La tour de Babel

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La tour de Babel
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
La tour de Babel
Histoire de sa symbolique
1
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
Sommaire
Introduction............................................................................................................................................. 3
1. Le récit de Babel .................................................................................................................................. 4
1.1 Genèse 11, 1-9 ............................................................................................................................... 4
1.2 Le mythe de Babel ......................................................................................................................... 4
2. Origines du récit de Babel ................................................................................................................... 6
2.1 Origines orales et littéraires de Babel ........................................................................................... 6
2.2 Origines architecturales de Babel.................................................................................................. 8
3. Evolution de la symbolique de Babel ................................................................................................ 11
3.1 Les échos dans le Nouveau Testament ....................................................................................... 11
3.2 Renversement de la symbolique en littérature........................................................................... 12
4. Évolution de la représentation de Babel dans l’art ........................................................................... 14
4.1 La première œuvre chrétienne................................................................................................ 14
4.2 La tour de Babel de référence ................................................................................................. 17
4.3 Monument à l’unité retrouvée ................................................................................................ 22
Conclusion ............................................................................................................................................. 27
Table des illustrations............................................................................................................................ 29
Bibliographie.......................................................................................................................................... 30
Webographie ......................................................................................................................................... 32
2
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Introduction à l’Ancien Testament
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Introduction
Les neufs versets du récit de la tour de Babel ne tiennent qu’une toute petite place dans le livre de la
Genèse. Pourtant, leur matière est extrêmement riche. Nous commencerons donc par étudier, dans
les grandes lignes, quels sont les thèmes traités dans le récit et pourquoi. Ensuite, l’objectif de cet
exposé sera en quelque sorte d’écrire la "biographie" de Babel. Nous chercherons en effet, en
premier lieu, à établir la genèse du récit biblique de Babel. Nous découvrirons que celle-ci s’est
réalisée par étapes, en s’inspirant de traditions orales, littéraires et architecturales plus anciennes. Il
sera intéressant de voir quelles sont les influences qui ont permis la naissance de ce texte. Cette
démarche permettra de mieux comprendre ce récit tout en apprenant beaucoup d’informations sur
la culture qui en fut le berceau.
Ensuite, nous étudierons l’évolution qu’a connue le thème de Babel à travers les siècles, à la fois dans
la littérature et dans les arts. Cette partie de l’exposé permettra de mettre en avant les nombreuses
interprétations faites au sujet du récit de Babel et de constater que sa symbolique varie au cours du
temps. Quelques exemples significatifs de l’évolution de ce thème dans la littérature et dans l’art
nous feront découvrir les différentes pensées, parfois opposées, qu’il a pu engendrer.
En conclusion, nous tenterons de donner une explication au succès qu’a connu le thème de Babel.
Nous verrons que celui-ci est lié, avant tout, à l’universalité des thèmes présentés dans le récit de
Babel, mais aussi à la grande part de silence contenue dans ce texte. En effet, comme le dit Hubert
Bost, « les interprètes affirment là où le texte suggère »1. Nous verrons donc que toute la part de
subjectivité sous-jacente à la lecture du texte est à l’origine du succès du thème de Babel et rend
possible l’importante variété des interprétations qui en sont données.
1
BOST H., Babel, du mythe au symbole, p.84
3
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1. Le récit de Babel
1.1 Genèse 11, 1-9
Le récit de la Tour de Babel se trouve dans l’Ancien Testament, dans le livre de la Genèse. Il se situe
juste après « la table de peuples issus de Noé (Genèse 10) et précède celui de la descendance de Sem
(Genèse 11, 10-25) »2. Il représente, selon Uehlinger, un moment charnière entre le « récit des
origines » et l’histoire des Patriarches3. Il se trouve ainsi juste avant l’histoire du peuple d’Israël, en
Genèse 11, 1-9.
1
La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. 2Or en se déplaçant vers
l'orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. 3Ils se
dirent l'un à l'autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four. » Les briques leur
servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. 4« Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous
une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être
dispersés sur toute la surface de la terre. »
5
Le SEIGNEUR descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d'Adam. 6« Eh, dit
le SEIGNEUR, ils ne sont tous qu'un peuple et qu'une langue et c'est là leur première œuvre !
Maintenant, rien de ce qu'ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! 7Allons,
descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres ! » 8De
là, le SEIGNEUR les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.
9
Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c'est là que le SEIGNEUR brouilla la langue de toute
la terre, et c'est de là que le SEIGNEUR dispersa les hommes sur toute la surface de la terre.
(TOB *Traduction Œcuménique de la Bible+)4
1.2 Le mythe de Babel
Un mythe est définit ainsi : « récit fabuleux, souvent d’origine populaire, qui met en scène des êtres
(dieux, demi-dieux, héros, animaux, forces naturelles) symbolisant (…) des aspects de la condition
humaine »5. Ainsi, comme d’autres récits de la Genèse, celui de Babel prend la fonction de mythe, qui
est de décrire la condition humaine en faisant parfois intervenir des êtres surnaturels. Dans l’épisode
de Babel, les thèmes principaux traités, à savoir la construction de la ville, la confusion des langues et
la construction de la tour, servent à décrire trois aspects de la condition humaine : l’établissement
des hommes en société urbaine, la multiplicité des langues et le refus des hommes d’accepter un
aspect de leur condition, celui d’être limités à la vie terrestre. Ces trois phénomènes décrivent des
faits réels pour la civilisation mésopotamienne, d’où provient la thématique du récit biblique6. Le
rassemblement des hommes sur la plaine de Shinéar, dans le récit biblique, évoque l’établissement
des hommes en société urbaine. En Mésopotamie, en effet, les populations se concentraient dans de
grandes cités, afin de pouvoir exploiter au mieux les ressources naturelles à leur disposition. Ensuite,
le récit de Babel décrit aussi la confusion des langues, qui définissait déjà la situation des hommes en
Mésopotamie dès le IIIème millénaire avant J.-C. Jusqu’alors, d’après Bost, les sumériens
monopolisaient le pouvoir en Mésopotamie, grâce notamment à leur maîtrise de l’écriture, inventée
2
PARROT A., Bible et archéologie, p.67.
UEHLINGER C., « Genèse 1-11 », in : Introduction à l’Ancien Testament (2), p.201.
3
4
5
ABF (web), Lire la Bible.
VARROD P. (Dir.), Le Robert illustré d’aujourd’hui, p.968.
PARROT A., op. cit., p.68-69.
6
4
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par eux à la fin du IVème millénaire. Ensuite, dès 2334, les Akkadiens prirent le pouvoir. Ils créèrent
une nouvelle forme d’écriture, basée sur celle des Sumériens mais adaptée à leur langue 7. « La
culture devient alors bilingue »8. La confusion des langues est dès lors attestée. Enfin, le récit de
Babel aborde un troisième aspect de la condition humaine : celui, justement, du refus par les
hommes d’accepter leurs limites spatiales, terrestres. En effet, si les hommes de la plaine de Shinéar
bâtissent une tour pour toucher le ciel, c’est avant tout par volonté de se rapprocher de Dieu,
d’établir un lien avec le ciel. Ce refus d’accepter les limites de la condition humaine se retrouve aussi,
par exemple, dans le mythe d’Adam et Eve. Dans ce récit, Dieu condamne le premier couple à quitter
le jardin d’Eden pour éviter qu’il ne cueille le fruit de la Vie éternelle. Les êtres humains sont dès lors
condamnés à mourir. Ce premier récit de la Genèse décrit, lui aussi, un aspect de la condition
humaine : les hommes sont mortels. De plus, cette limite temporelle de la vie humaine y est
présentée comme une malédiction. On peut observer le même phénomène dans l’épisode de Babel,
dans lequel ce sont les limites spatiales, terrestres qui sont perçues comme une malédiction. Selon
Uehlinger, ce mythe décrit « le potentiel à la fois créateur, inventeur et destructeur de l’homme (…).
C’est par sa capacité à envisager autre chose, et toujours mieux, que l’homme peut aller jusqu’à se
méfier de Dieu, voire vouloir prendre une place qui ne revient qu’au créateur »9. Les hommes de
Shinéar se voient arrêtés, par Dieu, dans leur volonté de conquérir le ciel. Par comparaison avec le
mythe d’Adam et Eve, on peut interpréter la réaction de Dieu aussi comme une malédiction. Ce que
Dieu semble condamner, ici, c’est la volonté des hommes de se rapprocher de lui. D’ailleurs, selon
Rose, l’auteur "yahviste" de la Genèse veut montrer que, partout où l’homme prend lui-même des
initiatives, « partout où l’homme commence à agir, la voie s’ouvre à sa défaillance fondamentale »10.
Les mythes de la Genèse servent donc à montrer, par comparaison avec l’histoire d’Abraham, que
« l’homme ne vit que de la grâce divine. »11
Nous avons relevé ici les différents thèmes (la construction d’une ville, la construction d’une tour, la
confusion des langues), liés à différents aspects de la condition humaine (l’établissement des
hommes en société, leur refus d’accepter les limites spatiales inhérentes à leur condition, l’existence
de plusieurs langues), contenus dans le récit biblique de Babel. Nous allons maintenant découvrir que
ces thèmes existaient déjà dans la culture orale et littéraire de Mésopotamie, bien avant la rédaction
du récit biblique. Nous étudierons ensuite comment ces thèmes ont étés exploités par la suite dans
la littérature et dans l’art occidental.
7
BOST H., op.cit., p.87-88.
Idem, p.88.
9
UEHLINGER C., op.cit., p.215.
10
ROSE M., Une herméneutique de l’Ancien Testament, p.376.
11
Idem.
8
5
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2. Origines du récit de Babel
2.1 Origines orales et littéraires de Babel
Pour prouver l’universalité des thèmes évoqués dans le récit de Babel, nous allons voir que plusieurs
de ceux-ci existaient bien avant sa rédaction. Nous allons étudier les origines orales et littéraires du
texte de Babel, en nous basant sur l’hypothèse rédactionnelle émise par Klaus Seybold12, selon
laquelle le récit de Babel se construirait sur un récit de base qui, au cours du temps, aurait subit des
ajouts, à des époques différentes.
L’hypothèse de Seybold provient du fait que le texte contient des éléments répétitifs, relevés déjà
par Gunkel13, qui laissent penser que plusieurs auteurs différents sont intervenus dans sa création.
Seybold partage l’hypothèse de W. Von Soden, selon laquelle l’histoire de la construction de la tour
de Babel serait issue avant tout d’une tradition orale, née après l’échec de la construction d’une tour
par Nebucadnezar Ier, à Babylone, au XIIème siècle av. J.-C14. L’origine première du récit biblique serait
donc issue de la ville de Babylone. Ensuite, selon Seybold, la légende aurait été mise par écrit
(« Grundtext »15) et organisée de façon claire par un auteur israélite au Xème siècle av. J.-C16. Ce
dernier aurait structuré le récit en deux parties distinctes, qui se répondent. La première, formée des
versets 2 à 4, décrit d’abord la réflexion, puis l’action des hommes, alors que la deuxième, constituée
des versets 5 à 8 décrit l’observation puis la réaction de Yahvé. De cette manière, l’auteur donne à la
légende un caractère paradigmatique qui met en avant la relation des hommes avec dieu.
Ensuite, Seybold estime qu’une couche rédactionnelle ultérieure (« Haupttext »17) vient compléter le
récit. Elle trouverait sa source dans un récit sumérien daté du IIIème millénaire av. J.-C., appelé
L’Epopée d’Enmerkar et le Seigneur d’Aratta18 :
(…) Ce jour là, les pays de Shubur et d’Hamazi
dont les langues étaient (à l’origine) opposées à celle de
[Sumer, le grand pays de noble culture.
(…)
- le monde entier, partout où il est habité parle à Enlil en une langue unique.
Ce jour-là, (…)
Enki qui est à la fois seigneur, noble et roi
(…)
lui qui est le chef de tous les dieux,
utilisant son esprit, lui, le seigneur d’Eridou,
aura changé dans leur bouche toutes les langues qui existaient :
le langage de l’humanité est unique.19
12
SEYBOLD K., Der Turmbau zu Babel, p.453-479.
Idem, p.456.
14
Idem, p.454.
15
Idem, p.466-471.
16
Idem, p.478.
17
Idem, p.477.
18
Idem, p.453 (note 1).
13
6
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Cette traduction n’est pas acceptée unanimement par tous les chercheurs20. Cependant, Seybold
relève que, malgré les différences, la plupart d’entre eux s’accorde sur le fait que ce texte sumérien
se rapproche du récit biblique de la tour de Babel sur plusieurs thèmes21 : l’unité linguistique, la
confusion des langues et le thème de « l’intervention divine dans l’état linguistique du monde »22 .
L’origine de tous ces thèmes est donc bien antérieure à celle du récit de Babel.
L’influence de cette thématique, présente aussi dans le récit d’Enmerkar, se trouverait donc, selon
Seybold, dans les parties rédactionnelles du récit qui traitent de la langue :
V.1, 6ag, ab23
On ressent l’influence du texte d’Enmerkar dans l’idée qu’un jour le monde entier ne parlait qu’une
seule langue et dans celle que l’intervention divine a changé l’état linguistique du monde. Selon
Seybold, cette couche rédactionnelle donne à l’événement un caractère préhistorique, qui
conditionnerait l’existence présente de l’humanité24. Ce caractère préhistorique serait de facture
« yahviste »25.
Enfin, Seybold pense qu’une dernière couche rédactionnelle (« Endtextredaktion »26) aurait été
ajoutée. Elle aurait pour but d’intégrer le récit de Babel dans le reste de la Genèse, en faisant écho à
d’autres récits de ce livre. Cette intervention servirait à harmoniser le récit à l’ensemble du livre dans
lequel il s’insère.
V. 4b, 8a, 9b27
Cette analyse permet de voir que le récit de Babel a des origines bien antérieures à celle de son
insertion dans la Bible. Il s’inspire de récits oraux et littéraires bien plus anciens, qui, après diverses
interventions, trouvent leur place dans le livre de la Genèse, dans une forme inédite. L’hypothèse de
Seybold fait remonter les débuts (oraux) du récit de Babel jusqu’au dernier quart du XIIème siècle av.
J.C. Cette datation reste hypothétique, n’étant ni vérifiée ni vérifiable. L’analyse de Seybold permet
de montrer que l’évolution du récit, de son stade oral initial à sa forme écrite finale, s’est réalisée en
plusieurs siècles. Elle démontre, surtout, que plusieurs motifs thématiques abordés dans le récit de
Babel existaient depuis bien longtemps dans la tradition littéraire sumérienne et certainement plus
encore dans la tradition orale en Mésopotamie.
19
BOST H., op.cit., p.110-111 (traduction d’après ALSTER B., « An aspect of "Enmerkar and the Lord of Aratta" »,
R.A. 67, 1973, p.101-110).
20
Certains chercheurs en donnent une interprétation opposée, considérant que les Sumériens, comme plus tard
les Hébreux, pensaient que les hommes partageaient à l’origine une même langue et que la confusion des
langues fut provoquée par l’intervention d’un dieu. La traduction de Bendt Alster laisse plutôt entendre que la
confusion des langues précéda l’unicité linguistique. Seybold reconnaît que la question est discutée parmi les
spécialistes (SEYBOLD K., Der Turmbau zu Babel, p.462-464). Y trouver une réponse dépasse mes compétences.
21
SEYBOLD K., op. cit., p.461-464.
22
BOST H., op.cit., p.113.
23
SEYBOLD K., op. cit, p.460: couche III.
24
Idem, p.472 : "(…) die Qualität eines die gegenwärtige Existenz der Menschheit bedingenden und
bewirkenden Urzeitereignisse (…)".
25
Idem, p.477 : « den speziellen Beitrag des Jahvisten ».
26
Idem, p.475.
27
Idem, p.460 : couche IV.
7
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2.2 Origines architecturales
de Babel
Nous allons voir que le récit de Babel a
puisé son inspiration non seulement
dans la tradition orale ou littéraire,
mais aussi architecturale. En effet,
comme le démontre Parrot, le récit de
la tour de Babel s’inspire de
constructions très fréquentes en
Mésopotamie dès le IIIème millénaire
avant J.-C, les ziggurats28 [FIG.1]. Ce
FIG.1 Reconstitution de la ziggourat d’Ur
sont des tours formées de plusieurs
étages devenant de plus en plus petits
à mesure que l’on monte. Elles contiennent en général deux temples, l’un dans le premier et l’un
dans le dernier étage. Les auteurs du récit biblique ont pu en observer partout en Mésopotamie, car
ce type de construction était très courant dans la région. En effet, Parrot explique que les fouilles
archéologiques ont mis à jour des ruines ou des documents qui attestaient de leur grand nombre29.
Elles ont aussi révélé que la technique de construction décrite dans le récit biblique, à savoir avec des
briques cuites et du bitume, est typiquement mésopotamienne. Cela permet de certifier que le récit
de Babel évoque bien des constructions de cette région. La plupart des chercheurs s’accordent
même aujourd’hui sur le fait que la tour du récit s’inspire, en réalité, d’une ziggurat bien précise :
celle de Babylone. Parrot affirme même à ce sujet que « la Tour de Babel ne saurait être que la
ziggurat qui s’élevait à Babylone »30
Selon André-Salvini, la ziggourat de Babylone fut restaurée par Nabopolassar (625-605) et son fils
Nabuchodonosor (604-562), entre la fin du VIIème siècle et le début du VIème siècle, au moment de
l’exil babylonien du peuple d’Israël. Il est donc possible que les Hébreux aient assisté, ou même
participé, à cette reconstruction et que cet épisode ait joué un rôle dans la rédaction du récit de
Babel31, dont la rédaction finale date, selon Uehlinger, du IVème siècle ou éventuellement du début du
IIIème siècle av. J.-C32. Ainsi, à cette période, après l’exil babylonien, la tradition orale de la
construction de Babel reprenait tout son sens, puisque la construction d’une haute tour redevenait
un sujet d’actualité pour le peuple hébreu.
La tour de Babylone sera décrite, au Vème siècle av. J.-C, par Hérodote d’Halicarnasse. Il s’agit du récit
d’un voyage fait à Babylone vers 460 av. J.-C. Il y décrit la ville et, surtout, sa tour.
« (…) le sanctuaire (…) ; au milieu, se dresse une tour massive longue et large d’un
stade, surmontée d’une autre tour qui en supporte une troisième, et ainsi de suite,
jusqu’à huit tours. Une rampe extérieure monte en spirale jusqu’à la dernière tour
28
PARROT A., op.cit., p.68-69.
Idem, p.77-78.
30
Idem, p.70.
31
ANDRE-SALVINI B., « La Tour de Babylone », in : Dossier d’archéologie, p.71
32
UEHLINGER C., op.cit, p.207.
29
8
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(…). La dernière tour contient une grande chapelle, (…). Le sanctuaire de Babylone
contient une autre chapelle, en bas, (…)»33
Ainsi, Hérodote décrit la tour comme ayant huit étages, dont le dernier est occupé par un temple. Il
explique aussi que l’on pouvait accéder à son sommet par une rampe montant de manière circulaire
autour de la tour. Ce texte corrobore les données archéologiques trouvées sur place et, en même
temps, les complète. Toutefois, au moment où Hérodote visite Babylone, la tour est réduite à une
ruine, car détruite par Xérès en 478 av. J.-C34. L’historien grec n’a donc certainement pas vu tous les
faits qu’il décrit, mais s’est basé à la fois sur ce qu’il a vu et sur ce qu’on lui a raconté pour évoquer la
ziggourat. Selon Barguet, « Hérodote a dit vrai pour tout ce qu’il a vu, et ce qu’il répète, faits ou
légendes, est ou vrai ou explicable »35. Selon Parrot, Hérodote fournit des « indications précises et
précieuses, dont l’archéologie contemporaine a reconnu le bien-fondé »36. Son récit peut donc
aujourd’hui servir à établir la forme de la tour de Babylone, ou du moins à la préciser. Ce récit
d’Hérodote est avant tout important pour nous car il va avoir, dès sa redécouverte à la Renaissance,
une grande influence sur l’iconographie de la Tour de Babel. C’est avant tout pour cette raison que je
le cite ici.
Cependant, pour traiter des origines de Babel, il est aussi essentiel de s’intéresser à la fonction des
ziggourats, car celles-ci démontrent, une nouvelle fois, que certains thèmes du récit de Babel
proviennent de traditions très anciennes. Plusieurs hypothèses ont tenté d’expliquer la fonction de
ces tours. L’une des plus plausibles semble être celle qui y voit une "halte", un "reposoir" pour le dieu
de la cité. La tour tenterait alors de rapprocher la terre du ciel, pour faciliter la descente du dieu sur
terre. Selon Parrot, le temple du haut servirait de lieu d’accueil pour la divinité, d’un endroit où elle
pourrait établir un "contact avec la terre". Selon cet archéologue, le temple du bas constituerait, lui,
une "résidence" pour la divinité37. Contenau ajoute que les étages de la tour, semblables à de grands
escaliers, permettraient au Dieu de descendre sur la terre, auprès des hommes, et de loger dans le
temple du bas38. Les ziggurats serviraient alors de « trait d’union »39 entre le ciel et la terre. Le nom
de la ziggurat de Babylone E-Temen-An-Ki, qui signifie La Maison du fondement du ciel et de la terre
confirme cette interprétation. Cette idée de relier le ciel et la terre apparait aussi dans le récit de
Babel. Ainsi, non seulement la technique de construction en briques et en bitume mais aussi l’idée de
se rapprocher du ciel se retrouvent à la fois dans le récit biblique et dans les ziggurats. Il est dès lors
évident que ces édifices ont joué un rôle dans la rédaction du récit de Babel. Ces tours reflètent,
concrètement cette fois, une réalité bien ancrée en Mésopotamie : la volonté humaine de se
rapprocher du ciel. Même si, comme le pense Parrot40, aucun orgueil ne dirigeait ce désir, ce dernier
semble tout de même avoir bien existé en Mésopotamie et avoir mené les hommes à construire des
ziggurats, que les différents auteurs du récit de Babel ont pu observer.
33
HÉRODOTE, « L’enquête, I », in : Hérodote- Thucylide, Œuvres complètes, p.125.
PARROT A., op. cit., p.91.
35
BARGUET A., « Introduction », in : Hérodote- Thucylide, Œuvres complètes, p.29.
36
PARROT A., op.cit., p.75.
37
Idem, p.107.
38
CONTENAU G. "La tour de Babel », in : Le Déluge Babylonien, Payot, Paris, 1952, p.246.
39
PARROT A., op.cit., p.108.
40
André Parrot considère les ziggurats comme une "main levée vers le ciel", comme une invitation aux dieux à
venir sur terre, et non, comme cela est majoritairement le cas, comme le symptôme de la volonté des hommes
de défier le ciel. Il développe cette théorie dans son livre Bible et archéologie déjà cité. (PARROT A., op.cit.,
p.107-112).
34
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Parrot relève un parallèle supplémentaire entre le récit de Babel et les ziggurats découvertes en
Mésopotamie. Selon lui, la vaste dispersion de ces édifices témoigne « d’un sentiment religieux
commun »41. Il en tire ensuite la conclusion suivante : il existait bien un peuple uni en Mésopotamie.
Seulement, cette unité n’était pas fondée sur un langage unique, comme le dit le récit biblique, mais
sur le partage d’une culture et d’un sentiment religieux semblables. Parrot démontre dès lors que
l’unicité du peuple de Mésopotamie (plaine de Shinéar) décrite dans la Bible était bien réelle, mais
plus « culturellement et religieusement, que sur le plan racial ou linguistique »42. Un parallèle peut
dès lors être établit entre cette unité et l’unité linguistique évoquée dans le récit de Babel. On peut
en conclure que le texte de Babel s’inspire encore une fois d’une réalité observée sur le sol
mésopotamien.
41
PARROT A., op.cit., p.86.
Idem.
42
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3. Evolution de la symbolique de Babel
3.1 Les échos dans le Nouveau Testament
Dans le Nouveau Testament, Babel est rappelée, de manière implicite, à deux reprises. En premier
lieu, Babel trouve son pendant, son contraire, dans l’épisode de la Pentecôte. Ce dernier semble
"mettre fin", clore, le chapitre de Babel. À ce moment, tous les Chrétiens de tous pays sont
rassemblés. Ils parlent plusieurs langues et ne peuvent s’entendre lorsque, soudain, l’intervention du
Saint-Esprit leur permet de se comprendre.
1
Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu. (…)
3
Des langues leur apparurent (…) ; il s'en posa sur chacun d'eux.
4
Ils furent tous remplis d'Esprit saint et se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que
l'Esprit leur donnait d'énoncer.
5
Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem.
6
Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les
entendait parler dans sa propre langue.
7
Etonnés, stupéfaits, ils disaient : Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ?
8
Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? (…)
11
Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons dire dans notre langue les œuvres
grandioses de Dieu ! (Actes 2, 1-11, NBS [Nouvelle Bible de Segond])43
Le schéma de Babel est répété ici, mais dans le sens inverse. Avant la Pentecôte régnait la confusion
des langues, dont l’origine remontait à la construction de Babel. L’intervention divine de la
Pentecôte, à l’inverse de celle de Babel, rétablit l’ordre entre les humains en leur permettant de se
comprendre malgré leurs différents langages. L’ordre d’avant Babel semble alors retrouvé. On peut
donc lire ces épisodes de manière typologique, en considérant que l’épisode de la Pentecôte
« apparait comme un remède apporté à la confusion des langues qui s’était produite lors de l’épisode
de la tour de Babel »44.
Ensuite, Babel est évoquée dans l’Apocalypse 18, où la cité de Babylone est condamnée à la
destruction à cause de son luxe et de sa démesure :
1
Après cela, je vis un autre ange descendre du ciel. (…)
2
Il cria avec force : « Elle est tombée, elle est tombée la grande Babylone ! Maintenant, c'est
un lieu habité par des démons, un refuge pour toutes sortes d'esprits mauvais ; (…)
3
(…) Les rois de la terre se sont livrés à l'immoralité avec elle et les marchands de la terre se
sont enrichis de son luxe démesuré. »
43
44
ABF (web), Lire la Bible.
BOISMARD M.-E., LAMOUILLE A., Les Actes des deux Apôtres, p.203.
11
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5
Car ses péchés se sont entassés jusqu'au ciel et Dieu n'a pas oublié ses ignobles actions.(…)
7
Infligez-lui autant de tourment et de malheur qu'elle s'est accordé de gloire et de luxe. (…)
8
Voilà pourquoi les fléaux qui lui sont réservés vont tous s'abattre sur elle en un seul jour(…).
Car il est puissant le Seigneur Dieu qui l'a jugée. »
14
« Ah ! dit-on (…) toutes tes richesses et ton luxe sont perdus pour toi (…).
20
(…) Car Dieu l'a jugée pour le mal qu'elle vous a fait ! (…) (BFC *Bible en Français courant+)45
Babylone et Babel ne sont donc qu’une seule et même ville, puisque « à l’époque sumérienne, la ville
[Babylone] portrait le nom de KA-DINGIR-RA, que la langue accadienne a transposé en Bab-ili (…),
reproduit (…) dans la Bible, sous la forme de Babel »46. Dès lors, la malédiction de Babylone confirme
celle de Babel, mais de manière beaucoup plus violente, comme si l’avertissement donné par Dieu
dans l’Ancien Testament n’avait pas été respecté et que la punition méritait de prendre, cette fois,
plus d’ampleur. De plus, le pêché est ici beaucoup plus explicite et semble plus important, plus grave.
On comprend réellement pourquoi la ville est condamnée et de quelle nature est la réaction divine.
Dans le récit de Babel, cela paraît beaucoup moins clair. Cependant par comparaison, il semble fort
probable que l’épisode de Babel annonce, de manière typologique, la chute de Babylone. Il est aussi
important de relever que la ville de Babylone dans l’Apocalypse évoque en réalité, pour l’auteur du
livre et ses lecteurs, la Rome Impériale de leur époque, responsable de la persécution des
Chrétiens47. Ce lien entre l’épisode de Babel de la Genèse et celui de Babylone dans l’Apocalypse aura
une grande influence sur l’iconographie du récit de Babel, où la tour sera souvent représentée en
pleine destruction.
Dans ces deux épisodes du Nouveau Testament, Babel est évoquée comme une malédiction. En effet,
l’épisode de la Pentecôte présente l’entente entre les hommes comme une bénédiction, puisqu’elle
est l’œuvre du Saint-Esprit en faveur de ses fidèles. La compréhension entre ces derniers, rendue
possible malgré leurs diverses langues, y est présentée comme un cadeau, comme un don divin. En
contrepartie, la confusion des langues y est perçue comme une malédiction dont l’origine remonte à
l’entreprise impie de Babel. Ensuite, Babylone, la « Babel du Nouveau Testament », est cette fois
clairement condamnée pour son orgueil, son luxe et sa démesure. Ces deux « échos » de Babel
démontrent que deux thèmes du récit de la Genèse, l’orgueil humain et la confusion des langues
sont repris déjà dans le Nouveau Testament. Ils semblent constituer des « suites », des dénouements
de l’histoire de Babel. On ressent aussi, dans ces deux passages, que la réaction divine face à Babel
est considérée comme une malédiction. Cette interprétation du récit de Babel connaîtra un grand
succès, même dans la littérature non chrétienne.
3.2 Renversement de la symbolique en littérature
Bost traite, dans son livre Babel, du mythe au symbole, des différentes réinterprétations faites du
mythe de Babel par des écrivains48. Il évoque d’abord l’existence d’une symbolique qu’il appelle
45
46
ABF (web), Lire la Bible.
PARROT A., op. cit., p.91.
ROCHAIS Gérard (web), Comment lire la Bible.
48
BOST H., op.cit., p.151-206.
47
12
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Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
"classique"49 chez plusieurs d’entre eux. Dante, tout d’abord, au début du XIVème siècle, traite, dans
ses ouvrages De Vulgari Eloquentia et la Divine Comédie, du langage idéal. Il considère le patois,
l’italien vulgaire, la langue maternelle, comme une langue plus parfaite et plus noble que le latin,
puisqu’elle est donnée à la naissance de l’enfant de manière naturelle50. Dante vise la « quête de la
langue originelle, pure et épargnée par cette distance caractéristique entre les mots et les choses »51.
Bost relève ensuite que, dès le XVIème siècle, les Utopistes imaginent à leur tour une langue parfaite,
univoque et unique52. Derrière ce désir de (re)créer une langue unique et idéale, se cache la nostalgie
du monde d’avant Babel, d’avant la confusion des langues, lorsque les hommes partageaient un seul
langage, idéal et divin. Ces auteurs se concentrent sur la question du langage, qui constitue l’un des
thèmes principaux du récit biblique de Babel. Selon eux, la situation d’avant Babel représente le
monde parfait et ils perçoivent donc l’échec de Babel comme une malédiction.
Ensuite, Bost démontre que, bien que la symbolique "classique" de Babel ne disparaisse pas, une
inversion complète de cette interprétation apparait chez certains auteurs. Plusieurs écrivains,
comme Swift53 au XVIIème siècle, Dostoïevski54 au XIXème, Kafka55 et Orwell56 au XXème voient dans la
confusion des langues et dans la dispersion des peuples une bénédiction, et non plus une
malédiction. Selon Bost, Swift et Orwell défendent l’idée selon laquelle une langue unique est
malléable à volonté par la politique, qui peut l’exploiter en n’importe quelle circonstance pour
rendre son discours favorable à ses actions57. D’après Bost, Dostoïevski voit dans Babel un
« monument à la servitude acceptée »58 et la « métaphore du pouvoir totalitaire »59. Kafka partage
cette opinion en considérant Babel comme « l’émanation et l’illustration du totalitarisme régnant »60.
Les auteurs "modernes" estiment donc que les hommes d’avant Babel vivaient dans une situation de
totalitarisme. L’action divine semble dès lors favorable aux hommes, les libérant du joug de ce
totalitarisme. De plus, ces quatre auteurs ne portent pas un regard nostalgique sur le passé, mais
plutôt critique sur le présent et l’avenir de l’humanité. Pour eux, la possibilité de revivre la situation
d’avant Babel constitue une menace permanente sur le monde. Le mythe de Babel est actualisé, dans
le sens où il devient une matière de réflexion sur le monde contemporain. Ainsi, Bost démontre que
certains écrivains "modernes" ont inversé l’interprétation "classique " de Babel, au point d’en
développer la théorie opposée..
À travers l’analyse que Bost donne des différentes interprétations du mythe de Babel, il nous est
possible de constater deux éléments fondamentaux : tout d’abord que les sujets principaux du
mythe, comme la confusion des langues et l’orgueil humain, rencontrent un fort succès dans la
littérature occidentale ; ensuite, que l’interprétation de l’épisode comme une malédiction subit une
inversion complète, donnant naissance à l’idée que l’échec de Babel peut être perçu comme une
49
BOST Hubert, op.cit., p.209.
Idem, p.151-156.
51
Idem, p.154.
52
Idem, p.157-163.
53
Idem, p.163.
54
Idem, p.175-179.
55
Idem, p.179-182.
56
Idem, p.193-194.
57
Idem, p.163 (Swift), p. 193-194 (Orwell).
58
Idem, p.178.
59
Idem, p.179.
60
Idem, p.180.
50
13
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
bénédiction, ou du moins comme un bienfait pour les hommes. Nous verrons que ce phénomène
apparait aussi dans le traitement artistique du mythe.
4. Évolution de la représentation de Babel dans l’art
Nous allons donc nous intéresser au dernier point de notre exposé sur l’évolution du mythe de
Babel : son interprétation dans l’art. Afin de ressentir au mieux l’évolution symbolique qu’a subit ce
thème dans le domaine artistique, nous nous arrêterons sur trois œuvres très différentes au niveau
de leur style, de leur iconographie et, enfin, de leur contexte historique. De cette manière, nous
survolerons plus d’un millénaire de création artistique. Il est dès lors évident que l’évolution du
thème de Babel ne sera pas exposée dans sa globalité. Cependant, la sélection de trois œuvres d’art
majeures de différentes époques permettra de se faire une idée claire de la richesse interprétative
offerte par le thème de Babel.
4.1 La première œuvre chrétienne
La première image à laquelle nous
allons nous intéresser date de
l’époque romane. Il s’agit d’un
ivoire sculpté de Salerne, en Italie,
daté entre 1050 et 1080 [FIG.2].
Cette œuvre s’insère dans un
cycle de plus de quarante ivoires
représentant
des
épisodes
successifs de la Bible, à partir de
la création du monde jusqu’à la
Pentecôte61. Selon Parrot, il s’agit
de
« la
plus
ancienne
62
représentation » occidentale de
l’épisode de Babel. Toutefois,
Bergman
démontre que les
FIG.2 Ivoire de Salerne, 1050-1080
images de Salerne concernant la
Genèse s’inspirent de manuscrits
enluminés byzantins plus anciens, disparus ou détruits, dans lesquels apparaissait la représentation
de Babel, comprise là aussi dans des cycles63. Selon Heber-Suffrin, la représentation des scènes de
l’Ancien Testament sous forme de cycle était très utilisée dans les programmes picturaux romans64. Il
semble donc que les premières représentations de la tour de Babel aient toutes appartenu,
traditionnellement, à un cycle, afin de mettre en avant des oppositions morales ou allégoriques, ou
encore des relations typologiques.
61
BERGMAN R.P., The Salerno Ivories, p.2.
PARROT A., op. cit., p.98.
63
BERGMAN R.P., op.cit., p.30-31.
64
HEBER-SUFFRIN F., « Les programmes picturaux romans », in : Histoire visuelle de l’art, p.129.
62
14
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
FIG.3 Ivoire de Salerne, Construction de
l’Arche, 1050-1080
BA 3ème semestre
L’ivoire de Salerne respecte le récit biblique sur plusieurs
points : tout d’abord parce que « l’appareillage de la
construction en "opus reticulatum" est caractéristique
d’une réalisation en briques »65 ; ensuite parce que les
ouvriers sont représentés selon la description donnée
dans la Bible, à savoir en train de créer des briques et de
se passer du mortier ; enfin, Dieu, différenciable du Christ
grâce à son auréole66, apparaît sur l’image, la main droite
levée, sur le point de juger l’entreprise des constructeurs.
L’ensemble de ces éléments iconographiques se
modifieront au cours du temps, à mesure que les artistes,
tout comme l’on fait les écrivains, s’éloigneront du texte
original pour livrer de nouvelles interprétations du récit.
J’apporte ici cette précision avant tout pour souligner que
l’ivoire de Salerne respecte particulièrement le récit
biblique, par rapport aux œuvres ultérieures.
La série d’ivoires de Salerne s’inspire principalement, selon Bergman, du « Cotton Genesis
Manuscript » où trois illustrations étaient employées pour imager l’épisode de Babel : l’une
représentait la construction de la tour, la deuxième la confusion des langues et la troisième la
dispersion des hommes. Bergman estime que l’ivoire de Salerne condense ces trois images en une
seule. En effet, selon lui, les hommes portant les outils sont dérivés de la première, ceux qui pointent
leurs doigts sur leur bouche de la seconde et ceux qui font des gestes du haut de la tour de la
troisième67. Ainsi, sur l’ivoire, tous les thèmes fondamentaux du récit sont représentés et rendent
l’épisode immédiatement identifiable. La structure rectangulaire de la tour, qui restera traditionnelle
jusqu’au début du XVIème siècle, est aussi inspirée du « Cotton Genesis Manuscript »68. La grande
différence, d’un point de vue iconographique, entre l’ivoire de Salerne et le « Cotton Genesis
Manuscript » consiste en l’introduction de la figure de Dieu dans le premier, alors qu’elle
n’apparaissait pas dans le second69. De plus, ce nouveau personnage occupe une place importante
dans l’image et semble y jouer l’un des deux rôles principaux. En effet, sur l’œuvre de Salerne,
l’accent est mis principalement sur la construction de la tour et sur l’intervention de Dieu, deux
éléments emblématiques qui permettent au mieux d’identifier le récit. L’iconographie de l’image se
concentre sur l’instant où Dieu juge l’entreprise, ne faisant aucune allusion au thème de la
construction d’une ville, et n’évoquant les thèmes de la confusion des langues et de la dispersion des
peuples que de manière discrète.
Si seuls quelques motifs du récit sont réellement mis en avant, c’est avant tout parce que, à l’époque
romane, les images jouent un rôle important dans l’édification des fidèles70. En réalité, en Occident,
ce n’est qu’à partir de cette période que l’Église « reconnaît de façon définitive le rôle de l’image
65
VICARI J., La Tour de Babel, p.101.
Dans le cycle de Salerne, sur les images concernant le Nouveau Testament, le Christ est différenciable de Dieu
uniquement grâce à son nimbe cruciforme (BERGMAN R.P., op.cit., p.2).
67
BERGMAN R.P., op.cit., p.31.
68
Idem, p.30.
69
Idem, p.31.
70
ERLANDE-BRANDENBURG A., L’art roman, un défi européen, p.78.
66
15
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
pour une meilleure compréhension par les fidèles des mystères de la foi »71. Les images
représentent, selon François Heber-Suffrin, « l’affirmation d’un dogme dont il *le laïc+ ne peut
s’écarter sans risquer de verser dans l’hérésie » 72. Il semble dès lors tout à fait compréhensible que
le sujet principal de l’image soit la construction de la tour, qui symbolise une transgression des
hommes. L’ivoire représente, de manière allégorique, l’impiété de ces derniers, tout comme, par
exemple, l’image de la construction de l’Arche, dans la série d’ivoires [FIG 3], symbolise la piété et le
respect de la volonté divine. Par opposition entre la représentation de deux constructions, celle de
l’arche et celle de la tour, le fidèle distingue immédiatement le bien du mal. Le contenu
iconographique se limite donc aux éléments essentiels du récit biblique de Babel, car l’ivoire de
Salerne devait, comme les autres images de l’époque romane, répondre avant tout à des impératifs
de lisibilité et de clarté. Nous pourrons constater, à présent, que son style et sa composition
répondent à ces mêmes impératifs.
Au niveau du style, l’artiste ne semble pas avoir attaché beaucoup d’importance à la concordance
entre son œuvre et la réalité visible. En effet, les drapés sont schématisés, l’image ne comporte
aucune profondeur, les personnages n’ont pas d’identité unique et les volumes ne sont que peu
suggérés. Selon Bergman, il s’agit là de caractéristiques typiques de l’art roman73. Il ne faut pas y voir
une incapacité technique mais bien un choix volontaire. Les figures et les objets sont schématisés
pour rendre l’image plus claire. Car l’artiste du Moyen-âge « n’imite rien, la fonction de son art n’est
pas la mimesis classique »74. Il réalise des images « non mimétiques, qu’on dira plutôt
"indicielles" »75. De plus, cette représentation du récit de Babel n’a pas pour fonction de représenter
un événement historique, mais de servir d’exemple universel. Elle n’illustre pas la construction réelle
d’une tour, mais bien l’impiété générale des communautés humaines, destinées à être jugées par
Dieu. Pour que le fidèle saisisse rapidement que l’image renvoie à un concept, à un niveau supérieur
d’interprétation, il est nécessaire de s’éloigner de la représentation fidèle de la réalité. Le style sert
donc, lui aussi, la compréhension rapide de l’image.
Fig. 4 Schéma compositionnel de l’œuvre
de Salerne
En dernier lieu, la composition même de l’ivoire de
Salerne, c'est-à-dire sa "mise en page", sert le même
objectif de lisibilité. À l’époque romane, un
« vocabulaire gestuel est utilisé pour exprimer
l’importance et la fonction des personnages ainsi que la
nature de la relation qui les lient »76. Ainsi, comme les
autres images de cette période, celle de Salerne est
régie par une perspective symbolique, qui attribue une
taille plus ou moins grande aux éléments de l’image, en
fonction de leur importance dans la scène. Les motifs
principaux doivent être immédiatement identifiés
comme tels. À Salerne, ce sont Dieu et la tour qui
dominent, par leur hauteur, le reste de l’image, les
71
Idem, p.77.
HEBER-SUFFRIN F., op.cit., p.128.
73
BERGMAN Robert P., op. cit., p.85.
74
SCHMITT J.-C., « Imago : de l’image à l’imaginaire », in : L’image, p.32.
75
Idem
76
HEBER-SUFFRIN F., op.cit., p.129.
72
16
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
hommes étant beaucoup plus petits. De plus, Dieu et la tour forment deux blocs rectangulaires qui
ressortent clairement du reste de la composition [FIG.4]. Ces deux éléments formels (la taille et la
forme de Dieu et de la tour) font de ces deux personnages les éléments principaux de l’image, ceux
que le spectateur aperçoit et reconnaît immédiatement et qui lui permettent d’identifier le sujet. En
outre, il y a des éléments du texte biblique qui semblent à première vue difficilement
représentables : les hommes veulent construire une tour qui atteigne le ciel et désirent égaler Dieu.
Pour traduire dans l’ivoire ces éléments, l’artiste sculpte une tour dont la taille est égale à celle de
Dieu et dont le sommet atteint presque le haut de l’image, celui-ci symbolisant le ciel. Ainsi, les
moyens syntaxiques77 employés par l’artiste permettent de rendre immédiatement compte du sens
de la scène : Dieu, la main tendue vers la tour, s’apprête à stopper l’entreprise des hommes, dont
l’objectif est d’atteindre le ciel et de se substituer à Dieu. Tout cela se lit dans l’image elle-même, par
l’ordonnance des motifs iconographiques.
Nous pouvons donc retenir que l’ivoire de Salerne suit très respectueusement le texte biblique.
Ensuite, il ne sélectionne que les éléments iconographiques essentiels à l’identification et à la
compréhension de la scène. L’ivoire de Salerne sert à évoquer un concept universel, celui de
l’impiété humaine. Cette volonté d’universalité explique dès lors la schématisation et l’absence de
détails que nous avons relevées. Étant donné que le thème principal de l’ivoire de Salerne est
l’impiété des hommes, il en ressort une interprétation traditionnelle du texte, selon laquelle
l’intervention divine constitue une punition. Nous verrons que d’autres interprétations, moins
respectueuses du récit biblique, feront leur apparition. Les artistes s’éloigneront à leur tour, comme
les écrivains, de l’interprétation traditionnelle du récit et donneront des significations sans cesse
inédites aux images de Babel.
4.2 La tour de Babel de référence
Pour prendre conscience de
ces évolutions, nous allons
analyser une œuvre ultérieure
à celle de Salerne et qui
constitue certainement la
représentation la plus célèbre
de Babel, au point d’être
restée gravée dans les esprits
comme une icône : La Tour de
Babel de Bruegel l’Ancien
[FIG.5]. Entre l’ivoire de
Salerne et cette œuvre
flamande du XVIème siècle, le
monde occidental et les arts
ont vécu un changement
fondamental historiquement :
la Renaissance. Cette période
explique en grande partie les
FIG.5 Pieter Bruegel L’Ancien, Tour de Babel, 1563
77
Terme employé par Jean With pour définir des procédés compositionnels utilisés par les artistes pour donner
aux images un sens implicite. (WIRTH J., L’image à l’époque romane, p.80-87)
17
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
changements iconographiques et stylistiques que l’on peut observer chez Bruegel par rapport à
l’image de Salerne. Toutefois, d’autres éléments du contexte historique influencent le contenu de
l’œuvre du maître flamand.
Au XVIème siècle, le monde occidental « s’humanise ». Dans les arts, cela se traduit par une volonté de
représenter le monde réel, le monde visible, tel qu’il apparaît aux yeux des hommes, et non plus des
idées, des concepts. La perspective linéaire, par exemple, basée sur des calculs géométriques,
remplace progressivement la perspective symbolique. Les artistes « s’attachent à représenter le réel
par le rendu de l’espace et des volumes, par la perspective linéaire, le modelé, la lumière. »78 Ils
cherchent aussi à donner de la consistance à leur personnages, à les individualiser, à rendre leurs
mouvements naturels. L’art ne vise alors plus à représenter une réalité supérieure, divine, mais bien
la nature visible, idéalisée parfois, mais de manière réaliste tout de même. Chez Bruegel, par
comparaison avec l’ivoire de Salerne, on ressent très clairement cette évolution.
En effet, l’image n’est cette fois plus du tout schématisée. La tour s’intègre dans un paysage réaliste
dans lequel évolue une multitude de personnages. Ces derniers se livrent à nouveau à des tâches
bien spécifiques au sein du chantier mais sont, cette fois, clairement différenciés les uns des autres
par des « singularités physiques »79. En plus d’exploiter les avancées de la Renaissance, nées en
grande partie en Italie, Bruegel livre ici une œuvre aussi très représentative de l’art flamand de son
époque qui, grâce à l’utilisation perfectionnée de la peinture à l’huile, présente des œuvres dont les
détails sont riches et précis80. Dans son œuvre, « le juste équilibre entre des contours nets et une
palette chromatique naturaliste lui permet un luxe de détails »81. Chez Bruegel, les moindres espaces
de sa toile sont en effet remplis de nombreux détails pittoresques. Nous pouvons donc déjà relever
plusieurs différences importantes, au niveau formel, entre l’œuvre de Salerne et celle de Bruegel: la
schématisation des motifs laisse la place à une représentation naturelle ; la perspective symbolique
se voit remplacée par la perspective linéaire ; les impératifs de lisibilité et de clarté disparaissent sous
une profusion de détails.
FIG.6 Gravure de Hans Holbein le Jeune,
Bâle, 1526
78
D’un point de vue iconographique, Bruegel retient
plusieurs motifs déjà présents sur l’ivoire de Salerne,
et que la tradition iconographique a conservés : la
tour et les constructeurs. La tour cependant a
changé de forme : elle n’est plus carrée mais ronde.
Cette manière de présenter la tour de Babel semble
devenue la règle, selon Vicari, depuis qu’une gravure
de l’artiste allemand Hans Holbein le Jeune [FIG.6],
ait été largement diffusée82. D’après lui,
« l’imprimerie fait de la tour ronde une image
omniprésente »83. De plus, dès le début de la
Renaissance, au XIVème siècle, les artistes
e
CITRON M., « Le XV siècle », in : Histoire visuelle de l’art, p.163.
WIRTH J., « Structure et fonctions de l’image chez Saint Thomas d’Aquin », in : L’image, p.51.
80
BLANC J., « Le style des Flandres », in : Histoire visuelle de l’art, p.186.
81
BLANC J., « Pieter Bruegel et la Flandre, in : Histoire visuelle de l’art, p.225.
82
VICARI J., op.cit., p.108.
83
Idem, p.109.
79
18
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
commencent à s’inspirer du récit d’Hérodote, qui vient d’être redécouvert, pour donner « une forme
plausible à la Tour de Babel, anticipant de trois siècle les représentations "savantes" des
archéologues »84. La tour de Babel est dès lors représentée avec plusieurs étages superposés les uns
sur les autres, comme c’est le cas chez Bruegel. Selon Charron Pascal, la peinture hollandaise du
XVIème siècle exploite aussi une tradition iconographique qui représentait une rampe montant autour
de la tour, comme le fait Bruegel85. Cette tradition est elle aussi apparue après la redécouverte du
texte d’Hérodote.
Parrot relève encore un autre changement débuté à la Renaissance, qui transparait aussi chez
Bruegel : la tour prend des dimensions beaucoup plus imposantes86. En effet, dès la Renaissance,
« l’érudition suggère que l’entreprise dépassait, en moyens et en objectifs, les habitudes
courantes »87. Les artistes mettent dès lors l’accent, comme Bruegel, sur le gigantisme de l’entreprise
en représentant des tours monumentales, colossales, qui emplissent la majeure partie des images.
Selon Wegener, ils soulignent aussi le contraste entre la monumentalité de l’édifice et la dimension
réduite des humains, des bâtiments et des champs qui occupent le paysage, afin d’accentuer la
démesure de l’entreprise88. Wegener observe que la tour de Bruegel occupe deux tiers de la largeur
de l’image, tandis que son sommet atteint le haut du tableau89. Ainsi, l’édifice monopolise plus de la
moitié de la toile. Par rapport à la tour de l’ivoire de Salerne, qui partageait avec Dieu le rôle principal
et qui occupait moins d’espace dans l’image, celle de Bruegel attire à elle seule tous les regards et
semble faire disparaître tous les autres éléments du tableau.
Un autre grand changement s’est effectué progressivement dans l’iconographie de Babel depuis le
Moyen-âge : la disparition de Dieu. Toutefois, sa présence a continué à être suggérée par divers
moyens, par exemple en représentant la destruction de la tour par le souffle divin. Vicari relève que
cette solution, qui a été reprise par de nombreux artistes dès le XIVème siècle, s’est inspirée du texte
de l’Apocalypse 18, dans lequel Babylone est détruite par Dieu90, ce qui n’était pas le cas en Genèse
11, 1-9, où Dieu n’avait fait qu’empêcher l’achèvement de la tour. Bruegel, lui, atténue encore la
présence divine en ne la suggérant plus que par des nuages qui cernent le sommet de la tour, et par
l’atmosphère sombre et lourde dans laquelle est baignée la scène. On pressent alors qu’un
événement lugubre est sur le point de venir gêner le calme précaire de l’image. Bruegel suggère aussi
la future destruction de la tour, mais cette fois à travers la structure même de la construction.
Comme le relève Wegener, cette dernière est représentée en pleine construction, mais aucune
partie de l’édifice ne semble achevée, comme si la tour continuait à s’élever avant même que les
premiers étages ne soient achevés91. Cela donne le sentiment que l’entreprise est condamnée
d’avance à s’effondrer. Vicari résume clairement ces différentes remarques, en parlant d’une
« atmosphère de puissance négative » exprimée « par des ciels chargés de nuages menaçants (…) *et+
par la complexité de l’œuvre que les constructeurs ont visiblement de la peine à maîtriser. »92
84
Idem, p.105.
CHARRON Pascal, Dictionnaire d’histoire de l’art au Moyen-âge occidental, p.925.
86
PARROT A., op.cit., p.100.
87
Idem.
88
WEGENER U.B., Die Faszination des Masslosen, p.18.
89
Idem, p. 15.
90
VICARI Jacques, op.cit., p.104.
91
WEGENER U.B, op.cit., p.20
92
Idem.
85
19
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
Bruegel ajoute aussi deux motifs iconographiques qui n’apparaissent pas sur l’ivoire de Salerne : le
roi du premier plan et le paysage de l’arrière-plan. Selon Mansbach, le premier provient d’une
tradition iconographique qui intégrait Nemrod, descendant de Cham, lui-même fils de Noé, dans les
représentations de Babel93. Cette tradition est issue, elle, du rapprochement fait entre Genèse 10, où
Nemrod est présenté comme le futur roi des villes de la plaine de Shinéar, et Genèse 11, 1-9.
Gn 10,8 :
Koush engendra Nemrod. Il fut le premier héros sur la terre (…)
Gn 10,10
Les capitales de son royaume furent Babel, Erek, Akkad, toutes villes du pays de
Shinéar. (TOB)94
Ce rapprochement entre les deux passages laisse alors penser que Nemrod est l’instigateur de la tour
de Babel et a poussé plusieurs artistes à intégrer ce roi dans leur représentation. Chez Bruegel, le roi
prend une signification différente. Instigateur de la tour, il forme avec elle le symbole du pouvoir
oppressant. Sa construction, en effet, semble écraser le monde qui l’entoure. Ce dernier ressemble
plus aux bords de mer flamands qu’aux paysages de la Mésopotamie. Selon Mansbach, ces éléments
laissent penser que Bruegel évoque, à travers sa toile, le monde qui lui est contemporain. Mansbach
relève qu’entre la fin des années 1550 et le début des années 1560, les Pays-Bas subissent la
domination de l’Espagne catholique alors que Bruegel, lui, partage plutôt les opinions des
Réformateurs. Mansbach estime
dès lors que le roi de l’image peut
représenter
Philippe
II
95
d’Espagne . Pour Elliston Weiner,
cette assimilation entre Nemrod et
Philippe II peut servir à symboliser
« le tyran qui s’approprie, et le
pouvoir politique, et le pouvoir
religieux à l’aide d’un régime
répressif »96. Effectivement, le
souverain espagnol de l’époque se
veut « le plus fidèle défenseur du
catholicisme »97 et mène une forte
répression contre les Calvinistes
des Pays-Bas.
FIG. 7 Cornelis Antonisz, La Chute de la tour de Babel, Gravure,
Teunissen, 1547
D’autres éléments de l’image
traduisent les opinions du maître
flamand. Marijnissen relève que la
tour est formée par un
entassement de plusieurs étages
93
MANSBACH S.A., "Pieter Bruegel’s Towers of Babel", in: Zeitschrift für Kunstgeschichte, p.44-45.
94
ABF (web), Lire la Bible.
95
MANSBACH S.A., op.cit., p.46-48.
ELLISTON WEINER S., The tower of Babel in netherlandisch painting (1985). N’étant pas en mesure de
consulter cet ouvrage, je ne le cite que d’après le résumé de Marijnissen (MARIJNISSEN R.H., Bruegel, tout
l’œuvre peint et dessiné, p.211).
97
CITRON M., op.cit., p.200.
96
20
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BA 3ème semestre
ayant la forme du Colisée98. Selon Vicari, Bruegel s’inspire ici d’une solution adoptée par un autre
artiste flamand, Anthonisz, quelques années plus tôt. Sur cette œuvre [FIG.7], on s’aperçoit que
l’édifice en pleine destruction est formé par un entassement de ruines de Colisées99. Le Colisée
constitue le monument emblématique de la ville antique de Rome. Il semble possible que Bruegel se
serve de cette forme architecturale pour faire une double allusion : à la Rome papale de son époque,
d’abord, à l’Antiquité ensuite. Cette allusion à l’Antiquité permet d’évoquer, indirectement, la ville de
Babylone. Au XVIème siècle, comme le note Bost, Luther, comme d’autres Réformateurs, identifie
Rome à Babylone100. Cette assimilation semble, selon Elliston Weiner, un « lieu commun de la
littérature réformée de l’époque »101. En réalité, ce lien entre Rome et Babylone apparait déjà, de
manière implicite, dans le livre de l’Apocalypse (chapitre 14). D’après Prigent, ce symbolisme repose
sur le fait que les deux villes « sont de fières capitales d’empire et toutes deux persécutent les saints
de Dieu »102. Il est dès lors probable qu’en utilisant pour sa tour la forme du Colisée, édifice
emblématique de la Rome antique, Bruegel traduise cette idée qui identifie la Rome papale du XVIème
siècle à la Babylone de la Bible. Tous les éléments cités ci-dessus (l’intégration de la tour dans un
paysage flamand ; la présence du roi ; l’allusion à la Rome papale, nouvelle Babylone, par la forme de
la tour) permettent en effet de penser que Bruegel dénonce la Rome papale de son époque, en lui
prédisant le même avenir que Babylone.
Bruegel suggère, par plusieurs moyens, la chute probable de Rome. Tout d’abord par l’atmosphère
pesante dans laquelle baigne la scène et par l’état d’inachèvement de la tour. Il souligne aussi le
caractère inutile de la tour. Il peint en effet un édifice inhabitable, labyrinthique, mais qui donne une
impression de sublime. De cette manière, il critique « la futilité de Rome, trop attachée aux richesses
selon Luther et ses adeptes »103. Tous les éléments que nous venons de voir permettent de
considérer la thèse de Mansbach, partagée par plusieurs auteurs, selon laquelle l’œuvre de Bruegel
représente une « métaphore picturale de l’état politique et religieux des affaires dans les Flandres
contemporaines telles que perçues par le cercle humaniste »104, comme plausible. En tout cas,
plusieurs éléments de l’œuvre concordent avec cette interprétation. Celle-ci garde aussi tout son
sens lorsqu’elle est mise en relation avec le contexte historique des Pays-Bas au XVIème siècle et avec
les opinions de Bruegel, semblables à celles des Réformateurs.
Toutefois, avant même de livrer cette signification profonde, l’œuvre de Bruegel traduit
immédiatement plusieurs impressions très claires : tout d’abord, la tour monopolise l’espace et
"écrase" le reste du paysage. Elle semble donc d’avance destructrice, envahissante. Les nuages et
l’atmosphère qui l’entourent connotent aussi une situation malsaine, négative. Au premier regard,
l’œuvre fait ressentir que cette construction a un impact néfaste sur le monde qui l’entoure. Son état
d’édifice à moitié en chantier, à moitié déjà en ruine traduit aussi un sentiment de malaise, comme si
cette tour ne pouvait tenir debout encore longtemps. On ressent immédiatement que son
achèvement ne sera pas possible et qu’elle s’effondrera si on l’élève encore, puisque ses assises ne
paraissent pas solides.
98
MARIJNISSEN R.H., op.cit., p.210.
VICARI J., op.cit., p.108-109.
100
BOST H., op.cit., p.145.
101
MARIJNISSEN Roger H., op.cit. p.211.
102
PRIGENT P., L’apocalypse de Saint-Jean, p.340.
103
CELLEMARE C., YUCEIL D. (web), La tour de Babel.
104
Traduction du texte de MANSBACH S.A., op.cit., p.48.
99
21
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
Ainsi, l’interprétation première du mythe de Babel que nous donne à voir cette œuvre se révèle être,
dans tous les cas, une critique de cette tour. Comme le relève Elliston Weiner, l’œuvre de Bruegel
présente deux niveaux de signification105. Le niveau le plus profond consiste, comme nous l’avons vu
en la critique de la Papauté. Cependant, l’œuvre de Bruegel traduit aussi un niveau de sens plus clair,
plus apparent. Elle sert en premier lieu d’ « allégorie biblique moralisatrice »106.
Dès lors, tout comme celle de Salerne, l’œuvre flammande condamne l’entreprise orgueilleuse des
hommes, suivant ainsi la tradition artistique et interprétative du thème de Babel. Seulement, Bruegel
présente sa tour dans un paysage précis et la situe ainsi dans un espace particulier. Ensuite, il la situe
aussi dans le temps, en utilisant la figure de Nemrod pour représenter Philippe II et, surtout, en
donnant l’impression d’une scène prise sur le vif, comme une photographie. Ainsi apparait un
changement fondamental dans l’œuvre du maître flamand par rapport à celle de Salerne : Bruegel
actualise l’épisode de Babel. Sa peinture ne symbolise plus, comme dans l’ivoire de Salerne, l’impiété
et l’orgueil humain de manière universelle, mais un événement particulier. Bruegel présente le
monde d’avant Babel comme subissant une oppression, comme étant « écrasé » par l’orgueil d’un
roi. On peut dès lors rapprocher cette interprétation de celle des auteurs modernes, qui
considéraient que les hommes d’avant Babel vivaient sous le joug du totalitarisme. Bruegel rejoint
aussi ces écrivains par le fait qu’il actualise le récit pour dénoncer un état présent. Ainsi, en peinture
comme en littérature, l’épisode de Babel semble à nouveau d’actualité. Enfin, l’œuvre de Bruegel
poursuit la tradition artistique du thème de Babel en représentant « la dimension pécheresse de
l’entreprise »107. Elle condamne donc toujours la démesure et l’orgueil des hommes. Nous verrons
maintenant que cette tradition interprétative va connaître un bouleversement plusieurs siècles après
la création de la peinture de Bruegel.
4.3 Monument à l’unité retrouvée
Nous découvrirons maintenant que, quatre siècles après Bruegel, le thème de Babel est repris par un
artiste dans une perspective tout à fait novatrice. Il faut dire que le contexte historique qui sous-tend
cette œuvre est, lui aussi, totalement inédit. En effet, la tour que nous allons analyser devait prendre
forme en Russie, dès 1919, sous le récent régime communiste. D’après Simonov, un artiste, Tatline,
participe, à cette époque, à un mouvement de propagande lancé par Lénine108. Selon Strigalev, il se
voit charger, dans ce but, d’imaginer un monument commémoratif de la Révolution d’Octobre 1917
et qui, par là même, célébrait le nouvel état politique109. Tatline imagine alors un édifice gigantesque,
le Monument à la IIIème Internationale, de plus de quatre-cents mètres de haut, dont il crée la
maquette [FIG.8]. Avec ce monument, Tatline donne l’impulsion à un nouveau courant artistique,
dont il sera considéré comme le chef de file : le Constructivisme. Ce dernier, mêlant idéaux politiques
et artistiques, défend une théorie selon laquelle les artistes doivent ressembler à des ingénieurs en
créant des œuvres qui allient recherche artistique et utilité. Ils doivent, comme tous les travailleurs,
participer au bien-être de la nouvelle nation. Selon Loredana Parmesani, les œuvres constructivistes
105
MARIJNISSEN R.H., op.cit., p.210-211.
Idem, p.210.
107
Idem, p.211.
108
SIMONOV K. M., « An extraordinary man », in : Tatlin, p.10
109
STRIGALEV A. A., « From painting to the Construction of Matter, in : Tatlin, p.27.
106
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Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
ne prennent pas seulement une fonction pratique, mais doivent jouer aussi un rôle social110. Une
œuvre d’art doit servir d’ « instrument fondamental pour la réussite de la révolution elle-même »111.
D’un point de vue formel, les artistes se tournent
vers les matériaux modernes, issus de l’industrie,
jusqu’alors exclus des œuvres d’art. De cette
manière, ils soulignent la nouveauté à la fois de leur
art, de leur fonction d’artiste-ingénieur et,
implicitement, de leur État. Construites avec des
matériaux industriels, les œuvres constructivistes se
rapprochent, formellement, d’objets ou d’édifices
fonctionnels. Elles ne s’en différentient plus que par
leur aspect artistique. Les constructivistes
s’intéressent encore au mouvement, qui symbolise
en lui-même le progrès. Leurs œuvres se
rapprochent alors plus encore de machines
industrielles. Elles évoquent donc réellement des
travaux d’ingénieurs et soulignent par là que les
artistes, comme tous les citoyens de la Russie,
veulent participer à l’édification et au
développement de la nation.
L’œuvre que Tatline propose en 1919 constitue la
figure emblématique du courant constructiviste.
Selon la description de Rowel, Tatline propose une
ème
FIG.8 Tatline, Maquette du Monument à la III
tour en verre de quatre étages de formes
Internationale, 1919-1920
différentes (un cube, une pyramide, un cylindre et
une demi-sphère), chacun tournant autour de son
propre axe à une vitesse différente. Il s’agit en réalité de quatre structures indépendantes en verre,
attachées les unes aux autres par une structure métallique externe, en forme de spirale112. Les
matériaux choisis symbolisent, selon Strigalev, qui s’appuie sur les dires de Tatline lui-même, le
« classicisme moderne », tout comme le marbre représentait le classicisme passé113. Strigalev relève
que la structure métallique externe de la tour, en forme de spirale, allie clairement la recherche
artistique à l’utilitaire, puisqu’elle apporte à l’édifice son aspect décoratif tout en lui servant de
support fondamental114. Ce monument devait en outre avoir une fonction dans la société : celle
d’accueillir plusieurs institutions étatiques. L’œuvre de Tatline allie ainsi les principes constructivistes
de mouvement, d’exploitation de matériaux industriels, d’utilité et de recherche artistique.
Tatline semble s’inspirer, pour l’apparence externe de sa tour, de la tradition iconographique du
thème de Babel. Strigalev pense même que la Tour de Babel de Bruegel forme l’une des principales
110
PARMESANI L., L’Art du XXe Siècle, p.32.
Idem.
112
ROWELL M., « Vladimir Tatlin : Form/Faktura », in : October, p.103-104.
113
STRIGALEV A. A., op.cit., p.29.
114
Idem, p.27.
111
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Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
sources d’inspiration de Tatline115. L’édifice de ce dernier reprend effectivement la forme
traditionnelle, comme Bruegel, d’une tour constituée de plusieurs étages superposés les uns sur les
autres. De plus, Tatline suit aussi une représentation traditionnelle depuis la découverte du texte
d’Hérodote, qui ajoute une rampe autour de la tour. La spirale métallique qui cerne les structures
internes rappelle justement cette rampe. A première vue, la forme de la construction évoque celle de
la tour de Babel, telle qu’elle est ancrée dans l’imagerie populaire. Toutefois, l’aspect de la tour de
Tatline varie tout de même des représentations antérieures de Babel. En effet, comme le relève
Strigalev, jusqu’alors, la plupart des œuvres sur ce thème donnait à voir une tour de brique ou de
pierre, massive, lourde. Celle de Tatline, en revanche, laisse une place importante au vide, ce qui lui
donne un aspect léger et aérien116. De plus, sa forme spiralée donne à la tour une dynamique
ascensionnelle, comme si l’édifice s’élevait de plus en plus rapidement vers le ciel. Alors que les tours
précédentes, particulièrement celle de Bruegel, semblaient peser sur le monde alentour, celle de
Tatline ressemble plus à une colonne d’air, à une tornade qui s’élève vers le ciel. Chez Bruegel, la
tour, par l’inachèvement apparent de toutes ses parties, semblait condamnée d’avance à échouer
dans son objectif d’atteindre le ciel. Le chantier semblait impossible à terminer. Chez Tatline, cet
objectif paraît tout à fait réalisable : la tour n’a plus qu’à poursuivre son ascension et à continuer à se
déployer vers le ciel.
En réalité, Tatline reprend à la fois le thème de Babel et son iconographie, mais en renouvelant les
deux à sa manière à des fins tout à fait inédites. En effet, l’artiste russe n’évoque le mythe de Babel
ni pour condamner l’impiété humaine, comme à Salerne, ni pour dénoncer une réactualisation du
pêché d’orgueil, comme chez Bruegel, mais pour célébrer l’unité à nouveau retrouvée des hommes.
Chez Tatline, la représentation de Babel perd sa connotation négative. Au lieu de condamner
l’orgueil humain, elle semble le célébrer, et en constituer le symbole de manière positive. Tatline
cherche donc plutôt à glorifier le nouvel État communiste dont le peuple à nouveau uni, comme
avant Babel, est capable de bâtir de grandes choses. Tatline rejoint ici la symbolique littéraire
"classique", en considérant le monde d’avant Babel comme un idéal d’unité. En revanche, il agit
comme les écrivains "modernes", en ne regardant pas cette situation avec nostalgie, mais en
considérant qu’elle caractérise à nouveau le monde présent et à venir.
Tatline livre donc une symbolique tout à fait inédite du thème. En effet, toutes les interprétations
que nous avons évoquées jusqu’à maintenant considéraient le projet des hommes de manière
négative. Pour les auteurs "classiques", l’orgueil des hommes, dont la tour de Babel représente le
symbole, les a condamnés à quitter le monde idéal dans lequel ils vivaient. Pour les écrivains
"modernes", la tour de Babel représente le symbole du totalitarisme. L’œuvre de Salerne et celle de
Bruegel interprètent Babel comme un pêché. À l’inverse, Tatline symbolise la réussite d’un peuple et,
plus particulièrement, d’une idéologie. Ce que les hommes de Shinéar n’étaient pas parvenus à
réaliser, ceux du XXème siècle, unis par la IIIe Internationale, vont réussir à le construire. L’œuvre de
Tatline prend alors la forme d’un défi envers dieu. Si les hommes de la Bible avaient achevé leur
entreprise, plus rien ne leur aurait été impossible. Dieu le dit lui-même en Genèse XI, 1-9, lorsqu’il
observe le projet en cours de chantier :
Genèse 10, 6-7
6
« Eh, dit le SEIGNEUR, ils ne sont tous qu'un peuple et qu'une langue et c'est
là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu'ils projetteront de faire
115
Idem, p.28-29.
Idem, p.28.
116
24
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
ne leur sera inaccessible ! 7Allons, descendons et brouillons ici leur langue,
qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres ! »
C’est d’ailleurs ce qui semble le
pousser à agir. Dès lors, si
l’œuvre de Tatline avait été
achevée, elle aurait signifié que
tout devenait possible pour les
hommes du XXème siècle, sans
intervention
divine.
Gray
souligne d’ailleurs que les
constructivistes
s’opposent
autant à « l’art pour l’art »,
c'est-à-dire à l’art inutile, qu’à la
religion, considérant que ces
deux usages éloignent les
hommes de la réalité117. On
ème
peut dès lors lire dans cette
FIG.9 Projection du Monument à la III Internationale, dans
œuvre une sorte de message à
l’environnement qui aurait dû l’accueillir.
Dieu et aux autres peuples : avec
le communisme, tout devient possible pour les hommes, devenus autonomes. La tour de Tatline livre
alors un message politique à plus grande portée : elle veut montrer que le communisme peut réunir
à nouveau non seulement le peuple de Russie, mais aussi tous les peuples du monde. Comme le dit
Herschdofer, « Ce monument se veut l'antithèse de la Tour de Babel »118, puisque le premier
symbolise l’unification nouvelle des nations par le communisme, alors que le second symbolise la
division entre les hommes. Pour Strigalev aussi, la tour de Tatline veut montrer que les peuples
antagonistes peuvent être unis à nouveau sous l’ère de la IIIème Internationale119. La tour de Tatline
semble vouloir montrer à dieu, et au monde entier, que le communisme permet de tout réaliser.
Toutefois, le projet de Tatline prend pour nous, avec le recul historique, un sens encore totalement
différent. Sa tour constitue à nos yeux la réactualisation complète de l’épisode de Babel. Pour
Tatline, la fin de l’épisode aurait dû changer et la tour aurait, cette fois, dû être complètement
achevée. Seulement, cela ne fut pas le cas. L’histoire de la tour de Tatline connut la même fin que
celle de Babel. En effet, le monument gigantesque de Tatline ne sera jamais réalisé. L’édifice ne sera
jamais construit, et seule la maquette laissera un souvenir de ce projet, qui « est en bien des points
révélateur de leurs [Tatline et ses assistants] ambitions démesurées »120 [FIG.9]. Ainsi, tout comme la
tour de Babel de la Bible, cette entreprise, née de l’orgueil et de la fierté d’un homme pour son
peuple et pour une idéologie, ne sera jamais achevée. Gray souligne que cela fut d’ailleurs le cas de
la plupart des constructions architecturales constructivistes du début des années 1920, qui ne purent
voir le jour « en raison de la crise économique qui paralysait le pays. »121. Pour elle, « la tragédie de
ces artistes *les constructivistes+ réside dans la distance entre l’utopie qu’ils avaient envisagée et la
117
GRAY C., L’avant-garde russe dans l’art moderne 1863-1922, p.257
HERSCHDOFER N. (web), Monument à la IIIème Internationale de Tatline 1919-1920.
119
STRIGALEV A. A., op.cit., p.28.
120
GRAY C., op.cit., p.226-228
121
Idem, p. 264.
118
25
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
réalité, entre la fin qu’ils voulaient atteindre et les moyens dont ils disposaient »122. En outre, le
monde idéal et unifié dont rêvait le communisme et qui devait répéter la situation d’avant Babel ne
verra jamais le jour. Le peuple russe s’était uni et s’était rassemblé en Russie, comme les hommes de
la Bible sur la plaine de Shinéar. Seulement, comme eux, il ne parviendra pas à achever son projet.
L’entreprise de Tatline ne put, elle aussi, de part sa nature utopique, jamais être réaliser. Avec le
recul, certains pourraient voir dans l’histoire du projet de Tatline, au XXème siècle, une répétition de
l’épisode de Babel dans son entier. La correspondance entre les deux histoires semble telle que l’on
peut se demander aujourd’hui si ce nouvel échec est à nouveau l’œuvre d’une volonté divine.
122
Idem, p.246
26
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
BA 3ème semestre
Conclusion
Nous avons pu constater plusieurs éléments fondamentaux : tout d’abord que les thèmes traités
dans le récit biblique de Babel sont nés bien avant la rédaction de ce texte et qu’ils ont ensuite, tous,
connus un succès plus ou moins important dans la littérature et dans les arts. Ensuite, nous avons pu
voir que l’interprétation du récit autour de ces thèmes a fortement changé, donnant naissance à des
symboliques parfois complètement opposées. Nous avons vu aussi que le thème de Babel a été
actualisé à plusieurs reprises, par des écrivains et par des artistes, pour traiter d’une situation propre
à leur époque.
Tous les récits bibliques de la Genèse n’ont pas connu un tel succès à travers les siècles. Tous n’ont
pas connu non plus de tels changements dans leur signification au cours du temps. Ces deux
spécificités de l’exploitation du thème de Babel s’expliquent par deux raisons fondamentales,
contenues dans le texte biblique même. La première se trouve dans le fait que le texte biblique de
Babel traite de plusieurs éléments de la condition humaine. Il semble dès lors compréhensible que
des thèmes tels que le langage, l’établissement des hommes en société, la relation des hommes à
Dieu, l’orgueil humain, la volonté des hommes de prendre la place divine, etc. soient repris par
d’autres hommes qui s’interrogent eux aussi sur leur condition. Nous avons vu que plusieurs de ces
thèmes ont traversé le temps, du IVème millénaire avant J.-C au XXème siècle. Il s’agit en effet de
thèmes universaux, qui, en tout temps, peuvent redevenir des sujets de réflexion ou d’actualité.
Cette universalité a conduit plusieurs auteurs ou artistes à réactualiser ce thème pour décrire,
dénoncer ou glorifier leur époque. Car quel que soit le contexte historique, les aspects de la
condition humaine décrits dans le récit de Babel ne changent pas et continuent à interroger.
En outre, le récit mythique de Babel offre une certaine marge de liberté dans l’interprétation,
puisque, comme le relève très justement Bost, aucun élément du texte ne permet d’interpréter
explicitement la réaction divine comme étant une malédiction ou une bénédiction123. En effet, dieu
établit un « diagnostic »124 et un « pronostic »125 mais n’émet aucun jugement de valeur. Dès lors, un
débat peut naître aussi autour de cette réaction et donner naissance à plusieurs interprétations.
Cette part de silence autour de la réaction divine permet au lecteur d’imaginer par lui-même la
raison pour laquelle Dieu veut empêcher les hommes d’être omnipotents. Dans ce récit, les causes
premières des différentes actions sont données explicitement : les hommes veulent se rassembler et
construire une tour pour se faire un nom et ainsi éviter d’être dispersés. Dieu, quant à lui, réagit à leur
entreprise pour éviter que toute œuvre leur devienne possible. Toutefois, aucune précision n’explique
pourquoi les hommes craignent d’être dispersés, ni ne définit la nature de la réaction divine (par
crainte, pour le bien de l’humanité, par jalousie, …). En réalité, le récit de Babel pose plus de
questions qu’il ne donne de réponses, et ce terrain fertile pour la réflexion semble aussi en grande
partie responsable de la multitude d’interprétations différentes dont le texte fait l’objet. Le récit de
Babel propose plusieurs sujets de réflexion qui se concentrent autour de la condition humaine, sans
donner d’explication contraignante. Ces thèmes sont dès lors destinés, par leur essence, à un bel
avenir dans la réflexion des hommes. Ainsi, le sujet de Babel doit son succès au fait que sa lecture
ouvre de nombreuses voies de réflexion autour de thèmes très riches et universaux. Le texte laisse la
possibilité au lecteur de les approfondir. À la fonction mythique à la base du récit s’ajoute alors une
123
BOST H., op.cit., p.81.
Idem, p.84.
125
Idem.
124
27
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fonction que nous pouvons appelée "philosophique", c’est-à-dire qui pousse à la réflexion sur l’état
du monde. Les réponses, elles, ne sont pas à rechercher dans le texte, mais dans l’esprit de ses
lecteurs. Chacun peut donc lire le récit de Babel d’une façon différente, sans que le contenu
sémantique ne doive être modifié. Cela explique les nombreuses interprétations parfois opposées
qui sont nées à partir de ce même texte et qui ont traversé les âges. Ainsi, il est possible de conclure
en disant que le récit de Babel doit son succès à l’universalité de ses thèmes et aux silences qu’il
laisse autour de la nature de la réaction divine.
28
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Table des illustrations
P. titre : Dessin humoristique de la Tour de Babel
Artbiblique, 02 février 2011, La Tour de Babel, http://artbiblique.hautetfort.com/album/tour-debabel/403908739.html, dernière consultation : 04.01.2012
FIG.1
: Reconstitution de la ziggourat d’Ur
Clio La Muse, 19 juin 2010, Les ziggourats, http://www.cliolamuse.com/spip.php?article421, dernière
consultation : 04.01.2012.
FIG.2
: Sculpture romane sur ivoire, La tour de Babel, Cathédrale de Salerne, Italie, XIème siècle.
RGmatic.be, Iconographie-Tour de Babel, http://membres.multimania.fr/gre21/icob.htm, 10 avril
2002, denière consultation : 04.01.2012.
FIG.3
: Sculpture romane sur ivoire, L’Arche de Noé, Cathédrale de Salerne, Italie, XIème siècle
Académie de Créteil, 23 janvier 2011, « Illustrations du Déluge » dans La Bible et ses images,
http://lettres.ac-creteil.fr/cms/spip.php?article335, dernière consultation : 04.01.2012.
FIG.4
: Schéma compositionnel de l’ivoire de Salerne
FIG.5
: Peinture de Pieter Bruegel l’Ancien, Vienne, 1563
Emily Choe’s Blog, Tower of Babel by Bruegel, http://www.emily.fm/en/2007/12/tower-of-babel-bybruegel/, dernière consultation: 04.01.2012.
FIG.6
: Hans Holbein le Jeune, Gravure, Bâle, 1526
Art & AllPosters International B.V, 25.01.2011, Builders at Work on Tower of Babel by Hans Holbein the
Younger, http://www.allposters.com/-sp/Builders-at-Work-on-Tower-of-BabelPosters_i1867554_.htm, dernière consultation: 04.01.2012.
FIG. 7 : Cornelis Antonisz, La chute de la tour de Babel, Gravure, Teunissen, 1547
Guardian News and Media Limited 2011, 11 novembre 2008, A look around Babylon at the British
Museum, http://www.guardian.co.uk/artanddesign/gallery/2008/nov/11/babylon-britishmuseum?picture=339551651, dernière consultation: 04.01.2012.
FIG.8
: Tatline, Monument à la IIIème Internationale, 1919-1920
RÉZETTE Alain, 11 juin 2010, Metz. Centre Pompidou. Exhibition 2010-2011.,
http://picasaweb.google.com/arezette/MetzCentrePompidouExhibition20102011#, dernière
consultation: 04.01.2012
FIG.9
: Montage : Projection du monument du Monument à la IIIème Internationale, dans
l’environnement qui aurait dû l’accueillir.
Acasculpture, 10 mars 2008, Skulpturenpark Berlin Zentrum - Biennale de Berlin,
http://acasculpture.blogspot.com/2008/03/pour-le-plaisir-cette.html, dernière consultation :
04.01.2012.
Image de couverture : anonyme, La tour de Babel, mais que fait donc le grand Horloger ?,
Tracesetroutes, 17 novembre 2009, http://tracesetroutes.blogspot.com/2009/11/la-tour-debabel.html, dernière consultation : 04.01.2012
29
Lena Würgler
Introduction à l’Ancien Testament
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