Le trafic de cocaïne en Afrique de l`ouest
Transcription
Le trafic de cocaïne en Afrique de l`ouest
Le trafic de cocaïne en Afrique de l’ouest Sociologie des acteurs d’une démocratie néo patrimoniale : le cas du Ghana Mémoire préparé par Mlle Alice LE MENE Sous la direction de Mme Wanda CAPELLER Année 2015 Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). 2 Remerciements Je tenais avant tout à remercier ma directrice de mémoire, Wanda Capeller, pour ses conseils et sa disponibilité, ainsi que pour ses critiques, qui m’ont aidé à aller dans la bonne direction tout au long de ces travaux. Je souhaitais également remercier toutes les personnes que j’ai côtoyé durant mon stage à l’ambassade de France à Accra, et tout particulièrement l’officier de police, Patrick Amalvy, qui m’aiguillonné en me transmettant informations, documentations et contacts, toujours avec grand plaisir. Un grand merci aussi à ma maître de stage, Cécile Vigneau, qui a été énormément à l’écoute durant ces six mois et grâce à qui j’ai pu comprendre tant de choses sur la société ghanéenne. Par ailleurs, je voudrais saluer toutes les personnes que j’ai rencontrées durant l’élaboration de ce mémoire et qui ont accepté de répondre à mes questions, avec toujours beaucoup d’intérêt et de gentillesse. Enfin, je tenais à terminer par ma famille, qui m’a toujours soutenue lors de mes séjours à l’étranger, et mes amis, en France et à l’étranger, avec une pensée toute particulière pour Elisabeth et pour les heures de discussion sans fin sur nos projets de recherche respectifs, ainsi qu’à tous mes proches d’Accra, colocataire, voisins, amis et collègues, pour leurs encouragements. 3 Abréviations AFRICOM: United-States Africa Command AQMI: Al Qaeda au Maghreb Islamique BNI: Bureau of National Investigations CEDEAO: Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest CHRAJ: Commission on Human Rights and Administrative Justice CID: Criminal Investigations Department DEA: Drugs Enforcement Authority EOCO: Economic and Organised Crime Office FMI: Fonds Monétaire International IEA: Institute of Economic Affairs ILU: International Liaison Unit KIA: Kotoka International Airport KAIPTC: Kofi Annan International Peacekeeping Training Centre MP: Member of Parliament NACOB: Narcotics Control Board NDC: National Democratic Congress NPP: New Patriotic Party OICS: Organe International de Contrôle des Stupéfiants OMD: Organisation Mondiale des Douanes ONU: Organisation des Nations-Unies ONUDC: Organisation des Nations-Unies contre la Drogue et le Crime PNUD: Programme de Développement des Nations-Unies SOCA: Serious Organised Crime Agency UE: Union Européenne 4 WACD: West Africa Commission on Drugs WACI: West African Coast Initiative WACSI: West Africa Civil Society Institute TI: Transparency International 5 Table des matières Introduction …………………………………………………………………………………... 9 Partie 1 : La réorganisation du marché mondial de la cocaïne ……………………………25 I. Transformations historiques et géographiques ……………………………………………..25 1) L’histoire de la cocaïne : du licite vers l’illicite ………………………………………25 2) Intégration de l’Afrique dans la filière globale de la cocaïne …………………………28 2) a) Extension du bassin caribéen ……………………………………………………28 2) b) L’intégration de la cocaïne dans le circuit informel ……………………………...32 II. Spécificités géographiques ………………………………………………………………..33 1) Le cas du Ghana ………………………………………………………………………33 2) Le Sahel ………………………………………………………………………………35 III. L’ancrage de la cocaïne dans le local : augmentation de la consommation domestique …...36 Partie 2 : La collision entre la cocaïne et les sociétés ouest-africaines ……………………40 I. Tendances globales de la cocaïne …………………………………………………………...40 II. Une baisse des saisies trompeuse …………………………………………………………..43 1) En Afrique de l’ouest …………………………………………………………………43 2) Focus sur le Ghana ……………………………………………………………………45 2) a) Un trafic ancien ………………………………………………………………….45 2) b) Appréciation de la situation actuelle au Ghana…………………………………..46 3) Le trafic de cocaïne, un choix économique rationnel …………………………………48 III. Implication des acteurs locaux ……………………………………………………………50 1) Une implantation facilitée par l’ancienneté du secteur informel ……………………..50 2) Création de réseaux ouest-africains spécialisés ……………………………………….52 3) Un exemple de carrière déviante au Ghana …………………………………………...54 6 Partie 3 : La patrimonialisation de la « ressource » cocaïne ………………………………56 I. Une volonté politique confrontée aux limites structurelles de l’Etat ghanéen ………………57 1) Un Etat de droit démocratique limité par la faiblesse des institutions ……………….57 2) Prégnance de la corruption ……………………………………………………………59 II. Un modèle de démocratie en Afrique… pourtant basé sur le néo-patrimonialisme ………..62 1) La question de l’absence de violence …………………………………………………62 2) Un fonctionnement politique exclusif et élitiste ………………………………………64 3) Sous des airs de démocratie, l’Etat néo-patrimonial …………………………………..65 III. La passivité des pouvoirs publics …………………………………………………………68 1) Les narcotiques, outils de corruption et de construction de capital social des agents publics ………………………………………………………………………………..69 2) La politisation de la cocaïne : accusations de financements opaques et médiatisation des affaires ………………………………………………………………………………..71 Partie 4 : Stratégies locales et globales : les institutions ghanéennes et la coopération internationale ………………………………………………………………………………..75 I. Etat des lieux de la législation et des institutions ghanéennes ………………………………77 1) Un arsenal législatif étoffé mais ancien ……………………………………………….77 2) Les agences de lutte gouvernementales ………………………………………………79 3) Forces et lacunes du monde judiciaire ………………………………………………...81 4) Le cas de la police …………………………………………………………………….83 II. La coopération internationale au Ghana …………………………………………………...84 1) Aperçu des acteurs engagés …………………………………………………………..84 2) Des opérations de soutien centrées sur le renforcement des capacités ………………85 2) a) L’ONUDC ………………………………………………………………………86 2) b) La coopération américaine ………………………………………………………86 2) c) Succès et échecs de la coopération britannique ………………………………….88 3) Les limites du capacity building ……………………………………………………...90 7 Conclusion ……………………………………………………………………………………92 Bibliographie …………………………………………………………………………………94 Annexes : Annexe 1 : Liste des entretiens effectués …………………………………………….101 Annexe 2 : Grille de questions des entretiens semi-directifs en anglais ……………...102 Annexe 3 : Carte du Ghana …………………………………………………………..103 8 Introduction Le trafic de cocaïne en Afrique de l’ouest a été révélé à la connaissance du public européen lors du crash spectaculaire d'un Boeing 727 en 2008 au nord de Goa, au Mali, un avion surnommé « Air Cocaïne » par les médias. Cette affaire a contribué à révéler l'ampleur du trafic en Afrique de l'ouest, une zone qui serait devenue submergée par la cocaïne, qui servirait à financer des groupes terroristes locaux. Dans cette région récemment sortie des guerres civiles (Liberia et Sierra Leone dans les années 1990, Côte d'Ivoire au début des années 2000), mais de plus en plus déstabilisée depuis plusieurs années par de nouveaux acteurs (apparition de mouvements terroristes tel qu'Al Qaeda au Maghreb Islamique – AQMI – ou Boko Haram au Nigeria), le trafic de drogues n'est pas un facteur anodin ou apaisant. L’enjeu est de taille, les trafics de drogues dans le Sahel et en Afrique de l’ouest pouvant profiter à la fois aux mouvements terroristes, aux trafiquants et aux États. L’Afrique de l’ouest est une des régions les plus pauvres au monde ; le trafic de drogues génère donc des sommes colossales par rapport au PIB des États.1 C'est une zone de transit et non de production : celle-ci est concentrée en Amérique latine pour ce qui est de la cocaïne, et en Asie pour l'héroïne. Les modèles d'analyses classiques qui font le lien entre drogues et conflits se basent le plus souvent sur des régions productrices, telles que la Colombie ou l’Afghanistan, ce qui n’est pas le cas de l’Afrique de l’ouest. Malgré tout, certains acteurs institutionnels s'inquiètent de la possibilité que la sous-région ouest-africaine puisse succomber à la violence et devenir une réplique du Mexique ou de certains pays d’'Amérique centrale (Honduras, Guatemala). Dans ces régions, il n’y a pas de bénéfices pour la « paysannerie » locale, contrairement aux zones productrices : les bénéfices réalisés ne se répercutent pas sur la population locale, étant captés directement par les trafiquants. Alors que dans les pays d'Amérique latine où est cultivée la coca, la Colombie, la Bolivie et le Pérou, les cultivateurs profitent également de la manne d'argent que représente la cocaïne. L'Afrique de l'ouest a donc rejoint la liste des régions touchées par le trafic illicite de cocaïne, pourtant jusque-là épargnée. L'intérêt pour cette zone est devenu grandissant depuis le 1 Nations-Unies, Résumé analytique, Criminalité transnationale organisée en Afrique de l'Ouest : Une évaluation des menaces (ONUDC), http://www.unodc.org/toc/fr/reports/TOCTAWestAfrica.html, page consultée le 3 juin 2015. 9 début des années 2000, bien avant la médiatisation de l’affaire « Air cocaïne ». Les quantités de drogues saisies étaient déjà devenues suffisamment conséquentes pour attirer l'attention de l'Office des Nations-Unis contre la Drogue et le Crime (ONUDC), basée à Vienne, qui depuis publie de nombreux rapports sur la question. En 2008, lors d’une conférence de haut niveau à Praia, au Cabo Verde, sur la menace représentée par le trafic de drogues pour l’Afrique de l’ouest, le directeur exécutif de l’époque de l’ONUDC, Antonio Costa, avait déclaré, non sans un certain sens de la dramatisation, que « la Côte de l'Or est en passe de devenir la Côte de la Coke ».2 Il avait ajouté « qu’il ne s'agit pas d'un problème de drogue uniquement, mais d'une menace à la santé et à la sécurité publiques en Afrique de l'Ouest ». L’ONUDC juge alors opportun de développer la coopération régionale et internationale, afin de renforcer l’État de droit et la gouvernance dans les pays côtiers de la sous-région. Les ministres de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) présents à la réunion ont ainsi conclu un accord politique et un plan d’action régional, afin de lutter contre la menace du trafic de narcotiques.3 Le Conseil de sécurité de l'ONU va également se saisir du problème, ainsi que le monde universitaire.4 Du fait de la nature même du transit en question – étant illicite et échappant à tout contrôle étatique – il est très difficile d'avoir des estimations précises sur les quantités réelles de drogues circulant en Afrique de l'ouest et au Sahel. La fiabilité des sources est souvent à questionner, bien qu'il soit estimé que les données fournies par l'ONUDC soient les plus complètes existant. Dès 2008, les saisies ont baissées, faisant penser à une diminution du trafic de cocaïne dans la région. Mais pour certains chercheurs5, les trafiquants auraient simplement changé leurs modes d'opération et le trafic est tout aussi important, voire peut être même plus, car impossible à quantifier. En effet, un des problèmes majeurs que connaissent l'Afrique de l'ouest et le Sahel 2 La Côte de l’Or, ou Gold Coast, était le nom du Ghana avant son indépendance en 1957 (note de l'auteur) 3 Le trafic de drogues menace la sécurité en Afrique de l'Ouest, avertit l'ONUDC, http://www.unodc.org/unodc/fr/press/releases/2008-10-28.html, page consultée le 5 juin 2015 4 Le Conseil de Sécurité de l'ONU appelle à une action coordonnée pour lutter contre le trafic de drogues en Afrique de l'ouest, décembre 2013 http://www.un.org/News/fr-press/docs/2013/CS11224.doc.htm, page consultée le 1er juin 2015. 5 Notamment Mark Shaw, dans une publication de 2012 (Mark Shaw, « Leadership required: drug trafficking and the crisis of statehood in West Africa », Policy Brief n°37, Institute for Security Studies, October 2012), et Simon Julien, dans une publication de 2011 (Simon Julien, « Le Sahel comme espace de trafic de stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3, n°142.) 10 est celui de la porosité des frontières, qui est corrélée en partie à l'importance de l'économie informelle.6 Selon le rapport des Nations-Unies sur le trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest de 2007, trois routes distinctes ont été établies pour le narcotrafic : maritime et terrestre, depuis le golfe de Guinée jusqu’à l’Europe, terrestre à travers le Sahel et maritime et terrestre à travers l’Afrique de l’est. Les chiffres des saisies effectuées sont extrêmement parlants : Mauritanie, 1,5 tonne saisie entre mai et août 2007 ; Sénégal, saisie de 2,4 tonnes en juin 2007, et enfin le Ghana, avec deux tonnes saisies au cours d’une seule opération en 2006. Au total, pas moins de 5,7 tonnes de cocaïne ont été saisies entre janvier et septembre 2007 en Afrique, dont 99% en Afrique de l'ouest.7 Entre 2005 et 2007, les saisies de cocaïne avaient fortement augmentées, notamment au large des côtes africaines et principalement concentrées sur deux pôles : les côtes guinéennes et la baie du Bénin (Ghana, Togo, Bénin et Nigeria). Mais la cocaïne pouvant également être transportée par avion, des pays comme le Mali était également touché. Plusieurs facteurs avaient été avancés pour expliquer la prise d'importance du trafic dans la sous-région : le contrôle accentué des moyens de transports arrivant depuis l'Amérique latine en Europe ; la situation géographique optimale de cette partie du continent africain, à mi-chemin entre l'Amérique latine et l'Europe, ainsi que la prégnance de la corruption dans de nombreux États de la CEDEAO.8 Selon l’ONUDC, l’essentiel de la cocaïne est acheminée par des vols commerciaux, en partance pour la majorité d’entre eux – d’après les saisies effectuées – de Guinée, du Mali, du Nigeria et du Sénégal. Les saisies ont quadruplées entre 2005 et 2007, passant de 1323 kilogrammes à 6458 kilogrammes par an. Le directeur de l’ONUDC a reconnu que la majorité des saisies avaient néanmoins été effectuées « par hasard », et ne reflétaient 6 Bayart, Ellis et Hibou, dans un ouvrage publié en 1997, ont montré l'importance de l'économie informelle dans la structure de l'Etat africain post-colonisation. In Jean-François Bayart, Stephen Ellis et Béatrice Hibou, La criminalisation de l’État en Afrique, Espace international, Éditions Complexe, 1997. 7 Office des Nations-Unis contre la drogue et le crime (ONUDC), Rapport sur la situation du trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest, octobre 2007, Vienne, p.5 8 Georges Berghezan, Panorama du trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest, Les Rapports du GRIP, Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix et la Sécurité, 2012/6, p.6. 11 donc nullement les tendances structurelles du trafic dans la sous-région.9 Le dernier rapport des Nations-Unies sur la question, publié en 2013, affirmait que la quantité totale de cocaïne transitant en Afrique de l’ouest s'élève à 18 tonnes, ce qui représente une baisse considérable par rapport aux 47 tonnes de 2007, pour un prix de revente estimé en Europe à 1,25 milliard de dollars.10 Le rapport concluait, sans certitudes, que cette baisse peut être attribuée à divers facteurs, dont l'attention de la communauté internationale portée à la région, les remous politiques locaux qui auraient compliqué le fonctionnement des canaux de corruption classiques, ou tout simplement le changement de techniques des trafiquants, qui utiliseraient des routes hors du radar pour atteindre l'Afrique de l'ouest. La part de cocaïne saisie en Europe et qui aurait transitée par l'Afrique est estimée entre 8% et 13% pour l'année 2010, ce qui représenterait 18 tonnes de cocaïne pure, dont le prix de revente de rue serait de 1,25 milliard de dollars, d'où l'estimation citée précédemment. Etat des lieux de la littérature Une littérature déjà prolifique existe déjà sur le sujet de la cocaïne en Afrique de l’ouest, notamment depuis que l’ONU a sonné l’alarme sur les dangers que présentait le trafic dans la région. De nombreuses organisations internationales, mais aussi des think tanks, journalistes, chercheurs, se sont penchés sur la question.11 Cependant, l’existence d’un trafic de cocaïne passant par l’Afrique de l’ouest reste assez méconnue du grand public, symptôme d’une littérature qui s’adresse plus à des acteurs spécialisés qu’à de la vulgarisation. De manière plus générale, différentes disciplines se sont déjà penchées sur la question des drogues, notamment de manière abondante en sociologie, mais aussi dans le domaine des relations internationales. Les narcotiques ont eu en effet un impact non négligeable dans de nombreux conflits dans le monde – l’Afghanistan en est le parfait exemple. Même l’histoire s’est penchée sur la question des drogues : l’historien spécialiste de l’Amérique latine, Paul Gootenberg, a effectué un travail de contextualisation et de reconstruction de la cocaïne en 9 Le trafic de drogues menace la sécurité en Afrique de l'Ouest, avertit l'ONUDC, http://www.unodc.org/unodc/fr/press/releases/2008-10-28.html, page consultée le 5 juin 2015 10 United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Transnational organized crime in West Africa: A Threat Assessement, February 2013, Vienna, p.1. 11 Voir la bibliographie. 12 inscrivant l’objet d’étude dans le temps long.12 Il évoque la particularité de la cocaïne comme étant une drogue globale, mais avec des liens géographiques et sociaux déterminés très forts, ce qui en fait un exemple parfait du concept de glocal. L'économie locale est structurée autour de l'économie globale et distante, formant ce qu’il appelle une « filière globale ». Michel Kokoreff, sociologue français, s’est intéressé à la question de la localisation et de l’urbanité de la drogue trafiquée. Le phénomène du trafic de drogues à l’échelle mondiale reste dominé par la localisation. En se focalisant sur les ghettos en Europe par exemple, on pense en termes de territoires, et non de réseaux : or, il existe une porosité entre les diverses économies licites et illicites. Il s’est notamment appuyé sur les travaux d’Alain Tarius, affirmant que les économies souterraines transfrontalières sont un phénomène représentatif de la « mondialisation par le bas ».13 Kokoreff inscrit la question de la drogue au sein d’une analyse urbaine : la question de la drogue est « spécialisée », car elle est fondamentalement ancrée dans un territoire, ce qui justifie que la lutte contre un produit illicite devienne une lutte nationale. Alain Labrousse, spécialiste de la géopolitique des drogues, utilise également une approche spatialisée pour développer une théorie de la division internationale du travail de la cocaïne. Elle a été modifiée dans les années 1990 par ce qu’il appelle l’ « effet-ballon », c’est-à-dire que lorsque la production diminue dans un lieu, cette baisse est automatiquement compensée par une hausse de la production dans un autre lieu : « quand on appuie sur une partie de la surface du ballon gonflable, cela provoque une excroissance plus loin ».14 Cette théorie s’est vérifiée avec la baisse de la production en Bolivie et au Pérou dans les années 1990, immédiatement compensée par la production colombienne, les trafiquants colombiens ayant choisi de cultiver la coca directement chez eux. Anthony Giddens parle lui de régionalisation du social, postulant qu’en plus d’être le cadre d'interaction spatio-temporel, il existe « un processus du zonage de l’espace-temps en relation avec les pratiques sociales routinisées ».15 La régionalisation est alors relative à une conception sociologique de l’espace, où ce sont les pratiques sociales des agents, par l’appropriation des normes et localisations spatiales spécifiques, qui créent l’espacetemps social. L’intégration sociale et systémique des normes permet d’appréhender la 12 13 14 Paul Gootenberg, Cocaïne andine. L’invention d'une drogue globale, Presses Universitaires de Rennes, 2014. Michel Kokoreff, « Drogues, trafics, imaginaire de la guerre », Multitudes 1/ 2011 (n° 44), p. 119-128 Alain Labrousse, Daurius Figueira et Romain Cruse, « Évolutions récentes de la géopolitique de la cocaïne », Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2008, p. 2. 15 Anthony Giddens, The Constitution of Society, 1984, p. 173. 13 régionalisation comme un concept expliquant l’action sociale dans le temps et dans l’espace. Couplé au concept de glocalisation, ces concepts nous permettrons de comprendre l’ancrage du trafic de cocaïne en Afrique de l’ouest, qui s’est inscrit à la fois dans la géographie de l’espace et dans les normes sociales et institutionnelles de la sous-région. La glocalisation est la traduction du néologisme anglais « glocalization », qui est en réalité un mot valise formé par les termes « globalisation » et « localisation » qui a fait son apparition dans les années 1990.16 Ce concept permet d’illustrer l’idée d’un processus global, mais ancré dans le local, à l’image du trafic de cocaïne : il s’est ancré dans un territoire – l’Afrique de l’ouest – afin de mieux intégrer la mondialisation informelle. Labrousse préconise lui d’utiliser une analyse diatopique, c’est-à-dire basée sur la position géographique des acteurs, afin de mieux souligner l’imbrication des différentes niveaux locaux, régionaux et internationaux.17 Il a effectué une modélisation de la relation entre les drogues et les conflits post guerre froide, une théorie qui se base sur l’augmentation des profits à la revente qui permet de financer des insurrections armés.18 Le modèle se base donc sur le concept de l’escalade des profits, de par premièrement les obstacles à franchir lors du transport, et dans un second temps par le fractionnement en petites doses, ce qui permet de réaliser des marges considérables. Ainsi, la valeur du produit serait multipliée entre 2500 en moyenne entre le producteur et le consommateur. Les profits réalisés grâce à la drogue peuvent donc être réutilisés par des groupes insurgés, qui s’articulent avec les réseaux de trafiquants de drogues et d’armes, pour se transformer peut-être en l’un d’eux pendant, ou une fois, le conflit terminé. Plusieurs niveaux de financement sont distingués : dans les zones productrices, un impôt est prélevé sur le produit agricole ; dans les zones de transit, la marchandise est taxée ; des laboratoires de transformation peuvent être créés ; dans les pays de destination, le profit est réalisé grâce au commerce de détail. Les forces de l’ordre n’utiliseraient pas la manne financière de la drogue de la même manière, car l’Etat a les moyens de financer ce que les groupes insurgés achètent avec l’argent de la drogue ; le trafic serait donc uniquement d’ordre personnel. Or, dans une zone comme l’Afrique de l’ouest, où le montant total du trafic est supérieur au budget 16 Voir Roland Robertson, Globalization: Social Theory and Global Culture, 1992 et Victor Roudometof, "Translationalism, Cosmopolitanism, and Glocalization". Current Sociology, 53 (1): 113–135, 2005. 17 Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, PUF, collection « Que sais-je ? », 2006. 18 Alain Labrousse, « Drogues et conflits : éléments pour une modélisation », Autrepart, Presses de Sciences Po, 2003/2, n°26, p. 141 – 156 14 de certains États, le détournement des profits de la manne de la cocaïne pourrait également bénéficier aux gouvernements locaux. La théorie de la criminalisation de l’État, développée notamment par Jean-François Bayart, sera utilisée pour comprendre les mécanismes d’influence de la criminalité transnationale en Afrique de l’ouest.19 Bayart définit le criminel comme « les pratiques politiques, sociales ou économiques qui font l'objet d'une “criminalisation primaire”, soit de la part des textes juridiques des États, […], soit (et surtout) de la part du droit international, des organisations internationales, ou encore de la morale internationale. » Le crime n'a pas de « substantialité immédiate », c’est un phénomène qualitatif qui transforme l'organisation globale des sociétés et du système international, en modifiant les rapports entre le pouvoir, l'accumulation et l'exercice de la violence. L’Afrique serait caractérisée par une exploitation par les groupes sociaux dominants des rentes économiques, ce qui mène à une économie politique de la dépendance, reposant sur le long terme, et non seulement sur de la mauvaise gouvernance. Son concept central est celui de la « politique du ventre », qui se définit comme la manière d'exercer l'autorité avec un souci exclusif de satisfaire matériellement une communauté 20. A cause d’un phénomène de monopolisation de l’appareil productif par les acteurs étatiques, le paradoxe suivant s’est alors posé : l’économie est-elle de moins en moins étatisée, ou l’État estil de plus en plus privatisé ? Sa théorie est à mettre en parallèle avec le concept de néopatrimonialisme21 de Jean-François Médard, qui définit la patrimonialisation de l’État africain, comme une compétition pour le partage des ressources plus directe ; les ressources économiques et politiques sont interchangeables, et l'enjeu véritable est celui de l’accès aux ressources, via l’État.22 19 Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989. 20 Expression d'origine camerounaise 21 Inspiré par les écrits pionniers de Shmuel Eisenstadt, in EISENSTADT S.N., Traditional Patrimonialism and Modern Neo-Patrimonialism, Londres, Sage, 1972. 22 Jean-François Médard, « L’État et le politique en Afrique », Revue Française de Science Politique, n° 4 – 5, 2000, p. 849 – 854. 15 Dans le même ouvrage de L’État en Afrique. La politique du ventre, Hibou reprend elle concept « d’État-rhizome »23, lui assignant trois caractéristiques principales : la déliquescence de l'administration, la privatisation des pouvoirs et la délégitimation des pouvoirs publics. La lutte contre la criminalité économique est de pure façade, car la justice connaît également une dégénérescence de l'administration et la corruption est systématique, et ce grâce à un climat de totale impunité. William Reno, qui a conceptualisé « l’État de l'ombre » (shadow state), rejoint ce concept « d'Etat-rhizome ».24 Il théorise un modèle économique expliquant comment les économies clandestines d'Afrique peuvent contribuer à renforcer l'autorité politique : le shadow state archétype est construit derrière des façades de droit et d'institutions gouvernementales. Or, il s’agit en réalité d’une forme de gouvernement personnel, c’est-à-dire basé sur les intérêts des individus, et non sur des normes.25 Ces théories, développées lors de la décennie des années 1990, restent néanmoins largement réutilisées dans nombreuses études et analyses sociopolitiques sur l’Afrique subsaharienne. Ainsi, Pierre Jacquemot, un universitaire qui fut notamment ambassadeur de France au Ghana26, affirmait également que l’Etat africain n’était pas un « proto-Etat », mais un Etat hybride « approprié » par ses détenteurs, c’est-à-dire qu’il est privatisé par ses acteurs par le biais de la corruption. La vague de démocratisation africaine des années 1990, dont le Ghana est un des meilleurs exemples, a en réalité légitimée la marchandisation du politique.27 Focus sur le Ghana L’originalité de notre démarche est d’étudier la question en utilisant les apports de la science politique et de la sociologie, et non de rédiger un énième rapport truffé de 23 Formulé par Bayart dans le même ouvrage 24 William Reno, « Clandestine Economies, Violence and States in Africa », Journal of International Affairs, Vol.53, No. 2, Spring 2000 25 “The Shadow State is a form of personal rule; that is, an authority that is based upon the decisions and interests of an individual, not a set of written laws and procedures, even though these formal aspects of government may exist. The Shadow State is founded on rulers' abilities to manipulate external actors' access to markets, both formal and clandestine, in such a way as to enhance their power. This alternative manner of rule permits rulers to undermine the formal institutions of government itself”, Op. Cit., p. 1. 26 Entre 2005 et 2008. Source : http://www.ambafrance-gh.org/Pierre-Jacquemot-2005-2008 27 Pierre Jacquemot, « Comprendre la corruption des élites en Afrique subsaharienne », Revue internationale et stratégie, 2012/1 n°85, p. 125 et 126. 16 recommandations à destinations d’institutions internationales. Nous aurons donc l’occasion de recontextualiser le sujet sur le long terme, en partant des années 1980, ainsi que d’étudier en profondeur la relation entre la cocaïne et l’Etat en Afrique de l’ouest. Par ailleurs, nous centrons notre analyse sur un cas empirique précis, celui du Ghana. Etant un des Etats le plus touché par le trafic de cocaïne, c’est donc tout naturellement qu’il existe déjà des recherches sur le sujet.28 La page Wikipédia anglophone de présentation du Ghana comporte même un paragraphe intitulé « Ghanaian Drug War ».29 Notre travail tentera de relier les apports des études réalisées sur le Ghana au cours des années 1990 et 2000 au contexte actuel de la cocaïne au Ghana, et de manière plus générale, en Afrique de l’ouest. Nous essaierons notamment de montrer pourquoi, malgré l’existence d’un trafic de cocaïne extrêmement lucratif depuis plusieurs décennies, les Etats et sociétés de la sous-région ne sont pas impactés des maux habituellement attribués aux zones touchées par le narcotrafic, à savoir notamment l’augmentation de la violence et le délitement de l’Etat-nation. Le Ghana est un terrain d'enquête idéal, présentant des caractéristiques qui mettent en relief les contradictions de l’impact du trafic. Démocratisé depuis la naissance de la quatrième République avec la Constitution de 1992, le pays est considéré comme un modèle de réussite de la sous-région, notamment pour sa stabilité et la solidité de ses institutions. Cependant, selon Mark Shaw, le pays est un des deux « hubs » de la sous-région, d’importantes saisies ayant été réalisées depuis plusieurs années, et serait le modèle typique d’un État fonctionnel dont les ressources sont utilisées par le trafic. Le « southern hub » de l'Afrique de l'ouest, avec le Ghana comme point d’entrée principal, est complété par le Togo et le Nigeria. La Guinée-Bissau est le point d'entrée principal du « northern hub », ce qui ne veut pas dire pour autant que tous les pays côtiers ne soient pas touchés par le phénomène30. Ainsi, malgré le fait que le Ghana soit considéré comme un État de droit, démocratique31, doté d'institutions fonctionnelles, cela n’empêche pas que la corruption soit endémique dans les agences gouvernementales chargées 28 Voir les travaux de Henry Bernstein, Emmanuel Akyeapomg, Kwesi Aning. 29 https://en.wikipedia.org/wiki/Ghana 30 Emmanuel Aning, « The Geo-Economics of Resources and Conflict in Africa », IISS (International Institute for Strategic Studies) Conference, 7 – 9 April 2013, p.4. 31 Le Ghana est classé 68ème sur 167 nations par l'index de l'Economist Intelligence Unit, avec un score de 6,33 sur 10, et en 6ème position pour les Etats africains, un index qui mesure le niveau de démocratie des pays dans le monde. Democracy Index 2014, Economist Intelligence Unit 17 justement de la lutte contre le narcotrafic. Nous allons essayer d'éclairer ce paradoxe, afin de comprendre l'impact de cette nouvelle criminalité dans un pays certes doté d'institutions démocratiques, mais qui restent fragiles. Nous utiliserons également l'approche systémique et le concept de routinisation théorisé par Anthony Giddens, défini comme étant l'élément de base de l'activité sociale de tous les jours, et qui nous servira à comprendre les processus d'ancrage et de continuité du trafic de cocaïne. Alors que le trafic était inexistant au cours des décennies passées, les premiers trafiquants ghanéens de cocaïne ont été arrêtés pour la première fois dans les années 1990, et sont depuis impliqués dans de nombreuses affaires. La multiplication et la prise d'importance de la « carrière déviante »32 de trafiquant au Ghana s'est routinisé et ancré dans les mœurs, notamment grâce à l'influence des réseaux nigérians. Nous montrerons, grâce aux archives de la presse et à la littérature existante, la montée en puissance des acteurs locaux ghanéens dans le trafic de cocaïne, aussi bien au niveau local qu'international. Selon l’officier de police de l’Ambassade de France à Accra, le trafic de cocaïne en Afrique de l’ouest est un phénomène qui doit être compris dans sa globalité régionale, et ce à cause de la porosité des frontières. Cette porosité est notamment le résultat du tracé des frontières par les anciennes administrations coloniales, qui ont souvent coupé artificiellement en deux des communautés, où les échanges continuent de se faire à pieds.33 Le focus sur le Ghana, s’il nous servira à comprendre les logiques des acteurs locaux, notamment en termes de corruption, devra néanmoins être élargi aux États voisins et côtiers d’Afrique de l’ouest. De par sa nature, le crime transnational ne tient pas compte des frontières, d’autant plus dans cette sous-région, où ces dernières ne sont que très peu surveillées, ou bien la surveillance est inefficace du fait de la corruption des agents locaux.34 Formulation du problème 32 Le concept de « carrière déviante » a été décrit par Howard Becker dans son ouvrage sur les consommateurs de marijuana aux États-Unis, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985 (éd. originale 1963). Le concept peut se définir par la mobilisation de faits objectifs, dépendant de la structure sociale, mais aussi par des faits personnels, relevant des perspectives, motivations et désirs de la personne déviante. 33 Entretien avec le Secrétaire-général du NACOB, Accra, 23 juillet 2015 34 Entretien avec l’officier de police de l’Ambassade de France au Ghana, Accra, 4 juin 2015 18 La géographie de la cocaïne s’est donc réorganisée, aussi bien au niveau mondial avec un glissement vers l’Afrique de l’ouest, qu’au niveau local et urbain, avec l’apparition d’un marché dans certaines villes de la sous-région ouest-africaine. Selon le rapport mondial sur les drogues de l’ONU pour l’année 2014, 0,7% de la population ouest-africaine consommerait de la cocaïne.35 Bien qu’étant un pourcentage relativement faible, il n’en reste pas moins significatif, étant donné la relative nouveauté de l’apparition de la cocaïne. Le trafic global s'est donc ancré dans le local, dans un nouveau territoire caractérisé par la faiblesse de l’État de droit. La cocaïne s'inscrit à la fois dans un territoire mondial, grâce à une logique de mondialisation « par le bas », c'est-à-dire dans une filière informelle globale, et dans le local, en impactant, même à la marge, la consommation. Ainsi, nous sommes face à un paradoxe de l’inscription de la cocaïne dans le territoire ouest-africain, où l’Etat de droit est court-circuité par le néopatrimonialisme, mais cette inscription n’a pas déstabilisée le fonctionnement social et politique des pays concernés. Le trafic s’inscrirait alors dans une logique d’appropriation de la ressource par les acteurs locaux, qui dans une logique de protection de leurs intérêts, ne remettent donc pas en cause la souveraineté de l’Etat. Nous allons chercher à montrer quel est l'impact réel sur les acteurs et leur place dans le système et déconstruire l’évidence posée par l’équation que présence d’un trafic de drogues est égale à augmentation des conflits. Les trafics profitent à de nombreux acteurs : les groupes terroristes comme des fonctionnaires étatiques ou des mafias régionales. Nous allons essayer de voir comment la cocaïne a bouleversé les États de l'Afrique de l'ouest et si son implantation dans la région correspond bien à une logique de réorganisation de la cocaïne au niveau international. Nous nous intéresserons avant tout à la stratégie des acteurs, notamment des institutions locales et occidentales, afin d'expliquer l'échec apparent du modèle de lutte contre les trafics de cocaïne, qui paradoxalement ne mène pas à une recrudescence de la violence tel que le stipule le modèle établi en Amérique latine. Pour étudier la question, il nous faudra recontextualiser sur le long terme, notamment en partant des années 1980, qui ont été les années de naissance du trafic de cocaïne dans la région, et non le début des années 2000, moment où le trafic a explosé et où les agences internationales se sont saisies de la question. Cependant, le flux de cocaïne en Afrique de l'ouest, bien que faible en quantité, est néanmoins suffisant pour avoir un impact non négligeable dans des pays où l’Etat de droit n’est 35 United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), World Drug Report 2014, Vienna, Annex I, page XI 19 pas arrivé à maturité, car malgré la faible quantité de drogue présente, les profits sont suffisamment importants pour déstabiliser la bonne gouvernance. Or, contrairement aux pays d'Amérique latine gangrenés par le phénomène, tel que le Mexique, le trafic ne conduit pas à une augmentation de la violence locale, mais tendrait plutôt vers une captation des bénéfices dans une logique de néo-patrimonialisme propre aux pays ouest-africains. Une des particularités de la cocaïne, qui la rend si convoitée et inquiétante, est qu'elle soulève des montants énormes. Nous allons essayer de mettre en perspective l'importance du trafic de la cocaïne avec la perception de la corruption dans les États concernés et de s'intéresser ainsi à l'impact des trafics sur les sociétés et les États. Au regard de la diversité et du nombre des acteurs en jeu, une sociologie des acteurs est un angle d'analyse qui s'impose pour la réalisation de ce mémoire, avec comme finalité de dresser une sociologie des acteurs criminels et institutionnels impliqués dans le trafic, ou dans la lutte contre ce trafic. Nous ferons l’hypothèse que le trafic de cocaïne est une ressource comme une autre, qui est captée par les autorités locales afin de renforcer leur autorité politique et le mode de gouvernement personnel, tel que conceptualisé par la « politique du ventre ». Nous nous baserons sur des archives de presse et sur les entretiens conduits sur place pour développer cette idée. Nous nous intéresserons aussi bien aux acteurs institutionnels internationaux que nationaux, qui mettent en place des politiques de lutte contre le trafic obéissant à des logiques de répression qui n'ont eu que peu d'impact sur le trafic, car sont minées par la corruption. Nous chercherons à comprendre les stratégies de ces différents acteurs, notamment des institutions locales, mais aussi internationales, ainsi que des élites politiques. Pierre Lascoumes, dans un ouvrage récent, sorti en 2014, s'était intéressé à la question de la sociologie des élites délinquantes, un champ qu'il juge trop peu étudié dans le domaine de la criminologie. 36 Dans le cadre de ce mémoire, il sera une référence précieuse pour comprendre ce qui pousse des élites, notamment politiques, à devenir délinquantes. Malgré les efforts et stratégies mis en place pour lutter contre ce trafic au Ghana et en Afrique de l’ouest, et le fait que les saisies aient diminuées, le trafic n'a pas disparu pour autant. 36 Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption en politique, collection U, Armand Colin, Paris, 2014. 20 L'enquête de terrain se concentrera sur les politiques de répression mises en place par les divers acteurs – la police, les acteurs de la coopération internationale – ainsi que sur l'impact de ce trafic sur la politique locale et son enchevêtrement avec les phénomènes de corruption au Ghana. Nous essaierons également de voir l'influence de la coopération internationale au Ghana, afin de comprendre si ce modèle a été imposé par les bailleurs de fonds ou adopté par les acteurs locaux. Nous partons de l'hypothèse que les financements internationaux dans la région ouestafricaine, liés à la coopération et à l'aide au développement, répondent à une logique d'extension du modèle de lutte répressif contre le trafic de cocaïne, qui est imposé aux pays en voie de développement. En témoignent les forts investissements réalisés dans la sous-région par les États-Unis notamment, ainsi que l'investissement de nombreux pays européens, qui interviennent directement en Afrique, afin d'arrêter le trafic à la source avant qu'il ne parvienne en Europe. Nous essaierons de voir comment la coopération internationale policière est mise en place au Ghana, et quel est son impact sur les stratégies des acteurs locaux, ainsi que son effectivité. La méthodologie La zone étudiée, l'Afrique de l'ouest comprend les pays suivants : Bénin, Burkina Faso, Cabo Verde, Côte d'Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Guinée-Conakry, Liberia, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone et Togo. Pour cette étude, un focus sera fait sur le Ghana, pays où été conduits les entretiens à partir de février 2015, en parallèle à un stage de six mois effectué au sein de la chancellerie diplomatique de l'ambassade de France à Accra. Il sera également fait référence à la zone du Sahel, parfois désignée comme Sahel – Sahara, dont la définition est déjà plus complexe et peut différer selon les auteurs, car correspond plus à un ensemble géographique qu'à un ensemble politique ou social cohérent. C'est une zone semi-aride, frontière naturelle entre le Maghreb/Machrek et l'Afrique noire, peu peuplée et espace de circulation depuis toujours ; elle comprend des États aussi différents que le Soudan et les îles du Cabo Verde.37 37 Conférence de M. Abdoulaye, « Défis sécuritaires au Sahel », 4 novembre 2013, Sciences Po Toulouse 21 Nous utiliserons les apports de divers travaux dans le cadre de ce mémoire, et notamment d’études socio-politiques sur l’État en Afrique, sur la corruption et les élites délinquantes. L’objectif est de réutiliser des concepts de la sociologie et de la science politique qui se sont penchés sur la question, afin de les réévaluer à l’aune du cas empirique, en cherchant à évaluer leur pertinence au regard de l’état de la criminalité et de la corruption dans un État d’Afrique de l’ouest en 2015. L’analyse aura pour objectif de faire un tableau des acteurs locaux impliqués dans le trafic de cocaïne au Ghana et dans l’ensemble de l’Afrique de l’ouest. Une analyse des acteurs sera forcément centrée sur le côté répressif, donc biaisée. Nous essaierons d'utiliser ce biais pour réfléchir sur les liens et relations de pouvoir entre tous ces acteurs locaux, régionaux et internationaux qui luttent contre le trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest et au Ghana. Plusieurs catégories d’acteurs peuvent être définies : d’un côté, les acteurs nationaux, qui sont en première ligne, dont l’État ghanéen et les organismes chargés de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les principales institutions sont le NACOB (Narcotics Control Board), l’agence ghanéenne officiellement chargée de la lutte contre les stupéfiants, l'EOCO (Economic and Organized Crime Office), chargée de lutter contre la corruption et le crime organisée, la police, qui au sein de son unité anti-drogue se concentre plus sur le trafic local et enfin le BNI (Bureau of National Investigations) pour les affaires sensibles.38 De l’autre côté, de nombreuses organisations internationales sont impliquées en Afrique de l’ouest dans la lutte contre le trafic de cocaïne et certaines sont basées à Accra : la West Africa Costal Initiative (WACI), initiative commune des Nations-Unies et d'Interpol ; la West Africa Civil Society Institute (WACSI) ; la West African Drug Commission (WACD) ; International Drug Policy Consortium (IDPC) ; la Kofi Annan Foundation (KAF) ; mais aussi la communauté régionale de la CEDEAO et l’ONUDC. Peut être également distinguée une troisième catégorie d’acteurs, qui sont les États étrangers impliqués de manière directe en Afrique de l’ouest et au Ghana, notamment les États-Unis et la France. Nous avons utilisé l'opportunité que présentait la réalisation d'un stage de six mois à l'ambassade de France au Ghana pour conduire des entretiens auprès des acteurs locaux, basés à Accra, et impliqués dans la lutte contre le trafic. Face à l’impossibilité d’être exhaustif, et au vu du manque de temps disponible pour réaliser ce mémoire, mais dans un souci de 38 Entretien avec l’officier de police de l’Ambassade de France au Ghana, Accra, 4 juin 2015 22 représentativité, nous avions souhaité interroger des acteurs issus des divers milieux sus décrit. Nous avons réussi à rencontrer l’officier de police de l’ambassade de France au Ghana, qui participe à la coordination d’un projet régional de lutte contre le narcotrafic ; un chercheur ghanéen spécialisé sur les questions de drogues ; le directeur de l’agence ghanéenne spécialisée dans la lutte contre le trafic de narcotiques, le NACOB ; le représentant-pays d’une organisation internationale présente à Accra, l’Office des Nations-Nations contre la Drogue et le Crime (ONUDC). Ces rencontres se sont déroulées sous la forme d’entretiens semi-directifs ; une grille de questions est disponible en annexe. A l’exception de l’entretien avec l’officier de police de l’ambassade de France, tous les entretiens se sont déroulés en anglais et ont été ensuite traduits par l’auteur lors de la retranscription écrite. Nous avons également utilisés l’opportunité représentée par un travail de recherche sur la corruption au Ghana réalisé dans le cadre du stage à la chancellerie de l’ambassade pour utiliser certains éléments empiriques et les observations faites. Deux entretiens ont donc pu être ajoutés à ce mémoire, centrés sur la question de la corruption : l’un avec le directeur anti-corruption d’une institution ghanéenne, la Commission on Human Rights and Administrative Justice (CHRAJ) ; l’autre avec la responsable de la gouvernance au Programme pour le développement des Nations-Unis (PNUD) d’Accra. La liste complète des entretiens réalisés se trouve également en annexe. De nombreuses sources sont disponibles pour travailler sur ce sujet, notamment des rapports rédigés par l'ONUDC ou des groupes de recherche, que nous avons exploités. Cependant, cette littérature a un certain côté biaisée, s'adressant à des acteurs s'impliquant dans la lutte contre le trafic de cocaïne. De manière générale, toutes les sources disponibles sur la question sont toujours à considérer de manière prudente : les chiffres ne sont jamais entièrement vérifiables et doivent être utilisés avec précaution. Nous utiliserons majoritairement dans ce mémoire les données fournies par l'organe de l'ONU sur la question des drogues, l'ONUDC.39 Cependant, de leur propre aveu dans le rapport mondial sur les drogues de 201540, il est noté que les modèles établis à partir de saisies ne reflètent pas nécessairement la réalité et le mode opératoire du trafic et des trafiquants, était donné que les saisies sont circonscrites dans une unité de temps et de lieu. Or, étant donné la nature même du trafic, les acteurs s'adaptent en fonction des risques et des opportunités très rapidement. Mais d'un autre côté, il a été prouvé 39 Notamment leur publication annuelle sur l'état des drogues dans le monde, le Rapport mondial sur les drogues. 40 UNODC, World Drug Report 2015, Vienna, p. 37. 23 qu'une fois les routes de transit de drogues établies, il est assez difficile de les faire évoluer, une approche qui s'inspire de la théorie de la dépendance au chemin emprunté – path dependency, selon l’idée que face à une situation donnée, les choix possibles sont en réalité prédéterminés par des décisions prises dans le passé.41 De par la nature illicite de l’objet étudié, les estimations, les données et les propos avancés sont à considérer avec prudence, soit parce qu’ils sont invérifiables, soit parce qu’étant donné la nature extrêmement changeante du trafic de cocaïne, ils ne sont déjà plus à jour. Nous avons découpé ce mémoire en quatre parties, en choisissant une approche en entonnoir qui part du global, le trafic de cocaïne dans le monde, pour se terminer en se concentrant sur le cas local, en détaillant les politiques de lutte mises en place au Ghana. Nous allons donc voir dans un premier temps le processus de réorganisation de la cocaïne au niveau mondial et son extension vers l’Afrique de l’ouest, puis l’impact que le trafic de la cocaïne a sur les sociétés ouest-africaines. Dans une troisième partie, nous nous intéressons à la relation entre ce que nous avons appelé la « ressource cocaïne » et le fonctionnement de la politique et de l’Etat droit au Ghana, pour finir dans un dernier temps par brosser le tableau des stratégies locales et globales qui sont engagées dans le pays. 41 Voir Graham Allison, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, 1971, Little Brown. 24 Partie 1 : La réorganisation du marché mondial de la cocaïne I. Transformations historiques et géographiques 1) L’histoire de la cocaïne : du licite vers l’illicite La cocaïne, de par son histoire fortement ancré dans un territoire – les Andes – et son expansion mondiale au cours du XXème siècle, est un des produits qui illustre le mieux le concept de « glocalisation », ancré dans le local mais fortement inscrit dans le processus de ce que les anglo-saxons ont nommé globalisation. A l'origine, la cocaïne est un produit purement panaméricain. La culture de la feuille de coca, qui sert de base à la transformation vers le produit fini qu’est la cocaïne, est une des plus anciennes cultures au monde. Elle est produite uniquement dans les Andes, une production qui fut encouragée par la colonisation espagnole, car la plante avait des vertus médicinales, coupe-faim et anti fatigue, et fut utilisée pour l’exploitation dans les mines. Car avant d'être une drogue illicite, la cocaïne est avant tout feuille de coca, et ne sera exportée mondialement qu'à la fin du XIXème siècle, en tant que produit innovant, et non drogue illicite.42 C'est grâce à l'intérêt de scientifiques germanophones que le produit est transformé : Albert Niemann isole la cocaïne en 1860, et l'autrichien Sigmund Freud fit la promotion de ses vertus, suite à la découverte en 1884 de ses propriétés anesthésiantes. À la fin du XIXème siècle, la feuille de coca et la cocaïne sont utilisées dans plusieurs industries : en France, le vin Mariani mélange du vin de Bordeaux et de la coca, et son succès contribuera à augmenter la production au Pérou. En Allemagne, E. Merck mit au point le chlorhydrate de cocaïne à usage médical, réalisé à partir d'importations de feuilles séchées de coca boliviennes et péruviennes. Aux États-Unis, les deux produits connurent le même succès, et le pays était en 1900 le plus grand consommateur de cocaïne et de feuilles de coca : 600 à 1000 de tonnes de coca étaient importées par an, utilisée notamment dans des boissons populaires, du même acabit que le vin Mariani, et dont le Coca-Cola reste le meilleur exemple.43 La célèbre marque importait en effet des feuilles de coca de Trujillo, au Pérou. 42 Paul Gootenberg, « La filière coca du licite à l'illicte : grandeur et décadence d'une marchandise internationale », Hérodote, 2004/1 N°112, p. 67. Paul Gootenberg est un professeur d'histoire à la Stony Brook University de New-York, spécialiste de l'histoire des drogues. 43 Ibid., p. 70 25 Dans le même temps, un courant anti cocaïne se développa aux États-Unis, qui culmina avec une croisade internationale du pays en 1915. En 1920, seules deux entreprises importaient encore de la coca : Merck, entreprise pharmaceutique, et une filiale de Coca-Cola. Après ce pic de popularité, l'interdiction de la drogue va faire chuter la production : en 1930, elle n'est plus que de sept tonnes. Mais la cocaïne connaîtra se renaissance au début des années 1960, avec ce que l'historien des drogues David T. Courtwrigt appela la « révolution psychoactive du capitalisme ».44 Dans les années 1970, le boom de la consommation dans l’hémisphère Nord participe à la transformation radicale du marché mondial de la cocaïne. La baisse des prix des matières premières encouragent de nombreux agriculteurs à cultiver la coca en Amérique latine, qui devient plus lucrative, notamment grâce à l’émergence de nombreux cartels, en Thaïlande, en Colombie ou au Mexique. Dès les années 1980, l’Afrique deviendra à la fois zone de transit et d’entrepôt pour la drogue destinée à la revente en Europe et Amérique du Nord, ce qui contribuera à l’émergence de marchés de consommation dans certains États d’Afrique, qui resteront marginaux.45 Paul Gootenberg explique l'histoire de la drogue en la considérant non comme pas une substance illicite, mais en utilisant le concept de « filière globale », ce qui permet de considérer la cocaïne comme un simple produit d'exportation, qui fut d'abord licite avant d'être illicite. Elle est ainsi devenue « un des plus importants commerces de matière première de l'histoire, légaux ou non ».46 Les filières de la cocaïne ne deviennent illicites qu'après les années 1950, avec son interdiction mondiale suite à l'adoption en 1961 de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, convoquée par les Nations-Unies et entrée en vigueur en 1964. Paul Gootenberg signale clairement que c'est cette prohibition, au niveau international accompagné de mesures locales et régionales, qui a poussé la cocaïne de manière si drastique à se distribuer dans des filières illégales, ce qui crée une valeur ajoutée non négligeable. 44 Paul Gootenberg, Cocaïne andine. L’invention d'une drogue globale, Presses Universitaires de Rennes, 2014, chapitre 6. 45 David Courtwright, Forces of Habit: Drugs and the making of the modern world, Harvard University Press, Cambridge, MA, 1997. 46 Gootenberg, Ibid., p. 78 26 Le concept de glocalisation va alors se retrouver via un double phénomène d'ancrage du trafic dans l'illicite au niveau des politiques locales et des relations internationales, ce qui s'illustre par : i. une économie rurale ancrée au niveau régional – les Andes ii. un projet panaméricain émanant d'entrepreneurs locaux47 Le marché de la cocaïne se transforme dans les années 1970 : elle inonde le marché américain. Le Pérou, dont le régime est affaibli, est remplacé par les cartels colombiens pour l'exportation du produit, dont le groupe de Medellín, dirigé par Pablo Escobar, qui deviendra une figure mythique. Avant les années 1970 et les phénomènes de cartélisation, le marché de la cocaïne était aux mains de diasporas hétéroclites et indépendantes, sans présence d'aucune forme de violence. Le marché est à son apogée au début des années 1990, avec une production mondiale estimée à 1000 tonnes et représentant 50 à 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel.48 Au XXIème siècle, la distribution mondiale se transforme de nouveau, avec une extension du trafic depuis le continent américain vers l'Afrique de l'ouest et l'Europe. Cette mise en contexte historique était nécessaire afin de saisir l'utilisation du concept de glocal pour la cocaïne, un objet pensé et construit depuis un siècle et demi comme une drogue globale, mais avec des liens géographiques et sociaux très forts, car concentrée dans quelques régions de trois pays andins, la Colombie, la Bolivie et le Pérou. Le processus de délégitimation du produit et son passage dans l'illicite permettent de comprendre la prise d'importance de la cocaïne dans l'économie illicite mondialisée. Selon les Nations-Unies, une estimation de 17,1 millions de personnes consommerait de la cocaïne dans le monde, ce qui représente un marché d'une valeur de 88 milliards de dollars pour l'année 2013. 49 A titre de comparaison, l'estimation du PIB pour la zone de l'Afrique de l'ouest (États membres de la CEDEAO) s'élève à 564, 86 47 Paul Gootenberg, Cocaïne andine. L’invention d'une drogue globale, Op. Cit. 48 Gootenberg, Op. Cit., p. 82 49 United Nations Office on Drugs and Crime, World Drug Report 2013, Vienna; Edward Gresser, « World drug trade », Progressie Economy, 14 août 2013 27 milliards de dollars, soit seulement six fois plus que l'estimation du chiffre d’affaires du commerce mondial de la cocaïne.50 2) Intégration de l’Afrique dans la filière globale de la cocaïne 2) a) Extension du bassin caribéen La transformation du marché depuis les années 1990, puis de manière plus marquée au tournant du nouveau siècle, s'illustre notamment par l'apparition de la cocaïne en Afrique de l'ouest. Bien que les données soient assez limitées, Maria Luisa Cesoni souligne que la première saisie de cocaïne dans la sous-région a été effectuée dès 1985, même si cette information ne permet pas d'affirmer avec certitude qu'il s'agit de la date de la première apparition de la drogue dans la région. Dans la période 1986 – 1987, l'ouverture à la fois des flux commerciaux et des flux de personnes entre l'Afrique de l'ouest et l'Amérique latine aurait permis l'apparition d'un trafic de transit de la cocaïne. Selon des informations de la Commission des stupéfiants, les saisies de cocaïne ont augmenté de 48% entre 1986 et 1989 en Afrique occidentale et centrale.51 Cependant, il faut manipuler les informations avec précaution : la multiplication par deux du nombre de saisies de cocaïne correspond en réalité à une seule opération, une saisie de 500 kilogrammes effectuée au Cabo Verde en 1988. Le trafic reste dans l'ensemble assez peu détecté dans les années 1980, avec un nombre très faible de saisies. L’arrivé de la cocaïne dans cette zone a témoignée d’une restructuration de l’organisation du trafic à l’échelle mondiale dès les années 1990, qui s’est déplacé de la « zone caraïbe » à, en partie, l’Afrique de l’ouest.52 Le trafic, qui circule sur l’ « autoroute 10 », car suit le tracé du 10ème parallèle nord, part du Brésil ou du Venezuela pour arriver dans la sousrégion ouest-africaine. Des acteurs locaux se sont impliqués, notamment les mafias nigérianes qui se sont spécialisées dans l’envoi de « mules » à destination de l’Europe. Les acteurs nigérians ont réussi à contrôler le trafic grâce à divers facteurs : leur présence et influence sur leur route vers l’Europe, mais aussi en Amérique latine et la Caraïbe, où une diaspora est présente. Les acteurs tribaux locaux font également transiter la cocaïne, mais sans être 50 Fonds Monétaire International, PIB en parité de pouvoir d'achat 51 Interpol, Overview of illicit traffic in drugs and psychotropic substances, Africa 1988 – 1990 52 Alain Labrousse, Daurius Figueira et Romain Cruse, « Évolutions récentes de la géopolitique de la cocaïne », Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2008, p.1 28 spécialisés dans le trafic, pratiquant un type de contrebande divers (cigarettes, etc.), tandis qu’une partie de la diaspora africaine basée en Europe est utilisée pour revendre la drogue.53 A l'origine, c'est-à-dire avant le boom du milieu des années 2000, les cartels sud-américains posaient la cocaïne en Afrique de l'ouest, qui était stockée sur place, avant d'être acheminée vers l'Europe par bateau. Un deuxième procédé a ensuite été utilisé, par voie aérienne, in corpore, avalé par des « mules », ce qui permet de faire passer entre un à dix kilos de cocaïne par personne. Par voie terrestre, la « zone d'impact » de la cocaïne correspond aux Etats côtiers ouest-africains, où elle est déchargée et stockée ; la « zone de positionnement » correspond à la partie centrale du Sahel – soit le Mali, le Niger et le Tchad. La route terrestre, qui passait par le Sahel et notamment le Mali, a pris un coup suite à l’intervention militaire française de 2012, mais existe néanmoins toujours, passant par d'autres pays. De la cocaïne a même été retrouvée en Europe en provenance des Balkans, après un trajet par l’Afrique de l’ouest et la Libye.54 La cocaïne fut contrôlée par des groupes qui géraient déjà le trafic de l'héroïne en provenance d'Asie. En effet, dès 1982 sont effectuées des saisies d'héroïne destinée au marché européen et distribuée par des réseaux nigérians, le premier groupe à avoir compris les intérêts du trafic ; c'est également le premier pays où apparaît également la consommation. De par sa position géographique, qui privilégie la contrebande (au carrefour de l’Afrique de l’ouest, l’Afrique centrale et le Sahel), et des niveaux de corruption élevés, le Nigeria, et les réseaux nigérians, se sont positionnés comme des acteurs incontournables pour le trafic de drogues en Afrique de l’ouest. Les ghanéens vont suivre leur exemple et s'impliquer également dans le trafic d'héroïne, bien qu'ils soient dépendants des nigérians.55 Cette préexistence d'un réseau fonctionnel et l'expérience des acteurs criminels ont sans aucun doute facilité l'arrivée et la distribution de la cocaïne dans la sous-région vers la fin des années 1980. L'Afrique de l’ouest s’est ainsi progressivement transformée en une extension de la zone caraïbe, suite à la réorganisation de la production andine. C'est notamment la théorie défendue 53 Simon Julien, « Le Sahel comme espace de trafic de stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3, n°142, p. 135 – 136. 54 Entretien avec l’officier de police de l’Ambassade de France au Ghana, Accra, 4 juin 2015 55 Maria Luisa Cesoni, « Les routes des drogues: explorations en Afrique subsaharienne », Tiers-Monde, tome 33 n° 131, 1992, p. 650 29 par Alain Labrousse, Daurius Figueira et Romain Cruse dans un article paru en 2008. 56 La « division internationale du travail », si tant soit peu que cette notion liée au capitalisme mondial puisse être appliquée au commerce informel des narcotiques, aurait ainsi été profondément modifiée au cours des années 1990. Centrée sur la Colombie, leur étude démontre comment le trafic mondial a explosé, en parallèle à la production de la coca, dont les cultures se sont étendues. Le plan Colombie, développé par USAID et financé par les États-Unis, le pays leader de la « guerre contre la drogue », avec plus de 7,7 milliards dépensés, a été un échec cuisant. La stratégie n’a pas remis en cause l’hégémonie des cartels, ni pris en compte l’entièreté du problème, en se focalisant sur ses conséquences plutôt que sur ses racines. Le plan Colombie n’a pas empêché les cartels colombiens de poursuivre leur mainmise, et de se subvenir à l’État.57 Les cartels mexicains ont pris le contrôle de la drogue transitant par l’Amérique centrale ; tandis que parallèlement, les organisations caribéennes – colombiennes notamment – ont pu alors s’implanter en Afrique de l’ouest, grâce à la présence d’une diaspora. Alain Labrousse émet l’hypothèse d’une intégration « verticale », sans implication des acteurs locaux, qui va à l’encontre de ce qu’avait théorisé un chercheur ghanéen, Emmanuel Akyeampong, que nous détaillerons plus bas. Selon Labrousse, les cartels latino-américains – colombiens ou vénézuéliens – reproduisent un modèle de domination sur les acteurs locaux. Cette réorganisation du marché de la cocaïne vers l'intégration de la sous-région ouestafricaine s'est effectuée en parallèle d'une montée en puissance du crime organisé au sud du Sahara. Selon Bayart, le problème se pose notamment au regard de deux phénomènes : les opportunités importantes offertes par la mondialisation et la prééminence des pouvoirs militaires sur les pouvoirs civils au niveau local. La délinquance organisée a pu monter en puissance grâce à un phénomène de « glocalisation » de la criminalité, ce que Syad Barre avait appelé « la voie somalienne du développement ».58 L'Afrique de l'ouest est marginalisée au cours de la décennie des années 1990, tant au point de vue financier, économique et diplomatique, en partie à cause des ajustements structurels imposés par les institutions 56 Alain Labrousse, Daurius Figueira et Romain Cruse, « Évolutions récentes de la géopolitique de la cocaïne », Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2008, p.1. 57 58 Juan Camilo Macias, Plan Colombie et Plan Mérida. Chronique d’un échec, opalc, Sciences Po Jean-François Bayart, Stephen Ellis et Béatrice Hibou, La criminalisation de l’État en Afrique, Espace international, Éditions Complexe, 1997, premières pages. 30 internationales. L’État souverain perd du terrain, remplacé une « économie de pillage » impliquant de plus en plus les acteurs politiques et économiques dans des activités illégales. Le crime, en tant qu'une unité fonctionnelle de la sous-région, illustre le processus de glocalisation de par son ancrage local et son inscription dans le système de délinquance organisée international. Plusieurs hypothèses ont été développées pour le futur du paysage ouest-africain, basées sur des modèles établis grâce aux exemples du continent américain. Ainsi, à long terme, l’Afrique de l’ouest pourrait connaître une « colombinisation » du paysage, c’est-à-dire un éclatement de l’effet-ballon jusqu’à la sous-région ouest africaine, avec l’apparition d’une production locale. Ou bien, un phénomène de « mexicanisation », c’est dire l’apparition de groupes criminels locaux suffisamment puissants pour taxer la cocaïne colombienne et influencer les milieux politiques locaux. Auquel cas existerait le risque d'apparition d’État « défaillant » narcotrafiquant, ce qui serait synonyme d'une explosion de la consommation de la cocaïne et de l'augmentation forte de la criminalité. En troisième lieu, Labrousse émet l’hypothèse de l’apparition d’un modèle original africain, qui pourrait être une cohabitation des deux premiers, avec la participation d'acteurs locaux ouest-africains spécialisés : par exemple, les nigérians à la tête du trafic, les ghanéens réceptionnant la drogue, les sénégalais la transportant, etc.59 Un autre développement du modèle africain pourrait être dans la continuité de la tendance actuelle, c'est-à-dire la mainmise des trafiquants latino-américains exportant la cocaïne, ensuite redistribuée par les groupes locaux, nigérians ou ghanéens. Les groupes ouestafricains seraient néanmoins trop faiblement organisés et hiérarchisés, à l’exception notable de la mafia nigériane.60 Dans le cadre de cette étude, bien que nous appuyant notamment sur les travaux d’Alain Labrousse, nous ne considérerons que l’hypothèse d’un modèle original africain, qui s’explique par l’absence de territorialisation de la production, contrairement à la Colombie – l'Afrique de l'ouest est une zone de transit uniquement – et du caractère endémique de la corruption dans les pays de la sous-région, qui court-circuite la main mise classique des réseaux mafieux. 59 Labrousse, Op. Cit., p. 8. 60 Mark Shaw, « Leadership required: drug trafficking and the crisis of statehood in West Africa », Policy Brief n°37, Institute for Security Studies, October 2012, p. 2. 31 2) b) L’intégration de la cocaïne dans le circuit informel Contrairement à ce que la médiatisation des affaires de cocaïne en Afrique de l’ouest et la prise de conscience de l'existence du phénomène par les Nations-Unies à partir des années 2005 – 2007 le laissaient entendre, la présence de la cocaïne dans la sous-région n'est donc pas nouvelle. Maria Luisa Cesoni, dans un article rédigé en 1992, avait déjà montré que le trafic de drogues en Afrique subsaharienne n’était pas un phénomène récent. Le chercheur français Simon Julien a également plaidé pour que la problématique du trafic de cocaïne en Afrique soit placée dans un temps plus long. Le commerce trans-sahélien, le plus souvent informel, n’est pas un phénomène nouveau, mais un processus intégré au sein de l’économie mondiale.61 Ainsi, il ne faudrait pas faire d’extrapolation sur des données de court terme, et affirmer que l’Afrique de l’ouest est vouée à devenir un « nouveau Mexique », comme l’a fait Alain Labrousse. Simon Julien évoque néanmoins la possibilité de création de « mafias d’État », étant donné les forts niveaux de corruption dans la sous-région. Mais il soutient également qu’il faut replacer le trafic de drogues au sein des questions de société, et non en marge, en partant de l’hypothèse de Bayart qu’elle participe « à un processus de déstructuration – restructuration du politique ». Comme expliqué précédemment, l'économie criminelle en Afrique de l'ouest participe à l'insertion de la zone au sein de l'économie mondialisée ; c'est pourquoi il faut analyser les phénomènes de trafic de cocaïne d'un point de vue holistique, et non coupés de la société et du politique. En conséquence du trafic des années 1990, plusieurs phénomènes restructurent le paysage ouest-africain : la circulation des armes, les phénomènes d’enrichissement qui s’accélèrent, ainsi que des luttes internes, avec l’apparition de compétition autour des lieux de stockage, et un fractionnement des « territoires tribaux ». Dans les années 1990, le trafic est toléré, car il permet d’apporter des liquidités et de sortir des contraintes financières des organisations internationales. On remarque cependant un changement drastique dans la nature des flux au tournant des années 2000. Avant 2005, les saisies étaient négligeables, de l'ordre d'une tonne par an. Or, ce ne sont pas moins de 46 tonnes de cocaïne qui ont été interceptées entre 2005 et 2008, à la 61 Simon Julien, « Le Sahel comme espace de trafic de stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3, n°142, p. 126. 32 fois arraisonnées en mer sur des bâtiments à destination de l'Afrique de l'ouest, ou bien dans les États de la sous-région.62 L'expansion du marché européen n'est pas la seule raison pouvant expliquer cette brusque évolution, même s'il reste moins développé que le marché nord-américain - 3, 67 millions de consommateurs en Europe contre 5,58 millions en Amérique du nord.63 Une route acheminant la cocaïne vers le vieux continent existait déjà, passant par les Caraïbes, puis les îles des Açores et l'Espagne ; une route similaire passait par le Cabo Verde, puis les Canaries et l'Europe.64 Le développement d'un trajet plus au sud, en passant par les États côtiers d'Afrique de l'ouest, s'explique notamment par le renforcement de la surveillance sur les routes « traditionnelles » de la cocaïne, devenues dangereuses pour les trafiquants.65 II. Spécificités géographiques 1) Le cas du Ghana En ce qui concerne le cas du Ghana, deux études ont déjà été publiées à des dates distinctes, par Henry Bernstein en 1999 et Emmanuel Akyeampong en 2005, bien que cela soit sous un angle différent. Mais leur lecture permet d’effectuer une comparaison dans le temps de l’évolution du trafic de la cocaïne dans le pays et des politiques de répressions. Bernstein effectua la première étude scientifique sur la drogue au Ghana ; l’article d’Akyeampong, publié six ans plus tard, y fera beaucoup référence, tout en apportant son éclairage propre, en partant de la thèse que la diaspora ghanéenne a contribué à l’explosion du trafic. D'autres articles viendront enrichir ces premières recherches, rédigés notamment par le Dr. Kwesi Aning, le directeur de la Faculté des Affaires académiques et de la recherche (FAAR) du Kofi Annan International Peacekeeping Trainig Centre (KAIPTC). Dans l’étude de Bernstein de 1999, une étude sur la drogue au Ghana, la première du genre, l’auteur justifia le choix de son sujet par sa pertinence, car malgré l’absence de littérature préexistante sur le sujet, l’apparition de la drogue était suffisamment récente pour être retracée 62 L. Sun Wyler et N. Cook, Illegal Drug Trade in Africa: Trends and U.S. Policy, CRS Report For Congress, Washington, 30 septembre 2009, p.9. 63 Données du WDR 2014, Op. Cit. 64 Simon Julien, Op. Cit., p.131 65 Entretiens avec des officiels à Accra 33 historiquement.66 L’intérêt de cette étude est qu’elle permet de confirmer que les origines du trafic de cocaïne au Ghana, et en Afrique de l’ouest en général, sont bien plus anciennes que ne le laissaient supposer les divers rapports de l’ONU et des organisations internationales du milieu des années 2000. Le trafic dans le pays remonte aux années 1980, avant de s’intensifier dans les années 1990 ; s’il est vrai que les quantités transitant étaient sans communes mesures par rapport à celles des années 2000, il est cependant intéressant de noter que le trafic a des racines historiques et sociales bien plus anciennes. La production, la distribution et la consommation de cannabis ont ouvert la voie pour l’incorporation de la cocaïne et de l’héroïne dans les années 1980. Pour Bernstein, l’économie politique des drogues en Afrique, quasi peu étudiée, fournit pourtant un moyen d’enquêter sur les phénomènes de dislocations et d’insécurité vécus dans de nombreux États, et sur les opportunités ouvertes par la crise prolongée causée par les ajustements structurels et l’échec des politiques de développement étatique des années 1990. Le cas du Ghana permet d’illustrer plusieurs éléments : la crise prolongée du développement, qui impacte les pratiques et relations sociales, les attitudes, les attentes ; la routinisation des pratiques illégales avec la « crise de la gouvernance » ou « criminalisation de l’État », via l’implication des agents publics – à divers niveaux – dans le trafic et l’impact de la mondialisation. Selon l’auteur, la cocaïne fait partie des biens « non traditionnels » d’Afrique exportés avec le plus de valeur. S’ajoutent à ces éléments la difficulté du contrôle des frontières, mais surtout, l’importance historique du commerce et des liens culturels et sociaux des différents territoires bordant les frontières. Bernstein affirme que la tendance du trafic et de la consommation sera à la hausse dans les années 1990, tendance qui devrait se poursuivre dans le futur, ce qui s’est vérifié. Pour lui, cette tendance sera influencée par des éléments endogènes et exogènes au Ghana, c’est-à-dire par des facteurs internationaux et par les capacités des agences de répression ghanéenne. 66 Henry Bernstein, “Ghana's Drug Economy: Some Preliminary Data”, Review of African Political Economy, no. 79, ROAPE Publications Ltd., 1999. 34 2) Le Sahel Une autre zone également affectée par le trafic, mais qui sera moins détaillée dans le cadre de ce travail, est celle du Sahel. Beaucoup de rapports de chercheurs et de journalistes n’ont pas hésité à établir un lien entre la montée du terrorisme dans la région et l’explosion du trafic de cocaïne.67 Un article du magazine français Slate était ainsi titré Drogue au Sahel : la source principale de financement des jihadistes en janvier 2013 ; un autre du Nouvel Observateur Sahel. Les djihadistes et la « cocaïne connection ».68 Certes avéré, le rôle de la drogue a néanmoins été exagéré : contrairement au cas colombien par exemple, aucun complexe « narcoterroriste » n’est apparu.69 La relation entre le terrorisme et le trafic a plutôt été le résultat de jeux d’acteurs, à la fois au sein des groupes terroristes et des États, qui ont encouragé et favorisé le trafic grâce à la corruption. Des membres du MUJAO70 ont certes été impliqués dans du trafic dans le nord du Mali, mais les membres en question étaient des hommes d'affaires, pas des leaders du groupe. Les implications diverses dans les réseaux de drogues ont été démantelés suite à l’intervention de l’armée française. AQMI n’a pas été, et ne sera pas, un acteur principal du trafic.71 La zone nord du Mali n’est pas indispensable pour acheminer la cocaïne jusqu’à l’Europe. Depuis le fameux crash de l’avion dans le désert malien « Air Cocaïne », aucune saisie n’a été réalisée dans la bande sahélienne. Pour preuve, la route de la cocaïne ouestafricaine n'a pas disparue au lendemain de l'intervention militaire française au Mali en 2013. La première source de revenus des groupes djihadistes du Sahel reste le business de la prise d'otages, grâce aux montants faramineux obtenus pour négocier leur libération. Le New York Times avait révélé en 2014 que pas moins de 125 millions de dollars avaient été versés aux djihadistes depuis 2008, dont 66 millions de dollars pour la seule année 2013.72 Au contraire 67 Voir notamment le document de travail Terrorisme et trafic de drogues en Afrique subsaharienne de l'Institut Espagnol d’Études Stratégiques (IEEE). Pour plus de précisions, consulter l'article de W. Lacher sur le mythe narcoterroriste au Sahel, cité plus bas. 68 Slate.fr, 21 janvier 2013; Le Nouvel Obs, 1er mars 2013. 69 Wolfram Lacher, Le mythe narcoterroriste au Sahel. Document de référence de la WACD (West Africa Commission on Development), 2013. 70 Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l'Ouest, groupe armé salafiste issu d'une scission avec AQMI en 2011. 71 Al Qaeda au Maghreb Islamique. 72 New York Times, édition du 29 juillet 2014 35 des groupes terroristes, l’implication des élites, issues des milieux des affaires et politiques, est elle bien documentée. Selon Lacher, elle se retrouverait, pour la zone du Sahel, au Mali, au Niger, en Mauritanie, en Algérie et en Libye. Au-delà de la cocaïne, la contrebande et le trafic de stupéfiants sont le produit d’un système qui permet d’enrichir le Sahara ; cependant, la plaque tournante de la cocaïne resterait située dans les États côtiers africains. III) L’ancrage de la cocaïne dans le local : augmentation de la consommation domestique Mark Shaw avait réalisé en 2012 une enquête de terrain destinée à évaluer l’impact des divers efforts de lutte mis en place par les États, qui auraient été inefficaces, faute de réponse adéquate et coordonnée. Il défend également la thèse de l’apparition de « narco-Etats », un processus qui pourrait être difficilement réversible.73 En Afrique de l’ouest, la Gambie, la Guinée-Bissau et la Guinée Conakry, la Sierra Leone, le Togo, le Bénin, le Cabo Verde et le Mali sont considérés comme des États faibles, facilement gangrenés par le trafic de drogues. Malgré le renforcement des processus démocratiques au Nigeria et au Ghana, ces deux États sont néanmoins menacés par leur vulnérabilité, due à la corruption et à l’existence d’une mafia pour le Nigeria. Deux éléments sont soulignés par le chercheur afin de mieux saisir le phénomène : tout d’abord, il faut mieux estimer la quantité de flux qui transitent, car ce n’est pas parce que les saisies ont diminuées que le trafic est plus faible. Des enquêtes de terrain réalisées par des agences d’intelligence européennes contredisent les rapports de l’ONUDC affirmant que l’importance de la route de l’Afrique de l’ouest a diminuée depuis 2007. Deuxième point, la région se transforme : d’un lieu de passage, elle devient à la fois le lieu de l’achat et de la vente du produit. Une des conséquences de la transformation de la géoéconomie mondiale de la cocaïne vers l'intégration de l'Afrique de l'ouest, comme espace à la fois de stockage et de transit, a été l'apparition d'une consommation au niveau local. Conséquence de l'effet de débordement – spill over effect – la consommation, bien qu'à des niveaux faibles, non comparables à l'Europe ou à l'Amérique latine, est le résultat de plusieurs facteurs, tels que le paiement des mules en cocaïne 73 Mark Shaw, « Leadership required: drug trafficking and the crisis of statehood in West Africa », Policy Brief n°37, Institute for Security Studies, October 2012 36 ou l'intérêt montré par certains membres de la diaspora ouest-africaine qui retournent dans la sous-région et sont déjà familiers de la cocaïne. Selon une estimation du rapport sur les drogues de 2014, bien que les informations disponibles soient peu nombreuses et disparates, 0,4% de la population africaine consommerait de la cocaïne. Mais si on se fie au rapport sur les drogues de 2015 de l'ONU, une augmentation de la consommation de la cocaïne au niveau local aurait eu lieu. Il est estimé qu’en 2013, 0,7% de la population avait consommé de la cocaïne en Afrique centrale et de l'ouest. Or, reporté au taux de consommation de la cocaïne en Europe, qui est de 1%, et à celui en Asie, extrêmement faible, de 0,05%, l'Afrique de l'ouest présente un taux de consommation assez élevé.74 De plus, on note une forte augmentation par rapport à l'estimation du rapport de 2014, qui chiffrait à 0,4% de la population les consommateurs de cocaïne, contre 0,7% dans le rapport de 2015. Dans le cas du Ghana, le phénomène s'observe dès les années 1990 : en effet, il y a eu une augmentation des saisies de rue, même s’il estimé qu'elles ne représentent qu’une toute petite fraction de la drogue en circulation. Par exemple, 731 « sacs » de cocaïne et d'héroïne ont été saisis sur une seule personne à Kumasi, la capitale de la région Ashanti et deuxième ville du pays, en décembre 1995.75 La cocaïne est consommée par les classes moyenne et haute, notamment par des ghanéens qui ont pu en faire l’expérience à l’étranger ; elle est liée donc aux enfants de riches familles, ou bien aux personnes côtoyant des expatriés ou des touristes, et les expatriés ou diplomates eux-mêmes.76 Selon Kwesi Aning, la menace posée par le trafic de drogues en Afrique de l'ouest se situe ainsi plus au niveau de la sécurité humaine, et que de la sécurité des États. En effet, en conséquence notamment de l'approche de la lutte contre les drogues centrée sur la répression des trafiquants, assez peu d'initiatives se concentrent sur le soutien à la baisse de la consommation – harm reduction.77 Les politiques ouest-africains sont punitives et non préventives, notamment en appliquant de lourdes sentences pour des premières condamnations. 74 UNODC, World Drug Report 2015, Vienna, p. 55. 75 Ghana Times, 11 février 1995 76 Bernstein, Op. Cit, p. 25 77 Kwesi Aning and John Pokoo, « Understanding the nature and threats of drug trafficking to national and regional security in West Africa », Stability: International Journal of Security and Development, 3 (1), 2014, p. 2. 37 Les institutions de santé de la sous-région sont de manière globale sous-financées et souséquipées, et en ce qui concerne la gestion de problèmes d'addictions aux drogues, très largement non formées. Aucun pays d'Afrique de l'ouest n'a de politique de réintégration des usagers de drogues dures, qui sont pour la plupart du temps traités dans des hôpitaux psychiatriques. Au Ghana, la consommation de drogues illicites se fait dans plusieurs contextes : elles peuvent être utilisées par des travailleurs miniers – notamment dans la région Ashanti78 - mais aussi dans des zones urbaines défavorisées. Ainsi, dans une étude réalisée par Yahya Affinnih à la fin des années 1990, l'auteur signalait qu'il n'existait quasiment aucune recherche empirique sur les phénomènes de consommation de drogues dures au Ghana, ce qui est toujours vrai de nos jours.79 80 Il s'était intéressé à un quartier défavorisé du grand Accra, Tudu, connu pour sa consommation de drogues, et avait observé un changement de la consommation traditionnelle de marijuana vers le crack81 ou l'héroïne. Si la consommation reste confinée à certains territoires – centres urbains majeurs, mines – et affecte une certaine couche sociale de la population – classes supérieures pour la cocaïne, classes défavorisées pour le crack – elle pourrait néanmoins s’étendre dans le futur. La consommation actuelle est le résultat de la redistribution et revente effectuées par les trafiquants locaux, qui ne sont pas payés en argent liquide, mais en petite quantité de cocaïne. Selon Bernard Asamoah, l’objectif final des trafiquants latino-américains est qu’il n’ait pas de consommation locale, afin que la cocaïne soit redistribuée en Europe, où une plus grande marge de profits sera réalisée. Mais si le travail effectué par les agences de sécurité devient réellement efficace, il existe un risque que cela devienne difficile de renvoyer la cocaïne et qu’un marché local important de consommation pourra apparaître. Or, le Ghana n’a pas les 78 Ibid., p. 4. La région Ashanti est une des plus importantes du pays, à la fois en termes culturel, démographique et économique. C’est le territoire de l’Ashantehene, le roi des Ashanti, la première ethnie du pays, et qui a une influence considérable au Ghana ; c’est la région la plus peuplée du pays, et une des plus riches, étant une productrice majeure de cacao et d’or. [Note de l’auteur] 79 Yahya Affinni, « A preliminary study of drug abuse and its mental health and health consequences among addicts in Greater Accra, Ghana », Journal of Psychoactive Drugs, Oct – Dec 1999, 31 (4), p. 395 – 403. 80 U. M. Read and V. CK. Doku, “Mental Health Research in Ghana: A Literature Review”, Ghana Med Journal, June 2012, 46 (2 Suppl), p. 29 – 38. 81 Stupéfiant dérivé de la cocaïne obtenu en faisant fondre un mélange de poudre de cocaïne, de bicarbonate de soude et d'ammoniaque. Souvent dénommé « la drogue du pauvre ». 38 moyens sanitaires pour prendre en charge les consommateurs de drogues dures. Le gouvernement est pourtant conscient de ses faiblesses, et des efforts récents ont été faits pour améliorer la prise en charge des consommateurs de drogues dures en développant des programmes de réhabilitation. Le ministre de l’Intérieur, Mark Woyongo, avait affirmé en juin 2015 que la consommation de drogues cesserait d’être considérée uniquement comme une offense criminelle, mais serait également vue comme un problème de santé publique.82 Si cette déclaration constitue en effet une avancée, il faut néanmoins signaler que la loi n’a pas encore été votée et qu’il y aura sûrement un laps de temps conséquent avant sa mise en place. De manière générale, la législation ghanéenne est toujours solide, mais est tributaire des montants alloués au développement des projets. Le manque de fonds et l’absence de personnel qualifié sont des éléments qui contribuent à l’échec de politiques pourtant nécessaires. Il faut donc être prudent vis-à-vis de toutes les déclarations d’intention, et juger, si possible, l’impact réel des politiques. 82 The Chronicle, Drug Addication is a Public Health Issue – Woyongo, June 29, 2015. 39 Partie 2 : La collision entre la cocaïne et les sociétés ouest-africaines L’extension des réseaux latino-américains de la cocaïne vers l’Afrique de l’ouest n’était pas seulement liée à un avantage comparatif au niveau des coûts de transports. Le contexte des États de la sous-région est un argument qui a bien plus pesé dans le choix de délocalisation de l’activité. En effet, les politiques locales jouent un rôle surdéterminant, et dans le cas de l’Afrique de l’ouest, la faiblesse de la lutte contre la cocaïne internationale, au départ, et les taux élevés de corruption au sein des gouvernements, ont certainement été des facteurs de poids. La production de la drogue, ou le trafic, ne s’expliquent pas par une théorie de rationalité économique, mais le plus souvent par le contexte social et politique. Ainsi, l’Afghanistan, qui produit environ 90% de l’héroïne mondiale, a largement devancé les pays du sud-est asiatique grâce à l’instabilité chronique du pays, qui a connu invasions étrangères, rebellions et coups d’État successifs. La drogue est ainsi plus en lien avec les « institutions, la gouvernance et les valeurs sociales » qu’avec des modèles de rentabilité économique classique.83 I. Tendances globales de la cocaïne La production mondiale de cocaïne varie d'une année à l'autre, cependant une tendance à la baisse a été observée depuis 2007. Selon le dernier rapport des Nations-Unies sur les drogues, la production pour l'année 2013 était la plus faible depuis que les données ont commencé à être enregistrées au milieu des années 1980 ; en 2013, un déclin de 14% des cultures avait été observé.84 La baisse est néanmoins compensée par une amélioration des techniques de transformation de la cocaïne, un processus qui a eu lieu sur le long terme. La baisse de la production de la coca dans les trois principaux pays producteurs – Bolivie, Colombie et Pérou – a conduit à un déclin de la production globale de la cocaïne, ce qui explique en partie la réduction de la disponibilité du produit en Amérique du nord. Cependant, en Europe, bien que selon les données des saisies disponibles, la consommation ait baissée sur le continent, la cocaïne reste la troisième drogue la plus trafiquée – après le cannabis et la résine de cannabis. 83 Francisco Thoumi, “The rise of two drug tigers: the development of the illegal drugs industry and drug policy failure in Afghanistan and Colombia”, in F. Bovenkerk and M. Levi (eds), The organized Crime Community: Essays in honour of Alan A. Block, Studies of Organized Crime No. 6, Springer Science and Business Media, New York, 2007, p. 126. 84 WDR 2014, Op. Cit., p. 35; WDR 2015, Op. Cit., p. 50. 40 Le trafic a évolué, devenant plus complexe. Le Brésil s’est transformé un acteur clé du trafic, comme point de transit : la cocaïne entre dans le pays par voie aérienne, terrestre ou maritime (via les voies fluviales de l'Amazone), avant d'être redistribuée, notamment en Afrique de l'ouest – environ 30% de la cocaïne présente au Brésil est destinée au marché extérieur.85 La majorité du transport se fait désormais par voie maritime, ce qui permet de déplacer de larges quantités et rend les saisies plus difficiles – plus de 60% de la cocaïne mondiale serait concernée, alors que 50% des saisies s'effectuent dans les avions, où le trafic est plus courant mais les quantités transportés sont bien plus faibles. Les saisies ont augmentées à la marge, passant de 634 tonnes en 2011 à 671 tonnes en 2012, pour se stabiliser en 2013, avec 687 tonnes saisies dans l'année. Néanmoins, sur une période de cinq ans, la quantité de cocaïne saisie a connu une baisse de 9%. La production mondiale peut-être estimée à 1000 tonnes par an, avec donc des variations en fonction des années.86 Selon les dernières données disponibles, publiées en 2015, mais basées sur des chiffres de 2013, l'estimation de la production mondiale de cocaïne était estimée entre 662 et 902 tonnes et ne présentait donc pas d'évolution par rapport aux années passées : la production globale est relativement stable.87 Les estimations des Nations-Unies sont basées sur des enquêtes réalisées en Bolivie, Colombie et au Pérou, les trois producteurs mondiaux de cocaïne. La quantité de cocaïne arrivant sur le marché européen est calculée en soustrayant les saisies – plusieurs centaines de tonnes sont saisies chaque année en Amérique latine – et la consommation dans le reste du monde, avant tout en Amérique du nord. Le résultat obtenu est croisé avec les données disponibles sur la consommation en Europe, qui sont parmi les plus fiables au monde. Ainsi, l'ONUDC estimait que pour l'année 2010, 130 tonnes de cocaïne avaient été consommées en Europe. En ajoutant les saisies effectuées dans l'année, soit 42 tonnes, la quantité de cocaïne pure entrant sur le marché européen peut donc être estimée à 172 tonnes. Étant donné l'absence d'estimations et de données concernant les pays d'Afrique de l'ouest, il est difficile d'évaluer avec pertinence la quantité de drogues transitant par la sousrégion. L'ONUDC a choisi de se baser sur la provenance de saisies effectuées en Europe, qui 85 Estimation du WDR 2015, p. 54. 86 Transnational Organized Crime in West Africa, Op. Cit, p. 17. 87 WDR 2015, Op. Cit, p. 50. 41 montrent qu'entre 8% et 13% de la cocaïne du marché européen était passée par l'Afrique de l'ouest. Cependant, cette estimation ne prend en compte que les données disponibles grâce aux saisies européennes. Pour Simon Julien, ce serait en réalité entre 80 et 100 tonnes de cocaïne qui transiteraient chaque année par la sous-région, une estimation plus élevée que celle que l'on retrouve dans la plupart des publications, et qui est également utilisée par les services de police français.88 L'estimation prudente des Nations-Unies donne néanmoins une idée de l'importance et de l'impact que peut avoir le trafic de la cocaïne sur les États ouest-africains. Le prix de revente d'une seule tonne de cocaïne est en effet plus élevé que la plupart des budgets militaires ! Ainsi, à titre de comparaison, la tonne de cocaïne pure se revendait autour de 85 millions de dollars en 2010 : la même année, le budget militaire du Liberia était de 8,5 millions de dollars, celui du Togo de 56,8 millions de dollars, et celui du Ghana de 125 millions de dollars.89 La cocaïne est un des produits qui génèrent le plus de valeur ajoutée au monde, notamment à cause de son illégalité : la prise de risques fait augmenter le coût. La valeur ajoutée entre le coût de production et de vente a un coefficient multiplicateur de 2500, un chiffre considérable par rapport à l'économie légale. Dans un article publié en 2013, la journaliste basée à Dakar Anne Frintz affirmait que la cocaïne, achetée entre 2000 à 3000 euros le kilogramme dans les zones de production, s'échangeait à 10 000 euros le kilogramme dans les villes côtières ouestafricaines, 12 000 euros dans les villes sahéliennes, entre 18 000 à 20 000 en Afrique du nord, pour finir avec un prix situé dans une fourchette de 30 000 – 45 000 euros dans les capitales européennes. Cette pyramide des prix illustre bien le concept de filière intégrée ou globale utilisé par Paul Gootenberg. Comme n'importe quelle matière première dans le monde, une fois transformée et acheminée à son point de vente, la valeur du produit a considérablement augmentée. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la prise d'importance de cette route. Selon Georges Berghezan, ils sont au nombre de trois : le renforcement du contrôle des routes atlantiques traditionnelles – argument également cité par Simon Julien –, ainsi que des aéroports européens, avec une surveillance accrue des passagers arrivant d'Amérique latine. Les deux autres facteurs 88 Simon Julien, Op.Cit, p. 130. 89 Transnational Organized Crime in West Africa, Op. Cit, p. 18. 42 sont la position géographique de l'Afrique de l'ouest, idéalement placé à mi-chemin entre le nouveau et l'ancien continent, et la prégnance de la corruption, couplée à un contexte « postconflit » pour plusieurs États de la sous-région (Sierra Leone, Liberia, Côte d'Ivoire). II. Une baisse des saisies trompeuse 1) En Afrique de l’ouest Cependant, depuis 2007, les saisies de cocaïne ont diminué dans la zone. En 2008, un nombre plus faible de « mules » - les individus transportant de petite quantité de cocaïne, généralement un kilo, via des vols commerciaux – a été intercepté ; la part de cocaïne saisie en Europe après être passée par l'Afrique de l'ouest était de 25% en 2007, avant de tomber à 13% en 2009. Faut-il y voir une coïncidence de la mobilisation internationale qui a suivi la publication du rapport alarmant de l'ONUDC en 2007 ? Ce n’est pas en tout cas ce que pense Georges Berghezan, qui s'appuie sur un rapport de 2012 de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) : « les trafiquants ont simplement modifié leur modus operandi et trouvé de nouvelles méthodes pour faire transiter la cocaïne par l'Afrique de l'ouest en la dissimulant dans des conteneurs de fret maritime ».90 Une hypothèse qui a été confirmée par les entretiens conduits au Ghana dans le cadre de ce mémoire, où les personnes interrogées ont confirmé que le trafic n'avait pas perdu de son importance, notamment à cause de la faiblesse des pouvoirs locaux et du manque de capacités des agences de contrôle.91 L'officier de police de l'ambassade de France au Ghana nous a confirmé que les trafiquants dissimulaient la marchandise dans des containers, une affirmation basée sur des saisies effectuées notamment au port de Tema, le plus important du pays, grâce à des informations des services de police européens. De la cocaïne a par exemple été retrouvée dans un container transportant de la ferraille depuis la Bolivie, à destination des côtes ouest-africaines. En termes de logistiques du trafic, la cocaïne n'est pas seulement transportée par bateaux ; elle le serait également par avions privés, décollant du Venezuela, ce qui rend leur détection beaucoup plus facile ; cependant, les pays de la région ne 90 Rapport de l'Organe international de contrôle des stupéfiants pour 2011, ONU, février 2012, p. 49. 91 Entretiens avec le Dr. Kwesi Aning et l'officier de police de l'ambassade de France à Accra, juin 2015 43 bénéficient pas de la même couverture aérienne en termes de radars, en comparaison avec l’Europe ou l’Amérique du Nord.92 Une fois arrivée dans la sous-région, la cocaïne peut être redistribuée dans n'importe quel pays, notamment grâce à la libre-circulation des biens et personnes au sein de la CEDEAO. Dans la pratique, les États de la CEDEAO sont coupés en deux au niveau des infrastructures routières par le Liberia et la Sierra Leone, qui n'ont pas de routes goudronnées. La zone « sud », au contraire, peut facilement être reliée rapidement: une route d'assez bonne qualité permet de rejoindre Accra (capitale du Ghana), à Lagos (Nigeria), en passant par Lomé (Togo) et Cotonou (Bénin). Dans la zone « nord », faute d'aéroports suffisamment importants et d’infrastructures de qualité, la circulation de la cocaïne est limitée aux villes de Dakar et Conakry, pour ce qui est des vols aériens en tout cas.93 La Guinée-Bissau est le pays qui a été le plus impacté par le trafic de cocaïne originaire d'Amérique latine, à tel point qu'elle est désormais qualifiée de « narco-État », le seul existant en Afrique. Les politiques, aussi bien que les miliaires, sont impliqués dans le trafic et en seraient même les organisateurs : Simon Julien parle de mafias d’État, « constituées de segments venus du monde des affaires, de la haute administration, de la parentèle ou du premier cercle d'amitié du Président et de personnes issues du monde politique. »94 Un coup d’État réalisé en 2012 a même placé au pouvoir un parti lié au réseau criminel, ce qui a permis d'utiliser directement les ressources étatiques pour gérer le trafic. Reconnu par les États-Unis, la France et l'Afrique du sud notamment, le nouveau régime a été légitimé dans son rôle de soutien à la criminalité.95 Cependant, le coup d’Etat a permis de focaliser l’attention de la communauté internationale sur la Guinée-Bissau, car il a contribué à déstabiliser un pays déjà très fragile, deux éléments qui auraient incité les trafiquants latino-américains à choisir des pays plus sûrs pour faire transiter la cocaïne, comme le Ghana. 92 Entretien avec l’officier de police de l’ambassade de France à Accra. 93 Transnational Organized Crime in West Africa, Op. Cit, p. 13. 94 Simon Julien, Op. Cit., p. 137 95 Mark Shaw, Op. Cit., p. 2. 44 Loin d'être aussi extrême, le cas du Ghana n'en est pas moins pour autant problématique, étant un des pays clés en termes de quantité du trafic. Nous allons voir que le Ghana peut être typifié comme étant l'exemple d'un État de droit fonctionnel, doté d'institutions démocratiques, mais qui reste néanmoins caractérisé par l'économie informelle, notamment à cause de la corruption endogène. 2) Focus sur le Ghana 2) a) Un trafic ancien Le trafic de cocaïne au Ghana est bien plus ancien que ne le laisse supposer les données susmentionnées. Un article publié par l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) en 1997 affirmait déjà que « depuis une dizaine d’années, le Ghana est un important centre de transit pour […] la cocaïne sud-américaine destinée aux marchés européens et nord-américains. » En 1996, 2,63 kilogrammes de cocaïne furent saisis, une quantité dérisoire par rapport aux saisies des années 2000, mais qui selon l’OGD ne reflétait « absolument pas l’ampleur réelle du trafic ».96 Un des facteurs qui a contribué à l’expansion du trafic est notamment l’urbanisation du Ghana, qui a permis de fournir la main d’œuvre nécessaire pour les « mules », pour qui les montants de rémunération d’un seul voyage étaient extrêmement attractifs. Le taux de chômage élevé et les faibles salaires existant étaient des incitatifs pour accepter des voyages dangereux, rémunérés 2000 dollars par trajet, quand le salaire moyen annuel tournait autour des 600 dollars dans les années 1990. Ainsi, en 1996 des ghanéens sont déjà arrêtés à l’étranger, preuve de leur implication dans le trafic international : plusieurs individus ont été interpellés à Quito, en Equateur, qui faisaient transiter de la cocaïne entre la Colombie, l’Equateur et l’Afrique du sud. La cocaïne qui rentre au Ghana est pour la plupart originaire du Brésil et présente un taux de pureté très important, de l’ordre de 92% à 94%. 97 Le pays est déjà, à cette époque, plus qu’une simple zone de transit : la cocaïne est également vendue et est consommée localement par la haute-société d’Accra : « politiciens, hauts fonctionnaires, hiérarques militaires et hommes d’affaires ghanéens, expatriés occidentaux, diplomates de toutes nationalités et immigrés 96 Observatoire Géopolitique des drogues, Ghana, 1er septembre 1997, p. 1. 97 Ibid. 45 libanais et indiens », mais aussi par un public plus populaire, qui s’approvisionne auprès des réseaux de rue, installés à Kwame Nkrumah Circle, au cœur de la capitale.98 2) b) Appréciation de la situation actuelle au Ghana Une responsable d'AFRICOM estimait qu'en 2008, 8% du total des drogues saisies en Europe avaient transitées par le Ghana.99 D'importantes saisies ont été effectuées entre 2004 et 2009 : une tonne de cocaïne a été saisie à Accra en 2004, en collaboration avec les services de police espagnols et les douanes britanniques ;100 en 2005, 3 tonnes de cocaïne ont été saisies par la marine espagnole sur un navire ghanéen ; en 2006, 1,9 tonnes ont été saisies dans un petit village côtier, Prampran, soit pas moins de la moitié de la cocaïne saisie cette année-là dans le continent tout entier.101 La même année, cinq ghanéens ont été arrêtés dans des aéroports européens pour trafic de cocaïne, ce qui place les citoyens ghanéens en troisième position des nationalités ouest-africaines arrêtées en Europe, avec un total de 8%. En 2008, une nouvelle saisie avait placé le Ghana en tête des pays ouest-africains en terme de quantité confisquée : 841 kilogrammes de cocaïne ont été saisis. Deux kilogrammes et demi de cocaïne furent également saisies par les autorités françaises en 2008 dans un navire au large du Liberia, le Blue Atlantic, mais dont l’équipage était composé de neuf citoyens ghanéens, ce qui montre bien leur implication dans le trafic. Ce fut la saisie de cocaïne la plus importante de l’année sur le continent africain. Des câbles diplomatiques, consultés grâce à Wikileaks, ont permis d'établir qu'une des raisons expliquant l'ampleur du trafic au Ghana avant les années 2010 est l'absence de volonté politique de la part du gouvernement de poursuivre pénalement les narcotrafiquants.102 Un câble permettait notamment d’apprendre que l’ancien président du Ghana John Atta Mills (2009 – 98 Ibid., p.3 99 Mary Carlin Yates, vice-commandante des activités militaires d'AFRICOM, citée par Kwesi Aning dans Understanding the intersection of drugs, politics and crime in West Africa : an interpretive analysis, p. 8. 100 Afrol News, « One tonne of cocaine seize in Ghanaian capital », 7 janvier 2005, http://www.afrol.com/articles/10720 101 102 UNODC, Cocaine trafficking in Western Africa, October 2007, p.5. Georges Berghezan, « Panorama du trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest », Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité, Les rapports du GRIP, 2012 46 2012), décédé dans l’exercice de son mandat en 2012, avait qualifié l’aéroport international de Kotoka d’Accra (KIA) de « corridor de la drogue ». A partir de 2010, les efforts de lutte contre le trafic se sont intensifiés, traduits notamment par une hausse des quantités de drogues saisies, grâce au soutien américain.103 L’entrée de la cocaïne ne s’est pas arrêtée pour autant, les trafiquants rivalisant d’inventivité : en 2011, de la cocaïne a été retrouvée cachée parmi des produits pétroliers ; en 2014, elle fut retrouvée dans un container en provenance de Bolivie parmi des chaussures de seconde main, à destination du Burkina Faso ; un trafiquant fut également au Ghana interpellé après avoir réussi à transporter de la cocaïne dans des préservatifs.104 Pourtant, malgré ces succès, le secrétaire-général du Narcotics Control Board (NACOB), Yaw Sarpong, avait reconnu que la quantité réelle en transition était inconnue, et que les saisies pourrait représenter seulement 1/10ème du trafic, soit seulement la pointe de l’iceberg. Selon Sarpong, les profits réalisés grâce à la cocaïne sont véritablement énormes. La situation ne s’est pas réellement améliorée en 2015, malgré la mobilisation internationale et régionale, même s’il n’y a pas de certitudes car il y a très peu de faits ; les seules informations disponibles sont fournies grâce aux arrestations de passeurs et les saisies de cocaïne.105 Selon Kwesi Aning, le Ghana a toujours une part importante du commerce international : « les sources aux services de sécurité sont frustrés, énervés, elles parlent : leur impression est que rien n’a changé. Il y a une collusion entre les politiques, les banquiers, les services de l’ordre. » L’attention de la communauté internationale se serait trop centrée sur la Guinée-Bissau, qui est devenu un Etat instable. Or, pour les trafiquants, le pays est désormais trop surveillé, les politiques sont bien trop corrompus ; ce qu’il faut, « c’est un endroit agréable comme le Ghana, où le Parlement est fort, la démocratie fonctionne. Le Ghana a ratifié tous les protocoles des Nations-Unies. On a un bon système bancaire, Accra est desservie par beaucoup de compagnies aériennes, des hôtels sympathiques. Mais surtout, on a des agents publics très corrompus. Donc on peut venir ici faire des affaires et passer du bon temps, et personne ne vous arrêtera. » 103 Rapport de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) pour 2010, p. 54 – 55. 104 Entretien avec Yaw Sarpong, Secrétaire-exécutif du Narcotics Control Board (NACOB). 105 Entretien avec Kwesi Aning, Directeur de la Faculté des Affaires académiques et de la recherche (FAAR) au Kofi Annan International Peacekeeping Trainig Centre (KAIPTC), juin 2015. 47 Pour Bernard Asamoah, le représentant pays de l’ONUDC, la hausse des saisies reflète une réalité à double tranchant : la loi est mieux appliquée au Ghana, mais d’autre part, le rôle du pays comme plaque tournante du trafic a pris de l’importance. 106 Les derniers chiffres disponibles, publiés par le rapport mondial sur les drogues de 2015, révèlent que la saisie record en Afrique a été faite au Ghana en 2013, avec 901 kilogrammes de cocaïne. La même année, 290 kilogrammes ont été saisis au Nigeria et 20 kilogrammes en Côte d'Ivoire seulement. L’importance des saisies s’explique notamment par le fait que le Ghana est un des pays leaders de la lutte contre la cocaïne de la sous-région, aux côtés du Sénégal et du Cabo Verde. La mise en œuvre de moyens plus importants, en comparaison avec ses voisins, permet d’expliquer la récurrence des saisies, ainsi que les quantités élevées. Pour le directeur du NACOB, la lutte n’est pas répartie équitablement dans toute l’Afrique de l’ouest : la région n’est pas intégrée et seuls quelques pays ont les moyens de s’impliquer.107 Or, au regard de la porosité des frontières, du nombre important d’Etats (quinze), de la faiblesse de la gouvernance et des institutions, il n’est pas étonnant que le trafic de cocaïne soit aussi fleurissant. 3) Le trafic de cocaïne, un choix économique rationnel Quand, en 2007, le directeur de l’époque de l’ONUDC déjà mentionné, Antonio Costa, s’inquiète de la possibilité que l’argent de la drogue « pervertisse les économies », il ne fait en réalité que constater un fait déjà établi, étant donné qu’un trafic en sous-main était déjà présent depuis la moitié des années 1980, mais non détecté par les acteurs internationaux. C’est réellement l’explosion des saisies, en termes de quantité, qui a attiré l’œil de la communauté internationale, et non l’état de déliquescence des États ouest-africains, considéré comme une « fatalité » par tous les tenants de la théorie de l’afro-pessimisme. L’afro-pessimisme est une tendance de certains observateurs, chercheurs, politiciens ou même la société civile, de considérer que « l’Afrique noire est mal partie ! » (titre d’un ouvrage de René Dumont, publié en 1962), assumant que le problème de l’Afrique vient des africains eux-mêmes, qui par la violence, la mauvaise gouvernance, les clivages ethniques, empêchent l’aide au développement 106 AFP, « Le trafic de drogue, fléau du Ghana, le bon élève d’Afrique de l’ouest », L’Express, publié le 27/09/2013. 107 Entretien avec Yaw Sarpong, Secrétaire-exécutif du NACOB. 48 de mener son but.108 Les sociétés africaines ne seraient pas faites pour la démocratie, un discours occidentalo-centré qui définit quelles seraient les normes de la démocratie – pour s’en convaincre, il suffit de citer le désormais tristement célèbre « Discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy de 2007, appelant l’homme africain à rentrer dans l’histoire et affirmant que « l'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur ».109 Si elle n’explique pas tout, la vision afro-pessimiste du continent permet de comprendre pourquoi, et comment, le trafic de cocaïne a pu s’infiltrer dans les États ouest-africains pendant les années 1990 sans éveiller les soupçons de la communauté internationale, qui s’était déjà, de toute manière, détournée de la région pendant la décennie des ajustements structurels et des guerres civiles. Le « réveil de l’Afrique », en tout cas économique, au début des années 2000, est concomitant avec les premiers signalements de la part d’États européens – France, Espagne – de l’existence d’un trafic en provenance d’Amérique latine. Cependant, de manière paradoxale, le succès de l’implantation de la cocaïne n’aurait jamais été possible sans l’intégration de la région au reste du monde, qui va se lier aux phénomènes typiques de la fin du 20ème siècle, la mondialisation et l’expansion des migrations internationales de grande ampleur. C’est grâce notamment aux containers, le symbole de l’accélération de la globalisation, que la cocaïne est transportée aussi facilement d’un continent à l’autre. Pour l’ONUDC, le danger réside dans le fait que le crime détruit le capital social, et est donc un obstacle au développement.110 Si cette hypothèse peut être remise en cause dans le contexte ouest-africain, nous considérerons néanmoins que le trafic de la cocaïne participe à l’affaiblissement l’État de droit et la gouvernance, car justifie la corruption publique de par l’attrait des montants astronomiques qu’elle peut rapporter. Ainsi, même la démocratie ghanéenne est largement concernée par le phénomène, et s’il ne menace par la survie de l’État 108 Tiré de la page “Afro-pessimisme” du site Géoconfluences, publié le 11 janvier 2013, consulté le 25 juin 2015, http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/afro-pessimisme 109 « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. » Intégralité du discours disponible sur le site du monde.fr, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html 110 UNODC, Crime and Development in Africa, Vienna, 2005, p. 67 49 pour ce qui est du cas du Ghana, il contribue néanmoins au détournement de l’argent public à des fins privés. III. Implication des acteurs locaux 1) Une implantation facilitée par l’ancienneté du secteur informel Les réseaux ghanéens et nigérians ont bénéficié de l’expérience apportée par le trafic de marijuana vers l’Afrique, et les années 1980 ont vues la diversification du trafic avec l’ajout de l’héroïne et de la cocaïne. Les racines du commerce illicite à destination du vieux continent ont plus de cinquante ans.111 Les cartels latino-américains ont donc pu s’appuyer sur des partenaires locaux avec des réseaux préexistants, qui ont pu fournir du soutien en termes de stockage de la drogue, de services bancaires, de logements sécurisés, etc. L’Afrique de l’ouest s’est révélée être un terrain idéal, en termes d’opportunités sociales et politiques, pour la conduite d’activités criminelles. Selon Stephen Ellis, l’expérience des réseaux dans la criminalité a participé à la construction d’un capital à la fois social et politique, qui s’est enrichi au fil du temps – remettant donc en cause l’hypothèse de l’ONUDC que le crime détruit le capital social en Afrique. Pour reprendre Anthony Giddens, la pratique des agents a contribué à créer l’espace social, en intégrant des normes criminelles au fonctionnement économique informel. Grâce à la routinisation des pratiques, les agents locaux ont pu monter en puissance et s’intégrer dans l’espace, à la fois au niveau social et politique en Afrique de l’ouest, et au niveau global, en s’intégrant à l’espace mondialisé. Ce double processus illustre bien le paradoxe de la glocalisation, qui modifie les pratiques locales ancrées dans un territoire, en les intégrant dans un espace mondialisé qui permet de faire vivre ce territoire. L’Afrique de l’ouest, comme l’Amérique latine, a bénéficié de l’intégration de son secteur informel dans la mondialisation, qui lui a permis de participer au phénomène, tout en privilégiant les ressources immédiatement disponibles et avec le plus de valeur ajoutée, les narcotiques. Le grand avantage des criminels ouest-africains, dans les années 1980, était que les agences de sécurité ne s’attendaient pas à ce que de la cocaïne ou de l’héroïne soient importées depuis la sous-région et ne contrôlaient donc pas les individus ou les chargements. Parallèlement à la montée du trafic, les années 1980 étaient synonymes pour l’Afrique de l’ouest d’un fort déclin 111 Stephen Ellis, “West Africa’s International Drug Trade”, African Affairs, 108/431, 171 – 196, 2009, p. 173. 50 économique, couplé à la présence de la corruption et au manque de capacités des gouvernants.112 La plupart des Etats ouest-africains se sont tournés vers la libéralisation des économies pour répondre à leurs difficultés, en mettant en place les ajustements structurels de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Pour la plupart des citoyens, les ajustements se sont traduits par un accroissement des difficultés de la vie quotidienne, notamment à cause de la baisse des investissements dans le secteur public. Privés de moyens de gagner leur vie, de nombreux individus se sont tournés vers l’économie informelle – déjà sur représentée en Afrique – et illicite. Le secteur informel se défini au niveau international comme : « un ensemble d’unités produisant des biens et des services en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations de travail, lorsqu’elles existent, sont surtout fondées sur l’emploi occasionnel, les relations de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme»113 Le secteur informel représentait 54,7% du PIB dans le pays d’Afrique subsaharienne dans les années 2000 selon une source d’un rapport de l’OCDE de 2008114, une amélioration néanmoins par rapport au taux des années 1990 de 74, 8% (qui représentait par contre une augmentation par rapport à la part de l’économie informelle dans le PIB pendant les années 1980, qui était de 68,1%).115 Le secteur informel a donc pris une importance fondamentale lors des années 1990, du fait de la crise économique. Or, nous remarquons que c’est à la même période que le trafic de cocaïne se développe réellement dans les États ouest-africains. Il ne faut néanmoins pas confondre secteur informel et activités criminelles, bien que la distinction soit parfois un peu ténue. L’économie informelle recouvre, dans sa définition, l’économie criminelle, sans pourtant que l’inverse ne soit vrai. Le trafic se dissout au sein d'activités et produits parfois légaux, sans distinction entre ce qui est légal ou illégal. L'économie formelle 112 Stephen Ellis, Op. Cit., p. 178. 113 Définition du Bureau International du Travail – BIT, 1993. 114 OCDE, Rapport Afrique de l’ouest 2007 – 2008, Décembre 2008, p. 170 115 Jacques Charmes, Les origines du concept de secteur informel et la récente définition de l’emploi informel. 51 peut se retrouver noyautée par ses capitaux issus d'activités criminelles, ce qui est notamment le cas au Ghana. 2) Création de réseaux ouest-africains spécialisés Dans les années 1990, le Nigeria, fortement corrompu, était le centre des activités criminelles d’Afrique de l’ouest, notamment grâce à des connections avec des élites du monde politique. Les trafiquants nigérians fonctionnaient au niveau global, tout en transmettant à la génération suivante leur savoir-faire. Vers le milieu des années 1990, les nigérians avaient investis dans les pays à la fois consommateurs et producteurs de drogues, imités à moindre échelle par les trafiquants ghanéens. L’implication d’un réseau ghanéen dans le trafic est mesurée par le nombre de saisies et d’arrestations effectuées à l’aéroport international de Kotoka, à Accra. Bernstein, retraçant l’historique du réseau, affirme qu’au départ, les nigérians s’étaient impliqués dans le trafic au Ghana, et que les ghanéens servaient d’intermédiaires, avant de prendre une plus grande autonomie. Leur implication s’expliquait par plusieurs facteurs, dont la facilité du recrutement : un seul voyage, en 1997, pouvait rapporter 2000 dollars. La présence de nationaux ghanéens sur des vols entre l’Afrique de l’ouest et l’Europe ou l’Amérique du Nord n’éveillait pas de suspicion, du fait de l'existence d’une diaspora importante sur place. Une « Ghanaian Connexion » se mit en place entre 1984 et 1990, avec pas moins de 1744 transactions illégales de narcotiques reportées au Ghana. Cette inflation des transactions s'explique notamment par l’apparition sur le territoire de trafiquants nigérians, qui s'installent dans le pays suite à l’imposition de la peine de mort pour les trafiquants de drogues au Nigeria par le général Buhari – le même général qui vient de remporter la présidentielle nigériane de 2015. 116 Le Ghana, dans les années 1990, eut même son « baron de la drogue » local, en la personne de Raymond Kwame Amankwaah, trafiquant qui fut traqué par la police britannique. Elle effectua une saisie de crack cocaïne d’une valeur d’un million de livres sterling à Londres, ce qui était sans doute à l’époque la plus grosse saisie de crack cocaïne jamais effectuée. Amankwaah fut suspecté, mais jamais inquiété. Il fut identifié en 1995, et condamné in absentia par la justice française, suite à une 116 People’s Daily Graphic, 27 juin 1992. 52 saisie de 3,3 kilogrammes de cocaïne ; il fut également condamné au Ghana in absentia (grâce à l’aide d’Interpol) et ses biens furent saisis. Cependant, il ne fut jamais retrouvé.117 L’implication des ghanéens dans le trafic d’abord se fait d’abord comme mules et intermédiaires des nigérians. Ils ont alors commencé dans les années 1990 à voyager sans se faire suspecter aux douanes, et se rendait notamment au Brésil pour acheter de la cocaïne.118 Cette nouvelle richesse devint évidente dans les années 1990, avec l’apparition de « cocainehouses » à Accra, où tout un chacun savait d’où était venu l’argent nécessaire à l’achat de la nouvelle demeure.119 D’autant plus que l’économie était en crise et que l’industrie locale s’était effondrée. Les ghanéens avaient réalisés dans les années 1990 que le gouvernement ne contrôlait pas l’économie, transformée en profondeur par la mondialisation. Selon le chercheur ghanéen Emmanuel Akyeampong, la diaspora ghanéenne a bénéficié d’une interface unique, la compréhension de l’Afrique d’un côté et l’accès aux marchés européen et américain de l’autre.120 Certains de ses membres ont donc tiré parti de cette position, qui leur permettait d’avoir des informations comparables sur les prix des biens des deux côtés de la « frontière ». Ils ont agi en homo economicus rationnel, tirant profit d’une situation économique et géographique, l’Afrique de l’ouest jouant le rôle d’intermédiaire entre l’Amérique du sud et l’Europe. Les ajustements structurels des années 1990 et le déclin des économies ont donc conduit à la prolifération du trafic en Afrique de l’ouest. Le trafic s’est ainsi inscrit dans la logique de la mondialisation par « le bas » d’Alain Tarius : les trafiquants ont profité des failles de l’Etat, en pleine crise de légitimité, pour participer à une forme de capitalisme nomade. Les immigrés ghanéens sont devenus les « fourmis » du modèle de Tarius, qui de par leur activité incessante, 117 Emmanuel Akyeampong, « Diaspora and drug trafficking in West Africa: a case study of Ghana », African Affairs, 104/416, p. 429 – 447. 118 Ghanaian Times, 19 February 1993. 119 Ghanaian Chronicle, 25 – 27 July 1997. 120 Emmanuel Akyeampong, Op. Cit. 53 prennent parti de leur position unique pour bénéficier des fruits de la mondialisation en passant par des canaux informels.121 Ironiquement, le fait que le Ghana accepte les programmes d’ajustement structurel des institutions internationales et que le pays soit considéré comme un « bon élève » n’a pas empêché les trafiquants latino-américains de s’implanter. Malgré les taux de croissance élevés, la liberté de la parole et de la presse et l’implantation durable de la démocratie, l’argent de la drogue a su trouver son chemin. Selon Stephen Ellis, qui a interrogé des officiers des forces de l’ordre ghanéens, de nombreux hommes politiques du pays seraient impliqués dans le trafic, et de nombreux immeubles d’Accra, qui ont poussé comme des champignons à partir des années 2000 dans la capitale, auraient été financés grâce à ce commerce rentable, dans la continuité de la logique des années 1980.122 3) Un exemple de carrière déviante au Ghana La carrière, définie comme une activité humaine présentant des étapes, se découpe en ajustements séquentiels au contact du réseau institutionnel ou des organisations formelles et informelles.123 La carrière criminelle est donc un ajustement au sein d’un système qui combine l’appréhension des institutions formelles et la conduite d’activités illégales au regard de la justice. Le milieu social, tout autant que les ressources économiques, sont des variables déterminantes pour l’orientation vers une carrière criminelle. Comme nous l’avons précisé, le Ghana a connu des périodes économiques difficiles dans les années 1990, où de nombreux individus sans ressources se sont tournés vers le commerce informel, et certains vers le trafic de cocaïne. Et les difficultés économiques du Ghana ne sont toujours pas terminées, malgré les taux de croissance élevés depuis le début des années 2000 : en témoigne la crise de l’énergie en cours depuis 2012 et la conclusion d’un programme d’aide avec le FMI en 2015. Nous n’avons malheureusement pas les moyens dans ce mémoire de brosser un tableau complet des logiques qui conduisent un individu à choisir une carrière déviante au Ghana. Nous évoquerons 121 Alain Tarius, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, Voix et regards, 2002. 122 123 Ellis, Op. Cit., p. 193 Marc Leblanc, « La carrière criminelle : définition et prédiction », Criminologie, vol. 19, no. 2, 1986, p. 77. 54 simplement rapidement le cas de Nayele Ametefe, dont l’arrestation en 2014 a été médiatisée dans la presse ghanéenne, ce qui a rendu possible la consultation de matériaux biographiques sur sa carrière dans les archives de presse. Nayele Ametefe est issue d’un milieu défavorisé et d’un foyer brisé. Elle s’est mariée à l’âge de 16 ans à un homme d’affaires ghanéen, Abossey Okai. Trois enfants naîtront de ce mariage, qui prendra fin au bout de dix ans de vie commune. Se retrouvant mère célibataire et sans revenus, elle rentre en contact avec des « gens puissants » en 2004, notamment des élites politiques. Lors de son procès, en 2015, elle s’est dit « obligée » d’avoir eu recours au narcotrafic, afin de subvenir aux besoins de ses enfants. Son ex-mari était un homme aisé, qui les avait habitués au confort. Elle fut arrêtée pour avoir transporté 12 kilogrammes de cocaïne, une mission qu’elle avait acceptée pour une rémunération de 23 000 dollars, avec un bonus de 6000 livres sterling une fois la transaction effectuée.124 125 Il semblerait que cela soit la nécessité de trouver rapidement des ressources économiques, tout en faisait face à un déclassement social suite à la séparation d’avec son époux, qui ait poussé Nayele à rentrer en contact avec des acteurs criminels, qui l’ont initié aux normes et comportements à adopter. L’hypothèse économique est corroborée par Kwesi Aning, pour qui la carrière déviante résulte d’un simple calcul rationnel, étant donné qu’un seul voyage en Europe peut rapporter suffisamment d’argent pour «transformer la vie des gens ».126 Les sommes d’argent engrangés par le trafic, qui peuvent tourner autour de 20 000 – 50 000 dollars sont suffisamment importantes pour changer la dynamique de toute une communauté, où le salaire moyen individuel annuel ne dépasse pas souvent les 500 dollars. Ainsi, la plupart des individus servant de « mules » vers l’Europe ne feraient le voyage qu’une seule fois, et réinvestiraient leurs gains dans l’économie locale, notamment en blanchissant l’argent dans le secteur immobilier. Le trafic serait donc l’œuvre d’individus différents, s’engageant périodiquement dans une carrière déviante, avant de réinvestir les gains dans une activité à faible risque, au Ghana. 124 Daily Graphic, Repatriate me to Austria and not Ghana, January 6, 2015. 125 Joy Online, Nayele Ametefe sentenced 8 years, 8 months, June 1st, 2015. Page consultée le 5 juillet 2015. 126 Entretien 55 Partie 3 : La patrimonialisation de la « ressource » cocaïne La présence de la cocaïne au Ghana vient renforcer la corruption endémique présente dans les institutions et la gouvernance du pays, qu'elle soit locale ou nationale, un système qui a jusqu'à présent a tenu éloigné les phénomènes de violence liés à la drogue qu'a connu l'Amérique latine. La relation structurelle entre drogue et violence n'est ainsi pas vérifiée en Afrique de l'ouest, qu'elle soit urbaine ou politique. Comme nous l'avons démontré plus haut, le trafic de cocaïne n'avait un lien qu'à la marge avec les groupes terroristes du Sahel. Bien que les acteurs locaux – notamment nigérians et ghanéens – prennent une part active dans la distribution du produit illicite, les affrontements entre clans ou gangs, tels qu'observés par exemple au Mexique et qui participent au délitement de l’État, ne sont pas présents dans la région. Ainsi, il nous est possible de poser l'hypothèse que la présence de la drogue en Afrique de l'ouest doit être analysée avec un modèle original, permettant d'expliquer l'absence de violence intrinsèque. Nous partons de l'idée que la captation des ressources de la cocaïne se fait ici indifféremment vis-à-vis d'autres ressources, notamment grâce à la confusion entre le commerce informel et formel, et s'inscrit dans une logique de néo-patrimonialisme, où les ressources économiques sont directement captées et utilisées par les élites locales. Il s’agit ici de faire une généralisation du mauvais fonctionnement des institutions ghanéennes et de la disparité entre la législation, souvent solide, et la réalité, où la loi est souvent peu ou mal appliquée. Au vu des limites de temps imposés par l’élaboration et la rédaction du mémoire, ainsi que la limite inhérence à l’exercice qui impose de se centrer sur une approche, nous ne pourrons pas développer une sociologie complète des acteurs criminels ghanéens, faute de temps et de moyens. Nous en resterons donc à une approche théorique du problème, supposant que la sociologie criminelle classique a une portée universelle, nous permettant de théoriser le fonctionnement de réseaux criminels en Afrique de l’ouest. 56 I. Une volonté politique confrontée aux limites structurelles de l’Etat ghanéen Les autorités ghanéennes n’auraient pris conscience de l’importance du problème que tardivement, sous estimant ainsi son impact dans la gouvernance et la politique ghanéennes.127 Le Président John Mahama, élu en 2012, avait indiqué dans son programme de campagne que la lutte contre le trafic était une de ses priorités en termes de questions de sécurité. Pourtant, le directeur du Bureau de contrôle des stupéfiants (Narcotics Control Board, NACOB), Akrasi Sarpong, avait révélé en 2011 qu'il y avait de fortes probabilités pour que les partis politiques du pays aient bénéficié de financements illégaux, issus du narcotrafic, depuis au moins deux décennies. L'agence NACOB, ainsi que la Sécurité nationale et le Bureau d'enquêtes national (BNI), l'agence d'intelligence ghanéenne, auraient été infiltrés par des « taupes » dès 2006, chargées d'obtenir des informations afin que les mules puissent quitter le pays sans inquiétude. L'importance prise par les infiltrations étaient telle que des arrestations d'agents de la NACOB et du BNI, au nombre de 15, eurent lieu en 2011, mais ils furent libéré sous caution la même année.128 L'aéroport international de Kotoka, basé à Accra, est une des plaques tournante du trafic dans le pays. 1) Un Etat de droit démocratique limité par la faiblesse des institutions Si la démocratie ghanéenne a atteint un certain niveau de maturité, le fonctionnement du monde politique, et notamment des partis, n’est pas régi avec transparence. Le système du Ghana, surnommé « Winner-Takes-All » polarise la gouvernance en favorisant l’exécutif au détriment du législatif.129 Le pouvoir est concentré dans les mains de l’exécutif et de la présidence, qui nomme notamment tous les directeurs des institutions constitutionnelles, ainsi qu’un tiers des membres des assemblées locales de district. Dans ce contexte, la « garde rapprochée » du président de la République du Ghana obtient souvent des postes clés, et les tentatives de réforme de la Constitution pour changer le fonctionnement du système politique 127 AFP, « Le trafic de drogue, fléau du Ghana, le bon élève d’Afrique de l’ouest », L’Express, publié le 27 septembre 2013. 128 129 Ghana Web, “Eight suspected NACOB officials granted bail”, 17 octobre 2011. Institute of Economic Affairs Winner-Takes-All / Constitution Review Workshop, Alisa Hotel, Accra, 8th July, 2015. 57 sont laborieuses. Lancée en 2010, le processus de réforme n’a toujours pas abouti, et ne sera pas mis en place avant les élections présidentielles et parlementaires de 2016.130 Les députés du Parlement, qui est la seule chambre du pays, ont au final peu de pouvoir ou de contrôle ; les projets de loi sont déposés par le gouvernement et le Parlement manque de moyens financiers et humains. Malgré la volonté politique affichée par le gouvernement ou les parlementaires, sur beaucoup de sujets, la rhétorique n’est pas à la hauteur de la réalité sur le terrain, que ce soit par exemple sur la corruption, l’énergie, le chômage ou l’agriculture. Prenons l’exemple de la crise de l’électricité, devenue emblématique des problèmes du Ghana. Elle a commencée en 2012, en partie à cause de la trop forte croissance de la demande, de la baisse du niveau d’eau au barrage d’Akosombo, qui fournit plus de la moitié de l’électricité du pays, et de l’absence d’initiatives du gouvernement, qui n’a pas rénové les centrales usagées. Depuis le début de la crise, le gouvernement martèle qu’elle sera bientôt résolue ; le président Mahama avait déclaré dans son discours sur l’état de la Nation en février 2015 « I will fix the energy challenge ».131 Or, la crise est loin d’être résolue et avait été qualifiée de « single most important risk » par le Fonds monétaire international (FMI) lors de la mise en place d’un programme d’aide pour le Ghana.132 Les délestages, surnommés « lights-off » sont monnaie courante, à raison de 24 heures de coupure toutes les 12 heures. De même pour l’engagement dans la lutte contre les narcotiques. Selon Kwesi Aning, la volonté politique affichée est celle de l’engagement dans la lutte, le renforcement de la coopération internationale ; or, derrière les discours, les choses tardent à bouger, victimes à la fois de la lenteur du système institutionnel et de l’immobilisme des agences, qui réforment avec difficulté et manquent de fonds. Un ancien ministre de l’Intérieur, William Aboah, a été nommé pour engager les démarches nécessaires afin de transformer le Narcotics Control Board (NACOB) en une commission, une nomination annoncée lors du discours sur l’état de la Nation en février 2015. Or, le projet de réforme de la loi date déjà de 2011, ce qui montre bien la lenteur du processus législatif.133 Bernard Asamoah, le représentant pays de l’ONUDC, a affirmé ne 130 Source diplomatique. 131 Presideny of Ghana, State of the Nation address, 27th February 2015. 132 Financial Times, Power shortages cut growth prospects in Ghana, July 8th 2015. 133 Modern Ghana, Laws on Narcotic To Be Tougher, 29 June 2011. 58 pas être au courant des avancées du projet de loi, préparé par le département de la procureure générale, et qui doit encore passer par le Parlement. Le processus risque encore de prendre un certain temps.134 En plus des problèmes structurels, tels que la faiblesse des financements et la difficulté de la mise en place des politiques, se pose également la question du rôle de la société civile. La plupart des politiques se concentrent sur le volet répressif et n’intègrent pas les acteurs non institutionnels : le trafic de drogues est un problème relevant de la capacité de l’Etat. Or, la société civile et les organisations non gouvernementales (ONG) sont essentielles afin de sensibiliser et éduquer le public sur les questions du trafic et de la consommation de cocaïne.135 Nous n’avons pas observé la présence d’ONG impliquées dans ce secteur lors de nos recherches, et s’il est possible que certaines d’entre elles s’y intéressent, le rôle de la société civile n’a pas été mentionné une seule fois par les acteurs que nous avons rencontrés. Nous pouvons supposer que l’avenir de la cocaïne au Ghana et en Afrique de l’ouest, concernant le volet du contrôle de la demande, se jouera notamment sur la capacité de l’Etat à inclure la société civile dans le processus. 2) Prégnance de la corruption Dans le cadre du Ghana, il est généralement admis que l’État reste largement patrimonialisé, malgré l’introduction de la démocratie en 1992, avec la rédaction d’une nouvelle Constitution et la présidence de J.J. Rawlings. Mais la révolution électorale n’a pas été complétée par la révolution contre le patrimonialisme ; le faible niveau de responsabilité du gouvernement n’a pas permis au pouvoir discrétionnaire de disparaître. 136 Le renforcement de la démocratie au Ghana n’a pas été synonyme d’un renforcement de la lutte anti-corruption ; l’absence d’un système de freins et contrepoids au gouvernement laisse le champ libre à la corruption des agents. Le président actuel de la République ghanéenne, John Dramani Mahama, 134 Entretien avec Bernard Asamoah. 135 Afia Asare-Kyei, Drug Trafficking and the Role of Civil Society in West Africa, Open Society Foundations, February 11, 2013. 136 Fortune Agbele, “Political Economy Analysis of Corruption in Ghana”, European Research Centre for AntiCorruption and State Building, Working Paper No. 28, April 2011 59 élu en 2012, a reconnu dans un de ses discours que la corruption était institutionnalisée au Ghana.137 Malgré les scores relativement bons du Ghana dans les classements internationaux – selon Transparency international, en 2013, le pays était le 8ème plus performant d’Afrique, avec un score au-dessus de la moyenne régionale, et même de la moyenne des scores des pays à revenu moyen extérieur -, il existe encore des différences importantes entre la législation en place et la réalité de la corruption dans le pays. Les enquêtes récentes indiquent que les citoyens ghanéens sont de plus en plus sceptiques concernant les moyens de lutte mis en œuvre : pour la période 2010 – 2011, 37% des foyers considéraient que la lutte contre la corruption gouvernementale était ineffective ; en 2013, ce pourcentage s’élève à 55%.138 Bien que le Ghana soit perçu comme un pays moins corrompu que ses voisins, les phénomènes de patronage politique, tels que théorisés par Jean-François Bayart et Jean-François Médard, jouent toujours un rôle important. Bien qu’une législation forte et des institutions efficientes existent, les réformes institutionnelles manquent de crédibilité, notamment à cause de l’absence de transparence et de responsabilité. Éléments auxquels se rajoutent souvent le manque de fonds disponibles. Souvent qualifié de « bon élève » de l’Afrique de l’ouest pour ses taux de croissance impressionnants depuis le début des années 2000, le Ghana est néanmoins en crise depuis plusieurs années, et sa dette a explosé.139 Bien qu’ayant rejoint la catégorie de la Banque Mondiale de « pays à revenu intermédiaire – tranche inférieure » en 2010, le pays n’a pas les moyens de ses ambitions, et n’a pas suffisamment de ressources financières pour réformer. La masse salariale de la fonction publique représente à elle seule une part considérable du budget.140 Au-delà du manque de 137 John Dramani Mahama, Speech for the High Level Conference on the National Anti-Corruption Action Plan (NACAP), 8 décembre 2014, Accra. 138 Transparency International Global Corruption Index, 2010 – 2011 et 2013. 139 Stéphane Ballong, Crise: Comment le Ghana en est-il arrivé là?, Jeune Afrique, mardi 16 septembre 2014, http://economie.jeuneafrique.com/regions/afrique-subsaharienne/23073-crise-comment-le-ghana-en-est-ilarrive-la-.html, page consultée le 5 juin 2015 140 Ibid. 60 moyens de l’État ghanéen, l’impunité des fonctionnaires est importante, illustrée par l’absence quasi-totale de poursuites judiciaires engagées contre des infractions de corruption.141 Paradoxalement, si le trafic de stupéfiants a contribué à aggraver les phénomènes de corruption et de mauvaise gouvernance dans la Caraïbe, nous pouvons affirmer qu'au contraire, aucune chute spectaculaire de la qualité de la gouvernance n'a été observée au Ghana, qui depuis une quinzaine d'années bénéficie d'une place relativement stable au sein des classements internationaux sur la perception de la corruption, bien que celle-ci n'ait pas disparue pour autant. Dans un article sur les enseignements tirés des expériences de la Caraïbe et de l'Amérique latine, David O'Reagan montrait comment la Jamaïque, devenue le point de transit pour la cocaïne à partir de 2003, avait chuté de la 45ème à la 99ème place dans l'index de perception de la corruption de Transparency International (TI).142 Or, pour le Ghana, le classement s’est amélioré au fil des ans, même s’il a fluctué depuis le début des années 2000. Depuis 2003, le Ghana a toujours été classé dans la fourchette des 60 – 70 pays les moins corrompus. Le score de 2014, inférieur aux positions du Ghana une quinzaine d’années auparavant, reste néanmoins meilleur que celui, par exemple, de l’Italie ou de l’Afrique du sud. Ainsi, le classement du Ghana ne reflète pas une évolution de la perception de la corruption qui serait concomitante au trafic de drogues, qui est en augmentation depuis le début des années 2000, alors que la perception de la corruption a fluctuée, ayant successivement baissée, puis augmentée. 141 Publication des Nations-Unies, Conférence des États parties à la Convention des Nations-Unies contre la corruption, à destination du Groupe d’examen de l’application, Sixième session, Vienne, 1er – 5 juin 2015. Résumé analytique, p.9 142 David O'Regan, « Cocaïne et instabilité en Afrique : Enseignements tirés de l'Amérique latine et de la Caraïbe », Bulletin de la sécurité africaine, n°5, Centre d’Études Stratégiques de l'Afrique, Juillet 2010, p. 4. 61 II. Un modèle de démocratie en Afrique… pourtant basé sur le néopatrimonialisme 1) La question de l’absence de violence Contrairement à ses voisins de la région, le Ghana n'a pas connu de période de guerres civiles ou d'affrontements inter-ethniques (Côte d'Ivoire, Sierra Leone, Liberia), ni de phénomènes de terrorisme (Mali, Nigeria). Au contraire, le pays est considéré comme un exemple de démocratie dans la sous-région depuis 1992 et des élections considérées comme transparentes et libres, qui ont permis des alternances politiques – en 2000 avec l'élection de John Kufuor, puis en 2007 avec l'élection d'Atta Mills – et le passage par la voie légale pour contester les résultats – en 2012, le candidat perdant, Nana Akufo-Addo, a contesté le résultat de l'élection présidentielle à la Cour Suprême, qui a confirmé la victoire de John Dramani Mahama, l'actuel président. Cette maturité du processus électoral n'est cependant pas une garantie de la maturité du système de gouvernance démocratique ghanéen. En effet, comme dans le reste de l'Afrique de l'ouest, le Ghana n'a pas la capacité institutionnelle pour lutter contre le phénomène du trafic de drogues, notamment à cause de contraintes logistiques, de ressources humaines et financières, et du système de clientélisme.143 David O'Regan part de l'hypothèse que l'Afrique de l'ouest présente toutes les caractéristiques structurelles et fonctionnelles pour sombrer dans la violence, qui prend l'exemple de l'Amérique latine pour expliquer la naissance d'une « culture de la violence ». Or, cette hypothèse n’est pas partagée les acteurs locaux, qui sans jusqu’à évoquer l’existence d’un modèle ouest-africain, mentionnent tout du moins des caractéristiques propres au Ghana qui expliquerait l’absence de violence.144 Il n’existe pas de modèle théorique pouvant l’expliquer ; tout au plus, pouvonsnous émettre l’hypothèse, basée sur notre compréhension de la société ghanéenne, que le système de captation direct des ressources, qui sont redistribuées à la communauté grâce à la corruption, permet de canaliser des comportements individuels violents et la compétition contre 143 Kwesi Aning, Sampson B. Kwarkye and John Pokoo, « A Case Study of Ghana », in Getting Smart and Scaling Up: The Impact of Organized Crime in Developing Countries, Camino Kavanagh and al, Center on International Cooperation, New York University, June 2013, p. 99. 144 Entretiens avec Kwesi Aning et Bernard Asamoah 62 les autres groupes. Le chercheur Kwesi Aning explique lui l’absence de violence par la prégnance de ce qu’il appelle les « liens du sang », c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à une famille, une communauté, une ethnie. Le groupe défendra toujours l’individu, même s’il est criminel, et sur une base de compréhension tacite des normes implicites, les individus ne s’attaquent donc pas entre eux, car ils s’attaqueraient à l’ensemble du groupe. Au contraire, pour Bernard Asamoah, les activités criminelles au Ghana sont cachées, effectués en sous-main, sans aucune fierté. Le regard de la société serait trop fort et trop porteur de jugements pour s’engager dans le trafic au grand jour. Un facteur soutenant cette théorie est la prégnance de la religion dans la société ghanéenne, qui influence la vie politique, économique, ainsi que la vie de tous les jours. Le Ghana est un des pays les plus religieux au monde ; 71,2% de la population était chrétienne en 2010, une représentativité néanmoins circonscrite géographiquement : la prégnance de la religion musulmane est beaucoup plus forte dans le nord du pays, à l’instar de pays voisins (Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, Nigeria). 96% des ghanéens, au total, seraient religieux.145 Les athéistes seraient tellement minoritaires qu’un sondage avait estimé leur nombre à 0%. Les religions ont une forte légitimité sociale et politique et constituent une source d’adhésion et de changement social, les normes religieuses se confondant avec les normes sociales.146 L’organisation des groupes criminels, selon Kwesi Aning, n’est pas ethnique, car les acteurs utilisent un raisonnement rationnel de calcul des gains et des pertes. Cette approche par la rationalité des acteurs, qui stipule que les trafiquants sont donc des homo economicus rationnels évacue complétement l’appartenance ethnique des facteurs qui poussent les individus à devenir criminels. Pour Aning, la nature même du crime fait que les individus collaborent avec des individus d’un groupe extérieur, sans quoi il n’y pas d’échange possible – un argument pourtant à l’encontre de l’hypothèse de la prégnance des liens du sang. Les réseaux nigérians, par exemple, sont souvent composés d’individus Igbos, l’ethnie majoritaire au sud-est du pays. Or, cette domination ethnique s’explique plus par des facteurs exogènes que par des facteurs endogènes qui auraient facilité une certaine prédisposition à la criminalité. Suite à la guerre du Biafra, et à cause notamment de représailles de la part de l’Etat fédéral nigérian, beaucoup 145 Win-Gallup International, Global Index of Religion and Atheism, 2012. 146 Source diplomatique. 63 d’Igbos se sont vus dans l’impossibilité d’accéder à l’emploi, notamment gouvernemental. Des réseaux Igbos se sont donc constitués, investissant le seul champ à leur portée, le champ informel et criminel ; ils seront notamment à l’origine de la célèbre arnaque postale, puis par Internet, du 419. 2) Un fonctionnement politique exclusif et élitiste Selon Pierre Lascoumes, les élites « délinquantes » entretiennent l’opacité du système, notamment pour faire obstacle au travail de la justice.147 S’il a basé son raisonnement sur le fonctionnement de la démocratie française – en travaillant par exemple sur le cas du procès Chirac pour les emplois fictifs de la mairie de Paris – il n’en reste pas moins que sa thèse de l’existence d’une forme de complaisance sociale peut s’appliquer au Ghana et à l’Afrique de l’ouest. L’action des puissants est légitimée par leurs actions, car les élites fournissent des services utiles à la société et à la communauté. Un phénomène encore plus vrai dans le cadre de l’Etat néo-patrimonial, où cette relation est directe entre l’élu et le membre de la communauté. Les élites fixent les normes, mais à destination des citoyens, tout en intégrant des pratiques déviantes dans leur pratique du pouvoir. Si les cas de corruption sont fortement décriés dans les médias au Ghana, il existe toujours une culture du « cadeau » et de pratiques d’achat de votes ou de récompenses, qui sont ancrés dans l’inconscient politique du pays. Parmi les faiblesses du système politique actuel peuvent être mentionné le coût prohibitif du processus électoral, la faiblesse des mécanismes de responsabilisation, ainsi que la faiblesse de la législation du contrôle des campagnes électorales et de la vie politique. Ainsi, à titre d'exemple, le simple coût d'entrée pour se présenter à des primaires parlementaires, étape obligatoire pour les deux partis principaux du Ghana, le National Democratic Congress (NDC) et le New Patriotic Party (NPP), est prohibitif. Pour être candidat aux primaires parlementaires du NPP de juin 2015, le coût d’inscription était de 30 000 Ghana cédis, ce qui au taux de change en vigueur à l'époque représentait 6800 dollars.148 Or, le salaire annuel moyen d'un ghanéen est de 1474 dollars (en 2014), soit près de quatre fois moins que le coût d'inscription. Rentrer en 147 Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption en politique, collection U, Armand Colin, Paris, 2014. 148 Daily Guide, NPP MPs To Pay GH¢30,000 As Filing Fee, March 24, 2015. 64 politique au Ghana coûte cher, et s'il est certain que seule l'élite se présente aux élections, le coût dissuasif d'entrée peut inciter certains individus à se tourner vers le commerce illicite pour faire des profits rapides et importants. La faiblesse des mécanismes de responsabilisation et de la législation ghanéenne est illustrée par le travail effectué par le Ghana Audit Service. Chaque année, l'auditeur-général est chargé de contrôler les comptes publics, conformément à la Constitution. Régulièrement, des sommes astronomiques manquantes sont découvertes, mais les rapports de l'auditeur, toujours très précis et documentés, ne sont jamais suivis d'effets ou de poursuites en justice. 149 Pour l’année 2012, le montant des irrégularités était estimé à 2 milliards de Ghana cédis pour les institutions publiques (soit environ 660 millions d’euros) et 395 millions de Ghana cédis pour les ministères (soit environ 130 millions d’euros).150 3) Sous des airs de démocratie, l’Etat néo-patrimonial Le néo-patrimonialisme au Ghana est un système bien implanté sous les airs démocratiques du pays. Qui démocratie ne dit pas fonctionnement efficient de la gouvernance, à l'image des pays développés du Nord. Le député redistribue avant tout ses bénéfices dans sa circonscription : un tel a fait construire une route asphaltée pour désenclaver quelques villages dans la région Volta, route qui n'est quasi jamais empruntée ; un autre a fait établir un marché couvert dans le quartier de Jamestown, à Accra, qui n'est jamais utilisé car s'est révélé trop petit, etc.151 Les exemples ne manquent pas dans la vie quotidienne pour observer que les relations interpersonnelles gèrent en grande majorité le quotidien de la vie politique et sociale ghanéenne. Le clientélisme politique, la corruption et la faiblesse des institutions publiques sont donc des problèmes structurels de la démocratie ghanéenne, où le pot-de-vin est parfois institué en tant que norme : le conducteur de tro-tro (minibus) ne fait plus forcément la différence entre 149 150 Source diplomatique. Report of the Auditor General on the Public Accounts of Ghana, fort the year ended 31 December 2012; Ministries, Departments and other Agencies (MDAs) of the central government. 151 Observations de l'auteur à Amedzofe, dans le district municipal de Hohoe dans la région Volta, en juin 2015 et dans le bidonville du village de prêcheurs à Jamestown en mai 2015, où l’État n’exerçant plus ses fonctions, les services basiques d'école, santé, etc. sont pris en charge par le député local ou les habitants. 65 l'amende légale et la corruption, et donne ainsi automatiquement un billet d'un ou deux Ghana cédis152 à l'officier de police qui le contrôle.153 La corruption n’est pas un phénomène nouveau au Ghana et a émaillé son histoire politique. Lors du coup d’Etat qui a renversé le premier Président du Ghana Kwame Nkrumah en 1966, les militaires avaient partie justifié leur action par la nécessité de combattre la corruption du secteur public. En 1979, l’insurrection du 4 juin a également été justifiée par la nécessité de purifier l’environnement corrompu et rendre le pouvoir aux citoyens. Les affaires de corruption, dénommées kalabule, ne se sont pas arrêtés pour autant dans les années qui suivirent. Au début des années 1970, des commissions d’enquêtes sont mises en place, suite à la réalisation que la corruption pose un sérieux problème au développement du pays. Des mesures draconiennes de lutte furent même prises, telles que l’exécution des coupables par peloton d’exécution ou la confiscation des propriétés. Mais ce n’est pas avant le retour du Ghana sous un fonctionnement démocratique, en janvier 1993, que la lutte contre la corruption est réellement institutionnalisée, et surtout constitutionnalisée. Est même inscrit dans la nouvelle Constitution du Ghana la formule « probité et responsabilité » (« probity and accountability »), accolée aux côté au motto « liberté et justice ». Depuis, les gouvernements successifs se sont attaqués au problème de la corruption, notamment sous les deux mandats de John Kufuor (2001 – 2009), qui avait lancé une politique de « zéro tolérance de la corruption ». La société civile s’est également impliquée, avec le lancement en 2001 d’une coalition de lutte anti-corruption (Ghana Anti-corruption Coalition, GACC), qui regroupe des institutions variées, issues des secteurs privé, public ou de la société civile. Cependant, les médias comme les organisations de la société civile sont limités au niveau financier et en termes d’accès à l’information, et manquent cruellement de capacités. L’effectivité des médias est compromise par la faiblesse des capacités d’enquêtes journalistiques et l’accès à l’information est limité, étant donné que la loi sur le droit à l’information est toujours en attente devant le Parlement depuis plus de dix ans.154 Dans 152 Le Ghana cédi est la monnaie nationale. 153 Entretien avec Jennifer Asuako, responsable de la gouvernance au Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) au Ghana, juin 2015. 154 Human Rights Initiative, A Critique to the Draft Right to Information Bill, Ghana 66 l’enquête Afrobaromètre de 2014, 64% des interrogés avaient répondu que la corruption avait énormément augmenté au cours de l’année passée.155 Selon Baffour Agyeman-Duah, un chercheur ghanéen, qui a conduit des entretiens avec des experts sur la corruption, la majorité des interrogés avaient conclus qu’il y avait bien eu des changements, mais qu'ils ne s’étaient pas traduits par une réduction de la corruption.156 Le manque de moyens humains et matériels, couplés à la faiblesse structurelle des institutions, est une des explications centrales pour le bilan en demi-teinte de la lutte anti-corruption. Les réformes introduites n’ont pas apporté de bonnes pratiques de gouvernance, dans le privé comme le public. L’engagement politique existe, mais est mitigé, car la rhétorique n’est pas couplée par des actions concrètes.157 Le contrôle de la corruption au Ghana s’est notamment prouvé difficile à cause des limites constitutionnelles de responsabilité horizontale des relations entre le législatif et l’exécutif.158 Le fonctionnement de la quatrième République privilégie la domination de l’exécutif, où le contrôle par le Parlement des actions de l’exécutif est inefficace. Le « clientélisme présidentiel » est perçu comme étant une norme de gouvernance : le président a le pouvoir de nommer directement 4050 individus, dont les présidents des assemblées de district – 110 dans le pays – et 30% des membres des assemblées de district locales.159 Ainsi, un pouvoir présidentiel excessivement fort a contribué à politiser la bureaucratie : les positions de hautsfonctionnaires et les contrats publics d'importance sont souvent octroyés à des fidèles du président ou du parti.160 Le Parlement n'a pas assez de pouvoir pour lancer des propositions de lois, notamment en termes de ressources humaines et financières. Le pouvoir judiciaire du Ghana est considéré comme étant relativement épargné par la corruption, étant jugé entièrement 155 Voir http://afrobarometer.org/fr/pays/ghana. L'Afrobarmètre est un projet d'enquêtes non partisan qui mesure sur le continent africain les attitudes des citoyens vis-à-vis de la gouvernance, la démocratie et l'économie, entre autres, dans 36 des 53 Etats d'Afrique. 156 Baffour Agyeman-Duah, “Curbing Corruption and Improving Economic Governance: The Case of Ghana”, The World Bank, 2005. 157 Ibid. 158 Ibid. 159 Constitution of the Republic of Ghana, 1992, Chapter 8, The Executive, http://www.judicial.gov.gh/constitution/chapter/chap_8.htm 160 Centre for Centre Democratic Development (CDD) – Ghana, Annual Report 2009, Accra, p. 5 – 6. CDD – Ghana est l'ONG qui réalise les enquêtes de l'Afrobarmètre. 67 indépendant161, avec un score de 4,4 sur une échelle de 7 du Global Competitiveness Report de 2013, ce qui place le Ghana au-dessus du niveau de la majorité des pays africains, mais également de pays comme l’Italie, la Pologne, l’Espagne ou le Portugal. Cependant, des ressources limitées se traduisent en une capacité réduite des cours de justice, qui peuvent parfois tarder à rendre un jugement : les procès sont lents et coûteux, les juges sont mal payés et les capacités sont trop faibles, notamment au regard du défi posé par le trafic de cocaïne. En effet, un certain nombre de jugements de cas de trafic de drogues ont remis en question l'indépendance du secteur de la justice. Par exemple, en 2004, la police ghanéenne a arrêté un réseau de trafiquants en possession de 675 kilogrammes de cocaïne, d'une valeur de revente de rue estimée à 140 millions de dollars.162 Les individus ont été relâchés sous caution, qui s'élevait à 2000 dollars. Corruption de la justice ou méconnaissance de la valeur du produit, plusieurs hypothèses sont permises sans certitudes.163 III) La passivité des pouvoirs publics Le trafic de cocaïne s’est délocalisé au sein même du pays, afin d’échapper à tout contrôle des autorités étatiques, qui centrent leurs efforts de lutte sur la capitale ; d'Accra, le trafic passe désormais par des villes de taille moyenne de province, où les capacités des agences gouvernementales, notamment de la police, sont limitées. Le changement de modus operandi a donné lieu à des affrontements afin de prendre le contrôle du marché au Ghana entre les cartels de la drogue latino-américains, notamment les réseaux mexicains, péruviens, colombiens et vénézuéliens, afin de contrôler la qualité et les prix de la cocaïne.164 161 162 163 Par le World Economic Forum en 2013. Kwesi Aning & al, 2013, Op. Cit., p. 104. Kwesi Aning, Understanding the intersection of drugs, politics and crime in West Africa : an interpretive analysis, Global Consortium on Security Transformation (GCST), Policy Brief, N.°6, April 2010, p. 3 – 4. 164 The Enquirer, March 12, 2009. 68 1) Les narcotiques, outils de corruption et de construction de capital social La décentralisation du trafic, ainsi que l’impunité des trafiquants étrangers, sont rendus possible grâce à la passivité des pouvoirs publics. Ainsi, en 2005, dans la ville d'Agona Swedru, située dans la région Centre, à quelques dizaines de kilomètres de la côte Atlantique, 18 personnes avaient été arrêtées par la police pour trafic de cocaïne et de cannabis indien.165 En 2006, un trafiquant nigérian, Ben Huga, avait été arrêté pour possession de 67 cartons de cocaïne sur la plage de Prampram, voisine du port de Tema, le plus important du Ghana. Cette histoire est révélatrice de l'implication des institutions gouvernementales dans le trafic, ou du tout moins montre leur passivité. La police avait eu près de 20 heures de retard pour confisquer la cocaïne après avoir reçu l'information de la police de Tema, qui avait saisi les 67 cartons.166 Le laps de temps fut suffisant pour que les narcotiques stockés dans la résidence d'un des suspects puissent disparaître, et la police fit chou blanc en arrivant sur les lieux. Deux ans après la saisie, la cocaïne disparut de la section des narcotiques du département des enquêtes criminelles (Criminal Investigations Department, CID), au quartier général de la police d'Accra. Certains officiers de police s'étaient ligués contre le chef de la section des narcotiques récemment nommé, Adu Amankwah, qui souhaitait effectuer un nouveau test de la substance saisie, qui avait déjà été labellisé comme étant de la cocaïne par le Ghana Standards Board (GSB). Le principal suspect, Ben Huga, avait lui quitté le Ghana le jour même où il fut libéré sous caution – d'un montant de 300 millions de Ghana cédis – alors que la législation ghanéenne spécifie qu'une libération sous caution ne peut pas être proposée tant que le cas n'est pas passé devant une cour. Or, la libération sous caution avait été proposée par un tribunal d’Accra, avec le motif que le département du procureur-général ne pouvait pas le défendre. La saisie d’une quantité aussi importante de cocaïne dans une zone mineure du pays, un village côtier, est révélatrice d’un second élément caractéristique de la cocaïne au Ghana. D’un point de vue géographique, le trafic s’est d’abord délocalisé de l’Amérique latine vers l’Afrique de l’ouest, de manière globale, puis des grandes villes vers des zones rurales de taille modeste, de manière plus localisée. Une fois que les routes ont été détectées par les puissances européennes, les trafiquants ont alors choisi de débarquer la marchandise loin des zones surveillées, et dans 165 GhanaWeb, “18 cocaine and India hemp suspects arrested”, March 1 st, 2005. 166 Ghanaian Chronicle, “Cocaine Gone Missing at CID Headquarters”, January 31, 2008. 69 le cas du Ghana, seule Accra est contrôlée de manière intensive.167 En plus de la saisie de Prampram, dans la région du grand Accra, le phénomène touche également d’autres communautés et régions : par exemple, quatre personnes ont été arrêtées en juillet 2015 dans la municipalité de Krobo, dans la région Est, avec 375 sacs de cocaïne.168 Un autre exemple révélateur des liens entre la drogue et les institutions du pays, politiques cette fois, est le cas de l'ancien député (Member of Parliament, MP) de la circonscription Nkoranza North dans la région de Brong Ahafo, Eric Amoateng, du New Patriotic Party (NPP), le parti actuellement dans l'opposition. Il fut accusé en 2005, avec son complice Nii Okai Adjei, « de conspiration pour distribution de narcotiques ».169 Il est à noter qu'ils furent mis en accusation par une cour américaine, et non ghanéenne : la Cour du district de Brooklyn, New York, l'a condamné pour trafic et distribution d'héroïne, d'une valeur de revente estimée à 6 millions de dollars. Cependant, un média ghanéen a reporté qu'il était perçu dans sa circonscription de manière positive, notamment par les leaders traditionnels, qui avaient affirmé qu'ils espéraient que « les autres citoyens de la circonscription suivraient son exemple ».170 Le MP a en effet redistribué les profits du trafic à destination de sa communauté, suivant ainsi le profil typique du Big Man entrepreneur. La figure du Big Man, développé par Jean-François Médard dans sa réflexion sur le néopatrimonialisme, est l'archétype de l'individu qui, grâce à son capital de relations personnelles et ses pratiques néo-patrimoniales, dont l’appropriation des biens et la pratique du pouvoir personnel, permet de transformer un pouvoir économique en politique, et vice versa. 171 Les chefs traditionnels de la circonscription ont ainsi décidé de renommer en 2007 une rue au nom d'Eric Amoateng, pour le remercier de sa contribution au développement socio-économique de la zone, et ce alors qu'il était toujours incarcéré aux Etats-Unis. L'ancien MP avait financé plusieurs projets, dont la construction de huit rues et le développement du système d'égouts de 167 Entretien avec Bernard Asamoah, représentant pays de l’ONUDC. 168 Daily Guide, “Four Cocaine Dealers Busted”, July 7, 2012. 169 GhanaWeb, November 28, 2005. 170 The Statesman, April 12, 2007. 171 Voir MÉDARD J.-F., “Le "Big Man" en Afrique - esquisse d’analyse du politicien entrepreneur”, L’Année sociologique, vol. 42, 1992, p. 167-192. 70 la ville de Nkoranza.172 En 2010, l'ancien président du Ghana, John Agyekum Kufuor – issu du même parti, le NPP – avait chargé le Narcotic Controls Board (NACOB) d'enquêter sur les deux complices, afin de saisir leurs biens, soit 13 propriétés et une station radio. Les enquêtes n'ont données de suite immédiate, étant donné qu'en 2014, les biens n'avaient toujours pas été saisis, bien que le gouvernement, par la voie du procureur-général de l'époque, Ben Kumbuor, ait annoncé que le processus avait été lancé.173 Le réinvestissement des profits de la drogue dans les communautés locales a ainsi un double effet bénéfique: d'une part, il permet d'établir un capital social important, et d'autre part, il vient combler l'absence de l’État, en faisant intrusion dans des secteurs gouvernementaux, mais qui ne sont pas développés faute de moyens.174 2) La politisation de la cocaïne : accusations de financements opaques et médiatisation des affaires La question de la cocaïne s’est extrêmement politisée dans le pays, notamment avec le tournant des élections présidentielles et législatives de 2008. Un câble de l’ambassade des EtatsUnis au Ghana, publié par Wikileaks, expliquait que le thème des narcotiques était central, étant donné que les deux partis politiques principaux, le NPP et le NDC, se sont engagés à combattre le trafic une fois au pouvoir.175 La campagne électorale fut parsemée d’allégations en provenance du NPP et du NDC, accusant le parti adverse d’être impliqué dans le trafic de cocaïne pour financer les fonds de campagne.176 Un article de presse citait les propos d’un chauffeur de taxi de la capitale, affirmant qu’il ne « votera pas pour Nana, car il prend tout l’argent de la cocaïne ».177 Le NDC accusa notamment des membres de l’exécutif national du 172 GhanaWeb, April 10, 2007. 173 PeaceFm online, “Saga of NPP Drug Dealer…Amoateng’s Assets Confiscated?” August 6, 2014. 174 Kwesi Aning, Op. Cit., p. 5 175 The Guardian, US embassy cables: « Ghana is becoming transshipment point for drugs trade to Europe from Asia and Latin America », December 14, 2010. 176 Tristan McConnell, Rumours of cocaine money taint Ghana vote, The Chrisitian Science Monitor, December 6, 2008. 177 « Nana » est le surnom populaire de Nana Akufo-Addo, candidat du NPP en 2008 et en 2012. Il est de nouveau le candidat du NPP pour 2016. 71 NPP d’être liés à des barons de la drogue, notamment à cause de l’échec du gouvernement NPP de poursuivre en justice et de saisir les biens des personnes accusées de trafic de drogues.178 Le fait est que la législation ghanéenne sur le financement des partis politiques est extrêmement opaque, ce qui ne permet pas d’effectuer de traçabilité des fonds. La loi sur les partis politiques de 2000 – Political Parties Act – requière que les partis soumettent leurs audits financiers à la Commission électorale afin qu’ils soient rendus publics. Cependant, la loi n’oblige pas les candidats à déclarer leurs biens, et n’établit pas non plus de pénalités en cas de non publication des audits financiers.179 Par ailleurs, les partis politiques ne sont pas aidés financièrement aidés par l’Etat, ce qui oblige alors les candidats à être capables de remporter des sommes d’argent importantes. Selon Kwesi Aning, l’argent est redistribué dans les circonscriptions d’origine une fois les candidats élus, et les supporteurs sont largement récompensés par des cadeaux et de l’argent. Le modèle néo-patrimonial est donc bien toujours vivace au Ghana, et étant donné le manque de contrôle de la législation ghanéenne sur les financements politiques et la disponibilité de la cocaïne dans le pays, la ressource peut alors être captée par les élites politiques locales et nationales. Depuis l’élection de 2008, la cocaïne est un sujet qui est repris souvent par les médias, bien qu’il soit relayé avec moins d’intensité qu’en 2007 – 2008, période où les saisies et arrestations liées à la cocaïne battaient leur plein. De nombreux articles ont été publiés sur le sujet sur la période de deux ans dans les principaux quotidiens de la presse nationale, alors que jusqu’ici, en 2015, seule une poignée d’articles a été publiée.180 La question de la cocaïne s’est banalisée au sein de l’espace médiatique ghanéen, ce qui témoigne de l’ancrage du trafic dans la société comme pratique reconnue. De nombreux articles s’inquiètent alors, en 2007, des conséquences possibles pour le Ghana de l’augmentation du trafic de cocaïne.181 Est également relevée l’augmentation de la consommation de drogues dures, notamment de la cocaïne par une partie de la jeunesse ghanéenne. Dans un article de mars 2008, le Daily Graphic, le quotidien 178 The Statesman, September 10, 2006. 179 Political Parties Act, 2000, Section 13 (1). 180 Archives de presse de l’ambassade de France au Ghana. 181 The Ghanaian Voice, Rate of shipment in Ghana becoming worse, October 26, 2007 ; Ghana Palaver, Cocaine is an issue, April 4, 2008 ; The Insight, Cocaine : More Questions Than Answers, January 4 ; 2008. 72 national de référence, citait le Dr. J. B. Asare, affirmant que l’augmentation de la consommation était une conséquence directe du fait que le Ghana servait de centre de transit de cocaïne pour l’Afrique de l’ouest.182 Les exemples d’affaires impliquant politiques et cocaïne ne manquent pas et sont régulièrement mentionnées dans la presse locale. Nous en retiendrons deux, qui montrent bien la collusion entre les agents gouvernementaux et le trafic illicite de cocaïne. En février 2012, lors d’une opération menée par la DEA américaine, un patron de la sécurité à l’aéroport international de Kotoka d’Accra (KIA), Solomon Adelaquaye, est arrêté. Il est accusé d’avoir introduit de la cocaïne et de l’héroïne à bord de vols internationaux, avec l’aide de deux nigérians et d’un colombien. Il s’est fait prendre alors qu’il essayait de faire passer un ordinateur rempli d’héroïne, en échange de 10 000 dollars proposés par des agents de la DEA. Il fut de nouveau arrêté en mai 2013 aux États-Unis avec ses complices, alors qu’ils essayaient de faire rentrer au Ghana trois tonnes de cocaïne.183 En 2006, des officiers ghanéens reçurent des informations sur un navire dénommé MV Benjamin, qui allait rentrer dans les eaux territoriales avec à son bord un chargement de cocaïne. Malgré le fait que le NACOB eut reçu des photographies aériennes du navire et que de l'aide fut demandée aux forces armées pour intervenir, les policiers ont échoué à intercepter la cocaïne. Une fois arrivé à Tema, il ne restait plus qu'un paquet de cocaïne, sur les 77 présents sur le navire. Une commission d'enquête fut créée, dirigée par la présidente de la Cour Suprême (Chief Justice), Georgina Wood. Plusieurs membres de l'équipage, ainsi que le directeur des opérations des services de police ghanéens, Kofi Boakye, et le sergent-détective Samuel Yaw Amoah de la police, furent mis en cause.184 Grâce à des écoutes, l'implication de Kofi Boakye fut confirmée, et le rapport préconisa son arrestation et sa mise en jugement. Plusieurs des accusés reçurent des peines de prison allant jusqu'à 15 ans ; cependant, le directeur ne fut pas inquiété, mais fut seulement forcé à démissionner, une mise à pieds qu'il utilisa pour s'inscrire 182 183 Daily Graphic, Hard drug use increases in Ghana, March 20, 2008. AFP, « Le trafic de drogue, fléau du Ghana, le bon élève d’Afrique de l’ouest », L’Express, publié le 27/09/2013, Op. Cit. 184 Georgina Wood Committe Report 73 à la Ghana Law School et passer l'examen du barreau. Il récupéra ses fonctions de directeur à la fin du mandat du président John Kufuor, pour être de nouveau renvoyé lorsque Atta Mills devint président. En 2009, il fut néanmoins nommé directeur de l'unité d'éducation de la police, puis directeur de l'école de formation de la police d'Accra. Il occupe désormais la position de commandant de police de la région Ouest.185 Ces deux affaires permettent de révéler l’existence de comportements sociaux ancrés dans la criminalité, notamment chez des agents publics. Les « gros bonnets » ne sont pas inquiétés par la justice ghanéenne ; ils sont uniquement accusés par la justice américaine, qui interférent dans la gestion des arrestations et des procès des acteurs criminels locaux. L’impunité locale est révélatrice à la fois de l’impuissance des pouvoirs publics – de la justice et de la police notamment – et de l’ancrage des comportements criminels, qui se sont routinisés. Les financements opaques, qui peuvent contribuer à influencer la vie politique, sont rendus possibles grâce à la facilité de fonctionnement du système de blanchiment d’argent. En effet, le secteur de l’immobilier est un des premiers vecteurs de transformation de l’argent « sale » au Ghana.186 N’étant absolument pas régulé, il est très facile d’acheter une demeure avec de l’argent liquide, puis de la revendre sur le marché et obtenir ainsi de l’argent « propre ». L’argent est ainsi blanchi en seulement deux étapes ; le même phénomène se retrouve dans le secteur de la construction.187 La somme blanchie est ensuite placée dans des investissements rentables au Ghana, ce qui permet de soutenir la théorie de l’acteur criminel par intermittence : si l’investissement est rentable, l’acteur aura tendance à en profiter, plutôt que de se relancer dans une activité criminelle à haut risque. Les agents gouvernementaux peuvent donc s’impliquer de manière sporadique dans le trafic de cocaïne, tout en touchant des bénéfices conséquents, qui, au regard du salaire moyen et du coût de la vie dans le pays, leur permettent d’acquérir un certain statut social et politique. 185 Kwesi Aning & al, Op. Cit., p. 110. 186 Entretien avec Kwesi Aning 187 Informations du service économique de l’ambassade de France au Ghana 74 Partie 4 : Stratégies locales et globales : les institutions ghanéennes et la coopération internationale Le « consensus de Vienne » désigne le système de contrôle international des drogues mis en place par les Nations-Unies, via l'adoption depuis cinq décennies de diverses conventions internationales.188 Inspirée par le modèle de « tolérance zéro » des États-Unis, il a fait de la prohibition et de la lutte contre les narcotiques une priorité. Ce modèle supposé universel est cependant basé sur un consensus fragile, car il est de plus en plus critiqué.189 Essentiellement centré sur le principe de respect de la loi, les aspects de réduction de la consommation et de santé publique sont laissés de côté, notamment dans un pays en voie de développement comme le Ghana. La volonté de changer de paradigme est notamment illustrée par la montée en puissance du concept de « développement alternatif », qui promeut le bienêtre des producteurs des matières premières ensuite transformées en drogues – la coca, le pavot et le cannabis – en soutenant des programmes de réduction de la pauvreté et de cultures agricoles alternatives.190 Car la législation actuelle internationale sur le contrôle des drogues implique une dichotomie à la fois entre la répression et la prévention, et entre le Nord et le Sud. Les donneurs de l'aide publique dictent ainsi les politiques des receveurs, issus du monde développé. Ainsi, l'agence de l'ONU responsable du contrôle, l'ONUDC, développe une approche centrée sur le respect des lois plutôt que sur la santé ou le développement. Le modèle de contrôle des Nations-Unis est également mis en place par les pays d'Afrique de l'ouest, dont la plupart des pays sont tributaires du montant de l'aide au développement versé par les partenaires occidentaux. 188 La première a été adoptée aux débuts des années 1960: la Convention unique sur les stupéfiants, ratifiée le 31 mars 1961 à New-York. 189 Martin Jelsma & Pien Metaal, Cracks in the Vienna Consensus: The UN Drug Control Debate, January 2004, Washington Office on Latin America (WOLA), p.1 – 4. 190 Le chapitre II du Rapport mondial sur les drogues de l'ONUDC de l'année 2015 est centré sur la question du développement alternatif, preuve de sa prise d'importance au sein de l'agence onusienne et de l'ONU de manière générale, considérant le fait que la Convention des Nations-Unies sera revue lors de l'Assemblée générale de l'ONU de 2016. 75 La coopération internationale entre les Etats « occidentaux », entendus comme les pays d’Europe et d’Amérique du Nord, et les pays d’Afrique de l’ouest, dont le Ghana, s’est étendue depuis quelques années dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic. La prohibition et la lutte contre le trafic de cocaïne font partie intégrante des politiques étrangères et de coopération des Etats du Nord, qui cherchent à imposer le modèle répressif comme seule modèle de lutte valable. Au Ghana, de nombreux Etats occidentaux se sont impliqués pour réformer les institutions locales, et si des efforts législatifs et institutionnels indéniables ont été faits, il n’en reste pas moins que le trafic est toujours fleurissant. A cause de faiblesses structurelles, notamment le manque de moyens humains, matériels et financiers, les politiques mises en place ne portent pas leurs fruits. Les États-Unis en particulier cherchent à intervenir dans la zone de l’Afrique de l’ouest, avec l'établissement notamment d'une mission spéciale, la WACSI (West Africa Cooperative Security Initiative). Les acteurs occidentaux sont les plus inquiets et agissent énormément : la DEA, l'UE, l'ONU, la France sont présents dans la sous-région. Une mission a également été ainsi mise en œuvre par Interpol et les Nations-Unies, la WACI (West Africa Commission on Drugs). Suite au renforcement des dispositifs de détection et d'intervention des marines françaises et espagnoles dans leurs zones d'influence respectives (la Caraïbe et les côtes galiciennes) au début des années 2000, la « politique du bouclier » des deux pays européens a été lancée. L'objectif est d'intervenir directement dans les pays par où transite la cocaïne.191 En 2002, la marine française, déjà présente dans le golfe de Guinée, avait arraisonné au large des côtes ouest-africaines le cargo Winner parti de la Caraïbe et transportant de la cocaïne. La jurisprudence s'était penchée sur le cas d'espèce, et avait tranchée en faveur de la légalité de l'arraisonnement en mer par la marine française dans des eaux internationales. La politique du bouclier va alors s'étendre aux États côtiers d'Afrique de l'ouest, avec la mise en place d'un groupe régional en 2009. Suite à la conférence interministérielle à Praia au Cabo Verde, la CEDEAO avait adopté un plan d'action régional à Abuja, au Nigeria, en décembre 2008, avec le soutien d'Interpol et de l'ONUDC. Cependant, l'adoption de ce plan d'action n'est pas synonyme de volonté d'engagement forte de la part de l'organisation régionale, car l’adoption des lignes de conduite est laissée à la discrétion des Etats. En parallèle, l’ONUDC a développé des programmes nationaux intégrés pour tous les pays, ainsi qu’un programme de contrôle de 191 Document de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ), mai 2011 76 containers au Ghana et au Sénégal. Malgré les avancées, le Secrétaire-général de l’ONU affirmait dans le rapport de 2012 sur les activités du bureau des Nations-Unies pour l’Afrique de l’ouest (UNOWA) que la sous-région continuait d’être un point de transit pour la cocaïne et que les pays n’étaient toujours pas équipés pour faire face à la menace.192 I. Etat des lieux de la législation et des institutions ghanéennes 1) Un arsenal législatif étoffé mais ancien En apparence, le Ghana respecte toute la législation internationale de la lutte contre les drogues – il a ratifié toutes les conventions de l'ONU – mais dans la réalité, les lois ne sont pas appliquées, comme le montre l'absence de condamnations par la justice ghanéenne : les trafiquants ghanéens condamnés par des cours l’ont été aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en France. C'est une des raisons expliquant la popularité de la destination Ghana pour les trafiquants comme point de transit : en apparence, des efforts de lutte dissuasifs sont faits, alors qu'en réalité, la corruption endémique et la faiblesse des institutions permettent au trafic de cocaïne de suivre son cours sans se faire inquiéter – comme le montre le dernier report mondial sur les drogues, où la saisie record de l’année en Afrique de l'ouest a été faite au Ghana (un peu moins d'une tonne), et qui n'est sans doute que la partie apparente de l'iceberg.193 Le pays a tout pour plaire : il est stable, le climat est propice aux affaires, les infrastructures sont relativement bien développées par rapport aux pays voisins – notamment les routes, qui sont asphaltées entre les grandes villes – la dose de corruption est suffisante, sans être hors de contrôle, et tous les textes internationaux ont été ratifiés. En effet, le Ghana est signataire des multiples conventions de l’ONU : la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 ; le protocole de 1972 amendant la Convention unique sur les stupéfiants ; la Convention sur les substances psychotropes de 1971 et la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988. Ces conventions font la promotion de la coopération en tant qu’outil permettant de résoudre à la fois les problèmes de 192 UN Security Council, Report of the Secretary-General on the activities of the United Nations Office for West Africa, S/2012/510, June 29, 2012. 193 WDR 2015, p. 56. 77 trafic de drogues illégaux et de consommation de substances psychotropes illégales. Cette adhésion aux normes transnationales, retranscrites dans la législation nationale en 1990 avec la loi sur les narcotiques et la création du NACOB s’inscrit dans une logique de ce que Wanda Capeller avait appelé la « transnationalisation du champ pénal », où le régime juridique national épouse la logique mondiale et supra-étatique.194 Le régime législatif mondial répressif et de contrôle se trouve entériné, du moins dans la théorie, dans la législation ghanéenne : à l’extension globale du crime, sous la forme du trafic de drogues, a été faite une modification des lois nationales en faveur du durcissement des logiques sécuritaires. Nous allons voir que cette inscription de la logique répressive a bénéficié d’une continuité et du soutien de la coopération internationale, avec l’implication de nombreux partenaires de développement dans des projets de lutte contre le trafic de cocaïne. Cependant, du fait des problèmes et faiblesses structurelles du système législatif et institutionnel ghanéen, cette nouvelle tendance peine à s’inscrire sur le long terme, la société étant toujours touchée par des phénomènes de corruption importants et basés sur des relations de type néo-patrimoniales et non indirectes, comme pour l’Etat de droit moderne. De plus, la législation principale de lutte contre les narcotiques date de 1990 et n’a jamais été révisée depuis. Globalement, les lois du Ghana existant pour lutter contre le narcotrafic et le système institutionnel actuel sont jugées comme étant assez faibles et ont besoin d’être réformées, afin de donner plus de pouvoirs aux agences, notamment au NACOB.195 La loi a plus de 25 ans; or, la dynamique du trafic illicite de cocaïne a depuis considérablement évolué. La Narcotics Drugs Law résultait notamment de la volonté du gouvernement du Ghana de l’époque de lutter contre l’augmentation de la consommation de drogues au niveau local et contre la prise d’importance du commerce international.196 Mais selon Henry Bernstein, le problème de cette législation est qu’elle instaure des peines bien plus lourdes pour des petites possessions de cannabis que pour de la cocaïne ou de l’héroïne ; la disparité est encore plus forte quand on prend en compte le différentiel de prix de revente de rue. 197 L’auteur concluait que la disparité des condamnations pour les consommateurs de drogues n’était qu’une 194 Wanda de Lemos Capeller, « La transnationalisation du champ pénal: réflexions sur les mutations du crime et du contrôle », Droit et société, 35 – 1997, p. 63. 195 Entretien avec Kwesi Aning 196 Narcotics Drugs (Control, Enforcement and Sanctions) Law – 1990 (PNDCL 236) 197 Bernstein, 1999, Op. Cit., p. 27. 78 composante du contrôle social, une thèse soutenue par Loïc Wacquant dans son ouvrage sur le système carcéral américain, où il développait l’idée que la législation extrêmement punitive pour possession et consommation de cannabis permettait à l’Etat fédéral américain d’effectuer un contrôle social sur les franges les plus défavorisées de sa population.198 2) Les agences de lutte gouvernementales La section 55 de la loi de 1990 établit le Narcotics Control Board (NACOB) comme institution principale de coordination des activités de réduction de l’offre et de la demande. Le NACOB reçut comme mandat d’empêcher le pays d'être utilisé comme une zone de transit pour les drogues, en coordonnant les efforts de lutte contre les narcotiques au sein des agences de sécurité étatiques. Cependant, il ne dispose pas des ressources nécessaires pour mener à bien son mandat et dépend directement du ministère de l'Intérieur, qui détache ses agents publics. L’équipe n'a pas assez de ressources financières, ni de personnel.199 Pour le moment, il n’est qu’un conseil, et n’a donc que des capacités de conseils, et non d’enquêtes ou d’exécution – d’enforcement. Il est composé d’un conseil d’administration, d’un secrétaire-exécutif et deux vice-secrétaires, un en charge des formations et services, et l’autre du contrôle de l’application des directives du conseil d’administration.200 La création du NACOB avait pour objectif d’en faire une « agence d’excellence en Afrique », en se donnant pour missions de réduire la consommation et le trafic de narcotiques dans le pays, éduquer le public, développer des traitements et favoriser la réintégration sociale et coordonner les agences gouvernementales et non-gouvernementales, des objectifs ambitieux qui n’ont pas été respectés.201 Le NACOB a 198 199 200 Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, éd. Raisons d’agir, Paris, 1999. Ibid., p. 111. Ministry of Interior, Narcotics Control Board, http://www.mint.gov.gh/narcotics.htm, page consultée le 13 juillet 2015. 201 Le volet chargé du contrôle collabore avec les agences suivantes: Ghana Police Service, Ghana Standards Board, Ghana Fire Service, Ghana Prisons Service, Defence Intelligence, National Security Council, Ghana Ports And Harbours Authority, Aviance Cargo Handling Services, Menzies Cargo, Ghana Airports Company Limited, The Ministry Of Justice And Attorney General, Customs Excise And Preventive Service, Bureau Of National Investigations, Ghana Immigration Service. Le volet chargé de la réduction de la demande collabore avec: Environmental Protection Agency, Ghana Health Service, Food and Drugs Board, Pharmacy Council, Coalition of NGO’s, Department of Social Welfare, Ghana Education Service (School Health and Education Programme), Information Services Department, Ghana Journalists Association, Agricultural Extension Services. Source: http://www.mint.gov.gh/narcotics.htm 79 également des obligations de respect des conventions internationales signées par le Ghana, en tant qu’institution principale de lutte contre le trafic de drogues illicite. A l’aune des évolutions du trafic de la cocaïne depuis le début des années 1990, le NACOB a clairement échoué à remplir sa mission de limitation de la consommation et du transit de narcotiques, qui a explosé au cours des années 2000, sans que l’agence ne se réadapte aux nouvelles dynamiques. L’agence doit être réformée, afin de la transformer en commission, et la doter de moyens qui seraient à la hauteur de son mandat. Le projet de loi a été approuvé par le conseil des ministres et est en attente devant le Parlement ; la réforme avait été promise par le président Mahama, notamment après le scandale de corruption qui avait touché le NACOB il y a quelques années. Cependant, selon son directeur actuel, la nouvelle loi ne va pas changer grand-chose ; seuls les statuts financiers vont évoluer. Le NACOB bénéficiera de plus d’autonomie, percevant directement ses fonds, et ne sera donc plus dépendant du ministre de l’Intérieur. Lors de notre rencontre, le directeur de l’agence était très positif sur l’efficacité et le fonctionnement du NACOB, une bonne foi qui contrastait fortement avec le discours relevé auprès d’acteurs impliqués dans la coopération internationale, qui avaient mentionné les problèmes suscités. Forme d’aveuglement ou optimisme forcée face à une jeune chercheuse, il est dur d’y voir clair ; le NACOB nous a néanmoins renvoyé une image de fort amateurisme, l’entretien ayant nécessité trois semaines de planification, plus de deux heures d’attente et deux rendez-vous annulés, pour finalement être reçue entre deux réunions, dans une salle anonyme.202 D’autres institutions publiques sont également supposées participer à la lutte contre le trafic de cocaïne. En 2010, le Parlement vota une loi qui permit la transformation du Serious Fraud Office en Economic and Organized Crime Office (EOCO), ce qui élargit son mandat en incluant la lutte contre le crime organisé, le trafic de drogues et toute autre infraction grave.203 Des Cours pour les crimes économiques et financiers (Financial and Economic Crimes Court, FECC) ont été mises en place, comme divisions spécialisées de la Haute-cour, afin de juger les cas de 202 Je me permets d’attribuer ce comportement au manque de professionnalisme du directeur et non à mon statut de jeune fille, blanche, et apprentie chercheuse. En comparaison, j’ai toujours été très bien accueillie lors de tous mes autres entretiens, d’autant plus que je bénéficiais à chaque fois d’une certaine forme de respect dû à mon travail au sein de l’ambassade de France. Tandis qu’avec le directeur du NACOB, je notais une forte insouciance dans ses propos, notamment des erreurs dans certains faits affirmés et qui ont été vérifiés a posteriori. 203 Economic and Organized Crime Act, 2010 (Act 804). 80 corruption de hauts profils ou d’officiers publics cités dans les rapports de l’auditeur-général. Cinq cours sont opérationnelles depuis mars 2014, mais la juge en chef (Chief Justice) Georgina Theodora Wood s’est inquiétée de ce qu’elles ne fonctionnaient pas, simplement car aucune agence gouvernementale, censée soumettre les cas, ne l’a encore fait. Deux cours sont situées dans la capitale Accra, une à Kumasi dans la région Ashanti, une à Sekondi dans la région Ouest et une dernière à Tamale, dans la région Nord.204 3) Forces et lacunes du monde judiciaire Malgré ces réformes et le renforcement de la législation, le système judiciaire ghanéen a toujours des problèmes, notamment lorsque l’on en vient à la condamnation effective des cas traduits devant la justice. Bien souvent, les médias reportent des affaires où les accusés ont été libérés sous caution, notamment dans l’affaire Nayele Ametefe susmentionnée, où un de ses complices jugé au Ghana, qui a facilité le transit de la cocaïne à l’aéroport, a été libéré sous caution de 100 000 Ghana cédis.205 Bernard Asamoah avait reconnu que le système judiciaire connaissait beaucoup de problèmes, notamment pour l’accusation, mais qu’il y avait globalement peu de corruption, une hypothèse également soutenue par Charles Ayamdoo, le directeur anti-corruption de la commission des droits de l’Homme et de la justice administrative (CHRAJ).206 Pour Ayamdoo, il existe de nombreuses entraves systémiques au bon fonctionnement de la justice : retards, mauvaises enquêtes, manque d’effectifs, etc. Tandis qu’Asamoah défendait une hypothèse de lacunes du côté de l’accusation, mais qui est corrélée : face au manque d’effectifs, les policiers représentent l’accusation pour les faits mineurs, au nom du gouvernement. Or, la plupart des cas traités par les tribunaux concernent justement des faits mineurs. L’officier de police se retrouve ainsi face à une défense représentée par un avocat professionnel, et manque de la technicité nécessaire pour convaincre le procureur. Second problème, les procureurs ne sont pas assez nombreux dans tout le pays pour gérer tous les cas, et manquent d’indépendance. Tous les procès sont censés être dirigés par le département du procureur-général ; or, celui-ci est directement rattaché au ministère de la Justice, et donc au 204 TV3 Network, No case filed yet at financial courts, Chief Justice laments, November 15, 2014, http://www.ghanaweb.com/GhanaHomePage/NewsArchive/artikel.php?ID=335101 205 Ghana Business News, Nayele cocaine case: Courts grants Alhaji Dawood bail, December 23, 2014. 206 Entretiens, juin et juillet 2015. 81 gouvernement. Marietta Brew-Oppong a ainsi deux casquettes au sein du gouvernement de Mahama : elle est à la fois ministre de la Justice et procureure-générale.207 Enfin, l’accusation souffre du manque de moyens matériels mis à sa disposition. L’Union Européenne a pourtant financé un laboratoire destiné à tester les narcotiques, un laboratoire médico-légal qui est supposé être une référence dans la sous-région : 15 officiers de police, originaires de Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Bénin, Togo et Nigeria étaient venus le visiter afin d’en découvrir le fonctionnement, une visite qui était financée par l’ambassade de France au Ghana.208 Mais selon l’aveu du représentant pays de l’ONUDC, Bernard Asamoah, le laboratoire n’a pas à sa disposition les produits chimiques nécessaires pour effectuer des tests des substances saisis, faute de moyens financiers. Ainsi, la plupart du temps, les procureurs n’ont aucune preuve que la substance saisie est de la cocaïne, et encore moins quel est son degré de pureté. Ils sont donc obligés de prononcer des non-lieux ou d’abandonner les charges, fautes de preuves. Les médias, qui n’hésitent jamais parler de cocaïne dans leurs titres (4 Cocaine Dealers Busted, Daily Guide, July 7, 2015 ; Cocaine Cop Caged, Daily Guide, July 9, 2015), précisent bien pourtant dans le corps des articles qu’il s’agit d’une « substance blanche qui est suspectée d’être de la cocaïne », sans jamais qu’aucune preuve scientifique ne vienne étayer les suspicions. Cependant, pour Yaw Sarpong, le secrétaire-exécutif du NACOB, la justice fonctionne et les condamnations ont bien lieu : le processus judiciaire serait en réalité simplement trop lent.209 Les preuves nécessaires à l’accusation sont souvenues détenues par des pays tiers, et l’entraide juridique prend du temps. Si la coopération policière internationale est bien développée, elle n’est pas complétée par une coopération judiciaire ; or, la justice n’a assez de capacités au niveau local. Mais d’après nos propres observations et nos entretiens avec des acteurs non gouvernementaux, il y a un réel problème au niveau local avec la justice, et les condamnations sont plutôt l’exception. S’il est vrai que la coopération internationale n’a pas une approche intégrée, les problèmes de condamnations sont en réalité inhérents au système judiciaire ghanéen. Entravée par son manque de ressources humaines et de capacités, ainsi que 207 GhanaWeb, Ministers, http://www.ghanaweb.com/GhanaHomePage/republic/ministers.php 208 Daily Guide, CID Chief Hosts Foreign Cops, June 4, 2015. 209 Entretien avec Yaw Sarpong, Secrétaire-exécutif du NACOB. 82 par sa dépendance à l’exécutif, la justice ghanéenne prononce ainsi énormément de non-lieux ou abandonne les poursuites judiciaires, faute de moyens. 4) Le cas de la police Aux côtés du NACOB, la police, est selon la loi, la seconde institution chargée du contrôle et de la lutte contre les drogues. Il existe au sein de la police une unité chargée de la lutte contre le trafic de drogues, qui dépend du Criminal Investigation Department (CID) et vient en complément du travail du Narcotics Control Board. Les unités sont censées être décentralisées et présentes dans toutes les régions du pays, mais le plan de décentralisation n’a jamais été mis à exécution. Si le CID a bien un bureau régional dans les dix régions du pays, ils ne comportent pas pour autant d’unité anti-drogue, donc pas de personnel formé pour faire circuler les informations ou effectuer des saisies. De même, le NACOB, qui est supposé fonctionner de manière décentralisée, n’a pas d’officiers dans toutes les régions. Les trafiquants déchargent en mer et déposent par bateau, en toute impunité, la cocaïne près de communautés côtières du Ghana, avant de la renvoyer vers les ports (Tema, dans la région du grand Accra, ou SekondiTakoradi dans la région Ouest) pour redistribution. Sans unités locales du NACOB et du CID, et sans formations spécifiques de la police, de la marine et des miliaires, l’Etat ghanéen n’a que peu de moyens de lutter contre le trafic en dehors de la capitale. Autre problème, la police est souvent citée comme étant l’institution la plus corrompue au Ghana : dans l’enquête de l’Afrobarmètre de 2014, 89% des interrogés avaient répondu que la police était corrompue ; dans l’enquête d’un think-tank de politiques publiques très influent au Ghana, l’Institute of Economic Affairs (IEA), la police était jugée comme étant l’institution la plus corrompue, devant le bureau de la présidence.210 211 Une des raisons les plus citées pour expliquer le taux élevé de pots-de-vin au sein de la police est le manque de financements, conduisant à un niveau de rémunération des policiers très faible et à un renouvellement important du personnel, qui a donc très peu de capacités ou d’expérience.212 210 Afrobarometer, Summary of results, Afrobarometer Round 6, 2014, Compiled by the Ghana Center for Democratic Development. 211 IEA’s 2015 Socio-Economic and Governance Survey, February 2015. 212 Entretien avec Kwesi Aning. 83 II. La coopération internationale au Ghana 1) Aperçu des acteurs engagés L’aide obtenue grâce à la coopération provient en grande majorité d’agences spécialisées internationales, telles que la Drug Enforcement Agency (DEA) pour les Etats-Unis, la Serious Organised Crime Agency (SOCA) pour le Royaume-Uni, ainsi que d’institutions internationales telles que l’ONUDC et la CEDEAO. Seuls les Etats-Unis et le Royaume-Uni s’investissement réellement en termes de moyens financiers au Ghana. Nous allons nous concentrer ici sur les programmes conduits par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’ONUDC, qui sont à la fois les plus importants et nous semblent être les plus représentatifs des tenants et aboutissants de la coopération internationale contre le trafic de drogue au Ghana, et le reflet, d’une certaine manière, des défis rencontrés par l’aide au développement en Afrique. La particularité de la cocaïne en Afrique de l’ouest étant sa nouveauté, les programmes sont donc tous relativement récents, ce qui permet d’en effectuer une traçabilité. Les pays européens, la France et l’Espagne notamment, s’impliquent depuis 2003 dans la région, surtout dans le golfe de Guinée en effectuant des saisies de cocaïne en mer. 213 Au niveau de la coopération internationale policière, une plateforme a été créée en 2009 pour échanger des informations, une basée à Dakar, et l’autre à Accra. La plateforme d’Accra, nommée « International Liaison Unit » (ILU), regroupe les officiers de liaison de six pays : la GrandeBretagne, la France, l'Allemagne, les États-Unis, l'Espagne et les Pays-Bas (non résident). Le principal objectif est l'échange d'informations, mais des formations communes sont également dispensées.214 Sa compétence est régionale, étant donné qu'elle couvre la Côte d'Ivoire, le Ghana, le Burkina Faso et le Togo. Mais les formations sont organisées de manière sporadique ; par exemple, un seul officier a été formé en Allemagne aux techniques de contrôle à l’aide de chiens renifleurs. Les moyens déployés sont donc assez faibles sur le terrain, ce qui contraste avec le discours engagé des Nations-Unis. La coopération française se résume au travail d’une seule personne, l’officier de police de l’ambassade de France au Ghana, qui est forcément limité dans ses capacités. Il a pourtant également une compétence régionale pour le Togo, le Bénin, 213 Entretien avec l’officier de police de l’ambassade de France 214 Ainsi, le Bureau of National Investigation (BNI) du Ghana a reçu une formation de l'ILU; quatre officiers ghanéens ont reçu une formation de quatre mois en Allemagne en 2010, afin de pouvoir contrôler des chiens destinés à détecter la drogue dans les aéroports. (in ILU Successes since inception, May 2009 to Present) 84 la Côte d’Ivoire et la Nigeria et sa présence est essentielle, car en tant que pays non francophone, Paris a un besoin d’informations de première main sur le Ghana.215 Parallèlement, le NACOB coopère directement avec des polices européennes, dont la police française, la Bundeskriminalamt (BKA) allemande et la National Crime Agency (NCA) britannique, ainsi qu’avec Interpol.216 La coopération se fait aussi au niveau local, notamment avec les trois pays frontaliers : le Togo, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. De par la porosité des frontières et la faiblesse des contrôles, les transactions illégales sont monnaie courante ; par exemple, il existe deux vols directs par semaine entre Lomé et le Brésil, qui permettent d’introduire de la cocaïne dans le pays, qui est ensuite réacheminée au Ghana par la route.217 Les programmes des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’ONUDC se concentrent surtout sur des formations et le développement des capacités – l’incontournable capacity building – des agences ghanéennes, et en premier lieu du NACOB. Malgré la présence relativement nouvelle des acteurs internationaux de coopération dans ce champ, elle serait néanmoins relativement efficace à son échelle, étant donné que le travail des agences internationales a conduit à la plupart des arrestations et des saisies que l’on observe.218 Malgré tout, le Ghana aurait besoin de 25 millions de dollars pour appliquer un programme complet de lutte contre l’infiltration de la cocaïne, notamment pour mettre en place des mesures de détection – chiens renifleurs, recours à des experts étrangers. Les partenaires de développement ne se sont engagés à verser que 154 000 dollars.219 2) Des opérations de soutien centrées sur le renforcement des capacités Le Narcotics Control Board a notamment bénéficié de la coopération internationale menée par le service des douanes britannique avec le projet Westbridge, destiné à former les officiers au contrôle des bagages et des passagers à l’aéroport international de Kotoka (KIA) d’Accra. Le NACOB a également conclu des accords de coopération bilatérale avec l’Union Européenne, les Etats-Unis, la France et l’Espagne, l’ONUDC, le Programme de 215 Entretien avec l’officier de police de l’Ambassade de France au Ghana, Accra, 4 juin 2015 216 Entretien avec le Secrétaire-général du NACOB. 217 Ibid. 218 Entretien avec Bernard Asamoah 219 « Le trafic de drogue, fléau du Ghana, le bon élève d’Afrique de l’ouest », L’Express, publié le 27/09/2013 85 développement des Nations-Unis (PNUD), l’Organisation mondiale des douanes (OMD) et l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS). 2) a) L’ONUDC L’ONUDC a développé un programme régional ambitieux pour l’Afrique de l’ouest, afin de mettre en place les recommandations de la CEDEAO sur la lutte contre le crime et les drogues. Le Ghana a désormais son propre programme national intégré, qui est plus équilibré que la politique de la CEDEAO, car prenant en compte les questions de santé et de gouvernance. Cependant, les partenaires de développement n’ont pas encore versés de fonds pour développer le programme.220 Le bureau de l’ONUDC au Ghana, implanté dans le pays en 2012, dépend du bureau régional, basé à Dakar ; il n’y avait auparavant aucune représentation. Le Ghana a développé un programme national d’intégrité, destiné à combattre le crime et à renforcer la justice criminelle, sous la forme d’un projet de cinq ans et rédigé par le gouvernement du Ghana. Il a bénéficié de l’expertise de l’ONUDC, qui a identifié tous les défis et développé une approche intégrée. Cependant, le programme national n’a pas été appliqué, faute de fonds alloués, qui devaient à la fois provenir du gouvernement ghanéen et de l’ONUDC.221 Le travail de l’ONUDC au Ghana se centre sur deux projets stratégiques : un projet de soutien au port de Tema pour analyser le contenu des containers et un projet de communication à l’aéroport de KIA, lancé en 2012. L’objectif du second projet est d’améliorer la communication avec d’autres aéroports, afin de créer des profils types de trafiquants et des routes. Le programme regroupe plusieurs agences : la police, les services de l’immigration, les douanes, les militaires, la sécurité de l’aéroport, le NACOB. Or, centré autour de la communication, ce projet eut du mal à démarrer, faute de connexion à Internet disponible. 2) b) La coopération américaine Le soutien financier des Etats-Unis dans la lutte contre les narcotiques en Afrique de l’ouest a augmenté au fil des ans, passant de 7,5 millions de dollars en 2009 à 50 millions de dollars annuels en 2010 et 2011. Selon le directeur de la section Europe, Asie et Afrique de la 220 Kwesi & al, Op. Cit., p. 128. 221 Entretien avec Bernard Asamoah. 86 DEA, Jeffrey Breeden, l’Afrique est la nouvelle frontier de la lutte contre le terrorisme et le trafic de narcotiques, la tactique agressive des Etats-Unis étant la réponse du changement de cap nécessaire suite au désengagement en Irak et en Afghanistan où la lutte contre le trafic d’opium a échouée.222 La coopération au Ghana dans le secteur de la lutte contre le narcotrafic s’est décidée au plus haut niveau gouvernemental américain, selon un rapport du Sénat américain de 2013. 223 La West African Cooperative Security Initative a été lancée en 2011, avec un budget initial de 60 millions de dollars d’aide sur cinq ans, qui est financé par l’AFRICOM – l’United-States Africa Command. L’objectif des Etats-Unis est à la fois de renforcer la coopération inter-régionale de haut niveau et de développer les capacités des agences de lutte à travers l’Afrique de l’ouest. Un focus est fait sur trois projets, uniquement dans les pays anglophones de la sous-région : le développement d’une unité de lutte contre les narcotiques au Nigeria – l’équivalent du NACOB ghanéen –, d’une commission anti-corruption au Sierra Leone et d’un centre de formation régional au Ghana. Le centre de formation ghanéen dépend du secteur privé, de l’entreprise Commonwealth Trading Partners (CTP), mais qui travaille pour le gouvernement américain, plus précisément le département d’Etat.224 Les Etats-Unis sont un acteur relativement important, voire majeur, dans le champ de la coopération internationale au Ghana. Premier pays d’Afrique visité par Barack Obama après son élection en 2008, apprécié pour la stabilité de ses institutions et son fonctionnement démocratique, le Ghana est un des pays clés sur le continent noir pour les Etats-Unis, notamment pour ce qui est du développement économique. Une importante diaspora ghanéenne présente aux Etats-Unis permet de renforcer cet intérêt. Ainsi, le plus gros portefeuille d’Afrique d’USAID, l’agence de développement international américaine, est le Ghana.225 L’agence de lutte américaine contre le trafic de drogues, la Drug Enforcement Agency (DEA), est hébergée au sein de l’ambassade américaine. Un programme de terrain, nommé Sensitive 222 Charlie Savage and Thom Sanker, “U.S. Drug War Expands to Africa, a Newer Hub for Cartels”, New York Times, July 21, 2012. 223 8 steps to counter the drug trade in West Africa, by the United States Senate Caucus on International Narcotics Control, 113th Congress, First session, December 2013. 224 CTP website: http://www.ctp-inc.com/ 225 Propos recueillis auprès d’un responsable d’USAID à Accra. 87 Investigative Units (SIUs), est développé par l’agence au niveau local, et permet d’identifier et de former les homologues de la DEA au Ghana. La DEA est la première agence fédérale chargée de l'application de la loi en termes de présence à l'étranger, une présence globale qui est jugée essentielle afin de lutter contre le trafic de drogues en Afrique: la plupart de l'intelligence obtenue sur les groupes criminels est fournie par la DEA, grâce à la présence de ses divers bureaux sur le continent et ses enquêtes. La DEA a six bureaux sur le continent africain : au Nigeria, au Ghana, en Égypte, en Afrique du Sud, au Kenya et au Sénégal. Ils servent de plateformes régionales pour coordonner les activités d'enquête de l'agence et mettre en place les stratégies régionales. Parmi les succès de la DEA, on peut noter l’arrestation en mai 2011 de deux sierra-léonais, deux nigérians, deux ghanéens, un colombien et un russe, transférés aux Etats-Unis et jugés à New-York pour distribution de cocaïne avec volonté ou prévision d'importation vers les États-Unis ; en décembre 2009, trois ouest-africains sont arrêtés au Ghana à la demande des Etats-Unis, soupçonnés d’appartenir à Al-Qaeda , accusés de trafic de drogues et de terrorisme. C’est la première fois que des complices d’Al-Qaeda font face à des charges de narco-terrorisme. 2) c) Succès et échecs de la coopération britannique L’opération de lutte contre le trafic de drogues Westbridge a été mise sur pieds par le RoyaumeUni et le Ghana et est hébergée à la Haute-Commission du Royaume-Uni à Accra. Lancée en 2006, l’opération avait été qualifiée de succès par le gouvernement britannique ; l’idée était de contrôler le trafic à la source, c’est-à-dire à l’aéroport international de Kotoka (KIA) à Accra, en soutenant les agences de lutte ghanéennes. En 2009, le ministre britannique responsable de la prévention contre le crime, Alan Campbell, avait affirmé devant une commission parlementaire que l’opération « était un très bon exemple de lutte contre le trafic de cocaïne », tandis que le ministère de l’Intérieur – le Home Office – avait publié un communiqué expliquant que « les opérations étaient dans la continuité de la volonté d’intercepter les drogues et les mules avant qu’elles n’arrivent au Royaume-Uni ». D’un coût d’un million de livres sterling, l’opération s’est en réalité révélée peu efficace, car gangrenée par la corruption, ce qu’ont révélé des câbles de l’ambassade des Etats-Unis au Ghana rendus publics par Wikileaks.226 226 The Guardian, Wikileaks cables: Ghanaian police “helped drug smugglers evade security”, December 14, 2010. 88 Les notes diplomatiques ont notamment permis d’apprendre que des officiers du NACOB travaillant en coopération avec leurs homologues britanniques avaient fournis des informations aux trafiquants, en les renseignant sur les moments où les contrôles avaient lieu, en sabotant du matériel de détection payé par les britanniques et en faisant passer certains passagers suspectés de trafic par le lounge VIP, exempté de contrôles. Un des câbles rapporte une anecdote d’un officiel britannique qui s’était rendu inopinément à l’aéroport à 4 heures du matin pour contrôler l’arrivée d’un vol. Un trafiquant fut arrêté et déclara qu’il avait eu des informations comme quoi « Westbridge ne fonctionnait pas cette nuit-là ». Le répertoire de son téléphone saisi fut analysé, et les numéros de plusieurs officiels seniors du NACOB furent découverts. 227 De même, lorsque l’équipe d’officiers britanniques rentra à Londres, le nombre de saisies tomba à presque zéro à Accra.228 La situation était telle que le président du Ghana de l’époque, John Atta Mills, avait demandé à un officier des douanes britannique de mettre en place un système de contrôles des passagers transitant par la suite présidentielle de l’aéroport d’Accra, car il soupçonnait certaines personnes de son propre entourage de transporter de la cocaïne. Selon les diplomates de l’ambassade américaine, la requête au caractère exceptionnel du président permettait, entre autres, de révéler l’importance du trafic de cocaïne dans la capitale. Le câble concluait en affirmant que le gouvernement du Ghana n’avait « ni les ressources pour résoudre le problème, ni la volonté politique de s’attaquer aux barons de la drogue ». Les contacts de l’ambassade américaine au service de police et au bureau de la présidence ghanéens auraient en effet affirmé que l’identité des trafiquants de drogue étaient bien connus, mais que le gouvernement ne souhaitaient pas les poursuivre. 227 Câble 164939 228 Câble 135389 89 3) Les limites du « capacity building » L’affaire largement médiatisée de Nayele Ametefe, arrêtée avec 12,5 kilogrammes de cocaïne en novembre 2014 à l’aéroport d’Heathrow de Londres, a permis de confirmer que malgré l’existence d’une coopération internationale et de formations au Ghana, le trafic de cocaïne transitait toujours par l’aéroport de Kotoka. Nayele Ametefe, surnommé Ruby Appiah, possédant la double nationalité ghanéenne et autrichienne, fut arrêtée pour avoir transporté de la cocaïne pure à 78% et d’une valeur de revente estimée à 1,8 millions de livres sterling. En provenance d’Amérique latine et à destination du Royaume-Uni, elle avait transité par le lounge VIP de Kotoka, qui est supposé être réservé aux présidents et ministres d’Etat, grâce à l’aide d’un complice.229 Le capitaine Baffour Assasie-Gyimah, président du NACOB qui fut renvoyé suite aux révélations de l’affaire – ainsi que les 23 membres du conseil du NACOB - avait affirmé qu’il n’était pas de son ressort de contrôler les lounges VIP et diplomatiques. S’étant lui-même rendu sur place, il avait ensuite reporté que le lieu « était pire qu’une place de marché. Tout le monde au Ghana passait par là. Tout le monde au Ghana est une personne importante ».230 Le NACOB rapporta aux médias avoir collaboré avec ses partenaires britanniques pour arrêter Nayele Ametefe, une affirmation qui fut contredite par le gouvernement du Ghana et la HauteCommission britannique, ce qui conduit à la dissolution du Conseil du NACOB. Pour l’ancien directeur, le personnel de sécurité du salon VIP avait failli à sa mission, et non uniquement le NACOB. Le Bureau of National Investigations (BNI) a arrêté 12 personnes au Ghana en lien avec l’affaire. La principale suspecte, interpellée à Londres, fut donc jugée au Royaume-Uni en juin 2015; elle plaida coupable et fut condamnée à une peine de huit ans et huit mois de prison par l’Isleworth Crown Court. Cependant, les individus interpellés au Ghana et accusés de complicité dans l’affaire ne furent finalement pas jugés. Six individus furent relâchés en février 2015, suite à un non-lieu prononcé par la justice ghanéenne. Deux accusés étaient des officiels de l’aéroport de Kotoka et un troisième était un agent des affaires étrangères ; ils avaient tous 229 Joy Online, Nayele Ametefe sentenced 8 years, 8 months, June 1st, 2015. Page consultée le 5 juillet 2015. 230 AgooEast, KIA VIP Lounge « worse than a market place” – ex NACOB Chair, December 7, 2014. Traduction de l’auteur. 90 plaidés non coupables.231 Le NPP, le parti actuellement dans l’opposition, accusa le gouvernement de complicité dans l’affaire.232 Depuis les révélations faites par Wikileaks, aucune mesure n’a été prise par le gouvernement ghanéen pour agir contre le trafic en contrôlant les entrées et sorties des salons VIP et diplomatiques de l’aéroport. La corruption à haut-niveau des officiels et le manque de volonté politique du gouvernement sont des explications centrales pour justifier le manque d’actions, ainsi que les problèmes structurels rencontrés par la justice et les agences institutionnelles au Ghana. 231 Top Fm, Prosecution drops case against Nayele cocaine suspects, February 24, 2015. Page consultée le 5 juillet 2015. 232 Joy Online, Discontinuation of Nayele cocaine suspects is proof of gov’t’s complicity – NPP, February 25, 2015. Page consultée le 5 juillet 2015. 91 Conclusion Le trafic de cocaïne est toujours fleurissant en Afrique de l’ouest et son avenir est incertain dans la sous-région. A l’heure actuelle, malgré l’engagement fort d’acteurs internationaux et un semblant de volonté montré par certains Etats, les politiques de contrôle ont échoué. L’étude de cas du Ghana nous a permis de montrer que la cocaïne a été appropriée comme ressource par les acteurs locaux et s’est ancrée dans les pratiques criminelles des trafiquants et des politiques. Dans la continuité du modèle de l’Etat néo-patrimonial africain, elle permet au modèle de domination directe de se réinventer en diversifiant les sources de financement. De l’aveu des acteurs rencontrés sur le terrain, l’engagement dans la lutte de l’Etat ghanéen n’est que de pure façade, car malgré la fermeté affichée, les moyens financiers et humains ne viennent pas traduire la rhétorique en réalité. Les discours engagés des organisations internationales, tel que l’ONUDC, ou d’un pays comme les Etats-Unis, reflètent la volonté d’imposer le paradigme de contrôle des drogues, au dépit d’une approche multi-intégrée tenant compte des problèmes de santé publique. Le Ghana, mal équipé, en manque de financements, n’a pas les moyens des ambitions des acteurs du Nord, malgré les investissements financiers réalisés. Corruption, mal fonctionnement de la justice, police mal formée, gouvernance défaillante, agences gouvernementales en manque de capacités, tous ces traits négatifs de l’Etat ghanéen explique l’échec apparent de la lutte contre la cocaïne. Cependant, et contrairement à la majorité de la littérature existante sur le sujet, nous affirmons que le monopole de la violence de l’Etat n’est pas remis en cause en Afrique de l’ouest, précisément grâce à ses défauts, qui ont permis l’apparition de pratiques criminelles qui ne sont pas en contradiction avec l’autorité de l’Etat. L’Etat ouest-africain est une forme originelle de gouvernance, issu du modèle exogène imposé par la colonisation, croisé avec des formes de gouvernement personnalisé. Dans cet univers, la cocaïne n’est qu’un élément de plus s’intégrant à l’économie informelle ; la lutte menée par les forces de police est plus le résultat de l’application des théories des Etats occidentaux, qui souhaitent bloquer le produit à sa source, que de l’appropriation des politiques de répression. L’avenir de l’Afrique de l’ouest et du Ghana reste encore à déterminer, au regard notamment de nouvelles dynamiques : l’héroïne afghane se diffuse désormais de plus en plus dans la sous- 92 région233 ; au sein des instances internationales, le paradigme répressif est doucement remis en cause, parallèlement à l’émergence de mouvements appelant à légiférer certaines drogues. Interrogés sur la question de la cocaïne dans le futur, tous les acteurs rencontrés se sont dit pessimistes concernant l’avancée de la lutte au niveau régional. Les limites avancées étaient avant tout structurelles, telles que la porosité des frontières, l’absence de coordination régionale, la prégnance de la corruption ou la faiblesse du système juridique. Dans ces conditions, toute politique ambitieuse de la lutte contre la cocaïne en Afrique de l’ouest devrait être intégrée au sein d’une problématique plus générale de renforcement de la gouvernance locale, un processus sur le temps long et de réformes en profondeur qui iraient au-delà du simple renforcement des capacités des agences et acteurs locaux. 233 ONUDC, Nouveau rapport de l’ONUDC : Le trafic de l’héroïne afghane se diffuse désormais en Afrique, 17 juin 2015. 93 Bibliographie Ouvrages : Jean-François BAYART, Stephen ELLIS et Béatrice HIBOU, La criminalisation de l’État en Afrique, Espace international, Éditions Complexe, 1997. Howard BECKER, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985. Philippe BOURGOIS, En quête de respect. Le crack à New York, Le Seuil, Paris, 2001. Patrick CHABAL et Jean-François DALOZ, L'Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999. Christophe CHAMPIN, Afrique noire, poudre blanche. L'Afrique sous la coupe des cartels de drogues, André Versaille éditeur, 2010. Alain DELPIROU et Eduardo MACKENZIE, Les cartels criminels. Cocaïne et héroïne: une industrie lourde en Amérique latine, 2000. Anthony GIDDENS, La constitution de la société, Quadrige, PUF, Paris, 1987. Paul GOOTENBERG, Cocaïne andine. L’invention d'une drogue globale, Presses Universitaires de Rennes, 2014. Michel KOKOREFF, Michel PERALDI, Monique WEINBERGER, Économies criminelles et mondes urbains, Sciences sociales et sociétés, PUF, 2007. Pierre KOPP, Économie de la drogue, Collection Repères, La Découverte, Paris, 2006. Michel KOUTOUZIS et Pascale PEREZ, Crimes, trafics et réseaux. Géopolitique de l'économie parallèle, Editions Ellipses, 2012. Alain LABROUSSE, Géopolitique des drogues, PUF, collection « Que sais-je ? », 2006. Pierre LASCOUMES et Carla NAGELS, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption en politique, collection U, Armand Colin, Paris, 2014. 94 Observatoire Géopolitique des Drogues, Atlas mondial des drogues, Paris, P.U.F., 1997. Philippe ROBERT, La sociologie du crime, Repères, Editions La Découverte, Paris, 2005. Alain TARIUS, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, Voix et regards, 2002. Articles : Abdelkader ABDERRAHMANE, « Terrorisme et trafic de drogues au Sahel », Le Monde, publié le 19 juillet 2012. AFP, « Le trafic de drogue, fléau du Ghana, le bon élève d’Afrique de l’ouest », L’Express, publié le 27/09/2013. Fortune AGBELE, “Political Economy Analysis of Corruption in Ghana”, European Research Centre for Anti-Corruption and State Building, Working Paper No. 28, April 2011 Baffour AGYEMAN-DUAH, “Curbing Corruption and Improving Economic Governance: The Case of Ghana”, The World Bank, 2005. Emmanuel AKYEAMPONG, « Diaspora and drug trafficking in West Africa: a case study of Ghana », African Affairs, 104/416, p. 429 – 447. Kwesi ANING and John POKOO, « Understanding the nature and threats of drug trafficking to national and regional security in West Africa », Stability: International Journal of Security and Development, 3 (1), 2014, p. 1 – 13. Kwesi ANING, Sampson B. KWARKYE and John POKOO, « A Case Study of Ghana », in Getting Smart and Scaling Up: The Impact of Organized Crime in Developing Countries, Camino Kavanagh and al, Center on International Cooperation, New York University, June 2013. Jean-François BAYART, « Le crime transnational et la formation de l'État », Politique africaine 1/2004 (N° 93), p. 93-104. 95 Henry BERNSTEIN, « Ghana's Drug Economy: Some Preliminary Data », Review of African Political Economy, No. 79, ROAPE Publications Ltd., 1999 Ashley-Louise BYBEE, « The Narco-Curse in West Africa », New Voices in Public Policy, Volume III, Spring 2009. Georges BERGHEZAN, Panorama du trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest, Les Rapports du GRIP, Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix et la Sécurité, 2012/6. Wanda CAPELLER, « La transnationalisation du champ pénal: réflexions sur les mutations du crime et du contrôle », Droit et société, 35 – 1997. Maria Luisa CESONI, « Les routes des drogues: explorations en Afrique subsaharienne », Tiers-Monde, tome 33 n° 131, 1992. Christophe CHAMPIN, « L'Afrique de l'ouest : une zone rebond de la cocaïne destinée au marché européen », Drogues, enjeux internationaux, n°4, Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), Novembre 2012. Pierre-Arnaud CHOUVY et Laurent LANIEL, « De la géopolitique des drogues illicites », Hérodote, La Découverte, 2004/1 n° 112, p. 7 – 26. Svante E. CORNELL, “Narcotics and Armed Conflicts: Interaction and Implications”, Studies in Conflict & Terrorism, 2007, 30:3, p. 207 – 227. Stephen ELLIS, “West Africa’s International Drug Trade”, African Affairs, 108/431, 171 – 196, 2009. Stephen ELLIS & Janet MACGAFFEY, « Le commerce international informel en Afrique subsaharienne. Quelques problèmes méthodologiques et conceptuels », Cahiers d'études africaines, 1997, pp. 11-37. Andrew GOODWIN, “Drug trafficking: an alarming human security threat”, WARN Policy Brief, West Africa Network for Peacebuilding (WANEP), September 2007. Martin JELSMA and Pien METAAL, “Cracks in the Vienna Consensus: The UN Drug Control Debate”, Drug War Monitor, WOLA (Washington Office on Latin America), January 2004. 96 Simon JULIEN, « Le Sahel comme espace de trafic de stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3, n°142. Alain LABROUSSE, « Drogues et conflits : éléments pour une modélisation », Autrepart, Presses de Sciences Po, 2003/2, n°26, p. 141 – 156. Alain LABROUSSE, « Géopolitique de l'offre de cocaïne », Courrier des Addictions (Le), 2006, p. 13 – 14. Alain LABROUSSE, Daurius Figueira et Romain Cruse, « Évolutions récentes de la géopolitique de la cocaïne », Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2008. Wolfram LACHER, Le mythe narcoterroriste au Sahel. Document de référence de la WACD (West Africa Commission on Development), 2013. Juan Camilo MACIAS, Plan Colombie et Plan Mérida. Chronique d’un échec, opalc, Sciences Po. Jean-François MÉDARD, « Le "Big Man" en Afrique - esquisse d’analyse du politicien entrepreneur », L’Année sociologique, vol. 42, 1992, p. 167-192. Edward NEWMAN, “Weak States, State Failure, and Terrorism”, Terrorism and Political Violence, Volume 19, Issue 4, 2007. François POLET, « Vers la fin de la guerre contre la drogue », Le Monde Diplomatique, Février 2014. Thierry OBERLÉ, « À Gao, sur les traces des barons de la coke », Le Figaro, publié le 21 février 2013. Observatoire Géopolitique des drogues, Ghana, 1er septembre 1997. Davin O'REAGAN, « Cocaïne et instabilité en Afrique : Enseignements tirés de l'Amérique latine et de la Caraïbe », Bulletin de la sécurité africaine, n°5, Centre d’Études Stratégiques de l'Afrique, Juillet 2010. 97 U. M. READ and V. CK. DOKU, “Mental Health Research in Ghana: A Literature Review”, Ghana Med Journal, June 2012, 46 (2 Suppl), p. 29 – 38. Paul SABOURIN, « La régionalisation du social: une approche de l'étude de cas en sociologie », collection Les classiques des sciences sociales, Université de Montréal, 1993. Mark SHAW, « Leadership required: drug trafficking and the crisis of statehood in West Africa », Policy Brief n°37, Institute for Security Studies, October 2012. Christophe SOULLEZ, « Criminalité et économie : un mariage efficace et durable », Regards croisés sur l'économie, La Découverte, 2014/1 n°14, p. 89 – 102. Charles TILLY, « La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime organisé », Politix, Vol. 13, N°49, premier trimestre 2000, pp. 97-117. Rapports : 8 steps to counter the drug trade in West Africa, by the United States Senate Caucus on International Narcotics Control, 113th Congress, First session, December 2013. Le trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest, une menace pour la stabilité et l'environnement, Office des Nations-Unis contre la drogue et le crime (ONUDC), décembre 2007, Vienne. Sahel : pour une approche globale, Rapport du Sénat, http://www.senat.fr/rap/r12-720/r1272010.html Rapport Afrique de l’ouest 2007 – 2008, OCDE, Décembre 2008. Rapport de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) pour 2011, ONU, février 2012. Rapport sur la situation du trafic de cocaïne en Afrique de l'ouest, Office des Nations-Unis contre la drogue et le crime (ONUDC), octobre 2007, Vienne. Terrorismo y trafico de droguas en Africa Subsahariana, Proyecto internacional de colaboracion, Instituto Espanol de Estudios Estrategicos (IEEE), Febrero de 2013. 98 Transnational organized crime in West Africa: A Threat Assessement, United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), February 2013, Vienna. World Drug Report 2014, United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Vienna. World Drug Report 2015, United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Vienna. Sitographie : - Ambassade de France au Ghana : http://www.ambafrance-gh.org/-Francais- - Afrique drogue. Le blog de Christophe Champin, rfi blogs, http://afriquedrogue.blogs.rfi.fr/ - Afrobarmètre : http://www.afrobarometer.org/fr - The Guardian : http://www.theguardian.com/international - Jeune Afrique : http://www.jeuneafrique.com/ - Le Monde : www.lemonde.fr - Le Monde Diplomatique : www.monde-diplomatique.fr - Nations-Unies : http://www.un.org/fr/ - The New York Times : http://www.nytimes.com/ - Le Nouvel Observateur : http://tempsreel.nouvelobs.com/ - Office des Nations-Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) : http://www.unodc.org/ - Republic of Ghana Ministry of Interior : http://www.mint.gov.gh/index.htm - Slate Afrique : http://www.slateafrique.com/ et Slate.fr : http://www.slate.fr/ - Transparency International : https://www.transparency.org/ 99 - Wikileaks : https://wikileaks.org/index.fr.html Presse ghanéenne en ligne : The Chronicle : http://thechronicle.com.gh/ Daily Graphic : http://graphic.com.gh/ Daily Guide : http://www.dailyguideghana.com/ Ghana Business News : https://www.ghanabusinessnews.com/ GhanaWeb : http://www.ghanaweb.com/ Modern Ghana : http://www.modernghana.com/ PeaceFm : http://www.peacefmonline.com/ TV3 Network : http://tv3network.com/ Conférences : Abdoulaye, « Défis sécuritaires au Sahel », 4 novembre 2011, Sciences Po Toulouse. Institute of Economic Affairs Winner-Takes-All / Constitution Review Workshop, Alisa Hotel, Accra, 8th July, 2015. John Dramani Mahama, Speech for the High Level Conference on the National Anti-Corruption Action Plan (NACAP), 8th December 2014, Accra. Revues : Diplomatie, Géopolitique mondiale de la drogue. Hors-série n°11, Areion Group, Avril – Mai 2011. 100 Annexes Annexe 1 : Liste des entretiens effectués Nom Présentation Date Patrick Amalvy Attaché de sécurité intérieure à 3 juin 2015 Ambassade l’Ambassade de France à Accra, de France au Commandant Ghana, Accra de Police, Chef Lieu d’antenne D.C.I. et officier de liaison régional Charles Ayamdoo Directeur chargé de la lutte anti- 10 juin 2015 CHRAJ, corruption, Commission on Human Accra Rights and Administrative Justice (CHRAJ) Jennifer Asuako Responsable de la gouvernance au 12 juin 2015 PNUD, Accra Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) Dr. Kwesi Aning Directeur de la Faculté des Affaires 18 juin 2015 KAIPTC, académiques et de la recherche Accra (FAAR) au Kofi Annan International Peacekeeping Trainig Centre (KAIPTC) Bernard Asamoah National Programme Coordinator de 9 juillet 2015 PNUD, Accra l’Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) Yaw Akrasi Secrétaire-exécutif (directeur) du 23 juillet NACOB, Sarpong Narcotics Control Board (NACOB) Accra 2015 101 Annexe 2 : Grille de questions des entretiens semi-directifs en anglais 1) Introduction I am doing my Master’s thesis on cocaine trafficking in West Africa, with a focus on Ghana. I will study mainly the behaviors of the actors involved in the fight against the traffic, to see what are the tools and the politics put in place. I am also, at the same time, an intern at the French embassy, and I have been in Ghana for a few months now. 2) Presentation of the person interviewed 3) Questions, ideas 1st of all, your assessment on the situation: the cocaine in Ghana – both traffic and consumption- and the state of the politics put in place, the role of the NACOB, the politics and the scandals. Here are some of the things I would like to understand: - How do you explain the apparition of cocaine in Ghana? - Can we generalize the case of Ghana to the others countries in WA? If not, why? - Can we talk about a new “model” for the relationships between drugs, politics, organized crime and violence in WA? - Is the amount of cocaine transiting through Ghana important enough to threaten the State? - How is the money used? Meaning local benefits, or in the hands of the Latin American mafias, involved in politics? - Despite all the efforts put in place, locally – the NACOB – and internationally – UNODC, cooperation, etc – why has the traffic has not disappeared? - How do you assess the work of the police, the customs? - What is the future for Ghana and the cocaine trafficking in the sub-region? 102 Annexe 3 : Carte du Ghana, avec les dix régions et villes principales 103