La présence d`un maillon faible au sein d`un groupe

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La présence d`un maillon faible au sein d`un groupe
Séminaire St-Cyr HEC 2014
Section 5
Groupe Delta
La présence d’un maillon faible au sein d’un
groupe peut-elle constituer un atout pour le
collectif ?
Mémoire présenté par le groupe Delta 5
ALI Robin
BOUHMOUCH Saâd
DAMNON Marie-Céline
LAURENTI Alexia
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1 Prologue............................................................................................................................... 3 2 Démarche de recherche adoptée ....................................................................................... 5 2.1 Question de recherche ............................................................................................. 5 2.2 Hypothèse ................................................................................................................ 7 2.3 Références théoriques ........................................................................................... 10 2.4 Enquête envisagée ................................................................................................. 12 2.4.1 Entretiens ........................................................................................................ 12 2.4.2 Sondage .......................................................................................................... 14 2.4.3 Expérience ...................................................................................................... 14 3 Ce qui ressort de l’enquête réalisée ................................................................................ 15 3.1 Avant-propos sur le maillon faible ........................................................................ 15 3.1.1 Une expression contestée ............................................................................... 16 3.1.2 Le maillon faible : un personnage polémique à l’influence complexe .......... 21 3.2 Le maillon faible : un handicap ............................................................................. 23 3.2.1 L’évolutionnisme de Darwin .......................................................................... 23 3.2.2 Du darwinisme social au malthusianisme ...................................................... 24 3.2.3 L’ultralibéralisme : le maillon faible est un fardeau ...................................... 25 3.2.4 Le maillon faible peut nuire à la cohésion ..................................................... 27 3.3 Le maillon faible : un mal nécessaire ? ................................................................. 27 3.3.1 Maillon faible et régulation ............................................................................ 27 3.3.2 Maillon faible et cohésion .............................................................................. 29 3.3.3 Maillon faible et valorisation ......................................................................... 32 3.3.4 Maillon faible et innovation ........................................................................... 34 3.4 Le maillon faible n’est ni un atout ni un inconvénient : il est la manifestation de la
faiblesse du groupe ......................................................................................................... 35 3.4.1 L’analyse d’Alain Touraine ........................................................................... 35 3.4.2 La crise à l’origine de l’émergence du maillon faible .................................... 37 3.5 Le maillon fort est-il le maillon faible ? ................................................................ 37 3.5.1 Ce n’est pas toujours là où l’on s’y attend que la chaîne casse ...................... 37 3.5.2 Le maillon fort : une construction collective potentiellement néfaste ........... 39 3.5.3 Le cas de la désignation d’un maillon faible par un autre des membres du
groupe 40 4 Bilan ................................................................................................................................... 41 4.1 Retour sur la question de recherche, l’hypothèse, les références théoriques et
l’enquête réalisée ............................................................................................................ 41 4.1.1 La question de recherche ................................................................................ 41 4.1.2 L’hypothèse .................................................................................................... 42 4.1.3 Les références théoriques ............................................................................... 42 4.1.4 Le sondage...................................................................................................... 43 4.1.5 L’expérience ................................................................................................... 43 4.2 Perspectives, limites, interrogations, apports ........................................................ 44 Bibliographie........................................................................................................................... 46 Filmographie ........................................................................................................................... 47 2/47
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1 Prologue
28 janvier 1986. A 16h38 précises, la navette spatiale Challenger s’envole pour
l’espace. Cet événement est retransmis mondialement. Il est suivi par des milliers
d’écoliers. En son sein, la première personne civile de l’histoire, une institutrice, s’apprête
à marquer son époque. La navette spatiale Challenger est le fruit d’une collaboration
technique et technologique d’envergure. Sa construction et son élaboration ont occupé des
milliers de personnes, unies pour le même objectif. Pourtant, 73 secondes exactement
après son décollage, la navette spatiale Challenger se désintègre : la défaillance d’une
pièce minuscule, un joint du propulseur d’appoint à poudre, est à l’origine du désastre qui
conduisit à la mort des 7 membres de l’équipage et à la destruction de l’appareil. Une
seule et unique petite pièce défaillante et voilà l’ouvrage d’un groupe réduit à néant. Une
seule et unique défaillance individuelle et voilà la marche d’une équipe bloquée.
L’intuition mathématique la plus basique est là pour le prouver : « + » multiplié par « - »
donne bien « - ».
Le séminaire organisé conjointement par HEC Paris et les écoles de Saint-Cyr
Coëtquidan1 affiche d’emblée ses ambitions : séminaire « Leadership & esprit d’équipe »
où l’objectif principal, à peine masqué, est de déterminer les modalités et les conditions
d’un commandement optimal. Douze équipes, chapeautées par un sous-lieutenant de
l’école militaire de Saint-Cyr, alternent des missions aussi diverses que variées, de la
construction d’un pont en « X » à la traversée d’un étang à bord d’un radeau de fortune. Il
s’agit de porter le costume de chef d’équipe au cours d’activités qui nécessitent, dans la
grande majorité des cas, concertation, organisation, délégation des tâches voire même
hiérarchie des positions. Dans cette pyramide de commandement, le chef, qui en constitue
le sommet, est la partie la plus visible de l’iceberg, l’élément qui se distingue, qui ressort
de l’équipe. Le découpage semble net : il y a le chef ; il y a les subordonnés, les « autres ».
Mais ces « autres » constituent-ils pour autant un groupe homogène ?
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Le séminaire de formation a eu lieu entre le 26 août et le 2 septembre 2014.
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Cette question nous a menés à chercher la possibilité de l’existence d’une autre figure,
jamais sous les feux des projecteurs, certes noyée dans le groupe mais qui,
paradoxalement, à force de l’être totalement, ressort du groupe comme pourrait le faire le
chef.
Les difficultés de certaines activités, couplées à certaines angoisses des membres du
groupe face au vide, à l’obscurité, à l’étroitesse d’un espace ont contribué à faire tomber
les masques. Sans voile aucun, les peurs de chacun se sont exprimées sans tabou. « J’ai
peur, je ne peux pas avancer », pour l’un. « Mes jambes tremblent, je ne pourrai pas
sauter », pour l’autre. Mais que faire et comment réagir quand l’un des rouages bloque
toute la mécanique ? Est-ce à l’individu de se ressaisir seul ; ou est-ce au groupe de l’aider
à surmonter cette difficulté ?
C’est donc notre expérience-terrain, au cours des différentes activités vécues et
partagées ensemble, et notamment les parcours d’obstacles, qui nous a permis de faire
sortir de l’ombre une figure singulière : celle du vilain petit canard, du maillon faible,
alternativement mascotte et bouc émissaire, dont le rôle flou nous a intrigués. Cette figure
existe souvent dans les collectifs au même titre que le chef.
Si, dans un premier temps, nous avions choisi de nous intéresser de manière générale
au rôle global joué par le bouc émissaire ou le maillon faible au sein d’une équipe, la
question nous sembla rapidement trop vaste ; d’où un effort de recentrement de notre part
qui consista à nous intéresser à l’impact potentiellement positif d’un élément faible dans
une équipe. Cette question peut sembler, dans sa formulation, paradoxale. Positivité et
faiblesse semblent en effet difficilement conciliables. Le maillon faible, si l’on se réfère à
la définition canonique, est l’élément le plus faible d’une chaîne, celui par lequel elle se
brise. Il est celui qui tire l’équipe vers le bas.
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2 Démarche de recherche adoptée
2.1 Question de recherche
« Allez, tu vas quand même pas t’arrêter là ! Même B… l’a fait ! », crie le souslieutenant en charge du groupe à Robin, coincé et à bout de force au milieu de la corde à
nœuds. B…, c’est le vilain petit canard de la promotion des Cyrards. Il n’a pas les gros
bras du sous-lieutenant Bi…, mais il n’est pas non plus le plus parfait chat maigre
qu’incarne le sous-lieutenant Passot. Pour Robin, abandonner à ce stade, c’est devenir
B… à la place du B…. Requinqué, Robin redouble d’efforts pour se hisser au sommet de
la corde : l’honneur est sauf.
B… a beau être le dernier au parcours d’obstacle, n’est-ce pas grâce à lui que Robin
est parvenu à grimper à la corde, ce qui a contribué à la réussite de l’équipe ? N’est-ce pas
B… qui a finalement tiré Robin vers le haut ?
Plusieurs possibilités se sont offertes à nous quant à la question de recherche à
adopter : à sujet large, problématiques multiples. Nous avons finalement décidé de
formuler la nôtre comme suit :
La présence d’un maillon faible au sein d’un groupe peut-elle constituer un atout
pour le collectif ?
Elaborer un mémoire de recherche sur les conditions de l’action collective porte
presque instinctivement à s’intéresser au rôle du chef. Nous avons pourtant choisi de
prendre le contrepied de cette première idée et de nous intéresser non pas à celui qui mène
le groupe, mais à celui qui est accusé de le freiner.
Une fois notre axe de recherche fixé, il nous a fallu rédiger clairement la
problématique, et donc employer un vocabulaire précis et adapté. Centrer son mémoire
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sur l’individu le moins performant d’un collectif, c’est nécessairement manier la
sémantique avec des pincettes. Un problème s’est alors posé : comment nommer cet
« individu moins performant » ? Nous avons envisagé différentes possibilités.
La première d’entre elles était le « bouc émissaire ». Cependant, ce terme nous a paru
trop violent, et réduisait notre sujet au rôle du « souffre douleur » au sein d’un groupe. Or,
nous ne voulions pas exclusivement nous intéresser à l’individu à qui on fait porter la
responsabilité d’un échec collectif. En effet, nous n’avons – heureusement - pas constaté
la présence d’une telle personne lors de nos travaux collectifs à Saint-Cyr. Quand un
membre du groupe s’avérait moins performant, des mécanismes d’entraide se mettaient
naturellement en place, et le plus faible du groupe semblait avoir une influence positive
sur la cohésion. Le terme de « bouc émissaire » nous paraissait donc trop restrictif, et peu
en phase avec les faits réellement observés lors de notre expérience sur le terrain.
Nous avons alors décidé de revenir à notre fait déclencheur, et au personnage (car
c’est bel et bien un « personnage » qui nous a été décrit) de B… Rares sont les élèves
d’HEC à avoir eu une véritable conversation avec lui, et pourtant il est très probable que
si, dans quelques années, on demande à un étudiant le sous-lieutenant qui l’a marqué
durant son passage à Coëtquidan, celui-ci cite son chef de section … ou B… Il est une
« figure » de notre passage à Saint-Cyr, sinon la figure. Nous en sommes donc venus à
envisager le terme de « mascotte ». Néanmoins une fois encore nous restreignions notre
sujet, en évinçant cette fois les aspects négatifs : l’individu le plus faible n’est pas
uniquement le symbole du groupe, il peut bel et bien être un poids.
Nous ne pouvions mettre à l’écart les éventuels mécanismes de rejet, bien que nous
ne les ayons pas personnellement observés : le plus faible peut en effet devenir le « vilain
petit canard » du groupe. Cependant, le vilain petit canard est toujours le plus faible, il
est définitivement stigmatisé, alors que nous avions constaté être tous, ou presque,
l’élément faible à un moment ou un autre. Le terme de « maillon faible » nous a alors
paru plus approprié, au sens où il n’est pas systématiquement rejeté par les autres. Il est
avant tout un « maillon » de la chaîne, donc un membre à part entière du groupe. En ce
sens, il peut être à la source de la solidarité qui s’instaure dans une équipe, et donc être un
vecteur de cohésion. Il est à la frontière entre l’atout et le fardeau pour le groupe, car s’il
est « maillon » de ce dernier, et donc essentiel à la solidité de la « chaîne », il n’en est pas
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moins faible et donc handicapant. Nous ne découvrirons que plus tard le terme
d’intégrateur négatif.
2.2 Hypothèse
Notre avis naïf sur la question était le suivant :
« Le maillon faible est un atout pour le collectif au sens où il peut en devenir la
mascotte et ainsi en renforcer la cohésion. Néanmoins, il devient un fardeau dès qu’il se
contente de sa position de maillon faible et ne cherche plus à se surpasser2 ».
En effet, au vu de l’expérience personnelle de Robin, il semble que l’identification
d’un vilain petit canard puisse être bénéfique au groupe dans le cadre d’une activité. Le
maillon faible, bouc émissaire, ou quelque soit le nom que l’on attribue à l’individu moins
performant, soude le groupe autour de lui … ou contre lui. Sa faiblesse devient un
élément constitutif de l’action collective, étant donné qu’il faut alors la compenser.
En découle davantage de cohésion et de solidarité, ce qui a pour effet de souder le
groupe. Le maillon faible est la pierre angulaire de cette cohésion et c’est par lui que la
cohésion, au mieux, se forme, ou, au pire, se renforce. L’adage n’affirme-t-il pas
d’ailleurs que les forces opposées s’attirent ?
La démarche intellectuelle pour aboutir à cette hypothèse a été la suivante :
imaginons qu’un groupe ne soit constitué que d’éléments forts, de niveau presque
homogène. N’y-a-t-il pas alors un risque de totale désolidarisation, d’une course effrénée
à la performance, en somme d’une guerre des égos, meurtrière pour le collectif ? Les
exemples sont nombreux : une équipe de football de haut niveau est par exemple
confrontée à ce genre de problème. Certes l’équipe joue ensemble, la victoire est celle de
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Rappelons les mots d’Alfred de Vigny, dans Journal d’un poète : « le fort fait ses événements, le faible
subit ceux que la destinée lui impose ».
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toute l’équipe mais chacun cherche à s’attirer les louanges des autres, chacun cherche à
individualiser la victoire collective.
C’est cette réduction des fruits de l’action collective à l’action d’un seul individu qui
nous a fait penser que la présence d’un maillon faible était bénéfique.
De plus, l’un des membres du groupe, dont nous ne citerons pas le nom pour des
raisons évidentes de respect de sa personne, a été confronté durant le stage terrain à une
situation où, effrayé par le vide qui le séparait du sol lors d’une traversée en tyrolienne, a
pu compter sur le soutien moral et psychologique de l’intégralité de l’équipe. Sa faiblesse
a été comblée par le soutien des autres, unis pour l’occasion.
Il nous semble intéressant de revenir sur le début du dernier paragraphe : nous avons
jugé important de ne pas dévoiler le maillon faible, même momentané. L’anonymat du
maillon faible montre que cette figure paraît honteuse, qu’on ne souhaite pas a priori être
mis en avant en tant que maillon faible.
Toutefois, l’hypothèse nous semblait incomplète. Les mots parlant d’eux-mêmes,
parler de maillon faible, c’est pointer du doigt la faiblesse de cet élément. Ainsi, si ce
dernier est facteur de cohésion, il peut vite devenir une charge pour le groupe et ainsi
bloquer totalement l’action collective.
Le maillon faible est à la frontière entre la mascotte attachante qui soude le groupe et
le fardeau qui peut vite se transformer en bouc émissaire. La question qui se pose est
désormais : qu’est-ce qui fait basculer le maillon faible d’un côté ou de l’autre de cette
frontière ?
On trouve un exemple frappant de cette situation dans le film Full Metal Jacket,
réalisé par Stanley Kubrick en 1987 : le maillon faible devient le souffre-douleur du
groupe.
Le film est composé de deux parties distinctes : la première montre le
conditionnement de jeunes engagés dans les Marines dans le camp d’entraînement de
Parris Island, et la seconde relate leurs combats durant la guerre du Viêt Nam.
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Nous nous intéressons ici à la première partie du film : les nouvelles recrues sont
entraînées par le sergent instructeur Hartman, qui les humilie, les brutalise et les injurie au
quotidien. L’attention de Hartman se porte rapidement sur le soldat Lawrence, qui souffre
d’un retard mental, et a de grandes difficultés à réaliser les exercices physiques demandés
par le sergent. Le soldat Lawrence incarne la figure du maillon faible parmi les nouvelles
recrues. Le sergent Hartman demande au soldat J.T. Davis, le personnage principal du
film, de s’occuper personnellement de Lawrence et de l’aider à progresser. Cependant,
Davis échoue et Lawrence ne remplit pas les conditions pour devenir un bon soldat. Le
retard de Lawrence ne pose pas vraiment de problème aux autres recrues, jusqu’au
moment où le sergent Hartman commence à les punir pour les lacunes de Lawrence. Il
devient le souffre douleur du groupe. C’est alors que se produit un retournement dans le
comportement de Lawrence, qui devient très obéissant et efficace, si bien qu’il atteint le
niveau requis par le sergent Hartman et obtient son brevet militaire. On peut donc penser
que la punition du groupe a été efficace, jusqu’au dernier jour passé au camp, où
Lawrence assassine le sergent instructeur avant de se suicider.
L’exemple du soldat Lawrence est particulièrement radical, étant donné les
circonstances dans lesquelles il se place, et l’extrême violence présente dans le film.
Cependant, il est révélateur de la forte influence qu’a le groupe sur l’individu : l’attitude
des autres soldats envers Lawrence a détruit ce dernier psychologiquement, à tel point
qu’il en arrive au suicide. Dans cette situation, le maillon faible a tellement pénalisé le
groupe qu’au lieu de l’aider encore à progresser, le groupe en a fait son souffre-douleur.
La violence des autres membres du collectif a d’abord semblé porter ses fruits, étant
donné que le but commun des nouvelles recrues était d’obtenir leur brevet militaire et
d’être prêts à combattre au Viêt Nam. Mais en réalité, ce violent rejet du soldat Lawrence
a été destructrice pour le groupe : elle a non seulement résulté en la mort de deux hommes,
mais elle a été traumatique pour tous les autres individus présents.
L’attitude du soldat J.T. Davis par rapport au soldat Lawrence est aussi intéressante
en raison de son changement radical. Davis, surnommé le Guignol, est d’abord le soldat
désigné par le sergent pour aider Lawrence à progresser. Il a une attitude positive envers
le maillon faible du groupe et par la même, cherche à résister au conditionnement du
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sergent Hartman et à garder son propre jugement. Cependant, alors qu’il était réticent à
corriger Lawrence après que les autres soldats ont été punis par le sergent pour son
incompétence, le Guignol finit par lui asséner plusieurs coups. Le seul individu qui a une
attitude positive envers le maillon faible finit, sous la pression du groupe, par avoir
l’attitude la plus négative et participe donc de son rejet violent.
Cet exemple négatif semble infirmer notre hypothèse. Dans un premier temps, dès
lors qu’il a commencé à pénaliser le groupe, le maillon faible est devenu bouc émissaire
et le groupe s’est soudé de manière artificielle pour le punir. Or, ce rapprochement des
membres du groupe ne lui a pas été bénéfique ; il était superficiel, ne relevait pas d’une
véritable dynamique de groupe, et n’a pas réellement permis au soldat Lawrence de
progresser, puisque son expérience à l’armée s’est soldée par un suicide. Cette première
illustration du rôle du maillon faible nous a donc poussés à chercher d’autres exemples
afin de creuser davantage notre hypothèse.
2.3 Références théoriques
L’avantage d’un tel sujet est qu’il se situe à la croisée de très nombreux domaines.
Sociologie, philosophie, littérature voire même économie avaient matière à apporter pour
nourrir notre réflexion.
Alors que nous débattions du terme à utiliser pour désigner le « maillon faible », nous
avons envisagé celui de « bouc émissaire ». C’est pour cette raison que nous avons été
amenés à nous intéresser à l’œuvre de René Girard, Le Bouc émissaire (1982), qui donne
un éclairage sociologique à notre sujet et analyse un point important, à savoir le rôle, en
l’occurrence positif, que joue le bouc émissaire au sein d’un collectif. Par la suite,
l’utilisation d’un vocabulaire semblable à celui de René Girard par Alain Touraine
(« anormalité », « indifférenciation », « crise sociale », …) a confirmé notre impression
qu’il était absolument nécessaire de passer par cet autre auteur pour traiter la question du
« maillon faible ».
Nous avons donc ensuite eu le privilège de rencontrer Alain Touraine, sociologue
français de renom, spécialiste de l’action sociale. Il a, lors de cet entretien, mis en lumière
deux nouveaux termes pour désigner le « maillon faible ».
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D’une part, il a souligné que ce dernier pouvait être un « déviant », ce qui nous a
poussés à nous pencher sur les travaux d’Howard Becker, et plus précisément sur son
ouvrage principal Outsiders (1962), en ce que le maillon faible peut être défini également
comme celui qui se situe en-dehors de la norme.
D’autre part, alors que nous l’interrogions sur l’impact que pouvait avoir l’individu le
moins performant sur la cohésion du groupe, il a évoqué « l’intégrateur négatif ». Des
recherches sur ce terme nous ont fait connaître Yves Enrègle et son ouvrage Du conflit à
la motivation (1982) qui analyse la répartition des rôles dans une équipe à travers
l’exemple du village d’Astérix. Le chapitre Pourquoi Astérix n’est-il pas chef ? propose
une approche plus psychologique du sujet, et prend pour cadre le monde de l’entreprise.
Outre ces deux approches (psychologique et sociologique), nous souhaitions nous
pencher sur un domaine où le maillon faible est à la fois nécessaire à la régulation et
écarté sans pitié : l’économie de marché. De ce fait, nous nous sommes penchés sur les
thèses de J.A. Schumpeter dans Théorie de l’évolution économique (1911), où il met en
avant la figure de l’entrepreneur-innovateur, qui est un « déviant » pourtant utile à la
collectivité.
D’autre part, les travaux démographiques de Malthus, dans son ouvrage phare Essai
sur le principe de population (1798), ont attiré notre attention. Sa thèse, claire, nous a
semblé peu en phase avec l’expérience que nous avions vécue sur le terrain, en ce qu’il
prônait l’inutilité des maillons faibles (i.e. les pauvres).
Les travaux de celui-ci nous ont immédiatement mis sur la piste de l’évolutionnisme
de Darwin, et donc de son ouvrage De l’origine des espèces (1859), mais aussi sur des
prolongements de cette théorie à savoir le darwinisme social et l’eugénisme d’un Galton
ou d’un Spencer.
Ceci n’est pas sans lien avec la pensée ultralibérale de Friedman, qui prône la nonintervention totale de l’Etat (sauf dans l’exercice de ses fonctions régaliennes) et laisse
donc de côté les « maillons faibles ». Face à la position friedmanienne, Rosanvallon, dans
l’ouvrage Refaire société (2007) de La République des Idées, chapitre « Les ambiguïtés
de la promotion de l’individu », apporte un éclairage sur l’ultralibéralisme et
l’individualisme croissant des sociétés modernes et contemporaines.
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Pour illustrer ces références assez « techniques », il nous a semblé important
d’ajouter une note littéraire à notre mémoire. Ivanov, personnage principal de la pièce
éponyme de Tchekhov (1887), représente parfaitement la figure du maillon faible. Ses
multiples facettes et son rôle ambigu nous ont donné un aperçu des différents aspects de la
figure du maillon faible que nous allions devoir traiter dans notre mémoire.
Qui plus est, notre stage « militaire » nous ayant sans doute influencé, nous avons
pensé dès nos premières séances de réflexion à ajouter Full Metal Jacket de Stanley
Kubrick (1987) à nos références.
Enfin, comment parler du « maillon faible » sans penser à l’émission télévisée du
même nom ? Ce lien avec le monde de la télévision nous a amenés à interviewer François
Jost, spécialiste des médias, qui nous a donné de nombreux autres exemples d’émissions
jouant sur le rôle du maillon faible (Koh-Lanta, Que le meilleur gagne, Masterchef).
2.4 Enquête envisagée
2.4.1 Entretiens
Avant toute chose, nous souhaitions souligner que le choix d’une expression aussi
controversée que celle de « maillon faible » rendait parfois difficile l’obtention de certains
entretiens. Deux entretiens nous ont notamment été refusés parce que les personnes
contactées estimaient que le sujet ne faisait que stigmatiser, une fois encore, une catégorie
de la population qui souffrait déjà assez. Ces réactions nous ont fait prendre conscience
des difficultés que nous allions rencontrer du seul fait du terme employé. Nous avons
alors réalisé qu’il faudrait choisir nos mots avec précaution, quitte à adapter le
vocabulaire en fonction de la personne contactée.
Pour tester la validité de notre hypothèse et la pertinence de notre question de
recherche, il nous a semblé adéquat d’interroger des spécialistes issus de domaines divers,
étant entendu que notre problématique rendait possible l’allusion à des champs
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d’expertise extrêmement variés : elle interrogeait en effet tout autant le sociologue que
l’économiste ou le psychologue, en passant par le coach sportif.
Le sociologue, tout d’abord, parce que la problématique du rôle et de la place du
maillon faible au sein du collectif l’intéresse au premier plan. Nous avons ainsi eu la
chance de rencontrer Alain Touraine, spécialiste de l’action collective, dans son bureau de
l’EHESS pour un entretien de deux heures. Son point de vue était bien sûr influencé par le
courant de pensée dans lequel il s’inscrit (cf. l’école actionnaliste) mais sa précision dans
le vocabulaire employé et ses connaissances nous ont permis d’ouvrir un certain nombre
de portes auxquelles nous n’avions pas pensé.
De manière moins théorique, le point de vue du coach sportif était lui aussi
enrichissant, dans la mesure où ce dernier est confronté quotidiennement à ces
problématiques
d’intégration
et
de
cohésion.
François
Peltier,
consultant
en
développement personnel auprès du XV de France depuis des années, était donc à même
de nous apporter un éclairage sur la place de l’élément le moins performant au sein d’une
équipe de rugby.
Dans un tout autre champ, l’expertise de Michèle Batany, coach en entreprise, est
venue compléter celle de François Peltier.
Nous avons également décidé de contacter l’association des Alcooliques Anonymes.
Pourquoi cette association en particulier ? Il nous a, en fait, semblé judicieux de nous
adresser à la responsable d’un groupe qui n’était composé que de personnes fragiles et
dépendantes, en totale contradiction avec les groupes hiérarchiquement constitués formés
de meneurs et de suiveurs. Nous avons été confrontés à certaines difficultés pour
l’entretien téléphonique mené avec Paulette, une des responsables de l’association des
Alcooliques Anonymes (AA) en France. Le terme de maillon faible n’a jamais été
prononcé pour des raisons de bienséance, ce qui nous a empêchés d’aller droit au but dans
notre questionnaire. Cela rejoint nos remarques préliminaires sur la connotation
hautement négative du terme de maillon faible qui nous a poussés à faire preuve de
prudence dans notre enquête.
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Enfin, dans un tout autre cadre, nous avons interrogé un spécialiste de la télé-réalité,
François Jost, dans la mesure où de nombreuses émissions à succès mettent
volontairement en scène des « maillons faibles » pour faire de l’audience.
2.4.2 Sondage
Nous voulions jauger les différentes réactions que peuvent avoir les membres d’un
groupe face à la présence d’un maillon faible. Pour ce faire, il nous a paru nécessaire de
conduire un sondage. Cette méthode statistique est idéale pour faire apparaître les
tendances d’une population choisie. Pour que les résultats puissent être exploitables et
lisibles, nous avions décidé de conduire le sondage auprès 100 personnes minimum. 109
personnes ont répondu à nos questions.
Par souci d’efficacité et de rapidité, nous sommes passés par les réseaux sociaux pour
collecter les réponses à notre sondage. Par conséquent, il faut prendre en considération
que l’échantillon choisi n’est pas représentatif de notre société. Il nous a donc paru
extrêmement important de demander en tout premier lieu à nos interrogés s’ils étaient
étudiants, actifs, ou bien retraités pour avoir une idée de l’âge moyen de notre échantillon.
Il s’est avéré que près de la totalité des personnes interrogées (99,1% de l’échantillon)
étaient des étudiants. Notre sondage se concentre donc principalement sur une population
jeune.
Dans presque toutes les questions, la personne interrogée a le choix entre trois
réponses qui correspondent à trois réactions face à la présence d’un maillon faible : un
premier type de réaction renforce l’exclusion du maillon faible ; un deuxième vise à
améliorer son intégration au sein du groupe ; un troisième témoigne d’une indifférence
totale face à l’individu en difficulté.
2.4.3 Expérience
Dans le cadre de l’expérience que nous avons menée, nous avons choisi de rendre
hommage au jeu télévisé dont s’inspire le titre de notre mémoire : Le Maillon faible.
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L’objectif était de constater si le choix du maillon faible par les candidats était biaisé par
des données subjectives (affinités) ou s’il ne portait réellement que sur des données
objectives (quantité de bonnes réponses, apport à l’équipe).
Pour ce faire, nous avons reconstitué le cadre du jeu : N = 6 candidats s’affrontent au
cours de manches qui durent Q = 2N questions. Chaque candidat doit donc répondre à
deux questions au cours d’une seule manche. A la fin de chacune d’entre elles, un
candidat est éliminé. Il est choisi par les autres, qui, innovation par rapport à la vraie
version du jeu, votent à bulletin secret.
Seulement, un des 6 candidats est un intrus : nous lui avons demandé de ne répondre
à aucune des questions qui allaient lui être posées. Le candidat choisi est connu pour sa
sympathie et nous voulions tester si cette variable aurait une influence sur le choix du
maillon faible.
Pour corser le tout et se rapprocher du véritable jeu, une cagnotte de 20 euros est
promise au vainqueur.
L’intérêt du bulletin secret est donc de laisser chacun maître de son propre vote, pour
que, d’une part, ces votes n’aient aucune influence sur les manches suivantes et, d’autre
part, que chacun puisse voter en son âme et conscience, sans que celui-ci soit jugé par les
autres.
L’intérêt du protocole est le suivant : étant donné que la cagnotte de 20 euros est
fixée d’avance, bien répondre ou mal répondre n’a aucune influence sur toute l’équipe.
Deux stratégies pouvaient donc être adoptées :
- éliminer le maillon faible, comme dans les règles classiques ;
- éliminer le maillon fort, pour pouvoir plus facilement remporter la finale.
3 Ce qui ressort de l’enquête réalisée
3.1 Avant-propos sur le maillon faible
15/47
Bonjour votre sujet stigmatise un élément d'un groupe. Or, qui peut prétendre ne
jamais être le maillon faible ? Chaque individuSéminaire
affronte un
jour HEC
une épreuve
St-Cyr
2014 médicale,
professionnelle, familiale. Qui est à l'abri d'un deuil d'unSection
parent ?5
Groupe Delta
Cordialement
3.1.1 Une expression contestée
Elisabeth Grebot
Maître de conférences en psychologie clinique, Université de Reims
3.1.1.1 Une expression taboue ?
Les raisons du choix de l’expression « maillon faible » ont été évoquées
précédemment. Nous avons longtemps hésité à employer ce terme dépréciatif. Pourquoi ?
Parce qu’il pointe du doigt un individu et le stigmatise sur la base d’un unique point
défaillant, mais aussi parce qu’il laisse supposer que celui qui l’emploie se juge supérieur
au dit « maillon faible », ce qui peut être à l’origine de situations gênantes lors de certains
entretiens. Voici à titre d’exemple le résultat de notre première demande d’interview :
Il aurait été
« logique » d’employer un vocabulaire plus neutre au vu de cette
première réponse. Et pourtant nous avons d’un commun accord décidé de conserver ce
terme, tout en étant parfaitement conscients qu’il susciterait la polémique. En effet, nous
pensions que la manière de réagir des sondés face à cette expression pourrait en dire long
sur notre sujet.
La réponse retranscrite ci-dessus donne une image fidèle des réactions face à l’emploi
du terme maillon faible. Les individus interrogés partent du principe qu’ils pourraient, eux
aussi, être le maillon faible, et se refusent donc à le stigmatiser et à lui donner ce nom. On
pourrait donc penser que le maillon faible ne peut être un inconvénient pour l’action
collective, dans la mesure où chacun est conscient de ses propres faiblesses, et sait que les
rôles de maillon faible ou fort sont aisément interchangeables. En somme, on se refuse à
désigner un maillon faible, car on sait qu’il est probable que tôt ou tard, nous soyons
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nous-même cet individu stigmatisé. De ce fait, et si l’on suit cette logique, chaque
membre du groupe se devrait de venir compenser les défaillances du plus faible, qui
cesserait alors d’être handicapant grâce à l’intervention d’un collectif efficace et soudé.
Ceci nous porterait à conclure que le maillon faible, s’il n’est pas un atout pour l’action
collective, ne devrait pas non plus être un frein, chacun étant conscient de la nécessité de
combler les lacunes du plus faible. Cependant cette conclusion nous paraît bien trop
idyllique et, disons le, hypocrite. On notera qu’on interroge ici une personne à la fois, et
que l’effet d’entraînement dû à la présence du groupe ne joue pas. Le politiquement
correct l’emporte et fausse le travail de recherche.
C’est d’ailleurs ce qui ressort du sondage3 que nous avons réalisé. Une de nos
questions portait sur la place du maillon faible dans un groupe. Voici les réponses
obtenues :
(a) En retrait : 43,1%
(b) Intégré comme tous les autres : 42,2%
(c) Mis en avant : 14,7%
Par la suite, une question adoptait un point de vue différent : dans la mesure où nous
sommes tous, tour à tour, maillons faibles, nous avons demandé quelle avait pu être la
réaction du groupe lorsque le sondé avait été personnellement « en retrait » (on notera que
le terme maillon faible n’a pas été employé pour éviter les biais). Bizarrement, nous
obtenons une contradiction avec le résultat obtenu précédemment. Alors que plus de 40%
des interrogés avaient dit que la place du maillon faible était « en retrait », ils sont ici
moins de 10% à avoir été effectivement « rejetés » par le groupe quand ils étaient en
situation de maillon faible. Une fois encore, certaines des données obtenues sont biaisées,
parce que le sujet en soi est tabou, et le terme « maillon faible » complexe à utiliser. Par
ailleurs, les réponses ont pu être différentes selon la place que le sondé avait dans le
groupe lors de l’expérience à laquelle il pensait : maillon faible, ou observateur du
maillon faible. Ainsi, un membre lambda du groupe aurait l’impression que le maillon
faible devrait être en retrait, ou l’est de fait : être maillon faible semble ainsi a priori être
3
Les résultats du sondage, ainsi que le compte-rendu complet, sont disponibles en annexe, pages 72-78.
17/47
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une tare. Cependant, lorsque les sondés ont été eux-mêmes maillons faibles, ils ne se sont
pas sentis réellement rejetés. On peut ainsi penser que la représentation que les gens ont
du maillon faible est plus négative que dans les faits. Ainsi, les membres du groupe
pénaliseraient moins le maillon faible qu’on pourrait le penser.
La réaction vis-à-vis de ce terme du coach en entreprise que nous avons interrogé est
plus violente encore. A la question « Que vous inspire le terme maillon faible ? » elle
répond immédiatement « HORREUR ! », et nous parle juste après de harcèlement au
travail et des implications sociales que l’emploi de cette expression peut avoir.
3.1.1.2 Une expression subjective, relative aux normes en vigueur
Une autre manière de réagir consiste à remettre en question l’existence du « maillon
faible » en tant qu’individu « en soi ». C’est ce qu’a fait Alain Touraine lors de notre
entretien avec lui. Le « maillon faible » est selon lui une « construction de la réalité ».
En effet, l’apparition d’une telle dénomination au sein d’un groupe résulte
obligatoirement de la volonté des membres, consciente ou inconsciente, de stigmatiser
l’un d’entre eux. Il semblera alors être « objectivement » le maillon faible, alors que cette
désignation est toute arbitraire : « c’est ce que nous apprend la sociologie : l’objectif est
construit par les subjectifs ».
On peut rapprocher cette idée d’une citation d’Howard Becker : « les groupes sociaux
créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance »4,
et désignent donc le maillon faible. Désigner. Le mot n’est pas anodin car le maillon
faible est, dans la grande majorité des cas, désigné. Ce sont les autres qui sont juges du
fait. En sociologie, c’est ce que Edwin Lemert nomme la « théorie de la désignation » :
pour qu’un acte, un comportement, des agissements soient jugés déviants, encore faut-il
qu’ils soient perçus comme tels. Finalement, la déviance est, en sociologie, non pas un
état qui est attribué à une personne spécifique mais plutôt la qualification, dans un
environnement et un contexte précis, d’attributs jugés négativement. La notion est donc
4
Howard Saul Becker, Outsiders (1962)
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toute subjective. Dans ce cas, le débat sur le maillon faible est « purement poétique »,
comme le disait Touraine, vu qu’il pourrait en fait désigner n’importe qui, à un instant
t…
Le groupe crée donc ses propres maillons faibles. On peut en conclure deux choses.
Soit il n’y a pas de maillon faible « en soi », et donc personne n’est véritablement le
« maillon faible », soit personne n’était le maillon faible en soi, mais la stigmatisation
d’un individu par le groupe va bel et bien créer des maillons faibles. C’est ce que souligne
Howard Becker dans Outsiders, où il développe la théorie de l’étiquetage. Le déviant est
celui qui a été étiqueté comme ayant enfreint certaines normes, et qui -de ce fait- peut se
sentir obligé de vivre différemment. En un mot, les sanctions négatives qui vont être
infligées à l’individu jugé déviant vont contribuer à renforcer son identité de déviant. Si le
maillon faible est à l’origine une illusion créée par la société, il peut s’avérer de plus en
plus « réel » dès lors que le stigmatisé s’enfonce dans le rôle qui lui a été attribué.
3.1.1.3 Une expression subjective, relative au groupe
Enfin, Alain Touraine a également souligné que celui désigné comme « maillon
faible » est le moins performant d’un groupe donné. Une fois celui-ci mis à l’écart, si bien
qu’on ne le considèrera même plus comme faisant partie du groupe, un nouveau « maillon
faible » sera désigné, et ainsi de suite. En somme, il n’y a à terme que des maillons faibles,
à l’exception de celui qui restera le leader jusqu’au bout. Ces propos peuvent être mis en
lien avec le système « naturel » au sein duquel chacun est à la fois maillon fort et maillon
faible : la chaîne alimentaire. Une chaîne alimentaire est une suite relationnelle d’êtres
vivants où celui qui se situe à l’échelon supérieur se nourrit de l’être vivant qui le précède.
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Un exemple illustré
de chaîne alimentaire
Dans l’exemple précédent, la chaîne est la suivante : la mouche est mangée par le
crapaud qui est lui-même mangé par la vipère qui est elle-même mangée par l’écureuil.
Le crapaud, par exemple, est successivement prédateur (donc maillon fort) en ce qu’il
dévore la mouche ; puis victime (donc maillon faible) en ce qu’il est dévoré par la vipère.
Même chose ensuite pour la vipère. Ce schéma montre bien l’absolue nécessité de la
présence de maillons faibles, et illustre également le fait que nous sommes tous, toujours,
à la fois maillon fort et maillon faible. Sans la mouche, point de crapaud, donc point de
vipère donc point d’écureuil. L’interdépendance de fait crée une situation où tous les
êtres-vivants sont liés et reliés, mais surtout mis tour à tour dans les positions de maillon
fort et faible.
3.1.1.4 Les « maillons faibles » désignés ont néanmoins des points
communs
Les « maillons faibles » désignés par la société sont souvent les mêmes : c’est ce que
souligne René Girard dans Le Bouc émissaire. Le troisième stéréotype présenté dans son
livre explique comment les foules choisissent les « accusés ». « Il existe des traits
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universels de sélection victimaire et ce sont eux qui constituent notre troisième
stéréotype » : les victimes ne sont pas choisies au hasard. Certaines catégories de la
population sont plus exposées aux persécutions que d’autres. René Girard nous donne
quelques exemples de « critère de sélection victimaire » :
-­‐
Le critère religieux : une catégorie de la population ayant des pratiques et des
croyances différant de la majorité est plus susceptible de subir les foudres de la foule :
« Les minorités ethniques et religieuses tendent à polariser contre elles les majorités ».
-­‐
Le critère physique : « la maladie, la folie, les difformités génétiques, les mutilations
accidentelles et même les infirmités en général tendent à polariser les persécuteurs ».
Plus généralement, toute personne qui éprouve des difficultés à s’intégrer dans la
société de par sa condition physique remplit ce critère de sélection victimaire. Leur
« anormalité » dérange. René Girard insiste beaucoup sur cette dernière notion.
-­‐
Le critère social : « plus on s’éloigne du statut social le plus commun (…), plus les
risques de persécution grandissent ». Les catégories de la population les plus
marginalisées ont plus de chance de devenir des victimes de persécution. Les facteurs
de marginalisation sociale sont abondants : l’extrême pauvreté mais aussi l’extrême
richesse, la laideur mais aussi la beauté, le vice mais aussi la vertu.
Souvent, les victimes de persécutions remplissent plusieurs critères de sélection à la
fois. Plus ces derniers sont nombreux, plus « l’anormalité » se renforce et plus les
victimes sont exposées. On revient à l’idée de déviance, mais comme le montre Girard,
les normes étant souvent communes aux différentes sociétés, on peut faire émerger des
grands « types » de déviants
3.1.2 Le maillon faible : un personnage polémique à l’influence
complexe
Une de nos premières confrontations avec la perception qu’ont les autres du maillon
faible a été le sondage que nous avons réalisé. A la question « Quelle est la place du
maillon faible au sein d’un groupe ? », près de 43% des sondés écartent d’office le
maillon faible. Nous en avons déduit que ce dernier joue un rôle atypique pour l’équipe :
c’est une personne officiellement incluse au groupe, mais officieusement et
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psychologiquement en dehors de celui-ci. Nous nous sommes alors demandé si le maillon
faible pouvait être la limite du groupe, le membre qui servirait à le clôturer. Au contraire,
14,7% des sondés ont répondu que la place du maillon faible serait « en avant ». Dans ce
cas, le maillon faible est-il mis en avant avec ou bien contre la volonté des autres ? Y
aurait-il des avantages à placer le maillon faible dans une telle position ? Enfin, 42,2%
estiment que les différences relatives qu’a le maillon faible avec les autres membres du
groupe ne sont pas des raisons suffisantes pour faire de lui un exclu ou bien une personne
mise en valeur. Le maillon faible serait à mettre sur le même plan que ses camarades. En
somme, nous n’avons pas eu de réponse tranchée. Cette constatation est vraie pour
l’intégralité des questions de notre sondage : nous touchons donc bien à une
problématique complexe sur ce personnage ambigu qu’est le maillon faible.
Le rôle paradoxal que peut jouer le maillon faible au sein d’un groupe est illustré par
la pièce Ivanov, rédigée au XIXe par Tchekhov.
D’une part, le maillon faible est celui qui confère son identité au groupe. En effet, les
membres du voisinage ont beau vouloir couper les ponts et se dire ravis de ne pas voir
Ivanov, toutes leurs conversations tournent autour de lui. Cette « préoccupation »
commune les rapproche: Ivanov a beau être le maillon faible, il n’en est pas moins le
maillon central. Comme le dira Alain Touraine lors de notre entretien, la présence d’un
maillon faible est nécessaire pour qu’un groupe puisse se définir comme tel.
D’autre part, il pousse certains personnages à se dépasser. Ainsi, l’épouse d’Ivanov,
pourtant gravement malade, fait face à la maladie pour soutenir son mari qu’elle juge plus
faible qu’elle-même. Sacha va plus loin et voit Ivanov comme un défi à relever : « c’est
un homme droit, malheureux, un incompris ; je l’aimerai, je le comprendrai, je le
ramènerai à la vie. Je remplirai ma tâche. C’est décidé ! ».
Néanmoins, cette réaction face à un individu plus faible reste minoritaire. En effet,
tous les autres membres du voisinage se complaisent dans leur situation, et plus
précisément dans leur inactivité, dans la mesure où ils considèrent qu’ils ne peuvent être
le poids principal du groupe, Ivanov tenant déjà ce rôle avec brio.
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En découle donc une scission au sein du groupe, entre ceux soutenant le maillon
faible et les autres. Ivanov est dès lors un sujet de discorde. On notera que cette
différence d’opinion sur Ivanov est due à une perception différente du personnage. Sacha
considère qu’ « Ivanov est seulement coupable d’être trop faible », et le dédouane de toute
responsabilité. Elle est tirée vers le haut par la présence du faible qu’elle juge digne d’être
aidé. En revanche, les autres ont bien compris que ce maillon faible a cessé de se battre et
se contentent de le dénigrer en se félicitant de ne pas être comme lui, sans pour autant être
bien plus actifs. Se dessine donc une distinction entre le maillon faible qui cherche à se
surpasser et celui qui a baissé les bras, avec à la clé une réaction différente du groupe.
Nous mettrons en avant les différents points évoqués ici au cours de notre travail de
recherche.
3.2 Le maillon faible : un handicap
L’intuition première mène directement à penser que le maillon faible est, par
définition, un handicap.
3.2.1 L’évolutionnisme de Darwin
Dans De l’Origine des espèces (1859), Darwin explicite la théorie de l’évolution,
dont l’un des principaux apports est le principe de sélection naturelle par l’environnement.
Seuls les individus « génétiquement aptes » résisteront et vivront. Dans ce cadre de lutte
pour la vie, de survie du plus apte (cf. Spencer), le maillon faible est voué à disparaître.
En effet, peu adapté à son environnement, il ne parvient pas à s’acclimater, si bien qu’il
finit par succomber. Sa constitution génétique est également amenée à être modifiée :
dans ce modèle, ce n’est pas uniquement le maillon faible qui disparaît mais aussi ses
caractéristiques génétiques « défaillantes ». Ce processus de sélection naturelle contribue
à renforcer l’espèce (on élimine peu à peu les gènes faibles) et assure la régulation de la
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population. Pour Charles Darwin, le plus faible n’est assurément pas un atout, mais au
fond il n’est pas non plus néfaste, dans la mesure où il disparaît « naturellement ».
Néanmoins, Darwin évoque à un unique moment de son ouvrage le danger que peut
constituer le maillon faible qui survit : « Nous autres hommes civilisés, au contraire,
faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l'élimination ; nous
construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des
lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habileté pour conserver la vie de
chacun jusqu'au dernier moment. Il y a tout lieu de croire que la vaccination a préservé
des milliers d'individus qui, à cause d'une faible constitution, auraient autrefois succombé
à la variole. Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature »,
dans La filiation de l’homme (1871).
C’est cette affirmation qui a ouvert les portes aux extrapolations des propos de
Darwin.
3.2.2 Du darwinisme social au malthusianisme
Le darwinisme social de Spencer ou de Galton est un prolongement (perverti) de la
théorie évolutionniste de Darwin. Selon eux, le maillon faible doit être livré à lui-même :
le mécanisme de l’évolution ne doit pas être contrarié par l’intervention d’un tiers
(souvent l’Etat) dont le but serait de combler les lacunes des maillons faibles pour leur
permettre de persister. En effet, la présence de tels individus est néfaste dans la mesure où
elle freine le progrès de l’espèce, vu que les gènes défaillants des « maillons faibles »
survivants restent présents, la sélection naturelle ayant été biaisée.
Malthus ne met pas l’accent sur l’évolution génétique, mais sur les ressources
limitées dont dispose la planète. Dans son Essai sur le principe de population, publié en
1798, il avance la chose suivante : « Au grand banquet de la nature, il n'y a point de
couvert disponible pour lui (i.e. le maillon faible) ; elle lui ordonne de s'en aller, et elle ne
tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution ». Le cas échéant, les ressources
viendront à manquer et la famine adviendra. Le maillon faible qui survit est donc bel et
bien un handicap, dans la mesure où il occupe une place que la nature n’avait pas prévue.
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3.2.3 L’ultralibéralisme : le maillon faible est un fardeau
Obamacare est certainement l’une des réformes sociales les plus importantes de ces
dernières décennies. Elle a également été l’une des plus difficiles à mettre en place par
l’administration Obama, tant l’opposition était féroce. Dans un Etat bâti sur les
fondements de la liberté et de l’autonomie, et nourri aux idées ultralibérales d’un Milton
Friedman, comment faire accepter un système de protection sociale favorable aux plus
démunis ?
L’importance de la stigmatisation du maillon faible au sein de la société peut se lire
en filigrane de l’évolution des réformes économiques qui ont été entreprises de la fin des
années 1970 à nos jours. A ce titre, les tenants de l’école ultralibérale, aux premiers rangs
desquels se trouve Friedman, se situent dans la lignée d’auteurs comme Malthus,
affirmant qu’aucune protection et qu’aucune aide ne devraient être apportées aux
nécessiteux (i.e. les maillons faibles de la société). Aucune intervention de l’Etat n’est à
envisager ; l’équilibre économique et social est « naturel » et ne saurait être modifié par
l’action d’un tiers.
A priori, si l’on suit cette logique en faisant fi des contraintes économiques qui
motivent souvent ces décisions, remettre en question les régimes de protection sociale,
c’est considérer que les dépenses allouées par l’Etat aux plus pauvres ne sont que
gaspillage. C’est donc, ensuite, considérer qu’il n y a aucun intérêt à protéger les plus
démunis en instaurant un modèle d’Etat Providence. C’est donc, enfin, souligner que ces
nécessiteux ne sont, en aucun cas, un atout pour le collectif, mais pire que cela, qu’ils
deviennent un véritable fardeau pour ce dernier dès lors qu’ils deviennent une charge
financière, un fardeau imposé à tous.
C’est sur les fondements décrits ci-dessus que repose l’ultralibéralisme naissant des
années 1980. Le raisonnement est le suivant : pourquoi cotiser pour d’autres alors même
qu’ils n’ont rien à m’apporter ? Logique d’assistance, vivre aux crochets de l’Etat,
profiter des allocations : la sémantique est ici d’une aide précieuse et souligne le malaise
d’une société fractionnée entre les riches d’un côté et les pauvres de l’autre, à l’image de
Sybil, pays imaginaire de l’ouvrage Sybil ou les deux nations de Disraeli (1845) : il y
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aurait deux nations dans chaque nation, « deux nations entre lesquelles il n’y a ni relation,
ni sympathie ; qui n’ont ni même éducation, ni mêmes sentiments, ni mêmes mœurs,
comme si elles habitaient deux zones différentes ». Le maillon faible, dans l’optique
ultralibérale, est un parasite, et lui venir en aide est une incitation au laisser-aller et va
donc à l’encontre de la méritocratie.
3.2.3.1 Le « maillon faible » : un membre du groupe ?
Le sociologue Robert Castel, cité dans l’ouvrage Refaire société5, coordonné par
Rosanvallon, affirme que nous vivons de plus en plus dans une « société d’individus ».
« La dynamique de promotion de l’individu s’est poursuivie et continue à s’affirmer d’une
manière de plus en plus conquérante à travers la réussite des gagnants des transformations
{…}. Mais elle s’est simultanément inversée pour les perdants de cette grande
transformation qui se retrouvent invalidés en tant qu’individus parce qu’ils ne disposent
plus des conditions nécessaires pour se conduire d’une manière autonome », poursuit-il.
C’est que la révolution individualiste n’est pas bénéfique à tous. Les perdants, en
d’autres termes, les maillons faibles, se retrouvent donc immergés dans un système au
sein duquel, livrés à eux-mêmes, ils ne peuvent subvenir à leurs propres besoins. Là est le
revers de la médaille : l’individu, non soutenu par la béquille de la société, est abandonné.
Cette transformation marque également l’âge d’or de la performance. Tout n’est
question que de performance, particulièrement au travail, si bien que la productivité,
érigée en idéologie, devient productivisme. Le marché devient l’avatar de cette mutation :
tout désormais est dicté par lui.
Ces évolutions ont des répercussions sur certains individus en ce qu’elles défont le
compromis social, à savoir l’équilibre entre les exigences du marché en termes de
rentabilité et l’exigence de doter les travailleurs d’un minimum de droits et de protection
sociale, ces derniers étant perçus comme des obstacles.
5
Dans un chapitre intitulé « Les ambiguïtés de la promotion de l’individu ».
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Où donc est la place du maillon faible dans une société qui tend à le rejeter ? La
question n’est ici pas tant de savoir s’il constitue un atout pour le collectif que de
déterminer s’il peut prétendre appartenir au collectif.
3.2.4 Le maillon faible peut nuire à la cohésion
Premièrement, prenons le cas où le maillon faible est le « bouc émissaire » du groupe.
La peur de devenir le bouc émissaire pousse au même comportement que la volonté d’être
le meilleur : on se fait un rival parmi ses coéquipiers, un adversaire interne qu’on cherche
à dépasser. Cette attitude peut fragiliser le collectif puisqu’elle éloigne les membres de
l’équipe au lieu de les souder. On est plus proche de la rivalité que de l’émulation. Pour
qu’il y ait émulation, chaque membre du collectif doit chercher à donner le meilleur de
lui-même et non pas chercher à être le meilleur de l’équipe. Cette peur de devenir le bouc
émissaire n’est donc pas bénéfique au groupe puisqu’elle entraîne un esprit de
compétition entre les membres du collectif.
Deuxièmement, situons nous dans le cas où le maillon faible est devenu la mascotte
du groupe. Selon Alain Touraine, cette mise en avant d’un membre de l’équipe ne peut
être bénéfique : mettre en avant une mascotte revient à personnifier le groupe, et donc à le
considérer davantage comme une somme d’individus que comme un groupe, ce qui
est un frein à la cohésion, et donc à l’action collective.
3.3 Le maillon faible : un mal nécessaire ?
3.3.1 Maillon faible et régulation
3.3.1.1 En économie, le maillon faible est nécessaire à la régulation du
marché.
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Friedrich Von Hayek6 est un partisan de l’autorégulation du marché, qui serait régie
par un « ordre naturel ». En effet, les prix agissent comme des « signaux », indiquant aux
investisseurs les secteurs rentables. Une mauvaise lecture de ces derniers par une firme
entraîne un investissement inefficient dans un secteur obsolète. Cette firme est justement
notre maillon faible, celle qui n’a pas su exploiter l’information mise à sa disposition.
Selon Hayek, il ne faut pas lui venir en aide, dans la mesure où elle a, elle aussi, un rôle à
jouer dans la régulation de cet « ordre spontané » qu’est le marché. Maillon « faible », elle
n’en est pas moins un maillon de l’immense chaîne que forme l’économie libérale. En
investissant dans un secteur non rentable, elle risque de faire faillite. Néanmoins ce n’est
pas néfaste dans la mesure où elle va indiquer aux autres entreprises les secteurs dans
lesquels l’investissement est déconseillé. Ce qu’Hayek appelle la « sélection naturelle »
participe donc au bon fonctionnement du système. Plus précisément encore, supprimer le
maillon faible en lui venant en aide (via des aides publiques, une recapitalisation, une
nationalisation) revient à s’introduire dans un système bien trop complexe, et donc à le
mettre en péril : en économie, l’absence de maillon faible est donc une anormalité
dangereuse.
3.3.1.2 Le maillon faible contribue à la régulation sociale
Si le « maillon faible » est nécessaire à la régulation d’un point de vue économique,
sa présence a également un impact majeur sur la régulation sociale.
Tous les groupes sociaux instituent des normes régissant la vie commune, et
s’efforcent de les faire respecter. Qui veille à ce que ces normes soient effectivement
observées ? Par quels moyens agir ? Certes, il est possible de recourir au « contrôle social
formel », qui consiste à faire intervenir un spécialiste (juge, assistante sociale …).
Néanmoins, cette forme de contrôle est minoritaire. En effet, la société s’autorégule en
grande partie en appliquant des « sanctions informelles » : chaque individu, par un regard,
une remarque, un processus de mise à l’écart, est en réalité le gendarme de tous ses pairs.
Celui qui s’écarte de la norme est stigmatisé par tous les autres, qui sont les
« entrepreneurs de la morale » : c’est le « déviant », l’outsider comme l’appelle Howard
Becker. En désignant ainsi certains de ses membres, le groupe pointe du doigt le
6
Friedrich August von Hayek, Droit, législation et liberté (1976).
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« mauvais exemple » et donne un aperçu des sanctions qui seraient susceptibles de
toucher celui qui s’éloignerait de la norme.
Or, comme le soulignait Alain Touraine, celui qui est désigné comme « maillon
faible » est souvent un individu déviant, ne correspondant pas aux normes. Ainsi, on peut
dire que désigner un maillon faible permet d’assurer le respect des normes préalablement
instaurées au sein du groupe. Qui voudrait devenir B… à la place du B… ? La pression
sociale se voit renforcée par la stigmatisation effective d’un individu : il est « celui qu’il
ne faut pas devenir », le mauvais exemple. La constatation de sa mise à l’écart dissuade
tout autre membre de déroger aux normes, de peur de subir le même sort. Le maillon
faible est donc, à ses dépens, un outil de régulation sociale.
3.3.2 Maillon faible et cohésion
3.3.2.1 Le maillon faible est un atout pour la cohésion
Selon François Peltier, l’équipe marche bien, y compris et surtout avec son maillon
faible. Il va ainsi à l’encontre de la doxa, selon laquelle le maillon faible est la limite de
l’équipe. Au contraire, il est bien un « maillon » de la chaîne. Dès lors, il appartient au
reste de l’équipe de renforcer ce maillon : c’est la complémentarité. Cette dernière est
tout d’abord nécessaire puisqu’une équipe qui considère que seuls les meilleurs sont utiles
fragilise le collectif en excluant un ou plusieurs de ses membres. Mais plus que nécessaire,
la complémentarité est en réalité la raison d’être du collectif. Le système d’entraide, de
compensation des défauts des membres d’une équipe est ce qui rassemble ses coéquipiers.
Ainsi, on en arrive à dire que c’est grâce à la faiblesse des membres de l’équipe que le
collectif existe.
On peut donc dire que, selon Peltier, pas de groupe sans maillon faible. Nous allons
maintenant voir que, sans maillon faible, il n’y aurait sans doute plus de groupe dès
l’apparition de la moindre tension.
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3.3.2.2 Le maillon faible est le dernier recours avant la dislocation du
groupe en cas de crise
Dans Du conflit à la motivation, Yves Enrègle7 distingue cinq types de « pouvoir »,
tous représentés au sein du village d’Astérix. Ce dernier est l’Entrepreneur (i.e. celui qui
donne les directives), tandis qu’Obélix est le Producteur qui s’impose en tant que leader
grâce à ses capacités hors du commun. Le chef du village est le leader Administratif, qui
coordonne les deux premiers types de personnages et tire son autorité de la volonté
populaire. Vient ensuite Panoramix le druide, qui est l’Intégrateur. Il tire son pouvoir de
sa capacité à rassembler les autres autour de lui, du fait de son charisme naturel. Lorsque
la zizanie s’installe dans le village, ce personnage prend ses fonctions : étant donné le
respect que lui vouent les autres villageois, ces derniers vont instinctivement faire bloc
autour de lui en temps de crise. Capable de rester calme et de prendre du recul, il redonne
de la force aux autres et est de ce fait au cœur de la dynamique de cohésion. Il semble
donc être le principal atout du groupe. Reste une dernière source de pouvoir :
l’Intégrateur négatif. Elle consiste en la capacité d’une personne à rassembler un groupe
non pas autour d’elle, mais contre elle. En l’occurrence, il s’agit d’Assurancetourix le
barde. Les villageois ont beau être fréquemment divisés et passer leur temps à se battre,
tout le monde s’entend sur un point : ce barde est une calamité. Lorsqu’il tente de chanter,
tous s’accordent pour revoir l’échelle des priorités et s’allient pour éviter une sérénade qui
débouchera inévitablement sur un orage. En réalité, le barde, que nous pouvons ici
appeler « maillon faible », est un personnage indispensable, un dernier recours lorsque
toutes les autres formes de pouvoir ont échoué et que la zizanie s’est installée. Il sert de
«relais », et laisse le temps à l’Administratif de reprendre les choses en main. Pendant que
tout le village agit comme un seul homme pour empêcher le barde de jouer, le chef du
village dispose en effet d’un laps de temps et peut ainsi reprendre le contrôle de la
situation.
Yves Enrègle souligne également qu’il est l’intégrateur sur lequel on peut toujours
compter, qui ne peut échapper à son rôle. C’est d’ailleurs de là que vient son nom : il
protègera toujours le village de la dissolution et est donc une « Assurance tout risque ».
7
Cette partie est particulièrement développée au chapitre « Pourquoi Astérix n’est-il pas chef ? »
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Là est d’ailleurs sa seule et unique fonction, et les Gaulois en sont bien conscients
puisqu’ils le gardent au sein du village en dépit de son absence de talent pour le chant (ce
qui est pourtant, on notera, assez problématique pour un barde). De toute manière, on ne
le laisse jamais chanter, puisqu’un villageois l’assomme toujours avant, par précaution.
Yves Enrègle constate la présence fréquente d’intégrateurs négatifs dans le monde de
l’entreprise, c'est-à-dire d’individus que l’on recrute pour effectuer une tâche … qu’on
leur empêchera quasiment systématiquement de faire : leur véritable fonction est de faire
l’unanimité contre elles. Assurancetourix est certes un mauvais barde, mais il est un
excellent exutoire. Toutes les tensions sont projetées sur le maillon faible, ce qui permet
d’apaiser les relations entre les autres membres du groupe.
Cette idée est également celle de René Girard 8 . En effet, l’état de confusion
généralisée met en péril l’unité du groupe, et l’affaiblissement des liens sociaux favorise
le repli sur soi. On observe alors chez chacun une tendance à accuser d’autres individus
du groupe de « crimes indifférenciateurs », c’est-à-dire d’actes qui remettraient en
question les fondements de l’ordre social et culturel. « Les persécuteurs finissent toujours
par se convaincre qu’un petit nombre d’individus, ou même un seul peut se rendre
extrêmement nuisible à la société tout entière, en dépit de sa faiblesse relative ». Un tel
comportement ne permet pas de résoudre les problèmes auxquels la société fait face : la
foule recherche des coupables au lieu de s’attaquer aux causes naturelles de la crise.
Néanmoins, cette volonté commune réunit la foule autour d’un même but, et contribue
donc à la cohésion sociale. Le repli sur soi n’est plus d’actualité : tous sont unis face au
bouc émissaire qui viendrait prétendument remettre en question l’ordre social.
3.3.2.3 Le maillon faible exerce une forme de leadership
Peut-on vraiment parler de leader, dans la mesure où l’intégrateur négatif exerce un
pouvoir à ses dépens ? Oui, répond Enrègle. Sa présence modifie les comportements des
autres membres du groupe, il participe donc à la « structure du pouvoir » et en est même
en cas de crise le dernier recours permettant aux autres formes de pouvoir, et notamment à
8
Cf. René Girard, Le Bouc émissaire (1982)
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l’Administratif, de reprendre sa place. On peut ajouter à la pensée de l’auteur que le
maillon faible protège en particulier le chef et assure ainsi l’efficacité du commandement.
En effet, prenons un groupe sans maillon faible. Si une opération se passe mal, contre qui
se retourner, sinon contre le chef qui a pris la décision ayant mené à l’échec ? Qui tenir
pour responsable ? Le leader peut se trouver décrédibilisé et s’attirer l’animosité des
autres membres. La présence d’un bouc émissaire peut, en revanche, permettre une
dilution de la responsabilité. Nous pouvons revenir ici à l’exemple du soldat Lawrence
dans Full Metal Jacket : le sergent instructeur Hartman avait pour rôle de former les
soldats à la guerre, et au lieu d’être accusé du retard du soldat Lawrence, il a réussi à
retourner le groupe contre celui-ci, à en faire un bouc émissaire. Il n’a donc pas été accusé
d’un quelconque échec. Nous reviendrons ultérieurement sur ce concept de
déresponsabilisation du chef grâce au bouc émissaire.
Revenons désormais à l’articulation des différentes formes de pouvoir au sein d’un
groupe. Les individus de même « type » auront naturellement tendance à mieux
s’entendre. Pourtant, un groupe d’individus de type Administratif mènera à une gestion
bureaucratique de la firme, de même qu’une équipe formée d’Entrepreneurs (comme
Astérix) aura tendance à courir tous les lièvres à la fois. On peut donc dire qu’un certain
niveau de tension dans un système est un signe d’une potentialité de bon fonctionnement,
à la seule condition que ces tensions puissent être régulées. Cette cohésion va être obtenue
en recourant à des pouvoirs « irrationnels », fondés sur le charisme ou l’affection. On
retrouve ici les rôles d’intégrateurs, et notamment d’intégrateur négatif. L’organisation se
fait « naturellement » puisqu’il n’y a pas besoin de se concerter pour se liguer contre le
barde, de la même manière qu’il n’y a pas besoin de se concerter pour respecter le druide.
Yves Enrègle les qualifie de « pouvoirs structurants », par opposition aux « pouvoirs
efficients » que seraient Astérix et Obélix, toujours dans l’action. Ces pouvoirs
structurants sont des « antidotes » qui assurent la cohésion du groupe, pour reprendre le
vocabulaire employé.
3.3.3 Maillon faible et valorisation
Comme dit précédemment, personne ne veut être B… à la place du B… : c’est ce que
montre l’expérience de Robin que nous avons introduite en accroche. Mais outre cette
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pression exercée par la honte et l’angoisse de devenir à son tour le moins performant, on
peut dire que le maillon faible peut contribuer à la productivité globale du groupe. En
effet, il peut « décomplexer » les autres membres du groupe qui vont, de ce fait, oser
davantage. En somme, il rassure dans la mesure où il sert de « faire-valoir ». C’est
d’ailleurs ce qui ressort du sondage : la présence d’un individu performant toujours moins
bien que les autres est vécue par plus d’un tiers des sondés comme bonne pour leur moral.
Alain Touraine a également souligné que le maillon faible peut par exemple ralentir le
groupe … au grand soulagement de la plupart qui auraient eu du mal, en son absence, à
tenir le rythme.
C’est dans cette optique que nous nous sommes intéressés à la télé-réalité. Nous
avons obtenu un entretien avec François Jost, spécialiste des médias et auteur de
nombreux romans sur l’évolution de la télévision. Ce dernier est parti d’un constat : ces
émissions jouent de plus en plus sur les candidats mis en scène comme des « maillons
faibles ». Pourquoi ? La télévision est de moins en moins « bienveillante », tourner en
ridicule ne choque plus et permet même de faire de l’audience. Comment expliquer cela ?
Selon François Jost, les spectateurs ont ressenti le besoin de voir apparaître à la télévision
des personnages « comme eux », et non pas des surhommes. A côté d’eux, le spectateur se
sent peu de choses, et ressent donc une certaine pression. Or, ce sentiment d’infériorité est
incompatible avec le moment de détente que le spectateur recherche : en témoignent les
succès d’audience de séries américaines centrées sur des « maillons faibles » telles que
Ugly Betty, Girls, The Big Bang Theory et bien d’autres. Cependant, ces personnages ne
sont pas seulement « comme » ceux qui les observent à travers leur écran : ils sont
généralement « moins bien » qu’eux. Ce qui compte est donc la position du spectateur par
rapport au héros : pour que la télévision parle davantage à ceux qui la regardent, on a mis
en avant des anti-héros. Chacun peut s’y comparer de façon avantageuse. En résulte un
phénomène de valorisation du téléspectateur, qui décomplexe et gagne confiance en lui.
La présence d’un maillon faible au sein d’un groupe a donc le même effet sur les
membres de l’équipe que la mise en scène d’un « anti héros » sur les téléspectateurs : la
mise en valeur.
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3.3.4 Maillon faible et innovation
3.3.4.1 Le déviant est à la source du changement social
Revenons au cas du « déviant », stigmatisé et donc catégorisé comme « maillon
faible ». Ce dernier ne répond pas à la norme, sort du cadre et bouleverse l’ordre établi.
En cela, n’est-il pas aussi et surtout un facteur d’évolution ? Il remet en question les
normes, et pousse donc à leur amélioration. Ainsi, les homosexuels étaient taxés
d’outsiders par la plupart de la population française dans les années 70. Leur
comportement était « déviant », au sens où être homosexuel ne correspondait en rien à la
norme en vigueur à l’époque. Si la société a évolué, et les normes avec elle, c’est
notamment grâce à ces « outsiders » d’autrefois, qui ont fait prendre conscience des
limites du système. En s’éloignant de la norme, lesdits « déviants » sont les principaux
vecteurs du changement social.
3.3.4.2 Le déviant est l’innovateur
Adoptons ici un point de vue économique. Comme disait Einstein, « Innover, c’est
penser à côté ». Cette affirmation nous pousse à nous intéresser à la figure de
l’entrepreneur-innovateur mise en avant par Schumpeter9 dans la mesure où ce dernier,
parce qu’il innove, n’entre pas dans la norme. La confrontation de la théorie de la
déviance et la pensée économique de Schumpeter peut donc laisser croire qu’il existe une
déviance positive pour la société : lorsque le maillon faible, parce qu’il est déviant,
devient innovateur.
En effet, l’innovation est toujours en tension dialectique avec la norme : l’innovation,
si elle agit dans un premier temps contre la norme, finit par devenir norme elle-même.
Dès lors, l’innovateur est toujours d’abord déviant avant de devenir innovant.
Pour reprendre les termes de Schumpeter, l’innovateur est « l’homme des
combinaisons nouvelles ». C’est celui qui sait prendre des risques et n’hésite pas à rompre
9
J.-A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique (1911)
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avec l’ordre dominant et la norme instituée. L’innovateur-déviant un « nageur à contrecourant ».
Nous sommes donc ici dans une situation où le maillon faible, par sa déviance,
devient innovateur. La déviance est donc positive et l’on peut dès lors dire que l’action du
maillon faible-innovateur-déviant est ici un atout pour le collectif. Mieux, son innovation
devenant norme, il n’est donc plus jugé comme maillon faible et d’autres prendront sa
place.
3.4 Le maillon faible n’est ni un atout ni un inconvénient : il est la
manifestation de la faiblesse du groupe
3.4.1 L’analyse d’Alain Touraine
Revenons à l’expression de « maillon faible », lourde de sens. En effet, lorsqu’on
parle de maillon faible, on parle de chaîne, et plus précisément de l’endroit où la chaîne
va se briser. Mais, est-ce pour autant le maillon, c’est-à-dire l’individu, qui est faible ? Le
terme est, on l’a vu précédemment, tout à fait arbitraire : nous pourrions tous être maillons
faibles tour à tour, y compris le leader, et ce parce que le groupe en a décidé ainsi. Pour
Alain Touraine, la question qui se pose est la suivante : être maillon faible, est-ce la
nature de la personne, ou est-ce la chaîne qui est faible ? Le maillon faible serait donc
la manifestation du manque de confiance en lui d’un groupe. Consciente de sa fragile
cohésion, une équipe aura naturellement tendance à stigmatiser un de ses membres. On
peut appliquer cette idée à l’ensemble d’une société : « le maillon faible peut être étranger,
on entre dans le thème du préjugé racial, de la xénophobie, on est dedans jusqu’au cou ».
Selon Alain Touraine, une grande part du travail que le groupe a à faire sur lui
même consiste à «s’étudier de manière à chercher le plus attentivement possible en lui,
quels sont ceux qui, dans quelles circonstances, dans quel contexte, risquent de devenir
des maillons faibles ». En somme, il doit se connaître afin de pouvoir compenser, au
moment venu, les faiblesses individuelles de ses membres. C’est en cela que réside son
objectif principal : « le groupe élimine les définitions non données en termes de groupe ».
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Le maillon faible n’est donc pas un atout, mais plutôt un indicateur du niveau de cohésion
au sein d’un groupe. Quand, en situation de crise, le groupe compense si bien la
performance de l’individu « défaillant » que sa présence en devient presque imperceptible,
alors il a atteint son but. Touraine cite ici Emile Durkheim10, selon qui « le social ne doit
être expliqué que par le social », en soulignant que cette idée peut être appliquée à la
micro société qu’est le groupe. Ce dernier, s’il s’est accompli en tant que groupe, doit être
irréductible à ses parties, être bien plus que la somme de ses individus qui le composent :
une « conscience collective » doit en émaner, pour reprendre une nouvelle fois un terme
de Durkheim. La véritable réussite correspond donc au moment où le maillon faible n’est
ni un atout ni un inconvénient, mais où il cesse tout bonnement d’exister en tant
qu’individu, dans la mesure où seul le groupe, indivisible, a une importance. Pour résumer,
« toute manière de traiter un groupe par les individus est mauvaise. Traiter utilement un
groupe, c’est le traiter en tant que groupe. »
Reste donc à articuler les forces et les faiblesses des différents membres du groupe,
pour que celui-ci devienne véritablement un « collectif ». Nous citerons ici François
Peltier, spécialiste de la question. Selon lui, une fois que les membres du groupe ont
accepté leurs faiblesses et ont pris conscience de leurs forces, le manager a pour rôle
d’articuler les caractéristiques de chacun. Ainsi lorsque la complémentarité de nature des
membres de l’équipe a été constatée, il s’agit de mettre en place une complémentarité de
fonction en attribuant à chacun des responsabilités différentes. Cette tâche est complexe
puisque les comportements des membres du groupe diffèrent en fonction des situations, et
de leurs enjeux. La complémentarité de fonction requiert ainsi des ajustements au niveau
des relations interpersonnelles et de l’organisation en prenant compte le contexte. Les
ajustements doivent aussi être faits par les autres membres de l’équipe en cas de
défaillance temporaire d’un équipier : un membre de l’équipe doit pouvoir réagir et
s’adapter au comportement du maillon faible temporaire. Alors, comme le disait Touraine,
la faiblesse des uns étant compensée par la force des autres grâce à une organisation
optimale, on cesse de penser le groupe par rapport à ses membres, pour le penser
10
Émile Durkheim, « Qu’est ce qu’un fait social ? » (Chapitre 1) in Les règles de la méthode sociologique,
1895.
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pleinement en tant que groupe. Le maillon faible n’a plus lieu d’être, seul le collectif
subsiste.
3.4.2 La crise à l’origine de l’émergence du maillon faible
L’analyse sociologique du terme « maillon faible » dont nous a fait part Alain
Touraine a changé la vision que nous avions du sujet. Selon lui, le problème n’était pas à
chercher dans la personne désignée comme « maillon faible », mais dans le groupe luimême. Le maillon faible n’est pas le responsable des problèmes du groupe, il en est la
victime.
En observant les grandes persécutions collectives de notre histoire, René Girard
remarque que celles-ci apparaissent le plus souvent en période de crise sociale et
culturelle. La crise provoque la formation de foules capables de se substituer aux
institutions. La société en est alors affectée : le social y disparaît, les règles qui prévalaient
sont abolies et les différences entre les individus ou groupes d’individus deviennent de
moins en moins percevables. Le résultat de la crise est donc une confusion généralisée.
Nous déduisons de ce premier stéréotype que le maillon faible apparaît le plus souvent en
temps de « crise sociale et culturelle ». L’existence d’un maillon faible au sein d’un
groupe est d’abord due à une désorganisation interne en moment de crise, comme nous
l’avons évoqué précédemment. Avant la responsabilité du maillon faible, c’est donc la
responsabilité du groupe entier qui devrait être remise en question. Selon Girard,
l’existence d’un maillon faible est donc un fruit du contexte, il apparaît en situation de
crise et donc quand le groupe est faible.
3.5 Le maillon fort est-il le maillon faible ?
3.5.1 Ce n’est pas toujours là où l’on s’y attend que la chaîne casse
Selon François Peltier, tout le monde est le maillon faible dans un registre ou un
autre au sein du collectif. En effet, sa méthode d’analyse des profils psychologiques met
en évidence les domaines dans lesquels un individu est plus ou moins présent. Ainsi, dans
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le cadre du sport, un joueur pourra être bon sous l’angle de la collaboration, mais plus
faible sous l’angle de la technicité. On ne peut donc pas parler d’un maillon faible qui à
lui seul pénalise l’équipe mais d’une équipe de maillons faibles selon différents critères.
Dès lors, l’important est d’accepter cette position de maillon faible dans le registre
qui est propre à chacun. Les membres du collectif doivent donc savoir faire preuve
d’humilité, sans quoi le collectif en est pénalisé. Le membre le plus certain, qui n’accepte
pas sa faiblesse, est en fait le maillon faible du groupe. Il devient un obstacle à la
complémentarité, dynamique structurant le groupe et renforçant le collectif. En outre, ce
membre du collectif n’analyse pas suffisamment la situation dans laquelle il se trouve ; il
manque d’adaptabilité au cœur de l’action. Ainsi, c’est celui qui apparaît comme le
maillon le plus fort qui fragilise la chaîne. Que ce soit par réelle compétence dans tous les
domaines ou par seule certitude, cet individu ne se laisse pas compléter par le reste de
l’équipe, il pense pouvoir jouer seul et n’accepte l’aide de personne. Il fragilise donc le
collectif par manque d’humilité.
Selon l’analyse de François Jost, on trouve un exemple de ce genre de
comportement dans l’émission de télé-réalité Masterchef. En effet, dans cette émission,
une épreuve consiste à faire deux groupes qui doivent désigner un leader. Chaque groupe
a pour mission de préparer un repas complet pour un grand nombre de personnes, dans
une cantine par exemple. La manière la plus efficace de procéder serait que le chef
répartisse les tâches au sein du groupe afin que chacun des talents soit utilisé au mieux.
Cependant, on observe souvent au cours de cette épreuve la contestation d’un des
membres du groupe qui considère qu’il cuisine mieux que le chef élu et qui souhaite être
présent sur tous les ateliers et réaliser l’ensemble du repas lui-même. Cet individu se
positionne lui-même comme le maillon fort du groupe, or c’est lui qui pénalise son équipe
puisqu’il ne peut pas tout réaliser tout seul, malgré ses grandes capacités. En n’acceptant
pas la participation de ses coéquipiers, il empêche son équipe de finir l’épreuve dans les
temps. C’est donc cet individu qui constitue le véritable maillon faible de l’équipe.
Dans d’autres cas, c’est le chef lui même qui confond sa désignation comme
leader avec une désignation comme maillon fort du groupe. Il pense alors devoir tout
effectuer par lui-même et ne souhaite pas déléguer ses responsabilités aux autres membres
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du collectif. C’est en raison d’une mauvaise interprétation de son rôle que le chef devient
le maillon faible du groupe.
Nous pouvons relier ce dernier exemple aux conclusions des différentes épreuves
que nous avions faites lors de la semaine à Laon et à Coëtquidan. Vincent Passot, l’un des
chefs de groupe, avait insisté sur la position que le chef doit avoir lors des épreuves : il
doit se placer en retrait du groupe de sorte à pouvoir prendre du recul sur le feu de l’action.
Ainsi, il peut observer ce qui est en train de se passer, les difficultés auxquelles font face
les autres membres du groupe, entendre les différentes idées qu’ils ont. Le fait de ne pas
faire partie des débats ou de ne pas prendre part à l’action permet au chef de réfléchir et
finalement de trancher, de choisir quelle solution va être mise en place ou quel problème
doit être réglé en premier. En outre, sa prise de parole étant plus rare, elle a donc plus
d’effet sur le reste du groupe.
Le « connais-toi toi-même »11 de Socrate s’applique à l’action collective : chacun
des membres du groupe doit connaître ses qualités et ses défauts, savoir dans quel
domaine il est un maillon faible, et quelles sont les limites de sa fonction. Ainsi, ses
actions seront bénéfiques au groupe puisqu’il lui apportera sa contribution sans écraser
celle des autres et évitera de pénaliser le groupe par méconnaissance de sa place en son
sein.
3.5.2 Le maillon fort : une construction collective potentiellement
néfaste
Le maillon fort est le membre du groupe qui paraît n’avoir aucune lacune, qui
semble bon dans tous les domaines. Dans le meilleur des cas, le groupe le met sur un
piédestal et lui confère le rôle d’exemple. Chacun des membres du groupe va vouloir
ressembler à ce maillon fort et fera de son mieux pour atteindre son niveau, ce qui crée
une émulation. Cependant, il y a un risque qu’au lieu d’encourager l’émulation, cela mette
en place une rivalité au sein du groupe : chacun des coéquipiers cherche à être le meilleur
à son tour et son ennemi devient intérieur au groupe. On se retrouve dans la situation où
chacun redoute de prendre la place du bouc émissaire.
11
Cité par Platon, dans Charmide (vers 405 av. J.-C.).
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Au contraire, le groupe peut décider de se reposer sur ce maillon fort et ainsi ne
plus faire d’efforts pour mener à bien ses projets. C’est le pire scénario qui puisse arriver
dans le cas de la nomination d’un maillon fort au sein d’un groupe.
D’autant plus que ce maillon fort n’est qu’une construction du groupe, comme le
montre François Peltier. Aucun membre du collectif ne correspond à l’idée qu’on a d’un
maillon fort impeccable. « Il n’a pas de défaut, si ce n’est qu’il n’a pas de défaut. », disait
Pline le Jeune, pour montrer que l’être irréprochable n’existe pas et que ce maillon fort
désigné n’a simplement pas accepté de mettre en avant ses lacunes ou de se remettre en
question, ce qui constitue en soi une lacune. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce
maillon fort constitue dès lors le maillon faible de la chaîne : c’est là où l’on ne s’y attend
pas que la chaîne casse, puisque les autres maillons ne croient pas nécessaire de mettre à
contribution leurs qualités pour compenser les défauts du « maillon fort ». La désignation
d’un maillon fort empêche donc la mise en place du mécanisme de complémentarité
indispensable à l’existence du collectif et à son bon fonctionnement.
3.5.3 Le cas de la désignation d’un maillon faible par un autre des
membres du groupe
Il existe une autre situation intéressante dans laquelle le maillon faible de la chaîne
n’est pas là où l’on s’attend qu’il soit : dans le cas où le maillon faible est désigné par l’un
de ses coéquipiers, le vrai maillon faible du groupe est celui qui aura accusé un autre
individu de l’être. Lorsqu’une personne désigne un maillon faible, elle semble mettre en
évidence la présence d’un individu qui pénalise objectivement le collectif et ainsi rendre
service au groupe en montrant qui doit être éjecté pour un meilleur fonctionnement du
collectif. L’attention du groupe se porte sur le membre qui est accusé de pénaliser le
groupe et il devient le bouc émissaire du mauvais fonctionnement du collectif. On ne
penserait pas à remettre en question le jugement du délateur, celui qui a mis en évidence
la présence d’un maillon faible dans le groupe.
Cependant, en réalité, cette personne se décharge de ses responsabilités et se
protège. En effet, lorsqu’un projet a échoué, le délateur ne se remet pas en question et
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préfère stigmatiser un bouc émissaire pour le rendre responsable de l’échec du projet.
Dans cette situation, le maillon faible n’est donc pas le bouc émissaire désigné mais celui
qui l’a désigné. Il rompt la cohésion du groupe en le poussant à exclure un membre. Cette
dynamique ayant été mise en place une première fois, il est probable qu’aux prochaines
difficultés auxquelles le groupe fera face, elle soit de nouveau utilisée. Ce n’est donc pas
celui qui apparaît comme le maillon faible qui menace réellement le fonctionnement du
collectif mais celui qui met en évidence la faiblesse d’un individu dans un domaine.
Ces réflexions nous poussent donc à revoir notre définition du maillon faible. Ce
n’est plus celui qui semble avoir des difficultés pour effectuer différentes tâches qui nuit à
l’équipe, bien au contraire : ce membre du groupe pousse les autres à l’aider, et met en
place une complémentarité dans le groupe. Le vrai maillon faible peut être celui qui ne
connaît pas ses limites et qui refuse que les autres membres de l’équipe l’aident, ou
encore celui qui sème la discorde au sein du groupe en stigmatisant un de ses membres. Il
faut ainsi savoir passer outre les apparences pour trouver l’individu qui pénalise
réellement son équipe. A l’inverse un collectif composé uniquement de maillons jugés
faibles par la société peut s’avérer créer des maillons forts. Nous avons interrogé une
responsable des alcooliques anonymes : au sein du groupe, tous sont au même niveau.
Aucun bouc émissaire n’est désigné, et aucun maillon faible non plus. En cas de rechute,
la première réaction est la compassion et non la stigmatisation. Un collectif à priori faible
crée en réalité des maillons forts, justement en raison de l’absence de maillon fort : faute
de leader permanent, chacun juge que cette réalité peut lui incomber et va tenter de se
surpasser.
4 Bilan
4.1 Retour sur la question de recherche, l’hypothèse, les références
théoriques et l’enquête réalisée
4.1.1 La question de recherche
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Que de difficultés se sont présentées à nous durant ce mémoire ! Ces difficultés se
sont principalement concentrées sur l’usage et l’utilisation du terme « maillon faible ».
Décrié, critiqué, corrigé, rares sont les personnes interrogées qui se sont senties à l’aise
avec ce mot. Preuve, s’il en fallait une, que la question de recherche dérange. Frédéric
Beigbeder n’affirmait-il pas que « les seuls sujets intéressants sont les sujets tabous. Il
faut écrire ce qui est interdit »12 ?
4.1.2 L’hypothèse
A l’heure de clore ce mémoire, il nous semble que notre hypothèse de départ, sans
être fausse, était en réalité trop vague, laissant de côté un certain nombre d’éléments
importants.
Le premier d’entre eux, qui nous a été dévoilé par Alain Touraine, était le fait que la
présence d’un maillon faible au sein d’un groupe est d’abord la manifestation de la
faiblesse de ce groupe. Un groupe, s’il est vraiment groupe, est irréductible à ses parties.
Le groupe, c’est d’abord une conscience de groupe qui transcende tous les éléments qui le
constitue individuellement.
Le deuxième concerne le fait que le maillon faible n’est pas tant une réalité qu’une
construction sociale que fabrique le regard de l’autre. Les autres l’ont étiqueté et donc
l’empêchent de se surpasser.
Le troisième élément est que, contre toute attente, le maillon fort est souvent le
maillon faible. Peu lucide vis-à-vis de ses faiblesses et des erreurs qu’il peut commettre,
le maillon fort, parce qu’il se croit irréprochable, nuit à la cohésion du groupe. Cette
cohésion est d’autant plus remise en cause qu’un processus de personnification du groupe
se met en place, à savoir que le groupe se réduit à la seule personne du chef.
4.1.3 Les références théoriques
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Windows on the world (2003).
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Les références théoriques ont eu l’intérêt de présenter des positions très variées. La
diversité des champs que recouvrait le sujet nous a permis de piocher tantôt dans des
références sociologiques tantôt dans des ouvrages économiques, et ainsi, d’analyser des
approches, sinon contradictoires, du moins différentes. L’espace et le temps sont
également des variables importantes en ce que les textes des siècles passés tendent à
critiquer plus fortement le maillon faible que les textes actuels.
4.1.4 Le sondage
L’analyse des résultats du sondage a été une des tâches les plus compliquées.
L’anonymat étant garanti, on était en droit de s’attendre à des réponses claires, sincères et
plus ou moins cohérentes. Pourtant, les réponses étaient souvent paradoxales d’une
question à l’autre. Ce sondage nous a donc montré à quel point il est difficile de réfléchir
de manière objective sur la question du maillon faible, tant on est conditionné par notre
propre expérience. En outre, cela nous a fait réfléchir à la manière dont on perçoit le
maillon faible selon qu’on l’a été ou qu’on a été un des autres membres du groupe.
4.1.5 L’expérience
L’expérience a, elle, été peu fructueuse. Il a tout d’abord été difficile de convaincre
une personne de jouer, l’espace d’une rencontre de football, le rôle du maillon faible. Si
bien que même si nous avions préparé un protocole d’expérience sur l’organisation d’un
match de football, ce projet n’a pu aboutir.
Nous nous sommes donc rabattus sur la simulation du jeu télévisé Le Maillon faible.
En modifiant quelque peu les règles du véritable jeu et en introduisant un candidat
volontairement « mauvais » (il ne répondait à aucune question, quand bien cette dernière
était relativement facile), les résultats ont été peu concluants.
En effet, le protocole tel qu’il était préparé (voir en annexe) laissait présager que les
candidats les plus forts seraient éliminés. En effet, la cagnotte de 20 euros étant fixée
d’avance (dès le début du jeu), le maillon faible n’avait aucun impact sur le montant de la
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somme qui pouvait être remportée. Dès lors, tout était fait pour que notre infiltré ne soit
pas éliminé dès les premières manches mais que ce soit plutôt le maillon fort qui le soit.
Que nenni. Notre candidat a été éliminé au premier tour, unanimement.
Toutefois, l’infirmation de notre hypothèse de départ par cette expérience n’a été que
relative: si l’expérience ne s’est pas déroulée comme nous l’avions pensé, elle est
néanmoins révélatrice d’un certain nombre de faits.
Il est en effet indéniable que les candidats ont voté de manière objective. Ils ont, au
cours de toutes les manches, choisi presque à l’unanimité, le candidat le moins bon. La
subjectivité des candidats ne joue que très peu : tous se connaissaient plus ou moins bien.
Nous avons relevé un certain nombre de commentaires, prononcés lors du dépouillement
des bulletins : « je suis désolé, je t’aime bien mais t’as fait pas mal d’erreurs grossières ».
4.2 Perspectives, limites, interrogations, apports
Dans notre mémoire, nous nous sommes interrogés sur la place du maillon faible
dans le groupe et nous sommes demandés s’il pouvait constituer un atout pour l’action
collective. Les différentes conclusions auxquelles nous sommes parvenus ne sont que des
interprétations de situations existant de fait. Ce sujet amène une autre interrogation :
comment faire en sorte que le maillon faible d’une équipe, ou que les différents maillons
faibles dans les différents domaines deviennent des atouts pour le collectif ? Nous en
arrivons donc à nous demander comment articuler les forces et les faiblesses de chacun
afin de renforcer le collectif.
Nous avons certes abordé cette question avec François Peltier, spécialiste de la
question. Selon lui, une fois que les membres du groupe ont accepté leurs faiblesses et ont
pris conscience de leurs forces, le manager a pour rôle d’articuler les caractéristiques de
chacun.
Ainsi, une fois que la complémentarité de nature des membres de l’équipe a été
constatée, il s’agit de mettre en place une complémentarité de fonction en attribuant à
chacun des responsabilités différentes.
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A l’issue de notre mémoire, nous nous rendons ainsi compte qu’il est pertinent de
creuser les moyens d’agir sur le groupe pour que les caractéristiques de chacun soient
mieux employées au service de l’action collective.
Une limite qui a rendu nos recherches difficiles a été le choix des mots justes, des
termes à employer lors des entretiens réalisés. En effet, beaucoup trouvent choquant de
stigmatiser une personne en la qualifiant de maillon faible, de bouc émissaire ou de vilain
petit canard. C’est peut-être en raison de l’emploi du terme de maillon faible que Mme
Grebot a refusé de nous accorder un entretien ; ce professeur de l’université de Reims
nous a en effet accusés de stigmatiser un individu en particulier. Les réponses du sondage
ont aussi pu être biaisées en raison de l’utilisation de ce terme : plusieurs sondés nous ont
demandé si leurs réponses étaient bien anonymes avant de répondre aux questions, et ont
par la suite repensé leurs réponses par peur de paraître cruels vis-à-vis du maillon faible,
ou par réticence à avouer qu’ils ont été le maillon faible à un moment donné de leur vie.
Le temps qui nous a été accordé n’a pas suffi pour creuser le sujet comme nous
l’aurions voulu. Nous regrettons -par exemple- de ne pas avoir pu nous entretenir avec
Monsieur Jean-Marie Peretti, spécialiste des Ressources Humaines, car il était en
déplacement. Nous avons quand même joint le guide d’entretien que nous avions préparé
pour Monsieur Peretti aux annexes du mémoire.
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Bibliographie
BECKER, Howard Saul, Outsiders. Edition Métailié, 1985 (1962), p. 289
CASTEL, Robert, chapitre « Les ambiguïtés de la promotion de l’individu » in Refaire
société, La République des Idées, coordonné par Pierre Rosanvallon. Paris : Seuil, 2007, p.
112
DARWIN, Charles, De l’Origine des Espèces : La Préservation des races favorisées dans
la lutte pour la vie. Paris : Source du savoir/Seuil, 2013 (1859)
DISRAELI, Benjamin, Sybil or the two nations (1845).
DURKHEIM, Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : PUF (Presse
universitaire de France), 2003 (1912).
ENREGLE, Yves, Du Conflit à la motivation : la gestion sociale. Paris : Les Editions
d’organisation, 2000 (1982), Chapitre « Pourquoi Astérix n’est-il pas chef ? »
GIRARD, René, Le Bouc émissaire. Paris : Livre de Poche, 1986, chapitre 2, p. 313
HAYEK, Friedrich August (von), Droit, législation et liberté. Paris : PUF (Presse
universitaire de France), 2013 (1976), p. 1025
LEMERT, Edwin, Social Pathology. New York: McGraw-Hill, 1951, pp. 75-76.
MALTHUS, Thomas Robert, Essai sur le principe de population. Tome 1. Paris: GFFlammarion, 1999 (1798), p. 480
SCHUMPETER, Joseph Aloïs, Business Cycles: a Theoretical, Historical and Statistical
Analysis of the Capitalist Process, 1939.
SCHUMPETER, Joseph Aloïs, Théorie de l’évolution économique : Recherches sur le
profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture. Paris : Dalloz, 1999 (1911 pour la
première édition ; 1926 pour la seconde édition), p. 371
TCHEKOV, Anton, Ivanov. Paris, Babel Poche, 1887
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Filmographie
KUBRICK, Stanley, Full Metal Jacket (1987).
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