Statuts et mutations de la voix énonciative dans “ Los

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Statuts et mutations de la voix énonciative dans “ Los
Maguette DIENG
Statuts et mutations de la voix énonciative dans “Los hombres
mojados no temen la lluvia” de Juan Madrid.
Résumé:
La dernière publication de Juan Madrid met au rebus le personnage fétiche de ses fictions antérieures,
Antonio Carpintero, pour nous plonger dans le monde rhétorique et polémique des virtuoses des barreaux,
les avocats. Liberto Ruano, conseil très à cheval sur ses nobles principes, se découvre subitement des
connexions plus qu’étroites avec les membres de la mafia calabraise. Tout comme Œdipe, il verra ses actes
le mener irrémédiablement à faire sienne la tortuosité morale qu’il a toujours reniée. Sans pour autant
déprécier la trame romanesque de l’œuvre, les lignes qui suivent s’intéressent à l’étude des signes et
caractéristiques de la voix énonciative responsable de la fiction.
Mots-clefs: Enchâssement, instance narrative, narrateur, narratologie, récit hypodiégétique.
Abstract:
Juan Madrid’s latest publication gets rid of the fetish character of his earlier fictions, Antonio Carpintero , in
order to immerge us in the rhetoric and controversial world of the virtuoses of the bar, the lawyers . Liberto
Ruano, a counsel very proud of his noble principles, suddenly appears more tightly linked to the members of
the Calabrian mafia. Like Oedipus, he will see his actions lead him hopelessly to adopt the moral
crookedness he has always denied. The following lines are not interested in the themes of the novel, but
rather to the study of signs and characteristics of the enunciative voice responsible for fiction.
Keywords: Embedding, hypodiegetic narrative, narrative instance, narratology, narrator,.
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INTRODUCTION
La narratologie se propose d´étudier non pas l’œuvre littéraire mais plutôt les mécanismes internes
1
dont elle est le produit . La question du narrateur des événements de la diégèse marque de manière frontale
les préoccupations de cette poétique du récit dont les efforts de conceptualisation furent pris en charge par
divers théoriciens tels que Barthes, Greimas, Bremond, Genette, Metz, Todorov, Bal, etc. Ce présent article
se propose d’étudier la consistance que revêt la voix narrative dans le roman Los hombres mojados no
temen la lluvia de Juan Madrid. Un tel propos nous amènera tout d’abord à revisiter les thèses
contradictoires des théories communicationnelles et non communicationnelles au sujet de l’omniprésence de
la figure du narrateur dans les récits fictionnels, pour ensuite, dans un second mouvement, essayer
d’identifier et de caractériser le ou les sujets de l’acte d’énonciation dans ce roman lauréat du XIV Prix
Unicaja de Novela Fernando Quiñones. Pour ce faire, notre approche est d´ordre herméneutique, conciliant
la perspective théorico-conceptuelle et épistémologique avec la pratique textuelle.
1. De la voix énonciative
Le texte littéraire ne naît pas ex nihilo, il est tributaire de l’acte de narration qui détermine la manière selon
laquelle la fiction est racontée, mise en scène, c´est-à-dire « […] par qui, selon quelle perspective, selon
2
quel ordre, suivant quel rythme, selon quel mode, etc. » . La fiction désigne l’univers ainsi créé, l’histoire
3
racontée, telle qu’on peut la reconstituer, les personnages, l’espace et le temps . Toujours est-il que
l’histoire narrée reste médiée par le langage. Selon Roland Barthes, «Il y a un statut particulier de la
littérature qui tient à ceci, qu’elle est faite avec du langage, c’est à dire avec une matière qui est déjà
4
signifiante au moment où la littérature s’en empare.» . En sus de cette médiation du langage, nombre de
narratologues, tel que Gérard Genette, mirent en exergue dans leurs écrits l’importance d’un autre type de
médiation qui est le fait de l’instance fictive, émettrice du récit.
1.1. Le narrateur, pierre d’angle du récit.
5
e
Selon Sylvie Patron , la notion de narrateur fit suite à la naissance du roman moderne au XVIII , avec
l’exigence de prendre en charge certaines subtilités et impératifs qui ne pouvaient être appréhendés à l’aide
des simples concepts d’auteur ou de personnage. Nonobstant, la première attestation du terme fut
seulement enregistrée en 1804 quand Anna Laetitia Barbauld soutint dans sa nouvelle édition de la
correspondance de Richardson qu’il n’existait que trois manières de raconter une histoire. La première
narrative ou épique, la plus courante, dénote de la toute puissance de l’auteur qui raconte lui-même «toutes
les aventures de ses héros» (Don Quichotte, Tom Jones); la deuxième laisse libre bride au héros des
aventures, le narrateur, qui raconte sa propre histoire (Roderick Random, La vie de Marianne) ; et enfin la
1
Todorov, Tzvetan. L’analyse structurale du récit. Paris: Seuil, 1981, p.131.
Reuter, Yves. (2000). Introduction à l’analyse du roman .Paris: Nathan / HER, 38.
Ibid., p.380. Tomás Albaladego préfère, lui, parler de réalité fictionnelle du fait du lien fluctuant qu’entretient l’œuvre littéraire avec les
éléments des Mondes I et II de Karl Popper. Albaladejo, Tomás. (1992). Semántica de la narración: la ficción realista. Madrid: Taurus
Ediciones, 45.
4
Barthes, Roland. (1964). Essais critiques. Paris: Seuil, 262.
5
Patron, Sylvie.( 2009). Le narrateur. Introduction à la théorie narrative. Paris: Armand Colin, « U ».
2
3
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Juan Madrid
6
troisième qui correspond au roman épistolaire (La nouvelle Héloise) . De cet essai de distinction que nous
qualifierons de primaire, largement relayé par Patron puisqu’il constitue un étai non négligeable dans
l’échafaudage de sa théorie, nous retiendrons simplement ceci :
-le narrateur est un être fictif, à dissocier de la personnalité de l’auteur;
-l’auteur est une personnalité historique et biologique qui peut certes appartenir au monde fictionnel du texte,
7
mais son identité ontologique demeure intacte .
Ces assertions reviendront corroborées d’ailleurs par Bakhtine, à la suite de Barthes, en ces termes : «Si je
narre (ou relate par écrit) un événement qui vient de m’arriver, je me trouve déjà, comme narrateur (ou
écrivain), hors du temps et de l’espace ou l’épisode a eu lieu. L’identité absolue de mon "moi", avec le
8
"moi" dont je parle, est aussi impossible que de se suspendre soi–même par les cheveux !» . Le «je»
fictionnel de l’autobiographie ainsi que celui des Mémoires reste un «être de papier», personnage d’un
univers recréé qui, bien qu’ayant des référents plus que solides avec le monde réel, ne peut prétendre à une
totale véridicité.
Le narrateur reste celui qui raconte dans le texte :
Il peut s’agir d’un personnage de l’histoire racontée, d’un personnage central ou d’un témoin discret ; ou
encore d’un «narrateur absent» , qui nous donne l’impression que l’histoire se raconte toute seule, alors
même qu’il constitue un intermédiaire entre les lecteurs et les personnages informant les premiers de ce
9
que les seconds éprouvent, pensent ou ne pensent pas .
Ceci ne veut point dire cependant que le narrateur doit toujours faire partie de l’histoire qu’il raconte. On
distingue principalement trois types de narrateur: le narrateur autodiégétique, héros de sa propre histoire, le
narrateur homodiégétique qui participe seulement à la fiction mise en scène; et celui hétérodiégétique qui,
lui, se situe hors de la diégèse. Que la narration soit conduite en «je», comme c’est le cas dans les récits
homodiégétiques, ou en «il», dans les récits hétérodiégétiques, la figure du narrateur reste incontournable
pour la conduite de la fiction:
Le récit sans narrateur, l’énoncé sans énonciation, me semblent de pures chimères, et, comme telles, «
infalsifiables ». Qui a jamais réfuté l’existence d’une chimère ? Je ne puis donc opposer à ses fidèles que
cette confession désolée : «Votre récit sans narrateur existe peut-être, mais depuis quarante-sept ans que
je lis des récits, je ne l’ai rencontré nulle part. » Désolée est d’ailleurs une clause de pure courtoisie, car si
je rencontrais un tel récit, je m’enfuirais à toutes jambes : récit ou pas, quand j’ouvre un livre, c’est pour
10
que l’auteur me parle. Et comme je ne suis encore ni sourd ni muet, il m’arrive même de lui répondre .
La relation narrative, la distinction entre récit hétérodiégétique et récit homodiégétique ne saurait ainsi
adouber une quelconque théorie arguant la mort du narrateur. Le récit à la troisième personne ou «récit
6
Ibid., 12.
7
Bien que l’autofiction (tout comme l’autobiographie) prétend à une identité « auteur= narrateur = personnage», nous
ne saurions ne pas rappeler en ce lieu les mises en garde de celui qui est considéré comme le père de l’autofiction,
Serge Doubrovsky : «L'autofiction, c'est comme le rêve : un rêve n'est pas la vie, un livre n'est pas la vie. Comme disait
Sartre, vivre ou raconter, on ne peut pas faire les deux en même temps. En écrivant Le Monstre, j'étais bien conscient
que ce que j'offrais, c'était le rêve de ma vie. Dans notre appréhension de la réalité, il y a toujours une part de fiction. Et,
comme dit Jules Renard dans son Journal, dès que quelqu'un parle de soi, au bout de dix minutes, c'est du
roman… ». Crom, Nathalie. Serge Doubrovsky, inventeur de l'autofiction : “Un individu, ce n'est pas que beau à voir”.
[On line]. In: http://www.telerama.fr/livre/serge-doubrovsky-inventeur-de-l-autofiction-un-individu-ce-n-est-pas-que-beaua-voir,116117.php
8
Mikhaïl Bakhtine.(1978). Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard,396.
9
Maurel, Anne. (1994). La critique. Paris: Hachette, p.82.
10
Genette, Gérard. (1983). Nouveau discours du récit. Paris: Le Seuil, coll. « Poétique », 68-69.
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n’exclut point l’intervention d’un «je» narrateur, ce dont témoigne Genette dans Nouveau
discours du récit: « […] à mes yeux tout récit est, explicitement ou non, «à la première personne», puisque
12
son narrateur peut à tout moment se désigner lui-même par ledit pronom. » .
La thèse de l’absence d’un narrateur dans les récits en «il » défendue dernièrement par Sylvie
Patron, sur la base des théories réductionnistes de Ann Banfield
13
et
14
Käte Hamburger , en rejetant
d’identifier ce « je intrusif» au narrateur fictionnel et en voulant l’attribuer à l’auteur ou à un quelconque
15
personnage intradiégétique, semble jouer à la roulette russe . Ce «je» narrateur ne pourrait être alors que
celui d’un être hybride ontologiquement incorrect qu’on serait amené à appeler « auteur-narrateur » ou le
16
fruit d’une polyphonie narrative qui influerait sur les informations transmises au narrataire .
1.2. Focalisation et fonctions du narrateur
Concernant la notion de focalisation, les appellations divergent selon les théoriciens, quoiqu’elles renvoient
plus ou moins toutes au même référent: «vision» chez Jean Pouillon, «perspective narrative chez Lintvelt».
Nous retiendrons principalement la terminologie Genettienne, «focalisation», qui se distancie de l’approche
énonciative de Rabatel d’un «point de vue (PDV)» désignant les moyens linguistiques grâce auxquels le
17
sujet, qu’il soit singulier ou collectif, «envisage» un objet concret ou langagier . En fait, le théoricien
souligne trois catégorisations du point de vue qu’il différencie ainsi qu’il suit:
En bref, avec le PVD représenté, le focalisateur perçoit, pense « sans parler », cependant, qu’avec le PVD
raconté, le focalisateur perçoit, pense en racontant. Ce point de vue raconté ne concerne donc pas les
paroles rapportées des personnages, ou les propos du narrateur, car dés lors que le centre de perspective
sort de l’activité de narrateur stricto sensu et qu’il se met à parler, qu’il s’agisse de commentaires explicites
du narrateur, qu’il s’agisse d’énoncés au discours direct des personnages, alors le PDV change de nature
18
et l’on a besoin d’un autre concept pour l’analyser, celui du PDV asserté .
Par focalisation, nous entendrons tout simplement:
[…] la perception du monde romanesque par un sujet percepteur : narrateur ou acteur.
La perception se définit «action de connaître de percevoir par l’esprit et les sens» (Larousse). La
perspective narrative ne se limite donc pas au centre d’orientation visuel, c’est-à-dire à la question de
savoir qui «voit», mais implique aussi le centre d’orientation auditif, tactile, gustatif et olfactif. Comme la
perception du monde romanesque se trouve filtrée par l’esprit du centre d’orientation, la perspective
19
narrative est influencée par le psychisme du percepteur .
Cette focalisation ou perspective narrative se décline sous trois formes différentes:
11
Rivara, René. (2000). La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative. Paris : L’harmattan, coll. «Sémantique »,22.
Genette, Gérard. Nouveau discours…op.cit.,65.
13
Banfield, Ann. (2014). Unspeakable sentences: narration and representation in the language of fiction.
Oxfordshire, England, New york : Routledge.
14
Prenant comme socle les différences qui existent entre les structures énonciatives des discours fictionnels et ceux ordinaires,
Hamburger conclut ce qui suit : « […] d’un point de vue terminologique, le concept de narrateur n’est adéquat que pour le récit à la
première personne. Le je narrateur n’engendre pas ce qu’il narre, il narre à ce propos sur un mode qui est celui de tout énoncé de
réalité, et comme s’il s’agissait de quelque chose qu’il ne peut présenter comme objet (et non s’agissant des personnages, en tant que
des sujets). Hamburger, Käte. (1986). Logique des genres littéraires. Traduit de l’allemand par Pierre Cadiot. Paris: Seuil, (1957).
15
La balle qui reste toujours à l’intérieur de la cartouche rend l’issue inévitable.
16
Reuter, Yves. (2000). Introduction à l’analyse op.cit., 68.
17
Rabatel, Alain (2007). «Analyse énonciative du point de vue, narration et analyse de discours». In Filol. lingüíst. port., 9, 348.
18
- . (2008). Homo narrans. Pour una analyse énonciative et interactionnelle du récit. Limoges: Lambert-Lucas, 101.
19
Lintvelt, Jaap. (1981). Essai de typologie narrative. Paris: Corti, 42.
12
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-La focalisation omnisciente (narrateur > personnage): c’est le traditionnel «narrateur – Dieu » ou
« narrateur omniscient » qui sait effectivement tout sur les personnages (leurs motivations, leurs pensées les
plus intimes, leurs secrets).
-La focalisation interne (narrateur = personnage) est « …une restriction de champ où un personnage devient
le sujet fictif de toutes les perceptions et où les personnages, les événements, les lieux sont vus à travers
son regard. Le lecteur voit aussi par ses yeux et partage ses émotions et ses pensées… »
20
. Le regard
porté sur l’objet retire, ainsi, de la personnalité du sujet témoin une qualité singulière.
-La focalisation externe ou «vision du dehors» (narrateur <personnage): le narrateur agit comme l’œil d’une
caméra. Excluant toute subjectivité, les faits et gestes des personnages sont présentés de l’extérieur de
façon neutre. Le narrateur est incapable de deviner les pensées des personnages.
Selon la focalisation utilisée, le narrateur signalera plus ou moins sa présence dans la narration, en assurant
diverses fonctions qui ne sont point exclusives. Celles-ci sont au nombre de sept:
-la fonction narrative (c’est une fonction de base car dés qu’il y a un récit le narrateur assume ce rôle);
-la fonction de régie ou de contrôle (le narrateur organise le discours et y insère les paroles des
personnages);
-la fonction communicative ou de communication (le narrateur s’adresse au narrataire pour agir sur lui ou
pour maintenir le contact);
-la fonction testimoniale ou modalisante (Cette fonction « […] peut être centrée sur l’attestation -le narrateur
exprime son degré de certitude ou sa distance vis-à-vis de l’histoire-, sur l’émotion -(il exprime les émotions
que l’histoire ou sa narration suscitent en lui-, ou encore sur l’évaluation -il porte un jugement sur les actions
21
et les acteurs-.» ;
-la fonction métanarrative (le narrateur commente son récit et signale son organisation interne);
-la fonction explicative qui consiste à donner au
narrataire des éléments jugés nécessaires pour
comprendre l’histoire;
-et, enfin, la fonction généralisante ou idéologique : le discours du récit adopte toujours certaines positions
idéologiques (une vision particulière du monde, un idéologème) qui souvent peuvent différer de celles du
narrataire, voire de celles du lecteur.
Les deux premières fonctions (la fonction narrative et la fonction de régie) sont assumées par tout narrateur
alors que les autres se manifestent à des degrés divers sous le mode narratif du Raconter ou Telling. On
retiendra principalement que le narrateur reste un être de papier affublé d’ un certain nombre d’attributs qui
peuvent être indiqués expressément par l’auteur ou donnés de façon éparse ou diffuse au lecteur qui devra
faire le travail de reconstitution. Un exercice appelant aussi bien l’identification du sujet de l’énonciation du
récit que les types de focalisations et de fonctions assumés par ce dernier.
20
21
Rogé, Sylvie.(1998). L’explication de textes à l’oral. Paris: Armand colin / Masson, 27.
Reuter, Yves. Introduction à l’analyse…op. cit.,64-65.
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2. La question du narrateur dans Los hombres mojados no temen la lluvia
Avec ce titre métaphorique Madrid nous immerge dans l’univers des temples de Thémis mais aussi dans les
milieux sombres, glauques, de la haute bourgeoisie corrodée par les pratiques mafieuses. Le terme
«mojado», comme l’indique l’auteur est un vocable argotique qui renvoie à tout homme ayant tué plusieurs
22
fois dans sa vie, à tout téméraire qui ne se soucie guère de son futur ni des conséquences de ses actes .
Le vocable apparaît seulement à la page 125 et s’applique à Aurelio Pescador, la main armée de la mafia
calabraise, dont les liens de sang plus qu’inattendus avec Liberto Ruano l’amèneront à devenir son ange
gardien et adjuvant. Le lourd passé pénal de Pescador nous est évoqué par ses réminiscences:
He matado de todas las maneras posibles. Siempre diferentes. Prefiero matar con mis propias manos, es
más limpio y simple. A veces he utilizado el cuchillo, la pistola, el fusil, la bomba, el veneno. Tengo que
hacerlo así. La policía actúa comparando los modus operandi, de esa manera localiza a los asesinos. […].
Me levanto por las mañanas, como, duermo, me acuesto, a veces tengo a una mujer en mi cama. Pero
soy un muerto, un mojado, un cadáver que finge vivir (p.125).
Le fragment ci-dessus est assez illustratif de la présence marquée du pronom de la première personne,
«je», dans la relation des vies singulières et destins tragiques des personnages impliqués dans la diégèse.
23
Ce «je» mis en avant nous renseigne déjà sur la présence d’un narrateur, autre que celui de Robe-Grillet ,
qu’il convient maintenant d’identifier.
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2.1. Le niveau intradiégétique
Le roman s’ouvre sur l’exposition-ouverture du narrateur autodiégétique Liberto Ruano. Ce récit inaugural lui
sert de prologue à la manière des jongleurs qui faisaient toujours précéder leurs performances oratoires d’un
bref discours introductif leur permettant d’attirer et de gagner les faveurs du public: «Quand un jongleur se
produit devant un public de choix, il a beau être pauvre et vêtu de haillons, dés qu’il dit son prologue, il est
écouté avec attention…voilà que je vous ai bien débité mon prologue, maintenant vous allez entendre une
24
chanson de grand prix.» . Le prologue vient en fait du grec «pro-logos» qui signifie littéralement «avant
e
discours». Constante du théâtre grec à partir d’Euripide, vers la fin du V siècle, le prologue se présentait
sous l’aspect d’un monologue débité par une divinité à fin de réinscrire l’œuvre dans son contexte mythique.
Ce procédé, à l’origine, théâtral, finit par avoir une telle préséance dans les écrits romanesques que
Cervantès, outré, s’adresse au lecteur en ces termes :
[…] j’aurais voulu te la donner toute nue, sans l’ornement du prologue, […].Car je dois te dire que, bien
que cette histoire m’ait coûté quelque travail à la composer, aucun ne m’a semblé plus grand que celui de
22
Madrid, Juan. (2014). Los hombres mojados no temen la lluvia. Madrid: Alianza Editorial, 9. Dorénavant, nous citerons à partir de
cette publication et à l’intérieur du texte.
23
Un des précurseurs du nouveau roman qui prônait la dissolution de la figure du narrateur, vu sa présence quasi inutile pour la
compréhension de la trame romanesque.
24
Badel, Pierre-Yves.(1975). Rhétorique et polémique dans les prologues de romans au Moyen Age. In: Littérature, 20, 81.
28
cette préface que tu es à lire. Bien souvent j’ai pris la plume pour l’écrire, et je l’ai toujours posée, ne
25
sachant ce que j’écrirais .
La même réticence semble animer le narrateur autodiégétique Ruano et l’adjoint à utiliser le haut degré
d’improbabilité du comparatif « como si fuera un prólogo». Par sa composante évaluative, cette expositionouverture indique au lecteur tout l’intérêt de ce qui va suivre:
[…] supe que Aurelio y yo compartíamos una fatalidad común, la condena de asumir roles, que en mi
caso no habían sido elegidos, pero de los que ninguno de los dos podía eximirse. […]. Lo único cierto es,
quizás, que mi destino futuro, para el resto de lo que me queda de vida, lo trazó Aurelio Pescador. Y que
yo lo acepté como inevitable (pp. 9-13).
Le statut de narrateur autodiégètique renforce l’effet de réel en attestant l’authenticité de l’histoire
événementielle dont le narrateur est à la fois témoin et acteur. Et les réserves émises par Ruano,
concernant la véracité des faits qu’il nous rapporte sont autant d’artifices concourant à lui engranger
l’adhésion du narrataire: «Sé que todo texto literario o discurso narrativo, sobre todo los elaborados en
primera persona, es inevitablemente falso y encierra mentiras y máscaras (Lacan). Este no es una
excepción. A veces dudo de que las cosas ocurrieran tal como se narran aquí.» (p.11).
Sous le mode de la narration ultérieure, Liberto Ruano circonscrit l’incipit de son récit au procès ayant
opposé ses clientes prostituées au proxénète Gabeiras qui refusait de leur reverser les commissions
convenues. Un épisode assez expressif de l’éthopée du narrateur principal: ses qualités humaines, pour ne
pas dire humanistes, sont mises en exergue par le commerce étroit qu’il entretient avec cette frange de la
société trop souvent vouée aux gémonies:
La ONG de Ágata luchaba por conseguir estatus de trabajadoras a las prostitutas. […]. En un tiempo
contaron conmigo para redactar notas de prensa y comunicados. En cierta ocasión, aparecí en público
como abogado de su ONG en una manifestación de prostitutas –ellas se denominaban “trabajadoras del
sexo”-, que protestaban por sus derechos, reiteradamente conculcados (p.18).
Des analepses d’amplitudes et de portées diverses troublent l’ordre chronologique de l’histoire et lèvent le
voile sur ses relations avec les autres personnages du récit –telle que sa petite amie Julia- ou sur son
enfance marquée par l’absence oppressante de la mère:
Durante toda mi vida me he preguntado cómo habría sido mi vida si ella hubiera sobrevivido a mi infancia.
Elizabeth me decía: “Era muy guapa, ruisiñol, muy desgraciada, y le gustaba cantar. Te quería mucho”.
Sin embargo, recuerdo que mi padre jamás me habló de ella, a pesar de mis preguntas. Era Elizabeth
quien me respondía: “No te preocupes por tu mamá, está en el cielo”. Era todo lo que me decía. Preguntar
a mi hermano era peor: “Era una loca, loca como una cabra”, solía responderme. “Pero¿cómo era? ¿Me
quería? «No seas idiota, Liberto. Deja de decir tonterías (p. 150).
Ruano filtre les informations qui sont fournies au lecteur. Celui-ci ne sait que ce que le narrateur lui dit, que
ce qu’il
26
« perçoit ». Sa focalisation interne place le foyer dans sa conscience de sujet-témoin . La
perspective reste assez subjective car les personnages, lieux et objets -que le lecteur découvre à travers
ses yeux- acquièrent des qualités singulières:
Los Urbani vivían en la Moraleja, una urbanización de lujo al noroeste de Madrid. Contaba con policía
privada, que apuntaron mi carné de identidad y comprobaron el objeto de mi visita llamando por teléfono.
25
Cervantes, Miguel de. (1863). L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche. Tome 1. Traduction et notes de Louis Viardot.
Québec: La Bibliothèque électronique du Québec, Collection, 7-8.
26
Patillon, Michel. (1995). Précis d’Analyse littéraire. Les structures de la fiction. Paris: Nathan, 59.
29
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El taxi no podía pasar. […] Conté tres pisos y distinguí un porche con columnas. El ronroneo del riego por
aspersión sobre el césped parecía decirme: “Soy rico, soy poderoso, soy rico, soy poderoso”.
La sociedad se había refeudalizado. Los ricos tenían cada vez más miedo, se refugiaban en fortalezas
rodeados de guardianes. Hacía tiempo que habían abandonado el centro de las ciudades, se
resguardaban en sus nuevos castillos junto a lacayos y policías privadas (pp.185-186).
Cependant ses jugements subjectifs n’altèrent en rien la vraisemblance pragmatique défendue par
27
Cavillac . Les pensées intimes des personnages restent hors d’accès et Ruano ne relate que les choses
qu’il a vécues ou qu’on lui a racontées (le cahier d’Aurelio Pescador, les témoignages des autres
personnages). Le «je» du narrateur
autodiégétique
ne prétend en aucun moment à une quelconque
omniscience qui aurait mis en doute sa crédibilité:
[…] au nom du principe que l’on ne peut rapporter que des choses que l’on a apprises, en un mot, assurer
au récit une vraisemblance pragmatique, qui ne se confond ni avec la vraisemblance empirique des
énoncés, ni avec leur vraisemblance diégétique. Alors que la deuxième porte sur la conformité à
l’expérience commune, mesurée à l’aune de la raison et/ou de l’opinion, et la
troisième sur la cohérence de la mise en intrigue, la première concerne la fictivité de l’acte de narration:
28
mode d’information du narrateur, circonstances de l’énonciation .
Outre les fonctions de base que sont la fonction narrative et la fonction de régie, le narrateur de Los
hombres mojados no temen la lluvia s’en confère d’autres raffermies par le caractère autodiégétique de la
fiction:
-la fonction communicative: elle se manifeste exponentiellement tout le long de l’ouverture-exposition.
Ruano, «je-narrant et je-acteur», usurpe le rôle de l’auteur. Il met en garde le narrataire contre la mise en
texte de son récit de vie et revient sur les diverses péripéties de son acte d’écriture:
La inestimable ayuda de mi amigo, el escritor Juan Delforo, convirtió algo que podría haberse clasificado
como unas Confesiones, al estilo de las de Agustin de Hipona, en algo parecido a un texto literario. A él
se deben algunos entresijos y recovecos del carácter y la personalidad que él me atribuye. Los acepto
como una licencia poética, o exigencia del texto […]. Aunque, conviene aclararlo una vez más, no todo lo
que se narra aquí responde a la más estricta verdad. Es muy posible que las cosas sucedieran de otra
manera, y que los culpables no sean los que aparecen en estas páginas (p.13).
- une fonction modalisante : comme nous l’avons vu plus haut, le narrateur Ruano –dans le prologue et
l’incipit– souligne le caractère aléatoire de vraisemblance de sa diégèse. Instance productrice du récit dont il
est le personnage principal, Liberto Ruano fait part aussi au narrataire de ses sentiments et émet des
appréciations sur les personnages et sur l’histoire. Ce qu’attestent d’ailleurs les deux extraits ci-dessous:
El cliente que me esperaba se llamaba Alfonso Novo. Había sido alcohólico, al reformarse había decidido
ponerle una demanda a su mujer por torturas y malos tratos, acogiéndose a la Ley de Violencia de
Género. […].
-Pruebas, Alfonso. Necesito pruebas.
Me dijo que las traería y se despidió. Yo debería haberme quedado en el despacho atendiendo los casos
pendientes. Pero se escuchaban voces de mujer desde el despacho de mi socio, decidí intervenir.
Nunca me arrepentiré lo suficiente de aquella decisión (p.28).
El trabajo que estaban haciendo con nuestros archivos era ímprobo. Tenían que consultar todos los casos
y cotejar a las personas relacionadas con ellos, comprobando si alguna de ellas figuraba en sus listas de
mafiosos. Otros compararían las minutas, los pagos que habíamos recibido, con el listado de nuestras
cuentas bancarias y las declaraciones de impuestos. Podrían pasar meses antes de terminar el trabajo.
27
28
Cavillac, Cécile. (1995). Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle. In Poétique, 101, 23-46.
Ibid., 24.
30
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Mis pequeños ahorros se acabarían enseguida. Tendría que buscar trabajo en un bufete. Pero ¿quién
contrata a un abogado intervenido judicialmente (p.271).
-une fonction explicative, coïncidant généralement avec les analepses, qui «[…]lèvent le plan de la jungle, y
traçant de longues avenues, plantant même aux carrefours des poteaux indicateurs.»
29
: les circonstances
de sa rencontre avec Julia, alias Ada, la genèse de la relation amicale qui le lie à son associé Andrés
Feiman, la mort tragique de son frère dont il avoue être l’auteur à la page 230. Le narrateur pose alors le
haro sur le lourd sentiment de culpabilité qui l’anime: son frère s’est suicidé en apprenant de la bouche de sa
fiancée que celle-ci le trompait avec son jeune frère:
Priscila le comentó a mi hermano que se veía conmigo. Selo dijo para presumir, como una broma. Fue
unos días antes de la boda. Ella me lo contó después del entierro, en sus ojos no había la más mínima
sombra de piedad. Mi hermano tenía treinta y cinco años; yo, veintidós. Era notario, el más joven de
España. Se subió en su coche y se despeñó en Navacerrada. Nunca tuvimos una conversación (p.236).
- Fort de sa fonction idéologique, le narrateur de Los hombres mojados no temen la lluvia interrompt à tout
moment l’histoire événementielle pour émettre des propos didactiques sur la profession d’avocats
(«Escuchar, esperar,observar. Tener paciencia.» (p.29), des jugements généraux sur le caractére liberticide
de la religion («No hay documentos de la época sobre la vida sexual cotidiana de los antiguos persas. De
todas maneras, debía de ser mejor que ahora, ellos no tenían una religión que prohibía los goces carnales.»
(pp.39-40), les maux du capitalisme («Se han tirado cuarenta años fingiendo que no existía el capitalismo ni
su terrible crueldad, su hambre de poder y riqueza.» (p.51), l’amour («El amor no es una obra de arte,
aunque lo parezca. Es un sentimiento fundamental que nos une a la vida, al mundo y a nuestros
semejantes. Si lo separas del sentimiento, se puede convertir en un bonito ejercicio de gimnasia.» p.44), la
littérature («La peor venganza que se puede hacer a un escritor es no leerlo. ¿Verdad? […] Es posible que
escribáis para no morir. Es una manera de conjurar la muerte […]» (p.85), etc.
Le mode du Telling diversifie les fonctions du narrateur qui assure le captatio illusionis ou pacte d’illusion
signé avec le lecteur. Sujet narrant et actant à la fois, l’autorité fictionnelle dés l’entame usurpe la fonction
productrice de l’auteur en signant de son nom le prologue du roman: l’effet de réel s’en retrouve amplement
fortifié. L’architecture diégétique dénote cependant de l’existence d’une autre source d’énonciation.
2.2. Le jeu des matriochkas ou poupées russes: le niveau hypodiégétique
L’inclusion d’un récit second à l’intérieur d’un récit premier est un procédé usuel dans les pratiques
narratives des auteurs. Il existe prou ou peu d’histoires linéaires, plates, qui ne renferment pas en leur sein
quelque autre histoire satellitaire: «Une parenthèse de quelques lignes sur le destin d’un personnage
secondaire, une digression explicative constituent déjà un récit dans le récit, présent dans les œuvres
30
31
narratives les plus anciennes. ». Dans Les mille et une nuits , le récit de la captivité de Schéhérazade est
parsemée d’histoires aussi rocambolesques les unes que les autres que Schéhérazade raconte au prince
e
chaque nuit pour sauver sa vie. Au début du XX siècle, l’allemand Moritz Goldstein conceptualisa les
29
Nous empruntons l’image qu’utilisa, en son temps, Aubrun Charles-V.Pierre le Gentil pour se référer au travail de synthèse et de
codification que réalisèrent ses prédécesseurs concernant les productions lyriques péninsulaires de la fin du moyen âge. Le gentil,
Aubrun Charles-V.Pierre. (1949). La poésie lyrique espagnole et portugaise à la fin du moyen âge. Première partie : les thèmes et les
genres. In Bulletin Hispanique, vol 51, 4, 429
30
Bourneuf, Roland & Quellet, Real. (1972). L’univers du roman. Paris : Presses Universitaires de France, 71.
31
Anonyme. (1949). Les Mille et une Nuits. Traduits par Antoine Galland.Paris : ÉDITIONS Garnier frères.
31
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dénominations de «Récit encadré» («umrahmte Erzählung») et de «récit dans le récit» («Erzählung inder
Erzählung» dans ses études consacrées respectivement aux contes de Theodor Storm et des Mille et une
32
nuits . Dans Forme et Signification, Jean Rousset revint sur les structures littéraires d’un certain nombre
d’œuvres mais peine à trouver une appellation heureuse pour désigner de tels types de récits:
«digressions», «hors d’œuvre», «histoires annexes», etc. Des
33
34
divergences terminologiques furent également notées chez André Gide , Barbara Hardy , Gérard Prince
36
35
37
et Susan Sniader Lanser , qui forgèrent assertèrent respectivement les concepts de «mise en abyme» , d’
38
«histoires insérées » (inserted stories) , de «narration intercalée» (intercaled narration)
39
et de «récits
40
intradiégétiques» (intradiegetic narratives) .
Mettant en exergue l’existence au moins de deux niveaux narratifs distincts, Gérard Genette désigna sous
l’appellation de «récit au second degré»
41
ou «métarécit» ce deuxième récit présent dans la structure
narrative et qui n’est pas pris en charge par le narrateur primaire. Le préfixe «méta» marque le «[…]
segment textuel supporté par un narrateur interne auquel auteur ou narrateur cèdent temporairement la
42
parole, dégageant ainsi leur responsabilité de meneurs de récits.» . Le sens singulier que Genette confère
au préfixe «méta» diffère fort de celui logico-linguistique, soulevant à cet effet des objections parmi ses
pairs. Récusant cet emploi abusif du préfixe (objet de toutes les variations possibles: métalanguage,
métadiscours, métacritique, métaroman etc.) Mieke Bal appelle à une clarification conceptuelle dont le seul
43
dessein est de réserver le préfixe à un emploi plus approprié et correct . Le «métarécit» genettien, ne
renvoyant pas en fait à sa propre fictionnalité
hypodiégétique»
45
44
devient tout simplement et «faute de mieux» un «récit
pour mieux illustrer ce passage au second degré. D’ailleurs, c’est en ces termes que nous
désignerons dans cette étude les récits qui ne sont pas pris en charge par l’instance narrative primaire de
Los hombres mojados no temen la lluvia, Liberto Ruano.
Ces récits insérés sont majoritairement des extraits du journal intime d’Aurelio Pescador dont l’acte
d’écriture n’est motivé que par l’imminence de la mort:
[…] soy un muerto, un mojado, un cadáver que finge vivir.
Por eso escribo esto.
Cuando lleve a cabo lo que tengo que hacer aquí, me mataré yo también. No puedo vivir sin honor
(p.125).
32
Goldstein, Moritz.( 1906). Die Technik der zyklischen Rahmenerzählugen Deutschlands. Von Goethe bis Hoffmann. Berlin: Bernhard
Paul, 109.
33
Gide, André. (1951). Journal 1889-1939. Paris: Gallimard.
34
Hardy, Barbara. (1975). Tellers and listeners, the narrative imagination. London: The Athlone Press.
35
Prince, Gérard. (1982). the form and functioning of narrative. Berlin-New York-Amsterdam: Mouton Publishers.
36
Lanser, Susan Sniader.(1981). The narrative act. Princeton New Jersey: Princeton University Press.
37
Gide, André. (1951). Journal …op.cit., 41.
38
Hardy, barbara. tellers and listeners…op.cit., .222.
39
Prince, Gérard. The form and functioning of narrative…op.cit. 35.
40
Lanser, Susan Sniader. The narrative act…op.cit.,37
41
Genette, Gérard. (1972). Figure III. Paris: Seuil, 239
42
Dällenbach, Lucien. (1977). Le récit spéculaire. Paris: Seuil, 72.
43
La confusion était déjà établie par l’œuvre de Robert Scholes, pour qui le métarécit était tout simplement un récit expérimental,
«L’œuvre consciente d’elle-même qui, en explicitant ou en parodiant, met à nu le procédé. ». Scholes, Robert. (1971). Métarécits. In
Poétique, 7, 403.
44
Le métarécit genettien ne se préoccupe guère des étapes et autres péripéties de sa composition, il n’est ni un « récit narcissique », ni
une «littérature autocentrique » qui « […], en dénudant ses systèmes de fiction aux yeux du lecteur, parvient effectivement à intégrer le
processus de fabrication. » Hutcheon, Linda. (1977). Modes et formes du narcissisme littétaire. In : Poétique, 29,90-93.
45
Bal, Mieke. (1972). Narratologie. Paris: Klinksieck, 35.
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Liens Nouvelle Série
Statuts et mutations de la voix énonciative dans Los hombres mojados no temen la lluvia de
Juan Madrid
Chaque récit fait l’objet d’un chapitre entier du livre (respectivement les chapitres 12, 20 et 23) et est
clairement signalé par la mention à caractère épigraphique «Cuaderno de Aurelio Pescador (Manuscrito)».
Le chapitre 13 a ceci de particulier qu’il alterne les récits des deux narrateurs primaire et secondaire.
Hospitalisé à l’hôpital suite à l’attaque meurtrière dont il fut la cible, Liberto Ruano lors
de ses intermittents états de veille continue de conduire le récit et nous narre le diagnostic des médecins et
les réactions de ceux qui vinrent à son chevet:
Desperté otra vez.Ágata se encontraba en la habitacion junto a Feiman. Los dos me miraban y sonreían.
En otra ocasión era Carmela. Me di cuenta de que se había puesto su ropa de los domingos. Vino con
una mujer joven, a la que no reconocí al principio. Carmela y la muchacha se pusieron a llorar.
-Qué te han hecho, Líber, qué te han hecho.
-Ya estoy bien, Carmelita.¿Me ves? Estoy estupendamente.
La muchacha continuaba llorando. La reconocí. Era Cristina, la que querí divorciarse de su marido
homosexual.[…].
Se encontraban conmigo dos médicos y el enfermero.
-Ha tenido usted suerte-dijo uno de los médicos, un hombre grueso con el cabello blanco-. La noche que
ingresó estaba de visita el doctor Arteche, un eminente urólogo y cirujano de gran valía, colega y amigo.
[…]
-Lo vamos a arreglar, no se preocupe. Estudiaremos dentro de unos meses un programa hormonal
(pp.135-137).
Les médecins et infirmiers ne furent pas les seuls à veiller au prompt rétablissement et à l’intégrité physique
de l’avocat, Aurelio Pescador lui en fit aussi la promesse en compagnie de la jeune Cristina qu’il lui suggéra
d’épouser:
Lo estamos protegiendo, abogado. No debe temer nada.
¿Puede escucharme ?
Sí, le escucho.
Fíjese en esta mujer. Es bella, honesta. Me gustaría que fuera su esposa. Pero usted debe decidir
(p.138).
Ses passages qui se présentent en caractère italique traduisent les échanges de Ruano et d’Aurelio
Pescador. Ils illustrent les moments de torpeur et de semi-veille du narrateur du récit cadre et ponctuent les
prises de parole, les récits fragmentés du deuxième narrateur. Encadrés par des guillemets, ces récits
hypodiégétiques reviennent sur la généalogie de Liberto Ruano, ses liens de sang d’avec Aurelio Pescador,
la dure initiation de celui-ci pour devenir ‘ndrangheta, etc :
«Su estirpe, abogado, comenzó con miabuelo, Melquiades Pescatore, sargento garibaldino de infantería
durante la guerra patria de 1861. Fue un hombre alto y guapo de grandes bigotes, natural de una aldea
del Aspromonte, que se afincó en San Luca, en el centro mismo de Calabria, en 1882, con el cargo de
capitán de carabinieri. En 1901 se casó, ya mayor, con una rica heredera, casi una niña, de gran belleza,
Anita del Prado Continenti, hija del barón Giuseppe del Prado, que aportó al matrimonio haciendas,
negocios de alimentación, un palazzo en San Luca, un piso en Madrid y otro en Roma… (p.138)»
Au nombre de dix, ces paragraphes coïncidant avec l’effacement de la figure du narrateur primaire et les
trois extraits du journal d’Aurelio Pescador présentent le roman sous la forme de «récits emboités». Et l’effet
qui en résulte est aussi surprenant que celui des poupées russes: «An embedded unit is by definition
subordinate to the unit which embeds it : but it can acquire relative independence. This is the case when it
46
.
can be defined as a specimen of a more or less well-delimited genre. »
46
Bal, Mieke. (1981). Notes on Narrative Embedding . In Poetics Today, vol2, winter, .53.
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La sensibilité notée au niveau de l’écriture des récits (alliant descriptions sensuelles, transcriptions imagées
de la puissance du sentiment amoureux, l’évocation de l’innocente et allègre enfance de Pescador)
contraste avec la cruauté des actes commis par le deuxième narrateur autodiégétique. Le
seul vocable «Tuer » (matar) est utilisé 21 fois dans le récit du chapitre 12 qui ne s’étale que sur dix pages,
compte non tenu de ses synonymes ni de son champ lexical. Pescador confesse lui-même son modus
operandi: «[…] he matado o ayudado a matar muchas veces, a mucha gente, no siempre de la familia. Ni
siquiera las he contado. No sé su número (p.124).».
Selon la typologie fonctionnelle des récits seconds établie par Genette dans son Nouveau Discours du
47
récit , les récits enchâssés de Los hombres mojados no temen la lluvia assurent tous une fonction
explicative par le biais d’analepses qui sont de portées et d’amplitudes variées. Relativement longues au
niveau des chapitres, 12,13 et 20, elles se retrouvent très courtes dans le chapitre 23 dont la diégése se
situe dans les mêmes circonstances temporelles que la narration de Liberto Ruano: l’année 2012. Le lecteur
accède ainsi à des informations essentielles de nature à remplir les vides communicationnels du narrateur
primaire. Le tableau ci-dessous synthétise les pièces manquantes que les trois extraits du journal de
Pescador apportent au puzzle qu’était devenue la vie de Liberto Ruano:
0
0
0
Récit N 1
Récit N 2
Récit N 3
-Raisons de la présence d’Aurelio
Pescador à Madrid ;
-Ses origines et l’histoire de sa
famille, su ndrine;
- Son rôle au sein de la maffia
calabraise;
-Son lourd passé jonché de crimes
impunis;
-Les circonstances de sa rencontre
avec la mére de Liberto Ruano :
Elisabeth;
-Les orientations sexuelles de la
sœur de celle-ci;
-Les origines d’Elisabeth : son
adoption ;
-L’amour platonique qu’il éprouva à
l’endroit d’Elisabeth, suite à la
supercherie dont il fut victime (la
petite
sœur
lui
fit
croire
qu’Elisabeth était déjà promise à
quelqu’un d’autre) ;
-Les relations platoniques de Aurelio Pescador et Elisabeth;
-Les folles sorties nocturnes à
trois: lui et les deux femmes
(Elisabeth et sa sœur) déguisées
en homme ;
-Ses souffrances de ne pas
pouvoir vivre son amour;
-L’aveu d’Elisabeth, le jour de son
anniversaire: elle et sa sœur se
sont joué de lui depuis le début de
leur
rencontre,
la
situation
matrimoniale dont elle se réclame
est celle de sa sœur;
-L’ire de Aurelio Pescador;
-Leur
réconciliation
et
les
romantiques nuits qui s’ensuivir
rent;
-Son départ de l’Espagne ;
-La naissance de son fils Liberto
Ruano;
-Les visages des hommes qui
motivent sa présence en
Espagne se précisent: Gerardo
Barrera et Carlos Urbani
dont les sentences de mort
avaient été prononcées par la
Ndrine ;
-les circonstances de leur
mise a mort respective.
47
Le théoricien ajouta en fait trois autres fonctions à son premier essai de typologie dont il nous fait l’économie : «Je distinguais trois
types fondamentaux, selon que le récit second, évoquant les causes ou les antécédents de la situation diégétique où il intervient,
remplit une fonction explicative (Ulysse aux Phéaciens :"Voici ce qui m’amène ici") ; ou qu’il raconte une histoire liée à celle de la
diégése par une relation, purement thématique, de contraste ou de similarité, qui peut éventuellement si elle est perçue par le
narrataire avoir un effet sur la situation diégétique et la suite des événements (apologue de Menenius Agrippa) ; ou que, dépourvue de
pertinence thématique, il joue un rôle dans la diégése par la seule vertu de l’acte narratif lui-même (Schéhérazade repoussant la mort à
coup de récits).» Genette, Gérard. Nouveau discours…op.cit..,62.
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Statuts et mutations de la voix énonciative dans Los hombres mojados no temen la lluvia de
Juan Madrid
-Le supposé mariage d’Elisabeth;
-Ses échanges de correspondances avec Elisabeth et son déménagement à Santiago Bernabéu
pour être à coté de la femme
aimée.
1958→1961→
-Les frasques lesbiennes de la
petite sœur d’Elisabeth dans une
Espagne encore sous l’emprise
du franquisme, le film et les motifs
de son assassinat par Aurelio
Pescador;
-Le départ précipité du narrateur
de l’Espagne, après avoir épargné la vie d’Elisabeth
2012
1961→1964→
La focalisation demeure interne tout comme dans le récit cadre. Les ellipses signalées par les espaces
blancs, les points de suspension, ainsi que les déictiques temporels (Más tarde, Tiempo después, Después,
etc.) accélèrent le récit de Pescador qui de toute évidence ne veut aucunement distraire son lecteur. La
gravité du sujet n’aurait pas pu s’en accommoder, l’incipit du premier extrait réclamait déjà toute l’attention
du récepteur : « Nunca he contado la historia que voy a contar ahora. Nadie la sabe (p.124).».
CONCLUSION:
La structure imbriquée et spéculaire de Los hombres mojados no temen la lluvia résulte d’un dédoublement
de l’instance productrice de la fiction. Le récit cadre est le fait d’un narrateur primaire autodiégétique qui, au
nom de la performance narrative, laisse beaucoup de zones d’ombre dans sa relation des événements
fictionnels. Le narrateur second des récits hypodiégétiques, lui aussi autodiégétique, comble ce déficit
communicationnel et participe de l’illusion réaliste, de l’effet de vraisemblance entretenu par l’écrivain, Juan
Madrid. Les références aux œuvres d’autres auteurs à l’intérieur du texte, les noms des lieux et divers autres
annexes tiennent tous à cela : « […] le lecteur, reconnaissant dans le texte ce qui existe hors du texte, sera
poussé à recevoir l’ensemble de l’histoire comme issu de la réalité.»
48
.
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