Le Monastère invisible

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Le Monastère invisible
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LE MONASTÈRE INVISIBLE
Le Monastère invisible
« Vivre dans ce monde
tout en n’étant plus de ce monde »
Entretien avec Alain
Noël
Alain Noël a abandonné il y a quelques années
ses fonctions d’éditeur pour fonder, avec son
épouse Danielle, la Fraternité Sainte-Croix, un
lieu de vie monastique, et le Monastère invisible,
un site Internet, pour transmettre la spiritualité
chrétienne au quotidien. C’était pour eux
l’accomplissement du vœu, pris au début de
leur mariage, d’entrer dans cette forme de vie
une fois leurs enfants élevés. Une longue quête
et un appel spirituel reçu par les deux époux
débouchent ainsi sur cet engagement, hors
norme, d’un couple prononçant ensemble
des vœux monastiques. Dans le but de mener
une vie de contemplation, mais aussi d’apostolat,
par la diffusion de la connaissance spirituelle.
C
omment est né le projet spirituel de la Fraternité Sainte-Croix ?
Il y a une trentaine d’années, Danielle et moi avions
décidé – lorsque nos enfants seraient grands –, d’entrer
dans une forme de vie érémitique ou monastique. Un
jour, l’appel est devenu absolument lumineux : nous
avons senti que le moment était venu. Nous étions tous
deux éditeurs et je dirigeais Les Presses de la Renaissance, maison qui se consacre à l’édition religieuse ouverte à toutes les traditions. L’évêque d’Évry Corbeil
Essonnes, Mgr Michel Dubost, a mis à notre disposition une maison à Étampes, appartenant au diocèse,
afin que nous y fondions un lieu de rayonnement spirituel. Si la création d’un monastère familial est courant dans l’Orient chrétien – comme chez les maronites
au Liban –, cela est quelque chose d’exceptionnel et
original dans l’Occident chrétien. La maison répondait
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à tous les signes demandés par Danielle – y compris un
puits ! —, aussi étions-nous certains que c’était vraiment là que le Seigneur voulait que nous vivions notre
vie de prière. Notre vie nous avait appris que l’important n’est pas d’être à tel ou tel endroit, mais d’être là
où l’on doit être. C’est la garantie de la fécondité et pas
uniquement de l’efficacité.
Puisque Dieu nous avait réunis, pourquoi nous séparerions-nous pour nous rapprocher davantage de Lui ? De
plus, le Christ dit : « Si deux ou trois sont réunis en mon
nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 20). Avec Danielle, nous avons voulu que notre couple soit « bâti
sur le roc » (Mt 7, 25) et qu’il devienne une sorte de
petite Église, un sanctuaire.
De quelle manière avez-vous vécu le passage
entre votre vie de chef d’entreprise, dans l’édition,
et votre vie monastique ?
Quelle est la spécificité de la Fraternité SainteCroix ?
Mon épouse m’avait demandé expressément de ne
pas attendre mon départ en retraite pour nous engager
dans cette vie monastique. Comme elle a des « antennes », j’ai obéi, je dois le reconnaître, sans grand enthousiasme. J’ai donc démissionné de la présidence des
Presses de la Renaissance, et petit à petit arrêté toutes
mes activités professionnelles. Ce fut un acte fort et délicat que d’abandonner la direction d’une maison que
l’on a fondée – même si elle ne m’appartenait pas – et
un métier absolument passionnant, celui d’éditeur ! J’ai
dû aussi surmonter des peurs profondes, et accepter de
lâcher prise. Il m’a fallu tout quitter... à l’instar de cette
parole d’Abraham : « Quitte ton pays, ta famille et la
maison de ton père. Puis va dans le pays que je vais te
montrer. » Avant notre installation à la Fraternité, dixhuit mois se sont écoulés au cours desquels nous avons
ralenti notre rythme de travail et repris une vie de prière
plus intense. Ce sas de décompression nous avait été
conseillé par notre accompagnateur spirituel. Lorsque
nous sommes arrivés à Étampes, notre vie a changé du
jour au lendemain ! Nos rythmes sont devenus ceux
d’un monastère : lever à 6 h, puis à 6 h 30, premier office du jour, les laudes ; de 8 h à 9 h, lectio divina, la
lecture spirituelle méditée, suivie par des activités diverses ; à midi, l’office de sexte ; à 17 h 30, le chapelet
médité ; à 18 h, les vêpres ; et à 20 h 30, les complies.
Danielle et moi sommes entrés dans cette nouvelle vie
avec une aisance incroyable, comme si nous nous glissions dans des vêtements taillés à notre mesure !
Quatre ans après, lors de l’Ascension 2012, à l’église
saint Basile (père du monachisme oriental), nous avons
prononcé, devant Mgr Michel Dubost, nos engagements officiels à vivre les trois vœux monastiques :
obéissance, chasteté et pauvreté. Ces engagements, pris
en couple, sont une situation exceptionnelle. Au XIXe
et même au XXe siècle, Danielle aurait dû entrer dans
un monastère de femmes et moi dans un monastère
d’hommes. Des cas célèbres existent. Mais nous ne
voulions pas renoncer à notre sacrement du mariage.
L’orientation de notre Fraternité repose sur cette devise de saint Thomas d’Aquin : « contempler et transmettre ». Nous voulions à la fois entrer plus
profondément dans la vie intérieure et transmettre notre
expérience de Dieu dans la prière. Notre but n’est pas
de proposer une approche intellectuelle de la question
spirituelle, mais de partager une expérience pratique de
la foi. Nous sommes à la fois contemplatifs et apostoliques. Nous avons cette double volonté d’intériorité et
de transmission de la connaissance spirituelle. Pour
cela, nous animons des retraites en silence et conduisons des méditations de la parole de Dieu à travers la
Bible. Les thèmes de nos rencontres se veulent spirituels et pratiques, comme « Sortir de nos conflits intérieurs et mener le bon combat », sujet de mon prochain
livre*. Jésus nous a appelés à vivre dans ce monde tout
en n’étant plus de ce monde (Jn 17, 16). Comment
avoir une vie spirituelle épanouie alors que nous
sommes en conflit intérieurement ? Saint Paul nous invite à livrer le bon combat avec les bonnes armes. Durant cette retraite, les personnes apprennent à discerner
ce qui est conflit intérieur et véritable combat dans leur
vie. Nous faisons découvrir aussi les vertus de la
louange, afin de se laisser habiter par la louange pour se
décentrer de soi-même, de nos problèmes et de se
rendre disponible à l’écoute de Dieu et de sa Parole.
C’est un véritable changement de regard sur le monde.
La grande majorité des gens, y compris les chrétiens,
vivent comme des mendiants alors qu’ils sont assis sur
un trésor. Le Christ nous adresse pourtant de belles promesses : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu, tout
le reste vous sera donné par surcroît », « Venez à moi,
vous tous qui peinez, et je vous soulagerai », « Demandez et vous recevrez »… Ces paroles ne sont pas
symboliques, elles sont réelles. Le Christ peut agir dans
nos vies. Nous en sommes sûrs car ces paroles se sont
réalisées dans nos propres vies.
Au sein de la Fraternité, vous avez créé le Monastère invisible. Quel est son rôle ?
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LE MONASTÈRE INVISIBLE
LE MONASTÈRE INVISIBLE
Dans les années 1975-76, j’avais été
marqué par la parole d’un mystique :
« Vivez en ce monde comme les moines intérieurs d’un Monastère invisible. » Depuis, j’ai toujours vécu dans le monde
comme un moine dans un monastère invisible, avec une mentalité monastique. J’ai
veillé à ne pas me faire avaler par le système, et à donner une place centrale à la
spiritualité, même lorsque j’étais un
homme d’affaires. Aussi, lorsque nous nous
sommes installés à Étampes, j’ai créé le
Monastère invisible, à travers un site Internet, pour que les personnes désireuses de
s’approcher de Dieu, dans le monde entier,
soient en union de prière. Internet relie des
personnes éloignées, isolées, et donne une
forme particulière à ce que l’Église appelle « la communion des saints ». Chaque jour, une nourriture spirituelle est proposée pour aider chacun à vivre sa foi
chrétienne tout en étant dans le monde. On peut aussi
accéder aux lectures bibliques, qui se renouvellent quotidiennement, et ainsi mieux connaître les Écritures. On
y trouve également un message pour la semaine, pour
avancer dans la vie avec le Seigneur. Et ceux et celles
qui le désirent peuvent s’engager au monastère – nous
sommes plus de deux cents actuellement –, pour devenir moine intérieur de ce couvent invisible et vivre leur
foi en communion avec des frères et des sœurs. Les personnes s’inscrivent pour une durée plus ou moins
longue afin d’inclure dans leur vie des temps de prière,
pour recevoir des enseignements, des textes bibliques à
méditer, ou pour participer à des temps liturgiques.
Tous les vendredis soirs, je mets sur Internet l’enseignement de la semaine. Depuis cinq ans, plus de huit
mille personnes ont été touchées par le Monastère invisible… On peut aussi déposer des intentions de prière
pour des personnes traversant une épreuve. Ceux et
celles qui se sont engagés pour des intentions prient
pour ces personnes.
Dans quelles circonstances votre foi est-elle apparue ? Est ce un legs familial ?
Nos parents étaient catholiques : ascendants lorrains
pour moi, italiens pour ma femme. Pendant mon enfance, j’ai suivi avec enthousiasme les cours de catéchisme, j’ai été enfant de chœur et j’ai fait ma
communion. Mais à l’adolescence, les exigences morales de la foi chrétienne ne me convenaient plus. J’essayais d’être un saint mais je n’y arrivais pas ! Moralité,
je me suis donc détourné de l’Église. Par chance, le
Alain et Danielle Noël, avec Jean-Paul II, à Castel Gandolfo.
Christ ne nous abandonne pas ! Plusieurs révélations
ont changé ma vie. Ces moments imprévisibles qui
marquent nos vies et font qu’il y a un avant et un après.
En une seconde, notre vie bascule. La première a eu
lieu à l’âge de seize ans, alors que je rejoignais des amis
à une fête. En traversant la rue, je suis passé entre deux
voitures en stationnement. Un rayon de soleil est venu
frapper le pare-choc de la voiture, et, en une micro-seconde, le temps d’une fulgurance, j’ai su que je devais
rechercher ce qui était éternel, ce qui ne dépérirait pas
alors que moi, avec l’âge, je dépérirai. Ce n’était pas
une révélation intellectuelle, c’était tout mon être qui
était entraîné vers ce but. Dès lors, je me suis lancé activement dans la recherche spirituelle. Au début, dans
les spiritualités orientales, le bouddhisme et l’hindouisme, l’ésotérisme, jusqu’au jour où j’ai vécu une
autre révélation. Nous appartenions à une école initiatique, pensant y trouver réponse. Rien de ce que l’on
nous proposait ne répondait à notre soif d’éternité. Les
facultés psychiques, les voyages dans l’astral, nous paraissaient en deçà de nos exigences. De plus, les initiés
des grades supérieurs ne nous donnaient pas envie de
leur ressembler. Ce qui est toujours rédhibitoire. Pourtant, une personne semblait détenir ce que nous cherchions. Un jour, elle nous confie un livre. Je me
trouvais dans mon bureau, en train de le lire, et, au moment où je fermai mon livre, une présence incommensurable envahit la pièce. Le Christ était là devant moi.
La surprise fut totale. Ayant tourné le dos à l’Église catholique, je pensais plutôt que j’entrerais en contact
avec une force cosmique, une grande lumière ou le sourire du Bouddha ! Mais Celui qui était présent était le
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Christ. Le vide qui m’habitait au plus profond de moi
fut instantanément comblé. Plus tard, je lus dans les
Évangiles l’histoire de la femme samaritaine. On y raconte que Jésus était assis sur le bord d’un puits, lorsqu’elle arriva pour y puiser de l’eau. Jésus lui dit :
« Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau,
mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus
jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui
source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14).
Cette paix qui m’a envahi ne m’a plus jamais quitté depuis ce jour, signe qu’elle est vraiment l’œuvre de Dieu
et non pas le fruit d’une ascèse. En moi, la source devint jaillissante, et je n’ai jamais plus ressenti le besoin
d’aller puiser de l’eau dans une autre tradition. Ma
femme, à la lecture de ce livre, fit, à sa manière, la
même expérience. Nous avions trouvé ce que l’on cherchait. Nous nous croyions arrivés… nous étions seulement sur la ligne de départ !
Trois ans plus tôt, la chance m’avait été donnée de
rencontrer ma femme. Nous avons établi un contrat de
mariage : « chercher Dieu ensemble ». Comme beaucoup, elle avait eu un appel du Seigneur dans son enfance. Mais la vie avait pris le dessus, un peu comme
dans la parabole du semeur où les buissons et les épines
finissent par étouffer la Parole de Dieu. La grâce dont
nous bénéficions est de faire, quasiment en même temps,
les mêmes expériences spirituelles, chacun à sa manière
bien sûr. La plus importante est cette reconnaissance du
Christ que nous souhaitons partager avec d’autres, à la
Fraternité Sainte-Croix et dans le Monastère invisible.
La rencontre avec le Christ, avant de prendre une forme
religieuse, est avant tout une rencontre vitale. Elle change
la vie, non pas en apportant une connaissance intellectuelle supplémentaire – connaître la formule chimique
de l’eau n’a jamais étanché la soif – mais en nous permettant de boire à la source.
Votre aventure monastique en couple soulève-telle des vocations auprès d’autres couples ?
Certains couples nous disent éprouver le même désir,
avoir eu le même appel, mais passer à l’acte leur est
difficile. Comme je le disais, il faut accepter de tout lâcher. On doit renoncer aux distractions, entrer dans une
vie de silence et se plier à une discipline quotidienne.
Parfois, les enfants s’opposent au choix de leurs parents. C’est drôle d’ailleurs de voir l’inversion qui
s’opère avec l’âge. Au début, ce sont les parents souvent qui s’opposent à la vocation de leurs enfants. Plus
tard, c’est le contraire ! En ce qui nous concerne, ce
projet ayant été clairement énoncé à nos enfants depuis
leur enfance, ils nous ont donc encouragés dans notre
vocation le jour où nous avons pris la décision. Notre
vie à la Fraternité peut apparaître comme une rupture
avec le monde, mais, pour nous, elle est une continuité,
adaptée aussi à notre âge. Nous avons rempli nos devoirs. La grande rupture, nous l’avons faite en réalité le
jour de notre mariage, en décidant de chercher Dieu ensemble. En entrant dans la vie monastique, nous
n’avons pas changé de vie, uniquement de mode de vie.
En créant la Fraternité Sainte-Croix, et le Monastère invisible, vous avez réalisé votre désir spirituel le plus profond. Quels sont maintenant vos
projets ?
Quand on se met à l’écoute de Dieu, à Son service,
il faut éviter d’avoir des projets personnels. Nous devons nous mettre à l’écoute et nous laisser guider. Dieu
sait mieux que nous ce qui est bon pour nous. Ce qui
n’est pas une tâche facile ! Lors de notre dernière visite
à notre évêque, il nous a dit cette phrase extraordinaire :
« J’espère que tout ne se passe pas comme vous le pensiez ? » J’ai trouvé cette parole d’une profonde sagesse.
Si nous lui avions dit que tout se déroulait comme nous
l’avions prévu, il aurait eu des doutes sur le fait que
notre aventure soit conduite par Dieu. Dans le même
esprit, le prophète Isaïe (55, 8) dit : « Vos pensées ne
sont pas mes pensées, mes voies ne sont pas vos voies,
oracle du Seigneur. » Nous sommes invités à nous laisser porter par la Providence. La tentation est grande de
vouloir tout planifier. Lorsque nous avons perçu une
dimension de la vie spirituelle, le danger est de s’y arrêter, de la mettre en boîte. L’efficacité au détriment de
la fécondité, c’est le mal de notre époque. Le mode de
vie monastique est le refus de tout échappatoire. Depuis l’âge de vingt ans, Danielle et moi aspirons à gravir le chemin vers Dieu, et rien ne nous a détournés de
cette ascension. Nous sommes heureux et en paix, car
nous avons le sentiment d’être à notre place, nous
sommes là où le Seigneur nous veut, accomplissant la
mission qu’il nous a confiée. La seule différence, pour
moi, réside dans le fait que désormais ma mission est de
faire connaître et de distribuer les fruits de notre
contemplation, alors qu’auparavant, dans l’édition,
mon rôle était de promouvoir les fruits de ceux qui
avaient contemplé. $
Propos recueillis par Nathalie Calmé
* À paraître aux éditions Mame (collection Monastère invisible) en
janvier 2014.
Pour aller plus loin :
www.monastère-invisible.com
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Pour repenser
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des récipients à remplir,
mais des lampes à allumer. »
- Swami Chinmayananda
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