Lehmann, le retour - Litterature de jeunesse

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Lehmann, le retour - Litterature de jeunesse
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A U S S I …
par Daniel DELBRASSINE
enseignant dans le secondaire
et maître de conférences à l’ULg
Lehmann, le retour
No pasarán, le jeu (1996)
de Christian Lehmann avait
été un succès. Depuis, son
sujet audacieux et ses
qualités littéraires en ont
fait un classique du roman
pour adolescents, plébiscité
par les jeunes lecteurs
comme par leurs profs.
Mais les fans du premier
tome ont grandi : ils ont
30 ans aujourd’hui. C’est à
eux et à leurs cadets que
s’adresse le dernier opus,
encore plus fort, de ce qui
est devenu une trilogie.
L’école des loisirs réédite
l’ensemble en deux tomes
de 500 pages adressés aux
adultes et aux grands ados.
(1) Voir par exemple L’évangile selon
Caïn, Seuil, 1995 (pour adultes).
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ans No pasarán, le jeu, tout commence
donc avec un jeu vidéo, L’expérience
ultime, offert par un vieil homme à
trois adolescents. « Jouez avec votre ami, surtout. S’il n’est pas trop tard» leur avait-il dit, en
désignant Andreas, collectionneur d’insignes
nazis. Rapidement captivés par un jeu dont
ils ne cessent de découvrir les potentialités,
Éric, Thierry et Andreas expérimentent respectivement la guerre d’Espagne, le Chemin des
Dames (1917), et la Rafle du Vel d’Hiv (1942).
D’abord bourreau puis victime, l’un d’eux disparaît dans le jeu et les autres vont chercher
à le sauver, en prenant le risque d’y rester eux
aussi. Andreas, le retour (2005) nous plonge
dans l’action de la Rafle du Vel d’Hiv, où s’affrontent mortellement Éric et Andreas...
Avec la troisième partie, No pasarán, endgame, la trilogie prend une dimension supplémentaire : il y a bien sûr les 517 pages, soit
plus que les deux tomes précédents réunis,
mais il y a surtout les qualités d’un vrai thriller et la structure classique de ce genre dont
Lehmann est un familier (1) : un montage en
damiers, avec 4 ou 5 intrigues en parallèle,
et une focalisation variable qui permet de
comprendre et suivre de l’intérieur chaque
camp ou faction. Le lecteur se trouve ainsi
propulsé dans le rôle de spectateur passif
d’un drame qui se joue sous ses yeux dans le
« jeu », comme lorsque Thierry et Éric voient
se mettre en place le traquenard ourdi par
Andreas et l’échappatoire préparée par Gilles,
le frère d’Éric, entré dans le jeu pour tenter
de sauver les enfants juifs de Meyriel. Pour le
lecteur comme pour les héros, surgit donc la
même question : comment surmonter cette
« atroce sensation d’impuissance [...] devant
l’écran » ? Sensation que l’on rapprochera facilement de celle d’un téléspectateur devant
le bulletin d’informations...
La vie, le jeu : univers parallèles
Le roman développe trois intrigues différentes
et qui se font sans cesse écho : la France
contemporaine avec ses islamistes et son
Front national, la Bosnie où les soldats français
sont impuissants à neutraliser des criminels
serbes, et - dans le jeu - la Deuxième Guerre
mondiale, terrain d’affrontement pour les collaborateurs, les Juifs, et les résistants. Ainsi,
lorsque la famille d’Andreas et ses fréquentations donnent lieu à plusieurs allusions évidentes à Jean-Marie/Marine Le Pen et à Bruno
Gollnisch, on ne peut s’empêcher de faire le
parallèle avec les milieux de la collaboration,
ici montrée de l’intérieur. Cette description
sans fard d’une page sombre de l’histoire de
France est un phénomène assez rare en littérature de jeunesse, où l’on a plutôt privilégié les
récits vus aux côtés des résistants.
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La même vision très précise et très réaliste
prévaut dans l’image de la guerre d’Irak qui
est donnée dans le tome 2 : on y expose les
motivations dérisoires des jeunes engagés, la
lourdeur (occultée) des pertes, la force de la
censure officielle, et l’inutilité du conflit...
L’idée du jeu permet la circulation entre ces
univers, et c’est grâce à cela que Jacques
Bronner, alias Gilles, entre dans la partie pour
racheter son échec de Bosnie, lorsqu’il n’avait
pu empêcher le massacre de « Lehovici ».
L’actualité et le sens du récit se trouvent aussi
renforcés par l’apparition du personnage de
Khaled et par le renforcement de la différence
sociale entre les héros. « Il n’y a qu’au fronton
des mairies que les hommes sont libres et égaux
en droits... » constate Éric, qui vit dans une
cité de banlieue, alors que Thierry, confronté
à ses parents bourgeois et racistes ordinaires,
découvre toute la complexité des sentiments
des Maghrébins en France, entre l’intégrisme
aliénant et l’intégration à tout prix... Ici encore
le parallèle historique apparaît clairement, notamment entre Andreas, persécuteur de Juifs
en 1942, et son père fascisant et islamophobe
aujourd’hui. C’est Gilles qui tire la conclusion :
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« On est toujours le Juif de quelqu’un. Et les
imbéciles, les médiocres, ont probablement
tous besoin de leur métèque... juif, arabe, noir,
qu’importe. L’essentiel, c’est probablement de
déverser votre haine recuite sur un « autre »,
suffisamment différent... »
La guerre est un jeu
No pasarán, le jeu l’avait démontré, Christian
Lehmann est un expert en matière de jeux
vidéo. Ce dernier opus de la trilogie, par-delà
le suspense de l’action, ouvre sur une réflexion
approfondie à propos des jeux contemporains.
Loin des « platitudes ressassées » sur leurs
dangers, et sans croire à « l’abrutissement
des jeunes face à des machines-de-plus-enplus-perfectionnées-mais-qui-entraînent-unappauvrissement-de-la-culture... », Lehmann
montre comment les jeux développent la
cruauté et la haine, pourquoi ils banalisent peu
à peu l’usage de la violence, et même comment ils servent au recrutement de soldats
pour l’armée américaine. Le lien s’établit clairement lorsque le chef irakien qui détient le
soldat James Hemingway (!) donne une version
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étonnante de la guerre dans son pays : « Les
cimetières d’ici à Bagdad sont pleins d’enfants
irakiens de son âge, et d’autres beaucoup plus
jeunes encore, parce que des gamins américains comme lui sont venus jouer aux jeux
vidéos dans mon pays ». Cette confusion jeu/
réalité devient presque naturellement l’objet
du roman, lorsque l’on découvre que Thierry
est porteur de trois balles de gros calibre dans
la poitrine, séquelles inattendues de son exécution virtuelle (?) en 1917. Et le jeu devient
piège lorsqu’Éric se trouve pris dans la partie,
catapulté comme policier dans la Rafle du Vel
d’Hiv et tenté de désobéir aux ordres.
L’initiation par le jeu
Il apparaît alors que le jeu n’en est peut-être
pas un : « Ce que nous avons pris pour un jeu »
serait peut-être « Quelque chose comme la
vie », conclut Gilles. Mais quelle est donc la
fonction de ce « jeu » ? Son rôle ne serait-il
pas de donner des leçons et de transmettre la
mémoire, bref d’initier (dans tous les sens du
mot) à la violence et à la guerre ? Si l’initiation,
c’est donner à connaître sans faire prendre
de trop grands risques, on comprend le sens
du jeu... À cette fin, le roman de Christian
Lehmann s’avère très efficace, d’abord avec
ses héros, comme Thierry dont « On eût dit
qu’il avait déjà vécu une vie avant celle-ci »,
mais aussi sur ses lecteurs, initiés à la violence
et à la guerre par le truchement d’un romanjeu aux ressorts inattendus.
(2) Ancien officier de
l’US Army et spécialiste
de la psychologie des
combattants, auteur de Stop
Teaching our Kids to Kill.
(3) Revue Lectures, n°112,
jan.-fév. 2000, p.51-54.
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Initiés à ne pas tuer, surtout. Car l’un après
l’autre, Thierry, Éric et Gilles passent de la
fascination au dégoût, puis au rejet de la violence. Et le lecteur convaincu s’interroge alors :
jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’Andreas
comprenne lui aussi cette leçon de l’Histoire ?
Il changera finalement de camp et se sacrifiera, pour sauver une petite fille qui doit devenir... sa grand-mère ! Rédemption ultime ?
Tentative de rédimer sa faute en passant enfin
du côté des victimes ? La question centrale
du roman est bien celle de la nature du mal,
comme l’évoquait déjà le titre d’un précédent
récit du même Lehmann (La nature du mal,
1998) et comme lui-même l’annonçait dans
une interview (3) en 1999. La multiplicité des
personnages et des théâtres d’action offre au
lecteur l’occasion de voir se poser sous toutes
les formes la même question morale : quelles
valeurs pour donner un sens à l’action ?
Chacun des héros de No pasarán, dans la singularité de son expérience réelle ou ludique,
apporte la même réponse : on ne peut s’engager au service de la violence gratuite et de la
haine de l’autre.
« Les livres brûlaient », lit-on en commençant No pasarán, endgame. Cette allusion aux
autodafés nazis nous rappelle la nécessité de
romans comme celui de Christian Lehmann.
•
Initiés à ce qu’est l’acte de tuer, d’abord. Parce
que tuer, c’est difficile, comme l’explique le général Baudot : « Contrairement à ce qu’on nous
fait croire, contrairement à ce qu’Hollywood
nous montre constamment, l’homme a une
résistance innée au meurtre d’autres hommes.
Même sur un champ de bataille. » (p.83). D’où
« l’utilité » des jeux vidéo, car ils permettent
de découvrir et de se familiariser avec l’acte
ultime, comme David Grossman l’a expliqué
(2). « Ainsi, tuer c’était cela » pense Éric qui
se souvient de « sa » bataille de Boadilla del
Monte. Son initiation, son frère Gilles l’a faite
au contact d’un conflit bien réel, au point d’en
être transformé, « comme shooté à la violence
et à la guerre », méconnaissable.
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