Khartoum network
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Khartoum network
L’Hebdo 13 décembre 2007 L’Hebdo 13 décembre 2007 Monde 37 the new york t imes / redux Afp photo / ho 36 Monde Soudan Khartoum network Khartoum Une image virtuelle de la zone du mugran (confluent des Nils bleu et blanc) par la compagnie soudanaise Alsunut. L’idée est de faire de «mugran City» un petit Dubaï. Loin des massacres du Darfour et en dépit des sanctions internationales, la capitale du Soudan connaît une insolente prospérité et un boom immobilier grâce au pétrole, à la Chine et aux investisseurs du Golfe. Reportage de Michel Beuret. L’ Luxe L’Hôtel Al-Fatih sur les rives du Nil bleu. Un symbole offert par le colonel Kadhafi qui défie les sanctions contre le Soudan. ours Mahomet aura fait diversion. Pendant des jours, les quarante coups de fouet qui menaçaient Gillian Gibbons pour insulte au Prophète ont agité les médias. Cette institutrice britannique en poste à Khartoum avait autorisé ses élèves de 7 ans à baptiser ainsi un petit plantigrade en peluche. Habilement, le régime soudanais a su en faire tout un plat au bon moment. L’affaire du nounours aura éludé tous les tracas que le président al-Bachir impose au déploiement d’une force hybride de maintien de la paix au Darfour. Le Darfour où les forces soudanaises ont redoublé leurs assauts ces derniers mois, tuant, violant, torturant des centaines de civils. Et la libération de Mrs. Gibbons, le 4 décembre, aura aussi escamoté cette autre actualité, le même jour: l’annonce, par le procureur de la Cour pénale inter- nationale, de deux nouvelles enquêtes au Darfour. Le Darfour dont il n’a pas été question lors du Sommet EuropeAfrique, les 8 et 9 décembre. Le Darfour qui cache une autre forêt. Celle des tours qui poussent un peu partout dans la capitale soudanaise transformée en un vaste chantier. Au centre, dans la zone dite du «mugran» (le «confluent» des Nils bleu et blanc) des immeubles croissent comme des légumes gorgés par l’eau du fleuve. L’Hôtel Al Fatih crève les yeux. La tour à miroir ovoïde, d’une vingtaine d’étages, rappelle singulièrement le fastueux Burj Al-Arab de Dubaï. Un cadeau du Libyen Kadhafi 38 Monde L’Hebdo 13 décembre 2007 L’Hebdo 13 décembre 2007 isam al-haj afp photo the new york t imes / redux devisé à 80 millions de dollars. Juste à côté le Salam Rotana, de la chaîne émiratie du Queen’s Dress Chang Ten… Pour le confort de l’œuf, un autre symbole: le QG de la société même nom. Passé le parc de gazon vert, du client, des fontaines à eau ont été instalCNPC (China National Petroleum Corpora- arrosé avec soin dans un climat désertique, lées un peu partout. A l’arrière des galeries, tion), la plus grosse compagnie chinoise de la porte débouche sur un desk et un lobby passés les étals gorgés de fruits et légumes et gaz et de pétrole. Un peu plus loin encore, lounge qui n’ont rien à envier aux meilleurs un service traiteur, l’hypermarché propose voici la tour de Petrodar, un consortium établissements occidentaux. L’architecte est certaines «délicatesses» industrielles, telles sino-arabe enregistré aux îles Vierges qui a soudanais, nous explique le directeur des les corn-flakes Kellog’s, du Coca-Cola et bien son siège à Khartoum. Il y a aussi Petronas, lieux. Deeba, l’entreprise de construction a d’autres marques inattendues dans un pays la compagnie malaise et l’indienne ONGC ses racines, elle, aux Emirats. Le nouvel édi- sous embargo américain. A l’étage, des fastVidesh. Et tant d’autres compagnies du Golfe, fice (250 à 300 dollars la nuit tout de même…) foods, un cinéma et même une place de jeux pétrole ou travaux publics. est encore perdu dans les sables et les chan- pour enfants. Nous pourrions être à Santa En 2006, le Soudan occupait le tiers. Mais, à la vitesse où elle s’étend, la ville Monica. Seule une panne d’électricité de deux second rang des pays africains pour les inves- pourrait vite le rattraper. heures qui a transformé le lieu en hammam tissements étrangers (5 milliards géant nous rappelle où nous somde dollars) nourrissant une croismes. Peut-être aussi les trois véhisance de 9% pour la deuxième cules du Programme alimentaire année consécutive. Et 2007 s’anmondial alignés au parking… nonce radieuse. Loin, bien loin Tout est à faire au Soudan Pour des horreurs du Darfour, la capitale et sa région coulent des jours prendre la mesure de ce boom heureux. En fin d’après-midi, les de la construction, un directeur écoliers en uniforme rentrent de cimenterie, qui a préféré garsagement chez leurs parents. Et der l’anonymat, nous dévoile les ados jouent les tourtereaux quelques chiffres. «Pendant des dans les parcs à la faveur de la années, la consommation sounuit tombante. Au Café Ozone, danaise de ciment a oscillé entre un célèbre glacier pâtissier qui 650 000 et 700 000 tonnes par a installé des brumisateurs dans an. Ce qui est insignifiant pour ses jardins, la jeunesse cosmopoun pays grand comme cinq fois litique et dorée conte fleurette en Le mall Afra Un centre commercial chic au nord de Khartoum qui la France.» En 2006, la demande sirotant des jus de pamplemousse se donne des airs californiens et où rien ne manque. a passé à 3 millions de tonnes, à la grenadine. dont deux produites sur place. Alors que le monde «Et cette production devrait doune voit et ne montre qu’un Soubler voire tripler. Car d’ici à cinq dan désolé, sa capitale prospère ans, on s’attend à une demande malgré les sanctions internatiode 10 millions de tonnes et à des nales, malgré l’embargo amériinvestissements supérieurs à cain. Et peut-être même grâce 1 milliard de dollars dans le secà lui. Car, en tentant d’isoler le teur.» Plusieurs cimenteries sont Soudan, l’administration Bush d’ailleurs en construction, dont l’a jeté dans les bras de la Chine une chinoise à Berber (nord). et des fortunes du Golfe. C’est que tout est à faire au Soudan. «Imaginez! Il Mall californien En dix ans, manque 25 000 kilomètres de Pékin a investi près de 20 milliards routes ne serait-ce que pour relier de dollars dans ce pays couvrant les principales villes du pays. Rien presque tous les secteurs de l’éco- palace hotel Les investissements extérieurs ont été considérables qu’en réalisant 1000 kilomètres nomie. Le pétrole, bien sûr, avec à Khartoum en 2006 et 2007. Le coût de la vie explose. par an, ce qui est énorme, cela ses puits, ses forages mais aussi prendrait vingt-cinq ans!» un pipeline de 1506 kilomètres qui achemine Juste à côté du Rotana, les nantis Oussama Ben Laden, réfugié l’or noir du bassin de Melut à Port-Soudan peuvent faire leurs emplettes chez Afra Alis- dans le Soudan d’al-Tourabi en 1993 confiait sur la mer Rouge. La Chine a aussi érigé et veris Merkezi. L’enseigne est turque, mais au reporter Robert Fisk (La grande guerre pour gère les trois raffineries du Soudan. Tous ces l’esprit de ce mall, très californien avec ses la civilisation, La Découverte, 2005) venu le investissements ont fait passer la production sols en marbre rose et blanc et, au plafond, voir sur place, son ambition de construire une de 300 000 barils par jour (bj) à un demi-mil- un trompe-l’œil de dauphins bondissant nouvelle route entre Khartoum et Port-Soulion de bj en 2006. Le Soudan fournit à lui seul de l’océan. Ce n’est pas la Sixtine, mais, ici dan. L’ancienne s’étendait sur 1200 kilomèprès de 9% des besoins en hydrocarbure de au moins, ceux qui ont les moyens − et ils tres. La voie rapide projetée par «l’ingénieur» la Chine. sont toujours plus nombreux − peuvent tout Ben Laden ne ferait plus que 800 kilomètres. Le nord de la ville, plus qu’ailleurs, s’acheter. De la hi-fi dernier cri chez Digitech, Mais, appelé par d’autres desseins qui ont fait a pris des allures de petit Dubaï. Dans la zone des parfums à la mode à Paris Gallery. Des de lui l’homme le plus recherché du monde, du quartier d’Arkaouit, sur la route de l’aéro- vêtements à la mode chez Giordano, Esprit ou il n’a jamais achevé la route. Des entreprises port, un nouveau cinq-étoiles vient d’ouvrir: d’autres marques moins connues Dolce Vita, chinoises de BTP, elles, l’ont fait. Et, le long de Monde 39 40 Monde L’Hebdo 13 décembre 2007 cet axe qui longe le pipeline, la Chine projette désormais une voie ferrée. Le réseau ferroviaire soudanais ne totalise que 5311 kilomètres. Autant que la Suisse, un pays soixante fois plus petit. sière demain?» Plein de journalistes? Une croisière? Etrange tout de même, car obtenir un visa média est très difficile. Cela expliquerait cependant la densité de policiers en civil dans les hôtels, toujours à l’affût, et ces visites impromptues en chambre, un jour pour la plomberie, l’autre pour la clim, le suivant pour le téléphone en panne et parfois même sans motif réel… L’énigme se dénoue le lendemain. Le gouvernement a invité pour quelques jours une quarantaine de journalistes du monde entier, d’Asie et d’Afrique surtout. La plupart ont été emmenés pour une visite guidée d’un jour au Darfour: un vol pour Al Fashir, le chef- l’impérialisme occidental et pour dénoncer l’isolement du Soudan. L’opération de charme se poursuit donc par une croisière sur le Nil dans laquelle nous nous glissons. Le bateau est une embarcation de luxe sur deux étages, meubles laqués et dorures, tout confort. A bord, les journalistes sont conviés à prendre place aux côtés de l’équipe de «GO» du Ministère de l’intérieur, tous drapés de blanc, pour assister au concert de bienvenue en sirotant de l’infusion d’ibiscus. La musique est rythmée, mais le cœur n’y est pas. La chanteuse et son l’orchestre tirent une tête d’enterrement. Quelques Soudanais esquissent tout de même des mouvements entraînants. Le bateau a appareillé. dr the new york t imes / redux La Chine bâtit Khartoum Pékin avait aussi promis 750 millions de dollars pour rénover l’aéroport international. Le résultat est sensible dès l’entrée dans l’édifice avec son hall spacieux et son show-room de grosses voitures. La Chine investit aussi par millions de dollars dans les entreprises textiles et des sommes importantes pour le développement de la pêche. La Chinese Engineering Works a signé un contrat de 80 millions pour moderniser et étendre PortSoudan. Les sociétés chinoises une ville futuriste De la proue, construisent aussi des stations de pompage sur le Nil pour irriguer la vue sur les berges du Nil bleu les cultures et plusieurs ponts. offre le spectacle d’une ville en Deux au nord de Khartoum, dont pleine métamorphose. «L’œuf» l’un financé par CNPC. Et deux de Khadafi est plus impressionautres au sud, un sur le Nil bleu, nant encore. «Il ressemble plul’autre sur le Nil blanc. Enfin, la tôt à une grenade…» rectifie un Chine construit sur la quatrième confrère algérien en rigolant. cataracte du Nil l’un des plus Pour agrémenter le déjeuner, grand barrage d’Afrique, le barles organisateurs ont choisi de la rage de Merowe, «la bonne étoile musique folklorique. Des chants du Soudan» selon la formule du traditionnels... du Darfour. La régime, qui fournira de l’électricroisière tente de s’amuser, sans cité à la moitié du pays. café ozone Ce glacier pâtissier attire la jeunesse dorée trop prêter attention aux hommes Pas de doute, au Sou- de la capitale. Au jardin, il a installé des brumisateurs. en armes présents pour notre dan, la Chine est un peu chez elle. bien. Longtemps, elle a donc fait obstaDe la poupe à précle à l’ONU contre toute ingérence sent, la vue sur les rives s’est dans les affaires soudanaises, qui appauvrie. Nous nous éloignons sont aussi devenues les siennes. du «mugran», et l’on ne perçoit Mais cette digue ne résistera pas plus que les deux piliers naiséternellement à la pression intersants d’un pont en construction nationale, Pékin le sait. Aussi, la qui reliera un jour peut-être une tactique a changé. Désormais le cité futuriste à l’image de Dubaï grand frère chinois encourage avec l’autre berge. Khartoum à soigner son image. Pour l’heure, la ville Comme en témoigne cette croigonfle sous l’afflux des vagues de sière de journalistes sur le Nil, réfugiés du sud (depuis la guerre), vécue involontairement, lors de de l’ouest (le Darfour) et toujours mon passage en juin 2007. plus du nord où la Chine construit Cette nuit-là, vers le barrage de Merowe sur la quaune heure du matin, le hall de trième cataracte du Nil, une barl’Hôtel Taka est inhabituellement croisière sur le nil Opération de charme du gouvernement qui rage des Trois-Gorges africain animé. Khartoum offre encore invitait cet été une quarantaine de journalistes, surtout du «sud». qui provoque le déplacement de peu de distractions et, d’ordinaire, dizaines de milliers de riverains. on s’y couche tôt. Mais, ce soir, trois hommes lieu; accueil par les notables locaux, poignées En ville, mendiants et sans-abri voisinent font causette. L’un d’eux m’interpelle d’un ton de main, discours, puis, déjeuner et specta- désormais avec les grandes fortunes de cet inquisiteur: «Vous là! Vous travaillez pour cle de danse et vol vers Nyala, plus au sud. étrange miracle économique où l’embargo quel journal?» Démasqué, je reste médusé. Et, là encore, le protocole; un petit tour bien américain n’est pas indolore pour les riches Sans attendre la réponse, l’homme sourit à cadré dans un camp de réfugiés et retour au non plus. Impossible d’utiliser une carte de pleines dents et se présente comme un jour- bercail. Cela se traduit parfois par des «repor- crédit. Et puis, la vie est devenue hors de prix. naliste pakistanais. «Et les deux-là, c’est des tages», dont les auteurs se gardent de préciser Louer un simple studio à Khartoum vous coûIraniens. Il y a plein de journalistes étrangers le contexte. Arabes et Africains, en tout cas, tera plus de 1000 dollars par mois. Le bateau à Khartoum, vous savez! Vous ferez la croi- ne se priveront pas de commentaires contre a fait demi-tour. |