Revista de Ia Universidad de Costa Rica 83
Transcription
Revista de Ia Universidad de Costa Rica 83
Revista de Ia Universidad de Costa Rica 83 LE POETE EMILE VERHAEREN Licda. Viviane Berger de Guevara * I. Vie et Oeuvres. II. La poetique de Verhaeren athemes b- formes de la versification III. Commentaire I. Vie et Oeuvres. Ne en 1855 a Saint-Amand pres d'Anvers, Emile Verhaeren, apres des etudes a l'Universite de Louvain, debute en 1883 par un recueil Les Flamandes, poemes pittoresques tout en visions materielles, truculentes et charnelles ou a la maniere du peintre Pieter Breughel des "Noces Villageoises ", il decrit la vie instinctive de la Campine belge: Dites! jadis, ripaillait-on Dans les bouges et dans les fermes Les gars avaient les reins plus fermes et les garces plus beau teton ... "Truandailles" (1) Chez les Cisterciens de Bornem, il puise I 'inspiration des Moines (1886), recueil au style un peu oratoire dans lequel il evoque Ia vie monastique: Heureux ceux-la Seigneur qui demeurent en toi; Le mal des jours mauvais n 'a point ronge leur arne, La mort leur est soleil et le terrible drame Du siecle athee et noir n 'entame point leur foi ... "Meditation" (2) A la suite de sejours dans les capitales nordiques et notamment a Londres, il souffre d'une terrible depression. Sa sante morale comme physique en est ebranlee; il fait enlever Ia sonnette de la porte de sa maison, recouvre de feutre les fenetres et oblige les domestiques porter des chaussures de toile pour eviter tout bruit. a Profesora del Departamento de Lenguas Modernas. Facultad de Ciencias y Letras. 84 Revista de Ia Universidad de Costa Rica Il medite alors sur les positions et propositions du symbolisme et ecrit une trilogie sombre et trouble Les Soirs (1887), Les Debacles (1888) et Les Flambeaux noirs (1891). Apres ce temps de pessimisme morose, il adhere au socialisme mais a un socialisme plus generelix que doctrinal et evolue vers un idealisme social. Les Campagnes Hallucinees (1893), Les Villages illusoires (1894), Les Apparus dans mes chemins, Les Villes Tentaculaires (1895) et les predications des Aubes sont des recueils lyriques, ecrits en vers libres ou Verhaeren, hante par I 'aspect nouveau du travail des hommes, chante le monde moderne en pleine transformation I 'epoque, avec ses villes, ses usines et sa vitesse. a Telle, le jour- pourtant lorsque les soirs Sculptent le firmament de leurs manteaux d'ebene, La ville au loins 'etale et domine Ia plaine Comme un nocturne et colossal espoir. Elle surgit; desir, splendeur, hantise; Sa clarte se projette en lueurs jusqu 'aux cieux, Son gaz myriadaire en buissons d 'or s 'attise Ses rails sont les chemins audacieux Vers le bonheur fallacieux Que la fortune et Ia gloire accompagnent; Ses murs se dessinent pareils une armee Et ce qui vient d 'elle en cor de brume et de fumee Arrive en appels clairs vers les campagnes. a C'est la ville tentaculaire La pieuvre ardente et l 'ossuaire Et Ia caresse solennelle. Et les chemins d 'ici s 'en vont Vers elle. aI'infini Extrait des Campagnes Hallucinees. Les oeuvres de sa maturite, sortes d'hymnes prodigieux, exaltent l'energie humaine, l'effort moderne, la beaute de Ia vie et du monde: ce sont Les Visages de la Vie, suivi des Douze Mois (1899), Les Forces tumultueuses (1902), La Multiple splendeur (1906) et les Rythmes souverains (1910). C'est sur un ton epique presqu 'hallucinatoire qu 'il evoque ces themes qui lui donneront Ia renommee de "visionnaire universel" et que no us pouvons apprecier dans cette strophe: Groupes de travailleurs, fievreux et haletants Qui vous dressez et qui passez au long des temps Avec le reve au front des utiles victoires, Torses carres et durs, gestes precis et forts, Marches, courses, arrets, violences, efforts, Quelles lignes fieres de vaillance et de gloire Vous inscrivez tragiquement dan rna memoire! Extrait du poeme "L 'Effort" du recueil La Multiple Sp.endeur. Mais en depit de ces visions, Verhaeren conserve un attrait pour sa terre qu 'il decrit dans Toute la Flandre, suite de cinq recueils, "Les Tendresses premieres" (1907), "La Revista de Ia Universidad de Costa Rica 85 a Guirlande des Dunes" (1907), "Les Heros" (1908), "Les Villes pignons" (1910), "Les Plaines" (1911 ). Verhaeren essaye de prendre un ton plus mesure, moins grandiloquent pour chanter les paysages de son pays natal. Avec Ia trilogie des Heures, Les Heures Claires (1896), Les Heures d'Apres-midi (1905) et Les Heures du Soir, recueils qu 'il de die a sa femme, Ia poesie de Verhaeren devient intime et sereine; il y chante, en vers libre tour tour passionne et tendre, le grand amour qui le lie sa femme. a a "0 Ia splendeur de notre joie Tissee en or dans I'air de soie! ou a Chaque heure, ou je songe ta bonte Si simplement profonde Je me confonds en prieres vers toi ... ou encore ... Je suis venu si tard Vers Ia douceur de ton regard, Et de si loin vers tes deux mains tendues, Tranquillement, par travers les etendues! a Extraits des Heures Claires II publiera en 1916, Les Ailes rouges, poeme celebrant les heros et les martyrs de Ia Belgique menacee. La meme annee, il meurt accidentellement en gare de Rouen. Son oeuvres posthume Les Flammes Hautes parail: en 1917. II. La poetique de Verhaeren a- Themes et contenu Divers aements de sa poesie: - elements realistes dans lerecueil "Les Flamandes"; il y decrit ''I' humble realite ", el raconte le temps present comme dans cette strophe: Les servantes faisaient le pain pour les dimanches, Avec le meilleur lait, avec le meilleur grain, Le front courbe, le coude en pointe hors des manches La sueur les mouillant et coulant au petrin ... "Cuisson du Pain" (3) a elements naturalistes dans le poeme "Les Pores", du recueil "Les Flarnandes" ou Ia maniere d 'un Zola et d 'un Camille Lemonier, il no us reproduit exactement Ia vie sans aucune touche romanesque: Des pores, roses et gras, les males, les femelles, Remplissaient le verger de leurs grognements sourds, Et couraient par les champs, les fumiers et les cours Dans le ballottement laiteux de leurs mamelles. 86 Revista de Ia Universidad de Costa Rica Pres du purin, barre des lames du soleil, Les pattes s' enfon~ant en plein dans Ia gad9Qe. lis reniflaient I'urine et fouillaient dans Ia boue, Et leur peau fremissait sous son lustre vermeil... "Les Pores" elements parnassiens par sa description du monde exterieur: En un tr~ vieux manoir, avec des javelots Et des pennons sur ses murailles, Une rage de bataille Rouge eclatait en tableaux ... "Les Preux" Sousle pale et rugueux brouillard d'un cield'hiver, Le froid gerce le sol des plaines assoupies, La neige adhere encor aux £lanes d 'un talus vert Et par le vide entier grincent des vols de pies ... "En Decembre" elements symbolistes: Si no us partons des postulats des symbolistes, a savoir "L 'univers est I 'ensembl symboles significatifs d 'une realite superieure" (7) et "II y a entre nos sensations divf une correspondance qui peut aboutir lintuition d'un ordre cache" (8) et du role q attribuent Ia poesie "La poesie est I 'expression sacree du sens mysterieux des aspect I 'existence" (9)Jnous retrouvons ces elements dans de nombreux poemes de Verhaere notamment dans celui "Les Horloges ": a a La nuit, dans le silence en noir de nos demeures, Bequilles et batons qui se cognent, la-bas; Montant et devalant les escaliers des heures, Les horloges, avec leurs pas; Emaux naifs derriere un verre, emblemes Et fleurs d 'antan, chiffres, maigres et vieux; Lunes des corridors vides et blemes, Les horloges, avec leurs yeux; .... "Les Horlol elements romantiques: -lyrisme: theme personnel et sentimental comme dans le poeme "La Joie" du recueil La Multiple Splendeur, A I'heure ou I 'ample ete tiedit les avenues, Je vous aime, chemills, par ou s 'en est venue Celie qui recelait, entre ses mains, mon sort; Je vous aime, lointains marais et bois austeres, Et so us mes pieds, jusqu 'au trefonds, J'aime Ia 1erre Ou repose mes morts. -poesie sociale: themes sociaux, travail, effort de 1'homme etc ... ainsi le theme du marin et du debardeur dans "L 'Effort" Revista de Ia Universidad de Costa Rica 87 Et vous, marins, qui partez sur Ia mer Avec un simple chant, Ia nuit, sous les etoiles, Quand se gonflent, aux vents atlantiques, les voiles Et que vibrent les mats et les cordages clairs; Et vous, lourds debardeurs dont les larges epaules Chargent ou dechargent, au long des quais vermeils, Les navires qui vont et vont sous les soleils S 'assujettir les flots jusqu 'aux con fins des poles; b Formes de Ia versification elements symbolistes: -vers libres -symboles -incantation creee par le rythme et Ia musique 1. vers libres dans Ia trilogie des Heures, dans les poemes "Les Horloges ", "Le Passeur d'Eau"etc. 2. symboles symbole du Passeur d 'Eau; I 'hom me qm lutte contre les elements dechaines, contre les vicissitudes de !'existence. symbole des laminoirs et des industries metallurgiques dans " L 'arne de la Ville", poeme des Campagnes Hallucinees C'est Ia ville tentaculaire De bout Au bout des plaines et des domaines Des clartes rouges Qui bougent Sur des poteaux et des grands mats Meme midi, brillant encor Comme des yeux monstrueux d'or, Le soleil clair ne se voit pas Bouche qu 'il est de lumiere, fermee Par le charbon et Ia fumee, Un fleuve de naphte et de poix Bat les moles de pierre et les pontons de bois . a 3. incantation par le rythme et la musique: rythme impair, emotionnel et musical (alii terations) C'est Ia bonne heure ou Ia lampe s'allume: Tout est si calme et consolant, ce soir, Et le silence est tel, que I 'on entendrait choir Des plumes ... Les Heures du Soir (1 0) rythme dansan t du poe me "La Saint-Jean " (II) Dansez sur Ia berge, les flammes, Comme de petites madames, Comme de tristes petites madames. 88 Revista de Ia Universidad de Costa Rica - element&lyriques: II revient I' alexandrin presque classique pour donner puissant qui se rapproche de celui def Victor Hugo . .1!-'t vous enfin, batteurs de fer, forgeurs d' airam Visages d'encre et d'or trouant l'ombre et Ia brume, Dos musculeux tendus ou ramasses soudain, Autour de grands brasiers et d'enormes enclumes, Lamineurs noirs batis pour un oeuvre eternel! a a son recit un rythme La Multiple Splendeur Langage de Verhaeren -langage vi£ mais neologismes germaniques syntaxiques comme dans ces vers extraits du poe me "Les Heros" du recueil Toute Ia Flandre: II n 'est qu 'un fleuve, un seul Qui mele au deploiement de ses meandres Mieux que de Ia splendeur et de Ia cruaute Et celui-la se voue aux peuples -aux cites Ou vi~, travaille et se redresse en cor, Ia Flandre! Ill. Commentaire Verhaeren est considere comme appartenant au courant litteraire post-symboliste qui a precede Ia guerre de 1914. Si dans sa trilogie des Soirs, il respecte les postulats et les moyens d 'expression du symbolisme, a partir du recueil Les Campagnes Hallucinees I il s'en ecarte. II enfreint les regles du symbolisme en introduisant des themes sociaux et sentimentaux qui engage sa poesie. On peut dire qu' a partir de ce moment, Verhaeren devient un symboliste infidele. Contrairement Jean Moreas pour qui funivers etait indifferent a I, homme I Verhaeren avec son temperament violent etfougueux vase tourner dans un elan de generosite vers I' humanite influence par Ia doctrine socialiste a laquelleil adhere. Apres avoir glorifie le travail des campagnes,apres avoir suivi avec anxiete I' exode des paysans vers les villes tentaculaires, on pourrait penser qu 'il va les hair ees villes, mais dans une vision fantastique Ia ville devient pour lui un lieu de reunion de toutes les forces de I 'homme, un point de convergence de toute l'energie humaine. Avec sa grandiloquence, il amplifie ses visions jusqu 'au delire et perd toute mesure dans un Iyris me debordant qui fatigue vite le lectew. Le Verhaeren, poete social et engage, s 'eloigne de plus en plus de nous et il nous arrive plus souvent, selon Ia disposition de notre esprit. de rechercher le Verhaeren realiste et trueulent des Flamandes, le Verhaeren mystique des Moines, le Verhaeren discret et tendrement passionne de Ia trilogie des .Heure&. a Revista de Ia Universidad de Costa \Rica 89 OTATIONS 1. Emile, Verhaeren, Poemes (Paris: Mercure de France, 1927), p. 45. 2. Ibid., p. 129. 3. Ibid., p. 39. 4. Ibid., p. 38. 5. Ibid., p. 191. 6. Ibid., p. 161. 7. J. WOGUE' Le Franrais en 1500 citations (Paris: Fernand Nathan, 1969), p. 239. 8. Ibid. 9. Ibid. 10. Emile Verhaeren, Les Heures du Soir (Paris: Mercure de France, 1924), p. 80. 11. Emile Verhaeren, Les Visages de Ia Vie, (lleme ed. Paris: Mercure de France, 1920), p. 137. 90 Revista de Ia Universidad de Costa Rica BIBLIOGRAPHIE Verhaeren, Emile, Les Visages de la Vie.lleme ed. Paris: Mercure de France, 1920 . . Poemes. Les Flamandes. Les Moines. Les Bords de la Route. 22eme ed. Paris: Mercure de France, 1927. . Poemes. Les Villages Ilusoires. Les Apparus dans mes Chemins. Les Vignes de ma Muraille. 18 erne ed. Paris: Mercure de France, 1931. . Les Heures du Soir. Les Heures Claires. Les Heures d'Apres-Midi. Paris: Mercure de France, 1954. Lagarde, Andre et Michard, Laurent. XX erne Siecle. Les Grands Auteurs Franqais Paris: Bordas, 1962. Pompidou, Georges. Anthologie de la Poesie Franqaise. Paris: Librairie Hachette, 1961. Queneau, Raymond, et autres. Histoire des Litteratures Tome III. Encyclopedie de Ia Pleiade. Paris: Ed. Gallimard, 1958. Wogue, J. Le Franqais en 1500 citations. Paris: Fernand Nathan, 1969.