Le fond de la mer, monde du silence, voit se développer
Transcription
Le fond de la mer, monde du silence, voit se développer
LA MER, NID D’ESPIONS Le fond de la mer, monde du silence, voit se développer une étrange toile, celle des trois cents câbles sous-marins qui relient les quatre coins du globe. Edward Snowden l’a révélé, cette toile attire les oreilles indiscrètes : l’espionnage se met au bleu. N ul n’échappe à l’œil de Washington. Ou devrait-on plutôt dire, à ses « cinq yeux » : le Royaume-Uni, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont associé leurs services de renseignement sous la bannière du grand frère américain. Si cette alliance trouve ses origines dans la Seconde Guerre mondiale, si elle a pris tout son sens lors de la Guerre froide, c’est aujourd’hui qu’elle est pleinement opérationnelle pour remplir sa vocation : la collecte de renseignements électromagnétiques. Une toile étroitement surveillée Le Royaume-Uni accueille sur son territoire 49 câbles, soit la quasi-totalité des échanges entre l’Europe et l’Amérique, et plus encore, les échanges entre l’Asie et l’Europe de l’Ouest étant aussi susceptibles de transiter par les États-Unis. Six d’entre eux atterrissent à Bude, sur la côte occidentale du pays, en Cornouailles. Acheminant pas moins de 10 % du trafic international, 136—LA TERRE EST BLEUE la station est considérée comme un des vingt points majeurs d’atterrissage par la NSA, l’Agence de sécurité nationale américaine. Justifiant un investissement de près de 18 millions d’euros dans le réaménagement d’une station d’interception du GCHQ, service de renseignement britannique, directement branchée sur les câbles de Bude. Son homologue néo-zélandais, le GCSB, intercepte quant à lui les communications d’une dizaine d’îles et de pays de la zone, dont la Polynésie française et la NouvelleCalédonie. En se branchant sur les câbles, la Nouvelle-Zélande a donc pu collecter massivement les données des habitants de Tuvalu, Kiribati, des Fidji, mais encore des Samoa, des îles Salomon… Échapper à cette toile, qui n’a jamais aussi bien porté son nom, est devenu un enjeu géopolitique majeur. L’interception des conversations privées de dirigeants européens et de pays alliés, sans oublier les soupçons d’espionnage industriel qui pèsent sur la NSA, confirment cette idée d’une nouvelle guerre du renseignement. C’est dans cette optique que l’Union européenne et le Brésil – qui utilise exclusivement des câbles américains – se sont FRANCE ITALIE Marseille ALGÉRIE ÉMIRATS ARABES UNIS PAKISTAN TUNISIE ÉGYPTE ARABIE SAOUDITE BANGLADESH INDE UN CÂBLE STRATÉGIQUE Un câble surveillé = 13 pays sous contrôle. La NSA a piraté le réseau informatique de 16 sociétés (dont Orange) qui utilisent le câble partant de Marseille pour traverser 13 pays, de l’Algérie à Singapour. Les données internet transitant par ces 13 pays sont donc potentiellement récupérables par l’agence américaine. mis d’accord début 2014 pour installer leurs propres moyens de communication. Et le pouvoir du câble sous-marin ne se partage pas : l’administration américaine s’est opposée en 2010 à la construction d’un câble entre la côte Ouest américaine et le Royaume-Uni par l’équipementier chinois Huawei Marine. Ce dernier devant servir essentiellement aux transactions financières entre les deux pays, Washington craignait que l’État chinois, qui possède une partie du capital du groupe, ne s’en serve à des fins d’espionnage économique. Quand la NSA pirate les exploitants de câbles… Il est désormais possible de pirater les exploitants des câbles pour avoir accès également aux informations qui y transitent. C’est ainsi qu’en février 2013 la NSA a réussi à pirater le réseau informatique de seize sociétés, dont Orange, qui gèrent le câble reliant la France à l’Afrique du Nord, à l’Asie et finalement à l’Océanie. Le programme Tempora, qui s’inscrit dans le cadre de l’alliance des « cinq yeux », THAÏLANDE 0 1 000 km SRI LANKA MALAISIE SINGAPOUR prévoit l’interception par les renseignements britanniques des communications via les câbles de sept géants mondiaux des télécoms, tels que Verizon ou Vodafone. Nul ne peut donc échapper à l’œil de Washington, que les agences de renseignement se branchent sur les câbles sousmarins ou piratent leurs exploitants. Mais l’espionnage en mer ne concerne pas uniquement cette toile des fonds marins. L’informatisation et l’automatisation des navires ont aussi rendu ces derniers vulnérables au cyberespionnage. Dans le cas d’un porteconteneurs, il peut s’agir de voler des données techniques, des informations sur le chargement, sur l’itinéraire ou la trajectoire. Cela peut permettre à un concurrent de voler un marché ou à une organisation malveillante de se positionner en vue d’une attaque physique. Crime organisé, espionnage industriel, terrorisme ou guerre électronique… là où l’on aurait pu s’attendre à trouver un panier de crabes, la mer abrite, en fait, un véritable nid d’espions. ADRIEN ANSART