans le 4X4, Lydia et moi suivions dans la Twingo. Du haut de son petit nuage Lydia me parlait de Marchand (elle ne l’appelait pas par son prénom). Désormais elle passait deux nuits par semaine avec lui. Le 4X4 s’arrêta devant le grand portail du domaine des Delaferronnière. Marthe allait l’ouvrir en grand. Côté route la propriété était clôturée par une haie de grands thuyas. Nos voitures s’engagèrent sur leur route privée, menant au manoir et aux écuries. Cette route était bordée des deux côtés par une clôture électrique. A droite deux chevaux paissaient. A l’arrivée des voitures ils levaient la tâte, hennirent se mirent à galoper à nos côtés. Sitôt arrivés, Leila se précipita vers eux, les regardant par-dessus la barrière avec de grands yeux. « Plus tard moi aussi j’aurai un cheval » Marthe s’était approchée, accroupie à côte d’elle, regardait dans la même direction « C’est le grand brun qui te plait ? Il s’appelle Elody, c’est une jument. Si tu veux tu pourras t’en occuper. Je t’apprendrai à la monter. Tu pourras la faire galoper, assise sur son dos. Tu verras c’est merveilleux. Mais ce sont des animaux très sensibles. Je t’interdis de lui faire du mal » « Je ne lui ferai jamais de mal » « Moi non plus » Archie s’était rapprochée d’eux et surveillait Marthe. Charles-Edouard nous fit faire le tour du propriétaire, les écuries, puis la maison « Vous pensez que vous allez vous plaire ici, » demanda Marthe aux deux filles. L’état de grâce était passé, Archia serra sa sœur contre elle, toutes deux tremblaient de peur. Je m’approchai de Marthe : « C’est plus beau que tout ce qu’elles ont connu jusqu’ici. Elles ont peur de devoir payer le prix fort » « Ici, personne ne vous fera de mal. Vous aurez votre chambre, et vous vivrez une vie normale comme toutes les jeunes filles de votre âge. Je m’y engage solennellement devant Dieu » Marthe s’était accroupie devant elles et leur parlait les yeux dans les yeux. Son émotion réussit enfin à faire sourire les jeunes filles. Elles tendirent leurs mains vers Marthe pour l’embrasser. 60 Nous repartîmes en emmenant Aurélie « Je les vois mal partis. Les enfants martyrs éprouvent toujours le besoin de se venger sur de plus faibles. Et Marthe a un profil de victime. Elle va dérouiller » Aurélie avait pris un petit air pincé. Je tentai de relativiser « Leila est toujours sous assistance psychologique. Sans doute faudrait-il prévoir le même traitement pour Archia. Ou mieux une sorte de thérapie familiale pour les quatre afin qu’ils apprennent à mieux se comprendre et s’accepter » Aurélie semblait encore davantage irritée par mes observations Elle se tourna vers Lydia « J’ai cru comprendre qu’aux Sorlingues vous avez eu à faire à un fantôme ? » Lydia raconta l’histoire de Sally, la résumant à ses dialogues avec la sœur fantôme, omettant soigneusement de préciser qu’elle couchait avec son père. Aurélie hocha la tête, choquée. Visiblement elle se demandait ce qu’elles pouvaient bien inventer ces petites vicieuses pour coucher avec leur père. Lydia avait compris la même chose que moi et demeurait confuse Depuis ce matin, s’était montrée sous un jour que je ne lui connaissais pas. Moins enjouée, plus aigrie, manipulatrice. Probablement son cancer la faisait-elle souffrir davantage que d’habitude. Peut-être que de soumettre des vivants à son pouvoir était-ce sa seule façon d’exorciser la mort qui rodait autour d’elle ? L’anniversaire de Kathy approchait, elle allait avoir 15 ans. Comme cadeau d’anniversaire, elle souhaitait un scooter. J’en informai Me Sieriex, son tuteur légal. Il fallait faire comprendre à Kathy qu’il y avait des règles à respecter dans sa situation légale, surtout face à l’argent, Sieriex s’en chargera. Il fit prendre à Kathy quelques leçons de conduite, passer un permis. Il l’accompagna lui-même choisir son scooter. Kathy tenait à fêter cet événement, entourée seulement de ses amis : Arry, Xintia et une demi-douzaine d’autres. Je lui laissai l’appartement et allai avec Maelle dormir chez Fiona. En rentrant le lendemain je découvris le living en désordre, des verres qui trainaient, une bouteille de mousseux italien vide. Le lit était défait et des traces de vomi soulevaient le cœur autour de l’évier de la cuisine. En rentrant du lycée le soir, Kathy était taciturne, silencieuse. Je préférais ne pas poser de questions, attendant qu’elle aborde le sujet d’elle-même. J’étais couchée quand elle frappa à ma porte. Sous son tee-shirt de nuit, elle avait remis une bambinette. Avait-elle peur d’une 61 rechute dans son encropésie ? Sa vieille angoisse du noir allaitelle la reprendre ? « Je peux dormir avec toi ? » « Bien sûr. Et tu vas me dire ce que tu as sur le cœur » Elle se pelotonna contre moi « Je t’aime beaucoup Joëlle. Crois-tu que je sois lesbienne ? » « Ca s’est mal passé avec Arry ? » « C’était une belle fête d’anniversaire et on s’est bien amusé. Xintia avait apporté une bouteille d’Asti Spumante et nous avons bu. Arry était resté après que tout le monde soit parti et nous nous sommes retrouvés sur le lit presque nus, en train de flirter. Il a pris ma main, l’a guidée vers son sexe. Je l’avais à peine touché que j’ai ressenti un violent dégout, je me suis précipité vers l’évier pour vomir. J’ai piqué ma crise de nerfs, lui ai crié dessus et je l’ai mis à la porte. Aujourd’hui au lycée on ne s’est pas adressé la parole. Tu sais Joëlle, je suis vraiment amoureuse. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Arry. est un type bien, sérieux, travailleur. Mais sa famille est pauvre. Il a deux sœurs et un frère. Sa mère est caissière à mitemps dans un supermarché. Ils vivent à 4 dans un petit appartement. La mère et les filles dorment dans la chambre, son petit frère et lui sur un canapé dans la cuisine. Sa mère est très stricte. Il faut qu’il soit rentré tous les soirs avant sept heures. Elle le surveille de près et lui doit surveiller ses sœurs et son frère. La drogue circule dans son quartier et ils sont sollicités tous les jours. Avec moi il se sent bien, détendu. Je me demande s’il est aussi amoureux de moi que moi de lui » Kathy s’était un peu calmée. Je me levais « Je vais te masser, te décontracter. Après on verra plus clair». Sa nuque était raide, je mis du temps à la dénouer. Je repris son histoire. « Après la fête, vous étiez grisés et vous avez voulu faire l’amour un peu par surprise ? » « Oui » Puis quand tu as caressé son sexe tu fus prise d’un dégout subit et violent ?» « C’est ça » « Cette caresse a-t-elle évoqué quelque chose de dégoutant ? » Kathy sursauta, se précipita vers l’évier pour vomir. « Oui, c’est ce salaud de Petit qui me demandait de caresser son sexe. Cela me dégoutait mais je l’ai fait. Oh j’ai honte, j’ai honte » Elle se mit à sangloter. Je la pris dans mes bras. « C’est ce souvenir qui te bloque. Il faut le neutraliser, faire ton deuil. Peut-être qu’un psi pourrait t’aider ? » « Non merci. J’ai consulté une fois, elle était plus folle que moi » « Il ne faut plus que le fantôme du professeur Petit vienne te pourrir la vie et t’empêcher d’aimer. Dans le mythe antique il y avait un nocher qui faisait passer le fleuve de l’Oubli aux 62 trépassés pour les conduire dans le royaume des morts. Mais il fallait payer le passage. C’est pourquoi on mettait dans la bouche des morts une pièce d’argent. Sans cela ils étaient condamnés à errer pour l’éternité sur la rive des vivants et leur pourrir la vie. Alors, si tu veux, je demanderai un congé au Cabinet pour mercredi après-midi et nous irons sur la tombe du professeur Petit. Tu y déposeras un Euro, il pourra passer le fleuve de l’oubli et ne viendra plus te hanter dans tes souvenirs et tes amours » Elle se serra contre moi, affectueusement « Joëlle, tu es une fille formidable » Le mercredi nous partîmes pour le cimetière. Il était désert. Ca et là, des pots de chrysanthèmes, restes de Toussaint, finissaient de faner. Nous finîmes par trouver la tombe provisoire de Petit, carré de terre surmonté d’une croix de bois. Nous observâmes une minute de silence. Brusquement Kathy s’accroupit sur la tombe, se déculotta, déféqua. « Je lui chie dessus, c’est tout ce qu’il mérite » J’attendais qu’elle se soit rhabillée « Mets-lui quand même son Euro. On ne sait jamais » Kathy paraissait satisfaite. De retour dans la voiture, je l’entrepris « Arry doit culpabiliser, croire que c’est de sa faute » « Va lui expliquer toi. J’en suis incapable » Est-ce que tu l’aimes toujours ? « Plus que jamais » J’abordai Arry à la sortie du lycée, lui expliquais que Kathy était pudique, qu’elle ne se sentait pas suffisamment mûre pour avoir une vie sexuelle, qu’elle l’aimait toujours et qu’elle se demandait si lui était prêt à renoncer au sexe le temps de mieux se connaître et s’apprécier. Je lui demandai de réfléchir avant de s’engager et de donner sa réponse directement à Kathy. « Kathy est la femme de ma vie, je respecte sa pudeur. J’attendrai qu’elle soit prête, que notre amour soit partagé et qu’il grandisse. J’irai le lui dire tout à l’heure. J’avais tellement peur qu’elle m’en veuille d’avoir été maladroit, et qu’elle me quitte » Deux jours plus tard, Aurélie me raconta sa version de l’histoire. « Kathy m’inquiète. Elle fréquente un petit mulâtre qui vient d’un quartier mal famé Sa mère, célibataire, s’est fait faire 4 enfants. Ils vivent à l’étroit dans un tout petit appartement. Arry fera l’impossible pour se mettre en ménage avec Kathy et pour vous mettre dehors, Maelle et toi. Il ne faudra pas vous laisser faire. Tu as un contrat de travail qui précise logée, nourrie. Et s’ils te harcèlent tu pourras les traduire devant les prud’hommes » Cette opiniâtreté à s’immiscer dans les affaires des jeunes me frappa. Volonté, à l’approche de la mort à s’accrocher à des vies en pleine croissance, comme ci ces jeunes pouvaient lui céder 63 une part de leur jeunesse ? Volonté de dominer le devenir des autres à l’instant où elle n’est plus en mesure de dominer son propre devenir ? Me manipulait-elle moi aussi ? Son évocation de ma pureté me revint à l’esprit. C’est bien cette recherche de pureté qui m’avait permis de sortir du cloaque où m’avait enfermé ma mère. Me revint à l’esprit ma douche nue sous la pluie dans la nuit noire devant le lycée St Ambroise : ablution purificatrice avant d’aborder une étape cruciale de ma vie. Mais quel lien entre mon exigence de pureté et l’existence de son mari ? Me voyait-elle comme un ange gardien protégeant son mari, le gardant pour elle, l’empêchant de rencontrer d’autres femmes ? J’imaginais mal Sieriex s’épanouir sexuellement auprès d’une épouse souffrant d’un cancer de l’utérus. Entre cette réalité et son image d’une fidélité absolue je sentis un abime. La semaine suivante elle m’annonça que la secrétaire de son mari allait partir en congé maternité et que probablement elle s’arrêterait de travailler. « Veux-tu assurer l’intérim ? Si cela te tente tu viens au cabinet, tu t’informes et tu prends ta décision » Je suis venue, j’ai vu et j’ai imposé mes conditions : un travail d’assistante, pas un simple secrétariat. Je voulus étudier les différents types de dossiers et de lettres qu’il donnait à taper. Il n’aurait plus à les dicter, simplement à me tracer les grandes lignes, je me chargerais de la rédaction qu’il n’aurait plus qu’à contrôler. Il gagnerait du temps et j’apprendrais le métier sur le tas. En acceptant ce travail n’étais-je pas en train de saboter mes chances de réussite à l’examen final du Master ? A contrario combien de diplômés ne trouvent pas d’emploi, et sont contraints de se rabattre sur des petits boulots ? Avec Maelle à ma charge qui grandissait, je me devais de choisir la solution la moins incertaine. Je commençais à mieux cerner comment Aurélie comptait me manipuler. Intuitivement, elle avait compris que Greg fut le seul homme de ma vie et qu’il n’y en aurait pas d’autre. Avant lui, mon adolescence dans le sex-club de ma mère m’avait conduite à me protéger des ravages du sexe en le vivant comme une comédie, un comportement extérieur à moi-même ; et je sus devenir excellente comédienne totalement détachée. Dans l’embrasement de mon amour pour Greg, mon sexe connut sa rédemption, jusqu’à donner la vie à Maelle. Depuis sa mort, le sexe m’est redevenu définitivement étranger. Je n’y fais appel que par stratagème, et le plus rarement possible. 64 C’est cela qu’Aurélie avait dû sentir. Sans doute me voulut-elle placer auprès de son mari comme un agent de sécurité ou un exemple à suivre. Mais probablement aussi me plaçait-elle comme une espionne dont, par un questionnement habile, elle apprendrait beaucoup sur le comportement (et les éventuels écarts) de son mari. J’imaginais mal Sieriex faire l’amour à une femme rongée par un cancer de l’utérus, et il ressentait certainement des besoins sexuels plus forts que les miens. Ce sont ses probables infidélités qu’Aurélie eut aimé traquer, elle me voyait comme un pion dans son jeu. Je fis une proposition à Sieriex : « Lorsque vous êtes à l’extérieur et que votre épouse cherche à vous joindre, je vous appelle sur mon portable » Il mit quelque temps avant de comprendre. Les appels entrant et sortant du standard sont enregistrés. Aurélie pourrait vérifier facilement si après un appel d’elle j’appelais son mari à l’extérieur. Par contre la ligne privée de Sieiriex est confidentielle. Averti depuis mon portable il pourra répondre comme s’il se trouvait dans son bureau. Enfin Sieriex m’adressa un sourire complice : « Joëlle, je vous appelle par votre prénom. Alors désormais appelez-moi Jean » Les vacances de Pâques Un soleil printanier dardait du zénith, une brise légère soufflait du large. Majestueux, le Victory entra dans le Vieux Port de La Rochelle, toutes voiles dehors. Prévenu par Fiona, Jean Durand, correspondant local de plusieurs journaux régionaux attendait sur le quai. Il avait choisi l’emplacement le plus favorable pour la photo. La contre-plongée en zoom ferait apparaitre le haut du grand mat au même niveau que le sommet des deux tours qui gardaient l’entrée du port. De quoi faire rêver à la veille des vacances de Pâques. Jean comptait bien décrocher la Une d’un des quotidiens pour son cliché. Herbert Forrester était venu en famille. Sally avait hâte de revoir Lydia. Mais surtout les Danakelt, groupe rock celte animé par son frère Kevin, avait été invité par les Sabots cloutés Groupe de folk rock régional pour animer ensemble quelques fêtes et raves. Pendant que Sally procédait aux manœuvres d’arrimage, Kevin avait sauté sur le ponton, salué la foule, puis, apercevant Lydia s’était précipité vers elle, l’embrassant, puis la portant sur ses épaules en dansant. Max, le DJ du lycée, était venu accueillir les Danakelt avec les Sabots Cloutés et toute une bande de copains. Son appareil photo n’arrêtait pas de flasher. La Bigleuse, fêtée comme reine d’un groupe rock anglais d’avant-garde, c’était le scoop surprise. 65 Dès demain ses photos allaient circuler dans les classes et sur le Net. Son travail fini Sally s’élança à son tour dans les bras de Lydia. Les Sabots cloutés aidèrent les Danakelt à charger instruments et matériel dans leur camionnette, les deux groupes partirent ensemble. Le Vieux Port retrouva son ambiance habituelle Dans un des box de l’écurie des Delaferronnerie, Leila flattait son cheval « Elody chérie, je vais rester avec toi. Tu es malade, tu as de la fièvre, ici ils disent que tu as tes chaleurs. Alors ils t’ont mise à m’écart. Mais cette nuit je vais veiller sur toi je vais dormir à côté de toi, couchée dans le foin. Je pourrai te parler de ma tristesse et de mes peurs. Tu ne dis mot mais je sais que tu comprends tout. Tu es la seule amie à qui je puisse me confier. Ma sœur est toujours lé à vouloir me pousser en avant. Toi tu as la patience. J’aime te brosser, te caresser, passer ma main dans tes cheveux, ta crinière et ta longue queue » Leila avait pris l’habitude de parler à sa jument comme à une amie. Le viol par son beau-père l’avait brisée au physique comme au moral. Avec Elody elle récupérait doucement. Le vantail haut du box était ouvert, laissant passer un rayon de soleil. Une ombre l’assombrit un instant : une jeune femme tenant son cheval à la bride jetait un coup d’œil. « Bonjour, je m’appelle Ariane. Et toi ? » « Je m’appelle Leila » « Leila, voici Hector. Il m’a conduit jusqu’à toi. Sans doute souhaite-il que ce soit toi qui t’en occupes. Moi je n’ai pas beaucoup de temps. Alors, si tu veux bien, je vais te le confier. Après chaque promenade l’étriller, le brosser, le soigner, changer son eau. Je te payerai 10 € par semaine. Cela te convient ? » Leila sortit du box, Hector la renifla, se cabra en prestance, hennit tout à côté de son oreille. Leila paniqua, s’enfuit à toutes jambes, trébucha. Sa tâte et son épaule heurtèrent violemment un pilier du manège couvert. Elle perdit connaissance. Le docteur Marchand, appelé en hâte, diagnostiqua un traumatisme crânien et une probable fêlure d’une vertèbre cervicale, il demanda l’intervention urgente du SAMU. Face à Ariane, hébétée, Marthe paraissait calme : « Elody, la jument de Leila à ses chaleurs. Leila portait son odeur sur elle. C’est à cela qu’Hector a réagi, en bon étalon. Mais vous ne pouviez pas le savoir » Marchand prit Archia à part. « Je sais que votre sœur fut victime d’une agression sexuelle. En reniflant les chaleurs d’Elody, Hector a eu un sursaut sexuel. C’est ce qui a fait paniquer Leila. Elle développe probablement une peur panique du sexe. Elle a besoin d’une assistance psychologique » 66 « Nous suivons actuellement un traitement toutes les deux » Marchand parut soulagé « Je connais bien le docteur Palet, le chirurgien qui va s’occuper d’elle. Dès que j’aurai des nouvelles je vous appellerai » « Je suis avocate comme vous savez » dit Ariane à Marthe. Si vous permettez, je vais me charger de toute la paperasse concernant cet accident » « Notre avocat est Me Sieryex » « Cela tombe bien, nous sommes sur le point de nous associer et nous collaborons d’ores er déjà étroitement ». Marchand avait vu juste. Leila souffrait de traumatisme crânien, fêlure d’une vertèbre cervicale et d’une fracture de la clavicule. Son cou et le haut de son torse allaient être immobilisés dans le plâtre pendant au moins 3 semaines. Elle devrait suivre ensuite une rééducation et des analyses régulières. Pour l’instant, isolée dans une chambre aseptique, elle n’avait pas droit aux visites. Kathy et moi avions rendez-vous avec Marielle N’guyen, la mère d’Arry, au Grand Aquarium, proche du Port des Minimes. Le choix de ce lieu fut le résultat d’une négociation subtile. Kathy souhaitait la recevoir chez nous. J’avais en mémoire les craintes d’Aurélie et feignis d’être d’accord, à condition qu’elle nous reçoive aussi chez elle. Ainsi nous tombâmes d’accord sur ce lieu neutre. Elle nous attendait sur le perron de l’aquarium, accompagnée de toute sa famille : Arry, bientôt 15 ans, Léa 13 ans, Ariane 11 ans et enfin Kim, 9 ans. Les jeunes partirent en bande à la découverte de l’aquarium, Marielle resta avec moi, assises sur un banc dans la pénombre. C’était une créole au regard lumineux, mais aux trais durcis par le travail et les épreuves. A 35 ans, elle commençait à prendre de l’embonpoint. Elle avait épousé un marin vietnamien qui lui avait fait 4 enfants. Il avait disparu au cours d’une escale à Cartagena, en Colombie, probablement victime d’un mauvais coup. Elle travaillait comme caissière à mi-temps dans un supermarché. Elle était fière d’Arry, son aîné qui veillait à ce que ses sœurs et son petit frère restent dans le droit chemin. Elle voulait qu’il réussisse son Brevet avant de l’orienter vers un lycée professionnel, dans les métiers de bouche. Elle le voyait comme un grand chef cuisinier. Mais il devrait rester à la maison durant tout le temps de son apprentissage, le temps que Léa prenne le relais pour la bonne éducation des deux derniers. Elle savait Kathy amoureuse de son fils, mais que ferait une fille de cadres, promise à un bel avenir avec un apprenti-cuisinier ? Certes Arry avait la capacité d’entreprendre des études 67 supérieures, cela demanderait des sacrifices et qu’au bout il se retrouve chômeur de longue durée. « Wong mon mari et moi étions très différents. Il était de culture asiatique, moi de racines africaines. Il était marin, allait, venait, dépensait ; moi j’étais attachée à la terre, fille de fermiers besogneux. Lorsque nous nous sommes connu j’avais 17 ans et lui 19. Je lui ai imposé 4 ans de fiançailles chastes. Nous avons compris que le sexe c’était d’abord le bonheur de donner la vie. C’est qui a fait que deux êtres aussi dissemblables n’en fassent qu’un. J’ai eu une discussion sérieuse avec mon fils Arry. Il est d’accord pour attendre d’avoir 20 ans avant de demander à Kathy d’avoir des relations intimes. A ce moment il sera cuisinier avec les horaires, les contraintes, les coups de feu du cuisinier. Kathy sera en 2è ou 3è année de faculté. Si leur couple tient jusque là je leur souhaite autant de bonheur que j’en ai connu avec Wong. Je lui suis resté fidèle au-delà de la mort. J’aurai eu à plusieurs reprises l’occasion de refaire ma vie. J’espère que mes enfants ne m’en voudront pas, cela les aura privé de confort et de sécurité matérielle, voire de perspectives d’avenir. J’espère qu’ils comprendront qu’il y a des valeurs supérieures à la recherche d’opportunités et à l’argent » J’allai vers elle et l’embrassai. Je brulais de parler de Greg, puis jugeai que ce n’était pas le moment. Pas besoin de mots pour nous sentir parfaitement en phase. Arry m’avait demandé de l’aider à trouver un petit boulot pour les vacances de Pâques. Lucy était d’accord pour qu’il l’aide à remettre le Bihan en état. Marielle souhaitait rencontrer Lucy au préalable. Je me proposais de la conduire. Lucy nous accueillit avec un grand sourire et par gestes nous invita à venir voir le Bihan. Je les conduisis vers la cale sèche, l’aire de travaux de réfection de bateaux Je sentis Marielle s’épanouir au contact de Lucy Toutes deux souffraient d’un handicap, l’un physique, l’autre social, toutes deux savaient y faire face. Sans doute Marielle craignait-elle que pour son premier travail, Arry ait à affronter le mépris et l’exploitation, et que cela réveille l’héritage ancestral de l’esclavage. Je lui expliquais que Lucy s’occupait d’un groupe d’enfants handicapés, et que ces enfants l’aimaient beaucoup parce qu’ils sentaient en Lucy une personne qui avait réussi à forger son bonheur malgré son handicap. Dans mes années noires, c’est à elle que j’avais confié la garde de mon enfant, et son exemple m’avait aidé à tenir. Lucy était montée dans le bateau et invitait Marielle à monter elle aussi à l’échelle pour voir les travaux à faire. Une fois redescendues, les yeux embués de larmes, Marielle embrassa Lucy. « Mon fils sera bien avec vous » 68 Je reconduisis Marielle chez elle, elle m’invita à monter prendre un café « Vous voyez, chez moi c’est tout petit » « Oui mais c’est très propre » « A 13 ans j’ai été placée comme bonne à tout faire dans une famille bourgeoise. Ma patronne était très pointilleuse, il fallait que tout soit impeccable. J’ai gardé l’habitude. Sinon avec 4 enfants cela deviendrait vite invivable. C’est sans doute grâce à cela que mes propriétaires m’ont fait confiance lorsque j’avais du mal à payer mon loyer. Dieu merci, mes enfants n’ont jamais vécu dans la rue… mais j’ai cru comprendre que vous avez connu ce malheur ? » « Pendant près de 2 ans. La plupart des SDF deviennent fous, schizophrènes, leur vie perd tout sens. Trois choses m’ont permis de tenir. D’abord ma petite fille, Maelle ; il fallait que je sois là et que je me batte pour elle. Ensuite le souvenir de mon mari qui m’avait aidé à retrouver le respect de moi-même. Enfin l’exemple du courage et de la gaité de Lucy ». Je sentis Marielle désormais en confiance. Les enfants arrivaient, la pièce devenait exigüe. Je proposais à Kathy de rentrer. Nous embrassâmes toute la famille. - Comment ne pas trahir le secret de cette liaison dans le harcèlement subtil des questions d’Aurélie ? - En aparté Ariane m’avait fait comprendre qu’elle était bisexuelle et que je lui plaisais. Comment dire Non sans me faire licencier ? Je fis celle qui n’avait rien compris, félicitais Ariane pour leur association, et l’assurais que je ferai tout ce qui était en mon pouvoir pour faciliter cette association, éliminer les obstacles qui l’empêchaient ou la retardaient. Un plan commençait à germer dans ma tête Lydia m’avait présenté Sally, enceinte de 3 mois. Elles m’ont raconté leur histoire, les aventures avec Lydia 2, la sœur fantôme de Sally. « Lydia, te souviens-tu de ce que disait Aurélie à propos de la liaison de Sally avec son père ? « Crois-tu que la petite sœur serait en mesure de lui donner une leçon ? » « Yes, yes, yes » répondit la petite voix suraigüe, au comble de l’excitation. J’informais Aurélie que Sally-la-vicieuse se trouvait à La Rochelle et qu’elle pourrait la rencontrer pour lui dire ses 4 vérités. Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Depuis que Jean Sieriex m’avait présenté Ariane, je me sentais prise en double tenaille : 69 Je conduisis Aurélie au port des Minimes où Lydia et Sally l’attendaient. Aurélie indignée leur fit sa leçon de morale ; en retour la voix sur aigue la traita de tous les noms. Une voiture de gendarmerie s’était arrêtée au coin, une gendarmette en descendit. Aurélie se précipita vers elle, dérapa, tomba du quai sur le ponton en bois 5 m en contrebas. Les gendarmes accoururent, tentèrent de la sauver, mais ne purent que constater le décès. Aurélie avait fait don de son corps à la science. Le lendemain l’ambulance funèbre du CERAN emmena le corps à la Faculté de médecine pour être disséqué. Jean organisa un apéritif dinatoire funèbre réunissant tous leurs amis et connaissances. Ariane me demanda de rentrer avec elle. Elle habitait un Studio coquet au 4è étage d’un immeuble résidentiel. Dans l’entrée sur un porte-manteau, sa tenue de cavalière : bombe et bottes de cheval, cravache glissée dans une des bottes. Je la pris discrètement en passant. Ariane me désigna le canapé : « Assieds-toi, je te demande un instant, je me mets à l’aise. Ariane revint, en kimono négligemment noué, un parfum Poison de Dior flottait autour d’elle. Elle portait un plateau avec deux coupes et une demi-bouteille de champagne. Elle me tendit une coupe, se pencha vers moi « Buvons à notre réussite et à notre amitié. Ma chère Joëlle, j’ai eu le coup de foudre pour toi dès que je t’ai vue. Je suis toute à toi. Fais de moi ce que tu veux » Je me méfiais de ce type de soumission qui allait vite se muer en domination. Et Ariane allait être ma supérieure hiérarchique D’une pichenette de la cravache, je fis s’ouvrir la ceinture du Kimono. Les pans du vêtement s’écartèrent découvrant son corps bronzé dans une lingerie de charme blanche à fines dentelles : pigeonnant, porte-jarretelles, string. Avec la cravache je lui fis signe de laisser glisse r le kimono à terre. Puis de se tourner lentement sur elle-même. Enfin de s’accroupir devant moi. Je me levai, passai la cravache dans ses cheveux « Ariane, je vais te révéler mon secret mais tu le gardes pour toi » « Je le jure » « Un petit Troll invisible aux yeux des autres à élu possession en moi. Nous avons conclu un pacte. IL me dit qui je peux aimer et je tombe aussitôt follement amoureuse. Je lui dis qui il doit tuer et il s’arrange pour provoquer un accident ou un suicide. Je m’étais engagée à balayer les obstacles qui vous barraient la route. C’est fait. 70 Il importe que Jean persiste à croire que la chute d’Aurélie fut accidentelle. De même que l’accident de Louise Lemaitre ou le suicide du professeur Petit. Pour l’instant mon Troll t’observe. Peut-être qu’un jour il me demandera de t’aimer. Ou peut-être la permission de te tuer. Pour l’instant il se tait, alors laissons-le. Lève-toi et buvons à la réussite de ton association avec Jean Sieriex. Sache que je vous aime bien tous les deux et que je veillerai sur vous ». Au fond de mon sourire il y avait comme un arrière-gout de menace. Ariane ramassa précipitamment son kimono et le remit. Je trinquai ma coupe contre la sienne. Elle tremblait. Sans doute n’avait-elle pas cru mon histoire de Troll. Mais elle connaissait des cas de psychokinésie. Elle avait compris que je pouvais être dangereuse et qu’il était préférable de ne pas jouer avec mon pouvoir. Je fus très surprise de recevoir une lettre d’invitation du notaire pour l’ouverture du testament d’Aurélie. Nous n’étions que deux à être convoqués : Jean Sieryex et moi. Aurélie était l’actionnaire majoritaire du Cabinet ; c’était sa fortune qui avait permis de l’ouvrir. Par testament elle me légua la moitié de ses actions. Apprenant la nouvelle, Ariane piqua un coup de sang, m’accusa d’avoir escroqué une vieille dame sénile, me menaça d’un procès pour faire invalider le testament. Elle allait jusqu’à me menacer d’un procès pour avoir fomenté le meurtre d’Aurélie Je restai calme, ce qui l’énerva encore davantage. « Attention Ariane, mon petit Troll vous observe » Depuis son bureau, Jean avait tout entendu. Il finit par sortir du bureau « Je ne vous connaissais pas sous ce jour là Ariane » La surprise d’Ariane fut grande, elle avait dû nous croire seules, la veille Jean avait évoqué une affaire urgente à Nantes. Elle décrocha nerveusement son pardessus et son attaché-case « Je vous laisse, je suis attendue au Palais » Nous restions seuls, l’un en face de l’autre. « Que pensez-vous d’Ariane, Joëlle ? » « Elle me semble faire preuve de qualités professionnelles évidentes : esprit d’à-propos, sens des opportunités, combativité susceptible de convaincre et d’emporter l’adhésion… » « Je suis d’accord et c’est ce qui avait attiré mon attention. Avezvous le sentiment que ces qualités s’appliquent bien à l’image que je veux donner de mon Cabinet ? » « Aurélie avait évoqué une image de pureté, de droiture… » « Vous avez parlé de petit Troll, pouvez-vous préciser ? « C’est une idée qui m'était venue sur le moment. Ariane se disait bisexuelle et me harcelait de propositions. J’ai inventé cette histoire pour m’en débarrasser » 71 « Et qu’est-ce qu’il était censé faire ce petit Troll » « Me dire de qui il m'autorisait à aimer et qui il devait éliminer sur mon ordre » Jean paraissait troublé « Mais pourquoi un Troll. C’est une légende des pays nordiques, il n’y a pas de Troll par ici ? » « Je n’en sais rien. Cela m’est venu comme ça» « Est-ce que Aurélie en aurait parlé ? » « Jamais » « Aurélie correspondait avec un Troll qu’elle disait porter en elle et qui la conseillait sur qui aimer, et qui éliminer » « Et vous pensez qu’elle me l’a transmis comme une sorte de don ? » « Joëlle, je suis un esprit rationnel et ces histoires me dépassent ». Jean se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir, sortit un petit écrin. « C’est la bague de fiançailles de mon épouse. Elle m »avait demandé de vous la remettre » Très ému il me passa la bague au doigt. « Aurélie m’avait fait promettre de veiller sur vous comme une sorte d’ange gardien et de défendre sur la droiture du Cabinet» Jean cherchait la tangente : « Et le petit Troll vous demande la permission d’éliminer quelqu’un » « Avons-nous besoin du petit Troll pour cela ? Ce que j’ai à vous dire Jean est embarrassant. Je crois qu’Aurélie pressentait qu’il y aurait entre nous une sorte d’amour platonique. Greg mon mari était le seul homme de ma vie. J’imagine qu’Aurélie était la seule femme de la vôtre. Alors, d’ici que le petit Troll nous autorise à nous aimer comme elle aurait voulu nous vivrons une sorte de longues pseudo-fiançailles, le temps de faire le deuil de nos amours trépassés. Qu’en pensezvous ?» Jean me regarda longuement, je sentis un regard nouveau, comme s’il me découvrait. Avais-je été trop hardie ? L’avais-je choqué ? « Joëlle, pouvez-vous trouver une baby-sitter pour ce soir ? Je vous emmène diner, une petite auberge du coté de Fouras où ils grillent des anguilles, un vrai délice » Le soir même le petit Troll nous encouragea à nous aimer corps et âmes. « Mais que fais-je dans cet avion. Ecoutez Henri, c’est de la folie. Je laisse tomber et je rentre chez moi » « Vous avez tout à fait raison, Mauricette. C’est ce que mes lecteurs adorent. Le rêve caressé pendant de longues années et qui ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Cela les conforte dans 72 leur médiocrité. C’est l’essence même de l’Education Sentimentale. Je pensais intituler mon article Le voilier du Miracle. Parce que jusqu’ici tout à relevé du miracle. A commencer par vous. Dans ce monde où le sexe règne en maître, vous avez poursuivi avec constance et chasteté le rêve improbable de l’Homme de votre vie, le seul, l’unique. Vous vous êtes « accroché avec vos ongles aux aspérités d’une vitre verticale », comme disait Soljenitsyne. Second miracle : 15 ans après, le poster du souvenir ,a permis de retrouver la trace de Pitt, un miracle à la Sherlock Holmes. Vous l’avez revu en vidéo comme s’il était à vos cotés, vous vous êtes parlé longuement, raconté vos vies. Vous savez qu’il est à un carrefour de sa vie, que celle qu’il vivait depuis une dizaine d’années vient de s’écrouler et qu’il doit faire du neuf Vous arrivez à ce moment privilégié. Vous avez l’opportunité de vous faire une vraie place dans sa vie, et de vous battre pour que cette place soit la plus grande, la plus essentielle. Vous pouvez me croire, vous avez la force de provoquer un troisième miracle». Mauricette se laissa retomber dans son siège « Que le ciel vous entende, Henri, que le ciel vous entende » 73 74