Téléchargez les actes des Assises Prévention

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ASSISES
PRÉVENTION ADDICTIONS
LES ACTES
SOMMAIRE
OUVERTURE ........................................................................................................................................... 4
ADDICT ATTITUDE : grand angle sur un gène sociétal en pleine mutation ................................................. 7
Nouvelle cartographie des consommations en France : ce qui change selon les régions et
générations
Addictions : une pathologie multifactorielle en 3 D, les facteurs génétiques, émotionnels
environnementaux
Parents-Ados : les raisons de la rupture du dialogue
Drogue, tabac, alcool, que faire face aux addictions des ados ?
les
7
et
9
12
14
JEUNESSE ET ALCOOL, le grand défouloir ............................................................................................... 18
Virées nocturnes alccoolisées : les centres-villes étudiants, des secteurs classés sous haute
surveillance.
19
Neknomination, « soirées cartables », « marathon alcool » étudiant : des modes de consommation
de plus en plus agressifs.
24
Alcool compétition et prises de risques : de la fête à la dérive. Comment savoir s’il boit trop ? Quand
une consommation est-elle excessive ? Comment peut-on réagir ?
26
SEXUALITÉ ADOS : immersion dans l’univers « XXX » ............................................................................. 37
Éducation sexuelle en 4 G : la révolution débridée des pratiques et des codes
37
« Lovers boys », « miols » et caresses « X » ; une nouvelle forme de prostitution dès le collège
41
Ados et E-porno : comment réagir ? Comment les informer du danger ? Quel impact sur leur
développement psychique ?
46
GENERATION MOI.COM : enquête sur les cybers-dérives des ados......................................................... 58
« K Jenner Challenge », « Fire challenge », « Défi des 72 heures » : décryptage d’une totale
banalisation du danger
58
#cyberlynchage ados : enquête sur les dérives des réseaux sociaux
61
Ntch, danger à portée de clic : pourquoi se prennent-ils au jeu ? Comment la traque s’organise-t-elle
sur la toile ? Comment limiter les dangers ?
65
MAL-ÊTRE ADOLESCENT : le profond malaise ........................................................................................ 75
La dépression : la maladie numéro 1 des 10-19 ans
75
Conduites suicidaires : la peur de vivre, des chiffres chocs
79
Quand adolescence rime avec souffrance : comment identifier le mal-être chez le jeune ? Comment
le comprendre ? Quel accompagnement ?
84
CONSOMMATIONS ET CONDUITES À RISQUES ÉMERGENTES : constats et projections ............................ 94
Adolescents hyper-connectés : de la maîtrise du corps à la maîtrise du temps
Pulsions alimentaires : ces aliments qui nous rendent accros
Tabac et dépendance : arrêter de fumer sans souffrir, c’est possible !
94
98
101
POLITIQUES LOCALES DE PRÉVENTION ET RÉDUCTIONS DES RISQUES : de nouvelles stratégies, de
nouveaux enjeux. ............................................................................................................................... 112
Réduction des risques et acteurs locaux : quelle stratégie promouvoir pour optimiser sa pratique
professionnelle ?
112
Prise en charge des jeunes consommateurs : quel regard ? Quel rôle pour les espaces d’écoute ? Quel
accompagnement thérapeutique ?
117
Alcool et substances psychoactives : comment gérer le refus de soins ? Comment réagir face au déni
de consommation ?
120
2
Regards croisés sur des parcours de vie pour mieux comprendre et interagir sur la prévention. ........... 131
L’art polyforme à fleur de peau : de la vie alternative à la recherche de l’affranchissement total
Après match : le panier sans faim
15e round : compté, mais déclaré vainqueur de ses démons
Temps additionnel contre le VIH : la banalisation de la maladie, l’autre terrain de jeu
131
134
137
139
DIAGNOSTIC SANTÉ JEUNES : évasion et performance à tout prix ........................................................ 142
Boissons énergisantes et alcool : le cocktail explosif
Hausse des consommations : quand le cannabis contrôle la vie des ados
Brevet, bac, partiels : le dopage étudiant se répand
142
144
147
CLÔTURE ............................................................................................................................................ 151
3
OUVERTURE
Olivier Deschanel, animateur.
Bienvenue à toutes et à tous. Nous sommes très heureux de vous accueillir de nouveau à Ancenis
pour cette sixième édition des Assises Prévention Addictions. Vous êtes venus très nombreux cette
fois encore, ce qui est pour nous un bel encouragement à poursuivre dans la voie tracée. Sachant
qu'il y a dû avoir des adaptations de dernière minute, le Rectorat ayant demandé aux personnels
travaillant dans les collèges et lycées de rester dans leurs établissements compte tenu des
événements survenus le week-end dernier. Il se peut qu'il y ait quelques adaptations et
approximations au niveau de l'organisation, dont vous ne nous tiendrez pas rigueur, je l'espère.
Le programme de la journée vous a été remis dans les pochettes. À l'issue de cette première session
plénière, je vous redonnerai des informations pratiques liées aux ateliers, au déjeuner et aux tables
rondes.
Nous avons beaucoup de choses très intéressantes à écouter et je passe la parole à Jean-Michel
Tobie, maire d'Ancenis, président de la communauté de communes du pays d'Ancenis, qui va vous
accueillir.
Jean-Michel Tobie
Maire d'Ancenis
Mesdames et Messieurs, avant toute chose, je tiens à vous remercier d'être venus aussi nombreux ce
matin. Depuis 2005, vous êtes pour la plupart fidèles à cette manifestation où nous prenons à bras le
corps ce sujet des addictions et de l'impact qu'elles génèrent dans le quotidien, que ce soit au sein
des familles, de notre société ou des collèges et lycées fréquentés par nos jeunes tout au long de
l'année. Je ne reviendrai pas sur le fait que nous avons effectivement dû faire face à quelques
problèmes d'organisation puisque comme Olivier l'a dit, le rectorat et quelques administrations ont
demandé à leurs fonctionnaires de ne pas se déplacer. Je remercie les services d'organisation, car
nous avons dû nous adapter. Nous sommes ici dans un lieu culturel, comme le Bataclan. Je voudrais
que nous rendions hommage aux victimes des attentats du week-end dernier. Je profite de la
présence de Monsieur Chassaing pour exprimer notre gratitude vis-à-vis des forces de sécurité, des
services de secours et de soin qui ont fait un travail remarquable. Je vous propose de faire une
minute de silence, si vous le voulez bien.
Minute de silence
Je tiens à remercier chaleureusement tous nos partenaires institutionnels et privés, de plus en plus
nombreux et qui nous aident à mettre en place ce rendez-vous qui est aujourd'hui une référence
dans notre région. Je remercie également les intervenants qui ont répondu présents à notre
invitation et qui vont se succéder aujourd'hui pour partager leur expertise et leurs réflexions. Ils ont
donné à cette manifestation sa qualité et son attractivité. Face aux addictions, il ne s'agit pas de
banaliser ni de dramatiser. En dix ans, les comportements des adolescents ont considérablement
évolué, la cartographie des consommations s'est elle aussi modifiée – la région Pays de la Loire est
notamment la région de France la plus touchée. L'édition 2015 de ce colloque a été conçue pour
répondre le mieux possible à vos attentes avec un plus grand nombre d'ateliers et plus de temps
pour la prise de parole ainsi que pour les temps d'échanges. Quatre thématiques majeures
concernant les adolescents seront abordées : l'alcool, l'hyper-sexualisation, les cyber-dérives et le
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mal-être. Des témoins de premier ordre viendront animer des débats auxquels participeront les
meilleurs spécialistes français et francophones.
Dans ce paysage où les tentations sont multiples, Ancenis n'est pas un îlot coupé du monde et la
réponse de la municipalité est de former, d'informer et de sensibiliser. Voilà pourquoi en amont du
colloque qui réunit aujourd'hui plusieurs centaines de professionnels, nous avons organisé hier soir
une soirée à destination des familles avec des intervenants de haut niveau et des interventions dans
des collèges durant toute cette semaine. La lutte contre les addictions n'est pas seulement l'affaire
de la mairie, mais bien l'affaire de tous. La soirée d'hier nous l'a prouvé. Malgré la semaine un peu
compliquée que nous avons tous vécue, cette salle était pleine et les parents ont posé beaucoup de
questions, ce qui n'était pas le cas il y a dix ou quinze ans, lorsque nous avons commencé à travailler
sur ces sujets. À cette époque, les familles se sentaient peu concernées pensant que cela n'arrivait
que chez les autres. Nous constatons que cette sensibilisation et cette évolution des pratiques nous
permettent à présent d'avoir un dialogue avec les familles. C'est pour cela que cette semaine a pris
son importance et que l'implication des familles doit être de plus en plus importante. L'un de nos
intervenants hier soir, Monsieur William Lowenstein, évoquait notamment la pertinence de travailler
avec les familles en même temps qu'avec les jeunes. De la même façon que nous proposons une
semaine de sensibilisation aux jeunes, nous pourrions mettre en place une "école des parents" pour
essayer de mieux sensibiliser les familles et afin qu'elles puissent notamment trouver des réponses
pour leurs adolescents.
J'espère, qu'en dépit des événements récents, cette journée répondra à vos attentes et que les
échanges et connaissances acquises vous aideront dans votre travail quotidien. Nous sommes
aujourd'hui réunis entre professionnels pour débattre de tous ces sujets et vous aider à mieux
travailler au quotidien. Bonne journée à tous.
Olivier Deschanel
Merci Jean-Michel Tobie. Je passe la parole à Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, président
de la Fédération Addiction à Boulogne-Billancourt.
Jean-Pierre Couteron
Psychologue clinicien, Président de la Fédération Addiction, Boulogne-Billancourt (92)
Bonjour. Je remercie les acteurs de cette journée et Monsieur le Maire pour m'avoir invité.
Contrairement à lui et à un certain nombre d'entre vous, ma participation est une première. J'avais
connaissance de ces Assises, mais étais jusqu'ici indisponible pour y participer. C'est pour moi un
plaisir d'y participer aujourd'hui de l'intérieur. J'évoquerai trois points qui, pour moi, bornent la
discussion que nous pouvons avoir sur la prévention des addictions. J'ai rencontré Monsieur Tobie en
2012 lors d'un colloque organisé par la Mildeca dont le sujet était la précocité des usages et
comment intervenir. Cela me permet d'aborder le premier point que vous avez évoqué à savoir que
les addictions et ce qui les précède, les pratiques d'usage, se déploient dans un univers, dans des
modes de vie, dans le quotidien de nos familles, de nos enfants. Avoir un regard éclairé sur ce
quotidien est un point de départ indispensable. La première idée de la prévention est que nous ne
prévenons pas dans l'abstrait, mais au contraire dans des modes de vie, dans des façons d'être et
vous l'avez dit, les choses ont beaucoup changé.
J'amènerai maintenant le deuxième point. Ma carrière touche à sa fin mais lorsque j'ai commencé en
tant que jeune psychologue dans les centres de soin, nous ne nous intéressions pas aux jeunes, ils ne
consultaient pas. Seul l'adulte et le jeune adulte le faisaient. L'usage de cannabis chez les adolescents
n'était même pas repéré sur les files actives des centres de soin de l'époque. Aujourd'hui, le
Ministère déploie une campagne autour des consultations de jeunes consommateurs et pas
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uniquement pour le cannabis. Le deuxième motif de consultation chez les jeunes est l'écran et l'abus
d'écran. Nous voyons bien comment aujourd'hui un public nouveau est arrivé, plus jeune, qui se
demande pourquoi on l'incite à voir des professionnels, car pour lui, cela fait partie de sa vie au
quotidien. L'intérêt de ces rencontres est donc la prévention, cela nous demande de réfléchir au
mode de vie dans lequel nous nous trouvons et deuxièmement, cela nous demande de réfléchir avec
une grande diversité de professionnels. J'ai l'habitude de dire que lorsque quelqu'un a une maladie
alcoolique, le médecin qui le soignera en bout de chaîne pour une cirrhose, par exemple,
s'intéressera à la conséquence de la maladie. Ceux qui font de la réduction des risques, de la
prévention, sont souvent d'autres professionnels qui ne vont pas s'intéresser à la conséquence, mais
à l'origine, à la façon dont on rencontre l'addiction à l'endroit où on est. Boire seul à la terrasse d'un
café ou seul dans une chambre ou consommer à plusieurs dans un groupe ce sont des choses
différentes et cela demandera des stratégies d'intervention et de prévention différentes.
C'est le troisième point que je souhaitais partager avec vous. Il me semble que le programme nous
montre que nous sommes dans l'idée qu'une bonne prévention n'est pas l'action de l'un ou de
l'autre, mais la capacité à faire converger des actions différentes, de faire se rejoindre des approches
différentes. Certains parleront du danger, les autres des compétences psychosociales ou pour
d'autres encore du lien avec la famille, des éducateurs. C'est cette capacité à faire que toutes ces
actions sur un territoire vont converger, aller dans la synergie et non pas s'ignorer dans nos filières
professionnelles ou dans nos strates d'intervention qui permettra que se construisent de vraies
actions de prévention. Je ferai une publicité sur le travail remarquable réalisé par une collègue,
Catherine Reynaud-Maurupt, sur un territoire de santé : elle a examiné le déploiement d'un certain
nombre d'actions dans une petite ville du Sud de la France et comment faire converger ces actions.
Elle a alors pu mesurer ce qui fonctionne et la grande différence avant/après, pour une fois on a pu
se dire que la prévention, contrairement à ce que l'on entend parfois, sert à quelque chose et on
peut même vérifier que cela permet d'impacter de façon très forte les entrées dans les usages, dans
les risques, dans les dépendances, à chaque niveau, il est possible de remarquer son apport.
Voici donc les trois points qui me semblent importants avec la nécessité de réfléchir ensemble. Je
suis content de partager pour la première fois avec vous dans cet esprit où on voit dans le
programme que nous ferons converger toutes ces actions. Bon colloque et bonne journée de travail.
Olivier Deschanel
Merci Jean-Pierre Couteron. Vous restez avec nous, car vous avez une intervention dans quelques
minutes. Je demande à Lia Cavalcanti, Vincent Dodin et William Lowenstein de me rejoindre. Nous
allons entendre quatre interventions d'une quinzaine de minutes. Je vais donner la parole à Lia
Cavalcanti dans un contexte particulier, car c'est la dernière fois qu'elle vient à Ancenis en tant
qu'intervenante professionnelle, mais avant cela, Monsieur Tobie souhaite dire un mot.
Jean-Michel Tobie
Je voudrais saluer Lia. Elle est un peu notre marraine. Lorsque nous avons commencé à nous
intéresser à ces sujets en 1998, elle nous a accompagnés dans notre démarche, Nicolas MémainMacé, moi-même et quelques élus. À l'époque, tu travaillais déjà à la Goutte d'Or. Nous avons monté
ensemble le Réseau d'Ecoute Aux Jeunes, qui était le premier pas vers l'approche collective que nous
pouvions avoir sur ces sujets. Je voulais t'en remercier, car grâce à toi nous avons pu avancer. Merci à
tout le travail que tu nous as permis de faire, sans toi, nous n'aurions pas fait grand-chose. Je te
remets ce petit cadeau pour te remercier du fond du cœur et avec même un peu d'émotion.
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ADDICT ATTITUDE : grand angle sur un gène sociétal en pleine
mutation
Nouvelle cartographie des consommations en France : ce qui change selon les régions et
les générations
Lia Cavalcanti
Psychosociologue, Experte européenne, Directrice Générale de l’Association EGO, Paris (18ème)
Bonjour à tous. C'est pour moi un plaisir toujours renouvelé de me trouver ici avec vous, c'est une
belle expérience que j'ai eu le privilège d'accompagner pendant deux décennies. Retourner à
Ancenis, c'est comme retourner chez moi. Je connais beaucoup de visages, surtout ceux de JeanMichel et Nicolas, qui sont devenus des amis et pour lesquels j'ai un grand respect. Cette ville a traité
une question qui, en général, est occultée, mais qui s'est retrouvée ici au cœur de la politique
municipale. Aujourd'hui, vous êtes un modèle et vous devez en être fiers. Malgré tous les
événements dramatiques, regardez comme cette salle est pleine. Nous avons besoin de ces espaces,
de ces échanges, de ces mélanges hétéroclites d'intervenants. William et moi n'avons pas l'occasion
de nous croiser sauf ici, à Ancenis. Ce sont des moments privilégiés pour nous, les intervenants, pour
vous aussi, pour les différents témoignages qui émergent. Plus qu'un événement, il s'agit ici
d'affirmer une politique et il est très important de penser la question des drogues comme une
question de politique vitale pour l'avenir des populations. Et au moment où le terrorisme est en train
de nous frapper, je ne peux pas m'empêcher de vous dire qu'il y a une corrélation entre drogue et
terrorisme. Vous avez vu que les barbares terroristes révélaient tous un parcours de dealers de
drogues. Vous voyez qu'il y a un croisement et une réelle menace démocratique entre les trafics de
drogues et l'avenir de nos sociétés démocratiques. Comment se financent les réseaux terroristes ? En
partie avec l'argent de la drogue. Il suffit de regarder le parcours de ces personnages, pour lesquels
l'humanité est complètement extraite et extériorisée comme s'il n'y avait plus de sentiments, pour
voir qu'il s'est construit dans le trafic de drogues. Cette question sera au cœur de l'avenir de nos
sociétés et pas uniquement pour les parents – ils doivent se mobiliser et c’est normal –, mais aussi
pour tous les citoyens.
Pour donner une suite à ces thématiques, j'ai préparé mon intervention avec François Beck, un
homme que je respecte énormément. Nous avons regardé les tendances. Leur évolution s'observe
une fois tous les cinq ans. Celles de 2005-2010 se trouvent en ligne sur internet, mais celles de 20102014 ne sont pas encore complètement traitées et publiées, je vous les apporte donc en exclusivité.
Il y a quelque chose qui s'est démocratisé en matière d'usage des drogues en France, nous assistons
à une augmentation des usages dans toutes les régions, dans toutes les classes sociales et dans
toutes les tranches d'âge. Cela signifie que l'augmentation des usages se généralise, sort des
créneaux spécifiques pour devenir une tendance nationale et je commencerai par vous dire que nous
avons les tendances, mais nous n'avons pas encore les explications. Ceci est un problème dans ce
genre d'enquêtes, car nous allons devoir trouver les explications aux phénomènes dont je vais vous
parler.
Sauf pour les alcoolisations ponctuelles qui diminuent en France, tout le reste est en augmentation, y
compris pour les usages du tabac qui, pourtant en décroissance marquée ces dernières années, sont
reparties. Une augmentation de tous les usages est visible et en particulier les usages de cannabis,
dont nous sommes les plus gros consommateurs en Europe. Ceci est totalement inexplicable.
Aujourd'hui, nous sommes 4,6 millions à consommer du cannabis en France, au moins une fois dans
sa vie et 1,4 million à le consommer régulièrement. Le terme "régulièrement" signifie avoir
consommé au moins dix fois du cannabis dans le mois qui précédait l'enquête. Par ailleurs, nous ne
sommes pas qu'un pays consommateur, mais aussi un pays producteur. Nous en avons beaucoup
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discuté avec François et nous pourrions peut-être voir dans l'adhésion au bio, la production locale,
dans le fait d'être proche de son producteur, de connaître la qualité de ce que nous consommons
autant d'éléments pouvant induire cette tendance. Pour vous donner l'indice européen, si en France,
nous sommes 4,6 millions à consommer du cannabis, on compte 26 millions de consommateurs pour
toute l'Europe. Cela vous donne la proportion pour la France.
Il existe également un paradoxe inexplicable : par rapport aux autres drogues illégales, nous sommes
des consommateurs moyens voire de faibles consommateurs par rapport à l'Espagne ou au
Royaume-Uni par exemple. L'explosion d'usage du cannabis n'est donc pas accompagnée par
l'explosion d'autres usages. Il y a plutôt une montée des usages des autres drogues légales comme
l'alcool et le tabac.
Les régions dans lesquelles on fume et on boit le plus en France ne comptent pas forcément la nôtre
comme on l'entend souvent, mais se trouve plutôt dans le Sud de la France : Languedoc-Roussillon,
PACA, autant pour le tabac que pour l'alcool. Les tendances dans ces régions augmentent. La région
parisienne est la région la plus importante dans laquelle on "plane" c'est-à-dire où l'on consomme
des drogues illégales comme la cocaïne, le crack, le Poppers, les champignons hallucinogènes qui
n'ont pas une grande diffusion nationale, mais plutôt en Ile-de-France.
Il a été prouvé scientifiquement qu'on ne retrouve aucune corrélation entre le cadre légal et les
consommations, à tel point que l'Observatoire s'associe à plusieurs projets européens, qui
s'appellent Cannalex, visant à essayer de trouver des explications pour comprendre les relations
entre le statut légal des drogues et les indices de consommation. On pourrait invoquer le chômage
de masse, mais nous ne sommes pas le pays avec le plus fort taux de chômage, nous pourrions
invoquer la crise de la jeunesse, mais la consommation de drogue augmente aussi chez les seniors. Il
n'y a pas d'explication aujourd'hui. Aucune étude, ni celles l'INPES ni celles de l'OFDT, qui sont les
grandes références nationales en matière de données épidémiologiques, ne peuvent expliquer la
situation dans laquelle nous nous trouvons.
Par rapport à ce qu'il se passe en France et en Europe, l'une des hypothèses s'agissant du cannabis,
est que tous les genres musicaux, pas seulement le rap, accordent une importance singulière à
l'usage de ce dernier. Ceci est très singulier en France. Mais consommer du cannabis n'est pas banal
et s'inscrit dans une histoire singulière des personnes et des groupes et nous avons du mal à
comprendre les tendances. Nous avons plus d'indicateurs s'agissant de l'augmentation de la
production de cannabis en France. Comme évoqué précédemment, cela peut certainement venir de
l'adhésion au bio, de la recherche de produits de qualité.
J'ajouterai concernant la consommation d'ecstasy, qui a commencé à perdre du terrain, que leurs
dealers ont su se reconvertir dans des stratégies de communication extrêmement efficaces, une
communication de masse très attirante et une reconversion dans la forme de la substance : on
abandonne de plus en plus les comprimés pour une consommation sous forme de poudre, il s'agit
d'une reconversion marchande. La dernière tendance que je voudrais signaler est inquiétante, car
elle commence à être très fréquente et presque banale, il s'agit des nouveaux produits de synthèse
(NPS). En 2014, nous avons repéré 34 nouvelles substances mises sur le marché, elles peuvent
s'acheter sur internet à des prix très bas, entre 10 et 12 euros. Au niveau européen, 154 nouveaux
produits ont été repérés sur le marché entre 2010 et 2014. Parmi eux, beaucoup ne sont pas encore
interdits. La France a fait un saut qualitatif énorme, car en 2014, elle a réussi à interdire la cathinone.
Malgré tout, on court derrière les dealers, qui avancent plus vite que la législation pour contrôler les
usages.
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Voici pour dresser le scénario national. Nous sommes face à des mystères, mais heureusement de
nouvelles études européennes vont nous permettre de trouver la racine de ces oscillations pour
lesquelles nous n'avons aujourd'hui aucune explication ethnologique, sociologique ou encore
anthropologique.
Olivier Deschanel
Merci Lia. Je laisse maintenant la parole à Vincent Dodin, psychiatre, chef de service psychiatrie de la
clinique médico-psychologique du groupement des hôpitaux de l'Institut Catholique de Lille et qui va
nous parler de la question des addictions, une pathologie multifactorielle en 3 D.
"Addictions : une pathologie multifactorielle en 3 D, les facteurs génétiques, émotionnels
et environnementaux"
Vincent Dodin
Psychiatre, Chef de service psychiatrie de la clinique médico-psychologique du Groupement des
Hôpitaux de l’Institut Catholique de Lille, Lille (59)
Je remercie Monsieur le Maire, toute l'équipe, les bénévoles qui organisent cet incroyable colloque
sur les addictions. C'est la première fois que je viens dans votre ville et je suis vraiment honoré
d'avoir été invité à participer. Mon propos va peut-être compléter le propos précédent. La
thématique qui m'a été proposée "Addictions : une pathologie multifactorielle en 3D, les
facteurs génétiques, émotionnels et environnementaux" n'est pas été forcément celle que
j'aurais spontanément choisie, mais c’est toujours intéressant de se prêter à ce type d'exercices pour
ce type d'interventions.
Je serai assez rapide sur les aspects génétiques pour aborder des aspects qui me paraissent plus
complémentaires à ce qui vient d'être dit. Sur la notion de la vulnérabilité génétique, je reprendrai
les propos de Claude Olievenstein, l'un des pionniers de la lutte contre les addictions et de la prise en
charge des patients atteints d'addictions. Il parlait de la toxicomanie comme une rencontre entre un
individu et un produit à un moment donné. Dans ce contexte, la vulnérabilité génétique n'existe pas
en tant que telle. C'est un leurre de penser que l'on pourrait trouver un gène de l'addiction, de la
même façon qu'on trouverait un gène de l'anorexie ou de la boulimie – je suis spécialiste des
troubles alimentaires. Par contre, l'expression génétique s'inscrit dans un processus complexe où
l'environnement et sans doute les produits, les conditions de vie, la dimension psychologique vont
créer une alchimie dans laquelle certaines dimensions génétiques, certains traits vont s'exprimer,
comme par exemple l'anxiété chez les patients souffrant de troubles alimentaires, qui dans un
contexte social particulier vont faire le lit d'une problématique addictive comme l'anorexie ou la
boulimie.
Le deuxième point à soulever est que si nous ne sommes pas tous égaux par rapport à des produits
ou par rapport à des comportements addictifs avec ou sans produits (je pense au jeu pathologique),
nous allons avoir des situations qui vont voir une accroche plus importante que d'autres. Vous parliez
beaucoup du cannabis. Nous savons aujourd'hui que, de par les sélections des plants qui sont faits
avec des concentrations de plus en plus importantes de THC, nous avons des accroches addictives de
plus en plus fortes avec le cannabis et aujourd'hui la notion de drogues dures et de drogues douces
est totalement dépassée dans la mesure où même le cannabis va créer des accroches extrêmement
puissantes. Ceci peut se retrouver de la même façon dans le pouvoir accrocheur de la nicotine, je
pense que ce dernier est même plus accrocheur que le pouvoir de l'alcool. On va y retrouver la
puissance accrocheuse du crack par rapport à la cocaïne. Ceci est vrai pour tout ce qui concerne
également certains jeux pathologiques. Certains spécialistes disent que le poker en ligne, de par les
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conditions d'utilisation, serait plus accrocheur que le poker en présentiel où la présence des autres
peut être un moyen de régulation.
S'agissant de la question des addictions sans produits, nous observons que si le cannabis est de plus
en plus consommé, le sexe est lui aussi de plus en plus consommé à travers la question des sites de
rencontre. Je travaille avec beaucoup de jeunes qui évoquaient des sites tels que
www.adopteunmec.com. Dans ce profil de sites, les femmes choisissent et mettent dans un caddy les
charmes des hommes. Récemment, l'un de mes jeunes patients étudiants me parlait d'une
application sur son téléphone qui permettait l'échange de profil sur son smartphone uniquement en
se croisant. Nous voyons qu'il y a certains comportements qui ne sont pas des consommations de
produits, mais qui génèrent de plus en plus de puissantes addictions.
Pour continuer sur cette logique, je vais parler en tant que psychiatre de nouvelle économie
psychique. Mon propos n'est pas de dire que la société d'aujourd'hui est plus compliquée que la
société d'hier ou que les personnes vont plus mal aujourd'hui qu'hier, mais plutôt de dire que les
symptômes de notre société sont plus ceux de l'addiction alors que dans les générations précédentes
les symptômes ou le mal-être qui étaient exprimés étaient d'une autre nature. Je vais prendre un
exemple personnel. Pour une fois, c'est le psychiatre qui va révéler son intimité. Lorsque j'étais plus
jeune, je suis parti faire ma coopération au Bénin – à l'époque République Populaire du Bénin – pour
dix-huit mois. En arrivant sur place, je me suis dit que j'étais loin de chez moi pour tout ce temps et le
seul contact que j'avais avec mes proches était le courrier. Lorsque j'écrivais un courrier, il mettait un
mois pour arriver et cela prenait un mois supplémentaire pour recevoir une réponse. Il y avait donc
un décalage de deux mois entre le moment où je donnais des nouvelles et le moment où j'en
recevais. Que se passe-t-il lorsque je fais ce bond de vingt-cinq ans en avant ? Aujourd'hui, je pars
aux quatre coins du monde, j'ai ma tablette, j'ai Skype et tout se passe dans l'immédiateté. Cette
cassure est fondamentale, car elle a profondément modifié notre économie psychique, notre
manière de vivre, de penser, de traiter nos émotions.
Dans cette nouvelle organisation psychique, nous sommes passés en quelques décennies – si je me
réfère aux travaux de Freud sur l'hystérie – à une notion nouvelle. Autrefois, de par le cadre à la fois
patriarcal et probablement liberticide, l'hystérie était plus une expression du renoncement, du
refoulement. Je pense à nos grands-parents qui, lorsqu'ils devaient se mettre en couple, vivaient
d'abord de longues fiançailles, lorsqu'ils sortaient à l'extérieur il y avait un chaperon les
accompagnant et les premiers rapports sexuels se déroulaient après le mariage dans une sorte de
devoir conjugal au même titre qu'acheter des meubles ou une voiture. Cela demandait d'économiser
longtemps avant d'accéder à ce dont on avait besoin. Aujourd'hui, la différence majeure réside dans
le fait que nous nous trouvons dans une organisation que je qualifierai d'addictive, c'est-à-dire dans
cette nécessité impérieuse de jouir à tout prix et sans délai de tout.
Cette question est importante, car elle change aussi l'expression de nos émotions. L'une des
difficultés fondamentales est ce qu'il advient de la confusion entre le besoin et le désir. Le désir,
censé être rattaché à une projection positive – j'ai rencontré une fille superbe et je sais que je vais la
retrouver dans quinze jours lors d'une soirée organisée par un ami – entraîne toute une élaboration,
une capacité à fantasmer, à sublimer cette rencontre qui au fond n'existe peut-être plus aujourd'hui
dans cette notion d'immédiateté. Il me semble que cette notion et ce besoin de jouir à tout prix et
sans délai de tout a aussi une double conséquence. D'abord, une conséquence de la jouissance qui
occulte la question de la frustration, mais également une conséquence sur la temporalité.
J'ai l'impression que, dans ma pratique, les personnes que je vois et qui sont dans des
problématiques addictives, en particulier les jeunes, sont hors du temps. Leur vie se situe comme
dans une succession d'instantanés qui se répètent à l'infini. Je suis d'accord sur la question du
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terrorisme. Ces abrutis, ces salopards n'ont aucune idéologie et je suis convaincu qu'ils n'ont aucun
but idéologique ou religieux. À partir du moment où ils ont été embrigadés, il y a une quête
maximale de décharge d'adrénaline et la dimension excitatoire d'aller massacrer dans ce rapport
détemporalisé avec l'environnement qui constitue quelque chose de très significatif, très
symptomatique d'une société qui se trouve dans cette situation d'immédiateté. L'après n'a pas
d'importance si c'est pour retrouver la même immédiateté.
L'autre point qu'il me paraît important de soulever est que dans cette société de l'immédiateté, nous
sommes constamment confrontés à une sorte de paradoxe, de contradiction. Je pense à l'importance
de mes patients qui me parlent du pacte conjugal dans le lien de fidélité et je pense à toutes ces
ruptures affectives qui ont lieu dans des couples qui sont constamment tentés, sollicités par un
ailleurs. On n'a jamais autant facilité les rencontres en dehors du couple et on n'a jamais autant
prôné la valeur morale de la fidélité dans le même temps. C'est la même chose sur le plan
alimentaire, on n'a jamais autant préconisé de résister à la nourriture et en même temps nous
sommes noyés de publicités, surtout en cette période de Noël où ces dernières sont on ne peut plus
tentantes, alléchantes voire érotisées pour nous amener à consommer.
Ce contexte ne fait pas que tous les jeunes, tous les individus sont des sujets addicts, mais je pense
que cela crée un terreau favorable pour que certains s'expriment dans cette problématique
d'addiction. Je pense, de par ma pratique, que tous les sujets ne sont pas addicts, car l'addiction vient
répondre à quelque chose. Nous parlions du cannabis, il est à la fois très euphorisant, très
anxiolytique, hypnotique et on en voit la plupart du temps aller consommer des produits pour
pouvoir trouver des effets bénéfiques comme s'apaiser, dormir, vivre l'euphorie. S'agissant des jeux
vidéo, les patients qui y sont les plus sensibles et fragiles sont ceux qui ont le plus de problèmes dans
la vie réelle, comme par exemple l'adolescent qui se sent complexé, qui a du mal à être en relation
avec les autres et qui, dans l'avatar, va trouver une sorte de projection, de procuration d'un héros
surpuissant, qui va avoir une révélation, une position importante sur la plateforme de jeu. Il en est
peut-être de même pour les terroristes : ils vont trouver sur cette plateforme presque médiatique
une sorte de puissance, ce pseudo avatar de tueur sans foi ni loi.
Ceci posé, l'une des hypothèses que je mets en avant est que les conduites addictives sont dans cette
pratique l'expression d'une forme d'insécurité, qui va être multifactorielle. Nous allons retrouver des
facteurs qui bien sûr préexistent dans la famille. Je travaille beaucoup sur les secrets de famille et j'en
parlerai sans doute sur les troubles alimentaires dans mon atelier. Nous allons voir des facteurs qui
vont rendre cette insécurité plus importante, dans tout ce qui concerne la périnatalité. Je pense là
aussi que l'interaction parents-enfants a beaucoup changé dans la culture de l'enfant roi, on voit
aussi qu'il y a beaucoup d'enfants qui sont hyper protégés et qui ont du mal à vivre sereinement
l'entrée dans le monde adulte. Pour vous donner un exemple de périnatalité, j'ai rencontré un couple
dont un couple ami venait de perdre un enfant de la mort subite peu avant la naissance de leur
propre enfant et qui se sont retrouvés impactés par cette perte et vont alors avoir une attitude très
protectrice vis-à-vis de leur enfant comme se lever la nuit pour voir s'il respire toujours. La maman
passait son doigt sous le nez de l'enfant pour s'assurer qu'il respirait. L'enfant déclenche une sorte de
dépendance affective avec ses parents avec des angoisses de séparation importante. Dans ce
processus, malencontreusement, vient au moment de l'adolescence une addiction.
Le troisième point que je soulèverai porte sur les études que nous faisons avec le CHR de Lille où
nous observons que la part du psychotrauma est très importante. Sur les populations, que ce soit
concernant des troubles alimentaires ou des addictions, nous constatons qu'il y a près de 50 % de ces
individus qui ont à travers des échelles très basiques de psychotrauma vécu de vrais psychotraumas.
Cela occulte tous ceux qui passent entre les mailles des filets. Concernant ce qu'il se passe sur les
cyber- addictions à travers les sites Facebook et autres, nous voyons que sur un détail, un adolescent
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dans un collège va être ciblé par 200 ou 300 autres collégiens dans une sorte de tsunami qui va
complètement le dépasser.
Je défends vraiment l'idée que le travail thérapeutique est un travail de croisées synergiques entre
des professionnels de compétences différentes, qu'ils soient analytiques, comportementalistes,
assistants sociaux, soignants, psychomotriciens, qu'ils travaillent sur le corps, sur la nourriture, cette
notion de synergie est importante.
Le dernier point, le plus important, que je développerai est que nous sommes face à des
problématiques addictives d'individus qui ont un fonctionnement extrêmement égocentré où la
question du produit devient le centre de leur univers et tout se passe autour de cela. Nous pouvons
dire que le toxicomane ou le sujet addict prend tout et ne rend rien. Or, dans ce moment très centré,
il me semble qu'à un moment donné au cours des soins, une vraie question est à poser concernant le
sens qui est à donner à sa vie. Je pense à cette fable de Charles Péguy sur les tailleurs de pierre. En
allant sur la route de Chartres, il rencontre un premier tailleur de pierre à qui il demande ce qu'il fait,
le tailleur de pierre lui dit : « Vous voyez bien, je casse des pierres. J’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai faim.
Mais je n’ai trouvé que ce travail pénible et stupide ». Péguy en croise un deuxième qui lui dit : « Je
suis casseur de pierres, c’est un travail dur, vous savez, mais il me permet de nourrir ma femme et
mes enfants. Il y a sans doute des situations pires que la mienne ». Il en croise un troisième qui lui
dit : « Vous ne voyez pas ce que je fais ? Je bâtis des cathédrales ! ». Cette question de sens que l'on
donne à la vie est importante et dans cette notion, la dimension fondamentale, qui plus est
aujourd'hui, est la notion de reliance. Derrière cette notion se trouve la question de notre fragile
équilibre avec notre environnement. Je vous parlais du toxicomane qui prend tout et ne rend rien,
nous sommes ici dans une destruction de l'environnement. Heureusement qu'il y a une certaine prise
de conscience des choses aujourd'hui dans notre manière de nous comporter. Dans cette idée de la
reliance, il y a la notion du sacré et du sens du respect de la vie en tant que sacré qui transcende les
religions et qui est avant tout une notion laïque importante. Il y a aussi cette notion d'échange, de se
sentir interdépendant de l'autre et de pouvoir donner autant que l'on prend. Dans cette question de
reliance, il y a un point important qui est la manière d'amener ses patients à se réinvestir dans un
projet collectif. De plus en plus, mes patients sont de jeunes patients qui sont souvent complètement
marginalisés. Je vais alors en profiter pour les raccrocher à un service civique, une mission
humanitaire. Je suis une patiente qui est passée par le service civique puis est partie à Calcutta pour
s'occuper d'enfants dans un orphelinat, elle est revenue totalement transformée de cette
expérience. Elle a pu réaliser sa guérison à travers cet engagement collectif.
Je vous remercie de votre attention.
Olivier Deschanel
Merci Vincent Dodin. C'est maintenant William Lowenstein qui va vous succéder. Addictologue,
président de l'association SOS Addictions à Paris, il va nous parler de la rupture du dialogue entre
parents et adolescents.
Parents-Ados : les raisons de la rupture du dialogue
William Lowenstein
Addictologue, Président de l’association « SOS Addictions », Paris (16ème)
Bravo à Monsieur le Maire et à Nicolas.
Laurent Karila, Jean-Pierre Couteron et moi-même allons souvent dans nos différentes régions et je
vous assure que c'est extraordinairement réconfortant et encourageant de voir cette mobilisation. Si
quelque chose doit se faire sur les addictions, c'est la façon dont Monsieur le Maire et Nicolas et
toute leur équipe le font. J'ai proposé une "semaine des parents", qui pourrait aussi être une
semaine des grands-parents, des conjoints, des partenaires pour continuer de sortir de
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l'obscurantisme sur la question. Si une semaine des parents doit avoir lieu, elle doit avoir lieu ici, car
depuis deux ans, je vois qu'il y a une réceptivité, une ouverture d'esprit, sans position dogmatique et
une volonté de savoir, de sortir de l'obscurantisme pour qu'il y ait une politique de santé des
addictions, de prévention, de réduction des risques, bref une politique de santé citoyenne, ce qui
paraît très important vu les événements actuels. S'agissant de la réduction des risques, je confirme
ce que dit Lia, que je suis très heureux de revoir, toujours avec la même énergie trente ans après les
combats sur le sida et la toxicomanie.
Je sais que Jean-Pierre Couteron, qui s'exprimera après moi, gagnera beaucoup en précision sur ce
qu'il convient de faire avec les adolescents face ou avec les addictions. Je veux creuser, partager avec
vous quelques pistes de réflexion. Je ferai d'abord un constat historique. Il me semble que c'est la
première fois dans notre humanité, qu'il y a un tel fossé, une telle inversion entre jeunesse et ceux,
pardonnez-moi, que nous appellerons "vieux", c'est-à-dire les non-jeunes. Ce sont les jeunes
actuellement qui ont le savoir et notamment le savoir technologique. Ce sont eux qui font les
applications pour les "vieux". Ce sont eux qui viennent pour nous aider dans notre quotidien. Ce sont
eux qui fondent les groupes les plus puissants qui vont vendre à des "vieux" qui, eux, veulent encore
le pouvoir. Il me semble que nous n'avons pas intégré cette divergence historiquement
extraordinaire. Elle a plein de dérivés premiers et seconds, notamment sur la façon de penser,
aujourd'hui dix fois plus rapide chez les adolescents, leur cerveau ayant été neuro-excité depuis leur
enfance. Une forme de communication a été évoquée à travers la planète, mais comment voulezvous, avec notre seul pouvoir de "vieux", que nous soyons crédibles sur quelques discours que ce soit
par rapport à ceux que l'on dit vouloir aider ? Il faut déjà reconnaître cette bascule du savoir qui, à
mes yeux, est une bascule historique. Les "vieux" ont sans doute encore le pouvoir, y compris au
Sénat et à l'Assemblée Nationale, mais le savoir est maintenant détenu par la nouvelle génération
des 15-30 ans, ils utilisent de nouveaux codes que nous pourrions éventuellement laborieusement
apprendre, mais dont nous n'aurons pas la vivacité.
C'est la même chose pour les substances psychoactives. Si nous continuons d'avancer avec les
concepts de l'école de Chicago et du très performant drug, set and setting repris et traduit en 1971
par Claude Olievenstein, nous ne gagnerons ni en rapidité, ni en efficacité. Il faut agir, il faut que
nous vivions au 21ème siècle. Au 21ème siècle, nous observons de nouvelles consommations qui n'ont
rien à voir avec les consommations de cannabis des années 70-80 auxquelles les parents peuvent
éventuellement faire référence. Les consommations d'alcool n'ont rien à voir non plus en 2015 avec
les consommations parentales ou grand-parentales. Cette évolution jusque dans les consommations
est en train de s'accélérer avec l'éternel vecteur que représente Internet. Les nouvelles drogues de
synthèses ou nouveaux produits de synthèse se trouvent sur Internet. La prohibition est morte sur
Internet, car elle est tuée par la livraison postale en 48 heures par les plus grands groupes postaux,
de Fedex à UPS. À l'heure actuelle, si nous essayons de vouloir parler avec les adolescents, faisons-le
humblement, en essayant de comprendre que nous savons peu, si peu, sur ces sujets.
Cela ne signifie pas que nous n'avons pas de valeurs à transmettre, mais il ne faut pas aller donner de
leçons alors que nous ne les avons même pas apprises. Je dirai même que nous ne les avons pas
comprises. Sur ce sujet, essayons d'écouter ce qu'il se passe, de voir si les cannabinoïdes de synthèse
vont être les premiers à tuer des personnes alors que le cannabis n'a jamais tué personne – sauf
évidemment en voiture et au sein de mafias interposées lors de règlements de compte. Il faut
commencer à se documenter sur ces cannabinoïdes de synthèse, d'où cette importance de l'idée de
formations, d'écoles de parents. Il nous faut cesser de tenir les grands propos du siècle dernier. Nous
sommes en 2015 avec des adolescents qui vont à 2 000 km à l'heure. Pourquoi les ennuyer avec les
idioties du siècle dernier ? C'est extraordinaire de penser que cela va marcher. Éventuellement, s'ils
sont polis, ils nous écouteront, mais ces discours ne leur parlent pas. C'est à eux de nous parler s'ils le
souhaitent, dans des conditions qu'il faut recréer, des conditions privilégiées. Si nous leur disons
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"pose ton smartphone, pose ta tablette, écoute-moi un peu", bref si nous exerçons une action de
pouvoir, cela fonctionne rarement. Si, au contraire, nous parvenons à créer des conditions
privilégiées où nous échangeons, y compris parfois par le biais de ces vecteurs, comme par exemple
partager ensemble ce qui se passe sur Internet, sur YouTube, les réseaux sociaux, cela peut
fonctionner.
Depuis l'année dernière, nous avons proposé à des étudiants, dont la master classe de Luc Besson et
plus récemment les étudiants de deuxième année de l'école internationale de cinéma, de nous faire
quelques films à leur façon. Je voudrais vous présenter deux films. Nous avons cherché à savoir ce
qu'eux-mêmes veulent dire en termes de prévention, de protection sur les addictions.
Diffusion des deux films
Tout n'est pas parfait du point de vue de la réalisation ou du son, mais je trouve l'image intéressante,
notamment sur la responsabilité des parents.
Pour terminer, il y a en ce moment un certain nombre de publicités formidables. Une en particulier
où chacun télécommande ce qui se passe dans la vie de l'autre de façon complice, par exemple pour
aspirer les clés avec l'aspirateur pendant que les copains sont réunis avec le mari pour regarder le
match de foot. Tout se télécommande à distance, nous voyons que les couples sont capables de se
parler par SMS à l'intérieur de la maison, de s'envoyer des messages, de s'envoyer des plaisanteries
en hyper connexion permanente. Une autre mérite vraiment une étude. On y voit tout le monde au
sein d'un foyer partager tablettes, écrans sur lesquels est diffusé un film. Le mari éteint d'abord la
télévision, alors sa femme continue de regarder le film sur la tablette, mais le mari éteint la tablette
alors sa femme se rend sur l'ordinateur, puis il éteint l'ordinateur donc elle se rend sur l'IPad, et enfin
sa femme est forcée de se rapprocher de son mari pour partager le film sur l'IPhone, ils sont alors,
enfin, tous les deux ensemble. Si nous voulons être ensemble maintenant, partager, il faut peut-être
apprendre à partager avec les adolescents à travers l'humilité – cela ne veut pas dire que nous ne
pouvons exprimer nos angoisses, nos inquiétudes, nos désaccords. Il faut les reconnaître aussi
comme des adultes responsables lorsque nous ne savons pas et que nous avons besoin d'apprendre.
Je vous remercie de votre attention.
Drogue, tabac, alcool, que faire face aux addictions des ados ?"
Olivier Deschanel
Merci William Lowenstein. Je vais passer la parole à Jean-Pierre Couteron qui va intervenir sur le
thème "Drogue, tabac, alcool, que faire face aux addictions des ados ?".
Jean-Pierre Couteron
Psychologue clinicien, Président de la Fédération Addiction, Boulogne-Billancourt (92)
Je vais vous présenter des diapositives que je vous remettrai ensuite. J'espère que cet exercice ne
sera pas dénué d'intérêt. Cette première diapositive est peut-être banale, mais regardons les
chiffres. La majorité des adolescents ne souhaitent pas rencontrer les soignants, ceci n'est pas
forcément un indice pathologique et cela me permet notamment de reprendre certains éléments
décrits par le Pr. Dodin. Nous voyons, chacun, des types différents d'adolescents ayant des pratiques
addictives selon l'endroit où nous intervenons dans la chaîne. Lia évoquait les enquêtes de l'OFDT,
elles permettent de distinguer l'usage sain, l'usage à risque, la dépendance et, effectivement, selon
l'endroit où nous nous trouvons, nous ne rencontrons pas les mêmes adolescents. La difficulté est
d'abord de les rencontrer. Il y a donc cette double idée de travailler avec les entourages d'une part, y
compris les entourages familiaux et professionnels que vous représentez dans les deux temps de ce
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colloque et d'autre part, un phénomène nouveau d'aller vers, aller en direction de, sans attendre que
les personnes viennent avec une demande de soins structurée, classique.
La deuxième idée est que le monde a changé, comme ceci a été soulevé par le Pr. Dodin et William
Lowenstein et confirmé par les chiffres de Lia. Ce n'est pas dramatique de le dire, nous sommes dans
un temps où tout change beaucoup. Je ne sais pas s'il y a un nouveau psychisme. Ce sont des
questions que se posent notamment Lebrun et un certain nombre de collègues analystes ou
psychologues. Je ne sais pas non plus s'il existe de nouvelles pathologies. Nous avons l'habitude de
débattre de la sur-utilisation du portable, mais je tiens à rester prudent, attendons de voir quelle
sera la norme d'usage.
L'éducation, ce n'est jamais de faire contrepoids au courant dominant. Mes fils, qui ne sont
maintenant plus des enfants, me disent que je fais un métier merveilleux, car j'ai la possibilité de
raconter n'importe quelle bêtise : les livres que les psychiatres écrivaient lorsqu'ils étaient enfants
prônaient une certaine créativité. Je leur réponds que les psychiatres ne sont pas des imbéciles et
que les métiers qui se font dans l'éducation et la prévention consistent à aider les personnes à jouer
avec le courant dominant. J'ai beaucoup apprécié que William rappelle que ce n'est pas la nostalgie
du passé qui aidera nos enfants aujourd'hui. Oui, il y a des publicités, il y a des façons de faire, qui
dès 4 ou 5 ans, vont capter le désir, chercher la pulsion, vont aller sur le circuit court, qui supprime la
culture, les intermédiaires. J'ai lu il y a longtemps un merveilleux livre, L'Usage du Monde, qui décrit
qu'il faut continuer le travail des parents, apprendre l'usage du monde. Jocelyn Lachance en parlera
beaucoup aujourd'hui. J'aime parler du courant dominant, il est addictogène dans notre société et a
quatre caractéristiques que je vais asséner comme des principes. Il y a des millions de travaux qui
permettraient de le dire, la mutation des institutions et des rituels sociaux et communautaires
alimente le lien social. Cela signifie que le village d'autrefois n'est pas le village d'aujourd'hui, la
famille d'autrefois n'est pas la famille d'aujourd'hui, l'entreprise d'autrefois dans laquelle se
succédaient des générations attachées à leur usine chez les constructeurs automobiles par exemple
comme Michelin, Peugeot, Renault, n'est pas l'entreprise d'aujourd'hui. Une notion basique comme
celle de l'appartenance n'a plus le même sens aujourd'hui. Nous sommes dans une culture de
l'intensité, de l'excès et de l'accès immédiat à l'objet du désir. Cela se vérifie dans le monde du sport,
les joueurs de rugby dans les années 50 ne sont plus les mêmes que ceux, dopés, que nous voyons
actuellement ; en tennis, les services sont de plus en plus puissants, c’est vrai aussi dans le monde du
cinéma avec la surenchère d'effets spéciaux. Le courant addictogène se voit à un deuxième niveau, il
s'agit de l'injonction à la gestion de soi. Le dopage n'est aujourd'hui d'ailleurs plus réservé
uniquement aux sportifs, il est présent dans les entreprises, dans le milieu professionnel, dans la vie
quotidienne. Il y aura d'ailleurs un atelier avec Laurent sur les boissons énergisantes. Ce n'est pas
pour rien que ces boissons énergisantes ont remplacé le sponsoring du tabac. Cela ne sponsorise pas
n'importe quelle activité. Nous sommes passés d'une économie d'argent de poche à une économie
de la mafia, des armes, de choses que nous n'aurions jamais voulu voir. Nous nous trouvons dans une
société où le déséquilibre économique peut être considéré comme le quatrième axe de courants
addictogènes.
Ceci nous amène à dire que nous ne pouvons plus penser la prévention et les soins comme autrefois.
Que faisons-nous dans ces cas-là ? Il faut prendre le temps et réfléchir ? Je vous renvoie à l'expertise
collective qui a été faite dans ce but et a permis de faire le tri dans un certain nombre de travaux et
de mettre noir sur blanc un certain nombre d'éléments. On parle par exemple de l'evidence-based
medicine, il faut s'imposer cela aussi dans d'autres domaines. Il faut prendre le temps de vérifier ce
qui a été validé et ce qui ne l'a pas été, de ce qui se fait ailleurs pour récolter un certain nombre
d'idées. Cette expertise est récente et vient tout juste d'être publiée, je vous invite à la regarder.
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J'aimerais soulever encore un point, souvent oublié. Il existe trois niveaux d'expertise lorsque l'on
parle de prévention, ceci rejoint les expériences que nous avons eues avec Lia. Il y a un niveau qui est
celui du chercheur pour objectiver les risques et les dommages. On a évoqué telle nouvelle drogue
plus dangereuse que telle autre, on parle aujourd'hui du Captagon en rapport notamment avec les
terroristes, on parle des NPS. Il y a des chercheurs dans leur laboratoire qui nous permettent de
savoir quel est leur degré de dangerosité. Le deuxième niveau est celui de l'expertise, des acteurs de
la recherche interventionnelle qui nous donnent des repères sur les bonnes pratiques. Le troisième
niveau à ne pas oublier est celui de l'organisation sur le terrain en fonction des moyens donnés et de
ce que nous avons à notre disposition. Parfois, à trop raisonner sur le premier niveau, on oublie ce
troisième niveau. C'est le cas parfois dans les politiques publiques et nous voyons que l'on patine
étonnamment en France, car nous ne regardons que le travail du laboratoire sans nous poser la
question de savoir comment mettre en œuvre ce travail aujourd'hui. Certaines choses fonctionnent
et d'autres moins, malgré tout il est parfois investi plus d'argent dans certaines opérations qui ne
fonctionnent pas et moins dans celles qui fonctionnent…
Dans ce qui fonctionne, nous pouvons citer les programmes éducatifs de développement des
compétences psychosociales. Ceci n'est pas un hasard dans une société de la dénormalisation si nous
nous apercevons que l'un des outils actuellement utiles pour aller vers des publics vulnérables est un
outil qui accompagne le développement de compétences psychosociales. Si on apprend la
compétence, le produit vient comme un plus, si le produit vient avant qu'on ait appris la compétence
alors le produit vient occuper un espace que l'éducation aurait dû occuper. Les stratégies à
composantes multiples rappellent que si vous faites le meilleur programme éducatif, mais que vous
laissez ouvertes les vannes de la publicité, du marketing, de l'incitation, cela ne fonctionnera pas.
William le rappelait, il y a de très bonnes publicités, mais il en existe de très mauvaises également.
Un débat a lieu actuellement sur la loi Evin et sur les lois de santé pour que le cadre législatif soit
cohérent avec ce que nous voulons faire. Je suis désolé de dire que sur la représentation nationale,
nous avons été d'une grande lâcheté et le vote va, hélas, le confirmer. La bataille est perdue. Les
stratégies à composantes multiples rappellent aussi qu'il faut donner un cadre protecteur.
Un troisième niveau à être apparu concerne les stratégies de prévention qui ont le souci du passage
de relais avec le soin. Aujourd'hui, nous ne pouvons pas dire qu'il y a une plus grande précocité et
dans le même temps ne pas s'occuper du tuilage qui fait que, entre la fin de la prévention et le début
du soin, il ne peut y avoir les ruptures qu'il y avait autre fois. L'aide à distance, les campagnes média
et les interventions législatives et réglementaires fonctionnent bien. Nous sommes dans une logique
d'essayer d'organiser les choses de façon cohérente, il s'agit d'adopter une politique d'intervention
précoce. Cette dernière a fonctionné dans beaucoup de pays et n'a aucune raison de ne pas
fonctionner chez nous. Elle fait enfin la synthèse entre la prévention classique, la réduction des
risques et l'accès aux soins. L'intervention précoce est l'idée de venir entre la prévention et les soins,
entre des actions individuelles et des actions collectives, de venir avant les premiers usages, mais
aussi de venir avant l'apparition des premiers troubles et des premiers dommages si l'on n'a pas eu la
possibilité de venir avant les premiers usages, il s'agit encore de venir avant la demande d'aide si on
n'a pu venir avant l'apparition des troubles.
Cela signifie qu'il est possible à tout moment de raccourcir le circuit de la rencontre. Cela nous
permet de placer nos actions sur cette pyramide et de nous rappeler que nous, les soignants, faisons
la leçon aux acteurs au nom du haut de la pyramide. Quel que soit le nombre d'usagers que nous
voyons, cela n'est rien par rapport à l'ensemble des usagers qui sont dans la société. C'est un
paradoxe que de dire "attention à donner de la place à toutes les compétences". Chacun a sa place,
ce n'est pas en bas que nous pourrons faire du soin et ne confondons pas un travailleur social avec
un soignant, à l'inverse ne pensons pas que, parce qu'on est soignant, on peut critiquer ce qui se joue
au niveau des pratiques sociales. Ayons l'humilité d'échanger entre nous. En bas, on travaille sur
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l'environnement favorable, au milieu sur le repérage des vulnérabilités, en haut, on va commencer à
confirmer, en termes d'évaluation, s'il y a ou non problème pour enfin arriver à la prise en charge.
Qu'avons-nous repéré là-dessus ? En bas, il y a un certain nombre de programmes listés dans
l'expertise, cela fait le lien avec ce que disait William, à savoir qu'accompagner des compétences
parentales, ces actions permettent de travailler ensemble, jeunes et parents. On va avoir une
pédagogie pour rencontrer les écrans, avant de soigner les personnes malades des écrans, nous
pouvons rappeler un certain nombre de règles éducatives pour rencontrer les écrans, avec une
progression dans la rencontre avec des règles pour savoir où l'on place l'écran, comment on apprend
à éteindre un écran, que confie-t-on à l'écran. Nous commençons à avoir des connaissances en la
matière, nous devons donc les diffuser. Il y a des programmes validés, il y a un travail sur la
parentalité et, j'aime le rappeler, un travail sur le sport, la culture, l'insertion en rappelant là aussi
que la façon dont on réfléchit au sport est importante. L'un de mes fils a pratiqué l'aviron – ceci est
un clin d'œil à William dont la famille a remporté plusieurs trophées pour la France dans ce sport. Un
jour, j'étais content, car il était sur un bateau champion de France et lors d'un entraînement, j'ai vu
les autres parents qui accompagnaient leur enfant chez le kinésithérapeute, car ils avaient des
problèmes à cause de la pratique de ce sport. Cela n'est pas ce que je souhaitais pour mon fils.
Consulter à 17 ans, ce n'est pas normal.
S'agissant des outils de repérage, nous avons beaucoup parlé du RPIB, le repérage précoce
intervention brève. Il y a des savoir-faire autour des adolescents, il s'agit notamment de tout un
travail en milieu scolaire avec des infirmières scolaires, des assistants sociaux, des agents de
prévention. Ces outils permettent de gagner du temps dans les repérages.
Enfin, s'agissant de ma pratique de clinicien, il a fallu apprendre à travailler autrement. Je vois
environ 300 jeunes par an. Un tiers environ relève du psychotrauma, il s'agit de ceux qui sont dans
les situations les plus délicates, les 200 autres ne relèvent heureusement pas tous du psychotrauma,
il n'empêche qu'ils perdent trois mois de scolarité, ce qui peut être très problématique à 16 ou 17
ans et qu'ils sont en train de mettre la famille en tension. Il faut donc que nous puissions baisser
notre niveau d'exigence professionnelle pour commencer à les rencontrer plus tôt. Deux outils ont
été validés et se déploient dans une politique publique de consultation des jeunes consommateurs.
Cette dernière n'est pas une strate de plus dans un millefeuille, il s'agit de compétences
professionnelles construites et diffusées dans les maisons d'adolescents, dans les PAEJ, dans les
CSAPA, dans les lieux généralistes comme les permanences des collèges et des lycées.
Je vous cite pour mémoire deux savoir-faire particuliers : le pacte qui est une façon de travailler
autour de l'alliance thérapeutique et de susciter le changement avec un objectif consistant à dire au
jeune qu'il n'est pas obligé d'arrêter son addiction, mais d'essayer d'aller mieux. Et le MDFT, d'autre
part, qui est une thérapie familiale beaucoup plus structurée qui, elle, est destinée à des personnes
plus ancrées dans les usages. Ce qui est intéressant est qu'elle aussi va chercher à travailler sur
plusieurs niveaux de l'adolescent, sa famille, les liens avec cette dernière, l'école. Ici, on fait en sorte
que les actions convergent.
Je vous remercie, je n'avais pas le choix non plus du sujet et je vous remercie pour cet exercice de
synthèse.
Olivier Deschanel
Merci Jean-Pierre Couteron. Le public n'ayant pas pu prendre en note tout ce qui vient d'être dit,
nous ferons en sorte de diffuser le diaporama présenté. Les ateliers vont maintenant pouvoir
prendre place.
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JEUNESSE ET ALCOOL, le grand défouloir
Sarah Motard
Formatrice consultante en communication et relations interpersonnelles – Animatrice de l’atelier
Bonjour et bienvenue à tous pour cette 6e édition des Assises Prévention Addictions organisée par la
ville d’Ancenis. Merci d’être présents ce matin. Je me présente, Sarah Motard, formatrice
consultante en communication et relations interpersonnelles et je suis votre animatrice pour cet
atelier de ce matin qui porte sur la « Jeunesse et l’alcool, le grand défouloir ».
Nous allons aborder le sujet de cette génération d’adolescents pour qui l’alcool n’est plus festif, mais
est devenu un véritable alcool défouloir, servant parfois à se déconnecter de la réalité. Les séances
d’alcoolisation massive, connues sous le nom anglais de binge drinking, ou beuverie express, pour les
non-anglophones, sont en plein essor depuis quelques années en France. Il s’agit d’un phénomène, à
la base anglo-saxon, qui touche notamment la génération des 15-25 ans et qui consiste tout
simplement à être ivre le plus rapidement possible.
Cette consommation excessive ponctuelle implique perte de contrôle, comportements violents et
impulsifs qui peuvent se révéler dangereux pour les autres, mais également pour les jeunes euxmêmes. Au-delà des accidents de la route ou de sport, le jeune éméché devient la victime idéale de
rixes, de manipulations, et de violences physiques, morales ou sexuelles.
Ces excès peuvent également sensibiliser sur le long terme le cerveau aux effets de l’alcool.
Il n’existe pas chez les adolescents un, mais des modes de consommation d’alcool, du plus simple rite
initiatique du passage de l’adolescence vers l’âge adulte, alliant performances et valorisation de la
consommation, à la recherche inquiétante d’une défonce à bon marché et rapide, en essayant de
repousser ses propres limites dans cette consommation d’alcool. Ou cela peut être un remède
illusoire et passager contre l’angoisse de grandir, de se construire et d’être soi tout simplement.
Quels que soient ses visages, l’alcool constitue un danger réel pour les adolescents et pour les jeunes
pour qui une fête entre amis sans alcool est difficilement envisageable aujourd’hui.
L’alcool leur permet, selon eux, de lever leurs inhibitions, de mieux s’intégrer à un groupe et de
faciliter la création du lien social.
Cette consommation d’alcool est de plus en plus précoce et de plus en plus agressive. Pour nous
permettre de mieux comprendre ces comportements excessifs chez les jeunes face à l’alcool, nous
avons le plaisir d’accueillir deux intervenants qui nous ont rejoints ce matin. Chacun devait disposer
d’une vingtaine de minutes, mais Philippe, je vous laisserai une bonne demi-heure et Dominique, une
vingtaine de minutes, pour présenter les dangers et les dérives des jeunes face à l’alcool. Puis vous
serez invités à poser vos questions. Avant de les poser, je vous demanderai de décliner votre identité,
votre nom et prénom.
Nous accueillons deux spécialistes. Tout d’abord, Monsieur Philippe Batel, alcoologue et
addictologue reconnu, médecin coordinateur à la clinique Montevideo de Paris. Il travaille également
avec Olivier Delacroix, animateur sur France 4 et intervient régulièrement dans les médias. Très
impliqué dans l’observation des consommations d’alcool festives excessives chez les jeunes, il nous
mettra en garde contre des modes d’absorption aux conséquences destructrices. Il nous alertera sur
les dangers des cocktails très prisés par les adolescents et sur la relative tolérance observée quant à
leur consommation d’alcool. Monsieur Batel nous parlera des nouveaux modes de consommation de
plus en plus agressifs sous leurs airs de simples défis entre jeunes que sont les neknominations, les
« soirées cartables » ou autres « marathons alcool » étudiants.
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Nous devions ensuite accueillir Monsieur Grégoire Chassaing, commissaire de police et chef de
service sûreté et de proximité de Loire-Atlantique. Il s’excuse de ne pouvoir être présent parmi nous
à cause des événements récents. Il lui a été demandé de rester en place.
Monsieur Philippe Batel le remplacera gentiment et je l’en remercie. Il évoquera avec nous un
phénomène observable du jeudi soir au dimanche matin que sont les ivresses de rue étudiantes,
présentes notamment dans les grandes villes. Ces rassemblements festifs réunissant filles et garçons,
jeunes mineurs et alcool pas cher, sont devenus pour eux un véritable loisir où l’alcool coule à flots.
Ce sont généralement des cocktails préparés à l’avance et consommés sur place en ville avant d’aller
en boîte de nuit. La thématique abordée sera la suivante : « Virées nocturnes alcoolisées : les
centres-villes étudiants, des secteurs classés sous haute surveillance ».
Enfin, pour terminer, nous aurons le plaisir d’entendre Madame Dominique Omnès, infirmière
universitaire à l’IUT de Lannion en Bretagne. Comme ses confrères, elle est confrontée aux risques
alcoolisés des élèves, que ce soit les accidents routiers, les pratiques sexuelles et les violences. Elle
nous fera partager son quotidien et nous indiquera comment elle tente, lors d’entretiens individuels,
d’accompagner et d’aider ces jeunes. Le sujet de son intervention sera le suivant : « Alcool
compétition et prises de risques : de la fête à la dérive. Comment savoir s’il boit trop ? Quand une
consommation est-elle excessive ? Comment peut-on réagir ? »
Voilà pour ce qui est du déroulement de cet atelier. Je laisse la parole à Monsieur Batel.
Virées nocturnes alccoolisées : les centres-villes étudiants, des secteurs classés sous haute
surveillance.
Monsieur Philippe Batel
Psychiatre, Alcoologue, Médecin coordinateur à la clinique Montevideo
Merci beaucoup de cette remarquable introduction, tellement complète que j’avais juste envie de
vous laisser continuer. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire mieux que ce que vous venez de faire en
balayant ces questions d’alcoolisation chez les jeunes et leurs nouvelles - et il faut se poser la
question de savoir si elles sont si nouvelles - formes ou en tout cas cette dimension que vous avez
bien citée qui est à la fois défiante et agressive.
J’ai la lourde tâche de remplacer aujourd’hui un policier. Je préfère accepter de le remplacer sur
cette tâche, car les autres, et nous pouvons le remercier, sont tendues et difficiles.
Par rapport à l’actualité, je me disais en venant ici que l’alcoolisation de week-end, celle que nous
allons dénoncer chez les jeunes, que je vais regarder avec mon œil qui est celui d’un clinicien, qui a
été celui d’un chercheur, quelqu’un qui s’intéresse beaucoup à l’épidémiologie sociologique, cette
alcoolisation de week-end, que nous voulons sociale, conviviale, est attaquée en plein cœur, car c’est
une valeur, avant d’être quelque chose qui dérape du côté des alcoolisations.
Dans ces moments durant lesquels nous nous demandons ce que nous sommes, ce que nous avons
bien fait pour mériter cela, la question de l’alcool et de la fête s’invitent au cœur du débat. Un débat
qui n’en est pas un pour l’instant, mais plutôt une résistance. Dans la résistance, nous avons besoin
de valeurs. La valeur alcool s’invite de manière assez curieuse. Cela prouve qu’il y a beaucoup à dire
et que les médecins ne sont probablement pas les meilleurs guides dans ce domaine. Sur ces
questions, ce sont les sociologues, les passeurs, les philosophes, ceux qui ont une écoute et une
compréhension des mouvements de société qui doivent nous aider. Nous espérons que les soignants
s’inspirent de tout cela. Nous essayons de nous nourrir de cela. Je suis administrateur de l’INPEC et
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auparavant du CFES, et depuis longtemps, je me pose toujours cette question, moi qui suis plutôt au
niveau du soin : quel domaine de l’expertise du soin peut aider dans la prévention ? Il s’agit d’un
vaste débat, et nous pourrons en discuter. J’ai 30 minutes, je suis capable d’être très bavard, mais
cela va peut-être me paraître un peu long.
Je vous propose de poser un certain nombre de choses qui seront reprises ensuite, car vous n’êtes
pas ici par hasard. Vous avez toutes et tous des expériences, des représentations. L’échange est
important. C’est dans ce sens que j’essayerai de remettre mon « expertise », que vous avez très
gentiment introduite à un niveau élevé, à un niveau un peu plus bas. En effet, elle va se nourrir de
vous et de vos expériences de terrain.
Je suis psychiatre de formation, mais je n’étais pas assez intelligent pour faire de la psychanalyse. Je
me suis intéressé à des choses plus basiques. J’ai fait un doctorat de neurobiologie et de
neuropharmacologie pour essayer de comprendre comment les molécules fonctionnent dans les
têtes et ce qu’elles peuvent faire. Je me suis intéressé, au travers d’un travail que j’ai réalisé aux
États-Unis, à la façon dont l’alcool va modifier le fonctionnement cérébral et comment et en quoi il
fonctionne comme une drogue. Les soignants en addictologie le savent, mais pas qu’eux, car tout le
monde sait ce qu’est une drogue, cela modifie le psychisme et il y a un potentiel de dépendance.
Cette question de l’alcool et la drogue est une question éminemment politique dans notre pays. J’ai
eu l’extrême chance et l’honneur de faire partie de l’équipe de Nicole Maestracci qui, en 1997, a pris
les rênes de la mission interministérielle de drogue et toxicomanie sur le gouvernement Jospin, et
avait initié beaucoup de choses qui ont mis du temps à se mettre en place. En particulier le
rapprochement des dispositifs de soins de la toxicomanie et ceux de l’alcoologie. Nous avions besoin
de faire entendre que l’alcool était une drogue. Il était très intéressant de voir comment la
publication du rapport de Bernard Roques, commandité par Bernard Kouchner, qui avait pour but
d’essayer de comparer la dangerosité des drogues, avait fait la une du journal Le Monde et de voir le
hurlement des viticulteurs, le déchaînement de haine des alcooliers qui avaient expliqué qu’il
s‘agissait d’une hérésie de considérer que l’alcool était une drogue.
Les jeunes qui sont prescripteurs de tendances et, nous le savons quand nous avons la chance d’avoir
des adolescents, nous mettent parfois des claques dans la figure. Ils en ont été capables, car ils ont
démontré le fait qu’ils avaient compris que cette molécule pouvait être utilisée comme une drogue.
Ce qui était à la une du Monde était également un travail. Bernard Roques, excellent pharmacologue
français a, dans un groupe de travail, évalué la dangerosité de ce produit et avait eu l’outrecuidance
de la comparer à l’héroïne.
Dix ans après, il est demandé à David Nutt, neurobiologiste anglais, de comparer la dangerosité des
drogues. Je vous invite à taper sur Google « Nutt Lancet », et vous trouverez ce travail extraordinaire
qui compare la dangerosité de 20 drogues et qui place l’alcool en premier.
Il y a ce mouvement scientifique, de personnes qui réfléchissent, à qui sont confiées des missions. Il
nous avait été confié la mission de classer la dangerosité des drogues. Nous avons fait notre travail.
Ce qui est intéressant est le fait de voir que ce travail s’écroule, n’est pas repris, car en terme de
représentation, personne n’est prêt.
Les jeunes sont prêts et nous le démontrent. Ils nous mettent le nez dans notre travail, afin de nous
montrer que cela fonctionne de cette façon. Ils n’ont pas lu Lancet, ils l’ont juste expérimenté.
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Vous faisiez référence à ces tendances, car le sujet est bien l’alcoolisation particulière des jeunes.
J’ignore comme définir réellement un jeune. Je vous parle de moi, car il s’agit du sujet que je préfère.
En bon hystérique, je peux passer 4 h 30 sur ce sujet. Quand j’étais petit, je voulais être docteur pour
enfant. Lors du premier stage durant lequel j’ai eu un enfant dans les bras, je me suis senti
vétérinaire. J’ai été confronté à la maman anxieuse. Cela m’a effrayé et je me suis dit : « Surtout
pas ».
Lorsque j’ai fait de la psychiatrie, je me suis retrouvé en stage de pédopsychiatrie avec un enfant
autiste qui se balançait face à moi, et j’ai paniqué.
Je suis contraint de suivre pas mal d’adolescents, notamment à la clinique Montevideo. Cela m’a
traité de la phobie des adolescents. Lorsque nous leur parlons de façon simple, et vraie, cela avance
plus vite qu’avec les adultes. Ils ont introduit ces phénomènes dans des phénomènes de mode qui
sont extrêmement variables et qui ne tiennent pas la route.
Je vais vous donner quelques exemples de modes d’alcoolisation qui se sont effondrés très vite, car
ils n’étaient pas pertinents.
Il y a un glissement vers la notion de boire de l’alcool afin de faire la fête. Les jeunes ne boivent plus
pour célébrer un événement, c’est-à-dire boire au prétexte de. Et je vous parle de ma génération,
donc il y a longtemps, par exemple pour faire une troisième mi-temps dans le rugby. J’ai grandi dans
le Sud-Ouest. Il y avait donc un prétexte d’alcoolisation. Il n’y a plus de prétexte d’alcoolisation. Les
jeunes ne recherchent pas d’alibi.
Tout le comportement est centré sur une expérience. Je m’en excuse, je regarde les choses de par
ma position, avec le regard de la neurobiologie. Il y a cette expérience de faire cracher dans le
système limbique, qui est profondément ancré dans le cerveau, et très subtil, car il gère le plaisir, la
mémoire du plaisir. Proust, La Madeleine. L’amygdale se situe bien là, dans le système limbique. Cela
n’est pas en cortical. C’est très profond et très puissant. La mémoire affective est la mémoire qui
persiste le plus longtemps et qui est la plus puissante et la plus distinguable. Elle est extrêmement
fine. Il faut bombarder de dopamine ce système limbique, réussir à découpler la sérotonine qui est le
sur-moi, comme le disent les psychanalystes.
Pour cela, ils ont très bien compris que lorsqu’ils prennent de l’alcool en quantités suffisantes, ils
sécrètent une grosse molécule, qui est un opioïde endogène, fabriqué par le cerveau, et qui va se
projeter sur les neurones qui envoient de la dopamine dans le système limbique.
L’idée est de tout faire pour arriver à cela. Il est possible de faire plein de choses. Je suis sûr que vous
avez, en tout cas je vous le souhaite, des expériences afin de faire cela. Vous ne vous dites pas que
vous allez envoyer de la dopamine dans votre système limbique, mais que vous allez vous faire plaisir
avec toutes les choses qui font plaisir.
Il s’agit d’un accès au plaisir qui se veut intense et rapide.
C’est intéressant, car lorsque nous nous intéressons au fonctionnement d’un comportement, de
quelle façon il persiste, à la génétique des comportements, et j’ai travaillé longtemps dans un
laboratoire à l’Inserm qui travaillait sur le sujet, nous réalisons qu’il y a l’épi-génétique. C’est-à-dire
que les comportements vont également modifier les gènes.
Il faut rendre aux États-Unis ce qui est aux États-Unis. Ce sont eux qui ont mis en place le binge
drinking. « Binge » signifie « bringue » en anglais. La bringue est quelque chose qui commence, et il
s’agit d’une séquence.
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Faire la bringue signifie partir dans un marathon dont nous ne connaissons pas la fin, et celle-ci est
probablement corrélée à l’espace temporel qui fait que le lundi matin, il faut être à son poste, à une
table pour étudier, soit au travail. La seconde contrainte est la contrainte physiologique. C’est-à-dire
qu’à un moment, cela n’est plus possible.
En termes d’addictologie, le « binge » ne concerne pas que l’alcool. Ce terme est utilisé également
pour d’autres produits dans lesquels il y a accélération majeure de la prise compulsive. En particulier
avec les psychostimulants. Et cela a beaucoup été décrit avec la cocaïne. Dans le cadre des binges de
cocaïne, on commence, puis il y a un emballement. Cet emballement est lié à la mise à feu du
système limbique. Il est lié à des éléments très repérables.
Je reviens à présent à la question du comportement. Le binge drinking est initialement intéressant,
car cela va inscrire tous ces comportements autour de la notion de vouloir contourner une
contrainte. Le binge drinking vient du fait que 100 jours avant les examens, aux États-Unis, toutes les
universités américaines, à Pâques, organisent un spring break. « Spring » signifie le printemps, et
« break » l’arrêt. Les étudiants fêtent le fait qu’il faudra ensuite travailler dur pour décrocher son
diplôme. Il s’agit de la même idée que le carnaval. 100 jours avant de se priver pour le Carême, nous
faisons des excès.
La loi aux États-Unis fait que, dans la plupart des États, il est impossible d’acheter de l’alcool et de
boire en public lorsque nous n’avons pas 21 ans. C'est intéressant, car parfois, à l’entrée dans un bar
aux États-Unis, il vous est demandé votre pièce d’identité. Cela fait plaisir.
Il fallait donc contourner cela. La solution est de mettre en place des charters qui partent dans des
endroits où il est possible de s’alcooliser. Porto Rico, par exemple, qui combine le fait d’être à la fois
exotique et américain ou presque. Et là, tous les excès sont permis. Le binge ne se fait pas
uniquement au travers de l’alcool, mais aussi de la cocaïne, la sexualité. Le spring break est un
endroit où ont lieu les premières relations sexuelles, les premières prises de produits. Tout est
permis et les jeunes se lâchent.
Il y a un temps dédié durant lequel il faudra faire court et profiter de l’espace juridique, de l’espace
temporel, du fait que les jeunes soient tous ensemble pour cela. Il y a une intentionnalité d’emblée.
Tous les ingrédients sont mis en place afin que cela se déroule de cette façon.
Peu à peu, il y a eu une contamination, d’abord en Europe du Nord, et maintenant dans les pays
latins, producteurs de vin. En Pays-de-Loire également, je crois…
Nous constatons le fait que sur ce sujet, nos parlementaires… Par rapport à la loi Evin, je suis
consterné. La façon dont la représentation sociale nationale se fait avec des politiques qui n’ont
aucune expertise et qui ne veulent pas en avoir, qui restent sur des représentations et qui n’en
bougent pas.
J’ai assisté au pitoyable exercice d’être interrogé dans des commissions des affaires sociales autour
de la loi Evin. C'est assez consternant. Sur n’importe quel sujet, ces personnes pourraient essayer de
regarder les choses autrement qu’en fonction de ce qu’ils croient, en bons Monsieur et Madame
Michu cocardiés. Ils posent des questions ciblées afin de pouvoir rentrer dans les cases, avec une
idée très prégnante. Étant donné qu’ils ont un lobby très puissant, ils y arrivent.
Le binge drinking serait donc lié à ces mauvais industriels qui fabriquent des produits dédiés et qui ne
sont pas le bon vin français. Si nous apprenions à ces adolescents à boire le bon vin français, ils
n’auraient pas ces comportements. C'est un double déni.
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D’une part, le fait de ne pas comprendre que lorsqu’ils n’ont pas de Whisky ou de Smirnoff, ou de
Desperado, et les noms ne sont pas choisis au hasard…
Il y a eu une proposition de loi disant qu’il fallait emmener les jeunes regarder pousser les vignes et
faire les vendanges, et que l’éducation autour du vin allait les protéger de ce type de
comportements.
Je suis un scientifique, je ne suis donc sûr de rien, et je doute de tout. J’aime bien que les choses
soient vérifiées. Que l’on me démontre que si nous mettons cela en place, ces adolescents n’iront
pas s’alcooliser. Bien évidemment qu’ils le feront. Même s’ils n’ont pas les alcools que j’ai cités, ils
s’alcoolisent au vin. C'est une idée complètement fausse. Ces personnes n’ont pas compris ce qui est
en train de se passer.
Le binge est né aux États-Unis, il y a une sorte de contamination. Nous pouvons penser que cela ne
concerne que les jeunes. Le baromètre santé, l’INPES tous les cinq ans, avec une méthodologie
remarquable et les mêmes outils, interroge 5 000 personnes, en population générale, et s’intéresse
aux habitudes, y compris celles d’usage de produits. Nous allons arrêter d’utiliser le mot « binge »,
avec l’américanisation sémantique, et utiliser le terme « alcoolisation ponctuelle importante », terme
recommandé par l’Observatoire français des drogues et toxicomanie ». API. « Ponctuelle », car cela
se situe dans un temps défini, et « important », car nous définissons que plus de cinq unités alcool,
soit cinq verres standards consommés, est une alcoolisation ponctuelle importante. Je pourrais, d’un
air scrutateur, regarder chacun d’entre vous, et vous pourriez être des « APIeurs », au moment de
l’apéro, le vendredi. Cela va vite, cinq, en une seule fois, une occasion.
Lorsque nous observons les chiffres, nous réalisons que la population jusqu’à 35 ans entre dans les
critères de manière assez fréquente jusqu’à 15 à 20 %, selon les régions.
Le phénomène est contaminant via la mondialisation des comportements, même si la façon de boire
n’est pas toujours la même de part et d’autre de l’Atlantique, mais également par une normalisation
industrielle qui fait que certains produits sont ciblés afin que cela fonctionne de cette façon,
l’habitude, mais aussi une tendance lourde liée à une réponse à la question de « pourquoi ? »
Nous avons vu pourquoi le spring break a été le lead de l’alcoolisation paroxystique ponctuelle
importante aux États-Unis. Mais en Europe, cela a commencé il y a une vingtaine d’années avec les
phénomènes des botellones en Espagne. À Madrid, une décision a été prise, compte tenu de l’écueil
sécuritaire et social et du trouble à l’ordre public de l’alcoolisation de rue : ils avaient fermé les
bars tôt. De manière paradoxale, les jeunes qui sortaient tôt des bars se sont dit que pour continuer
la fête, ils pouvaient aller acheter une bouteille et se réunir afin de boire.
J’ignore si vous avez déjà vu cela. Il s’agit d’une vraie culture. C'est intéressant, car il s’agit d’une
culture qui se veut sociale. En Espagne, c'était assez tranquille, mais il y a eu une dérive très
importante.
Nous allons rester dans l’ouest de la France, puisque les premiers qui ont observé les choses avec
une réponse municipale et politique importante sont des Rennais, avec la rue de la Soif et ce qui s’est
mis en place ensuite. Dès le jeudi soir, il y avait ces alcoolisations. Le premier apéro géant n’a-t-il pas
été organisé chez vous ? À Nantes ? Regardez sur Google. Dans le Nord ? Merci, Marion.
Il y a ces phénomènes de masse aussi. Ce phénomène est important, car nous constatons qu’il y a
une idée de défi et de résistance. « Il est des nôtres » ne date pas d’hier. Il y a quelque chose qui crée
un lien et qui fait que nous sommes pareils.
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C'est valable, quel que soit le degré de réflexion et la façon dont nous en faisons quelque chose.
Dans votre introduction, et dans l’énoncé, et dans ce que j’ai à traiter encore durant 22 minutes, 12
maintenant, il y a l’alcool dans les soirées étudiantes et les grandes écoles. Il existe un phénomène
que j’ai eu à regarder de très près, initialement pour des raisons familiales, et ensuite, car l’école m’a
demandé de le faire, le phénomène d’alcoolisation à HEC. Une grande école censée préparer la
future élite de la nation.
J’avais également fait de la prévention au lycée Louis Legrand à Paris, et je n’arrivais pas à
comprendre pourquoi il y avait dans cette future élite tant de problèmes d’alcool. Nous avons ce
sentiment dans toutes les écoles de commerce, lorsque nous les observons, et il y avait aussi des
problèmes à l’ESSEC, dans toutes les écoles. L’école où il y a le plus de problèmes est HEC.
Afin de vous donner une idée, dans le premier trimestre 2012, il y a eu six comas éthyliques entubés,
ventilés, émanant d’HEC. Le sixième était le petit-fils d’un ancien Premier ministre. Il a fallu attendre
le sixième, et il a fait une pneumopathie d’inhalation, cela a été compliqué, afin que l’école bouge un
peu.
La Fondation HEC est financée par Bacardi, Pernod Ricard et Marie Brizard. Et selon eux, les étudiants
devaient gérer ce problème eux-mêmes.
Le modèle que j’ai fini par comprendre, et qui est en train d’être exploré par une équipe de
sociologues, est le suivant : lorsque nous préparons une école, il existe une concurrence implicite
entre les personnes. Lorsque nous passons le bac, nous ne pensons pas à être devant les autres. Dans
ces écoles, il y a l’idée de « que le meilleur gagne », et de la porte HEC, à laquelle les élèves veulent
accéder avant les autres. L’étudiant travaille très dur durant deux ans, ne fait pas la fête, et se dit
qu’il verra plus tard, dans deux ans. Celui qui est à côté est son ennemi. Il y a cette idée qu’il faut
passer devant les autres, et qu’une fois que nous sommes derrière la porte, ils sont tous là et qu’il
faut arrêter d’être en concurrence. C’est l’esprit d’école.
Cet esprit s’inscrit dans la soirée d’intégration. À cette soirée, et j’ai assisté à la grande conférence
durant laquelle sont accueillis les étudiants d’HEC, le seul moment où nous avons ri - et il y avait des
personnes importantes, qui faisaient des discours sur l’excellence entrepreneuriale française - et
lorsque nous avons demandé au major d’HEC de dire un mot. Celui-ci a dit qu’il avait hâte d’être le
lendemain, car c’était le week-end d’intégration, et qu’ils allaient tous s’alcooliser.
Tout le monde riait. C'était très intéressant. Il est dommage que je ne sois pas assez intelligent pour
faire de la psychanalyse. Penser à cela, alors que les personnes sont présentes pour être dans
l’excellence, pour essayer d’être les futurs sauveurs de plein de choses, est assez curieux.
Les premières soirées des groupes de sport m’ont été racontées. Ils ne touchent pas un ballon. Ils
sont ivres morts avant de l’avoir touché. Lorsqu’ils vomissent, qu’ils sont tous à terre, il n’y a plus de
concurrence. L’esprit d’équipe se fait par le bas. Et plus l’école est élevée, plus cela va se passer de
cette façon. C’est assez étonnant. Nous sommes loin de faire la fête.
Neknomination, « soirées cartables », « marathon alcool » étudiant : des modes de
consommation de plus en plus agressifs.
Concernant les neknominations, il y a un phénomène qui combine à la fois le phénomène Facebook
basé sur l’idée de dire que nous sommes le plus fort, et à la fois la chaîne de solidarité de la bêtise.
L’idée est de s’alcooliser de manière majeure et de mettre au défi, en défiant quelque chose
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d’essentiel et qui complique la vie des addictologues et encore plus de ceux qui veulent faire de la
prévention, c’est-à-dire l’extrême variabilité inter-individuelle de la sensibilité à l’alcool.
Cette variabilité est en partie génétiquement déterminée et liée à la personnalité, au tempérament
et fait que tout le monde ne peut pas supporter une alcoolisation aiguë. Derrière celle-ci, il y a la
jouissance d’envoyer de la dopamine, mais il faut ensuite faire le service après-vente. Nous ne savons
jamais de quelle façon une ivresse se termine.
Ce qui est passionnant avec l’alcool et ennuie beaucoup les neurobiologistes est le fait que lorsque
nous consommons une drogue et que nous savons de quelle manière elle fonctionne dans le
cerveau, nous essayons de faire en sorte qu’elle touche un, voire deux systèmes neuro-aminergiques.
Par exemple, nous savons que cela va toucher les récepteurs opiacés et la dopamine. À la marge, il y
a d’autres choses.
L’alcool touche le système opiacé, la dopamine, la sérotonine, l’acétylcholine et le gaba. Et plein de
choses nous échappent. Cela fait la subtilité de ce produit. La dose-dépendance va beaucoup changer
les choses. Or, nous ne sommes plus dose-dépendants, car la dose n’est dépendante que d’une
chose, le fait d’avoir une sensation forte, transgressive.
Le dernier point qui me paraît essentiel est le fait qu’elle est ostentatoire. Un phénomène me frappe
énormément. Lorsque vous êtes cinq, six, dix jeunes, et que vous avez envie de vous alcooliser, que
nous sommes le 5 janvier, à Lille, ou à Paris, pourquoi aller acheter une bouteille, se mettre
éventuellement sous la pluie, dans le froid, dehors, plutôt que d’aller même dans une cave ?
Pourquoi être à la vue de tous ? Pourquoi faut-il crier jusqu’à 4 heures du matin ? Pourquoi ne pas
emporter la bouteille et la laisser sur place ? S’il est possible de la casser, c’est encore mieux. Il y a
une notion de démonstration, de vouloir montrer qu’ils existent, qu’ils sont dans le vivre-ensemble.
Au travers de cette expérience, il y a la porte ouverte à toutes les expériences.
Cela nous inquiète en tant qu’addictologues, et nous allons arrêter avec le fantasme de la théorie de
l’escalier, lorsque nous allons sensibiliser ce système limbique, nous savons qu’il s’agit d’une bombe
à retardement. En effet, et cela a existé au travers de notre modèle de futur élite de HEC, ces
alcoolisations vont formater sur un cerveau, qui continue de se mettre en place jusqu’à l’âge de 25
ans, un schéma au niveau du système limbique qui fera que lorsque l’alcool arrive, il envoie un
message très fort. Mais le système est tellement bien mis en place, et cela a été rencontré chez les
ex-héroïnomanes qui, lorsqu’ils achètent une seringue, augmente les sensations.
Nous allons mettre à feu ce système limbique. Mais ce système n’est pas non plus tout puissant. La
neurobiologie seule n’est pas toute puissante. Elle va se mettre dans des situations qui feront qu’elle
sera corrigée. En particulier par le fait qu’entre 22 et 25 ans, ces expériences vont s’écrouler.
Dans le cadre de la prévention, nous pouvons nous inquiéter, nous pouvons limiter les dégâts, nous
pouvons faire de la prévention primaire, secondaire, mais il faut juste se rappeler qu’historiquement,
cela va s’écrouler. La fréquence va s’écrouler entre 22 et 25 ans. Lorsque nous avons 25 ans, il faut
entrer dans la vie active. Nous sommes en couple et nous allons éventuellement avoir une
descendance. Nous ne pouvons pas nous alcooliser tous les week-ends, à moins de choisir un
partenaire qui le fait également.
Lorsque nous avons trouvé un travail, ou que nous essayons d’en obtenir, alors qu’il y a 4 millions de
chômeurs, il est mieux de ne pas arriver défoncé le lundi matin.
Tout cela rentrera dans l’ordre tranquillement. Dans une trajectoire dite d’excellence, ces jeunes
auront des responsabilités de plus en plus importantes. Ils deviendront des loups à la sortie, en tuant
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leurs frères, en essayant d’être importants. Le niveau de stress sera donc important, il va augmenter.
Le stress est géré par le système limbique. L’after-work du vendredi va alors commencer le jeudi. Il y
aura une alcoolisation de plus en plus importante, de la prise de cocaïne. Ils vont flamber et
développer des dépendances qui étaient observées à 55 ans et aujourd’hui observées à 35 ans.
Le dommage s’exprime à travers le rapport sexuel non protégé, non consenti, l’agression, le coma
éthylique, la noyade. 80 % des noyades d’hommes en dessous de 30 ans en France sont liées à une
alcoolisation. C’est un chiffre effrayant.
J’ai dépassé le temps accordé, mais je conclue. Car nous allons passer dans la vraie vie et non pas
dans la neurobiologie.
Il faut réussir à déminer cette bombe à retardement avant, nous avons commencé sur l’actualité
sanglante, et nous terminons sur l’actualité sanglante.
Sarah Motard
Merci, beaucoup, Monsieur Batel, pour votre intervention.
Pour aller plus loin sur cette thématique, vous pourrez lui poser les questions par rapport à cette
intervention. Je laisse à présent la parole à Dominique Omnès afin de prendre la suite de l’atelier.
Alcool compétition et prises de risques : de la fête à la dérive. Comment savoir s’il boit
trop ? Quand une consommation est-elle excessive ? comment peut-on réagir ?
Dominique Omnès
Infirmière universitaire, IUT Lannion, Lannion (22)
Bonjour à tous. J’espère que tout le monde m’entend, car j’ai une voix un peu rauque. Je n’ai pas
trop l’habitude de parler à un public inconnu, j’ai plutôt l’habitude de parler aux étudiants de l’IUT de
Lannion. Je ne suis pas très à l’aise.
Je suis Dominique Omnès, je suis infirmière à l’IUT de Lannion. J’ignore si Lannion parle aux
personnes, car cela se situe un peu au bout du monde. Si je dis Perros-Guirec, cela fonctionne mieux.
C’est assez désagréable, d’ailleurs.
L’IUT de Lannion dépend de l’université de Rennes-I. Il y a 800 étudiants sur l’IUT. Il y a aussi une
école d’ingénieurs, une école d’infirmières et des BTS. Nous essayons de travailler au quotidien avec
les autres institutions étudiantes afin de faire de la prévention en dehors du travail quotidien.
Je vais commencer par ce que je fais au quotidien. Je suis seule, donc je suis repérée assez facilement
par les étudiants. Un médecin intervient une fois par semaine et un psychologue intervient une fois
par semaine également.
Les étudiants se présentent spontanément, à ma demande ou à la demande des équipes
pédagogiques. Je les reçois, je les écoute, et je les soigne, accessoirement. Je ne fais pas que de la
prévention. Je suis là pour les soins et les urgences également. J’essaie de faire de la prévention
individuelle lorsque je les reçois. En général, lorsqu’ils me sont signalés par les équipes
pédagogiques.
Cela fait 18 ans que je suis à l’IUT. Nous avons monté un réseau avec des enseignants et nonenseignants, et mis en place une stratégie pour repérer et dépister les étudiants en difficulté, liée ou
pas à l’alcool. J’ignore si j’ai des collègues infirmières dans la salle, mais nous repérons les difficultés
souvent lorsqu’il y a de l’absentéisme, des retards, des passages à l’infirmerie. Nous les convoquons
assez arbitrairement. Nous trichons un peu lorsque nous leur donnons la raison de la convocation. Ils
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passent par la médecine préventive. Au travers d’entretiens individuels, je discute avec eux. Je les
oriente vers le médecin universitaire ou le psychologue. Dans des cas plus importants, ils sont dirigés
à l’extérieur. Étant donné que je suis là depuis longtemps, nous avons un partenariat avec le CSAPA,
les CMP, des associations d’écoute. Cela s’appelle l’EPA chez nous. Nous travaillons beaucoup en
relation avec la communauté d’agglomération et le service de prévention jeunesse et santé. Nous
essayons de mettre en place beaucoup de choses au niveau de la prévention. Peut-être pas au niveau
d’Ancenis, mais nous essayons d’agir avec nos moyens.
Lannion n’est pas une ville très grande. Nous sommes très épaulés par les services de police, par la
préfecture. Pour les journées d’intégration ou de désintégration, et ce terme a tout son sens, car ils
se mettent vraiment mal, nous avions fait la première semaine de septembre, et c’est très encadré.
Nous responsabilisons les associations étudiantes. Elles doivent monter un dossier auprès de la
police et de la sécurité, la préfecture, la communauté d’agglomération et nous les avons formés sur
les mallettes de prévention. J’ignore si cela existe ici. Il s’agit de kits de prévention. Nous les formons
à utiliser les outils. Des bouchons d’oreilles, des préservatifs, des éthylotests, des flyers. Ils sont
formés et ils emportent ces mallettes dans les boîtes de nuit. Ils s’engagent chacun à être au moins
présents à une soirée afin de faire de la prévention.
Durant la journée d’accueil, ils font un peu comme à « Intervilles », des jeux sur le campus. Les
cuisiniers du Crous font à manger et il y a des navettes organisées. Ils ont un repas et un concert.
Tout cela est encadré. Cela se termine à 1 heure du matin. Il y a ensuite des navettes qui vont en
boîte de nuit pour ceux qui le souhaitent. Les soirées étudiantes officielles sont organisées en
commun. Halloween, Noël etc. Tout cela a été mis en place, malheureusement, suite à des drames
qui sont survenus à l’IUT de Lannion. Nous avons eu plusieurs décès. Nous attendons toujours qu’il y
ait un souci avant de se mobiliser.
Voilà donc le travail de prévention. Je suis allée dans l’autre sens, car j’ai parlé du collectif. Dans le
cadre individuel, je fais ce que je peux. Je ne peux pas toujours faire grand-chose. Je les reçois
souvent le vendredi matin. Ils ont beaucoup de gastroentérites. Je leur dis de ne pas me prendre
pour une idiote. Je n’ai plus le droit de les excuser. Je les garde même s’ils ne sont pas bien. Je ne vais
pas risquer des malaises.
Il fut un temps, les policiers me les amenaient. Nous avons un peu changé de stratégie. Nous les
soignons, mais ensuite, il y a un entretien. Ils voient le médecin. Cela se passe un peu au coup par
coup. Je ne peux pas vous dire ce que je fais. Les choses se déroulent un peu au feeling. Cela dépend
de l’étudiant, de son parcours. Nous les voyons lors de la visite médicale. Cela dépend de leur vie, de
leur vécu.
Mais malheureusement, la semaine dernière, il m’a été signalé le cas d’une étudiante, et je travaille
beaucoup avec la directrice du Crous. Vous savez ce qu’est le Crous. Il est juste à côté. Elle m’a donc
signalé le cas d’une étudiante qui est saoule tous les soirs. Elle est très jeune. J’ai donc demandé à le
vérifier. Établir un diagnostic d’alcoolisme, lorsque nous ne sommes pas professionnel de santé, est
intrigant. La jeune fille est venue me voir le lendemain. J’ai discuté avec elle, mais pas sur ce sujet,
car il ne faut pas coller une étiquette sur une personne. Cette étudiante va en cours et a de très
bonnes notes. Elle est toutefois signalée.
Nous savons que certains étudiants boivent seuls dans leur chambre. Le travail au quotidien est
d’essayer de les repérer. Nous sommes un petit établissement, donc nous avons beaucoup de
relations avec les parents. Ils nous appellent ou nous nous permettons de les appeler. Lorsque cela
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devient dramatique. Je ne parle pas uniquement de l’alcool. Il y a également beaucoup de prise de
cannabis, de dépressions. Tout cela est imbriqué. Ou à la demande des étudiants eux-mêmes.
Nous avons de plus en plus de demandes de consultations psychologiques. Nous essayons de faire un
travail en équipe. Comme nous avons de très bonnes relations avec les équipes pédagogiques, les
signalements ont lieu. Cela n’empêche pas les alcoolisations et les drames. Près de chez moi, lorsque
nous allons au centre Leclerc le jeudi à 17 heures, nous voyons les étudiants faire le plein. J’habite
une commune à côté, au bord de la mer où il y a une boîte de nuit. Ils font le plein le vendredi et le
samedi à 18 h 30.
L’alcool est interdit aux moins de 18 ans. Il y a des demandes de cartes d’identité. Une petite jeune
fille m’avait demandé, et cela m’est encore arrivé dernièrement, si je ne voulais pas lui acheter une
bouteille de vodka. La caissière a éclaté de rire. Mon village n’est pas très grand. J’ai des enfants du
même âge. J’ai bien sûr dit qu’il n’en était pas question. Ils demandent aux adultes. Certains le font.
C’est le cas également pour la cigarette.
À Ancenis, il n’y a pas de raison que cela soit différent. Je m’étais posé la question de savoir pourquoi
on m’avait demandé d’intervenir. Car j’habite assez loin. J’ai eu la réponse, et ce, grâce à un film. Je
ne peux pas le diffuser, car je n’ai pas eu l’autorisation du réalisateur, et il est trop long. Nous avons
réalisé ce film avec des étudiants de Lannion, l’IUT et de l’IFSI, l’école d’infirmières, l’ENSAT, une
école d’ingénieurs sur les télécoms, des étudiants du lycée polyvalent, à la demande du réalisateur.
Il s’agit d’un film documentaire pour lequel il m’a été demandé d’intervenir dans le cadre d’une
interview, car je travaille avec des jeunes, et j’ai participé à une partie du tournage. Je vous le
recommande vivement. Il s’appelle « JSDM ». « Jeudi soir dimanche matin ». Des étudiants se filment
en Go Pro sur leur lieu de fête. Il est passé à la télévision l’autre jour. Des copains de mon fils m’ont
encore dit que j’étais passée à la télévision. Il s’agit d’étudiants qui se filment en soirée privée,
dehors. Un jeune sur Brest également.
Lorsque nous avons fait l’avant-première à Lannion avec des parents comme vous, ou des jeunes, les
spectateurs étaient sidérés. Je leur ai dit que je ne comprenais pas qu’ils soient sidérés, car c’est de
cette façon qu’ils fonctionnent. Les parents ont réagi en disant : « Pas les miens ». Mon directeur m’a
dit : « Ma fille ne fait pas cela ». Il est vrai que c'est impressionnant. Nous les voyons se mettre en
danger, mettre en danger les autres. Je vous recommande ce film. J’espère qu’il est toujours visible
sur Internet.
Je voulais vous dire également que nous sommes très vidéos. Il y a un département communicationjournalisme à Lannion. Avec une association de Rennes, qui s’appelle Adrénaline, nous mettons en
place les actions de prévention GUS. Un film a été réalisé. C’est indépendant de l’IUT. Ce sont des
sociologues, qui font un travail important de prévention. Monsieur pourra en parler. Ils ont réalisé un
film et interviennent auprès des institutions scolaires, universitaires, entrepreneuriales. Ce film a un
peu vieilli. Nous passons le film, et ensuite, nous constituons des groupes selon les comportements
festifs. Ceux qui sont passifs, ceux qui sont leaders. Nous faisons ensuite des groupes de parole. Nous
avons été formés par cette association. Les étudiants en journalisme, les communicants sont plus
curieux que nos scientifiques de mesure physique. Ils sont assez insupportables lorsque nous faisons
des groupes de travail. Ils nous ont dit qu’ils trouvaient cela nul, que cela avait vieilli, qu’ils ne se
comportaient pas de cette façon. Cela n’a pourtant pas trop vieilli, puisque ces comportements sont
visibles dans la rue de Rennes, rue de la soif. Le film a une dizaine d’années. Les produits ont peutêtre changé. Il y en a plus aujourd’hui.
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Nous voyons également dans le film les raves parties, qui sont très développées dans notre région
Bretagne. Il y a beaucoup d’endroits isolés. Pour jouer avec les gendarmes, c'est plus drôle. Je ne sais
pas si vous connaissez la Bretagne. Il y a les monts d’Arrée, une région un peu désertique. Elle est
très belle, mais elle est aussi le lieu idéal pour les « teuffeurs ».
Un de mes fils y va. Je suis donc allée le chercher. Cela ne m’amuse pas forcément, mais en tant que
parent, il est bien d’en parler. Lorsqu’il rentre, c'est assez impressionnant. Ce sont des files de jeunes
tous habillés pareil, qui marchent dans les forêts pour rentrer à pied en stop, avec leur tente sous le
bras. Lorsqu’il y a des multisons autorisés, c’est très organisé. J’étais allée chercher mon fils une fois.
Je ne suis pas de cette génération. Je me suis crue à Woodstock. Mais ce n’était pas les mêmes
tenues. Ils ont changé de look.
D’après ce que je sais, et tel que vous le disiez, il y a des multiplicités de produits, avec des dangers
pour les jeunes. Ils y vont. J’en parle avec les étudiants de l’IUT. Une partie d’entre eux y va. Ils m’ont
expliqué que cela n’était pas plus dangereux qu’en boîte de nuit où ils s’alcoolisent avant, près de
leur voiture. Ils vont acheter les bouteilles, car cela coûte moins cher. Ils ne vont plus au bistrot
comme nous à l’époque, boire des bières et jouer au flipper. Cela paraît un peu ringard. J’habite au
bord de la mer. Ils se mettent au bord de la plage et boivent leurs bouteilles. Normalement, les
boîtes de nuit ne devraient pas les accueillir en état d’ébriété. Mais elles les accueillent, sinon, elles
n’auraient pas de clients.
Là où j’habite, il y a une digue. C’est très accidentogène. Il y a des risques de chutes, de bagarres. Il y
a eu des accidents, des noyades. Des garçons en majorité. Nous nous posions la question de savoir
pourquoi il s’agissait plus des garçons que des filles. Nous avons émis l’hypothèse que c’était la façon
d’aller uriner. Les filles vont se cacher pour s’accroupir et les garçons vont vers l’eau. Cette
explication est un peu vaseuse, en effet. Mais cela crée des discussions dans les bars et les cafétérias.
Je vous remercie.
Sarah Motard
Merci, Madame Omnès, pour votre témoignage en tant qu’infirmière. Ces deux interventions ont dû
susciter des interventions, des envies de réagir. Je vous laisse la parole. Comme je vous l’ai demandé,
merci de bien vouloir décliner votre identité avant de poser vos questions, et merci de bien parler
également dans le micro. Qui veut prendre la parole ?
Je vais lancer le débat, car je suis aussi une maman et ce que vous dites m’interpelle. Mon fils a 10
ans, donc nous ne sommes pas encore dans cette phase, mais nous nous y préparons.
Je vois des parents dans mon entourage qui ont le côté vin festif, en France, où nous sommes un peu
plus tolérants par rapport à cette drogue. Que pourrions-nous dire aux parents qui prennent la
première cuite ou le premier verre de vin de l’enfant avec un côté conciliant et attendrissant ?
Comment pourrions-nous réagir et que pourrions-nous dire à ces parents afin de changer ce
comportement, afin de ne pas le banaliser et que les jeunes aient conscience du fait qu’il existe un
danger ? Monsieur Batel ?
29
Philippe Batel.
Il s’agit d’un vaste problème. Il faudrait réussir à changer les représentations des parents, non
parents, des politiques autour d’une approche un peu globale des comportements avec les conduites
addictives et les drogues.
Vous dites qu’il y a souvent une banalisation, mais il y a peut-être derrière cela une espèce de
ritualisation. Celle-ci s’appuie également sur la question du passage. Elle s’inscrit également très tôt
dans des choses qui sont des rites païens. Chez beaucoup d’enfants baptisés catholiques, le jour de
leur baptême, le prêtre passe de l’alcool sur leurs lèvres, comme si l’eau ne suffisait pas. Il existe bien
quelque chose de cet ordre.
Les parents peuvent culpabiliser en se disant que ce sont eux qui ont initié leur enfant, qu’ils sont
trop tolérants. Il faut être vigilant tranquille. Il y a une telle pression, une telle représentation que ce
qui pourrait être fait naturellement n’est pas fait.
Il ne m’arrive pas un mois durant lequel il n’y a pas une famille de bobos parisiens, en règle générale,
car ce sont eux qui m’appellent 50 fois pour trouver un rendez-vous, qui me disent qu’il faut que je
voie leur fils, car c’est un drogué. Ils me disent qu’ils sont rentrés dans sa chambre une fois, que ça
sentait un peu bizarre, qu’il parlait comme Doc Gynéco et qu’ils ont trouvé un pétard. Nous évaluons
le jeune, et nous réalisons que le même, tous les dimanches matins, rentre complètement cassé par
l’alcool, croise son père qui part au football ou faire un jogging, et ce dernier-lui dit : « Tu t’en es pris
une bonne ». Nous réalisons que le problème ne se situe pas au niveau des joints qu’il fume, mais de
l’alcool, qui est complètement banalisé.
Cela reste dans la symbolique de la virilité, dans l’idée de tenir l’alcool ou non. Nous en restons à
l’expérience, pas des trois jours, mais auparavant, du service national, au cours duquel, dans une
même session, les jeunes se dépucelaient, prenaient de l’alcool et sortaient un homme de cela. Celui
qui ne buvait pas était mal vu. Il fallait s’orienter sur son orientation sexuelle ou à ses gènes, car
quelque chose n’allait pas.
Cela persiste dans tous les comportements. Dans notre pays, l’alcoolisation au volant n’est pas aussi
moralement condamnable que dans les pays anglo-saxons. Je cite souvent cela. Il y a trois ans, dans
le Yorkshire, un homme a renversé et tué un enfant. Les urgences sont arrivées, le conducteur n’a
pas pu sortir de son véhicule, et lorsqu’il est sorti, il s’est fait lyncher et tuer par les habitants. Il est
mort lynché. En Angleterre, lorsqu’une personne conduit en étant alcoolisée, elle n’est pas
seulement un assassin, mais elle est considérée comme moralement insupportable. Lorsque ces
personnes sont incarcérées, elles sont dans les QHS et sont protégées plus que les pointeurs, qui sont
les délinquants sexuels.
En France, lorsque nous avons une bonne voiture, que nous avons un peu bu lors d’un dîner et que
nous faisons vrombir la voiture avant de partir, et c’est le cas en Italie, au Portugal, en Espagne, car
c’est latin, nous nous sentons un homme. Cette notion n’a pas bougé.
Et nous pouvons battre une femme et la tuer, car 50 % des violences conjugales se font sous
l’emprise de l’alcool, et 80 % des décès de femmes ont eu lieu sous emprise d’alcool. Je cite des
choses violentes et dramatiques. Nous nous éloignons de ces problématiques, mais finalement, pas
tant que cela.
En effet, la première cause de mortalité, entre 15 et 30 ans, en France, est l’alcoolisation aiguë. En
entendant cela, les gens se demandent de quoi ces personnes meurent. Ils meurent d’accidents. Pour
20 %, d’accidents sportifs. Ils meurent d’accidents bêtes. En montant sur quelque chose, et en
tombant. Ils meurent, car ils croisent la mauvaise personne.
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Je reviens au discours des parents. La première fois que j’ai été confrontée à une de mes filles qui
était ivre morte à 12 ans, j’ai pensé à l’expression : « Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés ».
Cela m’a mis dans une colère noire. Je me suis demandé de quelle façon je pouvais gérer. J’ai essayé
de me souvenir des conseils que je donne aux autres.
Vous savez que cela ne sert à rien de les appliquer lorsqu’ils sont alcoolisés. Il faut donc le faire le
lendemain. Vous commencez toutes les phrases par « je » et non « tu ». « Je suis inquiet pour toi ».
« Je suis sidéré par l’état dans lequel tu es capable de te mettre ». « Je voudrais que tu me dises de
quelle façon tu vois les choses ». Si vous réussissez, avant de parler, à vous dégager de deux choses :
obtenir un aveu, et obtenir une promesse de changement, vous risquerez d’être dans l’émission d’un
message qui pourrait porter ses fruits.
Il faut énormément travailler sur soi. Et cela porte ses fruits. Je reviens à ce caractère provocateur et
ostensible. Cela vient nous interroger. Lorsque notre enfant rentre ivre, il pourrait se débrouiller
pour ne pas casser des choses sans nous réveiller à 3 heures du matin afin que nous ne le retrouvions
pas dans cet état. C’est un test. Nous pouvons alors lui dire : « Tu veux ouvrir le dialogue ? Parlonsen ».
Je reviens à l’arrière-pensée de votre question concernant votre propre consommation. Elle ne doit
pas nous verrouiller, mais nous porter dans le message. Qui ne peut pas raconter, à l’âge d’être
parent, qu’il a vécu une ivresse qui s’est mal passée ? Pour laquelle nous n’étions pas très fiers le
lendemain, ni de ce que nous avons dit ni de ce que nous avons fait ? Nous pouvons parler de notre
propre expérience, y compris celle que notre enfant a pu voir. Je dis souvent cela aux malades de
l’alcool, qui sont complètement verrouillés, empêtrés, humiliés en permanence par leur culpabilité.
Ils utilisent toutes les stratégies qui nous agacent, en tant que co-dépendant ou soignant.
Je leur dis que lorsque nous sommes alcoolo-dépendants, nous augmentons par trois le risque que
notre progéniture le devienne. Il est important de parler de cette vulnérabilité. C’est cela également,
faire de la prévention. Cela marche tellement bien que lorsque nous observons les abstinents de
première attention, les sujets qui ne commencent pas une consommation à ces âges dont nous
parlons, entre 15 et 20 ans, la première cause qui fait que la personne ne boive pas d’alcool n’est pas
le fait d’être musulman, ni d’avoir le mauvais HLD qui fait que, comme dans le Sud-Est asiatique,
lorsque nous buvons, nous vomissons. C’est le fait d’avoir un père alcoolo-dépendant. Il y a une
correction que nous faisons nous-mêmes. Si cela augmente le risque, cela le diminue également de
manière combinée.
Revenons à tout ce que nous savons faire par ailleurs. Le patient expert. Dans ce cas, nous sommes le
parent expert. Nous avons eu des expériences et nous pouvons en parler. En parler ne signifie pas
ouvrir une porte, ou inciter. Ils n’ont pas besoin de nous. Il existe ce fantasme de penser qu’il ne faut
pas dépénaliser le cannabis, car il y en aura partout. Les consommateurs n’ont pas besoin de nous
pour consommer. En revanche, ils savent nous trouver lorsqu’il y a un message à faire passer. Dans le
projet éducationnel et parental, les drogues doivent arriver en même temps que tout ce qui va avec :
le sexe, le respect des règles, le vivre ensemble, l’autorité, la transgression, la fête, les risques.
Sarah Motard
Merci beaucoup.
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Maryse Chauffour
Je m’appelle Maryse Chauffour, je suis infirmière également. Lorsqu’ils ont entre 15 et 18 ans, en
effet, nous pouvons réprimander, punir. Mais lorsqu’ils ont plus de 20 ans, et que nous les voyons
aller à l’épicerie en face le samedi soir, afin d’acheter la bouteille pour la consommer ensuite, que
pouvons-nous leur dire ? Ils sont souvent dans la toute-puissance. Ils disent qu’ils vont gérer, qu’il y a
un capitaine pour ramener tout le monde. Nous assistons à cela, même si nous ne cautionnons pas et
que nous sommes inquiets. J’ignore s’il y a des recettes, des outils.
Dominique Omnès
Je vais répondre en tant qu’infirmière, et maman aussi. Nous ne cautionnons pas dans les deux cas.
Pour ma part, je pense que cela ne sert à rien de les disputer en permanence. Ils s’en fichent. Mon
fils a eu 18 ans, et il m’a dit que maintenant, il faisait ce qu’il voulait. Je lui ai dit qu’il habitait chez
moi, et qu’il ne faisait pas ce qu’il voulait. Lorsqu’il s’agit de remplir ses documents administratifs, il
oublie d’être majeur. Concernant les sorties, il sort, mais il y a des règles à la maison. Il doit respecter
ses parents. Nous lui disons souvent, lorsqu’il nous dit : « Tu me saoules », que nous ne sommes pas
ses copains. Que nous sommes ses parents et qu’il est bien content que nous l’amenions au travail le
matin, ou que nous allions le chercher à ses soirées. Ou même quand il a besoin d’argent.
Nous les voyons dans les épiceries de plus en plus jeunes. À 18 ans, ils n’ont plus énormément
d’espace, à part l’espace familial. J’essaie de discuter avec mes enfants.
Avec mes étudiants, j’ai un peu le même discours. L’autre jour, je discutais avec une étudiante, qui
avait un petit problème amoureux en plus. Nous avons débordé un peu sur autre chose, et c’est
souvent le cas, dans mon travail au quotidien. Je lui ai demandé pourquoi elle buvait. Elle m’a
expliqué que cela lui faisait du bien, qu’elle oubliait tout, la pression des examens, et que c’était
drôle. Je lui ai dit qu’elle prenait des risques. Un jeune s’est cassé la figure, l’autre jour. Il s’est cassé
les deux bras. Il est bien embêté pour passer ses examens.
Philippe Batel
Nous sentons au travers de votre question un sentiment d’impuissance face à la défiance. C’est
intéressant, car lorsque nous faisons de la prévention dans les lycées, lorsque j’interviens avec un copréventeur, nous faisons les naïfs. Nous parlons des produits. Nous les questionnons sur leurs
expériences. Nous ne donnons aucune information, nous sommes là pour connaître leurs
représentations. J’ai fait cela dans une prestigieuse école alsacienne, comme dans des lycées
techniques en Seine-Saint-Denis. Dans un premier temps, nous sommes toujours confrontés à la
défiance. Heureusement que les jeunes sont là pour défier, y compris la mort. L’idée que cela
s’arrêtera un jour. Ils le font bien, et ils ont l’âge pour le faire.
Cette espèce d’état d’esprit s’écroule très vite, car il y a des expériences. Et dans un premier temps,
ils disent tous qu’ils s’éclatent. D’un coup, une jeune fille intervient en disant que son frère a eu un
accident de scooter et qu’il est gravement handicapé. Puis une autre jeune explique qu’elle s’est
réveillée près d’un garçon, qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait fait de la nuit, et que lorsqu’elle a vu
ce garçon, elle a réalisé qu’elle avait fait les soldes, car elle n’aurait pas choisi ce garçon-là dans le
casting. Elle ajoute qu’elle se sent très sale, car elle ignore ce qu’elle a fait avec lui.
Un jour, nous avons accueilli une jeune fille en garde de neurochirurgie. Elle était dans une très belle
école de la République. Elle a participé à une soirée durant laquelle tout le monde était très alcoolisé.
Un petit copain l’a filmée alors qu’elle était en train de mimer une fellation. Le lendemain, la vidéo
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était sur Daily motion. En découvrant cela, elle est passée par la fenêtre. Il y avait une violence
morale. Nous n’avons pas envie de prononcer ce mot, « moral », à cet âge, car nous pensons que
nous allons sécréter des anticorps.
La morale est l’image de soi, ce que nous sommes. L’idée de se dire que nous pouvons nous mettre
minable pour nous amuser, mais que nous le sommes aussi, minable, dans notre désarroi.
Cela ne peut pas se faire en un mot, en une fois. Il faut réussir à laisser passer ce sentiment de
défiance. Nous savons que c’est défensif, et qu’il y a derrière de la fragilité. Nous ne nous défendons
pas sans raison. Laisser la porte ouverte à la narration d’une expérience négative fait basculer les
choses rapidement, et sans bouger de sa position. Ce n’est pas la position du rabat-joie, du censeur,
de celui qui est dans le fantasme d’essayer d’interdire. Nous donnons également une autre
recommandation : cela ne sert à rien de nous mettre entre le sujet et son produit, car il y a un
faisceau nucléaire entre les deux, et que nous serons désagrégé.
Les femmes d’alcoolo-dépendants qui sont persuadées qu’elles pourront gérer leur angoisse et leur
colère en faisant disparaître les bouteilles se font pulvériser. Pour les parents, il s’agit de la même
chose. Il faut dire à notre enfant que nous sommes inquiets, car il s’agit de notre travail, que nous
sommes là pour cela, depuis sa naissance. Quand il a de la fièvre, quand il ne rentre pas, quand ses
résultats scolaires sont bas. D’autre part, lui dire qu’au travers de ce travail, des événements peuvent
avoir lieu, et que nous sommes là si les choses se passent mal. Cela peut paraître être un discours
minimal. Mais sur le fond, il s’agit de ce discours, me semble-t-il.
Intervenant dans le public
Il s’agit d’un discours de parents, et vous m’avez dit que vous étiez infirmière. Il s’agit aussi du
discours à tenir en tant qu’infirmière. C’est-à-dire en évitant le coté moralisateur, mais s’inquiéter en
tant qu’infirmière, car cela fait partie de son travail.
Dominique Omnès
Cela ne sert à rien de faire de la morale.
Philippe Batel
Ni même de parler des décès. Nous voyons cela avec le cannabis, même si ce n’est pas le sujet. La
prévention réalisée dans les lycées est la suivante : un agent de police et un militant de narcotiques
anonyme viennent expliquer le côté dangereux de la drogue pour l’agent de police, et le militant
explique qu’il était un gentil garçon, qu’il s’est fait piéger et qu’il ne faut pas que les jeunes se fassent
avoir comme lui. C’est aberrant. Cela ne fonctionne pas. C’est pire, contreproductif.
Malheureusement, dans la grande majorité, la prévention est organisée de cette façon.
Il est dit aux jeunes : « Ne prenez pas de cannabis, car vous allez devenir schizophrène. » Lorsque
nous expliquons dans un lycée que le cannabis agit sur le lobe frontal, qu’il est le siège de
l’apprentissage et de la prise de décision, les réactions sont parfois les suivantes : « C’est pour cela
que je passe 3 heures au téléphone avec mon copain qui fume pour choisir la séance de cinéma ? »
« C’est pour cela que mon copain, qui était bon, est en échec scolaire ? »
Plutôt que d’aller chercher quelque chose de rare et dramatique, il faut aller au cœur de ce qu’ils
vivent. C’est cela qui sera impactant. Pour l’alcool, il faut agir de la même façon. Il faut citer des
exemples fréquents, tels que des traumatismes, par exemple.
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Lorsque nous allons aux urgences chirurgicales le jeudi soir, le vendredi soir, ou le samedi soir, et que
nous réalisons une alcoolémie sur les personnes de moins de 30 ans, la moyenne est 0,8. Le
traumatisme est en lien avec l’alcoolisation. Certains jeunes se cassent souvent le poignet. Nous
pouvons alors entendre des propos tels que : « Oui, c’est parce que mon copain est un grand
sportif ».
Dominique Omnès
Par rapport à ce que vous dites sur les urgences, cette année, je n’ai jamais réalisé autant d’ablations,
de sutures. Ils n’arrêtent pas de tomber et de se couper. Avec des bouteilles, évidemment. Cela
augmente les statistiques. Il s’agit parfois d’accidents graves.
Florence Martinez
Bonjour, Florence Martinez, je suis médecin psychiatre en addictologie, en service hospitalier. Je
voulais remercier Monsieur Batel, à titre personnel. En effet, j’ai beaucoup aimé son émission qui a
été diffusée sur France 4 l’an dernier. Je l’ai utilisée avec mes enfants. Je suis rentrée chez moi, et
j’avais un groupe d’adolescents, car ma fille avait invité son groupe d’amis afin de regarder le
premier volet. Cela nous a permis d’échanger sur leurs expériences, sans moralité. Je n’étais pas en
position de soignante, mais de parent. Cela a été fort intéressant. Cela leur a permis de se dégager du
groupe, et de parler de leur expérience personnelle. J’ai réalisé qu’il s’agissait d’un outil très
intéressant, qu’il serait intéressant d’utiliser, et qui m’a aidée dans ma pratique professionnelle
également.
Philippe Batel
Merci, car j’ai eu énormément de doutes, avant d’accepter de le faire, et ce, pour plusieurs raisons.
Je n’étais pas sûr du résultat et j’ai même demandé à suspendre le tournage, car un buzz négatif s’est
mis en place, via Jean-Luc Morandini, disant qu’il s’agissait d’une sorte de « Loft ». Cela passait sur
France 4 et durait 52 minutes. L’idée était d’importer un programme danois, d’importer une
population jeune, et de reproduire des expériences scientifiques réalisées sur une plus large
population, afin de démontrer l’impact de l’alcool sur le choix d’un partenaire, la capacité de jouer
aux échecs, l’agressivité, la sexualité, par exemple, en essayant de détruire des idées reçues. Et
également en démontrant qu’en consommant ne serait-ce que de faibles quantités d’alcool, tout
cela est modifié. Le CSA a été très vigilant sur le fait que les sujets ne devaient pas apparaître
alcoolisés. C’est intéressant.
Des adultes, des associations, que je connais très bien, ont critiqué cela, sans même avoir vu le
premier épisode. J’avais été très prudent. Nous n’avions recruté uniquement que des sujets qui
n’avaient pas de troubles de l’alcoolisation. Ils avaient un entretien d’1 h 30, avec une évaluation
scientifique assez poussée sur leur parcours. Nous avions évalué leur consommation d’alcool
habituelle et nous ne les avons jamais sur-alcoolisés. Nous leur donnions un placebo dans certaines
situations. Nous ne les avons jamais alcoolisés au-delà de la moitié de leur alcoolisation record. Nous
ne les avons jamais mis en danger. Ils sont tous restés plusieurs heures ensuite, afin que leur
alcoolémie diminue.
Cela a très bien fonctionné. La deuxième idée était de faire la même émission, mais sur le cannabis. Il
n’y a plus eu personne. Il n’y a plus de producteurs courageux pour réaliser cela, le CSA refuse
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catégoriquement et aucune chaîne de télévision ne veut diffuser le programme. Cela s’appelait
« Alcotest ».
Jean-Pierre Raymond
Bonjour, je m’appelle Jean-Pierre Raymond. Je suis un élu d’une petite banlieue du Mans, une
banlieue très populaire.
En vous écoutant, j’ai eu le sentiment que nous parlions de jeunes étudiants, avec des mécanismes
que vous avez expliqués, par exemple confrontés à la concurrence. J’aimerais savoir s’il y a des
études au sein des milieux populaires, et je pense en particulier à des jeunes que je vois qui se
regroupent, émanant de différentes cultures, buvant le soir derrière le centre socio-culturel.
Ma seconde question est plutôt destinée à Madame Omnès. Concernant le public étudiant, je suis un
vieux monsieur qui a certainement des idées fausses, mais je pensais que les IUT étaient un peu
épargnés, par rapport au public des étudiants d’universités classiques, dans la mesure où, peut-être
que je me trompe, il y a une promotion sociale par l’IUT, un cadre, une volonté d’accès à l’emploi
plus forte. Je me demande s’il n’y a pas de mécanismes spécifiques pour l’alcoolisation par rapport à
des grandes écoles ou l’université. Mes deux questions se rejoignent : pouvons-nous élargir aux
jeunes tous publics, ou n’y a-t-il pas des mécanismes plus diversifiés ?
Philippe Batel
Je réponds brièvement. En effet, il y a des tas de mécanismes divers. Cette question de la fracture
sociale est intéressante. Je ne répondrai pas complètement à votre question. Je vais la transposer à
plus tard. Nous avons tort de penser que la sensibilité aux messages de prévention, en particulier, est
moins bonne auprès de personnes qui ont un niveau éducatif plus bas. L’inverse se passe. Les bobos
et les intellos sont beaucoup plus résistants aux messages de prévention. Cela a été observé
parfaitement pour le thème alcool et grossesse, avec une fracture Nord-Sud très importante. Les
jeunes sont aussi sensibles.
Nous avons des soucis d’alcoolisation, pas en fin de vie, je l’espère, mais au moment de la retraite,
avec une fracture sociale à l’envers. Lorsque nous sommes cadres ou cadres supérieurs, il y a une
explosion de la consommation d’alcool dans les trois ans qui suivent la fin de l’activité, alors que les
ouvriers et les agents de maîtrise réduisent leur consommation d’alcool.
Il faut sortir de l’idée reçue disant qu’il existe une fracture sociale qui fait qu’il faut être intelligent ou
supposé intelligent, et éduqué pour pouvoir accéder aux messages de prévention. Il s’agit de
l’inverse. Justement, car nous allons avoir des questionnements complexes.
Dominique Omnès
Je suis assez d’accord avec vous. Au sein de l’IUT de Lannion, nous retrouvons tous les milieux
sociaux. Lannion est une ville où l’on trouve beaucoup d’ingénieurs, par rapport à l’existence de la
fibre optique, des télécoms, par exemple. Il s’agit d’une population un peu pénible. Ils ne sont pas
concernés, ce sont eux qui possèdent le savoir. Ils sont comme les enseignants avec qui je travaille. Il
s‘agit d’un monde à part. Je vais me faire des ennemis.
Dans la représentation des étudiants, nous retrouvons des enfants d’ouvriers, de médecins,
d’enseignants. Le message est peut-être moins entendu par les enfants de classe moyenne et
supérieure. J’ignore pourquoi, mais c’est un fait. Ils ont de belles voitures… Le message passe sur les
voitures, car des taxis font la navette. Mais dans le village dans lequel j’habite, surtout l’été, c’est très
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bourgeois, car il s’agit de résidences secondaires, et nous retrouvons des populations très aisées.
Nous avons essayé de travailler sur la plage la nuit. Ils ne nous entendent pas du tout. Nous ne
sommes à leurs yeux que des petits Bretons, avec la connotation existant en Bretagne, le fait que les
Bretons ne font que boire. Cela n’est pas vrai.
Sarah Motard
Ce que vous dites est intéressant, notamment concernant la légitimité de la personne qui fait passer
le message aux jeunes. En tant que professionnel, infirmière, parent. Un jeune peut ne pas vouloir
accepter le message d’une personne lambda qu’il ne connaît pas, même s’il est identique.
Je vous remercie de votre attention, et je remercie Monsieur Batel et Madame Omnès pour leurs
interventions. Je vous précise que les tables rondes reprennent dès 13 h 30. Vous aurez en fin
d’après-midi une séance de ventes et dédicaces des livres dans le hall du théâtre, en fin de colloque
de 16 h 45 à 17 h 30, dont le livre de Monsieur Batel : « Pour en finir avec l’alcoolisme ». Je vous
souhaite à tous un très bon après-midi.
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SEXUALITÉ ADOS : immersion dans l’univers « XXX »
Éducation sexuelle en 4 G : la révolution débridée des pratiques et des codes
Christelle Beuget
Journaliste – Animatrice de l’atelier
Bonjour à tous. Bienvenue sur cet atelier n° 2 intitulé Sexualité ados : immersion dans l’univers
« XXX ». Je m’appelle Christelle Beuget, je suis rédactrice d’un magazine local. Les organisateurs de
ces Assises m’ont confié l’animation, entre autres, de cet atelier. Ma mission sera d’abord de vous
présenter nos invités, de vous accompagner durant ce temps. Et nous veillerons au temps de parole
de chacun, dans la mesure où nous avons très exactement 22 minutes de retard.
Pourquoi un atelier ? L’édition 2015 de ce colloque est conçue pour favoriser les prises de parole.
Nous sommes en petit groupe dans une petite salle. Je pense qu’il s’agit d’une belle opportunité pour
vous aujourd’hui d’avoir la présence de nos spécialistes et de bénéficier d’un temps en fin de séance
afin de pouvoir leur poser vos questions et émettre vos remarques.
Nous avons l’honneur d’accueillir le docteur Christian Spitz, pédiatre. Vous exercez en clinique et
dans un cabinet, et vous êtes surtout la voix rassurante des auditeurs de l’émission « Lovin’Fun » sur
Fun Radio, de 20 heures à 23 heures.
Christian Spitz
Pédiatre, animateur de l’émission « Lovin’Fun » (Fun radio), Paris 75
22 heures.
Christelle Beuget
22 heures, pardon.
Tout un concept. De 1992 à 1998, aux côtés de votre ex acolyte, Difool, vous évoquez sans tabou les
questions des auditeurs, et les questions de sexualité. Après 15 années d’interruption, vous voilà de
retour sur l’émission « Lovin’Fun ».
Christian Spitz
J’ai été également 4 ans sur RMC avant cela.
Christelle Beuget
Il fallait vraiment que nous nous contactions avant cet atelier, docteur Spitz.
Christian Spitz
C’est totalement de ma faute. Madame m’a envoyé des emails, et je suis tellement occupé que je ne
lui ai pas répondu. Je suis coupable.
Christelle Beuget
Dans vos émissions, le ton est à la rigolade, mais pas que. Nous trouvons une écoute attentive, une
écoute nécessaire pour les jeunes. Nous y parlons d’amour, de sexe, de troubles psychologiques, de
mal-être et très récemment d’actualités. Doc 2.0, une nouvelle version de « Lovin’Fun » qui utilise le
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Net et les réseaux sociaux. J’ai vu beaucoup de commentaires l’autre jour à la fin de l’émission,
concernant les actualités passées. Qui mieux que vous, docteur, pour nous expliquer aujourd’hui la
sexualité des adolescents, les nouvelles pratiques et les codes ?
Au bout de la table, nous avons le plaisir d’accueillir Bernard Rouverand. Il prend la parole au nom de
l’association Agir Contre la Prostitution des Enfants. Vous êtes conférencier, intervenant dans les
écoles supérieures et spécialiste du tourisme de prostitution. Prostitution sous la contrainte,
tourisme sexuel, prostitution étudiante, prostitution classique entre guillemets et images sur
Internet. Sextape, sexteen, chantage et phénomènes émergents.
Lors de notre entretien par téléphone afin de préparer cet atelier, nous avons évoqué ensemble deux
grandes lignes qu’il fallait traiter aujourd’hui. Tout d’abord, la forme de prostitution dite classique
chez les enfants, et ses évolutions. Vous nous en parlerez tout à l’heure.
Notre troisième et dernier intervenant est le docteur Laurent Karila, addictologue, psychiatre au
Centre d’Enseignement et de Recherche et de Traitement des Addictions du centre hospitalier Paul
Brousse à Villejuif, autour de livres et d’articles scientifiques en addictologie, en psychiatrie. Vous
êtes également le co-président du comité scientifique et expert de l’association SOS Addictions. Vous
êtes devenu un incontournable de ces Assises à Ancenis. Vous adorez être là. Un habitué de plus en
plus des plateaux de télévision et des émissions radio.
Le centre hospitalier Paul Brousse et vous-même vous êtes engagés dans ce que nous pouvons
appeler une nouvelle forme émergente d’addiction, ce que vous allez nous préciser, à savoir la
pornographie et l’addiction à la e-pornographie. L’âge moyen de la première confrontation avec une
vidéo pornographique est de 12 ans. J’ai regardé les chiffres, et j’ai réalisé en préparant cet atelier
que nos 16-17 ans sont de plus en plus consommateurs de vidéos pornographiques ou à caractère
sexuel.
Loin du Playboy de papa, sur les smartphones de nos enfants, dans les cours de récréation, nous y
voyons des images violentes, dégradantes, misogynes, le tout associé parfois à des sites de dialogues
vidéo, appelés roulettechat, chatroulette. Vous nous expliquerez. Vous répondre à nos questions, et
surtout la première : comment devons-nous réagir face à cela ?
Notre premier intervenant est le docteur Christian Spitz. Le Doc’, comme nous vous appelons. Vous
êtes l’éternel Doc’, pour moi.
Christian Spitz
Merci beaucoup. Je vais vous dire que je suis très optimiste, car si je ne l’étais pas, je ne ferais pas
cette émission. J’ai recommencé 15 ans après, car j’ai vu des adultes jeunes, qui sont devenus
parents et qui sont venus me voir. J’ai constaté la trace que j’ai laissée, et je ne le réalisais pas au
départ, lorsqu’ils m’ont dit que je leur avais apporté quelque chose, au travers de ce que j’ai fait
durant 6 ans. J’ai été renvoyé au bout de 6 ans, pour des motifs politiques, et je tairai lesquels. J’ai
donc recommencé.
La première étape, ce qui est immuable et qui reste, qui préoccupe les adolescents, est l’histoire
d’amour. C’est cela que j’entends en priorité. Bien sûr, il y a des comportements sexuels que nous
pouvons dénoncer, et il s‘agit d’une réalité. Dans les histoires d’amour, la tromperie est rédhibitoire.
Il y existe une exigence de fidélité incroyable.
Lorsque nous entendons des jeunes de 12-14 ans qui ont regardé des images sexuelles violentes,
j’appelle cela le tsunami pornographique, je leur explique qu’il s’agit avant tout d’un business. Une
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énorme économie. Une région entière aux États-Unis est dédiée à la fabrication de ces images
pornographies et fait chaque année plus 30 % de bénéfices.
Je leur explique qu’il faut avant tout et surtout démonter ce qu’est un film pornographique. Le sujet
est objetisé. Les garçons, comme les filles. Avant, dans le film pornographique de papa, la femme
était objetisée. Les deux le sont aujourd’hui, et sont montrés des morceaux de sexualité, rien du
registre de la relation. Ce sont majoritairement des pratiques marginales qui sont montrées.
Un film pornographique est une usine à fantasmes. Cela sert à procurer de l’excitation. Lorsque des
personnes regardent des films pornographiques, et elles sont nombreuses, car elles y ont accès très
facilement, y compris les adolescents, elles le font pour augmenter leur état d’excitation. Cela leur
procure une excitation au-delà des limites qu’elles connaissent, leur capacité à fournir elles-mêmes
des fantasmes. Il s’agit d’une pauvreté d’imagination. Nous ne sommes pas dans une relation au
travers de laquelle nous sommes capables de fantasmer, nous sommes dans quelque chose de
fabriqué. Il s’agit de consommation.
Tout le monde ne peut pas être d’accord avec moi, mais je pense que cela influe légèrement sur
certaines pratiques. Par exemple, quelqu’un peut se dire que lorsqu’il fait l’amour, il ne dure pas plus
de 15 minutes, et qu’il lui faudrait 30 minutes, 45 minutes. Cela se passe dans les films
pornographiques. L’éjaculation faciale les préoccupe également. « Ma copine refuse que je lui
éjacule sur le visage ». La sodomie, cela n’est pas pire qu’avant. Il s’agit toujours de la même chose. Il
y a toujours le même nombre de réfractaires. Autour de la sodomie, il existe toujours cette question
de domination chez les garçons envers les filles. Je ne parle pas des relations homosexuelles, qui sont
différentes.
D’autre part, il y a la sexualité de groupe. J’ai lu récemment un papier étonnant. Il n’y a pas
forcément plus d’adeptes de partouzes qu’il y a 40 ans. Je parle de personnes qui font cela très
régulièrement et qui en font une pratique quasi-quotidienne. Il y a peut-être plus d’expériences
uniques, ou uniquement deux expériences. Il y a également, et cela a toujours existé, mais c’est plus
mis en lumière, les pratiques homosexuelles sans qu’il y ait réellement d’homosexualité. Ou, chez les
homosexuels, des pratiques hétérosexuelles, sans pour autant devenir hétérosexuel.
Je pense que sont vulnérables les plus fragiles. C’est-à-dire ceux qui, psychologiquement, vont mal
dans leur tête, ne sont pas bien construits, sécurisés, ces problèmes ne vont pas les aider dans leur
sexualité. Les personnes addicts au sexe sont plus vulnérables.
Je n’ai pas peur de cela. Rien ne change réellement. Ils consomment des films pornographiques, mais
pour la plupart, ils s’en détachent lorsqu’ils sont dans une relation stable, une relation d’amour.
J’ai un petit décalage, car j’écoutais des choses il y a 20 ans et j’écoute des choses maintenant. Ce qui
a changé est le fait que les filles sont plus actrices dans leur sexualité. Elles vont dire des mots que je
n’entendais pas. Un mot que je n’ose pas prononcer, car je le trouve très vulgaire. Je l’entends et je
ne juge pas, mais lorsqu’elles parlent de leur sexe, elles parlent de leur chatte. J’ai des chats, et ce
n’est pas le mot que j’utilise. J’écoute, car mon métier n’est pas de juger cela. Il y a une espèce de
violence dans les mots, mais rien n’a changé.
Concernant la prévention des parents, il est difficile pour eux d’évoquer la sexualité. Nous n’avons
pas envie de parler de sa sexualité à un enfant, et ce dernier n’a pas envie d’entendre parler de la
sexualité de ses parents, car cela le met dans la situation de devoir imaginer ce qu’est la relation par
laquelle il est né.
En revanche, nous pouvons, et sans entrer dans les détails, dire des choses vraies. Nous pouvons leur
dire qu’ils vont peut-être voir des films pornographiques, et dès le collège. J’ai deux enfants qui ont
18 ans et 20 ans. Il y a déjà 10 ans, des enfants du collège montraient aux enfants de la maternelle, à
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travers la grille, des films pornographiques. Il faut donc les prévenir qu’ils verront cela. Que cela
existe, mais que la vie, ce n’est pas cela, et qu’une relation sexuelle n’est pas cela. Cela ne se passe
pas de cette façon. Nous pouvons leur donner un petit ouvrage. J’ai écrit, aux éditions Jouvence,
« Sex ados », un petit livre dans lequel il y a des exercices à faire, et il y en a d’autres.
Il faut leur apprendre le respect. Le problème le plus grave réside dans l’objetisation de l’individu. Il
est avalisé, et nous nous en servons pour notre propre plaisir. Il n’y a plus de relation. Il n’y a plus de
relation sans respect. Cela doit être dit, dans le cadre de la prévention.
Il y a 15 jours, un garçon de 20 ans m’a appelé, car il a un testicule qui tombe au niveau de l’aine. Je
lui ai demandé s’il avait été examiné. Il m’a dit qu’il avait été voir le médecin, mais qu’il n’avait jamais
regardé cela. Je lui ai dit qu’il avait une cryptorchidie, et qu’à 20 ans, il était temps de s’en occuper.
Nous n’avons pas cette consultation annuelle, et j’ai travaillé dans différentes institutions, qui
consisterait à faire une visite médicale complète, codifiée. L’examen de l’adolescent existe chez les
médecins. Je suis pédiatre. Dans l’examen des testicules d’un garçon, il faut prendre beaucoup de
précautions. Il est plus difficile d’examiner les testicules d’un garçon que d’examiner une fille. Il
demande ce que nous faisons, il dit de ne pas toucher, etc. Il faut expliquer que nous sommes
médecins, qu’il y a parfois des tumeurs testiculaires, etc. Il faut faire aussi un point sur son
développement sexuel et aborder les questions autour de la sexualité : les comportements à
risques, l’absence de préservatif, etc. Il faut prendre au moins 30 minutes, ce qui n’existe pas, car le
système médical est fait de telle sorte que nous ne les écoutons pas. Il faut que cela aille vite. Il faut
parler avec eux. Il ne s’agit pas de médicaliser la sexualité. Les parents peuvent donc se décharger de
cela.
L’autre volet que je souhaitais aborder est le fait que les parents doivent militer afin qu’il y ait une
véritable éducation à la sexualité dans les écoles. André Corman, que je connais, sexologue à
Toulouse, lorsqu’il fait des formations, fait visionner des films pornographiques en disant lors de ces
formations aux participants que s’ils parlent de sexualité aux adolescents, il faut qu’ils voient un film
pornographique, afin de pouvoir dire clairement ce dont il s’agit. Certains disent que le film
pornographique est ringard. Il s‘agit d’un tiers de pénétration vaginale, un tiers de sodomie et un
tiers de fellation. Vous pouvez tous les regarder, cela se passe de la même façon. Cela provoque
toutefois de l’excitation et c’est pourquoi ces films sont regardés. Ils doivent entendre cela. Il n’est
pas possible d’interdire cela. La société est telle qu’elle est. Ils ont accès à tout gratuitement. À un
moment, il y avait une carte Bleue à mettre. C’est faux. Il y a TuKif.com, Jacquie et Michel, le
summum. Jacquie et Michel est très lié à des groupes d’extrême droite. La vertu chez eux n’a pas
d’odeur lorsqu’il s’agit d’argent.
Il s’agit soi-disant de personnes lambda, qui se montrent. J’ai vu un film de Jacquie et Michel et j’ai
été scandalisé. Il s’agissait d’un couple avec une femme plutôt fringante, lui était pâle, maigre, triste,
ringard. Deux bellâtres arrivent, bien musclés, bien membrés. L’homme regarde sa femme coucher
avec ces deux bellâtres. À la fin, le couple dit : « Merci, Jacquie et Michel. » Nous avons un tel degré
d’avilissement de la personne. C’est cela qu’il faut expliquer aux adolescents.
Il faut qu’ils aient un bon équilibre affectif, et je suis pédiatre, donc je peux vous dire que cela
commence très tôt. Je peux vous dire dès 6 mois ceux qui poseront des soucis, car la relation avec la
maman ne s’est pas bien établie, parce qu’elle souffre. Le rôle du pédiatre est de repérer cela et de
l’aider. Dans les interventions précoces sont oubliées les cinq premières années durant lesquelles
nous aurions besoin de nous attarder sur les relations des enfants avec leurs parents, au-delà de
l’apprentissage des limites. Je fais cet apprentissage dans mon cabinet toute la journée. Il y a
beaucoup de parents qui ont des difficultés par rapport à cela. Ils aiment leurs enfants. Mais lorsque
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je vois un papa ou une maman qui ne quitte pas son enfant des bras, je passe 30 minutes à lui
expliquer ce qu’il faut faire. Il faut jouer avec lui, être dans l’interaction, etc.
Je m’éloigne de la pornographie, mais l’éducation affective d’un enfant commence dans les
premières années. Il ne faut pas se réveiller à l’adolescence. Il faut réparer les bobos, bien sûr.
Certaines filles et certains garçons plus fragiles que d’autres méritent d’être pris en charge. Ils sont
beaucoup plus victimes de l’environnement que ceux qui sont solides et bien structurés. Qui ont une
bonne image d’eux-mêmes car ils ont une bonne image des parents, une bonne relation affective,
dans une idée de transmettre.
Nous sommes dans un pays où nous avons l’impression qu’aimer signifie faire l’amour et prendre
dans les bras. Je passe ma vie à expliquer qu’aimer est autre chose que la simple manifestation
physique, qui est absolument nécessaire, évidemment. Je ne vais pas m’éterniser là-dessus.
J’explique que les six premiers mois, il y a la phase fusionnelle, ensuite, après un an, qu’il faut être
dans l’interaction, dans le jeu, dans la parole.
Enfin, je souhaite vous dire que j’aime faire de la radio, car nous nous déconnectons de tout et nous
sommes dans l’échange verbal. Pour moi, il s’agit d’un outil extraordinaire, qui permet de se
concentrer sur ce que nous disons, et de ne pas être perturbé par les images. Comme les jeunes le
sont sur les réseaux sociaux.
Par rapport aux réseaux sociaux, je ne suis pas inquiet. Les jeux en ligne sont peut-être violents, mais
la pornographie tsunami et les séries violentes, où même la police utilise la violence pour régler les
problèmes, cela représente plus 450 % en 15 ans. Nous avons des séries très violentes.
Le fils de Dorcel m’a invité un jour à déjeuner. Je me suis demandé pourquoi, car je ne suis pas
tendre avec la pornographie. Il m’a dit qu’il avait envie de me parler, car il aimait bien mes propos.
Nous avons discuté. Marc Dorcel est le fabricant de pornographie français. Il m’a dit que son père qui
avait dit que de son temps, la pornographie n’était pas aussi violente.
Christelle Beuget
Merci pour ce témoignage. Vous nous avez fait un discours résolument positif. Néanmoins, je vais
passer la parole à Bernard Rouverand, qui va nous parler de la prostitution chez les enfants, un sujet
bien plus grave. Il va nous expliquer cette nouvelle terminologie autour de la sexualité. Voulez-vous
venir à ma place si vous avez un diaporama ?
« Lovers boys », « miols » et caresses « X » ; une nouvelle forme de prostitution dès le
collège.
Bernard Rouverand
Conférencier à l'Association contre la prostitution des enfants
Bonjour à toutes et tous.
Lorsque j’ai su que je devais venir m’exprimer devant vous, cela m’a étonné, car je ne voyais pas le
lien entre la prostitution des enfants et le problème des addictions. Sauf le fait de dire que comme le
sexe et la prostitution sont les plus vieux métiers du monde, nous pouvons en effet dire qu’il y a
peut-être une addiction au sexe.
J’ai mieux compris depuis hier soir et ce matin en écoutant les interventions de Monsieur Lowenstein
et de Laurent hier soir. Tous ces enfants et ces adolescents dont nous parlons, qui sont addicts de
l’alcool, du tabac, du cannabis, des écrans ont un point commun : ils sont en situation de
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vulnérabilité. En situation de faiblesse et de vulnérabilité. Lorsque nous parlons de vulnérabilité pour
les adolescents, la prostitution n’est pas loin, sous des formes très variables. C’est cela que je vais
essayer de vous expliquer. La façon dont tout cela a pris des formes différentes avec le temps et
comment les pièges tendus sont nouveaux.
Je suis censé aborder trois points. Les lovers boys, les mioles, les caresses X, dans le cadre d’une
prostitution différente. Ne soyez pas perdus. Nous allons aborder les trois points dans cet ordre.
Concernant les lovers boys, c’est à la mode, il s’agit de vocable anglais. Cela fait ouvert, moderne
récent, cinématographique. Un peu comme escort girl, etc. Tout cela est bien. Il n’y a pas de quoi mal
penser. Nous pouvons voir les choses différemment si je vous dis que le lover boys n’est jamais que
le nom moderne du proxénète, du maquereau. Peut-être en connaissez-vous. Il s’agit d’un garçon qui
sait s’y prendre et qui sort avec une ou plusieurs filles et un jour, il dira à sa copine qu’il l’aime, qu’il a
un copain qui la trouve canon et que ce serait sympa si elle passait une nuit avec lui. Que cela lui
ferait plaisir, et à lui également. Cela se fait. La fois suivante, il lui dira qu’il a un problème de facture
et lui demandera de passer un moment avec le patron de l’entreprise qui lui a envoyé la facture afin
d’arranger les choses. Ensuite, il lui demandera de coucher avec telle personne, car ça lui rapporte
tant à lui. Il s’agit d’un petit proxénète appelé lover boy.
Cela me permettra de vous parler d’un phénomène beaucoup plus grave, mais qui démarre au
travers du lover boy. Il s’agit de toute la prostitution liée aux réseaux. Nous sommes passés du petit
maquereau d’après-guerre qui avait une ou deux filles rue de Saint-Denis à, dans la seconde partie du
XXe siècle, une prostitution de masse et de réseaux. Ces réseaux sont mondiaux. Nous avons une
mondialisation avant l’heure. L’activité de prostitution d’enfants, d’adolescents et d’adultes s’est
organisée hors frontières. Il s’agit de réel libéralisme. Ils savent ce que signifie avoir de l’argent, en
gagner, et si possible en prenant le moins de risques.
Faire du trafic de drogue permet de gagner de l’argent, mais c’est risqué. Tous les pays du monde
condamnent l’activité qui tourne autour de la drogue. Ils l’appliquent. Nous avons vu le cas des
pilotes de l’affaire Air Cocaïne. Partout, nous luttons contre la drogue et les personnes savent ce
qu’elles risquent de payer.
Avec la prostitution, il n’y a quasiment aucun problème. Ces réseaux ne sont pas liés à de la théorie.
Lorsque je suis devant une assemblée comme la vôtre, je dis toujours : « À toutes les femmes qui
sont ici, nous pouvons faire de vous une prostituée en 15 jours ». Cela se pratique tous les jours, y
compris avec les jeunes. Lorsque nous parlons de la prostitution des enfants, nous parlons d’enfants
de 18 ans. Vous imaginez bien que cela se passe bien en dessous de 18 ans. L’entrée moyenne dans
la prostitution se fait à 14 ans, 12 ans.
Nous pouvons prendre n’importe laquelle d’entre vous et en faire une prostituée en 15 jours. Vous
serez kidnappée, ou quelqu’un vous aura eue en vous baratinant, un lover boy, ou par la violence. Ce
n’est pas tellement le cas en France, mais ailleurs, dans ce que nous appelons « les pays de
provenance ». Ce sont des pays dans lesquels il y a des mafias, et cela fait partie de leur métier. Ils
enlèvent des personnes. Certaines sont plus ou moins consentantes. Ils leur disent qu’elles gagneront
de l’argent et pourront l’envoyer à leur famille. C’est souvent le cas dans des pays déstabilisés par la
pauvreté, la misère ou la guerre. La migration, la guerre, sont des sources de prostitutions
fantastiques.
Je ne serais pas étonné, et même sûr que dans tous ces groupes de migrants désespérés qui migrent
à travers l’Europe, certaines femmes fassent des passes certains soirs afin d’avoir un peu d’argent et
continuer leur périple jusqu’en Allemagne.
Il faut être concret. La guerre, la déstabilisation, est une source hallucinante de fourvoiement.
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La personne est droguée, alcoolisée, violée. La mafia entière va lui passer dessus. Au bout de 10
jours, cette personne n’a plus d’identité. C’est clair. Nous avons des études et des parcours. Nous
savons comment cela se passe. La personne a complètement perdu son identité et n’existe plus. Elle
est mise dans le circuit. Durant ce dressage, elle passe par des pays de transit. Et elle est enfin livrée
dans les pays de consommation, dont le nôtre, dans les pays occidentaux, etc. Beaucoup de pays qui
étaient des pays de provenance sont devenus des pays de consommation.
Ces réseaux sont d’une puissance fantastique. Ils ont dominé la seconde partie du XXe siècle et
dominent encore aujourd’hui. Ils ont leurs lover boys à eux, que nous appellerons plus
prosaïquement des rabatteurs. Il y a des réseaux de rabatteurs afin de trouver les personnes
vulnérables.
Nous avons vécu l’inverse, le tourisme sexuel. Ce sont des personnes comme vous et moi qui vont en
Thaïlande, à Zanzibar, à Madagascar, au Brésil, pour se payer de la chair fraîche.
Des dispositifs légaux existent, qui font que si vous aimez les adolescents et les enfants, et que vous
allez à Bangkok, vous pouvez être interpellé là-bas, et être jugé en France et tomber sous le coup des
lois françaises. Vous pouvez encourir jusqu’à 7 ans de prison et 150 000 euros d’amende.
Ce tourisme sexuel existe toujours et il concerne les jeunes en grande partie.
Si j’en reviens, après un détour par les réseaux et cette exploitation industrielle, professionnelle, aux
lover boys, aujourd’hui, nous n’avons pas affaire au proxénète d’avant. Tout a complètement changé
en quelques années. Nous parlons toujours de la banalisation de la sexualité. Nous pouvons en parler
de manière beaucoup plus libre. Nous osons évoquer des sujets que nous n’évoquions pas avant. Il y
a une libéralisation et une banalisation de la sexualité, et tant mieux, d’une certaine manière.
Nous osons parler de choses dont nous ne parlions pas. Par exemple, la prostitution étudiante. Nous
ne savons pas très bien ce qui se passe, car il s’agit d’un domaine au sein duquel nous ne savons
jamais ce qu’il se passe. Par exemple, si vous me demandez le nombre d’enfants, d’adolescents
prostitués en France, si je suis honnête, je dirais que les chiffres que je peux vous donner sont
totalement arbitraires. Nous avons une fourchette entre 3 000 et 8 000.
C’est la même chose pour la prostitution en général. Nous avons des fourchettes en France entre
20 000 et 40 000. En Allemagne, nous disons 400 000. Cela prouve que nous ne savons pas grandchose et c’est normal. Il s’agit d’activités clandestines. Les personnes ne vont pas se vanter de ce
qu’elles font. Nous avons donc beaucoup de mal à savoir ce qui se passe exactement.
Mais nous osons parler de choses dont nous ne parlions pas, comme cette prostitution étudiante. Ce
que nous appelons les « petites michetonneuses », les filles qui descendent les Champs-Élysées
habillées de manière intéressante et qui se laissent draguer par des hommes. Ce sont leurs petits
métiers pour se payer des petits à-côtés, des petites folies.
Lorsque nous parlions des étudiants, il ne s’agit pas seulement de dire que c’est de la survie afin de
se payer la chambre ou les études. Parfois, mais pas seulement. Il y a parfois un phénomène de
continuité avec des conduites addictives. J’ai tendance à dire, même si je ne peux pas vous prouver
ce que je vous dis, je suis très vieux, qu’à mon époque, les filles faisaient des fugues.
Aujourd’hui, la fugue est peut-être le fait de passer une nuit avec quelqu’un contre 200 euros. Il
s’agit d’une nouvelle forme de fugue, la fugue moderne, pour certains.
Tout cela s’est emballé, et cela a été dit plusieurs fois hier soir et ce matin, avec les nouvelles
techniques d’information et de communication, avec Internet, qui ont totalement bouleversé le
système.
Nous venons de l’évoquer, il y a la pornographie. Dans le monde dans lequel nous vivons, nous avons
un adolescent de 13 ou 14 ans qui vient de regarder un film pornographique et il va ensuite se
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vendre. Il dira combien il coûte et ce qu’il fait. Il est dans sa chambre et les parents sont à côté et
n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe. Tout est possible.
Ce qui a changé également, et qui est lié à cela, est le fait que, vous l’avez peut-être remarqué, dans
le vocabulaire, nous disons « être prostitué » pour les personnes dont je viens de vous parler. Les
personnes qui le font sous une contrainte forte. Et il y a le terme de « se prostituer ». Cela sousentend que la personne le fait volontairement, ou croit le faire volontairement, se croit libre et la
notion de prostitution n’existe pas forcément pour cette personne.
Christelle Beuget
Pardonnez-moi, Monsieur Rouverand, je vois le docteur Spitz hocher la tête de temps en temps.
Pouvons-nous lui permettre d’intervenir ? Après quoi, pour des raisons de temps, nous avancerons
sur les autres terminologies à évoquer, avec votre accord.
Christian Spitz
Je voulais juste vous parler d’une notion importante. La prostitution est souvent liée à la présence de
violences sexuelles durant l’enfance. Lorsque nous demandons aux prostituées de raconter leur vie,
nous réalisons qu’elles ont été violées. Il existe un rapport récent et alarmant qui dénonce le déni des
violences sexuelles durant l’enfance. Depuis l’affaire d’Outreau, scénario machiavélique, dans
laquelle j’ai été impliqué, car l’on m’a fait comprendre qu’il fallait que je me taise. J’ai été menacé.
Car j’ai travaillé avec deux psychiatres, dont Catherine Bonnet. Elle a écrit « L’enfant cassé », qui est
un livre remarquable. Monsieur Lenoir, en pédiatrie, qui est décédé, avait cité ce livre en disant qu’il
contenait 50 pages sur la violence de l’enfant qui sont extraordinaires. Elle a été poursuivie et
torturée socialement. Elle a été exclue de l’exercice médical.
L’affaire d’Outreau a été une affaire formidable dans laquelle nous n’avons pas écouté l’enfant. 70 %
des affaires ne sont plus traitées, car il y a ce que nous appelons, et les juges le disent haut et fort, la
jurisprudence Outreau. Je vous incite à regarder « Outreau, l’autre vérité » réalisé par l’ancien
rédacteur en chef de L’Humanité, Serge Garde, qui est un homme pour lequel j’ai une très forte
estime, qui l'a produit avec Bernard de La Villardière. Ils ne sont pas du même bord. L’un est
communiste et l’autre, pas du tout. Ce film-documentaire a créé un mouvement de panique au sein
des médias parisiens. Des avocats transpiraient en disant : « Il faut les faire taire ». Ce documentaire
est remarquable. Nous apprenons qu’il s’agit d’un réseau, que nous avons pris des fausses victimes
que nous avons mises en prison afin de faire taire les enfants.
Bernard Rouverand
Nous allons passer aux miols. Ce sont des viols, mais qui ne sont pas nets. Des viols mous, peut-être.
Les commissariats de police, notamment la brigade de protection des mineurs, voient cela à longueur
de journée. Il s’agit de viols qui ne tiennent pas vraiment la route. Concrètement, une jeune fille
explique qu’elle a été violée. Et nous nous apercevons qu’elle n’a pas vraiment donné son accord,
que le garçon n’a pas vraiment demandé et que cela s’est passé plusieurs fois. Cela recommence
avec le violeur, entre adolescents. Les portables sont examinés, leur matériel informatique
également. Les enquêteurs sont effarés de ce qu’ils découvrent, comme des images très crues, des
dialogues entre les « mictimes », et les violeurs. Les services de police sont effarés de ce qu’ils voient.
Vous avez peut-être vu le film de Maïwenn, « Polisse », et l’histoire de la fellation pour récupérer un
portable. Certaines personnes ont trouvé cela un peu excessif ou déplacé. Pourtant, il s’agit du pain
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quotidien des commissariats de police. Il n’y a pas plus banal que faire des fellations afin de
récupérer un petit objet.
Il n’y a pas plus banal non plus aujourd’hui que les fellations dans les toilettes des collèges,
moyennant des sommes qui peuvent varier. Il m’a été raconté l’histoire de deux filles qui se
disputaient à la sortie du collège, car l’une d’entre elle avait pratiqué un tarif plus bas, et l’autre lui
reprochait de casser le marché. Et ce, devant les parents, qui se demandaient de quoi elles parlaient.
Ce degré de facilité vis-à-vis de la sexualité, dans ce cadre, est hallucinant.
Il ne s’agit pas de dire que nous le constatons et que cela n’est pas normal. Je vais vous lire quelque
chose. Cela représente 10 lignes, mais cela sera rapide. Il s’agit d’une personne qui s’appelle Claire
Berest, qui a écrit « Enfants perdus », qui a travaillé plusieurs mois à la Brigade de protection des
mineurs et qui a vu tout cela de près. Sa conclusion est de dire que du fait des outils accessibles via
Internet, il existe une forme de décorporalisation. Les gens n’ont plus d’individualité que par
Internet. Je vous lis l’extrait, car l’idée forte se situe ici. « Nous avons créé un monde où l’entrée dans
l’identité se fait presque nécessairement dans un double mouvement, dans un balancement
schizophrénique. Nous avons presque tous une identité réelle, et une identité virtuelle. Les gens de
nos générations sont des migrants numériques. Nous avons appris après à utiliser ces outils. Les
jeunes d’aujourd’hui sont des digitaux natifs. Ils sont nés dans le digital, ils sont fondus dans le digital.
Le concept de leur existence et de leur identité n’existe pas sans elle. Le corps de ces jeunes gens
disparaît sur la Toile, il semble se réduire à un contenant sans contenu, son contenu restant à créer
et à remplir et à faire remplir par d’autres et à oublier. Il n’y a pas d’affaire traitant d’abus sexuel sur
mineur qui ne soit d’une manière ou d’une autre liée aux réseaux sociaux. Il y a le réel, le virtuel, les
réseaux sociaux qui rendent poreuse la frontière entre les deux. Mais c’est dans le réel que des
adolescents faiblement ancrés finiront par payer le prix de leur existence virtuelle. »
J’en viens au dernier mot. Le mot « caresse ». C’est celui qui paraît le plus gentil. Mais c’est le pire. Ce
sont les caresses intimes, c’est l’abus sexuel, et bien souvent dans le cadre familial. Chaque année en
France, en cour d’assises, il y a environ 3 000 procès de viols. 70 % concernent des viols sur mineur.
Et dans ces viols pour mineurs, plus de la moitié, environ 70 %, sont liés à des attouchements, viols,
dans des cadres familiaux. Hier soir, nous avons eu l’intervention d’une personne qui fait partie de
notre équipe d’intervenants, notre basketteuse, qui a avoué que si elle s’était lancée dans le sport de
haute compétition, c’était pour sublimer ce qu’elle avait vécu chez elle, notamment des rapports
incestueux.
Lorsque je fais un exposé dans les lycées, les collèges, je suis face à une trentaine de jeunes filles. Je
suis pratiquement sûr que, statistiquement, dans les 30, quelques-unes d’entre elles, 2, 3, ou 4, ont
subi ce problème. Je vois souvent de l’émotion dans le public.
J’en ai presque fini. Que pouvons-nous faire ? Et c’est l’objet de cette intervention. Il faut être en
alerte. Ce qui est très frappant est le fait que les acteurs sociaux au sens large ne pensent pas à cela.
Ils pensent très peu à la prostitution, aux attouchements sexuels, car le souci est le fait qu’à chaque
fois que nous parlons de sexualité, nous sommes concernés nous-mêmes. Je ne veux pas dire que j’ai
été attouché. Nous avons tous notre sexualité et donc une projection très forte sur le sujet. Nous ne
pouvons pas être neutres. Nous ne pouvons pas, en écoutant quelqu’un, en tant qu’acteur social,
aller au-delà de cette barrière.
Je vous demande encore une minute. Il faut être clair de ce dont nous parlons. L’addiction qui peut
mener à la prostitution détruit des personnes. L’adolescent est détruit physiquement. Le gosse qui
fait le tube tous les jours est foutu. Une jeune fille aura des déchirures vaginales. Ces enfants sont
foutus physiquement. Ils passent leurs journées à s’auto scarifier. Ils se détruisent. Il y a des taux de
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suicide hallucinants. Ceux qui s’en sortent physiquement, comment voulez-vous qu’ils comprennent
psychologiquement ce qu’est un adulte ? Qu’ils comprennent ce qu’est l’amour ? Un rapport
normal ? Ils ne peuvent plus. Ils sont détruits à vie. C’est pour cela qu’il faut faire attention.
Je voudrais vous dire un dernier mot. Pour moi, l’addiction, afin de venir au terme addiction chez
vous, dans le cadre de ce colloque, est le problème de l’addiction à la violence virtuelle. La violence
n’est devenue que virtuelle. Les attentats, c’est cela. Il s’agit de personnes qui n’ont pas conscience
du fait qu’elles tuent quelqu’un. Il s’agit de violence virtuelle qui les a envahis partout. C’est contre
cette violence virtuelle qu’il faut être particulièrement attentif. Une fille peut recevoir des mails du
type : « Tu es moche, suicide-toi. » « Tu es moche, fais-nous une faveur, daigne mourir. » Cette fille
peut finir par se suicider. Nous sommes dans un univers de cyber-violence hallucinante. Il s’agit du
message que je souhaitais vous faire partager.
Christelle Beuget
Merci, Bernard Rouverand. Internet, sexe, pornographie, et porno facile, docteur Karila, expliquez nous.
Ados et E-porno : comment réagir ? Comment les informer du danger ? Quel impact sur
leur développement psychique ?
Laurent Karila
Addictologue psychiatre, Centre d’Enseignement et de recherche du Traitement des Addictions
(CERTA) CH Paul Brousse, Villejuif (54)
Merci. Je souhaitais remercier Nicolas Mémain-Macé qui est au fond de la salle pour tout ce qu’il fait
avec l’équipe municipale, avec Jean-Michel Tobie. Je voulais aussi faire une dédicace à mon mentor,
au fond de la salle, William Lowenstein, car nous ne sommes jamais aussi bien servis que par ses
mentors.
Je suis content d’être avec Christian. Je n’ai jamais écouté ses émissions. Il a un fils métaleux, donc
c’est un homme bien. Je suis baigné dans le métal. Cela coule dans mes veines. J’écoutais Wango
Tango sur RTL avec Francis Zegut.
Je souhaite faire un petit message à toutes les victimes du Bataclan. Il y avait beaucoup de mes amis.
Et également aux Eagle of Death Metal qui sont traumatisés, et qui sortent, je l’ai su ce matin, un
titre qui est une reprise de Duran. Si vous pouvez le télécharger, tous les fonds iront aux victimes
françaises. Cela coûte 0,99 € sur iTunes.
Je vais vous parler de l’adolescence et de l’e-porno. Je commence toujours par le cerveau de
l’adolescent. Vous avez déjà vu cette diapositive. Elle est en animation, maintenant. Si nous sommes
dans un phénomène addictif, non-addictif, notre cerveau évolue, et il est mature après 20 ans.
Toutes les informations excessives que vous apporte un cerveau en cours de maturation touchent le
cerveau. Certains endroits ne seront pas matures. Certaines informations avec de nombreux
récepteurs dans le cerveau font que si vous fumez un joint, si vous buvez de l’alcool, si vous voyez du
sexe à outrance, cela marque. Il y a des cicatrices au niveau du cerveau. Celui-ci ne se mature pas
bien. Tout cela dans un contexte global de développement.
Il y a encore cette échelle du plaisir que j’évoque depuis deux ou trois conférences. Nous sommes
tous équilibrés par cette échelle qui va de la dysphorie à la tristesse importante, à l’euphorie, avec
des états variables. Tous les jours, nous sommes en équilibre permanent. Vous vous doutez bien que
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si nous sommes fragilisés par des choses excessives, des substances, de l’alcool, du jeu vidéo, du
sexe, du sexe hardcore, des jeux vidéo hardcore, nous sommes en permanence en train d’essayer
d’équilibrer notre échelle en permanence déséquilibrée. Nous sommes formés comme cela. Il y a le
cerveau et l’équilibre de notre plaisir. L’anhédonie signifie que nous n’avons envie de rien, l’ennui,
que nous sommes négatifs. Nous équilibrons tant que nous pouvons. « Je me sens bien. Je suis
intéressé. Je prends beaucoup de plaisir à écouter Laurent Karila. »
Concernant la sexualité des adolescents, je ne rentrerai pas dans le contexte de la pédiatrie et la
pédopsychiatrie. Vous savez qu’il s’agit d’un phénomène très complexe, qui est multidimensionnel,
qui relève à la fois de la biologie, de la psychologie, de la relation, et du social. Tout cela est très
intriqué. Nous ne pouvons pas dire que la sexualité des adolescents est quelque chose de simple.
Que les organes génitaux se maturent, que tout change. Il y a une équation à plusieurs inconnues.
Celle-ci est extrêmement effervescente.
L’OMS définit bien la sexualité, la santé sexuelle. C’est un état de bien-être à la fois physique,
émotionnel, mental et social. Nous voyons bien ce caractère multidimensionnel.
Nous parlons de sexe aux enfants. Surtout aux adolescents. Nous parlons souvent du VIH. Cela se
retrouve souvent dans les programmes à l’école. Nous parlons des modes de transmission des IST.
Également de la grossesse, du préservatif. Il faudrait remettre de l’injection de rappel sur les
préservatifs. Cela a un peu disparu de la communication.
Ce qui assoit cette nouvelle base est la sexualité virtuelle. La problématique vient de là. Nous avons
des smartphones, nous avons les réseaux sociaux, et même si nous n’avons pas de smartphone, nous
allons sur l’ordinateur, nous savons aller sur une tablette très tôt, sur ces outils. Cela va très vite.
William Lowenstein le disait ce matin. Ils vont à 2 000 à l’heure. Les adolescents sont comme cela.
Nous aussi, un peu.
Nous sommes dans un phénomène de virtuel, de communication virtuelle, et il y a cet effet de
banalisation de sexe derrière l’écran. Derrière l’écran, nous sommes plus forts que tout, que tout le
monde. Lorsque nous interrogeons les adolescents, et je les vois surtout pour des problèmes de
consommation, pas forcément de dépendance, nous voyons bien qu’ils n’ont pas la perception du
danger derrière l’écran. Si nous disons à un adolescent de ne pas trop boire d’alcool, car il risque
d’avoir une cirrhose, il s’en moque. Si nous lui disons de ne pas fumer des cigarettes, car il risque un
cancer du poumon, il s’en moque. Les adolescents se moquent de tout ce qui se passe à distance.
Ils ont la même vision concernant la sexualité sur le Web. Ils pensent qu’il n’y a pas de danger, car il
n’y a pas de contacts physiques. Ces histoires de VIH, d’IST, de préservatif, ce sont des trucs de vieux.
J’exagère le propos, mais il s’agit d’une réalité lorsque nous les interrogeons.
Lorsque nous regardons les chiffres de la texto-pornographie, il s’agit du terme français du sexting,
qui est un truc à la mode, nous constatons une réalité : 90 % des enfants, des 12-17 ans, ont un
téléphone portable. 55 % un smartphone. Pour faire du sexting, il faut juste un téléphone portable.
Plus de 75 % sont sur les réseaux sociaux. Ils peuvent l’être de manière officielle, sur Facebook. C’est
à partir de 13 ans, mais personne ne contrôlera les cartes d’identité sur Facebook, donc il y a des
moins de 13 ans. Nous voyons le plus souvent des photos des filles starifiées, ainsi que des garçons
un peu starifiés, ou des images, peu importe l’image.
Le smartphone sert de matrice à l’envoi de SMS érotiques voire pornographiques, de photos
personnelles dénudées, voire de vidéos sexuelles amateurs, chez les adolescents. Ils n’ont aucune
perception du danger et la notion de capture d’écran est une catastrophe. Si l’un d’entre eux se
prend en photo, elle peut être capturée sur Snapchat, Twitter, ou Facebook et ensuite être exploitée
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de toutes les façons. Le risque de tout cela et d’être sur Internet. Même un SMS peut être capturé. Ils
n’ont pas conscience de cela.
Cela va au-delà du smartphone. Internet est la matrice. Les blogs interviennent. Il est possible de
s’envoyer les photos par blog. Il y a des commentaires. Il y a aussi les messageries instantanées. Il y
avait MSN à l’époque et maintenant, il s’agit essentiellement de la messagerie Facebook ou Twitter.
14 % des adolescents de 12 à 17 ans ont déjà reçu des messages à caractère sexuel de la part de leurs
camarades en dehors de contexte de séduction ou de relations. Nous pouvons très bien envoyer à
notre copine ou à notre copain un message un peu chaud. Cela existe. Il y a eu des scandales avec les
sextos.
Le risque de tout cela et d’être sur Internet et d’être confronté au revenge porn. Tout le monde
s’inquiète du revenge porn. Google, Facebook, etc. Une personne qui est quittée par son partenaire
poste une de leur vidéo de sexe sur Internet. Elle est diffusée. Il y a du chantage avec le revenge
porn. Ce phénomène est très américanisé, mais cela existe aussi en France. Certaines personnes ont
été arrêtées dans l’est de la France.
Il faut signaler les contenus illégaux. Il ne s’agit pas de collaboration, mais Pointdecontact.net
s’intéresse à cela. Il faut lutter sur tout ce qui touche au sexe hardcore adolescent.
Christian a parlé un peu de l’industrie du sexe. De cette espèce de vallée dédiée au sexe aux ÉtatsUnis. Il s’agit de la Porn Valley, qui est monumentale, comme la Silicon Valley pour l’informatique.
C’est une vallée qui est dédiée au porno avec des studios, de la connexion. Un vrai empire. Je ne veux
pas diaboliser la Porn Valley. C’est un business comme un autre. Il représente un chiffre d’affaires
monstrueux. Nous appelons cela l’e-Xbusiness. Les sites gratuits sont financés par les publicités. Ils ne
sont pas perdants. Il n’y a pas de viol de droits d’auteur. J’ai pu discuter avec les dirigeants d’une
structure bien connue du Web sur le porno. Ce sont des hommes d’affaires qui gèrent un business
comme un directeur d’une entreprise, un PDG d’une société.
Nous avons très peu de statistiques. L’avantage avec Pornhub, et je ne fais pas de publicité, c’est qu’il
s’agit d’un réseau social.
Sur le Web, il y a 350 sites X mis en ligne chaque jour. 100 millions de pages sont quotidiennement
visitées. Sur la totalité des sites mondiaux, 12 % sont à caractère pornographique. L’e-porno est aussi
fort que les armes et les médicaments. Et également plus fort que les loisirs, les voyages, sur le Web,
c’est plus fort que tout. Il y a forcément la notion de plaisir, d’excitation, et un accès très facile.
Facebook contrôle plus ou moins, mais il y a des façons détournées de diffuser des contenus, même
s’ils sont rapidement repérés. J’ai soigné des patients addicts. Nous leur apprenons à réduire leur
consommation, à ne pas aller sur les sites. L’un d’entre eux m’a dit que via Twitter, cela était
extrêmement facile.
Il existe un autre problème : le deep Web, le Web souterrain. Nous n’y avons pas accès facilement,
mais c’est lié à toute la catastrophe du problème. Tout est illégal. Il s’agit d’un accès complexe, avec
les armes, la prostitution, le transfert d’argent. Je ne fais pas de la publicité pour Pornhub. Mais ils
avaient lancé une campagne de promotion par les utilisateurs âgés de plus de 18 ans et le meilleur
remportait quelque chose. Le « Do it yourself » a été appliqué à une image banalisée de la
masturbation. Pornhub est une mine statistique. Nous voyons ce qui se passe. Il faut savoir de quoi
nous parlons avec les gens. Je ne vous dis pas combien de temps je reste. Il faut aller voir.
Les adultes jeunes entre 18 et 34 ans se connectent sur Pornhub le lundi le plus souvent, le samedi,
pas beaucoup, entre 23 heures et minuit le lundi, entre 9 et 10 minutes. Vous voyez également les
statistiques chez les femmes. Celles-ci vont aussi sur les sites. Elles sont plus nombreuses que les
hommes. Elles sont plus âgées que les hommes et restent plus longtemps qu’eux. Le porno n’est pas
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uniquement pour les hommes. Je ne vous ai pas donné toutes les statistiques, car c’est une mine
incroyable. Nous voyons en fonction des pays qui consomment le plus, etc. Les pays marqués le plus
par le totalitarisme sont les plus présents sur les sites pornographiques, et déviants. Ils prônent une
sexualité hétérosexuelle et nous constatons en regardant les statistiques qu’ils sont à l’opposé de ce
qu’ils pensent.
E-porno et adolescence est un problème. Nous, adultes, nous y avons accès. Les adolescents
également. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de smartphone qu’ils n’y ont pas accès. Ils peuvent
aller sur une tablette, chez des copains, sur un ordinateur, dans un cybercafé.
En 2012, 30 % des consommateurs de pornographie avaient 13-14 ans. Nous sommes dans un
phénomène d’ultra accessibilité. Les adultes vont sur les mêmes sites que les adolescents. YouPorn a
beaucoup de succès. Les adultes et les adolescents y vont. Nous voyons les statistiques. Christian
aime bien Tukif.com. Il y en a plein.
Christian Spitz
Les jeunes gens qui travaillent avec moi m’ont montré tous les sites.
Laurent Karila
Nous voyons, comme le disait Christian, qu’il y a une image déformée de la sexualité. Quelqu’un dont
le cerveau n’est pas préparé a forcément une image déformée de la sexualité. Sur ce site, nous
voyons une sexualité menu. Comme au McDonald’s. Nous ne retrouvons plus le porno à la papa.
Vous pouvez choisir un thème. Et dans ce thème, vous pouvez choisir un sous-thème, puis un soussous-thème. Nous ne sommes plus dans des histoires telles que : « Ma copine ne veut pas que je lui
fasse une éjaculation faciale », ou « elle n’a pas envie de sodomie ». Mais plutôt dans : « Ma copine
refuse que je me déguise en dominateur et qu’elle soit en soubrette, en jeune écolière avec une jupe
à carreaux, et qu’elle joue la fille vierge ». Tout se retrouve dans les menus et est répertorié.
J’ai l’impression de vous déprimer complètement, mais il s’agit d’une réalité. En streaming, des sites
accessibles facilement, nous ne retrouvons pas de pédopornographie. C’est contrôlé. Mais vous avez
des thématiques qui sont un peu limites. Il existe des sites qui s’appellent « barely legal », c’est-à-dire
« presque légal », sur lesquels il y a des filles d’à peine 18 ans, ou qui jouent le rôle de filles d’à peine
18 ans.
Lorsque nous interrogeons les adolescents par rapport à la pornographie, voilà tout ce qu’ils
expriment. Il existe une dissociation du corps et des émotions, une dissociation de la valeur érotique
et de la fonction pornographique et ils ont une vision mécanique, technique de la relation sexuelle.
Comme le disait Christian, ce n’est plus la femme objet. C’est la femme ou l’homme objet. Des films
sont tournés en « point of view ». La caméra est tournée sur le protagoniste. Nous pouvons avoir un
point of view masculin, la caméra est alors tournée sur la fille, ou féminin, nous ne voyons alors que
l’homme. Tout est objetisé. Pour une personne qui a un cerveau pas mature, ce n’est que de la
violence.
Comme pour toutes les drogues, comme pour le sujet qui est notre thématique, l’âge de début
précoce des consommations est aussi valable pour le sexe. Une exposition précoce est extrêmement
délétère pour quelqu’un qui n’a pas d’expérience et qui va pouvoir reproduire ce qu’il a vu.
Je vous montre ce film. Il s’agit d’un beau film. « Amateur Teens ». Il a été primé à Zurich. Je vous le
conseille si cette thématique vous intéresse. Le film reprend la thématique des sites
pornographiques pour les personnes de 18 ans. Le scénario est l’expérience d’un groupe
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d’adolescents de 14 ans. Sexe, alcool, drogue, la quête de reconnaissance, Facebook, Twitter,
Snapchat, WhatsApp, et YouPorn. Il y a différents protagonistes. Je vous conseille ce film, car il est
bien réalisé. C’est un peu déprimant, mais il est bien fait. Une fille n’a que 42 amis sur Facebook, elle
ne s’épile pas le maillot et une photo d’elle est mise sur WhatsApp. Il s’agit de situations réalistes.
Une autre fille rencontre des hommes plus âgés qu’elle après avoir chatté. Un garçon découvre
YouPorn. Nous voyons l’impact des écrans.
Il faut mettre en place le contrôle parental, mais les adolescents le contournent facilement. Ce n’est
pas parce qu’ils n’ont pas de smartphone qu’ils n’en auront jamais entre les mains. Ils ont leurs
copains. Leurs amis peuvent leur montrer un site.
Je reviens sur les études très rapidement. Le visionnage d’une scène pornographique à un âge de 6-7
ans en psychologie a le même effet qu’un traumatisme dû à un abus sexuel. Cela peut arriver. Mais il
faut tout de suite débriefer, comme après un attentat. Il faut en parler tout de suite afin de repérer
rapidement ce qui ne va pas. Certains enfants ont la sensation de ne plus exister. Ils ont eu ce
traumatisme. Je ne veux pas diaboliser, il ne faut pas dramatiser, mais il faut évaluer les choses.
Il existe un risque suicidaire des filles qui ont une consommation pornographique trop importante. Le
risque est multiplié par deux. Lorsque nous interrogeons les filles et les garçons, la majorité des filles
sont dégoûtées par les images pornographiques. Les garçons ont un accueil positif qui croît avec
l’âge. Ce n’est pas une honte, ce n’est pas le diable. C’est comme ça. Plus nous sommes exposés
précocement à de la pornographie, plus il y a tous ces facteurs environnementaux de vulnérabilité,
plus nous risquons d’être addicts, d’avoir une maladie à la cyberpornographie. Il y a un lien qui est
une spirale cause-effet. Nous ne savons pas qui fait quoi.
Au travers des études, il y a cette notion de violence, de performance. La pornographie peut devenir
une source d’anxiété pour les adolescents avec cette vision inappropriée de la sexualité.
Il n’y a pas que les smartphones. Il y a les pop-up, les publicités qui arrivent sur les e-mails. Il y a des
messages postés sur les chats, des Google images avec des images à caractère sexuel, et cela parfois
contre son gré. 36 % des 15-16 ans sont exposés accidentellement à des sites pornographiques. 38 %
des garçons et 2 % des filles y vont délibérément. Les sources d’exposition les plus fréquentes ne
sont pas les sites X, ce sont des publicités au travers d’un pop-up. Il faut les bloquer. YouTube
contrôle bien cela, mais il peut y avoir des images inappropriées en fonction de l’âge. Lorsque mon
fils de six ans prend la tablette pour regarder des Lego, des dinosaures ou écouter Kiss sur YouTube,
car il aime Kiss, comme son père, je le surveille lorsqu’il passe d’un lien à un autre. Je ne laisse jamais
seul avec une tablette. C’est hyper dangereux. Je ne veux pas être diabolisant, mais nous ne savons
pas ce qui peut se passer. Les liens fusent.
Les garçons consomment plus que les filles de la pornographie. Pour les garçons, c’est amusant,
distrayant, cela peut être utile. Une minorité de filles est accro au porno. Nous constatons qu’au
niveau du porno ordinaire, porno standard, il y a un risque d’addiction chez une minorité des
adolescents. Nous voyons que l’addiction sexuelle, bien que cela ne soit pas reconnu par les
classifications médicales, commence autour de 17 ans, pour ceux qui sont vulnérables. Une autre
minorité va développer une addiction à la pornographie sévère et plutôt déviante. Cela ne signifie
pas forcément pédopornographique, mais parfois sadomasochiste, au travers du kuck hold, c’est-àdire que le mari ligoté voit sa femme avoir des rapports avec d’autres hommes.
L’addiction sexuelle existe. C’est comme une maladie, comme une addiction aux drogues. Il y a une
perte de contrôle, une perte de temps. L’addict sexuel ne deviendra pas un violeur ou un pédophile,
ou un chasseur. Il est souvent en lien avec plein de comportements sexuels. Le Web est la matrice la
plus forte, car il y a beaucoup de choses sur la Toile. Il y a une notion de filtres sexuels chez les
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personnes addicts au sexe. Quelqu’un qui sera touché par le problème va filtrer toutes les situations
sociales au niveau sexuel. Le cybersexe ne signifie pas uniquement voir du porno sur le Web. Il y a
également le chat, le chatroulette, des mises en contact par webcam. Et nous pouvons nous
retrouver dans des situations improbables. Les gens sont cachés au début puis se démasquent. Il y a
ensuite du revenge porn. Il s’agit d’une spirale infernale.
Il existe également la notion d’exhibitionnisme. Nous constatons de plus en plus cela chez les
adolescents. Il y a de l’exhibitionnisme au travers de la webcam. J’ai dû traiter récemment des
adolescentes qui s’envoyaient des photos d’elles nues, visage caché, en train de s’introduire des
doigts dans le vagin. Et elles faisaient varier leur épilation. Une photo s’est retrouvée chez des
garçons. Cela a été diffusé en masse dans le lycée. J’ai géré le problème au stade où cela était très
compliqué.
Il y a également les dédipix. Est-ce que vous connaissez ? C’est l’idée de dire : « Tu commentes mon
blog, je te laisse publier une photo avec une partie de mon corps tatoué avec le nom de ton blog. »
Cela peut aller très loin.
Je répète quelles sont les conséquences. L’image dégradante de l’homme ou de la femme comme
objet, une image déformée de la sexualité. Nous avons une vision de la sexualité compliquée et cela
déborde sur la vie. Ce n’est plus restreint au sexe. Tous les modèles sexuels sont biaisés par les
images visualisées. Il y a un risque d’addiction maladie surtout chez les garçons, mais cela n’exclut
pas les filles. Au niveau des conséquences, nous sommes dans le registre émotionnel traumatisant,
anxieux, dépressif.
De nombreuses études ont été réalisées autour des filles. Nous constatons une notion de troubles du
comportement alimentaire, avec des régimes amaigrissants qui déstructurent les femmes par des
consommations additives de substances. Et il y a également ce dont je parlais hier soir, l’infoplastie,
l’envie de ressembler à une autre, la reconstruction mammaire, le Botox, les tatouages. Je vous
remercie.
Christelle Beuget
Merci beaucoup. Il y avait une foule d’informations, mais il était intéressant de prendre le temps,
quitte à dépasser un peu sur le temps d’atelier et le temps de parole. À présent, vous avez la parole.
Si vous avez des questions, n’hésitez pas à vous manifester et à profiter de la présence de nos
spécialistes afin de faire des remarques, des témoignages. Des personnes ont-elles des micros dans la
salle ? Oui. Qui se lancera pour la première question ? Pas de question dans l’immédiat ?
Il y a eu énormément d’informations, et ce flot d’informations n’est pas forcément aisé à recevoir.
Christian Spitz
Je voulais ajouter une remarque sur YouTube. Il existe une créativité extraordinaire chez les jeunes. Il
y a les stars de YouTube. La fille qui est la plus vue est celle qui fait du maquillage. Elle donne des
conseils de maquillage. Ces jeunes sont reçus à la radio au sein de laquelle je travaille, dans
l’émission d’après. Ils sont dans un espace créatif. Nous pouvons discuter sur le fait de savoir si nous
sommes vraiment créatifs en faisant du maquillage. Il s’agit de l’autre versant. YouTube est très
contrôlé sur le sexe, mais nous ne pouvons pas contrôler les liens proposés. Quelqu’un donnera une
phrase ambiguë et il y aura un lien à suivre. Et sur ce lien à suivre, vous vous retrouvez directement
sur de la pornographie ou pire encore.
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Intervenant dans le public
Je souhaite savoir si nous pourrons avoir le diaporama. La prise de notes était compliquée.
Christelle Beuget
Nous l’exposerons peut-être en lien sur le site de la ville d’Ancenis : www.ancenis.fr.
Laurent Karila
Vous avez mon email, ou Twitter.
Christian Spitz
En ce qui concerne les violences sexuelles sur les enfants, il y a une circulation sur Internet qui est
phénoménale. Vous en entendez parler par la police régulièrement. Certaines personnes stockent
cela de façon phénoménale sur leur ordinateur et se font prendre.
Ce qui me choque le plus est ce déni concernant la violence sexuelle sur les enfants.
Derrière tout cela, se profile une société dominatrice autour de l’argent, qui se fait beaucoup
d’argent et qui veut son petit plaisir. Nous sommes dans la toute-puissance. Ce sont des personnes
auxquelles nous n’avons pas accès. Elles jouissent de leur toute-puissance. Il s’agit de leur bonheur.
Elles ne souffrent pas. Lorsqu’une personne a des troubles psychologiques, elle peut être dans la
souffrance. Il y a un point d’accroche. Elle souffre et n’a pas envie de souffrir, donc elle demandera
de l’aide, si elle ose. Dans ce cas, vous avez affaire à des gens qui ne souffrent pas et qui sont dans
une impunité totale.. Par rapport aux événements récents, c’est monstrueux, et il faut lutter contre
cela, mais il faut aussi réfléchir à tout ce que nous faisons sur cette planète et à ce que nous donnons
à nos enfants.
Je me souviens de cette phrase de Robert Debré, un vieux pédiatre décédé depuis longtemps, mais
qui a marqué la pédiatrie. Il disait que nos enfants étaient notre part d’éternité. J’ai moi-même 6
enfants, des grands et des petits. Je me demande ce que je leur apporte. Ce sont eux demain. Ce qui
m’intéresse est de savoir si j’ai été là comme il fallait.
Dans cette société très individualiste, le malheur est dans le fait que nous nous posons moins la
question. Ces événements terribles nous ramènent à quelque chose de plus profond, qui est la
fraternité. Nous sommes tous des individualistes. Je parle pour moi, pour nous et c’est la réalité. Au
travers du dialogue avec les adolescents, cela ressort énormément. Nous avons envie que nos
adolescents soient à l’image de ce que nous voudrions qu’ils soient. Nous ne nous posons pas la
question de savoir ce qu’ils ont envie de devenir, s’ils sont heureux dans la vie et si nous leur avons
apporté ce qu’il fallait.
Je sors du cadre, j’en ai conscience. Hier, un garçon de 14 appelle à la radio en me disant qu’il a envie
de mourir, de se suicider. Nous avons discuté. Je me suis aperçu de l’isolement dans lequel il était.
C’est un bon garçon qui plaît à ses parents, qui ne veut pas faire de vagues. Je lui demande
intuitivement de me passer son père. Il refuse. Il dit que cela fera un drame. J’insiste. Je le mets en
confiance et il me passe son père. Je suis tombé sur un papa qui ne parlait pas à son enfant. Je lui ai
expliqué que j’étais médecin et ce que je ressentais. C’est-à-dire que son enfant n’était pas bien et
qu’il ne faisait pas de bruit. Cet homme découvrait que son enfant n’allait pas bien.
Un adolescent va vous dire la phrase qu’il faut que vous entendiez lorsqu’il claque la porte. Lorsque
nous avons des enfants adolescents, notre oreille doit toujours traîner. Même s’il y a un conflit, il faut
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maintenir le dialogue et l’affronter. Il faut accepter sa révolte et toujours parler. Dans notre société,
nous oublions parfois de parler aux adolescents. Il ne s’agit pas de faire du copinage. Les adolescents
sont à l’affût d’un dialogue avec les adultes, parce que pour eux, c’est essentiel. Même s’ils se
moquent de vous, qu’ils disent que vous êtes ringards, ils sont très à l’écoute de cet échange. C’est
essentiel. Face à ces actes de terrorisme, nous devons revenir dans le champ de la parole et de
l’échange. Avec ces gens, le dialogue n’existe plus et n’a jamais existé. C’est terrifiant. Avec nos
adolescents, la meilleure parade est de parler, d’accepter la contradiction. Et dans ce cas, nous
pouvons gagner.
Christelle Beuget
Merci, docteur. La parole comme vrai remède. Y a-t-il une autre question dans la salle ? Madame, je
vous écoute.
Intervenant dans le public
Ma question sera beaucoup moins philosophique, mais plutôt pratique. Je suis infirmière scolaire et
conseillère conjugale. Je souhaiterais que vous me parliez du lien possible entre l’addiction à la
pornographie à l’adolescence et les problèmes d’éjaculation précoce dans le couple. Voyez-vous un
lien ?
Christian Spitz
Oui, car sur un film pornographique, il faut tenir 45 minutes. André Corman m’a raconté que lors de
consultations, de jeunes adultes venaient le voir en en lui disant qu’ils ne tenaient pas plus d’une
demi-heure. Il faut être dans le dialogue afin qu’ils décrivent ce qu’est pour eux une éjaculation
précoce. Ce qu’ils décrivent comme une éjaculation précoce, souvent ne l’est pas. Lorsque c’est une
véritable éjaculation précoce, cela peut sortir du champ de la médecine scolaire. Il faut écouter.
Laurent Karila
Je souhaite rajouter quelque chose. Concernant l’éjaculation et la performance, les personnes ont
soit un trouble de l’éjaculation, c’est-à-dire une absence totale de l’éjaculation, avec un trouble de
l’érection, elle commence et s’achève précocement, soit, du fait de l’addiction sexuelle, au niveau de
la cyber sexualité, de la masturbation compulsive. La masturbation compulsive fait que le rapport est
standardisé. L’impact se situe ici. Il faut travailler sur la partie consommation compulsive de sexe et
masturbation compulsive.
Christian Spitz
Il ne faut pas perdre de vue le fait que ceux qui sont le plus victimes de cette pornographie sont les
plus fragiles. Les personnes que j’écoute ne sont pas fragiles et ont une parfaite idée ce qu’est la
relation à l’autre. J’entends beaucoup parler de la relation amoureuse, être avec quelqu’un. Au sein
d’une relation classique, les jeunes se posent des questions autour de la sexualité. Mais les plus
fragiles sont difficiles à repérer, et pour différentes raisons, comme le fait que ne sommes pas assez
attentifs.
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Intervenant dans le public
Ce ne sont pas ceux qui appellent dans le cadre de votre émission ?
Christian Spitz
Si, j’en ai quelques-uns. Je fais ce que je peux. Mais je suis qu’une petite partie de tout cela. D’autres
médecins voient tous ceux qui ont des difficultés. Mais cela ne s’exprime pas forcément à 14 ans.
Cela peut être repéré plus tôt. Je le vois avec les enfants qui viennent dans mon cabinet. Par
exemple, avec un petit de 5 ans qui touche à tout, qui n’a aucune limite, et les parents n’osent rien
dire. Je suis obligé d’expliquer à l’enfant que c’est à moi, qu’il ne doit pas toucher et qu’il doit aller
s’asseoir. Il s’agit d’éducation. Nous ne pouvons pas faire une discontinuité dans l’éducation. Il ne
faut pas perdre de vue cela. Avec les enfants, nous voyons trop les choses de façon légère. Nous nous
disons qu’un enfant, c’est drôle. Lorsqu’ils sont adolescents, nous payons le passé. Et parfois très
cher. Il y a forcément quelque chose dans l’enfance qui a été raté, pour les personnes dont nous
parlons. Mises à part les fragilités personnelles, constitutionnelles, génétiques, il y a une part
d’éducation. Il ne s’agit pas de culpabiliser les parents, mais de prendre cela en compte.
Intervenant dans le public
Quelle serait la meilleure prévention ? Je me demandais ce qu’il en était de l’éducation sexuelle dans
nos écoles. Nous serions à 3 heures par an ? Le docteur Karila me dit qu’il n’y a rien du tout. Il
semblerait que cela soit acté dans les bulletins officiels de l’Éducation nationale, mais qu’aujourd’hui,
nous ne parlions plus d’éducation sexuelle aux enfants.
Christian Spitz
C’est trop peu, et cela intervient parfois même trop tard. La prévention, c’est parler. Le fait que cela
soit un professeur de sciences naturelles qui enseigne cela n’est pas jouable. Il y a un lien affectif
entre l’enseignant et l’élève. D’un seul coup, il va parler de sexualité. Certains professeurs ne sont
pas prêts, et d’autres seront à l’aise pour passer d’un sujet à l’autre avec leurs élèves. Je suis pour
que des associations soient développées, que nous ayons un véritable programme d’éducation. Il
faut également montrer qu’il s’agit de bonheur et de plaisir, et qu’il y a derrière cela le respect de
l’autre, et que nous découvrons cela au fur et à mesure. Je suis pour parler ouvertement des films
pornographiques. Il faut que cela soit démonté. Il faut leur expliquer aussi que ces films sont faits
pour gagner de l’argent et pas pour le plaisir.
Laurent Karila
Je suis d’accord avec toi, Christian. À Ancenis, c’est la première fois qu’il y a cette thématique. Cela
devrait être fait dans toutes les communes, les écoles. Il faudrait que la semaine par an proposée par
William Lowenstein se diffuse dans toute la France. Cela doit être une thématique aussi forte, en plus
des drogues et des jeux vidéo.
Christian Spitz
Il a raison. Nous sommes dans une situation de communication, et ils sont très à l’aise avec la
communication. Peut-être qu’il y en a dans les établissements, mais il faudrait plus de
communication par le biais d’affichage. Il faut des affiches dans les lycées. Il y a des cours de
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sexualité. Il existe des sites. L’École des parents et des éducateurs a créé un site il y a 20 ans qui
marche très bien. Il faut informer par l’affichage. Les adolescents aiment ce que les adultes disent. Il
ne faut pas croire qu’ils rejettent tout en masse.
Intervenant dans le public
Je souhaitais partager mon expérience. Je suis infirmière scolaire et je vous assure que des séquences
d’éducation à la sexualité sont faites. En primaire, en collège et en lycée. J’ai toujours co-animé, avec
des professeurs de SVT au collège, des séquences. Le professeur de SVT faisait sa partie anatomie et
physiologie. J’intervenais pour les questions de sexualité, le rapport sexuel, la vie amoureuse. Ce ne
sont pas que les IST, c’est le rapport amoureux. Ce n’est pas que technique, sur l’anatomie ou la
physiologie.
Christian Spitz
Vous parlez des films pornographiques ?
Intervenant dans le public
Nous en parlons. Lors des séquences sur la puberté chez les cinquièmes, j’abordais la question de
pornographie. Cela ne peut être pas fait partout.
Laurent Karila
C’est fait, mais peut-être pas suffisamment. Christian a raison. Il faut des intervenants extérieurs à
l’école. L’infirmière scolaire est connue des lycéens et des collégiens. C’est important. C’est dans la
prévention interne, dans les circulaires de convention des écoles. Je le sais, car je travaille avec
l’école de mes enfants sur l’aspect prévention. Sur les drogues, je me propose toujours. Pour ce qui
est de la sexualité, le planning familial intervient, des spécialistes également. Il faut par exemple faire
une petite séance sur la texto-pornographie. Sur l’impact. Cela prend du temps dans une école. Si les
écoles n’ont pas les budgets, elles ne le font pas. Je reviens à la catastrophe pour la prévention des
addictions en France. Si nous ne répétons pas les choses, cela ne fonctionne pas. Nous ne disons pas
que cela n’est pas fait. Mais c’est insuffisamment fait et il faut d’autres stratégies.
Christelle Beuget
Pour revenir sur ce qu’a dit Monsieur Spitz, j’ai vu lors d’un reportage qu’il a été question d’une
association qui était intervenue à Sainte-Marie à Pornichet et qui démontait point par point un film
pornographique.
Christian Spitz
C’est important. À l’adolescence, les adolescents découvrent que leurs parents ne sont plus parfaits.
Ils découvrent le monde. Même si nous leur donnons un avis, cela ne veut pas dire qu’ils ne
regarderont pas la pornographie. Ils savent qu’une petite lumière leur a dit autre chose. La parole de
l’adulte ringardisé, il faut s’en moquer. Vous leur avez dit. Avec l’éloignement, ils se diront que vous
aviez peut-être raison. Ils ne viendront pas vous remercier, mais ils vous auront entendus. Il ne faut
pas avoir peur de se positionner en tant qu’adulte. Il n’y a pas de jugement de valeur. Cela n’est pas
bon pour eux. Souvent, les parents veulent punir. Mais cette notion du bien et du mal est ridicule. Il
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n’est pas bien de faire du mal aux autres, bien évidemment. Mais il faut se positionner de cette
façon, en disant que cela n’est pas bon pour lui. Il l’entend très bien.
Bernard Rouverand
Je souhaite apporter un complément. Nous intervenons dans les établissements scolaires de tous
niveaux. Nous avons du mal à trouver des interlocuteurs qui puissent être intéressés par le sujet que
nous traitons. Même si nous parlons de prostitution soft, sans vouloir effrayer. Cela dépend de
chaque établissement. Il faut trouver un professeur que cela intéresse et qui fera le travail. Mais nous
sommes plutôt confrontés à un refus massif sur le fait de devoir aborder de front le problème. Les
enseignants ont peur de se compromettre, par rapport à leurs collègues. Il y a un blocage.
Christelle Beuget
Nous allons écouter deux autres questions. Madame ?
Caroline Barbara
Bonjour. Je suis Caroline Barbara, psychologue. Je me demandais si, au niveau du droit pénal, avec
l’évolution de cette e-pornographie pour laquelle les choses sont labiles et les frontières pas
évidentes à cerner, cela pouvait avoir un impact sur la manière dont le législateur pouvait traiter les
choses. Je pense à cela, car une patiente a subi ce que vous appelez le revenge porn. J’ignorais que
cela s’appelait comme ça. Une instruction est ouverte. Ce n’est pas du viol, ce n’est pas seulement de
la diffusion d’images à caractère pornographique. Les agents de police lui disent que lorsqu’ils
regardent le film, elle semble consentante et participante, et qu’elle vient se plaindre, qu’elle se dit
victime. Cela vient questionner les catégories au niveau du droit, au niveau de la qualification.
Comment pouvez-vous travailler en lien avec cela ?
Christian Spitz
Il y a des endroits où il est possible d’éditer sans le moindre contrôle. Cela signifie que nous pouvons
éditer n’importe quoi sans être poursuivi par la justice. Il faut une justice mondiale, à condition que
tous les États y adhèrent. Or, tous les États n’y adhèrent pas. Il faut agir au travers de la prévention et
l’information.
Laurent Karila
Le revenge porn est passible de poursuites, avec amende et peine de prison. Cela a été statufié en
France. Il y a une espèce de collaboration sur Internet avec Google monde et les réseaux sociaux. Il y
a Microsoft, Facebook et Twitter qui travaillent sur la question du Revenge porn. C’est un problème,
car cela peut toucher les adultes et les adolescents.
Christelle Beuget
Nous allons répondre à une dernière question, car le temps avance.
Intervenant dans le public
Je suis éducatrice sur Ancenis et j’accompagne un adolescent qui répond bien à cette problématique.
Depuis longtemps, certaines choses au niveau de son comportement nous interpellaient, jusqu’à ce
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qu’il soit dans le passage à l’acte dans le cadre scolaire. Nous avons une équipe éducative qui n’a pas
choisi l’exclusion, mais de lui donner une seconde chance et d’adapter la sanction, avec un
programme d’accompagnement. La victime n’a pas porté plainte. Cela a été un peu compliqué à
gérer. Nous parlons souvent des écoles, mais des travailleurs sociaux disent souvent que c’est le
psychologue qui va gérer ces questions une fois que nous avons les révélations du jeune. Je
l’accompagne depuis 2 ans, avec tout ce qui était de l’ordre du symptomatique au départ, et le
passage à l’acte récent. Le jeune m’a expliqué qu’il a été témoin de vidéos pornographiques dans le
contexte familial et de scènes entre ses deux parents. Il est très loyal vis-à-vis de sa famille. Nous
posons l’interdit qui est la loi. Mais il y a ce lien d’attachement avec sa famille.
Christian Spitz
Cela s’appelle la cellule des événements préoccupants. À partir du moment où il est mineur, qu’il a
moins de 15 ans, et qu’il assiste à des scènes de violence sexuelle, cela doit être signalé. Il y a un
article qui exige de la part de tout adulte de signaler des situations de violences sexuelles. Il assiste à
des scènes sexuelles entre ses parents. C’est d’une violence inadmissible. Les adultes
s’exhibent devant leurs enfants et voire plus. Vous devez signaler. Il ne s’agit pas d’être dans la
punition. Il s’agit d’être dans la prévention. Cela m’est arrivé récemment. J’ai rencontré une fille, qui
est maman maintenant, qui a été victime de violences sexuelles. Elle a été violée par son frère de 17
ans lorsqu’elle avait 10 ans. Je l’ai suivie. Il s’agissait d’un tabou familial dans une famille bourgeoise.
Je lui ai posé cette question qui ne lui avait jamais été posée : « Savez-vous si votre frère a été
victime de violences sexuelles ? » Elle m’a répondu que son frère avait été scout, qu’il y avait un
prêtre près de chez eux qui a été poursuivi pour violences sexuelles. Je lui ai conseillé d’en parler
avec son frère, avec qui elle a gardé une bonne relation. Elle a 30 ans et un enfant aujourd’hui. Elle
n’est pas en résilience. Elle est très souffrante. Mais je lui ai dit qu’il serait bien de demander à son
frère s’il avait été lui-même victime de violence. Il faut être très strict là-dessus. Nous avons souvent
envie de régler cela à l’amiable, mais il y a des lois. Cela n’est pas autorisé. La transgression de
l’inceste est inadmissible. C’est important d’en parler. Vous pouvez faire un signalement à la cellule
des événements préoccupants. C’est au Conseil Départemental.
Intervenant dans le public
Nous l’avons fait. L’enfant est placé. Le juge est déjà informé de tout cela. Cet enfant revient aussi
sur sa parole, car il sait que pénalement, le parent peut être inquiété.
Christian Spitz
Il est dans un conflit avec lui-même. Il va se dire qu’il mettra ses parents en prison et se rétractera.
Nous savons que les enfants et les adolescents qui se rétractent secondairement le font parce qu’il y
a conflit de loyauté. Ils n’oseront pas, par peur de sanctions émises à l’encontre des parents.
Christelle Beuget
Merci beaucoup. Notre atelier va s’achever afin de faire une pause déjeuner. Merci à tous de votre
participation.
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GENERATION MOI.COM : enquête sur les cybers-dérives des ados
Madeleine Millou
Animatrice
Bonjour à tous. Je suis Madeleine, je remplace Sophie Adler dont l'emploi du temps a dû être modifié
avec les événements du week-end dernier. Notre atelier porte sur les cyber-dérives. Pour en
discuter, nous accueillerons Jocelyn Laplace, chercheur à l’université de Pau, membre de
l’Observatoire jeunes et sociétés de Montréal. En remplacement de Justine Atlan, nous accueillerons
Michael Stora, psychologue, psychanalyste, co-fondateur de l'OMNSH (Observatoire des mondes
numériques en sciences humaines). Il est directeur de la cellule psychologique de Skyrock et
intervenant à Capsanté.com, premier site dédié à la santé consulté par les ados, avec qui il est en lien
direct. Nous accueillerons enfin Anne Souvira, Commissaire divisionnaire, ancien Chef de la BEFTI,
conseillère technique pour les questions liées à la cybercriminalité auprès du Préfet de Police de
Paris. Chacun de nos intervenants s'exprimera 20 minutes et nous laisserons ensuite 45 minutes pour
vos questions.
« K Jenner Challenge », « Fire challenge », « Défi des 72 heures » : décryptage d’une totale
banalisation du danger.
Jocelyn Lachance
Enseignant chercheur à l’université de Pau, Membre de l’Observatoire Jeunes et Sociétés de Montréal,
Pau (64)
Bonjour, je suis socio-anthropologue, je m'inscris donc parfaitement dans ce qui a été dit ce matin
sur la nécessité de croiser les regards, d'amener plusieurs approches pour pouvoir comprendre les
phénomènes qui nous touchent aujourd'hui. C'est vraiment un plaisir d'être ici, parmi mes collègues,
en grande majorité médecins, psychiatres, psychanalystes. Nous avons l'habitude de nous lire les uns
les autres. Je vais essayer d'aborder le sujet sous cet angle socio-anthropologique. Je travaille avec
des entretiens, que je passe auprès d'adolescents, ce qui m'intéresse est le sens qu'ils vont euxmêmes donner à leur comportement. Comme cela a été dit ce matin, nous sommes face à des
statistiques, à des phénomènes et nous nous posons la question de l'interprétation. Il a été dit qu'il
faut faire un effort d'interprétation pour comprendre ce qu'il se passe, j'ajouterai que l'une des
façons d'interpréter est de s'appuyer sur la parole des adolescents. Dans un monde d'images, cela
me paraît non seulement approprié, mais également nécessaire puisque nous avons appris à lire les
images sur le registre de l'émotion et bien souvent, lorsque nous voyons des choses défiler sur
Facebook, lorsque nous entendons des rumeurs sur Snapchat ou autres, nous avons le réflexe de les
interpréter très rapidement. D'autant plus que bien souvent ces photos et ces vidéos qui nous
dérangent touchent à ce que l'on appelle les trois grands tabous de l'humanité : sexualité, violence,
mort.
Je vais essayer de vous sensibiliser au piège de la visibilité, un piège dans lequel nous sommes tous.
Cela touche aussi les professionnels, les chercheurs. Lorsque nous voulons faire une recherche, nous
n'avons accès qu'à ce qui est montré, accessible, seulement à ce que nous voulons parfois bien voir,
ce que nous retenons et ce que nous commentons. Or, bien entendu, le monde de l'image est
précédé par un monde de production de l'image, de réalisation. Autrement dit, il se passe des choses
avant que l'image n'arrive jusqu'à nous. L'un des problèmes que nous avons actuellement est que
lorsque nous voyons des vidéos avec des prises de risque, des mises en scène, bien souvent nous
plaquons des interprétations sans avoir nécessairement accès à l'histoire de la production de ces
photos ou des vidéos.
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Je commencerai avec une vignette sociologique, comme le font souvent mes amis et collègues
psychologues. Vous connaissez sans doute Snapchat, qui, pour rappel, est un dispositif qui permet de
prendre une photo et de l'envoyer à une ou plusieurs personnes choisies pour une durée limitée. Si la
photo a une durée limitée à dix secondes, alors elle disparaîtra au-delà de ces dix secondes. Il est
toujours possible de la conserver en réalisant une capture d'écran. Dans ce cas, la personne qui a
envoyé la photo est avertie qu'une capture d'écran a été faite. Si vous mettez par exemple une photo
Snapchat dans vos favoris, la liste de vos contacts Snapchat peut voir la photo pendant 24 heures.
Ceci est très important de s'en souvenir pour bien comprendre la petite histoire que je vais vous
raconter et qui m'a été rapportée par une collègue sociologue suisse, directrice d'école. Dans cette
école, une stagiaire enseignante de 17 ans s'est retrouvée dans l'embarras, car l'une des autres
stagiaires avec qui elle est amie et en contact sur Snapchat découvre une photo qui, semble-t-il, avait
été mise par erreur dans ses favoris sur Snapchat. La photo montre le corps d'une petite fille avec le
pantalon rabaissé sur les mollets, le visage caché. Les stagiaires amis de cette personne ont
rapidement informé la directrice d'école de la situation. La directrice paniquée, a contacté la police
qui est vite intervenue et a commencé son investigation pour annoncer après quelques heures que
l'affaire était classée. La jeune stagiaire est venue expliquer les faits à la directrice. Alors qu'elle était
en train d'aider une jeune élève aux toilettes, ce qui fait partie de son travail, elle a reçu de la part
d'une amie qui se trouvait sur son lieu de stage, dans un bureau, une photo Snapchat montrant un
ordinateur. Elle lui a alors envoyé à son tour une photo de ce qu'elle faisait, elle-même, pendant son
travail. Étant donné qu'elle n'avait pas le droit d'utiliser son téléphone portable sur son lieu de
travail, elle a alors utilisé la solution la plus rapide pour répondre immédiatement au message. La
directrice ne savait que faire, de plus, la jeune stagiaire trouvait la situation assez normale et a
argumenté qu'elle avait bien pris la précaution de cacher le visage de la jeune élève. La question pour
moi n'est pas de débattre sur la moralité de son geste, même si évidemment il faut intervenir et
conduire un travail important de sensibilisation, mais elle est de savoir si, avec la description faite de
la photo au départ, nous pouvions facilement imaginer cette situation, ce dénouement.
L'autre question que je pose est de savoir, si nous n'avons pas accès à la parole de cette jeune fille,
de quelle façon nous pouvons intervenir efficacement. C'est ce qu'il se passe actuellement, nous y
sommes confrontés. On nous demande en permanence, ceci est visible également dans les médias,
de commenter des phénomènes que nous ne connaissons pas, dont nous avons entendu parler, que
nous découvrons parfois parce que les médias nous en parlent. Nous devons, nous aussi, en tant
qu'intervenants, spécialistes, plaquer des interprétations. Il y a donc actuellement cette importance
de revenir dans les coulisses pour comprendre ce qu'il se passe, ceci doit se faire par la parole de nos
adolescents. Si nous reprenons les phénomènes qui ont été mentionnés, celui du « K Jenner
Challenge » que je ne connaissais pas et qui consiste à se gonfler les lèvres pour imiter certaines
stars, celui du « Fire challenge » qui consiste à se mettre le feu et l'éteindre le plus tard possible afin
de prendre un risque et de montrer qu'on traverse une épreuve, ou celui du « Défi des 72 heures »
qui consiste à disparaître non seulement du web, mais aussi du regard de ses parents pour jouer une
forme de disparition, nous constatons qu'ils ont tous en commun l'absence de chiffres les
concernant. Nous ne savons pas si ce sont des phénomènes importants ou non. Ils attirent en tout
cas notre attention et nous les retenons, car ils touchent précisément des risques du point de vue
adulte, ils sont tous adulto-centrés. Je ne dis pas qu'il faille faire attention uniquement aux risques
qui nous intéressent en tant qu'adulte, mais la distorsion est très importante lorsque nous allons vers
nos adolescents avec une vision adulto-centrée des risques sur Internet alors que nos adolescents
ont une autre vision bien souvent des risques qu'ils prennent sur Internet.
C'est ce que je vais essayer d'observer avec vous en définissant notamment quelques points. Que
pourrais-je retenir des entretiens que j'ai eus avec ces adolescents depuis plusieurs années ? Quelle
est la distorsion observée entre la perception des adultes et celle des adolescents ? Que nous disentils dans le fond et qu'est-ce qui nous surprend ?
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La première chose est que le risque symbolique ne se situe pas toujours là où nous l'attendons. Par
exemple, on parle beaucoup des selfies et du fait que certains d'entre eux sont un peu osés, qu'ils
vont révéler de l'intimité. Mais lorsque nous avons mené des entretiens sur ce sujet, nous avons
demandé aux jeunes s'ils avaient déjà pris un risque avec un selfie. Nous avons eu quelques surprises
dans les réponses qui nous ont été faites. Une jeune fille notamment a évoqué le fait qu'elle avait
pris un risque lorsqu'elle a fait un selfie pour la première fois en public. Pour comprendre ce qui se
joue, en tant que psychologue, nous lui avons demandé d'expliquer, elle a alors dit que la première
fois qu'elle a fait ce geste en public, cela était risqué, car elle montrait aux autres en présence dans
l'espace physique qu'elle avait assez de valeur elle-même pour se prendre en photo. Ce genre de
risque échappe évidemment à notre propre interprétation, on voit dans cet exemple que la photo est
sans importance, c'est l'acte photographique, le moment où la jeune fille se prend en photo qui
devient important. Nous avons toute une panoplie d'exemples de ce type qui nous rappelle que nous
n'avons pas accès aux risques que croit prendre l'adolescent par rapport aux enjeux que nous
mettons en avant. Le risque symbolique ne se situe donc pas toujours où nous l'attendons et bien
souvent, il est derrière les images. Il existe des risques qui sont pris lors de la production d'image.
Le deuxième point qui me paraît important pour vous, lorsque vous êtes confrontés à des photos ou
vidéos qui circulent est qu'il faut se poser la question de savoir quelle est la genèse de la photo ou de
la vidéo, autrement dit, dans quelles conditions premières, elle a été produite, mise en scène, créée.
Il faut donc revenir à la petite histoire du making-of. Je prendrai ici l'exemple du « sexto » que vous
connaissez sans doute. Pour en donner une définition, il s'agit d'une photo à caractère érotique
qu'on envoie à un tiers. Certaines enquêtes quantitatives ont été menées en France, au Québec et
aux États-Unis et nous donnent des chiffres indiquant que 30 % des jeunes âgés de 18 ans ont envoyé
ou reçu au moins un « sexto ». Lorsque l'on entre un peu plus loin dans l'analyse et que l'on se pose
la question du sens, on s'aperçoit que les « sextos » jouent aujourd'hui un rôle de rite d'engagement.
C'est un moyen de s'engager, au premier sens du terme, auprès de l'autre. Si je vous donne une
photo compromettante de moi et que nous vivons dans un monde où vous pouvez diffuser la photo
compromettante, le fait que vous ne la diffusiez pas me prouve à chaque seconde que j'avais raison
de vous faire confiance. D'un point de vue quantitatif, c'est l'une des premières raisons pour
lesquelles les adolescents se laissent photographier dans l'intimité ou se photographient eux-mêmes
pour donner ensuite la photo. Le rite d'engagement est aujourd'hui l'une des principales motivations.
Pour moi, la question qui se pose n'est pas seulement celle des technologies de l'information et de la
communication, mais surtout celle de savoir pourquoi des adolescents ne trouveraient, que dans le
partage de photos compromettantes, le moyen de se sentir en lien avec l'autre, le moyen de
s'engager auprès de l'autre, le moyen de faire confiance. Que révèlent les images – pas seulement du
point de vue adulto-centré qui certes est important ? Imaginons que vous échangiez des photos
compromettantes, des photos sexy lorsque vous rencontrez quelqu'un ou que vous êtes en couple,
ces photos deviennent le symbole d'une intimité partagée. Il est très important de comprendre ceci.
Cela signifie que, dans la représentation des adolescents, nous ne sommes pas dans un
décloisonnement de l'intimité, mais dans la volonté de retracer les frontières d'une intimité. La
photo prend son sens dans un contexte précis, celui du couple ou de la relation de séduction. Que se
passe-t-il si elle éclate ? Bien entendu, le contexte qui donnait du sens à la photo disparaît et on peut
utiliser la photo, notamment sur d'autres registres de quête de reconnaissance, comme entre autres,
la reconnaissance auprès des pairs sous la forme d'un trophée. À une époque, je parlais à cet effet de
rite de virilité. Jusqu'au jour où il m'a été dit que beaucoup de filles le faisaient également… J'ai donc
été repris à l'ordre. En résumé, il faut donc revenir à la genèse de la photo ou de la vidéo. Si vous êtes
face à une photo sans l'histoire concrète de cette photo, il est pratiquement impossible d'intervenir
efficacement. Par ce biais, on vous redonne le pouvoir de l'intervention.
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Enfin, la troisième chose à laquelle j'aimerais vous sensibiliser porte sur le fait que les risques sur
Internet ne se comprennent pas si nous dissocions ce qui se passe dans les espaces physiques et dans
les mondes numériques. Nous observons de plus en plus une interpénétration entre ce qui se passe
sur Internet et ce qui se passe dans les espaces physiques. Je vous donne un exemple concret qui me
permet d'illustrer cela : je rencontre Thomas, 18 ans, qui me raconte ce qui s'est passé dans sa vie
lorsqu'il avait 16 ans. Il a changé d'école, était seul, et voulait se faire de nouveaux amis. Il aimait
faire du skateboard et est donc naturellement allé vers des jeunes qui partageaient la même passion.
Le souci est que le groupe vers lequel il est allé avait des petites tendances délinquantes en
périphérie du monde scolaire qu'il fréquente. Un vendredi soir, alors qu'ils s'ennuyaient, ils ont fait
une chose qui allait transformer leur histoire. Ils ont trouvé un téléviseur jeté à la poubelle. Le leader
du groupe a eu la bonne idée de prendre le téléviseur et de le jeter depuis le haut d'un immeuble. Il
s'est alors produit une chose que l'on constate assez fréquemment, et que l'on peut expliquer d'un
point de vue anthropologique. En montant en haut de l'immeuble, le petit nouveau a été assujetti à
une épreuve que le leader du groupe lui a imposée : c'était à lui de jeter le téléviseur. J'ai alors
demandé à Thomas s'il l'avait fait ou non. Il a baissé la tête et m'a confirmé l'avoir fait. Je lui ai alors
demandé pourquoi et il m'a répondu que le leader avait alors sorti un appareil numérique et l'a filmé
en lui disant de jeter le téléviseur en bas. Il m'a expliqué que s'il n'avait pas obéi, il serait passé pour
un idiot, un peureux, la vidéo aurait montré qu'il était seul, isolé. S'il le faisait, la vidéo prouvait qu'il
avait un complice et donc qu'il n'était pas seul dans le risque qu'il prenait. Vous voyez donc que ce
rite d'engagement dont je vous parlais fonctionne dans le meilleur comme dans le pire. Il y a donc
une interpénétration de ce qui se passe sur le web dans l'espace physique et inversement.
Je conclurai en disant que le risque symbolique n'est donc pas toujours là où nous l'attendons, le
risque se comprend si nous retournons à la genèse de la photo ou de la vidéo et il faut être très
sensible à ne pas dissocier ce qui se passe sur le web de ce qui se passe dans les espaces physiques.
Je pense que j'ai préparé un peu le terrain pour les intervenants qui aborderont le cyberharcèlement. Merci de votre attention.
Madeleine Millou
Michael Stora va prendre le micro.
#cyberlynchage ados : enquête sur les dérives des réseaux sociaux
Michael Stora
Psychologue, psychanalyste, co-fondateur de l'OMNSH (Observatoire des mondes numériques en
sciences humaines
Je voudrais tout d'abord remercier l'organisation extrêmement chaleureuse et agréable. Je remplace
une amie et collègue, Justine Atlan, sachant que Justine et moi ne sommes jamais d'accord, nous
sommes néanmoins très amis. Je ne rentrerai pas dans un discours de prévention. Michel Foucault
disait « au 21ème siècle, les psys seront les nouveaux prêtres », ceci est pour moi, en tant que
psychanalyste, une dérive que je rejette.
Tout d'abord, je vais rebondir sur ce qui vient d'être dit. Snapchat a officiellement annoncé que
toutes les photos envoyées seront gardées. Elles l'étaient déjà, mais elles seront publiées, ce qui
signifie que cette dimension du caché n'existera plus. Je suis même très intrigué, car ils sont en train,
d'une certaine manière, d'agir contre ce qui faisait l'intérêt de Snapchat. En effet, il était intéressant
pour les adolescents d'avoir des espaces cachés. Nous savons que les parents utilisent beaucoup les
réseaux sociaux comme outil de surveillance. À 10 ou 11 ans, les enfants ont accepté d'être « amis »
avec leurs parents, ce qui est une grave bêtise, mais cela rentre dans une problématique
pathologique que nous, les pédopsychiatres, connaissons et que nous appelons l'« adultification »
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des enfants, les fameux ados naissants. Puis, à l'adolescence, ils se rendent compte que c’est une
bêtise et ils suppriment leurs parents de leur liste d'amis, mais ils ont oublié que les amis de leurs
parents restent toujours leurs amis. Ceci est donc un peu un piège et c'est pour cette raison qu'il y a
un grand mouvement qui s'opère chez les adolescents qui vont majoritairement maintenant sur
Twitter ou Snapchat. Ils gardent leur page Facebook, mais ont quelque peu abandonné cet espace. À
ce propos, je conseille pour ceux que cela intéresse, de lire un article paru dans LeMonde.fr intitulé
« Vie privée, le point de vue des petits cons » qui est une réponse à un article intitulé « Vie privée, le
point de vue des vieux cons ». Il y a fossé générationnel intéressant. Nous travaillons beaucoup sur
les questions de la parentalité, nous avons d'un côté le courant de la guidance (concept du 3-6-9-12),
qui pour moi, est une énorme bêtise, mais qui peut servir de base de discussion et d'un autre côté,
nous avons du soutien à la parentalité, c'est ce que je tente de faire, pour essayer avec eux de mieux
saisir, en tant que parents d'adolescents, d'accepter d'être des « vieux cons ». Nous sommes dans
une société où les adolescents continuent heureusement de traiter leurs parents de « vieux cons »,
mais les parents ne supportent plus d'être traités de « vieux », « cons » oui, mais « vieux » cela ne
passe plus.
Ceci est un vrai souci qui soulève une problématique sociétale profonde et il me semble qu'être
adolescent à l'heure actuelle n'est pas facile. C’est beaucoup plus compliqué qu'il y a 30 ans, où
l'autorité était un surmoi clair. Nous ne sommes plus, actuellement, du côté du surmoi clair, mais
plutôt de l'idéal du moi. L'idéal s'est imposé de manière folle. Vous savez que l'idéal du moi crée des
pathologies, entre autres, de retournement des pulsions agressives contre soi-même. Sur les
challenges évoqués par Jocelyn Lachance, comme entre autres le « fire challenge » visible sur
YouTube, nous remarquons bien qu'il s'agit de pulsions agressives qui se retournent contre soi. En
pédopsychiatrie, nous savons qu'il y a des pratiques de scarification parmi d'autres mutilations. La
France est le premier pays en termes de tentative de suicide chez les adolescents. C’est dramatique.
Au-delà de la violence que nous pouvons repérer, nous retrouvons tout de même majoritairement
beaucoup de violence contre soi.
Néanmoins, je repère des choses plutôt intéressantes et très positives sur la manière dont les
adolescents vont utiliser les selfies et certains réseaux sociaux comme des espaces de construction
identitaire. J'anime la cellule psychologique de Skyrock.com. À une époque tout le monde avait son
Skyblog, ceci est moins le cas aujourd'hui, il reste néanmoins un espace intéressant. Je vais vous
conter une anecdote. Mon rôle est celui d'un psychologue modérateur. Les modérateurs m'envoient
des blogs très inquiétants, mais aussi des commentaires se trouvant sur le site tasanté.com, premier
site de santé des adolescents. Je me retrouve un jour à entrer en contact par email avec une jeune
fille qui évoque son envie de mourir avec un texte d'une puissance littéraire impressionnante et une
photo d'une jeune fille nue dans une baignoire de sang. Le choc des photos, le poids des mots… je lui
envoie un email en lui évoquant notre inquiétude et je finis toujours par une question qui est un
moyen de pouvoir entamer un dialogue. Elle me répond deux jours après avec des accents
circonflexes qui sont un signe de second degré « il ne faut pas s'inquiéter plus que ça, grâce à cet
article, j'ai eu 400 commentaires et 3 000 clics, d'ailleurs j'ai trois autres blogs ». Il convient de se
souvenir que l'esthétique de la souffrance adolescente a toujours existé, comme le spleen décrit par
Charles Baudelaire. Dans le fond, elle a utilisé un outil de créativité. À l'adolescence, ceci est la plus
belle des défenses, c'est notamment ce qu'évoque dans son dernier livre Philippe Gutton, grand
spécialiste du pubertaire. Il y a dans ces espaces temps des espaces aussi incroyablement créatifs. Il
s'agissait donc de son blog sombre.
L'un de ses autres blogs était un blog sexe avec un gros titre en rose, où était évoqué la fellation,
avec des photos d'elle prises par au-dessus montrant une poitrine déjà bien présente. J'ai une
formation de cinéaste et la manière dont les photos sont prises m'intéresse. Qu'est-ce que cela
implique lorsque l'on se prend en photo ainsi ? Ce type de prise de vue est appelé plongée, à la
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manière des photographies de mannequin où le visage est un peu baissé, ce qui donne de la
profondeur au regard. Lorsque je suis entré en contact avec cette fille, je me suis rendu compte
qu'elle vivait seule avec sa mère depuis un certain temps, le papa était parti. À qui adresse-t-elle
cette photo ? Qui est cet autre à qui je m'adresse ? Cet autre est peut-être son papa, celui qui, d'une
certaine manière, ne l'a jamais regardée puisqu'il est parti il y a longtemps. Je pense qu'elle aimerait
entendre cette parole d'un papa lui disant qu'elle est une fille superbe, mais qu'elle devrait être un
peu plus pudique. Dans le développement de la petite fille, c'est le père qui reconnaît la féminité, ce
n'est pas forcément la mère qui, elle, renvoie à une position incroyablement archaïque et régressive.
Son troisième blog était très intéressant, il s'agissait d'un blog vitrine avec des photos d'une grande
banalité, comme ce que l'on peut voir sur Facebook, incroyablement positif, tout comme la parole
négative est très rare sur Facebook. Ceci est d'ailleurs une autre tyrannie : il faut aller bien à tout
prix. C'est la tyrannie du bien-être, il faut être à l'image de ce qu'il faudrait être. Face à cette tyrannie
de l'idéal, il y a une des défenses qui est l'humour, l'ironie et l'auto-ironie. Les « youtubeurs » comme
Cyprien, Norman ou Natoo, qui plaisent énormément aux adolescents, ont beaucoup d'auto-ironie,
ils se moquent énormément d'eux-mêmes puisque face à cette tyrannie, il reste l'humour. Reste
ensuite le « bal masqué », le fait de porter un masque, montrer un avatar. Tous ces avatars sont des
masques, on peut se construire de manière très clivée puisqu'on sait que les adolescents sont des
êtres multi facettes où chacune des facettes a besoin d'être confirmée.
Dans le cadre de Skyrock, nous avons été très souvent convoqués par des instances comme le CSA
pour atteinte à la pudeur, pour certaines émissions. Lorsque j'étais adolescent, j'écoutais Carbone
14, j'adorais cette émission, avec Supernana, David Grossexe, Jean-Yves Lafesse qui osaient dire ce
que nous n'osions pas dire, pris entre pudeur et impudeur. Rappelons-nous que nous avons été des
adolescents, ceci est important si nous voulons prendre en charge tous ces adolescents. Il nous faut
arriver à saisir que nous leur donnons des outils incroyables. L'un des adolescents que je suis en
thérapie, pour pallier à un grave problème d'inhibition, est à présent « youtubeur », il a sa chaîne, il
fait du rap métal ultra violent, cela lui fait un bien fou, car il est dans la sublimation. Moi, je faisais de
petits films, les seules personnes à qui je pouvais montrer mes films étaient mes nounours. J'aurais
aimé avoir YouTube.
Dans le cadre de la Maison des Adolescents à l'époque d'Avicenne chez Marie-Rose Moro, j'avais
animé un atelier blog. C'était fantastique et je pense que beaucoup de maisons des adolescents
devraient proposer ce type d'ateliers blog. L'APHP n'avait en revanche pas voulu me donner accès à
Internet, j'avais donc créé le blog sans Internet. L'un des adolescents qui avait des problèmes avec
une mère quelque peu paranoïaque, envahissante, très inquiétante m'a dit : « Monsieur Stora, le
mot amour, je dois l'écrire dans quelle couleur et dans quelle police de caractère ? ». Ceci est très
intéressant, car on voit bien qu'au fond, beaucoup d'adolescents vont utiliser le fond comme la
forme. J'ai été pendant un temps consultant pour Fil Santé Jeunes, Jeunes Violences Écoute, j'ai vu
qu'il y avait comme une sorte d'idéal Internet, avec la liberté d'expression entre autres : on peut tout
dire, enfin. Cela était terriblement angoissant et il est très intéressant qu'il y ait un arsenal de lois qui,
paradoxalement, vont permettre de mettre ces limites d'autant plus parce qu'à la maison, il n'y en a
plus vraiment. La liberté n'existe justement que parce qu'il y a un cadre.
J'aimerais évoquer la seule inquiétude que je peux avoir en tant que clinicien qui est la
problématique de l'addiction au virtuel. C’est d'autant plus compliqué, comme vous le savez, puisque
le dernier DSM-5 ne le reconnaît pas. Le DSM-5 m'importe peu, c'est une classification
internationale, mais tout de même imposée. La dépression n'a été reconnue qu'il y a quelques
années seulement. L'addiction au sexe n'existe pas non plus dans cette classification. Il y a des choses
intrigantes sans chercher à tout prix à mettre une étiquette. J'ai travaillé longtemps en psychiatrie
adulte, les étiquettes qui collent ne sont pas toujours ce qu'il y a de mieux. J'ai reçu environ 250
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patients, le gros problème est le déni de leur propre souffrance. Lorsque quelqu'un est en dépression
et que cela n'est pas reconnu par la société, comment faire pour l'aider ? En France, l'Académie de
médecine a dit que cela n'existait pas. Néanmoins, en tant que clinicien, j'ai reçu des patients qui en
souffraient réellement. Ce qui est très intéressant, comme nous le disait Olievenstein, est que
lorsque l'on réfléchit à une addiction, il faut réfléchir en termes de produit, de société et de
consommateur. Ces jeunes sont des miroirs déformants de ce qu'est notre société, cette dernière
est, comme je l'ai rappelé, une société où la performance et la réussite à tout prix sont devenues le
nouvel enjeu. Il faut gagner, il faut être des winners. Le produit est un espace virtuel où il faut gagner
aussi l'audimat intime et affectif. Je poste quelque chose et ce qui m'importe est d'avoir un grand
nombre de commentaires, d'être « retwitté », d'avoir beaucoup de followers, etc.
Les jeunes que j'ai reçus étaient majoritairement des garçons de 15-25 ans, maintenant ils ont vieilli,
je reçois donc des trentenaires, des gens qui pendant 5, 6 ou 7 ans se sont totalement coupés du
monde. Plus de 95 % d'entre eux étaient diagnostiqués enfants précoces. Ils nous donnent à voir un
rapport au monde très étonnant, très intrigant. Ce sont des compétiteurs dans l'âme, ils ont toujours
gagné à l'école, mais, à un moment, une note, un événement de la vie vont faire qu'ils vont
s'effondrer. Parce qu'il n'y a rien de pire que la dépression, nous savons que l'addiction est entre
autres une lutte anti dépressive. Les jeunes que j'ai reçus veulent gagner. Mon travail est justement
de leur faire accepter de perdre. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles j'ai pris le risque un
jour d'en soigner quelques-uns avec des jeux, en mettant le niveau le plus élevé. Ce qu'il y a
d'intéressant avec les jeux est que c'est en perdant que l'on apprend à gagner. Les niveaux de
certains jeux vidéo sont très durs. J'ai joué à certains d'entre eux comme Candy Crush et cela fait une
semaine que je ne parviens pas à dépasser le niveau 254, il faut donc accepter l'idée de perdre. C'est
un ressort psychologique qui n'est pas suffisant. Pour faire un petit laïus, je n'ai quasiment rencontré
aucune fille, mais leur rapport aux jeux vidéo est très étonnant, car lorsqu'on leur demande si elles
aiment jouer, la plupart répondent que c'est une perte de temps. Ce rapport au temps est très
intéressant, car lorsqu'on s'interroge, on peut remarquer que beaucoup de petites filles ont vu leur
maman qui travaillait toute la journée et qui continuait avec les tâches ménagères, une fois rentrée à
la maison. C'est un rapport coupable au temps inutile. Pourquoi ne pas imaginer, de manière un peu
féministe, que si elles avaient une perception des papas dans les fameuses tâches ménagères –
notons que ces derniers sont très présents et de plus en plus – alors nous aurions peut-être des filles
accros aux jeux vidéo. Je l'espère presque.
Il y a donc beaucoup de choses à évoquer et la question de l'addiction est l'une des choses qui
m'intriguent, mais ce que nous commençons aussi à repérer maintenant est ce rapport étonnant à
l'objet, devenu un doudou sans fil. Je l'ai écrit dans un article du Monde, je le pense profondément.
Je prends le RER tous les matins, nous sommes tous sur cet objet. J'ai réfléchi à la question de la
sensorialité, qui est une chose qui m'intéresse énormément. Nous avons cinq sens : le toucher,
l'odorat et le goût qui nous renvoient à un rapport très proximal au corps de l'autre, la vision et
l'audition qui nous renvoient à quelque chose qui se trouve à distance. Je peux enfin, parce que c'est
tactile, toucher cette image qui d'habitude m'échappe. Peut-être que ce rapport addictif à cet objet
est comme une manière de combler une profonde angoisse de séparation que nous semblons avoir
très ancrée en nous, d'autant plus en ce moment semble-t-il. Toucher l'image est peut-être une
manière de se sentir moins seul, ce qui est à l'adolescence totalement légitime et normal.
L'adolescence reste une période de fragilité et lorsque j'entends des sondages disant que 80 % des
adolescents vont bien, personnellement cela m'inquiète, car j'en reçois de plus en plus qui ne font
plus de crise d'adolescence. Ils protègent leurs parents, ils ont peur que leurs parents aillent mal. Ils
ont été habitués à avoir une fonction incroyable de rassurer les parents sur leur propre narcissisme.
Nous voyons beaucoup de parents qui veulent être aimés par leurs enfants.
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Pour terminer, je veux vous montrer une vidéo qui dure quelques minutes réalisée par un étudiant
coréen. La Corée du Sud est un pays qui est une sorte de miroir étonnant de ce qui pourrait se passer
dans quelques années. La culture asiatique accorde aussi une place très importante à la pudeur.
Cette vidéo est donc un travail d'école et une vraie réflexion sur ce rapport aux réseaux sociaux, au
fait d'avoir l'impression que si les choses ne sont pas photographiées, c'est comme si nous n'existions
pas. Ceci évoque donc la question de la preuve par l'image.
Diffusion du film
Je trouve cette vidéo très intéressante, elle reste une œuvre, mais pose de nouveau la question qui
est que ce n'est pas parce qu'on est seul derrière un écran que l'on se sent seul.
Merci.
Madeleine Millou
Nous allons maintenant passer la parole à Anne Souvira.
Ntch, danger à portée de clic : pourquoi se prennent-ils au jeu ? Comment la traque
s’organise-t-elle sur la toile ? Comment limiter les dangers ?
Anne Souvira
Commissaire divisionnaire, ancien Chef de la BEFTI, Conseillère technique pour les questions liées à la
cybercriminalité auprès du Préfet de Police de Paris, Paris (75)
Je souscris à tout ce que je viens d'entendre. Je suis policière, mais j'aurais préféré être
psychanalyste !
Tout d'abord, je voulais rappeler que l'écran est un filtre, il n'y a pas le regard de l'autre, il n'y a pas
l'odeur, ni le toucher, il n'y a finalement rien de ce qui fait que nous sommes des humains. Je dirais
que ceci est le problème majeur de l'écran, ce n'est pas forcément le temps qu'on y passe. Le
téléphone, personnellement, me sert à mieux m'organiser. Dans le métro, je regarde mes emails en
me disant que je n'aurai pas à le faire plus tard. Je me demande en revanche ce que font les gens à
jouer à Candy Crush… Ce ne sont d'ailleurs pas forcément les enfants qui y jouent. Je vois ces
derniers entrer dans le métro et se faire écraser par les adultes. C'est comme dans la vraie vie,
chacun pense à soi et agit de manière très individualiste. Tous les hommes sont assis aujourd'hui et
les femmes sont debout. Parfois, ce sont les jeunes qui proposent de me laisser leur place. Les
adultes, eux, ne se lèvent pas. Ceci est le début du problème, le monde ne tourne plus rond, nous
n'avons plus les valeurs et nous avons donné trop de choses vraisemblablement aux enfants. Nous ne
leur avons pas donné suffisamment de limites dans un monde qui s'est trouvé trop grand pour eux,
ils ne touchent pas les murs.
Quand les enfants sont petits, ils sont dans des couffins, ils sentent les choses. On les place ensuite
dans des lits un peu plus grands, enfin, on passe à des lits mesurant 1,90 mètres, nous plaçons des
oreillers partout pour ne pas qu'ils se fassent mal si jamais ils tombent. Souvent, j'ai rencontré des
jeunes qui avaient fait des bêtises, car leurs parents leur avaient laissé un trop grand espace de
liberté. Pourquoi à 17 ans, on est dans une chambre au 5ème étage d'un immeuble au lieu de dormir
dans le même appartement que son père ? Les parents sont passés à côté de la vie que leurs enfants
mènent. Ce sont eux qui ont été les constructeurs parfois de leur mauvaise vie. C'est un vrai travail
que d'éduquer ses enfants, on ne peut se réveiller lorsqu'ils ont 15 ans, mais quand ils ont 2 ans et
demi, il faut savoir les laisser se rouler par terre parce qu'on leur a dit non. Ils doivent comprendre
qu'on ne peut pas toujours dire oui. La loi existe justement parce qu'on a décidé qu'il fallait dire non
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à certaines choses. Les parents doivent l'apprendre aux enfants, et l'école ensuite. Sinon, nous ne
pourrons éviter d'aller chez un psy (qu'il soit psychiatre, psychanalyste, psychothérapeute) avec nos
enfants.
Je sentais, personnellement, que mon fils n'allait pas très bien, je l'ai donc emmené voir une
psychanalyste deux ou trois fois sur les conseils d'un médecin et ce, malgré les convictions de mon
mari. J'ai vu que son état n'était pas si préoccupant et que ce n'était qu'un passage. Cette
psychanalyste m'a dit qu'il ne fallait pas le forcer à venir et qu'il fallait le laisser décider de lui-même
et le laisser seul dire les choses qu'il avait envie de dire. Il ne voulait pas lui parler, car il sentait qu'il
n'allait pas si mal que cela. Ces visites lui ont fait toucher du doigt que nous faisions quelque chose
pour lui, qu'il était quelqu'un et que finalement il n'y avait rien de grave. Il est reparti du bon pied,
mais il a eu conscience que vivre cela alors que nous étions tous ensemble dans un appartement ce
n'était ni facile ni agréable. Le choix est souvent de se mettre tout seul devant la télévision ou un
écran alors qu'il faut en parler.
Emmener son enfant chez un psychologue ou un psychanalyste peut donc l'aider. Ces métiers sont
des métiers à part entière et ce n'est pas le métier des parents. Chacun a son métier. Il y a plein de
métiers que nous ne saurions exercer, il faut être précis, comme l'a dit William Lowenstein, et pour
être précis, il faut être professionnel.
J'ai été chef de la brigade d'enquête sur les fraudes en technologies de l'information pendant six ans
à la Police Judiciaire de Paris. J'y ai été chef du groupe régional d'intervention du Val de Marne, je
traquais l'économie souterraine. Je n'avais jamais pensé exercer à ce poste et n'avais pas vraiment
réfléchi à ce que cela pouvait être. Je le savais vaguement, car cette brigade nous aidait parfois dans
nos enquêtes. Je me suis rendu compte que j'avais tout à apprendre. Comme je suis curieuse de
nature, j'ai tout appris sur les enquêtes et les fraudes en technologies de l'information, comment cela
fonctionne, je me suis créé un compte Facebook pour savoir, une adresse Twitter. J'ai d'ailleurs
regretté de l'avoir créée sous mon vrai nom, mais quand on est policier, on est d'abord honnête,
donc on est bête ! C'est mon fils qui m'a appris que lorsque j'utilisais Facebook, il ne suffisait pas de
cliquer sur la croix pour fermer l'application, car la session ne se ferme pas ainsi. La page était
fermée, mais lorsque mon fils passait derrière, il pouvait voir tout ce que je faisais. J'ai donc arrêté de
faire ainsi et ai prévenu tous les collègues autour de moi pour qu'ils fassent de même. Comme cela a
été dit précédemment, ce sont les enfants qui nous expliquent comment cela fonctionne. Il faut avoir
une certaine humilité.
S'agissant des responsabilités, j'aimerais revenir sur les propos d'un père de famille hier soir qui disait
que le psychiatre ne l'avait pas écouté et lui avait dit que lire le courrier de sa fille à 11 ans, cela ne se
faisait pas. Moi, je ne suis pas d'accord, le devoir des parents est de lire le courrier pour savoir si leurs
enfants se portent bien. Il faut pouvoir discuter de beaucoup de choses avec les enfants, j'ai toujours
parlé avec mon fils qui posait les questions qui gênent. Finalement, je me suis toujours appris à lui
parler pour ne pas que cela le gêne. Il y a aujourd'hui des cyber-patrouilleurs qui doivent traquer sur
Internet des enfants qui n'ont pas eu cette chance, il y a des malfaisants qui, par exemple, se
repaissent de photos pédopornographiques, il s'agit de la pornographie infantile, ce sont des images
d'enfants, parfois des bébés. Il faut trouver ces prédateurs pour éviter que nos enfants en soient
victimes. À mon sens, il faut mieux les sensibiliser avant qu'ils en soient victimes en leur parlant et en
leur disant que le danger existe. Encore faut-il que les parents s'informent et ne refusent pas de voir
le danger là où il est.
Nous voyons parfois des parents qui ouvrent des comptes Facebook pour leurs enfants et qui
viennent ensuite nous voir pour des faits que je viens de décrire. Je me souviens notamment d'un
entrepreneur bien connu dans les hautes sphères qui s'était rapproché de l'un de mes directeurs. Sa
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femme était venue avec leur petite fille modèle, telle la Comtesse de Ségur (si tant est qu'on lit
encore la Comtesse de Ségur de nos jours !). Elle nous explique alors que le compte Facebook de leur
fille a été piraté. J'ai d'abord fait remarquer à la mère qu'il n'était pas concevable que sa fille ait un
compte Facebook à 11 ans. Les CGU (conditions générales d'utilisation) de Facebook préconisent une
utilisation à partir de 13 ans minimum. La mère a expliqué que c'était pour faire comme les autres,
mais attention il faut quand même vérifier les dires de nos enfants, de leurs amis, notamment
comme je le fais auprès des parents de ces derniers, car tout n'est pas vrai dans ce qu'ils disent faire
ou posséder. Il est de notre devoir de vérifier, c’est inscrit dans le Code civil, nous sommes titulaires
de l'autorité parentale. La santé, la sécurité, la protection de nos enfants incombent à notre devoir
de parents. Pour revenir à mon anecdote sur le compte piraté de cette petite fille de 11 ans, nous
constatons alors que les paroles échangées avec son amie, elle aussi une petite fille modèle de 11
ans, étaient très grossières pour des enfants de cet âge. À 11 ans, ce ne sont pas des pré-adolescents
mais bien des enfants. Il faut qu'ils restent des enfants à cet âge-là. Il y a un temps pour tout… Je dis
alors à la mère que nous avons constaté que les faits s'étaient produits un mercredi, jour où les
enfants n'ont pas d'école et sont à la maison et que nous avions vu que sa fille a échangé ses codes
de compte Facebook avec un copain de son âge. La mère très surprise ne pouvait penser que ce
garçon pouvait être à l'origine du délit, mais je peux vous assurer que dans toutes les affaires, le
coupable est toujours la personne que l'on soupçonne le moins. Nous avons continué notre enquête
qui a, bien évidemment, révélé qu'il s'agissait de ce copain, il s'était bien connecté à sa place. Nous
accueillons donc cet enfant et sa mère. Le garçon était un petit blond boutonneux, plus petit encore
que la fillette de 11 ans. Nous avons d'abord pensé qu'il avait peut-être été aidé par un grand-frère,
mais ce n'était pas le cas. Aujourd'hui, l'enfant ne sait même pas pourquoi il a fait cela. Il n'a rien
piraté, mais a juste utilisé le code que la fillette lui avait donné. La mère était très en colère après son
fils, étant avocate, elle a même par la suite tenté de faire intervenir un tribunal avec l'aide d'un ami
procureur pour que l'enfant prenne peur. Elle a donc essayé de faire elle-même le métier de la
police… À 11 ans, cela fait des dégâts. Nous avons dû retenir le bras des parents nombre de fois pour
les empêcher de frapper leur enfant, car ce n'est pas la bonne chose à faire !
Ce sont les parents qui sauveront les enfants des prédateurs, car ils connaîtront les dangers, sauront
ce qu'il se passe, il faut regarder les articles du Code civil comme base et connaître les infractions qui
consistent notamment à se servir des mineurs pour faire des photos et les diffuser ensuite aux
autres. En France, nous avons le droit de cyber-patrouiller, de parler avec tous ces prédateurs pour
les identifier, mais nous n'avons pas le droit de leur fournir le matériel avec le visage de l'enfant. Or,
ce qui intéresse les pédophiles, ce sont précisément les visages. Nous n'avons donc pas toujours les
moyens. Les cyber-patrouilles sont exercées par les gendarmes du centre de cybercriminalité, par
l'OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes), à Paris par la brigade de
protection des mineurs. Cette brigade s'intéresse à tous les majeurs qui font du mal aux mineurs et
dans ce domaine, il existe une cellule spéciale Internet qui, comme vous pourrez le voir sur le site de
la Préfecture de Police, a mis en ligne trois films intitulés Amélie, Mehdi et Maître John. Regardez-les
et faites les voir à vos enfants. Au premier visionnage, je ne souhaitais pas le diffuser dans l'école de
mon fils, mais finalement après le troisième ou quatrième visionnage, je me suis dit que je devais le
faire. Comme on nous l'a rappelé ce matin, les enfants connaissent très bien le matériel, mais ils ne
connaissent en revanche pas les comportements que nous devons avoir avec le matériel. Il faut avoir
les usages. Tous les développeurs, toutes les personnes qui ont la technique, oublient la sécurité
dans le code. Aujourd'hui, le problème de la sécurité des systèmes d'information est aussi le
problème de la sécurité qu'il doit y avoir dans le code 1-0. Vous pourrez aller consulter les textes des
cyber-patrouilles comme « comment limiter les dangers ? », « éduquer au comportement sur les
réseaux sociaux ». Tout comme il ne faut pas accepter les bonbons dans la rue, il ne faut pas non plus
accepter les SMS des personnes que nous ne connaissons pas. « Nobody knows that I am a dog » :
ceci est un adage trouvant son origine dans un dessin de presse de Peter Steiner paru dans le New
Yorker le 5 juillet 1993. L'anonymat sur Internet y est caricaturé en représentant un chien assis sur
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une chaise devant un bureau, qui utilise un ordinateur pour converser avec des personnes qui, elles,
ne savent pas qu'elles discutent avec un chien. J'aime aussi beaucoup l'image sur Twitter où l'on peut
voir un loup parmi tous les moutons. Les jeunes ne repèrent pas tout de suite qu'il y a un loup qu'on
a laissé entrer dans la bergerie. Il faut donc savoir pour comprendre et partager avec nos enfants.
Anticiper, prévenir les risques tout en les partageant, faire adopter les règles de vie numériques à la
maison, être convaincu qu'on a le droit et le devoir d'instaurer les règles. À ce sujet, je trouve que les
parents, du point de vue des policiers, sont débordés. Moi, je ne me suis pas laissée débordée, j'ai
tenu bon, même face à mon mari. Les hommes aiment faire des choses amusantes avec les enfants
et ce sont toujours les mères qui font la police. Aujourd'hui, ce sont de plus en plus les femmes qui
jugent : nous voyons de plus en plus des postes de policier, de procureur, d'avocat, de juge occupés
par des femmes.
Nous avons besoin d'organisation dans la société, sans ordre il y a désorganisation. Nous avons déjà
fait beaucoup de parallèles avec le terrorisme, il est vrai que la propagande djihadiste ou plus
largement la propagande terroriste vient désorganiser et brouiller la société. La société s'est
désorganisée et a parfois généré des terroristes. Pourquoi se prennent-ils au jeu ? Et bien, justement
parce que c'est du jeu. L'enfant est un curieux, un explorateur né, il veut savoir et la curiosité est ce
qui nous fait tous tomber un jour ou l'autre. On aime toujours savoir dans l'addiction. Nous l'avons
répété, les parents et les maîtres d'école doivent s'entraider.
Je finirai en disant que ce qui motive les cyber-patrouilleurs et les autres, et je vous demande de le
dire à chaque fois, est que derrière chaque photo pédopornographique il y a un enfant, un vrai. Ce
n'est pas un enfant virtuel, il vit dans des pays où l'on fait des photos de lui, où on le viole, où on lui
fait subir des sévices. Ce sont ces photos qui s'échangent sur Internet. Il y a toujours un vrai enfant et
ces violences sont faites par des adultes. Il faut protéger ces enfants.
Merci de votre attention.
Madeleine Millou
Nous allons passer aux questions. Qui souhaite intervenir ?
Intervenant dans le public
Bonjour et merci pour la qualité de vos interventions. J'ai une question concernant le groupe
Anonymous, que je ne connais pas bien et dont ma fille m'a parlé. Il semblerait que ce soit un groupe
d'anonymes sur Internet, des cyber-patrouilleurs. Pourriez-vous m'en dire plus ?
Anne Souvira
Les cyber-patrouilleurs sont des policiers spécialement agréés pour cela et qui peuvent aller sur les
réseaux et les forums fréquentés par les jeunes pour y trouver les adultes qui vont sur ces forums
hameçonner les jeunes et leur faire prendre des photos avec des webcam, pour ensuite les menacer,
faire des cyber-extorsions ou pour les faire se dénuder, puis les prendre en photo dans le but de les
divulguer, en bref, de mettre les enfants dans des situations qui pour eux sont des tunnels dont ils ne
voient pas le bout. Il y a en effet des cas de suicide. Les cyber-patrouilleurs veillent, mais cela
représente énormément d'investissement pour peu de procédures. J'insiste donc encore sur le fait
qu'il faille donc surveiller, coacher nos enfants et leur expliquer toutes ces dérives et leurs dangers.
Anonymous regroupe des individus qui sont soit des hackers, soit des redresseurs de torts. Ils se
revendiquent d'un courant de pensée. Ils sont actuellement contre Daesh et ont déjà acquis une
plateforme de personnes qui se revendiquaient de faire partie de l'organisation terroriste. L'enfant
qui fera partie d'Anonymous, sera un enfant passionné par Internet et l'informatique, qui va, la nuit,
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passer un temps fou à traquer ces terroristes. Il passe finalement du temps à apprendre un métier et
nous, nous avons besoin de lui. Il ne faut surtout pas les braquer, au contraire aller dans leur sens,
mais en veillant cependant à ce que cela n'empiète pas sur le sommeil. On est addict, lorsque l'on est
plus capable de se coucher, de dormir tranquillement, or le sommeil est la réparation de tout ce que
nous faisons dans la journée.
Michael Stora
Psychologue, psychanalyste, co-fondateur de l'OMNSH (Observatoire des mondes numériques en
sciences humaines
Merci Commissaire, j'aimerais réagir également. Il y a eu à une époque une campagne de publicité
lancée par Action Innocence où l'on pouvait voir un adulte avec un masque d'enfant. Cette publicité
était très anxiogène et je n'aime pas trop cela, car 90 % des actes de pédophilie se situent au sein de
la cellule familiale. Il est important et de le rappeler et de rappeler aussi que la police a mis cela en
avant par rapport aux cyber-prédateurs. Les pédophiles utilisent Internet avant tout pour échanger
leurs fichiers et pas franchement pour être du côté du cyber-prédateur. Qu'est-ce qui fait qu'un
adolescent va prendre le risque de rencontrer quelqu'un qu'il n'a jamais vu à minuit dans un bois ?
Une étudiante avec laquelle je travaillais avait fait un travail sur la question de la construction
identitaire sexuelle des adolescentes sur Internet et notamment à l'époque par le biais des
messageries MSN fréquentées par des garçons de 25 ans environ. Comment ces adolescentes osent
dire des mots qu'elles n'osent pas dire d'habitude ? Je pense que ces phénomènes ont conduit à une
sorte d'angoisse et cela vient favoriser dans ces campagnes de prévention l'image d'un espace
Internet tel une nébuleuse, où tout à coup il y aurait des cyber-prédateurs et des pédophiles partout.
J'ai une collègue américaine qui a écrit un livre intitulé « Le Complot pédophile » qui, aux États-Unis,
prend des proportions folles. Il faut peut-être rappeler la problématique que tout parent est un
séducteur potentiel, cela fait partie de ce que nous dit la psychanalyse et qu'à un moment donné il va
projeter sur ces espaces ses propres fantasmes. En tant que soignants, essayons de réfléchir en
prenant un peu de recul pour essayer de saisir ce qu'il se passe. La vocation des cyber-policiers passe
par la prévention entre autres, puisque je fais moi-même appel à votre brigade pour certains blogs
très inquiétants où nous envoyons directement la police. Cela fait partie du devoir de la police de
travailler sur la prévention du suicide sur Internet. La pédophilie est en soi quelque chose
d'innommable, mais nous projetons aussi sans nous en rendre compte beaucoup de choses très
inquiétantes, ce qui paradoxalement, arrange bien les adolescents, qui perçoivent dans cet espacetemps l'un des derniers lieux de transgression. Je voulais donc juste relativiser légèrement même si je
sais que vous êtes d'accord avec moi dans le fond puisque vous êtes également freudienne !
Madeleine Millou
Nous pouvons peut-être revenir sur le début de cette rencontre et revenir sur la question des jeunes
et de leur attraction sur tous ces éléments qui leur sont offerts. Comment, en tant que parents, nous
pouvons limiter les dangers ? Je suis, moi-même, allée chez des amis il y a peu de temps et leur
petite fille de trois ans était sur un Ipad et allait librement sur YouTube. J'ai demandé à sa mère
comment elle trouvait ces informations, elle m'a répondu que la fillette les avait repérées. Elle a trois
ans et la liberté totale d'utiliser son Ipad. Ses parents sont pourtant des intellectuels, très ouverts
d'esprit, mais je me demande ce qu'il advient d'un enfant qui va sur YouTube seul à cet âge. Pour
revenir à ce qui a été dit au début de cet atelier, nous avons beaucoup parlé d'adolescents, mais à
quel moment cela commence, qu'est-ce qui les attire et quel est leur besoin ?
69
Jocelyn Lachance
Sur cette question de l'identification des besoins sur Internet, vous parliez effectivement de
YouTube, il faut comprendre une chose. Ce que j'observe dans mes entretiens avec les adolescents,
c'est que dans le monde des images et de la vidéo, de la photo, le mensonge est du côté des adultes,
ceci est très important de s'en souvenir. Quand ils commencent à s'autonomiser, à avoir eux-mêmes
une idée de ce qu'est une image, ils se rendent compte que les images qu'on leur a servi étaient
finalement des mises en scène déformées d'eux-mêmes. Concrètement, cela renvoie à l'album de
famille qui en est une version idéalisée, devenu aujourd'hui un album numérique très souvent
empreint du point de vue des parents.
Si l'on regarde les travaux sur les rites de deuil chez les jeunes, on remarque que les jeunes vont à
l'église regarder la photo que les parents ont déposée sur le cercueil. Ils acceptent, mais ils sont
outrés, car cette image ne correspond pas à l'idée qu'ils se font de la personne. L'image est donc du
côté des adultes. Si vous le questionnez sur le cinéma ou les médias, à 14 ou 15 ans, le jeune a
compris qu'en général l'adolescence y était évoquée de façon négative (conduite à risque, émeutes,
alcool, etc). Une fois qu'ils commencent à s'approprier l'appareil numérique, ils sont, pour eux, du
côté de la vérité. Même lorsqu'il y a des mises en scène un peu particulières ou transformées par
Photoshop par exemple, ils vont dire que l'image correspond mieux à ce qu'ils pensent qu'ils sont.
Ceci est l'une des particularités. Nous retrouvons le même principe ensuite dans la consommation
d'images, c'est-à-dire que se pose la question de savoir ce que l'on va chercher et à quoi on va
s'identifier. Est-ce qu'on offre des images ou des discours auxquels les adolescents s'identifient
encore ? Nous voyons apparaître depuis quelques années ces « youtubeurs » qui ont un discours très
adolescent, qu'ils gardent d'ailleurs même une fois devenus des post-adolescents, ils parlent de
problématiques adolescentes avec des discours d'identification. Il y avait, il y a quelques années, le
phénomène Jackass. En demandant aux jeunes pourquoi ils aimaient Jackass, certains répondaient
que c'était ce qu'ils vivaient lorsqu'ils avaient des conduites à risque par exemple. Pour une fois, il ne
s'agissait pas de discours qui leur apparaissaient comme moralisateurs sur la santé. Il s'agissait
uniquement de plaisir, de rire entre amis et cela correspondait à ce qu'ils vivent. Cela pose la
question de savoir ce que nous pouvons leur donner comme images. Comment le choix est-il fait
dans la consommation d'images ? À quoi cela renvoie-t-il ? À quel manque ? Que pouvons-nous
proposer comme images intermédiaires ?
Michael Stora
Sur cette question de la vérité, il y a six ans, Médiamétrie avait fait un sondage assez inquiétant qui
révélait que plus de 90 % des Français de plus de 40 ans pensent que ce que dit le journal de TF1 est
vrai, ce qui est très inquiétant. Puisque comme vous le savez, tout est faux, toute image est une mise
en scène. Je trouve intéressant que lorsqu'un adolescent se retrouve lui-même à faire du montage,
du mixage, qu'il est habitué à manipuler les images à travers les jeux vidéo, il désacralise le statut de
cette image, qui est censée être vraie. La culture du faux sur Internet est très présente dans le pire
comme dans le meilleur et persiste cette idée d'un espace où l'on peut se jouer des images, que ce
soit des images d'actualités, des images qu'on nous colle à la peau qui ne sont pas nous. Cette
manière de faire est assez saine pour le risque. Comme le dit Joyce McDougall, éminente
psychanalyste, on manipule comme on se sent manipulé. On redevient alors acteur d'une situation,
on manipule l'image comme on se sent manipulé par elle et qui pose la question de l'image en ellemême comme manière de s'engager, comme véritable message à part entière, tel que l'a très bien
dit Jocelyn Lachance. Je trouve très intéressant que les filles le fassent énormément. Cela vient
révéler qu'elles veulent peut-être rompre avec cette culture de la honte, de la culpabilité liée à
l'expression du désir. J'en parlais avec une collègue féministe qui me disait qu'au fond, dans la
libération sexuelle, les femmes en sont peut-être à leur crise d'adolescence. Je prône la libération
70
sexuelle, car on sait qu'elle a des avantages qui vont bien au-delà du sexe et touche notamment la
réussite professionnelle à beaucoup de niveaux.
Je pense que la politique du genre n'est pas toujours excellente, néanmoins, j'ai tendance à penser
qu'il y a des choses qu'Internet vient nous révéler. Pour répondre de façon générale sur la question
d'un enfant de trois ans qui joue à la tablette, il s'avère qu'un tel objet n'a d'intérêt parce qu'il a
d'abord été partagé avec l'un des parents, c'est ce que l'on appelle l'attention conjointe. Néanmoins,
nous observons que dès que les parents commencent à diaboliser un objet, ce dernier va
étonnamment devenir un objet de convoitise et de transgression incroyable. Je me rends compte
que dans les foyers où les parents n'ont pas ce rapport, voire même qui jouent avec leur enfant sur
Internet, cela donne des enfants qui ne vont pas trop mal, car les parents n'envisagent pas cet objet
comme étant du côté de la peur, l'objet n'est pas diabolisé, d'où l'importance de ne pas focaliser sur
ce concept du 3-6-9-12. Cela ne fait que renforcer la culpabilité parentale. Le rapport de l'Académie
dit que l'enfant n'a pas le droit de regarder la télévision avant l'âge de trois ans, par contre il faut
qu'il aille du côté des tablettes, cela le stimulera cognitivement. On va donc faire des bébés
champions dans toutes catégories des compétences cognitives… Le rapport de l'Académie nous dit
aussi que l'enfant, à l'âge de six ans, doit s'autoréguler dans son temps d'écran, il peut aussi aller se
lire son histoire tout seul et aller se coucher tout seul ! Je m'interroge moi-même sur certains
rapports dits officiels…
Anne Souvira
Concernant l'enfant de trois ans, encore une fois, ce sont les parents eux-mêmes qui ont l'impression
d'être très intelligents parce que leur enfant se comporte ainsi. Cela n'est pas bien de vivre par
procuration à travers ses enfants. Vous avez dit que ses parents sont des intellectuels, mais on n'est
pas intellectuel parce que son enfant joue à la tablette. On est surtout très idiot, car l'enfant peut
voir n'importe quoi et cela ne les interpelle même pas. Il nous est arrivé de faire des perquisitions
chez des personnes très bien, mais où les enfants étaient seuls dans leur chambre, livrés à euxmêmes, toujours sur Internet, cela faisait près de deux ans qu'ils n'étaient pas sortis et cela
n'interpellait personne. Comment peut-on être un parent et laisser son enfant jouer avec une
tablette à cet âge ? À cet âge, mon fils avait l'interdiction de mettre la cassette vidéo dans le
magnétoscope, car ce n'était pas à lui de le faire ni d'ouvrir le réfrigérateur.
Jocelyn Lachance
J'aimerais ajouter une chose importante sur la théorie du genre. Je ne suis pas pro-théorie du genre,
mais beaucoup de choses qui ont été dites étaient erronées. La théorie du genre n'est pas une
position politique, elle dit qu'il y a une construction culturelle à partir des sexes. Les femmes ne
marchent pas comme les hommes, elles ont appris avec des couleurs, etc. Ceci est donc une
dimension culturelle sur le sexe, mais ce n'est pas une position politique. Il y a certes des gens qui
prennent des positions politiques et qui défendent des choses à partir du genre, cela va donc poser
des questions sur notre conception de l'humanité, mais la théorie du genre en tant que telle n'est
pas une position politique, il est important de le rappeler. Étant anglo-saxon, je connais très bien ces
théories, il y a toutes sortes de personnes qui vont prendre position par la suite. Si vous dites que les
femmes marchent et se comportent comme les hommes, je ne vous croirai pas. La question que
j'aimerais vous poser est de savoir d'où cela vient. Pensez-vous que c’est inné ? Et bien, la théorie du
genre dit que cela a été appris et que quand vous êtes petits il y a déjà un apprentissage culturel du
genre. Nous pouvons bien sûr avoir un débat pour savoir où nous nous situons par rapport à notre
position personnelle, mais il est important de dire que cette théorie n'est pas explicitement politique.
71
Intervenant dans le public
J'aimerais revenir sur les rites d'engagement et sur ce que les jeunes mettent en place à travers le
numérique. On sait qu'à l'adolescence signifier le changement de statut est important. Je ne suis pas
contre qu'il se saisisse de cela pour mettre en place des rites qui viennent signifier un changement de
statut, mais qu'est-ce que nous, adultes, dans les fonctions éducatives, nous leur proposons comme
rite de passage sur ce changement de statut ? Faut-il y aller ou non, les autoriser ou non ?
Jocelyn Lachance
Il y a plusieurs choses que nous observons. De plus en plus, il y a des usages et des abandons d'usage
revendiqués comme des marqueurs du grandir. À partir de ce que votre adolescent vous dit de ses
usages, nous pouvons comprendre qu'il est en train de dire qu'il veut être reconnu comme quelqu'un
qui a grandi. Pour vous donner un exemple très concret, le plus connu et que vous observez
probablement, concerne tout ce que vous observez en termes de références culturelles. Ils aiment
tel chanteur ou tel film une journée et l'année d'après, il ne faut plus l'aimer, car les plus jeunes s'en
sont emparés. C’est une particularité importante. Les adolescents que je rencontre ne veulent pas
devenir des adultes, c’est un peu déprimant pour eux, mais pour autant, ils ne veulent pas être
considérés comme étant un peu plus petits que ce qu'ils sont. Ils se dissocient de plus en plus des
enfants sans vouloir être nécessairement traités comme juste avant le statut d'adulte. Cela se voit
dans les pratiques, les références culturelles, mais aussi dans les pratiques numériques. C'est ce que
l'on appelle la déconnexion volontaire partielle et provisoire. Nous le voyons avec Facebook, à 18 ou
19 ans, les jeunes commencent à nous dire qu'ils n'ont plus le temps d'y aller, on sent une
transformation d'usage qui devient la preuve de leur maturité.
La question de la version réactualisée de soi-même, c'est-à-dire de réactualiser des images de soi,
montre que maintenant on dominerait symboliquement son image. Or, lorsque l'on parle avec ces
jeunes adultes, qui nous racontent des moments où ils ont pris beaucoup de photos d'eux, qui se
sont « photoshopés », qui ont multiplié les photos sur Facebook – mon collègue Michael ne sera pas
surpris – nous observons que ce sont des moments qu'ils définissent comme étant des grands
moments de bouleversements corporels, relationnels, émotionnels. Ils passent par l'image pour
donner le sentiment de maîtriser quelque chose. Je reviendrai sur cette idée de maîtrise cet aprèsmidi, cela revient en permanence. Comment se donner le sentiment d'autonomie ? On voit
effectivement de nouveaux rites, des micros virtuels qui visent à montrer, non pas qu'on devient
adulte, mais qu'on est de plus en plus autonome. Cela change complètement la donne par rapport à
ce qu'ils attendent de nous, un regard validant en permanence. C'est ce que Michael dit également,
on cherche en permanence des cercles d'interlocuteurs qui vont venir valider, fortifier, confirmer. Et
peut-être que le regard des parents n'est parfois plus suffisant, on va alors sur Internet chercher
autre chose. La différence est que maintenant nous sommes en compétition même lorsque l'on
partage l'espace physique.
Michael Stora
Lorsque l'on évoque la crise d'adolescence, il y a aussi une crise parentale, c’est compliqué. Le parent
lui-même se doit de faire un deuil. Si, en tant que parent, je n'ai été que trop maman ou que trop
papa, le deuil va être d'autant plus compliqué. À l'adolescence, le jeune évite le regard de ses parents
et même ne supporte souvent pas de dîner avec eux, car pour lui c’est quasiment une scène
primitive. Les rituels sont intéressants, j'ai eu l'occasion de travailler sur les nouvelles formes de
rituels de passage sur la toile. Cela reste un ersatz de rituels de passage, c'est-à-dire que même
quand vous jouez à certains jeux en ligne, il y a ce que l'on appellerait la montée de votre avatar en
expérience, en équipée, qui vous permet d'arriver à un niveau et qui vous permet d'être validé par la
communauté de vos pairs. Mais lorsqu'on s'interroge sur les rituels de passage, il doit être marqué
dans le corps et là ce n'est pas le cas. Lorsque j'interroge les parents de jeunes addicts ce qui fait
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qu'ils ne parviennent pas à couper la ligne, les deux grandes réactions sont, d'une part, qu'ils
préfèrent encore que leur enfant reste à la maison plutôt que d'aller faire des bêtises dehors et
d'autre part – et cela vient révéler une grande fragilité chez ces parents – qu'ils ont peur que leur
enfant les déteste.
Nous voyons bien qu'il y a une forme de comorbidité que nous connaissons dans les problématiques
addictives. La question de se réinventer des rituels de passage se pose, mais malheureusement ce
que nous voyons comme rituels à travers ce que vient nous montrer Internet sont des choses très
violentes sur leur propre corps et très graves. Les adolescents avec lesquels nous travaillons nous
montrent progressivement leurs scarifications. Ils souffrent et utilisent leur corps non pas seulement
pour colmater, mais aussi pour marquer. Ce qui a changé c'est qu'ils nous les montrent. J'ai écrit un
article dans Enfance & Psy à propos des blogs où j'évoquais le fait que cela ne regarde que les autres.
Le blog en France a été envisagé en termes de journal intime, c'est au final tout sauf intime. En
France, nous sommes issus d'une culture du secret. Pour vivre bien, vivons cachés. Nous avons
également une culture assez voyeuriste. Ce que viennent révéler les réseaux sociaux, cela pas
seulement chez les adolescents, est que nous sommes totalement exhibitionnistes. Tant mieux, je
trouve cela plutôt sain à partir du moment où il est créatif.
Intervenant dans le public
Je réagis sur la question du cadre et des règles académiques de la culpabilité. Je ne suis pas tout à fait
d'accord avec ce que vous évoquiez, car dans un pays libre, où nous avons le droit de penser et
d'agir, il me semble qu'il est important, même si c’est contestable, même s'ils peuvent être revus, de
pouvoir positionner un certain nombre de cadres (comme le 3-6-9-12) sur lesquels les parents
peuvent donner du sens. Cela a le mérite de poser un certain nombre de questions à des parents qui
sont perdus quant à la manière de procéder. Au même titre qu'il me paraît nécessaire qu'il y ait des
heures de coucher, des moments où l'on coupe Internet, quelque chose qui vienne structurer,
organiser la temporalité. Dans ma pratique, je ne suis pas certain que des parents à qui l'on dit cela
retrouvent beaucoup de culpabilité. Cela peut amener à de la réflexion. La question de la culpabilité
me paraît très importante dans la société, je développe beaucoup le concept de culpabilité sans
faute qui permet de garder l'emprise sur les enfants. Pour moi, les parents qui se sentent toujours
coupables sont des parents qui ont besoin de garder une sorte d'emprise comme si c'était eux qui
pouvaient réparer ce que l'enfant ne fait pas. Poser des cadres, même si on les critique, a au moins le
mérite de pouvoir donner des repères ainsi qu'une forme de réflexion avec laquelle on peut se
dédouaner ou non. On peut trouver des raisons pour lesquelles son enfant de trois ans utilise seul la
tablette ou pour lesquelles son enfant de six ans peut commencer à aller sur Internet.
Michael Stora
Il est vrai que j'ai un peu attaqué le 3-6-9-12 tout en disant que cela pouvait servir de discussion, de
la même façon que l'a lui-même dit Serge Tisseron. Néanmoins, j'ai travaillé huit ans au CMP (centre
médico-psychologique) à Pantin, dans une banlieue qui allait très mal. J'organisais beaucoup de
groupes en faisant du soutien à la parentalité. Les parents sont en demande de conseils, les fameux
« conseils du psy », et se positionnent parfois eux-mêmes en tant qu'enfant vis-à-vis d'un savoir. Je
réinterrogeais cette manière d'être puisque ce que nous repérons tout de même est une fragilité
parentale. Alors, comment faire ? Le gros souci à mon sens est que lorsque l'on impose des choses, il
y a des lois très claires, cela va venir renforcer la position fragile et infantile du parent. Ce que j'ai
décidé de faire est plus long, mais le soutien à la parentalité fait que le parent lui-même s'approprie
un certain nombre d'éléments. Comment s'approprier une décision en lien avec son histoire ? On
convoque les grands-parents, les cultures différentes. D'autant plus à l'heure actuelle, nous avons
tendance à vouloir nier les différences entre nous alors que c'est souvent en se comparant qu'on se
rassemble. Il est vrai que néanmoins, je pense que lorsque des parents me demandent parfois ce
73
qu'ils doivent dire, comment ils doivent se comporter, j'ai du mal à leur répondre. Ceci est un point
de vue très personnel, ce n'est pas mon métier de leur dire comment ils doivent dire les choses et les
penser. Il faut qu'eux-mêmes se réinterrogent et lorsque l'on est face à des histoires dramatiques, la
loi est là pour qu'on s'y réfère. Puis nous, les psychologues, psychiatres, psychanalystes, essayons de
réinterroger certains actes.
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MAL-ÊTRE ADOLESCENT : Le profond malaise
Isabelle Cassini, animatrice, coach et artiste peintre autodidacte.
Animatrice, coach et artiste peintre autodidacte.
Bienvenue à tous et bienvenue à cette 6ème édition des Assises de la prévention des addictions
organisée par la ville d’Ancenis. J’ai le plaisir d’animer cet atelier n° 4 que nous allons partager
ensemble pendant deux heures sur le thème du mal-être adolescent. Autour de cette table, nous
accueillons des spécialistes de cette thématique.
Docteur Louis Tandonnet, vous êtes psychiatre au pôle adolescent du Centre Hospitalier
Départemental « La Candédie » à Agen, et vous faites partie du groupe de travail qui est en charge au
sein de la H.A.S. de la question du mal-être des jeunes. C’est d’ailleurs à ce titre que vous aborderez
pour nous dans quelques minutes « La dépression : la maladie numéro 1 des 10-19 ans ».
Docteure Rachel Bocher, vous êtes psychiatre spécialiste de l’adolescence, cheffe du service de
psychiatrie au CHU de Nantes mais également directrice de l’unité ESPACE, une structure chargée
d’accueillir les adolescents en proie aux conduites suicidaires. D’où l’intitulé de votre intervention :
« Conduites suicidaires : la peur de vivre, des chiffres chocs ».
Professeur Philippe Duverger, vous êtes pédopsychiatre et chef du service psychiatrie de l’enfant et
de l’adolescent au CHU d’Angers, et vous répondez à toutes les questions que nous nous posons sur
les jeunes qui sont en souffrance dans votre intervention intitulée « Quand adolescence rime avec
souffrance : comment identifier le mal-être chez le jeune ? Comment le comprendre ? Quel
accompagnement ? »
Dans un premier temps, chacun va intervenir pendant vingt minutes. Ensuite, nous aurons un
échange de questions/réponses avec le public. N’hésitez pas à poser des questions et à faire des
commentaires. L’objectif est vraiment d’avoir une interaction entre nous pour faire avancer le débat.
Je vais donc laisser la parole à Louis Tandonnet.
La dépression : la maladie numéro 1 des 10-19 ans
Louis Tandonnet
Psychiatre au pôle adolescent du CHD « La Candélie », Chargé de projet pour les nouvelles
recommandations de la HAS, Agen (47)
Bonjour à tous, je vais vous parler de la dépression à l'adolescence. Avant de partir sur une approche
très spécifique de la dépression, il me semble important de rappeler quelques principes de la
souffrance à l'adolescence puisque vous êtes des intervenants qui, pour la plupart, êtes dans un
accompagnement non sanitaire.
On peut distinguer trois formes d'intensité dans la souffrance à l'adolescence. La souffrance
adolescente n'est pas la norme, la fameuse crise d'adolescence dont on parle est une crise
maturative où il y a de nombreuses transformations physiques (la puberté), biologiques, cérébrales
(élagage neuronale très important), affectives (distanciation des figures d'attachement, socialisation,
attirance vers ses pairs), il y a également une maturation cognitive avec le développement de la
pensée hypothético-déductive, du raisonnement autobiographique. Il y a une explosion des capacités
à l'adolescence, mais cette transformation maturative n'est pas source de souffrance pour la
majorité des adolescents. Certains peuvent traverser des périodes névrogènes, d'angoisses, de
doute, d'ennui, de tristesse, mais, pour la majorité des adolescents, ils ne sont pas dans une
souffrance, ni dans des conflits avec leurs parents. Il existe des conflits de territoires à la maison qui
traduisent la prise d'autonomie, mais ce ne sont pas de vrais conflits de génération, la majorité des
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adolescents déclarent bien s'entendre avec ses parents et traverse cette période sans souffrances
majeures.
Il y aurait deux sortes de souffrance. D'une part, une souffrance intense qui se traduit par des
comportements à risque du côté de l'inhibition, des passages à l'acte, des prises de risque, telles les
addictions ou la souffrance extrême qui se traduit par le trouble mental avec la dépression
caractérisée, troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs, entrée dans la maladie
schizophrénique, addictions avérées, complètes. Avant de parler plus avant de la dépression qui n'est
qu'une partie de la dépression caractérisée par ces troubles mentaux, je voudrais rappeler quatre
principes liés à la souffrance et à l'adolescence. La première est qu'il ne faut pas négliger la
souffrance sourde, silencieuse. On distingue deux grands groupes de symptômes à l'adolescence qui
sont d'une part les symptômes dits externalisés (émotions externalisées, comportements bruyants,
explosifs, perturbateurs) et d'autre part, les symptômes internalisés (les émotions anxio-dépressives
qui sont plus intimes). Ces dernières ne sont pas moins graves même si elles passent inaperçues dans
une classe par exemple en comparaison avec la personne qui va avoir un comportement explosif ou
qui va manquer les cours. Pourtant, comme le montre ce diagramme de l'OMS, ces troubles
internalisés sont la première cause, appelée le day lease, c'est-à-dire le nombre de jours de vie
perdus à l'adolescence, avec non seulement la mortalité immédiate par le biais du passage à l'acte,
du suicide, mais au-delà avec l'échec dans les apprentissages, la souffrance tout au long de la vie. Ils
sont calculés avec ce day lease. Nous voyons que pour les deux sexes, c'est l'épisode dépressif
majeur qui vient en première place de toutes les maladies adolescentes, donc une souffrance plutôt
internalisée. Puis c'est l'anxiété qui vient en deuxième place chez les filles.
Le deuxième principe à retenir est la multi finalité des facteurs de risque. Si on s'intéresse à la
prévention aux facteurs de risque, il est inutile de savoir poser un diagnostic. Tous les facteurs de
risque peuvent provoquer toutes les formes de maladies. À l'adolescence, nous allons souvent
observer un mélange de troubles. Les facteurs de risques qui répondent à ce principe de multi
finalités comme la vulnérabilité génétique, environnement négatif, maltraitance, manque de soutien
familial, conflits intrafamiliaux, pertes familiales, événements négatifs de la vie, maladies physiques
chroniques sont tous des facteurs qui sont à même de développer une dépression ou d'autres
troubles.
Le troisième principe de la souffrance à l'adolescence est qu'à l'adolescence, la présence de la
comorbidité est la règle. Il est rare qu'on ait un trouble spécifique isolé, en particulier l'épisode
dépressif majeur se présente rarement de manière isolée, dans plus de 50 % des cas il y a une, voire
deux comorbidités associées. Pour le formuler autrement, l'adolescent qui s'avance dans la sévérité
de sa maladie se transforme beaucoup plus largement et se distingue de ses camarades non
seulement par sa dépression, mais aussi parce qu'il développe d'autres comorbidités et parce qu'il
transforme son environnement qui devient plus pathogène, il abîme ses relations, il fait des choix
relationnels qui l'éloignent du soin ou de la résilience. Comme nous pouvons le voir sur le diagramme
qui concerne les 15-19 ans, la dépression est non seulement grave en elle-même, mais aussi parce
qu'elle vient s'associer avec des comorbidités. Nous observons que ce qui impacte la mortalité, la
morbidité à l'adolescence est non seulement la dépression, l'anxio-dépression avec les troubles
internalisés, mais aussi les troubles plus externalisés qui sont surtout présents chez les garçons
comme l'impulsivité. Ce mélange détonnant va venir favoriser le passage à l'acte suicidaire.
Le quatrième principe de la souffrance adolescente est que l'adolescent ne se plaint pas directement.
L'adolescence est une période de la vie où nous observons un rapport entre l'intensité de troubles
qui est très élevée et la consommation de soins qui, elle, est très faible. L'adolescent ne se plaint pas,
pourtant si l'on va vers lui, si on le questionne, il est capable d'identifier ses troubles mentaux, ses
conduites à risque.
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Pour résumer ces quatre points de la généralité de la souffrance à l'adolescence, le premier est la
multi finalité des facteurs de risques, nous n'avons donc pas besoin de savoir poser un diagnostic
pour pouvoir commencer à aider les adolescents, à faire de la prévention. Il va ensuite falloir aller
vers les adolescents pour qu'ils parlent de leur souffrance. Quand doit-on s'alerter ? Je dirais que
c'est quand les signes de souffrance, les facteurs de risque sont cumulés, précoces, persistants,
intenses, répétés et excluants, c'est-à-dire qui ont un retentissement sur le fonctionnement de
l'adolescent, dans ses apprentissages, à l'école en particulier, dans ses relations avec ses camarades,
avec la société et avec lui-même. Dans ce cas, il faut aller interpeller l'adolescent pour lui témoigner
le souci qu'on a de lui, notre souci de soin.
En ce qui concerne la dépression maladive caractérisée, sa définition vient de l'adulte avec quatre
domaines de symptômes : les troubles internalisés émotionnels (tristesse, irritabilité, perte des
plaisirs) qui sont la partie majeur de la dépression, les troubles internalisés cognitifs (autodévalorisation, doute pathologique, idées suicidaires, parfois les délires, manifestations physiques et
instinctuelles, c'est-à-dire par exemple le retentissement sur les troubles du sommeil, les plaintes
somatiques, troubles alimentaires), les troubles externalisés qui se manifestent sur l'environnement
(décrochage scolaire). Il faut qu'il y ait un certain nombre de symptômes regroupés et une certaine
durée de ces symptômes pour que l'on parle de dépression. Historiquement, cette définition est
venue enrichir l'approche psycho-dynamique qui avait introduit le problème de la dépression dans le
champ de l'enfance en utilisant l'analogie avec le travail de deuil. La dépression est comprise comme
un échec de certains renoncements à l'adolescence. Ce qui était reproché à cette approche était de
trop banaliser cette dépression en minimisant son impact, mais aussi parce qu'elle posait le
diagnostic de dépression à tous les échecs de travail de deuil et aussi les formes de lutte
antidépressive, classée aujourd'hui dans les troubles et conduites, donc des troubles plutôt
externalisés. Ce modèle catégoriel a le défaut principal de ne pas poser facilement la différence entre
souffrance normale développementale, affects dépressifs normaux et maladie dépressive.
Pourtant, c'est la question que nous nous posons lorsque nous sommes face à un adolescent qui
manifeste des pleurs, une tristesse par exemple. Il faut savoir que la présence d'ennui, de tristesse et
de symptômes dépressifs isolés, très fréquents à l'adolescence, va de 5 % pour les idées suicidaires
chez les garçons à 47 % pour la fatigue, qu'on appelle asthénie, chez les filles. Comment donc
distinguer ces symptômes passagers normaux de la dépression maladie ? Certains nous diraient, dans
un raisonnement un peu tautologique, que dès que l'on observe un symptôme un peu dépressif, on
se rapproche un peu plus de la dépression. Mais ce raisonnement n'est pas complètement
acceptable, car nous reconnaissons ce que l'on appelle une capacité dépressive, c'est-à-dire que
certains affects négatifs ou la capacité à se confronter à certains affects négatifs sont quelque chose
d'essentiel. C'est une capacité à avoir un regard bienveillant, mais un peu triste, il y a une sollicitude
pour soi-même, qui est source d'une capacité de restauration pour soi-même, comme le dit
Winnicott, où cet ennui et cet état d'attente protecteur comme le décrit Pierre Mâle sont des
éléments fonctionnels, auxquels nous sommes censés accéder à l'adolescence. C’est déjà une
manière de répondre, de distinguer des affects qui seraient fonctionnels, utiles pour amener une
certaine sollicitude pour soi-même, différente d'un envahissement dépressif. L'approche
phénoménologique évoque qu'une personne est en dépression lorsque cette dernière est débordée
par les affects, il s'agit de l'envahissement dépressif, il dépasse les capacités de la personne à les
gérer. Comme le disent les cognitivistes, c'est l'intensité de la rumination dépressive qui est le facteur
significatif.
Face à ces symptômes, il faut essayer d'aller chercher la rumination, l'envahissement dépressif et
essayer d'aller explorer le vécu intime de l'adolescent, avec lui. On ne le connaît pas, donc il faut être
curieux de ce qu'il vit comme le disait Monsieur Lowenstein tout à l'heure, en utilisant l'empathie.
Comment questionner un adolescent ? Sachant que cette dépression a certaines particularités à
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l'adolescence par rapport à la dépression à l'âge adulte. Ces particularités sont les suivantes : en ce
qui concerne les troubles internalisés émotionnels, nous l'avons évoqué, il n'y a pas d'expression, pas
de plainte directe et il va falloir aller questionner l'adolescent. Le deuxième point important est qu'à
l'adolescence, il y a une importante irritabilité, une hostilité. Elle n'est pas forcément plus fréquente
que chez l'adulte, mais ce qui est particulier est que, comme il n'y a pas de plainte associée, elle est
souvent mal interprétée par les adultes et rejetée par le milieu éducatif. Une autre des particularités
est que l'on observe un comportement de retrait, d'opposition. L'humeur réactive de l'adolescent est
déstabilisante : l'adolescent va être très mal, sans élan, mais il parviendra à se remobiliser dans le cas
d'un événement positif. Les parents comprennent alors mal et pensent que dès que quelque chose
intéresse l'adolescent, il le fait et qu'il est donc de mauvaise foi sur le reste.
Il faut être attentif à ne pas dire à l'adolescent que nous savons ce qu'il a dans la tête. Déjà, nous ne
le savons pas, de plus, cela serait insupportable. Il y a donc une manière de questionner l'adolescent,
de s'y intéresser, de lui prêter des mots étant donné qu'il vit des choses qu'il ne comprend pas. Il ne
faut pas affirmer ce qu'il a dans la tête. Il sera alors capable de reconnaître certaines choses, cela le
soulagera de parvenir à mettre des mots sur les choses. Il pourra par exemple dire sur l'humeur
dépressive, qu'il n'a envie de rien, qu'il pleure tout le temps, qu'il est irritable, qu'il se sent à fleur de
peau, que ses parents ne peuvent rien lui dire, qu'il se brouille avec ses amis. Du côté du retrait, de
l'opposition, l'adolescent dira que cela ne l'intéresse pas, que cela ne sert à rien, qu'il s'en fiche. Les
adolescents vont rester prostrés dans leur chambre, parfois sur Internet, ce qui peut mener vers une
addiction. Une adolescente que je suivais regardait une série et c'est le fait de pouvoir attendre
l'épisode suivant qui lui permettait de tenir le coup et de ne pas commettre un acte suicidaire. En
l'absence de plainte et face à une humeur qui peut parfois être très réactive, qui se remobilise tout à
coup, une irritabilité, des comportements d'opposition, de négativisme vont souvent conduire à une
incompréhension parentale importante, il va donc falloir accompagner, car ce conflit entre parents et
enfants ajoute encore à la souffrance de l'adolescent.
Sur le plan des cognitions négatives chez l'enfant, il s'agit surtout de la perte de l'estime de soi qui est
présente. Chez l'adolescent, on voit une évolution de la pensée, donc une évolution des cognitions
négatives qui vont avec. Du côté de l'estime de soi, on observe plutôt un manque de confiance en
soi, l'adolescent gagne en autonomie, il va alors ressentir un manque de confiance en ses capacités.
L'estime de soi engendre chez l'enfant comme chez l'adolescent l'auto-dévalorisation, quasiment
systématiquement associée à l'émotion dépressive, alors que chez l'adulte ce n'est pas forcément le
cas, comme si cette distinction entre émotions et sentiments était quelque chose qui se développait
en avançant vers l'âge adulte alors que chez l'enfant et l'adolescent, c’est encore quelque chose de
très mélangé. Le sentiment est vécu dans le corps. L'adolescent va commencer à se projeter dans le
temps, à le porter lui-même, on commence alors aussi à voir apparaître un certain pessimisme sur
l'avenir. Il a un raisonnement autobiographique qui se développe. De plus, la culpabilité qui n'est pas
trop présente chez l'enfant, arrive chez l'adolescent et chez l'adulte. Finalement, alors que l'enfant a
facilement des hallucinations, l'adolescent va plutôt développer des délires.
S'agissant des idées suicidaires, il est très important de savoir comment les questionner. Nous
devons faire attention à ne pas poser la question : « As-tu envie de mourir ? ». Les enfants n'ont pas
envie de mourir, ils ont envie que les choses se passent autrement. Nous devons plutôt amener la
discussion en demandant : « As-tu déjà pensé à te faire du mal ? », « Cela t'arrive-t-il d'avoir des idées
suicidaires ? ». Il faut veiller à ne pas le mettre acteur de cette envie suicidaire, c'est quelque chose
qui s'impose à lui.
Au niveau de l'expression instinctuelle, physique, il y a chez l'adolescent des choses quelque peu
extrêmes telles des hypersomnies, une agitation pouvant conduire à des fugues, alors que chez
l'adulte, cela se traduit plutôt par des insomnies, un ralentissement. Chez l'adolescent, la plainte
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physique va être très présente, dans 77 % des cas avec des maux de tête, des maux de ventre en
formant une dépression masquée.
Enfin, sur l'environnement, cela va être observé surtout sur la scolarité avec le décrochage scolaire,
l'absentéisme, le retrait social au profit d'activités restreintes comme une addiction à Internet ou des
restrictions alimentaires poussant à l'anorexie. Cela peut masquer un retrait familial.
Si nous regardons maintenant l'autre partie de l'évolution, comment cette dépression va évoluer,
nous observons qu'elle peut être source soit de récurrence dépressive et de chronicité, soit d'autres
troubles psychiatriques internalisés ou externalisés ou encore de troubles physiques dans le temps
avec notamment l'obésité, les troubles cardio-vasculaires. On craint avant tout et immédiatement le
suicide, surtout si ces troubles sont associés à une activité de consommation d'alcool, des conflits
dans l'entourage, des évolutions vers le trouble bipolaire. En ce qui concerne la prise en charge, nous
pouvons retenir quatre points essentiels.
Il y a tout d'abord la qualité du premier accueil. Celui qui, le premier, montre le souci de l'adolescent
doit s'intéresser à la personne en souffrance plus qu'aux symptômes et la qualité de ce premier lien
avec un professeur, un éducateur qui va parler de la nécessité de soins, est déterminante sur toute la
chaîne des soins qui va suivre et sur l'observance du traitement qui sera prescrit. Comme cela a été
dit précédemment, le deuxième point est la coordination des soins face à cette maladie, ce rouleau
compresseur de la maladie dépressive, des comorbidités, de l'environnement abîmé. La synergie, la
coordination des actions, leur intervention au bon moment vont avoir un impact déterminant sur
l'efficacité de l'action, du soin. C’est mesurable par le biais d'études et nous voyons que cela a des
effets aussi forts que ceux d'un médicament. Enfin, la prise en charge relationnelle est le soin
principal avec la thérapie relationnelle, la psychothérapie. Face à un adolescent déprimé, la première
chose que fait un médecin est d'abord de se « represcrire » lui-même comme rencontre relationnelle
à cet adolescent. Enfin, la question des traitements médicamenteux combinés à la psychothérapie
dans des formes sévères qui résistent à un début de psychothérapie demande des conditions de
prescription, car il y a un risque d'augmenter les passages à l'acte sous traitement. Cela demande
également de maintenir la thérapie relationnelle, mais il peut y avoir un intérêt non pas pour obtenir
la rémission grâce au traitement, mais pour obtenir de faire bouger certains symptômes et faire
bouger les liens pour permettre un meilleur engagement relationnel.
En conclusion, l'épisode dépressif majeur est la maladie qui impacte le plus l'adolescent en termes de
modalité, de mortalité et d'incapacités associées. L'adolescent déprimé abîme ses capacités
relationnelles, il transforme négativement son environnement et développe des comorbidités. Il faut
savoir repérer une souffrance, témoigner de son souci de soin et orienter envers les dispositifs
sanitaires sans avoir besoin de savoir faire le diagnostic. Enfin, la coordination des interventions est
essentielle pour dévier cette trajectoire morbide.
Je vous remercie.
Isabelle Cassini
Merci Dr. Tandonnet. La parole est à présent au Dr. Rachel Bocher.
Conduites suicidaires : la peur de vivre, des chiffres choc
Rachel Bocher
Psychiatre spécialiste de l’adolescence, Chef du service de Psychiatrie et Directrice de l’Unité ESPACE,
au CHU de Nantes, Nantes (44)
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L'être humain est un tout et la racine des conduites suicidaires renvoient très communément à
l'enfance et à l'adolescence. L'adolescence est renaissance et promesse de vie. La mort donnée à soimême à cet âge constitue une énigme, essentiellement vécue comme un événement intolérable
voire scandaleux. Comment la vie peut-elle donner naissance à la mort ? Devenu priorité de santé
publique, le suicide à l'adolescence illustre à la fois la dimension de risque et celle de toute
puissance.
Mon propos se décomposera en trois parties : j'aborderai d'abord l'adolescence en souffrance avec
les conduites suicidaires et les facteurs de risque, j'évoquerai ensuite l'unité Espace (l'unité de soin et
prévention des conduites à risque chez l'adolescent et le jeune adulte), que j'ai créée il y a quinze ans
au CHU de Nantes. Enfin, j'évoquerai brièvement quelques balises épidémiologiques pour rendre
compte de l'ampleur du phénomène.
S'agissant de la souffrance, Louis Tandonnet en a parlé et je pense que Philippe Duverger en parlera
également, mais j'ajouterai quand même que de nos jours tout le monde se dit en souffrance pour
tout et n'importe quoi et je crains que l'utilisation abusive de ces termes n'ait un effet délétère en
parant la douleur d'un halo romantique. L'adolescence n'est pas obligatoirement violente ou
douloureuse, de plus, il n'y a pas de modèle unique adolescent. Là, les références théoriques
éclatent. D'autant que les adolescents ne sont pas des extra-terrestres. Les adolescents, ce sont
nous, ce sont notre reflet, nous l'avons vu tout à l'heure dans le film qui nous a été présenté. Dans la
grande majorité, nos jeunes, ces jeunes, à plus de 85 %, vont même mieux qu'avant, car la société
leur offre plus de possibilités de réalisation et d'expression. Mais ces facilités rendent encore plus
scandaleux le fait que 15 % des jeunes aillent mal et soient en crise, ce qui n'a rien à voir avec la crise
de l'adolescence, le Dr. Tandonnet l'a dit. Il faut reconnaître qu'à l'heure des nouvelles technologies,
des réseaux sociaux, de la médiatisation de la société, les adolescents expriment de façon
spectaculaire leurs difficultés par des troubles du comportement, des conduites de mise en danger,
des conduites à risque suicidaires, nous y reviendrons.
Comment l'expliquer ? Pour Philippe Guitton, l'adolescence est l'art de devenir quelqu'un. Nous le
savons, elle est une période de crise, une période où le processus global de transformation est
engagé dans un triple remaniement, dans la relation à soi-même, dans la relation à son propre corps
sexué et dans la relation à son environnement relationnel. La crise de l'adolescent est bien
révélatrice de ce que dit Philippe Jeammet sur ce qui se passe dans les premières années. La fin de
l'adolescence est marquée par le processus d'adultité, c'est-à-dire qui donne une certaine autonomie
au sujet. Revenons sur la crise suicidaire et sa spécificité chez l'adolescent et le jeune adulte.
D'abord, la crise suicidaire est le langage de l'acte. À l'adolescence, les conduites à risque sont
classiques, les conduites d'opposition sont le moyen de rétablir une distance protectrice vis-à-vis de
l'adulte. Il s'agit aussi d'affirmer son existence même si parfois elle traduit un désir de rupture face à
la réalité. Certains adolescents multiplient les conduites à risques qui, disons-le, ne sont pas pensées
comme telles, comme des équivalents suicidaires. Nous pouvons citer la fugue comme un exemple
de conduite d'évasion, voire même de conduite d'émancipation assez fréquente en particulier chez la
jeune fille. Ces actes sont souvent plus que des voies d'échappement, nous pouvons dire qu'il s'agit
de tentatives de figuration de blessures identitaires.
Ensuite, précisons qu'avant la tentative de suicide, il faut explorer les idéations suicidaires. Selon le
baromètre santé, 10 à 25 % des jeunes ont eu des idéations suicidaires. 12 % seulement de ceux-là
feront un projet précis de suicide, mais la moitié des adolescents ayant fait une tentative de suicide
ont pensé au suicide l'année précédente. Ces chiffres nous poussent à rechercher davantage ces
idéations suicidaires. Attention, ce ne sont pas de simples restrictions sur la vie et la mort qui sont
assez fréquentes lors du processus de maturation psychique de l'adolescent. Il s'agit d'idées d'un
autre ordre. On dit généralement que ce sont des idées qui ne pensent pas. Cela signifie que ces
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idéations suicidaires résultent d'une rigidité de la pensée associée à une douleur morale intolérable
avec un débordement de flashs, de rumination morbide, d'épuisement des ressources cognitives
parfois associée avec la construction d'un scénario suicidaire. On trouve des discours associés aux
idéations suicidaires comme « je me sens inutile, je me sens de trop » ou des comportements comme
des dons d'objets auxquels le sujet est attaché comme des livres, des jeux.
Abordons maintenant la tentative de suicide. Elle est souvent davantage un désir de rupture qu'un
désir de mourir à l'adolescence. L'acte suicidaire révèle tellement de dimensions paradoxales,
cachées et cela n'a rien à voir avec la gravité du geste ni avec la méthode utilisée. Le geste suicidaire
vient marquer une rupture dans l'histoire et la continuité du sujet. Certains auteurs parlent même de
court-circuit psychique qui conduit à l'agir, au passage à l'acte suicidaire. L'adolescent le dit : « je
veux que cela s'arrête ».
Enfin, après l'idéation suicidaire et le passage à l'acte suicidaire, évoquons la tentative de suicide
comme un passage d'agression double. Il y a un acte d'agression vis-à-vis de soi-même et un acte
d'agression contre autrui. La violence est bien présente. Cet acte d'agression contre son propre corps
témoigne d'une véritable haine contre soi-même. Cela se traduira notamment par des scarifications,
des phlébotomies et même la radicalité de certains actes comme des défenestrations ou l'utilisation
d'armes à feu. Arrêtons-nous un instant sur ces scarifications qui ne cessent d'augmenter. Pour ceux
qui ont fait une tentative de suicide, on note 73 % d'antécédents de scarification. Ces blessures, ces
violences auto-infligées interpellent les limites du corps, les limites du moi. Ces blessures sont là,
paradoxalement, pour soulager la douleur éprouvée et pour décharger les tensions psychiques.
L'entaille du corps matérialise une coupure, une séparation qui ne peut se faire dans un autre
registre. Dans le cadre de viol, d'inceste, la blessure répétée est une manière symbolique de se
soulager en retournant la violence contre soi. Elle renvoie souvent à une souffrance identitaire
faisant écho à des antécédents de violences sexuelles. Xavier Provost, qui est venu ici me semble-t-il,
a évoqué plus de 80 % des cas. On peut trouver des localisations spécifiques à ces scarifications telles
que le ventre, le sexe, les seins, on observe un caractère durable dans ces scarifications voire des
blessures précoces. Tout cela est un indicateur de mauvais pronostic qui constitue des facteurs de
risques suicidaires majeurs. L'acte suicidaire, je l'ai dit, n'est pas seulement une agression contre soimême, mais aussi une agression contre autrui. Xavier Provost le dit, se suicider c'est « dans une
ultime maîtrise, se graver dans la mémoire des survivants à titre posthume ». Cela éclaire bien
l'importance de la souffrance et de la culpabilité des familles endeuillées.
Évoquons maintenant les facteurs de risques individuels. L'adolescent s'exprime, on le sait, avec un
langage spécial, que cela soit avec son corps ou bien même dans l'expression de sa pathologie. Il est
intéressant de constater que les situations ne sont en rien figées. Il est primordial de repérer ces
facteurs de risques pour agir précocement et agir préventivement. L'entourage doit alerter sans
attendre. Ces conduites ne souffrent ni banalisation, ni minimisation, ni même stigmatisation. Le
premier facteur de risque est la vulnérabilité psychique particulièrement forte à cette période
cruciale. Philippe Jeammet compare les adolescents à des fils électriques à nu, j'aime cette
expression. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est sa possibilité de liberté. Il y a des moments de
flottement à cet âge du fait des circonstances. Ce sont des moments de flottement dont l'image de
soi fait aussi que l'adolescent est blessé ou déçu par son entourage. Ces déceptions risquent
d'entraîner des conduites négatives, voire des conduites d'auto-sabotage. La capacité de l'adolescent
de se démolir voire de se faire souffrir sans limite est probablement la rançon de cette liberté.
Derrière les mots de l'adolescent se cache l'angoisse de la performance, loin des normes. Les adultes
sont pris dans cette contradiction entre l'exigence de réussite personnelle et l'angoisse liée au
chômage. Cela les rend quelquefois beaucoup trop tolérants face à la démotivation de l'adolescent.
Malheureusement, les conséquences peuvent être redoutables chez l'adolescent qui a tout à
prouver. La dépendance, la représentation que l'adolescent a de lui, le sentiment d'estime de soi, les
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liens avec les objets d'amour, tout cela est au cœur de la problématique suicidaire. Plus l'adolescent
a peur, plus il a tendance à faire peur pour dissimuler son anxiété liée aux questions qu'il se pose.
Parfois, l'adolescent a trop besoin des autres, ce « trop » est très lourd à digérer et c'est l'éternel
paradoxe de l'adolescent. Ce dont il a le plus besoin est ce qui le menace le plus dans son autonomie
naissante. En arrière-fond, on retrouve les deux angoisses humaines fondamentales : l'angoisse
d'abandon et l'angoisse de fusion. Lorsque l'adolescent lance à ses parents : « Tu me prends la tête »,
c'est l'intensité de son attente qui les rend réactifs. Il tente de résoudre ses contradictions tout en
ayant des idées noires, en présentant ses échecs comme des choix alors qu'en fait c'est la peur qui
dicte son comportement, la peur d'être débordé, d'être envahi par ses parents et aussi de ne pas
être à la hauteur. Au fil du temps, il risque de se construire une identité dans le malheur plutôt que
dans le plaisir, d'utiliser la stratégie du refus comme une drogue et cela peut durer des années.
Le troisième facteur de risque est la dépression. Louis Tandonnet en a beaucoup parlé, je n'y
reviendrai pas. S'agissant de la consommation toxique, c'est également un sujet évoqué dans
d'autres ateliers, je dirai brièvement que beaucoup d'adolescents vont absorber des drogues et de
l'alcool en premier lieu pour se sentir exister par la recherche d'ivresse répétée et aiguë, ensuite pour
rompre avec la souffrance psychique. Enfin, cette consommation est bien là pour tenter de combler
un vide affectif et identitaire. Beaucoup d'adolescents, nouveaux alcooliques, peuvent
malheureusement devenir de véritables poli-toxicomanes. Le danger est alors majeur, car cette prise
de risque favorise les effets de l'inhibition et le passage à l'acte.
Le quatrième risque porte sur les échecs et la phobie scolaire. Il existe plusieurs similitudes entre cet
adolescent phobique et les jeunes suicidants en lien avec des conflits générés par ce travail de
séparation d'individualisation, probablement à l'origine du maintien de lien anxieux aux parents. On
retrouve là encore compétitivité et performance véhiculées par la société actuelle qui n'est pas pour
rien dans cet état de mal-être adolescent.
Le cinquième facteur de risque est la souffrance familiale, qui parfois tue. On retrouve des
dysfonctionnements familiaux tels que des comportements addictifs, des violences psychiques voire
même physiques, des conduites suicidaires chez des parents, des relations affectives chaotiques
telles que des carences affectives, des rejets, des négligences et bien sûr l'inceste. Une jeune fille
suicidante sur trois aurait subi des violences sexuelles entre 6 et 11 ans. L'importance de la
dimension transgénérationnelle est à prendre en compte dans l'évaluation et la prise en charge de
l'adolescent suicidant eu égard à la répétition des suicides et aux identifications problématiques.
Le sixième et dernier facteur est constitué de facteurs environnementaux, nous retrouvons
l'isolement, les conduites d'opposition, qui sont à repérer comme des signes de détresse, de même
les phénomènes de contagion dans un groupe de pairs ne sont pas à négliger. Ce phénomène qui
s'appelle « l'effet Werther » montre l'identification associée à la culpabilité que peut susciter le
suicide d'un jeune sur ses pairs.
En conclusion, je reviendrai sur mon propos initial, à savoir comment des sujets qui ont des moyens
d'être heureux, de vivre heureux, en arrivent à de telles extrémités. C'est ce qui nous interroge. Ces
jeunes sont capables de se mettre en danger jusqu'à en mourir alors qu'ils ont une appétence très
forte à vivre. C'est bien la déception face à ce phénomène, c'est une déception immense. Ce débat
nous place bien au cœur de la prévention. Quand un jeune est en difficulté et qu'il commence à
saboter ses propres potentialités, l'accueil et la rencontre avec les adultes doivent être pensés pour
essayer de comprendre ce paradoxe. Plus les jeunes demandent, moins ils acceptent de recevoir. Il
faut leur proposer quelque chose de tolérable et d'accessible. Pour revenir à ces grands moments de
crise, la qualité de l'accueil est fondamentale. Il faut que la rencontre avec l'adulte ouvre de
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nouvelles perspectives. Comment faire ? Comment y parvenir ? Probablement, l'hospitalisation peut
être un moment central. Une hospitalisation de quelques jours peut obliger le jeune à rompre avec
son milieu habituel, à solenniser la dangerosité de l'acte, à préparer une suite possible qui lui donne
envie et qui donne sens à une proposition de soins obligatoires. L'essentiel du traitement découlera
de la réponse des adultes, le temps de l'hospitalisation est un moment clé de rencontre avec ces
adolescents. Il s'agira de mettre en œuvre un travail personnalisé, contenant, cohérent et c'est la
capacité de contenance des adultes, de cohérence dans la continuité tout en aménageant des
marges de liberté dont les adolescents ont besoin qu'il s'agit de mettre en œuvre.
C'est ce que nous essayons de faire depuis quinze ans au niveau de l'unité Espace, l'unité de
prévention de soins des adolescents et des jeunes adultes en situation de crise au niveau du CHU de
Nantes. Nous avons une équipe pluridisciplinaire composée de psychiatres, psychologues, assistantes
sociales, infirmières. Cette unité a été conçue comme un espace transitionnel, c'est-à-dire comme un
espace après les urgences. On dit que c'est un chaînon manquant entre les urgences et des unités de
psychiatrie générale. L'intérêt est de permettre aux adolescents de pouvoir avoir un accès aux soins.
Nous y recevons des 15-35 ans, qui ne présentent pas de pathologies mentales avérées, ce qui
permet d'éviter la promiscuité avec des pathologies chroniques. Nous essayons d'apporter une
réponse soignante spécifique puisque c'est un groupe homogène de patients dans le cadre et la
temporalité et une continuité des soins pour permettre une meilleure observance qui est la meilleure
réponse face à ces conduites suicidaires. Depuis quinze ans, nous avons accueilli plus de 4 000 jeunes
hospitalisés. Il y a une durée d'hospitalisation d'une dizaine de jours globalement après une période
d'évaluation de 48 heures après laquelle les patients peuvent rester sur un contrat de huit jours,
renouvelable une fois. Cette hospitalisation se donne trois axes : un axe individuel avec des
entretiens médico-psychologiques infirmiers, un axe de dynamique de groupe par le biais d'une
médiation, de groupe de parole ou par le biais de médiation artistique. À la sortie, il y a des relais soit
sous la forme de consultation soit sous la forme d'hôpital de jour. L'unité permet donc la poursuite
de l'hospitalisation à temps plein avec cet hôpital de jour. Nous avons sur l'unité de prévention, les
trois niveaux : la prévention primaire, secondaire et tertiaire. Enfin, le troisième axe, qui est en plein
développement, se focalise sur les familles. Elles sont reçues pendant l'hospitalisation à plusieurs
reprises. Nous organisons des groupes de familles de façon bimensuelle de façon à soutenir ces
familles qui peuvent aussi prolonger leur prise en charge dans le cadre de thérapies familiales.
Globalement, deux tiers des adolescents arrivent par les urgences et un tiers par le biais des
consultations de prévention. Il n'y a pas besoin d'être hospitalisé ou de passer par les urgences pour
bénéficier d'une hospitalisation à l'Espace.
Je finirai en vous donnant quelques balises épidémiologiques. Les chiffres concernent
essentiellement l'adolescent, l'adulte jeune et l'homme âgé de plus de 85 ans. Au siècle dernier, nous
avons vu une augmentation croissante des taux de suicides, excepté lors des deux conflits mondiaux.
C'est l'année 1993 qui fut l'année la plus noire. Mais depuis dix ans, grâce aux mesures prises dans le
cadre des pouvoirs publics, grâce aux bonnes pratiques, au fait que le suicide est passé priorité de
santé publique, nous assistons à une baisse lente et progressive du taux de suicide. Cela vous a déjà
été dit, mais je vous rappelle qu'il s'agit de la première cause de mortalité chez les 24-35 ans, c'est la
deuxième cause chez les 15-24 ans, soit un jeune sur huit. Le chiffre à retenir est que plus de 50 %
des primo-suicidants récidivent, ce qui implique que les politiques de prévention sont importantes.
Les idées suicidaires touchent plus largement les filles (13 %) que les garçons (8 %). Nous voyons
aussi une variabilité géographique : la Bretagne et les Pays de la Loire font partie des régions très
touchées.
Les conduites à risque sont souvent en comorbidité avec des prises répétées de drogue, avec l'échec
scolaires ou avec des comportements violents. Cela va considérablement augmenter le risque
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suicidaire. L'adolescent va chercher une rupture comme par exemple la fugue, l'absentéisme
scolaire, il va se droguer, avoir des troubles du comportement alimentaire. Cela résume, dans ce
besoin de rupture, qu'il faut bien retenir l'ambivalence de l'intentionnalité, des masques de la
dépression, de cette opacification, de cette fonction multiple du geste suicidaire. Dans la phrase « je
ne veux plus de cette vie-là », il y a cette auto-agressivité, la conduite de toute puissance mais aussi
un espoir de changement.
Pour finir, je vous lirai un court témoignage d'une jeune patiente d'Espace.
« Chers Membres de l'équipe médicale de l'unité soignante de l'unité Espace,
Mon passage dans votre service ne fut sans doute pas marquant pour vous tant les cas comme le
mien se succèdent dans votre unité. Cependant, pour mon histoire personnelle, ma venue chez vous
restera un tournant dans ma vie. Elle est pour moi le passage entre l'envie de mourir et l'envie de
vivre, ou plutôt de revivre. Aujourd'hui, après presque un an de dépression, je pense enfin en être
sortie. Je tiens à exprimer à votre égard toute la reconnaissance et la gratitude que j'ai. Sans votre
travail, j'aurais peut-être refait ce choix de ne jamais connaître mon avenir. Je vous souhaite une
merveilleuse année. »
Merci de votre attention.
Isabelle Cassini
Merci Dr. Bocher. Nous allons à présent entendre le Dr. Philippe Duverger.
Quand adolescence rime avec souffrance : comment identifier le mal-être chez le jeune ?
Comment le comprendre ? Quel accompagnement ?
Philippe Duverger
Pédopsychiatre, Chef du service Psychiatrique de l’enfant et de l’adolescent au CHU d’Angers, Angers
(49)
Je commencerai par remercier très chaleureusement les organisateurs pour m'avoir invité à ce
colloque. C'est un vrai plaisir de venir en voisin – puisque je viens d'Angers – vous parler de mon
expérience. Un grand merci donc aux organisateurs et à vous d'être présents. Je remercie également
Rachel Bocher et Louis Tandonnet d'avoir introduit ces questions. Je suis un peu embêté, car il m'a
été demandé de vous parler du thème qui m'a été attribué en seulement vingt minutes. Je ne sais
pas encore ce que je vais vous dire, tellement j'ai de choses à vous dire et tellement c’est complexe
et c’est peut-être un sujet un peu trop important. Je me trouve dans la situation de celle de tous les
jours. En tant que pédopsychiatre au CHU d'Angers, où je travaille notamment au service des
urgences, je suis amené à rencontrer des bébés, mais aussi des enfants et des adolescents. Lorsque
je vais aux urgences, je ne sais pas encore qui je vais rencontrer. Lorsque j'ai une consultation, je ne
sais pas sur qui je vais tomber. Et c'est un peu la même situation dans laquelle je me trouve à cet
instant.
L'une des manières d'introduire le sujet serait peut-être de vous parler d'une situation parmi d'autres
que j'ai évoquée dans un livre l'an dernier, il s'agit de la situation d'Aymeric. C'est un adolescent qui
n'allait pas très bien, il y a quelques années de cela. Un dimanche soir, à 22 heures, lorsque j'étais
d'astreinte au CHU d'Angers, l'infirmière des urgences m'appelle me demandant de venir voir cet
adolescent qui, pendant tout le week-end à Angers, avait crevé des pneus de voitures, rayé les
peintures, avait été ramené à son foyer et avait tout cassé dans sa chambre. Il était alors déscolarisé,
avait déjà fait l'objet d'un passage devant le juge pour enfants, bref, je me trouvais face à une
situation particulièrement complexe. Lorsque je suis arrivé, j'ai vu un éducateur de son foyer à un
coin du service et l'adolescent à l'autre bout du couloir, assis, droit comme un « i », avec une
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casquette, un survêtement blanc Adidas, des baskets Nike. Il se trouvait dans une rigidité, sur une
modalité très défensive. J'ai pensé que cela allait être très difficile. J'y suis allé malgré tout. Lorsque
je me suis présenté à lui en lui disant qu'il serait bien de discuter un peu, il m'a répondu d'emblée
« Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous réponde ? Je n'ai rien à vous dire ». J'ai alors insisté un
peu en disant qu'il était peut-être important de discuter. Il m'a alors répondu : « Lâche-moi je te dis,
je suis vénère avec tes questions à deux balles ».
En tant que chef de service, je pouvais le faire hospitaliser sans essayer d'aller plus loin, mais cet
adolescent m'intriguait et je voulais essayer de savoir ce qu'il en était pour lui. Je me suis assis à ses
côtés et lui ait dit que je ne comprenais pas et que j'avais envie de comprendre ce qu'il se passait et
pourquoi nous nous retrouvions là tous les deux. Il devait sûrement se demander pourquoi il ferait
confiance à un adulte. N'avait-il pas déjà été déçu par tous les professionnels qu'il avait rencontrés ?
Pourquoi cela marcherait-il avec moi, alors que cela n'avait pas fonctionné avec l'éducateur, le juge,
le psychologue du foyer, ses professeurs et j'en passe ? Qu'est-ce qui pouvait faire que nous
parvenions à établir un lien ? Cela a duré une heure, moment à partir duquel j'ai senti que ce lien
était peut-être en train de se créer. Je lui ai dit que je n'avais pas envie de l'hospitaliser, mais que
nous pourrions éventuellement en discuter de nouveau. Après lui avoir demandé si je pouvais le
tutoyer, ce qu'il a accepté, je lui ai exprimé mon souhait de le revoir le lendemain matin. Ceci était un
pari, car je n'avais pas la garantie qu'il reviendrait. Mais le lendemain il est revenu, accompagné d'un
autre éducateur. J'étais content de le voir revenir. Je lui ai alors répété que je ne comprenais pas ce
qu'il se passait. Il a alors dit « J'ai fait mienne la citation d'Oscar Wilde qui dit qu'au fond, la meilleure
façon de résister à la tentation c'est d'y céder ». Un soi-disant délinquant qui cite Oscar Wilde, il n'y a
pas mieux pour attiser l'attention d'un pédopsychiatre ! Je lui ai demandé s'il lisait Oscar Wilde, mais
il m'a répondu qu'il regardait l'émission L'Île de la tentation et que cette citation était inscrite au
générique… ! Je l'ai vu toutes les semaines pendant plus de deux ans.
Avec cet exemple, je voulais vous dire que peu importe que la rencontre se noue sur un malentendu,
sur un quiproquo, sur une surprise, sur une « chatouille de l'âme » comme dirait Daniel Marcelli. Il
me semble que nous ne pouvons pas soigner sans rencontrer, c’est très important. Nous pouvons
effectivement traiter, mais ici je ne vous parle pas de traitement, mais de soin. Soigner c'est
étymologiquement se faire du souci pour l'autre et je crois que les adolescents sont très sensibles à
l'attention que nous leur portons.
Je voulais revenir sur la différence entre crise d'adolescence et adolescent en crise. Ce n'est pas la
même chose, mais il n'est pas toujours simple de faire la différence. C’est un processus avec des
distances nouvelles à trouver, avec ses attentes, ses déceptions, de devoir faire le travail de deuil de
ses objets d'amour infantile, ce changement de soi tout en restant le même, ce besoin d'autonomie.
Winnicott disait que la vraie question de l'adolescence est la solitude. Pourtant, être autonome ce
n'est pas être seul. Il y a aussi faire face à la puberté, le plaisir à penser. Il faut donc bien différencier
l'adolescent en crise des conduites à risque dont nous avons parlé comme la dépression, le suicide,
les addictions. Restent ensuite des questions récurrentes visant à savoir comment contenir des
choses sans détenir, comment orienter sans abandonner, comment redonner du sens, de l'espoir à
quelqu'un qui n'en a pas, comme une jeune fille anorexique qui ne mange pas ou un jeune qui a tout
pour être heureux, mais qui en même temps fait une tentative de suicide.
Comment travaille-t-on ? Comment accueille-t-on une demande ? Je vais utiliser le mot de
« rencontre ». Tout d'abord parce que c'est un choix politique : au moment où la psychiatrie est de
plus en plus biologique, scientifique, parler de rencontre c'est lutter contre une certaine désaffection
actuelle pour la prise en compte de la réalité psychique. Je choisis le mot « rencontre » plutôt que
celui d'« intersubjectivité », d'« identification », d'« attachement » et tous ces mots qui ont été
utilisés pour parler des consultations avec des jeunes. C'est une chance de rencontrer les
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adolescents, c'est ce qui faisait dire à l'un de mes maîtres qu'au fond, en psychiatrie, on ne s'ennuie
jamais. À chaque fois, c'est nouveau et il faut réinventer, cela nous incombe d'être créatifs. Cela a été
le cas avec Aymeric, il a fallu à chaque fois inventer quelque chose de spécifique. C'est notre
créativité qui est en question.
Rencontrer c'est peut-être tout simplement prendre les autres tels qu'ils nous viennent et s'occuper
d'eux tant qu'ils en ont besoin sans rechigner à la tâche et sans rien attendre en retour, être
disponible. Ce n'est pas une idée que nous nous faisons, mais une action au jour le jour. Je pense que
c’est très important. C'est peut-être une autre manière de parler non pas d'hospitalisation, mais
d'hospitalité. C'est d'essayer justement de se rendre disponible avec les adolescents que nous
rencontrons et qui n'ont pas forcément choisi de nous rencontrer. Parler de rencontre plutôt que
d'empathie. On emploie beaucoup ce mot d'« empathie », mais pour moi, il s'agit plutôt de quelque
chose de l'ordre du mécanisme, un moyen de connaissance de l'autre. L'empathie est indispensable
et fait partie de notre outil de travail, mais l'empathie a trait au processus, à l'outil pour donner du
sens à l'expérience, une technique pour décomposer ce qui se joue dans la relation.
Parler de rencontre encore plutôt que de « sympathie ». La sympathie c'est du sentiment. Cela ne
nous empêche pas d'avoir des émotions avec l'adolescent que nous rencontrons, mais attention à
nos projections d'affects, de nos émotions et à cette résonnance émotionnelle. Il faut être
sympathique, oui, mais ce n'est pas avec elle que nous soignons. La pitié est un exemple de
sympathie, d'émotion et ce n'est pas pour cela qu'elle soigne. Il y a un très beau texte de Stefan
Zweig, La Pitié dangereuse, que je vous conseille, où en effet, avoir pitié de l'autre, que ce soit en
pédiatrie ou autre, ne soigne pas. Parler de rencontre plutôt que d'« identification » aussi, car
l'identification est, comme Freud nous le dit, un mécanisme inconscient. Il ne s'agit pas de s'identifier
à la souffrance de l'autre même si cela participe à la rencontre.
Parler plutôt de rencontre donc comme une expérience partagée et qui nous surprend nous-mêmes.
Je pense qu'il y a des adolescents que nous ne rencontrons jamais, avec lesquels nous sentons qu'il
ne se passe rien, avec lesquels nous pouvons parler de tout, mais nous voyons bien que nous ne
parlons pas de l'essentiel. Dans mon livre, je parle aussi de rencontres manquées. Il y a des
adolescents que je ne parviens pas à rencontrer. Je prends l'exemple de Pauline, une jeune fille qui
se scarifiait et que j'ai rencontrée aux urgences. Elle a été vue plusieurs fois par mes confrères aux
urgences et était revenue avec de nouvelles scarifications sur l'avant-bras. Je l'ai alors vue deux fois,
elle me parlait, mais ne me disait rien. Elle revenait, mais cela devenait compliqué, je sentais que
nous étions en train de patiner, que nous tournions en rond. Elle m'a dit que son état allait
s'améliorer, mais cela n'a pas été le cas, cela a été de moins en moins bien. J'ai alors passé la main
pour qu'elle soit suivie par d'autres collègues de pédopsychiatrie. Au cours d'un atelier médiatisé,
elle a confié à une infirmière qu'elle avait été abusée sexuellement par son grand-père quelques
années plus tôt. J'ai alors compris, après coup, quelques mois plus tard que toutes mes questions ont
été des intrusions. J'avais envie de l'aider, mais plus je lui posais des questions et plus j'allais vers
elle, plus cela était pour elle intrusif et plus elle s'en défendait, car cela lui était insupportable. Je ne
l'ai compris qu'après, je n'ai donc pas pu, personnellement, la rencontrer, il s'agit d'une rencontre
manquée.
Mais il y a aussi de belles rencontres. Cela me semble très important de le dire. Il y a, à un moment,
quelque chose qui nous capte, un vide symbolique. Nous ne nous en rendons pas compte parfois,
nous y repensons. Tout cela m'est revenu, car comme toutes les fins d'année, l'hôpital nous
demande de classer les dossiers et de les coder. En reprenant les dossiers, je m'aperçois qu'il y a des
adolescents que j'ai vus il y a quinze jours et dont je ne me souviens pas et il y a des adolescents que
j'ai vus il y a dix ans et dont je me souviens encore. Qu'est-ce qu'ils laissent comme trace dans notre
mémoire ? Et est-ce que ces traces ne sont pas l'image qu'une rencontre s'est faite ?
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La rencontre se situe entre surprise et quiproquo. Freud parlait de neutralité bienveillante, mais je
crois que nous ne sommes jamais neutres dans la rencontre. Il se passe des choses dont nous avons à
prendre conscience. C'est ce qui me fait penser que peut-être, en tant que professionnels de santé,
nous devons rester des artisans de la rencontre, nous situer du côté de l'art de la rencontre et non du
protocole. Nous avons bien sûr besoin de protocole, mais il est le contraire de la rencontre. Aux
urgences, nous avons des protocoles que nous devons suivre comme la conduite à tenir devant une
tentative de suicide, devant un adolescent qui se scarifie, devant une maltraitance. Ce protocole peut
aussi nous empêcher de rencontrer le jeune dans sa singularité. Restons donc des artisans de la
rencontre et des praticiens de l'inattendu. C'est ce qui s'est passé notamment avec Aymeric. Je ne
m'attendais pas à le rencontrer et c'était d'ailleurs plutôt mal parti. Si cela vous intéresse, je parle
d'autres rencontres également dans mon livre, je parle de Jeanne ou encore Florine, une jeune fille
qui a fait une tentative de suicide et qui m'a écrit une lettre un an après où elle traduisait tout ce qui
a fait notre rencontre. Comme l'évoquait Louis Tandonnet, il y a cette importance du premier accueil,
l'importance de ce qui se passe au moment de la rencontre. Elle en parlait très bien dans sa lettre.
Je crois que la rencontre, en effet, affole notre boussole et nos repères. La plupart du temps, elle
nous surprend. Rencontrer l'autre pose d'emblée la question d'autrui, du différent, de l'altérité. Ces
adolescents nous effraient parfois. « L'autre, c'est surtout parce que je ne suis pas » nous dirait
Emmanuel Levinas, mais en même temps cet autrui est indispensable, même si c'est une « forteresse
inaccessible », comme dirait Merleau-Ponty, avec ce paradoxe qui nous précipite dans un besoin de
l'autre. Nous avons besoin des autres et ce n'est pas Robinson Crusoé qui dirait le contraire sur son
île déserte. À chaque fois se posent deux questions : celle de la solitude et celle du rapport à
l'étranger, je vous renvoie à Camus, bien évidemment. C'est toute la question de l'autre dont nous
avons besoin, mais Sartre disait aussi que « l'enfer, c'est les autres ». Comment alors s'y retrouver
dans ce paradoxe, évoqué par Rachel Bocher ? Nous avons besoin des autres pour nous identifier
mais en même temps, nous ne voulons surtout pas des autres pour pouvoir nous en séparer, nous
autonomiser. Comment trouver une distance suffisamment bonne ? Comment à la fois rencontrer
autrui, faire face et s'opposer à l'autre et en même temps s'en rapprocher ?
Le mot « rencontre » est intéressant, car il comporte également le mot « contre ». On peut être
contre quelqu'un, opposé, mais aussi tout contre et donc s'en rapprocher. Dans tous les cas,
rencontrer l'autre, c'est toujours une rencontre avec soi-même, je crois et c'est pour cela peut-être
que toute rencontre est un risque. Il n'y a pas de rencontre sans changement, comme je le disais tout
à l'heure, les adolescents nous apprennent beaucoup de chose, ils nous permettent certainement de
grandir, de changer, d'évoluer et dans toute expérience professionnelle, les adolescents nous
apportent beaucoup pour comprendre ce qui se passe. Il y a toujours un avant et un après la
rencontre. Il y a toujours, je dirais, un état antérieur et donc, une création. La rencontre est un
moment vivant, j'aime cette image de Pontalis qui nous dit dans le livre Marée basse, marée haute,
s'agissant de la marée, « elle laisse de petits restes – comme ils me sont précieux ! – qui seront tout à
l'heure recouverts par la marée haute, mais qui réapparaîtront quand la mer de nouveau se
retirera ». Ces petits restes seraient-ils le signe, dans l'après-coup, d'une rencontre ou qu'une
rencontre a eu lieu ? Qu'est-ce qui nous reste ? Qu'est-ce que les adolescents laissent en nous et qui
nous permet de les inscrire dans notre mémoire ? Nous savons depuis Proust que l'espace dans
lequel un événement affectif s'est produit peut continuer à vivre pendant longtemps.
Cette question de la rencontre est pour moi tout à fait importante dans l'expérience compréhensive
de l'autre et cela nécessite un désinvestissement de tout ce que nous savons, un décalage. Paul
Ricœur parle de décentrement de soi. Pour rencontrer l'autre, il faut quitter la place de celui qui sait.
Les adolescents ne supportent pas d'être compris, Winnicott nous le dit. Il faut donc nous décentrer,
aller vers eux, sans savoir dans le fond tellement qui nous allons rencontrer. Il faut se laisser
bousculer, se laisser surprendre, se faire entamer en quelque sorte et douter de nos certitudes, sortir
de nos propres protocoles de pensée et de créer une hospitalité langagière comme nous le dit Paul
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Ricœur. C'est cela qui nous permettra de rencontrer l'inédit et sans doute peut-être d'entendre
l'inouï. Nous pouvons rencontrer comme cela un bébé, un enfant avec toute la question de garder
vivante sa propre adolescence pour pouvoir les rencontrer. Je pense qu'il y a des professionnels qui
ne peuvent pas s'occuper d'adolescents, ils s'occuperont très bien de bébés, mais moins bien des
adolescents, peut-être parce qu'ils en ont peur ou qu'eux-mêmes n'ont pas forcément bien vécu leur
adolescence. Attention à ne pas donner du sens à tout, à ne pas plaquer nos interprétations dans un
déterminisme très français, très humain même. Lorsqu'on ne comprend pas, il faut donner du sens.
Nous le voyons en ce moment avec les attentats, nous pourrions rester immobiles devant la
télévision, pour essayer de comprendre, pour donner du sens à l'incompréhensible. Il faut être
vigilant, ne pas tout voir, ni tout entendre, cela nous permettra de rencontrer les jeunes.
L'avenir n'est pas écrit et rencontrer les adolescents, c'est sans doute aussi avoir un certain
optimisme. Ils sont, encore une fois, très sensibles à l'attention que nous leur portons. Nous n'avons
ni scanner ni examens biologiques, c'est nous qui allons retraduire ce que nous avons compris dans la
rencontre. Nous suspendons le temps du diagnostic. Nous ne sommes pas là pour en poser, mais
pour rencontrer des jeunes. C’est un peu provocateur, mais c'est comme cela que je le vis. Il ne faut
pas réduire l'enfant ou l'adolescent à son comportement, même d'une addiction, ne pas pointer
uniquement les dysfonctionnements, mais voir aussi ce qui va bien. Nous sommes plus souvent en
train d'énumérer tout ce qui va mal, mais il y a sûrement aussi beaucoup de choses qui vont bien et
c'est une manière de préserver le narcissisme, de traduire et non d'interpréter. C'est ce que je disais
à Aymeric : « Je ne comprends rien, explique moi ». Le soin, c'est partager un souci et s'inscrire dans
un cadre clairement défini, c'est cultiver une ardente patience. Sortir du factuel me semble
important.
Isabelle Cassini
Nous allons passer aux questions/réponses avec le public.
Intervenant dans le public
Bonjour Monsieur Duverger, vous aviez promis de nous donner des nouvelles d'Aymeric.
Philippe Duverger
Je l'ai suivi pendant presque trois ans de façon irrégulière, car je donnais des consultations, mais il ne
venait pas. En revanche, je lui envoyais un courrier, car comme je le disais, les adolescents sont très
attentifs à l'attention que nous leur portons, pour lui fixer de nouveaux rendez-vous. Il venait une
fois sur deux aux rendez-vous. Il habite Chalonnes-sur-Loire, une petite ville à côté d'Angers, il devait
prendre le train pour venir et à chaque fois, il jouait avec le contrôleur pour ne pas se faire attraper, il
ne prenait jamais son billet. Bref, le suivi a été compliqué, mais il va beaucoup mieux. Il a entrepris
des études et grâce aux réseaux sociaux, il me donne des nouvelles régulièrement pour pointer le fait
qu'il est en train de faire des choses. Il y avait une grande vulnérabilité, une grande fragilité et cela
était très important lorsqu'il venait parfois le mercredi alors qu'il n'avait pas rendez-vous, faisant
semblant de s'être trompé pour faire en sorte, alors que je n'en avais pas le temps, de lui octroyer
quand même quelques minutes pour l'accueillir et lui montrer que, même quand il n'était pas là, je
continuais de penser à lui.
Intervenant dans le public
Bonjour, je vous remercie pour vos interventions. Je suis principale d'un collège. J'ai été interpellée
par un certain nombre d'expressions que vous avez employées qui nous font écho aussi dans la
communauté scolaire telles que « les artisans de la rencontre », « l'optimisme » pour nous, non pas
du soignant, mais de l'éducabilité de chacun des adolescents que nous avons sous notre
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responsabilité et « cultiver une ardente patience » avec les adolescents, car nous sommes, nous
aussi, confrontés dans les établissements scolaires à l'adolescent en crise.
La remarque que je souhaitais faire est que nous sommes assez seuls par rapport aux adolescents en
crise, les réponses que nous essayons d'apporter ne sont souvent pas les bonnes même si nous
souhaitons qu'elles le soient. Dans le domaine du soin, de la psychiatrie, personne ne l'entend. Il est
très difficile de dire que l'adolescent doit, peut-être être hospitalisé, qu'il a sans doute besoin de
soins. Beaucoup regardent cela avec un peu de distance, en se disant que ceci est très loin de leur
univers. Pourtant, c'est là que tous les jours, tout le temps, nous les observons. Ma question est de
savoir quand allons-nous enfin prendre en compte cette question de la psychiatrie des adolescents
qui vont mal et qui ont besoin de soins ? Quand est-ce que nous allons avoir une vraie santé scolaire
qui va pouvoir accompagner les personnels de l'éducation, les familles et les adolescents à l'intérieur
de l'établissement ? Nous sommes peut-être les premiers à y être confrontés, nous les voyons tous
les jours ces adolescents. Nous voyons bien qu'ils vont mal, parfois la famille l'entend, parfois elle ne
l'entend pas. Idem pour les professeurs, certains l'entendent, d'autres pas. C’est très compliqué à
gérer et nous sommes un peu seuls avec cela dans les établissements scolaires. C'est comme si nos
deux mondes étaient complètement cloisonnés et comme si nous nous effrayions les uns les autres.
Je voulais vous interpeller sur votre ressenti sur ces adolescents que vous voyez et qui sont aussi des
collégiens, des lycéens. Quelles sont les passerelles que vous voyez entre les deux ? Selon moi, il n'y
en a quasiment pas.
Isabelle Cassini
Monsieur Duverger, il me semble que la question vous est adressée.
Philippe Duverger
C'est une question compliquée. Vous avez raison, les adolescents passent la plupart de leur temps
dans leur collège ou leur lycée. Il est important en effet d'essayer d'établir dans nos deux grandes
institutions, sanitaire d'un côté, éducation nationale de l'autre, des ponts, des liens. Non pas des
protocoles, mais de vrais liens entre une infirmière scolaire et une infirmière dans un service
spécifique. Je crois qu'il est important de se connaître. Nous pourrions dire exactement la même
chose avec la justice, avec les juges pour enfants qui rencontrent les adolescents et qui peuvent
également percevoir un besoin de soin. Il me semble que les adolescents sont très sensibles à la
cohérence des adultes qui les entourent. Comment travaille-t-on ensemble ? Comment nous ne
clivons pas ?
Nous nous heurtons beaucoup à nos institutions, c’est très compliqué : est-ce que le soin doit rentrer
dans l'établissement scolaire ? Le rectorat nous répondra que non, l'école étant un lieu de
scolarisation, surtout pas un lieu de soins. Nous pourrions venir faire des séances de prévention, des
exposés, ce que nous faisons déjà à Angers ou à Nantes. Ceci est l'occasion de faire passer des
messages, c'est l'occasion aussi de se connaître entre adultes et de ne pas travailler que dans
l'urgence. Je trouve que l'urgence nous empêche de penser. C'est précisément pour cela qu'il y a des
protocoles, car dans l'urgence, nous ne pensons pas, nous sommes sidérés. Ce n'est pas dans
l'urgence que nous travaillons le mieux, mais c'est en amont. Comment pouvons-nous, en amont,
nous sensibiliser, parler d'un jeune ? Beaucoup de choses ont été faites à Poitiers par exemple avec
Nicole Catheline comme de la prévention, mais c’est toujours remis en question du fait, par exemple,
d'un changement de directeur d'établissement. Il faut remettre cela à chaque fois sur le métier, c’est
compliqué et dépend vraiment du souci de chaque professionnel de l'éducation nationale, infirmière
scolaire, médecin scolaire, conseiller d'éducation et aussi du côté sanitaire, médecins, psychologues,
infirmiers et autres assistantes sociales de nos services. Nous devons nous parler.
89
Rachel Bocher
Je suis tout à fait d'accord avec ce que vient d'évoquer Philippe Duverger. J'ajouterai peut-être aussi
la connaissance. Les groupes de prévention sont tout de même très importants. Lorsque nous allons
dans les lycées, nous allons non seulement voir les professeurs, mais aussi les parents. Cela m'a
amusée, car ce matin était évoquée l'idée de faire une « semaine des parents » ici. Nous rencontrons
donc les familles au sein des lycées. Nous savons très bien que personne n'est compétent lorsqu'il est
seul. Vous disiez être seule, mais personne ne peut rien faire seul, ni les parents, ni les enseignants,
ni les professionnels de la santé. Il faut que nous soyons ensemble, il faut aussi partager un minimum
de choses en commun et dans ces rencontres, dans ces séances de prévention, il nous est permis de
mettre des éléments en commun, des signes d'alerte, des signes sur lesquels il ne faut pas passer,
des discours qu'il ne faut pas minimiser.
La deuxième chose est une question de politique générale, c'est-à dire que dire à un jeune qu'il ne va
pas bien n'est pas dangereux. Quelques fois, nous voyons pourtant bien cette image de
stigmatisation sur la psychiatrie. Lorsque j'ai évoqué tout à l'heure l'Espace, l'idée était de créer une
unité où il n'y a que des jeunes de 15 à 35 ans qui présentent des premières conduites à risques, qui
n'ont pas d'antécédents avérés de pathologie mentale, qui ne renvoient pas à une image de
défectologie et de chronicisation. Un tiers des jeunes présentant des conduites à risque ne donnera
pas de suite, un tiers évoluera sur des pathologies mentales avérées, notamment dépression et
schizophrénie et un troisième tiers continuera sur des troubles de la personnalité. Nous voulions
faire de cette unité le chaînon manquant, puisque ce n'est pas une unité de psychiatrie, mais une
unité concernant les jeunes en crise. Notre rôle est d'aller vers eux, de les amener là et de leur dire
que nous sommes là pour les rencontrer, aussi bien les parents que les adolescents. Tout le monde a
parlé de cette question d'aller vers. Cela n'est pas dangereux, cela ne contamine personne et ce n'est
pas le fait de rencontrer un professionnel qui sera problématique pour le jeune. Mais pour cela, il
faut en être profondément convaincu. Il y a cette stigmatisation entachée à la psychiatrie qui n'est
pas anodine ici. Je pense que des rencontres comme celles d'aujourd'hui à Ancenis, présidées par le
maire, sont très importantes, car cela reste quand même très politique. Il s'agit d'une politique de
santé publique indépendamment du protocole. La question est de savoir comment nous pouvons
faire passer des messages et qu'il y a des signes à repérer, qu'il ne s'agit pas seulement du blues d'un
adolescent et qu'il y a des éléments à prendre en compte et à ne pas minimiser. Il faut alors faciliter
la rencontre, c'est-à-dire que l'enseignant passe le message à l'infirmière scolaire puis au médecin de
prévention et au psychiatre. Dans cette chaîne, personne ne doit être seul. Il faut une chaîne qui
facilite le passage vers.
Philippe Duverger
Je suis tout à fait d'accord, avec en même temps l'idée que l'adolescent ne doit pas s'angoisser de se
retrouver telle une « patate chaude », que l'on va se passer d'institution en institution et qu'il est très
important de l'accompagner. Lorsque nous repérons quelque chose qui ne va pas bien, et que nous
constatons qu'un jeune a besoin de soins, il faudrait que cela ne devienne pas un abandon. Si nous
confions le jeune, il ne faut pas pour autant ne plus nous en occuper. C’est très important pour
l'adolescent. L'une des manières concrètes pour y parvenir serait peut-être, non pas dire au jeune
qu'il a besoin de soins et qu'il doive voir un psychiatre, car cela stigmatise et c'est la catastrophe,
mais plutôt de lui dire que nous nous faisons du souci pour lui et de se demander, ensemble,
comment y parvenir. Les parents eux-mêmes d'ailleurs peuvent dire cela à leur adolescent et trouver
le moyen de dire que seuls, ils ne peuvent y parvenir, qu'il faut se faire aider d'un tiers. Il s'agit peutêtre d'une manière d'associer les différents intervenants et les différentes institutions et de ne pas,
au fond, travailler ensemble, mais chacun de notre côté, en se passant l'adolescent avec un courrier
ou un coup de téléphone. Il s'agirait à chaque fois d'une rupture pour l'adolescent lui-même, alors
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que l'idée est de le retrouver là où il s'est perdu et non pas de le confier de nouveau à quelqu'un qui
serait soi-disant plus compétent. L'accompagnement est important.
Louis Tandonnet
J'ajouterai à cela qu'il est important de pouvoir dire à l'adolescent qu'on reste avec lui pour trouver
une solution, qu'il sente que l'on demande de l'aide tout en restant avec lui.
L'autre chose sur laquelle j'aimerais insister est qu'avant d'atteindre la souffrance grave, beaucoup
de choses peuvent être faites, notamment tout un travail sur le climat scolaire qui a un impact très
fort sur les maladies mentales et qui finalement ne demande pas de compétences en termes de
diagnostic.
Intervenant dans le public
Je voudrais continuer sur le mot « rencontre ». Je travaille dans le médico-social, il s'agit donc d'un
terrain que je connais. C’est en théorie facile à dire, mais sur le terrain c’est très compliqué. Il y a
aussi du secret partageable qui n'est pas sans poser souci. Les inter-institutions ne sont pas sans
souci non plus. Il y a effectivement ce morcellement qui est observable depuis des années. Ce n'est
pas faute, par rapport à des situations cliniques, de demander ou d'observer ce morcellement. Vous
venez très bien de le dire, il faut à un moment faire un relais et non pas se passer une « patate
chaude », mais des « patates chaudes », nous en avons encore aujourd'hui. Cela se compte en
centaines. C’est désolant, mais il faut faire avec. De ma place, comment cette politique de cité, de
police peut-elle se faire ? Ce n'est pas sans mal, car cela peut dépendre des recteurs, des professeurs
ou autres et il y a toujours une résistance négative. Cette utilisation de mot « rencontre », je la
soutiens, la revendique et la mets en actes, pourtant cela n'est pas sans souci.
Philippe Duverger
Je partage cela, j'ai d'ailleurs parlé de rencontres manquées, c'est-à-dire que nous ne nous trouvons
pas dans une toute-puissance ou une toute réussite. Parfois, nous ratons, nous manquons. C'est là
que nous apprenons beaucoup de choses. C'est à la fois difficile et à la fois passionnant. C'est comme
cela que nous pouvons parler d'optimisme. C'est vrai que c’est compliqué et que nous pouvons
dépenser beaucoup d'énergie à tenter de faire des liens alors que nous parlons en même temps de
morcellement, mais nous arrivons tout de même à de belles choses, nous parvenons aussi à travailler
ensemble, à partager nos logiques, à créer au coup par coup et dans chaque situation quelque chose
de singulier, nous parvenons à nous comprendre et à partager. Même lors de réunions de synthèse,
nous nous retrouvons parfois à dix autour d'une table pour parler d'un jeune, c’est impressionnant
d'avoir dix adultes réunis pour parler d'un jeune. C’est énorme, nous avons pourtant des moyens,
alors comment se fait-il que nous ne fassions pas mieux? Pour autant, nous pouvons partager cette
culture par le biais de ce colloque, lors des formations dans les établissements scolaires, lors de nos
rencontres. Il faut que nous apprenions à nous connaître, à partager nos outils de pensée et à les
expliquer. Nous ne les partageons et ne les expliquons peut-être pas suffisamment. Il y a l'éducatif, le
sanitaire, le social, le politique. C'est cela que j'essayais de remettre au cœur.
Rachel Bocher
J'ai accès un peu plus à l'hospitalisation et je voudrais ajouter que nous essayons d'éviter ces
rencontres qui ne se passent pas. Dans l'unité Espace, il n'y a que des jeunes qui souhaitent ces
rencontres, aucun n'est sous contrainte. Cette hospitalisation se fait soit par un passage aux
urgences, soit par le biais d'une consultation d'évaluation. Le patient passe aux urgences à la suite
souvent d'un passage à l'acte, malheureusement. Ce passage à l'acte est souvent inaugural et permet
la prise en charge. Nous disons à nos collègues des urgences que l'hospitalisation n'est pas
91
obligatoire. Des rendez-vous de consultation peuvent être fixés afin de revoir le jeune en
consultation d'évaluation pour parler avec lui des objectifs à fixer pendant l'hospitalisation,
précisément pour favoriser une rencontre authentique et éviter cette « patate chaude » que Philippe
Duverger décrivait, c'est-à-dire que le patient passe à l'acte, il arrive aux urgences, il est balancé dans
une unité de soins psychiatriques, il revient ensuite à l'Espace. Lorsque nous essayons de le revoir, à
ce moment-là, il y a une période d'évaluation de 48 heures où le jeune, alors en rupture avec son
environnement, va être observé. Nous allons travailler avec le jeune sur son génogramme, sur ce
qu'il vient de se passer. Au-delà de ces 48 heures, nous décidons avec le jeune si nous poursuivons
l'hospitalisation en faisant un contrat de huit jours avec des objectifs que lui-même fixe. Cela peut
être des choses très simples comme aller mieux par exemple ou parler de nouveau avec sa mère. Si
c’est décidé, nous allons donc ensemble au bout de ces huit jours, ce qui nous permet d'éviter des
rencontres qui n'auraient pas pu se faire. Quelquefois, certains partent après 48 heures et nous
rappellent, l'hospitalisation se fait alors dans un deuxième temps. Dans ce monde où, nous l'avons
dit, tout se fait avec immédiateté, il nous faut malgré tout du temps. Nous essayons de poser la
question de la temporalité pouvant permettre de nouer des rencontres authentiques de la part des
jeunes.
Isabelle Cassini
Une dernière question avant de terminer ?
Intervenant dans le public
Bonjour à tous. Je suis éducateur dans le service de prévention spécialisée, autrement appelé
éducateur de rues, dans le département 49. Nous sommes aujourd'hui confrontés à une question qui
est la mise en concurrence des travailleurs sociaux, ceci est une politique actuelle qui a l'air, a priori,
de se mettre en place et par conséquent qui pose la question des appels d'offres. Travailler ensemble
dans un contexte où nous sommes mis en concurrence entre professionnels est une question qui me
heurte depuis quelques mois voire quelques années et qui se met en mouvement de plus en plus.
Nous parlons de la rencontre, rencontrer les adolescents c'est un art de tous les jours, je peux vous
garantir que nous en avons l'exemple tous les jours, c'est une belle aventure, mais nous sommes sur
le point de la perdre, ce qui est bien dommage. Nous sommes dans l'ère des appels d'offres et
mettre en concurrence les jeunes professionnels qui arrivent sur le marché avec des gens qui ont un
peu d'expérience pose vraiment question pour l'avenir de cette belle jeunesse. Quand on aime ce
travail et que nous mettons en concurrence les professionnels et que nous les fragilisons alors que
nous travaillons auprès de publics eux-mêmes fragiles, en rupture, en échec, des questions éthiques
se posent sur ce que nous souhaitons pour les enfants et nos jeunes pour demain. Nous avons une
vraie responsabilité d'adultes, tous ensemble et de citoyens.
Ceci est aussi un message pour nos élus qui prennent des décisions importantes. Surtout après ce
qu'il s'est passé le week-end dernier, je ne pouvais pas ne pas en parler.
Philippe Duverger
Je pense que nous ne pouvons que partager votre souci et aussi votre inquiétude. Mais là, nous
sommes vraiment sur le registre du politique, du côté en effet des choix politiques. Vous avez raison
sur le fait que cela ne doit pas nous empêcher de continuer de rêver, car les adolescents ont besoin
que nous puissions garder cet avenir possible, ouvert, comme dirait Rufo cette « réserve
d'espérance ». Si nous-mêmes n'espérons plus, si nous nous mettons à déprimer, c'est fichu.
J'exagère quelque peu, mais je crois que c’est fondamental. Continuons à rouspéter, car cela signifie
qu'il y a de la vie, continuons à critiquer et à alerter nos politiques sur ces points, c’est fondamental,
mais cela ne doit pas nous empêcher de rêver, créer et continuer à rencontrer les jeunes, car ils ont
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besoin de nous, vous avez complètement raison. Ceci est une vraie responsabilité professionnelle. Au
niveau du politique, je serai bien en mal de répondre même si je partage complètement votre avis.
Isabelle Cassini
Merci beaucoup pour votre réponse Monsieur Duverger. L'atelier touche à sa fin, je tenais à
remercier nos trois intervenants. Merci pour votre présence et très bonne journée.
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CONSOMMATIONS ET CONDUITES À RISQUES ÉMERGENTES : constats
et projections
Christelle Beuget, animatrice.
Les organisateurs de ces assises m’ont confié l’animation, entre autres, de cette table ronde.
Après le grand angle de ce matin, les différentes thématiques abordées, jeunesse et alcool, sexualité
ados, cyber-dérives chez les adolescents, mal-être, nous voilà ici pour évoquer un constat beaucoup
plus large. Ma mission sera de vous présenter nos intervenants et invités.
Très concrètement, vous nous voyez très nombreux autour d’une table qui n’est point ronde, ce qui
ne facilitera peut-être pas les échanges. Néanmoins, vous disposerez de quelques minutes pour
poser vos questions en fin de séance, bien entendu.
J’ai à côté de moi Jocelyn Lachance – un beau nom, mais on doit vous le dire souvent –, enseignant
chercheur à l’université de Pau, membre de l’Observatoire Jeunes et sociétés de Montréal. Quand
nous nous sommes parlé au téléphone, puisque j’ai appelé mes invités avant de les recevoir ce jour,
vous m’avez confié être heureux de traiter les adolescents hyper connectés au sens très large. Ce
matin, vous aviez évoqué dans l’atelier n° 3 des cyber-dérives et notamment, les défis connectés, soit
des sortes d’épiphénomènes. Cet après-midi, vous allez nous livrer une vision beaucoup plus large et
peut-être même nous expliquer en quoi il s’agit de révélateurs sociaux, c'est-à-dire : les adolescents
hyper-connectés sont-ils des révélateurs sociaux ?
Monsieur Vincent Dodin, qui est un peu plus loin, est psychiatre, chef de service de psychiatrie de la
clinique médico-psychologique du Groupement des hôpitaux de l’institut catholique de Lille. Depuis
plusieurs années, vous étudiez les rouages complexes des addictions, mais aussi un autre combat,
celui des troubles du comportement alimentaire, aussi appelés TCA. Pour nous, vous reviendrez sur
la relation difficile qu’entretiennent certains patients avec la nourriture et peut-être, plus
précisément, selon le déroulé, sur quelques aliments qui rendent « accro ». Vous nous direz cela au
cours de votre présentation.
Enfin, docteur Marion Adler, vous êtes addictologue, tabacologue, médecin généraliste à l’hôpital
Antoine Béclère de Clamart. « Quoi de neuf sur le front du tabac ? », vous ai-je demandé l’autre jour
au téléphone. Vous m’avez répondu : « Nous serions peut-être un peu frustrés si nous ne parlions
pas de la e-cigarette… » Mais surtout, vous allez nous apporter ici, et vous allez nous l’expliquer, une
méthode pour arrêter de fumer. Parce qu’arrêter de fumer sans souffrir, c’est possible.
Monsieur Lachance, je vous souhaite la bienvenue et je vous laisse commencer.
Adolescents hyper-connectés : de la maîtrise du corps à la maîtrise du temps
Jocelyn Lachance
Enseignant chercheur à l’université de Pau, membre de l’Observatoire jeunes et sociétés de Montréal,
Pau
Merci de l’invitation, tout d’abord. C’est un plaisir d’être parmi vous aujourd'hui. Vous avez compris
que je suis à l’université de Pau, mais d’origine québécoise. Quatorze années en France n’ont pas eu
raison de cet accent.
C’est aussi un plaisir d’être ici pour plusieurs raisons, plusieurs belles rencontres, mais aussi parce
que dans un colloque d’addictologie, je trouve très intéressant de pouvoir laisser la parole à un socio-
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anthropologue, ce que je suis, et donc, de pouvoir vous parler peut-être d’un autre angle, d’un autre
point de vue qui viendrait compléter, s’ajouter à ce qui est dit depuis ce matin. On parle souvent des
technologies de l’information et de la communication, des écrans et des images et l’on s’intéresse à
leur impact, c'est-à-dire que l’on questionne les consommations d’images, l’appropriation d’images,
les jeux vidéo, et l’on se demande ce que cela vient changer sur le psychisme, ce qui est très
important. La question est tout de même un peu différente : n’y a-t-il pas, dans l’adolescence
contemporaine, quelque chose qui explique pourquoi les adolescents investissent massivement les
technologies de l’information et de la communication ? On prend comme une évidence le fait que
nos adolescents aiment Internet ou Facebook, Snapchat ou les jeux vidéo. Or on pourrait imaginer
qu’une génération d’adolescents complètement en rupture avec le monde des adultes, dans une
révolte parfaite, aurait pu, peut-être, refuser les technologies qui ont été produites au fil des années,
des décennies, voire encore plus maintenant. C’est une question que je pose : est-ce que finalement,
il n’y a pas, dans l’adolescence, quelque chose qui explique pourquoi il y a investissement massif ?
Lorsque l’on se pose la question de l’hyper-modernité et donc, de l’adolescence hypermoderne, donc
hyper-contemporaine, on se rend compte que finalement, la plupart des usages répondent à des
nécessités anthropologiques de se sentir exister, de s’autonomiser, de rencontrer l’autre. Cela nous
permet justement de rappeler ce qui était dit ce matin, à savoir de ne pas envoyer tous les
adolescents chez nos collègues psychologues, psychiatres et psychanalystes qui veulent bien
s’occuper de ceux qui sont vraiment dans des situations d’addiction. Il s’agit finalement de se
demander ce qui se passe avec ces ados. Nous avons été adolescents et donc, nous avons le
sentiment d’être un peu près d’eux et en même temps, d’être un peu loin. La question est la
suivante : qu’est-ce qui a changé, fondamentalement, dans l’identité adolescence et dans la
construction identitaire ? Je vais essayer d’être assez rapide pour pouvoir donner des exemples
concrets pour montrer comment cela s’exprime sur le Net aujourd'hui.
L’adolescence, évidemment, c’est le devenir adulte. Or on peut faire comme premier constat que la
plupart des adolescents n’ont pas envie de devenir adultes. Je travaille à partir d’entretiens semidirectifs et donc, je m’intéresse à la parole que les adolescents me transmettent et par conséquent,
au sens qu’ils donnent à leur comportement. Lorsque l’on s’intéresse à ce qu’ils disent, eux, c'est-àdire pas nous, avec nos interprétations, à ce qu’ils disent eux-mêmes de leur comportement, on fait
quelques petites découvertes.
Rappelons quelque chose d’important : pendant longtemps, le chemin était tracé. Généralement,
quand nous parlons avec nos collègues « addologues » – pour nous rappeler que nous sommes dans
le pluridisciplinaire –, nous nous rendons compte qu’il y a probablement trois façons de devenir
adulte.
La première, que l’on évoque très souvent et qui est le dada des anthropologues, ce sont les rites de
passage, les fameux rites de passage. Je rappelle rapidement ce que c’est, parce qu’aujourd'hui,
l’objectif n’est pas de parler de ce sujet. Nos ancêtres lointains, très lointains, communs, dans ce que
l’on appelle des « tribus », entre gros guillemets, des sociétés primitives, il y avait des rites de
passage. Pour tracer rapidement les grandes lignes de ce que c’était, il s’agissait en fait de
cérémonies organisées par les adultes et qui visaient à symboliser le passage de l’enfance au monde
adulte, autrement dit une fête, une cérémonie. Or, lorsque l’on retourne très loin dans les versions
les plus lointaines, les ethnologues ont isolé un invariant anthropologique, qui est le suivant : on
mettait les enfants à l’épreuve. On mettait les initiés à l’épreuve et s’ils réussissaient l’épreuve, ils
étaient acceptés comme adultes. Évidemment, c’est un peu plus complexe que cela, dans la réalité,
mais cela nous dit une chose : dans ces sociétés, la question de la reconnaissance ne se pose pas. Ces
initiés qui traversent l’épreuve sont reconnus comme adultes, sont acceptés comme tels. Le chemin
est tracé. Il n’est pas obligatoire de faire des rites de passage pour devenir adulte. Encore heureux ! Il
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n’y a pas de nostalgie à avoir parce qu’il y a des rites de passage qui sont tout de même très
« trash », et je pèse même mes mots.
La deuxième chose est le projet, bien entendu. Mais pendant longtemps, le projet est déterminé
collectivement. Autrement dit, les autres décident du projet que nous allons adopter. Pour le dire
grosso modo, prenons l’exemple de la famille. Il y a cent ans – je ne prends aucun risque –, si vous
vouliez fonder une famille dans une société judéo-chrétienne, femme/homme, homme/femme, sous
le regard de Dieu, faire des enfants, s’occuper des grands-parents, vous pouviez exister socialement.
Évidemment, dans les coulisses, les choses sont un peu plus compliquées. Mais pour exister
socialement, si vous acceptez le modèle déterminé par votre groupe d’appartenance, vous avez, une
fois de plus, un chemin tracé, et vous êtes reconnu en tant qu’adulte. Depuis vingt-cinq ans, et c’est
important, avant même l’apparition des technologies de l’information et de la communication, les
sociologues parlent de « la société de l’expérimentation », qui semble se généraliser comme nouvelle
façon de devenir adulte. L’expérimentation… Faire des tests, accumuler du vécu, faire des
expériences et au gré des expériences positives, négatives, vécues comme telles, faire lentement
mais sûrement des choix. C’est ici que tout vient basculer, puisque dans la société de
l’expérimentation, la reconnaissance ne va plus de soi. C'est-à-dire que non seulement nos
adolescents doivent faire des choix, non seulement ils doivent avancer sur le chemin de
l’autonomisation, mais ils doivent valider en permanence les choix qu’ils affirment comme des signes
d’identité, comme des signes d’autonomisation. C’est ce qui fait que la plupart des adolescents que
je rencontre ne veulent pas devenir adultes : ce n’est pas très intéressant. Mais ils ne veulent plus
être associés aux « un peu plus jeunes ». Lorsque l’on parle de l’hyper-modernité, de l’adolescence
hypermoderne, c’est précisément de cela que l’on parle. Ce ne sont pas seulement des adolescents
qui sont connectés. Ce sont d’abord et avant tout des adolescents qui sont aux prises avec ce
nouveau travail sur l’identité, ce nouveau travail de reconnaissance de chaque choix.
Dans ce contexte, le regard de l’autre prend une nouvelle dimension. Il ne s’agit plus de traverser
l’épreuve ou d’atteindre un projet et d’être félicité, pour le dire de cette façon, ou d’être validé par
des adultes, c'est-à-dire d’être reconnu au bout de la course. Il s’agit, chaque fois qu’il y a une
affirmation de soi, un choix qui est mis en avant, d’être validé pour se sentir de plus en plus
autonome. Quel hasard, puisque lorsqu’Internet, Facebook et autres dispositifs apparaissent, les
adolescents vont envahir massivement ces espaces, qui sont, d’abord et avant tout, des espaces où
l’on peut trouver des regards, des regards multiples, toutes sortes de regards, toutes sortes de
formes de validation, qui vont du like jusqu’au grand commentaire, jusqu’à la validation de ses
compétences sur des jeux vidéo, etc. C’est la validation sur Internet.
Dès lors, la question qui se pose est la suivante : quel regard nos adolescents vont-ils chercher
exactement ? Si l’on essaie de tracer la différence entre les adultes et les adolescents sur Internet, on
se rend compte d’un élément important : les choses ne sont pas parfaitement tranchées puisque le
passage à l’âge adulte est lui-même très nébuleux. Mais on peut dire ceci : d’un côté, lorsque l’on
regarde les jeunes adultes, que voit-on sur Internet, à travers les photos et les vidéos ? On voit
principalement deux choses. La première, je vais le dire de cette façon, est ceci : regardez, je viens
d’avoir des enfants, je suis un jeune papa ou une jeune maman dynamique, c’est super ! Vous pouvez
suivre mon histoire depuis l’échographie et tout se passe bien dans notre famille. C’est la mise en
scène de la parentalité. La deuxième chose est celle-ci : regardez mon CV et mon profil professionnel,
je suis un jeune professionnel dynamique et vous, le pouvoir, puisque je suis un peu partout sur la
toile. C’est la mise en scène du statut professionnel. Ces deux exemples renvoient à des statuts
traditionnels, qui sont mis en scène et que l’on va chercher à faire valider par des retours. Or si l’on
prend l’archétype de ce qui se passe chez nos adolescents, imaginons une jeune fille qui est face à un
miroir, qui se prend en selfie, mais pour qui ce n’est pas satisfaisant : elle met par la suite la photo
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sur Internet. Ceci devient intéressant. On pourrait évidemment crier au narcissisme et à
l’exhibitionnisme. Pour ma part, je préfère poser la question aux adolescents.
Ce qu’ils disent sur le selfie – entre beaucoup d’autres choses – est que finalement, pendant
longtemps, il y avait deux regards sur soi. Je parle sous le contrôle de mes collègues psychologues et
psychanalystes. Le premier était de me regarder dans un miroir et le deuxième, d’imaginer ce que
vous pouviez bien voir de moi. Mais aujourd'hui, l’appareil numérique est de plus en plus considéré,
dans les représentations et de façon subjective, comme un regard intermédiaire. C'est-à-dire que je
me vois « comme dans un miroir », et qu’en même temps, j’imagine que ce point de vue peut être le
point de vue que l’autre porte sur moi. Vous êtes donc dans une confrontation intermédiaire au
regard de l’autre, dans une démarche de construction de l’image de soi. Or cette jeune fille qui prend
le selfie dans le miroir ne se contente pas de faire cette opération. Elle le met sur Facebook et sur
Internet pour précisément avoir un retour sur sa démarche, se faire dire, peut-être : « je ne suis pas
complètement folle, regardez, je suis en train de me regarder ! » Ce sont les deux archétypes, statut
professionnel et familial, avec construction, mise en scène, en abîme aussi de la construction de
l’image de soi et, entre ces deux exemples, se situe toute une gamme de comportements qui sont
très souvent liés à cette construction de l’identité.
Le propos que je tiens est le suivant. D’une part, il y a toute une diversité de comportements qui
renvoient à des nécessités anthropologiques de se construire une identité, mais aussi, de rencontrer.
D’autre part, en même temps, en favorisant les expériences avec de nouveaux dispositifs, il peut y
avoir des jeunes qui sont peut-être plus fragilisés, que mes collègues connaissent mieux que moi,
qui vont être tentés d’entrer dans des comportements que l’on pourrait qualifier d’addictifs. Mais la
grande majorité va se situer dans un renouvellement des rites d’interaction des échanges et de la
volonté de montrer son identité.
Ce qui importe est que dans ce monde où l’on veut se donner le sentiment de son autonomie, il y a
plusieurs choses qui sont mises en avant, comme la volonté de montrer que l’on maîtrise des choses.
Ce que l’on va chercher à maîtriser, entre autres, cela peut être le corps et cela peut être le temps.
On sait par exemple, depuis les travaux de David Le Breton, qu’il y a plusieurs comportements qui
visent à montrer que l’on maîtrise son corps pour se sentir autonome. Dans les années 1990, les
piercings et les tatouages étaient très fortement liés à cette dimension. Maintenant, cela s’est
beaucoup transformé, évidemment. La maîtrise du temps, vous l’observez chez vos ados lorsque
vous les appelez pour manger et que soudainement, ils n’arrivent plus à l’heure. Bien souvent,
lorsque l’on questionne les adolescents sur ces comportements, on se rend compte que ce ne sont
pas des actes d’opposition, mais des actes de désynchronisation. Ils se désynchronisent des horaires
imposés pour se sentir un minimum maîtres de leur temps. Or sur Internet, on voit toute une série de
comportements qui sont du même registre. Sur le corps, il s’agit de transformer son corps,
transformer l’image de soi, toujours en se rappelant que pour les adolescents, le mensonge des
images est du côté des adultes et que la vérité est du côté de l’image qu’ils produisent d’eux-mêmes.
Sur leur rapport au temps aussi.
Mais malheureusement, tout va trop vite et je vais laisser la parole à mes collègues. Je vous remercie
pour votre attention.
Christelle Beuget
Image de soi, même problématique, ai-je envie de dire : le docteur Dodin va nous expliquer les
pulsions alimentaires.
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Pulsions alimentaires : ces aliments qui nous rendent accros
Vincent Dodin
Psychiatre, chef de service de psychiatrie de la clinique médico-psychologique du Groupement des
hôpitaux de l’Institut catholique de Lille
J’ai une double casquette puisque j’ai aussi une grosse activité sur la prise en charge des troubles
alimentaires au sein de notre hôpital, qui est un hôpital général où il existe une structure qui
s’occupe des troubles alimentaires, avec des hospitalisations à temps complet, un hôpital de jour, un
centre de psychothérapie qui est également très connecté aux services de médecine, ce qui donne
une sécurité pour la prise en charge de ces patients.
Les pulsions alimentaires sont le sujet qui m’a été imposé. J’ai travaillé la question en partant de ce
que je connaissais, en regardant les travaux qui avaient été faits. Le titre était complété par « ces
aliments qui nous rendent accros ». La question que je me suis posée a été la suivante : est-ce que les
aliments peuvent rendre accro ? Dans la littérature, beaucoup de travaux portent sur l’impact du
sucre comme élément addictif, en particulier des travaux sur le rat, dont certains qui sont un peu
contestés, mais d’autres, plus récents, qui le sont un peu moins. Ces travaux ont montré à plusieurs
reprises que l’on pouvait plus facilement créer une dépendance au sucre chez le rat qu’une
dépendance à la cocaïne. Toute la question qui se pose est de savoir si l’on peut faire de
l’anthropomorphisme et à ce moment-là, dire que l’être humain pourrait lui aussi être accro au sucre
de façon plus prépondérante qu’aux autres drogues.
Cette question est complexe et je me garderai bien de tout anthropomorphisme, d’autant plus que
d’abord, si je mange du sucre pur, je ne suis pas sûr d’y être accro : je ne trouve pas cela très bon. Je
ne sais pas ce que vous en pensez… Mais surtout, le sucre en lui-même est associé à un travail de
marketing et à un travail de recherche extrêmement complexe qui va faire intervenir les cinq sens :
- le goût, bien sûr, par rapport à la dimension sucrée, mais qui est associé à d’autres
caractéristiques ;
- la vue. J’en veux pour preuve toutes ces publicités qui vont commencer à nous assaillir à la
veille des fêtes de Noël et qui nous montreront, avec beaucoup de tentations, tout le plaisir
que l’on pourrait prendre dans la nourriture ;
- le toucher ou en tout cas, la texture. On voit combien certaines friandises ont une qualité de
texture très particulière qui les rend très attirantes ;
- l’odeur. Il n’est que de voir les magasins qui vendent des petits pains et qui diffusent des
odeurs qui n’ont rien à voir avec le produit lui-même, mais qui viennent réveiller des pulsions
alimentaires.
J’évoque ceci pour dire que la question du sucre est importante, que l’utilisation qui en est faite par
l’agroalimentaire est sans doute importante, mais que tout un travail est réalisé sur deux registres
majeurs. Le premier est le côté de la séduction de l’alimentation, souvent associée à une forme
d’érotisation. À certains moments, il y a presque une présentation orgasmique du rapport à
l’aliment. Le second est le côté très régressif, très « doudou », très enfantin de ce rapport à l’image
que peut représenter l’alimentation qui rend accro. Je ne suis donc pas sûr que le sucre en lui-même
doive être considéré comme un aliment qui rend accro, mais je pense que c’est utilisé pour pouvoir
faire émerger d’autres dimensions qui auront un impact important dans les pulsions alimentaires.
Aujourd'hui, quand on parle de pulsions alimentaires, il ne s’agit pas d’un terme médical. On parlera
d’anorexie, de boulimie. Dans le nouveau DSM, on parle d’hyperphagie boulimique, de troubles
alimentaires non spécifiques. Il me paraît important de revenir à un certain nombre de facteurs plus
émotionnels qui impactent cet aspect addictif des aliments. Derrière cette notion émotionnelle, je
constate, sur les addictions en général et en particulier, à la nourriture, toute une ambiguïté, tout un
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paradoxe, tout un double discours qui amènent en permanence une tension importante à laquelle
l’aliment devient à sa manière une forme de réponse.
Sur le plan sociétal – je prends là la casquette du sociologue : j’espère qu’il ne m’en voudra pas trop…
–, depuis longtemps, il y a une sorte de fantasme collectif qui nous fait dire que les gros sont les
mauvais et que les maigres sont les bons ; bons parce qu’intelligents, bons parce que faisant preuve
de force de caractère, etc. Cet aspect de la valeur collective, du fantasme collectif a un fort impact
sur le rapport que nous avons à la nourriture donc, à la question du poids. Le deuxième impact est
l’impact médiatique, à travers les régimes qui sont proposés dans les magazines de manière
extrêmement récurrente, en particulier dès que les premiers rayons de soleil se montrent.
Une autre dimension est également importante sur le plan sociétal : être femme – pardon,
Messieurs, dont je fais partie – n’est pas une sinécure. Être femme, c’est rester belle, sexy, s’occuper
de son mari, de ses enfants, de la dimension domestique, être aussi capable de gérer les grossesses
et de retrouver un poids normal, et également, de pouvoir guider et avoir la même carrière
professionnelle… Ceci peut expliquer que pour certains adolescents, il est difficile de grandir et que
l’adolescence les renvoie à des tensions importantes.
Comment gérer ces paradoxes et ces contradictions ? Comment jouir de tout ce que l’on nous
présente – je pense à ces cascades de chocolat qui fondent et qui coulent devant nos écrans – sans
pour autant être confrontés à la frustration et en même temps, comment faire face à l’abondance
alimentaire pour dire que l’on est volontaire, que l’on est fort, que l’on est capable de résister ? Il
s’agit vraiment de cette dimension du supplice de Tantale, qui génère des tensions souvent
difficilement contrôlables et qui nous emmène dans des extrêmes : soit le trop, soit le rien du tout,
comme dans l’anorexie.
Je reprends souvent cette phrase qui, pour moi, est une espèce d’antinomie : « se nourrir fait
grossir ». Il ne s’agit plus de « se nourrir est nécessaire pour nos besoins vitaux ». Se nourrir fait
grossir… Nous sommes constamment en train d’essayer de réduire notre alimentation, de mettre à
l’écart tout ce qui, soi-disant, pourrait nous faire prendre du poids. Ceci maintient vraiment cette
confusion entre besoin, désir, plaisir qui est à l’origine d’une tension douloureuse, difficilement
assumée.
Dans la pratique, ce que j’observe dans les dénominateurs communs que j’ai auprès de mes patients
présentant des troubles alimentaires, que ce soit l’anorexie, la boulimie ou l’hyperphagie boulimique,
c’est vraiment cette incapacité à être bien en étant seul. La confrontation à la solitude est souvent
quelque chose qui génère des angoisses très importantes. Nous disons souvent que nous sommes
face à des personnes qui ont beaucoup de mal à être leur propre bonne mère, à avoir la capacité de
se poser, d’avoir des temps de repos, des temps conviviaux, etc. Cette tension génère ce que
j’appelle des procédés auto-calmants, c'est-à-dire une manière de régler les tensions par des
comportements répétitifs, en particulier autour de la consommation alimentaire ou peut-être, de la
consommation de drogue. Au-delà des aliments qui rendent accro, nous sommes dans des situations,
pour des patients qui ont des troubles alimentaires, qui sont liées à une sorte de réponse à
l’angoisse, à l’insécurité de base, elle-même souvent très liée à des angoisses de séparations. Je
travaille souvent avec des anorexiques et des boulimiques. La question de l’angoisse de la séparation,
comme le disait Jocelyn, pour ces adolescents qui ont du mal à grandir, est pour moi quelque chose
d’important. Chez tous ces patients, on retrouve systématiquement un grand manque de confiance,
une grande mésestime de soi, une influence excessive du poids sur l’apparence par rapport au reste
des qualités que l’on pourrait avoir.
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Qu’est-ce qui fait cette insécurité ? C’est un point important, mais je passerai rapidement sur cette
question parce qu’il faudrait beaucoup de temps pour la développer. J’y vois trois niveaux qui
peuvent entraîner ces insécurités.
Le premier niveau a trait à tout ce qui concerne l’histoire familiale, les secrets de famille, chez les
patients obèses, chez les patientes anorexiques ou boulimiques. Dans le travail familial que
j’effectue, je retrouve très régulièrement des secrets de famille qui, à l’origine, ont créé quelque
chose autour de la honte. Cette honte va transsuder d’une génération à l’autre jusqu’à la génération
actuelle. On observe ainsi une tension qui est portée par certains individus à laquelle la réponse,
pour s’en dégager, sera le trouble alimentaire.
Il y a également un impact sur une période un peu plus précoce. C’est la question des interactions
précoces, de quelque chose qui est insuffisamment sécurisant, soit pour des événements qui se
produisent à ce moment-là, soit, pour beaucoup de parents, par difficulté, en tant que parents,
souvent par rapport à leur histoire, à faire confiance au potentiel de vie de l’enfant. L’enfant n’est
plus en mesure d’expérimenter la vie simplement parce qu’en face, il y a un environnement qui
recherche beaucoup plus le risque zéro qu’il ne prépare à la gestion du risque en devenant
progressivement adulte. Cet élément est aussi source de grandes tensions avec lesquelles on risque
d’avoir des difficultés en particulier d’ordre alimentaire.
Le troisième niveau, que j’évoquais ce matin et je reprends ici en particulier au sujet des troubles
alimentaires, est l’importance des traumatismes de l’enfance et de l’adolescence. Nous avons
soulevé la question de l’inceste, la question des abus, la question des violences, la question des
cyber-harcèlements. Je vois beaucoup d’adolescents déclenchant un trouble alimentaire comme
l’anorexie, la boulimie, l’obésité sur hyperphagie boulimique, qui sont des adolescentes qui ont vécu
des choses extrêmement douloureuses et qui, d’une certaine manière, déplacent ce mal-être sur un
espace qu’elles pensent circonscrit – le poids, la nourriture – ou en tout cas, qui vient, de manière
très récurrente, comme ces procédés auto-calmants, apporter un apaisement, un soulagement des
tensions qu’elles vivent à cause de cela.
Si je pose ces questions-là, c’est aussi pour poser celle des modalités thérapeutiques. Le vrai régime
est un régime équilibré dans lequel on respecte à la fois les apports en lipides, glucides et protides,
mais où l’on respecte aussi les rythmes, avec trois repas par jour : matin, midi et soir. Le reste des
régimes, ce sont des régimes qui, à mon sens, sont très souvent dangereux.
Derrière cette fragilité qui est à l’origine des pulsions alimentaires ou en tout cas, des troubles du
comportement alimentaire, je pense que la question du traitement multimodal est extrêmement
importante. Je travaille beaucoup sur la synergie de professionnels aux compétences différentes et,
par rapport à ce que je disais précédemment sur les différents stades où l’insécurité s’est installée,
sur cette alchimie entre soins individuels – thérapies individuelles, thérapies d’inspiration analytique,
thérapies cognitives et comportementales – mais aussi sur la sensorialité. Je travaille beaucoup sur
les approches sensorielles, sur tout ce qui est médiation sensorielle. Ainsi, dans l’anorexie et la
boulimie, je travaille beaucoup avec l’utilisation des odeurs et en particulier, ce que l’on appelle les
enveloppements multi-sensoriels, dans lesquels on utilise l’odeur comme un véhicule thérapeutique.
La question des thérapies familiales me paraît aussi un axe de travail extrêmement important, tant
sur l’ici et maintenant que dans la dimension historique et la manière dont les articulations entre les
générations ont pu avoir un impact sur la génération d’aujourd'hui.
Je m’arrête là parce que c’est en quelque sorte un challenge que de faire une intervention sur un
temps aussi court, mais nous reprendrons peut-être les choses avec les questions.
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Tabac et dépendance : arrêter de fumer sans souffrir, c’est possible !
Marion Adler
Addictologue, tabacologue, médecin généraliste à l’hôpital Antoine-Beclère, Clamart
Je remercie les organisateurs de m’avoir demandé de venir vous voir et vous parler aujourd'hui. J’irai
très vite pour vous donner le maximum d’informations en un minimum de temps. J’évoquerai la
cigarette électronique dans ce contexte de consommation émergente. Il est clair que la question
principale est de savoir s’il y a une toxicité de la cigarette électronique. Je vais vous répondre tout de
suite : dans le contexte du sevrage tabagique, la cigarette électronique a parfaitement sa place. Il n’y
a, pour le moment, aucune étude qui montre que la cigarette électronique a une toxicité quelconque
ou en tout cas une toxicité réelle, alors que la cigarette, elle, nous savons qu’elle est toxique.
La cigarette va tuer un consommateur sur deux, c'est-à-dire que le consommateur va décéder des
pathologies liées à son tabagisme dans un cas sur deux. C’est donc quelque chose de très important.
Vous le savez, inutile de s’étendre sur le sujet. Mais ce qu’il faut surtout savoir, c’est que le fait d’être
addict à une substance est une maladie chronique. Ceci est de plus en plus reconnu. Si nous,
soignants, nous comprenons que c’est une maladie chronique, nous pouvons prendre en charge le
patient en l’accompagnant, en le déculpabilisant et en l’aidant, en sachant qu’il est victime d’une
maladie chronique et non pas coupable de prendre ces substances.
Le tabac contient de la nicotine, qui est une drogue extrêmement puissante. Nous allons nous rendre
compte que c’est l’appui possible dans les traitements actuels. Il n’y a rien de nouveau dans ce que je
vais vous dire parce que les traitements par substitut nicotinique existent depuis 1992.
Malheureusement, ils sont mal utilisés. Ils sont souvent sous-dosés. Il y a souvent une mauvaise
connaissance de ces substances, des traitements et de leur non-toxicité et dès lors, il y a une
inversion de dangerosité. Les gens pensent par exemple que fumer avec les patches est dangereux.
Or le patch en lui-même n’a aucune dangerosité. Ce qui est dangereux, c’est de fumer, mais cela ne
l’est pas plus avec le patch. Lors de la première consultation, quand je reçois le patient pour la
première fois, je lui explique le mécanisme de ces substances, comment cela fonctionne dans son
cerveau, pourquoi il a besoin de prendre un certain nombre de cigarettes tous les jours, pourquoi il a
besoin de prendre du cannabis tous les jours et comment on va pouvoir l’aider. S’il comprend bien le
mécanisme dans son cerveau, il pourra lui-même prendre les substances nécessaires pour ne pas
souffrir du manque.
En effet, qui dit maladie chronique dit douleur, dit souffrance. Il y a une souffrance importante et s’il
y a une souffrance importante chronique, il est possible de donner un traitement qui sera assez long
pour sortir de cette souffrance. La guérison est possible, mais comme pour toute maladie chronique,
il peut y avoir des rechutes, il peut y avoir des rémissions et il peut finalement y avoir la guérison.
C’est ce que j’explique aux patients : on peut recommencer un sevrage tabagique autant de fois que
l’on veut.
Je parlerai un tout petit peu du cannabis, qui concerne énormément nos jeunes. Il y a beaucoup
d’idées reçues au sujet du cannabis. Le cannabis, en termes de toxicité, c’est la cigarette plus la
substance du cannabis, qui agit sur la mémoire, qui diminue les capacités de mémoire, en particulier
des jeunes. Dans la plupart des joints de cannabis, il y a l’association avec le tabac, donc avec la
nicotine et c’est de cette interaction qu’il faut tenir compte et dont je tiens compte dans mes
consultations. En général, je donne à ces personnes qui consomment du cannabis de la nicotine à
forte dose, associée à des traitements pour les aider à gérer le problème du sommeil, qui est un des
problèmes majeurs quand les gens sont addicts au cannabis quotidiennement.
101
Bien sûr, il faut encourager le patient, bien sûr, il faut des thérapies comportementales. Je les
pratique tout au long de la prise en charge et j’ai une thérapie ciblée pour chaque patient. Je
respecte le choix de chaque patient, son rythme, et je lui explique comment faire pour aller
progressivement dans l’évolution et la guérison de cette maladie. Je lui explique surtout que je vais
agir en quelque sorte comme un coach et que comme un coach, je vais l’aider à changer cette vie
pour que la vie soit plus agréable sans cette substance dangereuse qu’est le tabac.
Parmi les idées reçues, il y a celle que le sevrage tabagique, pour moi qui suis soignant, c’est trop
compliqué pour moi : il faut que je le laisse au spécialiste. Ou encore, un patient ne peut s’arrêter de
fumer sans avoir la volonté. Ce sont des idées totalement fausses. Le patient n’a pas besoin d’avoir la
volonté d’arrêter de fumer. Il a surtout besoin d’être rassuré sur le fait qu’il ne va pas souffrir. Chez
chaque patient qui dit ne pas avoir envie d’arrêter de fumer, c’est en grande partie parce qu’il n’a
pas envie de ressentir ce qu’il ressent quand il arrête de fumer pendant quelques minutes ou
quelques heures. Il ne veut pas ressentir cette douleur pendant des jours et des mois. Le traitement
sert d’abord à aider à ce qu’il n’ait pas cette souffrance. Une fois que l’on n’a pas la souffrance, on
peut réapprendre la vie progressivement et réagir, dans les situations où l’on prend une cigarette
après le repas, en prenant un peu de nicotine à la place et réhabituer son corps sans la cigarette. Au
fur et à mesure, la vie doit évidemment être plus agréable, d’une part parce que cela coûte beaucoup
moins cher, d’autre part, parce que l’on retrouve un souffle, une endurance. C’est sur quoi je
m’appuie pour expliquer au patient. Enfin, on retrouve un bien-être physique et psychologique, bien
sûr.
Comment peut-on accompagner les gens ? Au départ, si vous demandez à un patient s’il fume, qu’il
répond oui, et s’il veut arrêter de fumer, mais qu’il répond non, cela ne suffit pas. Comme je vous l’ai
dit, la plupart vont vous dire qu’ils n’ont pas envie de souffrir et donc, qu’ils n’ont pas envie d’arrêter
de fumer. Il faut expliquer aux gens qu’il existe des traitements qui peuvent les aider à arrêter de
fumer sans souffrir. C’est quelque chose qui est nouveau pour vos patients et qu’ils ne savent pas
obligatoirement. Ils savent que les patches existent, mais ils pensent que cela ne marche pas parce
qu’ils les ont déjà essayés. Ils ne savent pas qu’il faut toujours associer au patch une forme orale de
nicotine. Ils ne savent pas qu’il est faisable de se réhabituer à la vie de tous les jours sans la cigarette,
mais avec cette béquille qui va les aider, dans les premiers temps, à ne pas souffrir, à gérer la
concentration, le sommeil, leur vie de tous les jours, qu’ils ont ponctuée depuis des dizaines
d’années avec cette substance, la cigarette, qui est l’une des substances les plus addictives liées à la
nicotine.
Deux questions sont importantes. Si vous avez peu de temps avec votre patient, que faut-il
demander ? D’abord, combien de cigarettes fumez-vous par jour et à partir de quand prenez-vous
votre première cigarette le matin ? Est-ce cinq minutes après le réveil ou bien une demi-heure ou
une heure après le réveil ? Je questionne aussi sur les co-addictions, c'est-à-dire les
accompagnements : est-ce que vous prenez du cannabis ? Est-ce que vous prenez de l’alcool ? Est-ce
que vous prenez d’autres substances ? C’est très important. Est-ce que votre entourage fume ou estce que vous êtes dans un environnement non-fumeur ? Avez-vous des enfants ? Quel métier faitesvous ? Je pose toutes ces questions pour pouvoir bien situer le patient et pour faire vraiment
quelque chose qui est adapté à lui. Lorsque je reçois de jeunes consommateurs, j’adapte la
consultation à leurs besoins et à leur possibilité d’évoluer et d’avancer.
La nicotine en elle-même n’est ni toxique pour le cœur, ni pour les poumons, ni cancérigène. Elle
n’est pas en elle-même une substance toxique. Il est possible de prendre de la nicotine toute sa vie si
on la prend seule. Sans la fumée qui se dégage de la combustion de la cigarette, il n’y a pas de
toxicité. Qu’est-ce qui est dangereux dans la nicotine ? C’est une substance très, très addictive. C’est
ce qui est dangereux et qui va faire que la personne va développer, au niveau de l’aire du plaisir du
102
cerveau, la stimulation de la dopamine par la nicotine par laquelle, au fur et à mesure, on ouvre des
récepteurs à la nicotine. Pourquoi M. X. fume-t-il un paquet par jour et Mme Y., deux paquets par
jour ? Ce n’est pas parce qu’elle a décidé, à l’adolescence, qu’elle fumerait deux paquets par jour,
mais parce qu’elle a des récepteurs deux fois plus nombreux que M. X. et que dans ces conditions,
son besoin de nicotine sera bien plus fort. Par conséquent, la dose de nicotine que je propose au
patient doit être adaptée à sa consommation. D’où l’importance des deux premières questions :
combien de cigarettes par jour ? Peu importe qu’elles soient légères ou non. Les cigarettes light sont
aussi addictives et toxiques que les moins light ou que les fines : cela revient au même. Et la
deuxième : à partir de quand prenez-vous votre première cigarette ?, pour savoir à quel moment je
vais devoir vous proposer de la nicotine : est-ce le plus vite possible le matin ou est-ce une heure
après vous être levé ?
La fumée de cigarette contient 4 000 substances toxiques. La nicotine est la substance addictive,
mais toutes les autres substances, qui résultent de la combustion, la même combustion que celle
d’un feu de cheminée, sont des substances toxiques. C’est notamment le cas du monoxyde de
carbone, qui a une affinité pour l’hémoglobine 200 fois supérieure à celle de l’hémoglobine. Le
monoxyde de carbone se fixe donc sur nos petits globules rouges et diminue l’oxygénation dans tout
le corps. La personne est donc en permanence en hypoxie. D’où la nécessité de l’arrêt du tabac pour
toute pathologie. Toutes les pathologies sont touchées et influencées par le fait de fumer. En périopératoire, les chirurgiens, les anesthésistes, conseillent maintenant de plus en plus l’arrêt du tabac
pour permettre les risques péri-opératoires en ré-oxygénant le corps. Il importe de dire au patient
que le bénéfice de l’arrêt du tabac se manifeste 24 heures après. En effet, 24 heures après avoir
arrêté de fumer, mon monoxyde de carbone s’est éliminé de mon corps et donc, je commence tout
de suite à avoir une récupération.
La diminution du risque d’infarctus commence 24 heures après avoir arrêté de fumer. Comme je
travaille à l’hôpital, je vais en soins intensifs cardiologiques et je propose des substituts nicotiniques
aux patients pour qu’ils ne reprennent pas la cigarette et qu’ils préservent leur cœur. En effet, si l’on
diminue l’oxygénation du cœur de quelqu’un qui vient de faire un infarctus, il aura moins de chances
de récupérer sur la zone d’ischémie. On a constaté qu’en patchant les gens, il n’y avait aucun
problème pour la récupération de sa zone d’ischémie, qu’ils avaient une récupération au niveau
cardiaque nettement meilleure. En revanche, quand le monoxyde de carbone est de nouveau
présent, ils ont une diminution d’oxygénation et le cœur récupère moins bien.
La même chose vaut pour la femme enceinte. 30 % des femmes enceintes ne peuvent pas s’arrêter
de fumer et continuent de fumer pendant leur grossesse, sachant que 100 % des femmes enceintes,
avant d’être enceintes, ont dit qu’elles ne fumeraient plus quand elles seraient enceintes. Cela
montre que c’est une drogue extrêmement puissante. Quand une femme enceinte arrête de fumer,
si elle prend de la nicotine, elle permet à son bébé d’être ré-oxygéné 24 heures après avoir éliminé
tout ce qui a trait à la combustion, c'est-à-dire tout ce qui se fume.
Que peut-on proposer ? Voici un schéma que je présente au patient en première consultation pour
qu’il comprenne bien comment cela fonctionne, c'est-à-dire que l’on va appliquer au patient une
dose de nicotine et non pas l’inverse, à savoir que l’on va adapter le patient à la dose de nicotine.
Quand on fume un certain nombre de cigarettes dans la journée, on a des récepteurs à la nicotine
qui réagissent quand ils sont vides. Quand ils sont vides, on ressent la souffrance du manque : on est
énervé, stressé, angoissé, on n’a qu’une seule envie, celle de prendre une cigarette, ou bien on va
devoir travailler et l’on a envie de prendre une cigarette. Les récepteurs agissent et demandent de la
nicotine. La sensation de manque est très rarement très agréable. À ce moment, on prend une
cigarette et en sept secondes, on amène de la nicotine aux récepteurs de la nicotine et l’on apaise
cette sensation de manque. Dans ce cas, le patient se trouve dans la zone où tout va bien : il a sa
103
dose de nicotine. S’il fume beaucoup dans une soirée parce qu’il est entraîné par les autres à fumer
un peu plus, avec l’alcool, etc., il surcharge ses récepteurs à nicotine. Dans ce cas, que tous les
fumeurs connaissent très bien, on a la bouche pâteuse, on peut avoir des nausées ou des maux de
tête. Il n’y a pas de toxicité en soi à une surdose de nicotine. C’est simplement désagréable. Si vous
mettez un patch, il faut que le patch soit d’abord et avant tout, pour le patient, au-dessus du
manque. Il doit être assez dosé pour lui permettre d’être sans le manque la plupart du temps dans la
journée. Mais le patch en lui-même ne suffit pas. Il faut associer au patch ce que j’appelle la
« nicotine d’urgence » : les chewing-gums à la nicotine, les pastilles à la nicotine, le spray buccal,
l’inhaleur… Il existe de nombreuses formes orales de nicotine qui existent maintenant et qui agissent
en deux ou trois minutes. Certes, ce ne sont pas les sept secondes de la cigarette, mais deux ou trois
minutes, et c’est ce réapprentissage que va faire le cerveau. Si vous lui permettez d’avoir à portée de
main suffisamment de formes orales de nicotine, la personne pourra, avec l’association des deux,
éliminer toutes les cigarettes. Vous comprenez bien qu’il n’est pas plus dangereux avec un patch que
de fumer par exemple cinq ou six cigarettes en plus dans une soirée. Les patients comprennent très
bien cela.
Le traitement du manque en lui-même est fait d’abord des substituts nicotiniques et des traitements
médicamenteux. Dans l’ordre d’apparition, dans les traitements médicamenteux, il y a d’abord eu le
Ziban, ou bupropion et ensuite, le Champix, ou varénicline, qui est sorti en 2007. Dans l’ordre, la
première chose à faire est de proposer une substitution aux patients, à laquelle vous pouvez
d’ailleurs ajouter la cigarette électronique qui, maintenant, dans mes consultations, a une vraie place
dans le sevrage tabagique. La substitution est le premier traitement, qui n’est pas un traitement
médicamenteux. En deuxième intention, je proposerais la varénicline, qui a un délai d’action : ce
médicament agit au bout d’une semaine environ. Il y a donc une prise progressive de la dose. En
troisième intention, je propose le Ziban. Mais nous n’avons que trois médicaments dans le sevrage
tabagique et il faut comprendre qu’aucun de ceux-là ne doit être négligé. Les médicaments d’aide à
l’arrêt du tabac ont très mauvaise presse parce que l’industrie du tabac est derrière et que chaque
fois qu’ils le peuvent, ils font de pseudo-articles absolument scandaleux en disant que ce sont des
médicaments extrêmement dangereux. Évidemment, ils ne publient pas d’articles disant que la
cigarette est extrêmement dangereuse. Cela, on est supposé le savoir. Mais on l’oublie assez vite.
Dans les formes orales de nicotine, l’effort moral est certes important, mais les formes orales sont
une aide bien plus importante que l’effort moral. Le docteur Cymes m’avait un jour demandé si je
parlais d’effort moral ou des formes orales… C’est pourquoi j’insiste. Les formes orales de nicotine
sont multiples. Le spray buccal, qui vient de sortir, il y a environ un an, agit en moins d’une minute et
aide clairement à calmer les envies de fumer. Là aussi, c’est au patient de me dire ce qui l’intéresse
et ce qu’il préfère : est-ce qu’il aime davantage les chewing-gums ? Et s’il a un appareil dentaire, on
ne va bien sûr pas lui proposer la même chose. Pour les patches, ce qu’il faut savoir est qu’un gros
patch permet de calmer environ un paquet par jour. Si vous avez un patient qui fume entre quinze et
vingt cigarettes par jour, retenez simplement ceci : proposez-lui le plus gros patch. Très souvent, je
propose le gros patch et au fur et à mesure, je coupe les patches en deux ou en quatre. On peut très
bien les couper : c’est moins cher pour le patient et cela lui permet de diminuer progressivement et
de réadapter la dose en fonction de ce qu’il fait. S’il a une soirée, par exemple, où il aura
certainement un peu plus envie de fumer, il prend un demi-patch en plus avant d’aller à la soirée et
prend ses pastilles ou ses chewing-gums en plus. Il est toujours possible d’adapter la dose en
fonction de ce qu’il ressent. Je procède aussi à une diminution extrêmement lente, adaptée à
chacun.
Ce qui est le plus efficace, et c’est désormais démontré dans toutes les études scientifiques, c’est
l’adaptation de deux doses : le patch, jamais seul, et les formes orales, jamais seules non plus.
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L’association des deux est bien plus efficace. Pour quelqu’un qui fume 30 à 40 cigarettes, ne soyez
pas étonné si un patch ne lui suffit pas : mettez-lui d’emblée deux patches.
Y a-t-il des contre-indications aux substituts nicotiniques ? Il n’y en a qu’une : celle d’être nonfumeur. Sinon, il n’y en a pas. On patche les femmes enceintes, les patients qui ont des problèmes
respiratoires et le cancer et les jeunes, sans aucun problème. Je ne m’occupe pas de savoir s’il y a ou
non une AMM pour les moins de dix-huit ans, puisque l’on ne s’occupe de savoir si les gens ou douze
ans, treize ou quinze ans quand ils fument. Quand ils viennent me voir, il n’y a pas de raisons pour
que je ne leur donne pas la possibilité d’avoir la même aide que n’importe quelle adulte.
L’étude que je vous présente montre l’effet du patch chez des patients qui continuent à fumer. On
leur a mis un patch placebo, un patch moyen ou un gros patch. Il apparaît clairement que malgré
l’augmentation de la nicotine dans leur sang, il y a une diminution de l’ischémie myocardique alors
que le monoxyde de carbone diminue. Proportionnellement, moins il y a de monoxyde de carbone,
moins il y aura de danger pour le cœur, et ce n’est pas la nicotine qui est toxique pour le cœur. Il est
important de le dire au patient.
Si le principe de prescription est fonction du rythme du patient, le but est celui de zéro cigarette.
Tant que l’on continue à consommer des cigarettes – c’est ce que nous allons voir avec la cigarette
électronique –, il y a toujours danger. N’importe quelle consommation de cigarette est dangereuse.
Même une cigarette est dangereuse pour la santé. Il n’y a pas de cigarettes non toxiques, il faut le
dire aux patients. Mais c’est à chacun son rythme : si le patient ne se sent pas capable, dès le départ,
d’être à zéro cigarette, je vais l’accompagner jusqu’à ce qu’il soit à zéro et je ne diminuerai pas les
doses de nicotine avant qu’il ait eu au moins un mois sans cigarettes. Une fois qu’il a passé un mois
sans cigarette, je le questionne. Je lui demande s’il pense qu’il serait possible de couper le patch en
deux. C’est en général le patient qui dit qu’il sent tout à fait capable. Souvent, il dit même qu’il a
oublié de mettre un patch l’autre jour. Ou bien, il dit, au contraire, qu’il a des moments où c’est
encore un peu juste et qu’il ne se sent pas encore en état de diminuer le traitement. C’est important.
Il faut aussi dire au patient qu’il est nettement moins cher de prendre les traitements de substitution
nicotinique. Vous trouvez des pharmaciens qui vendent les patches à des prix raisonnables, à savoir
près de 40 € pour une boîte de 28 patches, en général, contre 200 € par mois pour la cigarette à
raison d’un paquet par jour. De toutes les façons, ce sera toujours moins cher. Ensuite, il y a
remboursement sur prescription médicale – les substituts nicotiniques doivent être prescrits seuls
sur l’ordonnance, c'est-à-dire sans autre traitement sur l’ordonnance – de 50 € pour tout le monde
une fois par an. C’est donc très bien de le faire en ce moment parce qu’au mois de janvier, il pourra
de nouveau y avoir un remboursement de 50 €. Pour les femmes enceintes, c’est un forfait de 150 €.
Pour les jeunes de 20 à 25 ans – malheureusement, on pense qu’ils ne fument pas avant 20 ans, mais
c’est une autre histoire –, il y a également un forfait de 150 €. Enfin, certaines mutuelles proposent
un complément de remboursement.
Faute de temps, je ne passe qu’une minute sur la varénicline, mais c’est un excellent médicament
dans l’aide à l’arrêt du tabac, à raison d’un comprimé matin et soir. C’est un traitement que je donne
aux patients entre trois et six mois. Mais j’ai actuellement un patient qui est depuis un an et demi
sous varénicline et qui, s’il arrête la varénicline, a de nouveau envie de fumer. Je continue donc. Je
pense qu’il vaut mieux leur donner des traitements à long terme. Pour les traitements par substitut
nicotinique également, je les traite pendant des mois et des mois et je n’hésite pas à prescrire six
mois, neuf mois, un an ou un an et demi de traitement, voire pourquoi pas un traitement à vie,
comme dans les autres addictions. Le dosage de varénicline est progressif. L’arrêt du tabac se fait
généralement au cours de la deuxième semaine. Je n’hésite pas non plus à associer des substituts
nicotiniques à la varénicline si ce traitement ne suffit pas en soi : cela ne pose aucun problème.
105
Pour éviter la prise de poids, il y a trois choses à faire. Il faut d’abord avoir la bonne dose de nicotine
parce que l’un des signes de manque, ce sont les fringales. La deuxième chose est d’inciter les gens à
faire du sport et un exercice physique, en fonction de ce qu’ils aiment faire. S’ils n’aiment pas sortir,
cela peut être le vélo d’appartement. S’ils n’aiment pas faire du sport, cela peut être des marches
rapides. Enfin, il faut donner quelques conseils diététiques pour une alimentation équilibrée.
Pour le cannabis, à part tout le travail à faire sur les raisons pour lesquelles le patient consomme du
cannabis – très souvent, il y a des histoires personnelles qui sont extrêmement importantes et que
l’on travaille en parallèle –, mais d’abord et avant tout, pour lutter contre le ressenti du manque, qui
dure un peu moins longtemps pour le cannabis, il faut éviter les troubles du sommeil. À cet égard,
l’Atarax, qui n’est pas une substance addictive, peut aider. D’autres traitements peuvent aider, mais
j’évite toute substance qui pourrait donner lieu à une addiction parce qu’en général, ces patients ont
un profil très addictif. Les très fortes doses de nicotine sont aussi très efficaces. Même si les gens ne
veulent pas complètement arrêter de fumer la cigarette, dans un premier temps, et ne veulent
arrêter que le cannabis, je vais prioriser le cannabis, bien sûr, mais je vais prescrire de fortes doses de
nicotine. Sinon, ils arrêtent le cannabis et doublent leur consommation de cigarettes et donc, ils
doublent leurs risques.
Je terminerai avec la cigarette électronique. Je me devais de vous en donner un aperçu parce que
maintenant, je l’utilise de plus en plus en consultation. Je n’incite pas obligatoirement un patient à
prendre la cigarette électronique s’il n’en veut pas. Je le conseille à un patient en association avec les
substituts nicotiniques s’il s’agit d’un patient qui vient me voir, qui utilise déjà sa cigarette
électronique, qui a bien diminué sa consommation de cigarettes, mais qui n’en est pas à zéro
cigarette et qui vient me demander des conseils. Je commence par le rassurer en lui disant que s’il y a
danger avec la cigarette électronique, cela n’a rien à voir avec celui de la cigarette. Pour l’instant, on
n’a pas particulièrement retrouvé de dangers avec la cigarette électronique, mais on sait que la
cigarette est dangereuse. Il n’y a donc aucun problème pour passer de la cigarette à la vapoteuse. En
revanche, si la personne reste avec les deux consommations, vous pouvez être sûr qu’elle reviendra à
la cigarette à un moment ou à un autre parce que la cigarette est beaucoup plus addictive. En plus, il
continue à prendre des risques. J’explique aussi cela au patient. J’explique que si la cigarette
électronique en elle-même ne suffit pas, malgré des doses suffisamment fortes de nicotine dans le
liquide de l’e-cigarette, j’associe sans aucun problème un patch, des gommes ou des pastilles, en tout
cas, de la substitution nicotinique. En général, cela fonctionne extrêmement bien.
Je suis ces patients. Certains patients n’ont jamais entendu parler de la cigarette électronique ou en
tout cas, n’ont jamais essayé. Au bout d’un certain temps, s’ils n’arrivent pas à décrocher de la
cigarette avec une nicotine suffisamment dosée, je leur propose aussi d’essayer la cigarette
électronique. J’ai beaucoup de patients pour lesquels cela a très bien fonctionné.
La cigarette électronique est un embout buccal où l’on aspire la vaporisation de la nicotine, si l’on en
met – ce n’est pas obligatoire. Il y a un réservoir dans lequel on met le e-liquide, qui contient ou non
de la nicotine et qui a un goût particulier, des arômes. Il y a un atomiseur dans lequel se trouve une
résistance qui va le chauffer et il y a une batterie pour donner l’impulsion de chauffage à cette
résistance. Cette batterie est rechargeable. Il y a de nombreuses sortes différentes de cigarettes
électroniques. Les nouvelles générations délivrent beaucoup plus de volume, avec une puissance
bien plus forte de volume que le patient prend en même temps. Les réservoirs de la batterie sont
extrêmement importants. Elle dure donc beaucoup plus longtemps.
Faut-il avoir peur de cette cigarette électronique et de ce liquide où figure une tête de mort ? La
présence de la tête de mort résulte d’une norme européenne obligatoire parce que si l’on boit une
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petite fiole entière avec de la nicotine, cela peut être dangereux. L’e-liquide n’est absolument pas fait
pour être bu. Il faut donc évidemment garder les flacons de cigarette électronique à un endroit qui
n’est pas à la portée directe des enfants, comme l’eau de javel ou la boîte d’aspirine. L’e-liquide est
composé de trois choses. Il contient du propylène glycol ou glycérol, qui permet, quand c’est chauffé,
la production de vapeur. Le propylène glycol capte les particules d’eau qui sont dans l’air ambiant et
qui permettent le transport des arômes alimentaires et de la nicotine. Avant, l’importation massive
de ces cigarettes électroniques de Chine n’était pas contrôlée. Actuellement, je conseille aux patients
d’aller dans les boutiques de cigarettes électroniques qui ont pignon sur rue, où les fabrications sous
soumises à des contrôles aux normes européennes et où surtout, ils peuvent goûter.
Les deux conseils à donner aux patients pour la cigarette électronique sont d’abord d’aller goûter
pour voir le goût qui leur convient. Un des maîtres mots de l’arrêt du tabac est que l’on arrête une
substance qui agit en permanence sur l’aire de plaisir du cerveau et que le cerveau, le corps et
l’habitude doivent absolument retrouver tous les autres plaisirs possibles, peut-être pas en sept
secondes, mais de façon assez rapide. Il faut donc choisir le goût qui vous convient et qui est le plus
agréable pour pouvoir avoir envie de prendre la cigarette électronique. La deuxième chose
importante est d’aller trouver dans ce goût la dose la plus forte de nicotine que l’on supporte, c'està-dire qui ne nous fait pas tousser et qui nous permet d’avoir assez rapidement cette sensation
d’apaiser le manque. Si l’on prend un liquide de cigarette électronique qui contient trop peu de
nicotine, la personne va vapoter toute la journée et en permanence, ce qui sera très bien pour le
vendeur de cigarettes électroniques, qui va revendre très rapidement beaucoup de liquide et qui,
d’ailleurs, va inciter à prendre des dosages moins forts, mais ce n’est pas très bien pour la personne
qui l’utilise.
Le propylène glycol est-il dangereux ? On sait qu’il est utilisé dans certains médicaments pour
l’asthme. S’il était vraiment toxique, il ne serait pas utilisé dans ces médicaments, qui permettent
d’avoir de petites gouttelettes qui vont le plus profondément possible dans les poumons. C’est aussi
ce que l’on voit dans les théâtres, lorsqu’il y a de la vapeur d’eau, ou dans les spectacles où l’on veut
mettre cette sensation de vapeur ou de fumée. C’est du propylène glycol. Il est réputé très peu
toxique, sinon, il ne serait pas utilisé dans les médicaments. On ne sait pas, à long terme, lorsqu’une
personne vapote toute la journée, si au bout de dix ou vingt ans, il y aura une toxicité ou non. Je
pense qu’il faut continuer les études pour contrôler cela et pour suivre les vapoteurs, mais pour
l’instant, l’utilisation du propylène glycol n’a jamais posé de problème.
La nicotine que l’on utilise dans l’e-liquide est la même que n’importe quelle nicotine utilisée dans les
substituts nicotiniques ou dans la cigarette. Encore une fois, elle n’est pas toxique.
Enfin, le liquide contient des arômes, qui sont les mêmes que ceux utilisés dans l’alimentation et qui
sont donc autorisés par ceux qui font ces arômes dans l’alimentation. Il n’y a donc pas de toxicité
particulière et il y a également une surveillance sur ce point.
Il y a donc trois substances dans la cigarette électronique, à comparer aux 4 000 substances toxiques
que contient la cigarette… Il n’y a pas photo !
Il est bien évident que je n’incite pas un non-fumeur à prendre une cigarette électronique. Nos
poumons sont faits pour respirer l’air ambiant et pas pour quoi que ce soit d’autre, ni la fumée du
feu de cheminée, qui a la même toxicité que cette de la cigarette, ni la fumée de la chicha, qui a
exactement la même toxicité parce que c’est du tabac qui est brûlé, qu’il y a combustion, même cela
passe dans de l’eau. J’incite les fumeurs qui ont envie de vapoter à passer plutôt à la vapoteuse, qui
n’a pas la toxicité de la cigarette. Je propose de l’associer aux substituts nicotiniques si la personne
n’est pas à zéro cigarette. Il faut bien sûr rester vigilant et suivre l’évolution des vapoteurs et des
107
vapoteuses, il faut que les fabricants de cigarettes électroniques soient très stricts sur la moindre
toxicité possible, mais c’est une aide que j’utilise maintenant beaucoup et qui est extrêmement
appréciée dans le sevrage tabagique.
Avec le recours à la vapoteuse pour le sevrage tabagique, il y a n’a pas de particules, pas de
monoxyde de carbone et il y a une efficacité immédiate. L’arrivée de la nicotine par la cigarette
électronique est la plus rapide. Elle est plus rapide encore qu’avec le spray buccal. C’est celle dont la
cinétique est la plus proche de celle de la cigarette, ce qui apporte un plus à certains fumeurs. Enfin,
dans les premières années d’utilisation de la cigarette électronique, à partir de 2012, 2013, on a
observé une soudaine diminution de la consommation de cigarettes. Cela fait des années qu’en
France, nous sommes très mauvais en matière de politiques publiques sur la cigarette et subitement,
nous avons vu une diminution de la consommation et une diminution du nombre de fumeurs,
probablement due à l’augmentation proportionnelle de la consommation de la cigarette
électronique. On ne peut donc ni négliger ni méconnaître l’usage de la cigarette électronique
aujourd'hui.
En conclusion, je dirai qu’accompagner est très important. Le sevrage tabagique est passionnant
parce que l’on voit l’histoire de chacun, qu’on l’accompagne à son rythme, que l’on est le coach du
patient et qu’on lui permet d’avoir un sevrage complètement adapté à son besoin. J’explique au
patient que le sevrage tabagique ne doit être que du bonheur. N’hésitez pas à augmenter les doses
de nicotine si le patient n’est pas suffisamment aidé dans sa souffrance du manque. Il faut associer
deux formes galéniques : les substituts nicotiniques sous forme orale rapide et les patches. Il faut
associer la vapoteuse, si le patient le désire. N’hésitez pas à passer à la varénicline au bout de deux
ou trois mois, si votre patient n’arrive absolument pas à arrêter de fumer et qu’il commence à
s’essouffler dans son traitement. La varénicline est très efficace et il faut cesser d’avoir peur d’un
médicament qui aide et qui sauve beaucoup de vies. Enfin, il faut respecter le rythme de chacun.
Certains voudront arrêter la cigarette du jour au lendemain, d’autres auront besoin de quelques
semaines à quelques mois pour être complètement à zéro cigarettes. Encore une fois, c’est le rythme
du patient qui compte et c’est son changement qui va se faire, au fur et à mesure que vous le
coacherez.
Je vous remercie.
Christelle Beuget
Merci, Marion Adler, pour cet exposé très précis. Il était bon de parler du tabac et de l’e-cigarette. En
préparant cet atelier ou cette table ronde, nous voyions très peu de points communs, mais en vous
écoutant, chacun de vous, on se retrouve dans le fil.
Y a-t-il des questions dans la salle ?
Intervenant dans le public
Ma question s’adresse à M. Lachance. Je voudrais savoir quelle est la dimension d’autofiction qui
accroche les jeunes, mais pas uniquement les jeunes, dans l’usage intensif de la mise en scène de
leur propre vie à travers les selfies, les filtres ou tout ce qui fait que l’on est mieux sur l’écran que
dans la vie.
Jocelyn Lachance
Pour commencer, je ne parlerais pas d’autofiction. Je parlerais de construction narrative. La plupart
des jeunes à qui l’on parle ont une dimension réflexive par rapport à ce qu’ils font, c'est-à-dire qu’ils
peuvent vous expliquer ce qu’ils font. Si l’on parle d’autofiction, on commence à dire que l’on est
dans la déréalisation et l’on tombe dans un piège analytique, à savoir que l’on considère les mondes
108
numériques – j’essaie d’éviter d’employer « virtuels » à cause de la confusion – ne pourraient pas
donner des effets de sens comme lorsque l’on agit dans les espaces physiques.
Je vous donne un exemple très concret. J’ai un collègue et ami qui travaille sur les rites de deuil chez
les adolescents depuis déjà une quinzaine d’années. Que lui est-il arrivé ? Il a été obligé de
s’intéresser au numérique. En effet, quand il a commencé ses travaux, il questionnait des
adolescents, des jeunes qui perdaient un ami, souvent dans des situations tragiques, la plupart du
temps des suicides ou des accidents de voiture. Il se rendait compte que la cérémonie officielle, à
l’église, n’était pas suffisante pour eux, du point de vue du sens. Ils organisaient des rituels en
périphérie, comme se retrouver sur le lieu de l’accident, à faire une célébration, à chanter, à lire des
poèmes, à mettre des photos, etc. Il conduit des entretiens et soudain, surgissent des exemples dans
lesquels le numérique est hyper présent et hyper significatif pour les personnes. Ainsi, un jeune
décède pour de vrai, dans la réalité, mais c’est un joueur de World of Warcraft, le fameux jeu en
réseau que vous connaissez, du type Donjons & Dragons ou le Seigneur des anneaux. Ses amis
joueurs décident de prendre leurs avatars, d’aller dans le jeu World of Warcraft et de faire un
moment de célébration en ligne avec leurs avatars. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsqu’ils
sont interrogés, ils considèrent que cette célébration est aussi significative pour eux que ce qui
pouvait se passer dans les espaces physiques. C’est avec cela qu’il faut être très prudent. Il y a
effectivement des différences lorsque l’on se rencontre, que l’on connaît et que l’on documente en
permanence, mais à mon avis, nous ne sommes pas assez attentifs aux effets de sens qui peuvent
s’exprimer dans les mondes numériques et que ne relèvent pas de l’autofiction. Dès lors que c’est
significatif pour la personne qui parle, je m’interroge sur l’efficacité symbolique et comment elle
l’utilise. C’est pourquoi il faut être très attentif à ces nouvelles expérimentations dans le web, mais
qui sont des déplacements des espaces physiques aux espaces numériques. Je pense que ceux qui
sont dans l’autofiction, comme vous dites, sont des jeunes que mes collègues rencontrent dans des
situations spécifiques, mais qui ne sont pas représentatifs de la grande majorité des adolescents.
Catherine Deniaud
Je travaille dans un CSAPA, en ambulatoire. Ma question s’adresse au docteur Adler. Merci, avant
tout, pour votre présentation, qui a été très claire et où je reconnais aussi un peu ma pratique. Je
voudrais savoir si vous accompagnez aussi des patients sous neuroleptiques, soignés pour des
maladies psychiatriques, parce qu’ils décèdent souvent de leur tabagisme. Y a-t-il des particularités
avec lesquelles vous pourriez m’apporter un éclairage ?
Marion Adler
Je vous remercie pour cette question très intéressante. En effet, le fait que le patient ait une
pathologie psychiatrique associée constitue une difficulté supplémentaire dans la prise en charge du
sevrage tabagique. C’est aussi une difficulté supplémentaire parce que ce sont souvent des gens qui
ont été hospitalisés dans des services psychiatriques où malheureusement, la prévention en matière
de tabac n’est absolument pas faite et où l’on en est un peu à l’âge de pierre : les patients fument
avec les soignants… On commence à préserver et on peut fumer dehors, mais la pratique n’est pas la
bonne en matière de substituts nicotiniques, par exemple, qui sont tout de même faciles à utiliser,
qui sont en vente libre pour pas très cher, qui pourraient être distribués à portée de main. D’ailleurs,
dans les hospitalisations, je serais tout à fait favorable à ce que la cigarette électronique puisse être
utilisée à la place de la cigarette en plus des substituts pour pouvoir aider les patients. Ce sont des
patients chez lesquels j’utilise de fortes doses de nicotine. Je n’hésite pas à leur mettre deux, voire
trois patches, à associer plusieurs formes galéniques et si cela ne suffit pas et que cela stagne, au
bout d’un certain temps, je passe au Champix. La varénicline marche très bien aussi. J’ai plusieurs
patients sous neuroleptiques chez qui j’associe la varénicline sans aucun problème.
109
Intervenant dans le public
Ma question concerne plusieurs intervenants, parce que l’on se rend compte qu’il y a tout de même
une différence entre les garçons et les filles. Pourquoi est-ce que ce sont plus souvent les filles qui
ont des troubles du comportement alimentaire et pourquoi retrouve-t-on plutôt des garçons accros à
des substances ?
Vincent Dodin
On me pose cette question de façon récurrente. Dans les troubles alimentaires comme l’anorexie ou
la boulimie, on trouve en effet un garçon pour dix à vingt filles. Vous avez raison : il y a une différence
importante entre les deux catégories.
La question du rapport à l’image du corps est plus prégnante chez la fille que chez le garçon, en
particulier sur des critères esthétiques, qui sont beaucoup plus exigeants, plus contraignants. Des
études montrent que lorsque l’on interroge les femmes de la population générale et qu’on leur
demande quel est leur indice de masse corporelle – le poids divisé par la taille au carré – idéal, la
majorité d’entre elles citent un IMC inférieur à l’IMC normal. L’IMC classique, pour les femmes, se
situe entre 19 et 20, et les femmes diront plutôt autour de 18, voire en dessous.
D’autres raisons sont plus psychanalytiques. La question du trouble alimentaire est associée à la
question de l’angoisse de séparation. Dans la question de l’angoisse de séparation, le fait d’être fille
renvoie aussi à des liens particuliers à la maman qui sont des liens du même sexe : nous sommes
toutes les deux pareilles. Dans la difficulté à se séparer, cette question-là est souvent posée. Le
trouble alimentaire est aussi une manière de canaliser une angoisse en la déplaçant sur quelque
chose qui est circonscrit et qui donne l’illusion de maîtriser.
Enfin, pour beaucoup d’adolescentes, devenir femme, ce n’est pas rien. Cela a beaucoup d’exigences.
Nos anorexiques, par exemple, nous disent : pour moi, être femme, c’est quelque chose d’effroyable.
Avoir des formes, pouvoir être séduisante, devoir assumer tout ce qui m’attend en tant qu’adulte est
extrêmement compliqué et souvent, le trouble alimentaire vient empêcher que quelque chose d’un
processus se mette en place.
Jocelyn Lachance
Je complète ce qui vient d’être dit par une lecture anthropologique sur la question du genre. Du
point de vue anthropologique, il y a de grandes tendances – bien sûr, il y a des cas qui viennent
brouiller ces tendances. Du point de vue des conduites à risque, les garçons sont généralement dans
des conduites d’affrontement. L’impact, par rapport au corps, est cherché dans l’impact extérieur :
vitesse, violence, affrontement, vandalisme, etc. Chez les filles, ce sont généralement des techniques
d’effacement ou de retournement de la violence contre soi : tentative de suicide, anorexie,
scarifications. Il y a des propositions de lecture anthropologique. J’ai parlé rapidement des rites de
passage à l’âge adulte. Il existait aussi des rites pour les filles, contrairement à ce que l’on peut
parfois penser. On ne peut pas généraliser, mais la plupart du temps, quand même, les rites, pour les
garçons, étaient des rites de virilité. Les rites de passage ne servaient pas seulement à faire des
adultes, mais aussi à faire des hommes et des femmes. Quand on regarde l’histoire, l’ethnologie, on
constate que les rites de virilité sont souvent des mises à l’épreuve sur le mode de la violence ou de
l’affrontement, dans les versions les plus anciennes : le saut dans le vide, les coups de bâton… Il n’y a
aucune nostalgie des rites de passage à avoir. Chez les filles, on voit des retournements sur le corps,
avec l’importance de préserver son corps, et de le préserver dans la perspective de se marier,
notamment. Les rites de purification, par exemple, étaient très présents chez les femmes. Si vous
vous souvenez du vieux film Danse avec les loups, lorsque Kevin Kostner trouve sa future bien-aimée,
elle est en train de faire un rite de purification : elle se scarifie. C’étaient des rites de purification
110
dans certaines sociétés traditionnelles et qui ressurgissent aujourd'hui, au XXIe siècle. En fait, il est
très mal reçu lorsqu’il ramène cette femme, puisqu’il a interrompu un rite important de purification.
Il y a donc des figures anthropologiques sur lesquelles des adolescents en grande fragilité semblent
aussi parfois se replier. Cela vient rencontrer d’autres lectures psychanalytiques, etc.
Marion Adler
Je vais un peu à l’inverse de ce qui a été dit. Pour moi, il n’y a pas de différence, dans la prise en
charge du tabac ou du cannabis, entre les hommes et les femmes ou entre les filles et les garçons. En
revanche, je ne parle pas du tout de la même manière aux jeunes et jeunes adultes que je reçois
qu’aux adultes plus mûrs. Je ne parlerai pas du tout du problème de santé aux adolescents ou aux
jeunes adultes, par exemple, parce qu’ils sont immortels et que cela ne les intéresse pas. Ce n’est pas
ce qui les impacte. Je parlerai beaucoup plus de la liberté. Je leur fais prendre conscience de la
manière dont cela fonctionne dans leur cerveau, que j’explique très en détail, et je leur parle de ce
manque de liberté. Qu’est-ce qu’ils auraient mis, eux, comme but de consommation ? Est-ce qu’ils
auraient consommé tous les jours ? Est-ce qu’ils auraient consommé un certain nombre de cigarettes
et combien ? On s’aperçoit toujours que leur consommation est bien supérieure à ce qu’ils auraient
aimé faire. Là, on peut parler de liberté. Le deuxième impact est celui de l’argent, de ce que cela
coûte. Qu’auraient-ils pu faire s’ils avaient cette liberté d’avoir cet argent que finalement, l’industrie
du tabac ou du cannabis leur prend. Ce sont les deux impacts. Surtout, il faut bien leur expliquer
comment cela fonctionne. En général, ils sont ravis. Mais il n’y a pas de différence entre filles et
garçons.
Christelle Beuget
Puisqu’il n’y a plus de question dans la salle, nous allons conclure. Docteur Dodin, Docteur Adler,
Monsieur Lachance, merci beaucoup pour vos trois interventions.
111
POLITIQUES LOCALES DE PRÉVENTION ET RÉDUCTIONS DES RISQUES :
de nouvelles stratégies, de nouveaux enjeux.
Isabelle Cassini
Coach et artiste peintre autodidacte
Bienvenue à tous et bienvenue à cette 6e édition des assises de la prévention des addictions
organisée par la ville d’Ancenis. J’ai le plaisir d’animer cette table ronde qui porte sur le thème des
politiques locales de prévention et de la réduction des risques liés aux pratiques addictives. C’est une
occasion de faire un état des lieux des mesures existantes et pratiques à développer pour mieux
accompagner les personnes souffrant d’addiction.
Nos trois intervenants auront chacun vingt minutes pour s’exprimer, suivies d’un échange avec le
public. N’hésitez pas à préparer vos questions. Je me ferai l’avocat du diable pour arbitrer vos temps
de parole respectifs.
J’ai l’occasion d’accueillir le soleil du Brésil avec Lia Cavalcanti, psycho-sociologue, experte
européenne, directrice générale de l’association EGO, Espoir Goutte d’or, qui vient en aide aux
usagers des drogues, à Paris. Elle nous parlera des stratégies à promouvoir pour optimiser les
pratiques professionnelles autour de la réduction des risques liés aux pratiques addictives.
Geoffrey Dufayet, vous êtes psychologue clinicien à l’hôpital Bichat, à Paris. Vous aborderez la
question de la prise en charge des jeunes consommateurs.
Jean-Pierre Couteron, vous êtes psychologue clinicien, président de la Fédération Addiction, à
Boulogne-Billancourt. Vous nous expliquerez comment gérer le refus de soins et le déni de
consommation.
Réduction des risques et acteurs locaux : quelle stratégie promouvoir pour optimiser sa
pratique professionnelle ?
Lia Cavalcanti
Psycho-sociologue, experte européenne, directrice générale de l’association EGO
Bonjour à tous. Je vous remercie chaleureusement, vraiment du fond du cœur, d’être si nombreux à
participer à cette table ronde, dans une salle de sports. C’est génial, parce que dans le passé, je
faisais du sport. Je me retrouve donc dans mon élément. Cela ne se remarque pas aujourd'hui, mais
c’est vrai. Avec même quelques échos régionaux ! Comme quoi, tout est possible, dans la vie…
Vous allez m’aider, parce que la première qui parle a une lourde responsabilité, celle de faire
respecter les temps de parole aux autres. J’ai en effet une sale réputation, dont je ne sais pas d’où
elle sort… Il est 13 h 40. Mon contrat se termine à 14 h. Aidez-moi, faites-moi des signes… Je vais
essayer de tenir ma parole.
Laissez-moi vous dire pourquoi je suis là, avec vous. J’ai une double histoire. Je travaille à la Goutte
d’or depuis trente-deux ans. La Goutte d’or est un quartier populaire de Paris, certainement le
quartier le plus pauvre de Paris intra-muros. Nous avons 22 000 habitants et le taux de chômage est
le plus important de Paris. Il y a trente-deux ans, j’arrivais comme éducatrice de rue dans ce quartier
et on croisait des personnes en état d’overdose sur la place publique. Les dealers grattaient les murs
du quartier de la Goutte d’Or pour enlever du plâtre et le mélanger avec de l’héroïne.
112
Je voudrais vous dire qu’il y a des rêves qui peuvent devenir réalité. Je suis une personne
parfaitement heureuse d’avoir des rêves qui ont été accomplis. Le premier jour, quand je suis arrivée
dans ce quartier, je me suis dit qu’il fallait absolument faire quelque chose pour ces usagers de
drogue dans cette situation. Je ne savais pas quoi. Je ne comprenais rien aux drogues. Je quitte le
quartier trente-deux ans après et nous avons trois centres : deux centres de réduction des risques et
un centre de soins. Nous accueillons 6 000 personnes différentes par an. D’abord, ce n’était pas un
rêve. C’était une utopie. Ensuite, l’utopie a pris corps. J’ai commencé à rêver et après, tout est
devenu possible.
Je vais vous expliquer la différence entre réduire les risques et soigner. Ce sont des choses très
différentes. L’idée de réduction des risques est beaucoup plus récente que l’idée de soin, parce que
dans notre tête, soigner, c’est amener quelqu’un à l’abstinence. On guérit la personne des
symptômes qu’elle porte de façon à ce qu’elle devienne une personne comme toutes les autres.
Quand je suis arrivée en France, en 1984, il n’y avait que des structures de soins. À la Goutte d’or, j’ai
constaté que les usagers de drogue du quartier ne connaissaient pratiquement pas les structures de
soins et surtout, ils n’avaient pas les codes d’accès. À cette époque, il fallait en effet demander un
rendez-vous, attendre le premier rendez-vous pendant quinze jours ou trois semaines. C’était une
manière de vérifier si la personne avait vraiment envie de s’en sortir et, à partir de là, qu’elle était
capable d’élaborer un projet de soins et entrer dans une trajectoire de soins. Immédiatement, j’ai eu
une sensation très paradoxale, parce que j’ai toujours été grosse, comme vous le voyez, et je sentais
que c’était le même paradoxe que si je demandais rendez-vous dans un service de nutrition et que
l’on me répondait : Madame, venez, mais d’abord, arrêtez de manger excessivement avant notre
rencontre. Venez dans un état de relatif équilibre. Il fallait arriver au premier entretien sans être sous
l’effet de la drogue.
J’ai tout de suite eu la sensation que nous avions un superbe système de soins, en France, mais que
la première marche pour y accéder était trop haute pour certaines populations. Je ne dis pas pour
toutes les populations, mais pour les populations les plus marginalisées socialement, aux prises avec
de grandes difficultés économiques, issues des quartiers populaires, avec une histoire, des
trajectoires de vie très marquées, avec de l’échec scolaire, puisque l’échec scolaire accompagne la
trajectoire de vie de ces personnes. Mais ce n’est pas uniquement cela : une grande partie d’entre
elles avaient même été placées à l’aide sociale à l'enfance dans leur petite enfance. Pour ces
populations-là, les exigences pour pouvoir se soigner étaient irréalisables. J’ai immédiatement dit
qu’il nous fallait une structure dans le quartier pour rivaliser avec les dealers sur leur territoire. À
cette époque, pour soigner, on était convaincu qu’il fallait extraire les personnes du territoire dans
lequel le problème se posait. J’ai eu cette intuition qu’il fallait faire le contraire : il fallait que les
structures d’aide soient là où se trouvait le trafic pour disputer cette population au trafic. Tout le
monde me disait que c’était une folie, que dans un quartier stigmatisé comme la Goutte d’or,
personne ne franchirait jamais les portes d’une institution pour demander de l’aide parce qu’il serait
vite repéré comme toxicomane. Cela s’est révélé complètement faux. Dès le démarrage – nous avons
commencé très tôt à tenir des permanences –, les flux de population étaient très importants.
Aujourd'hui, nous accueillons, de 9 h du matin à 10 h du soir, une moyenne de 300 personnes par
jour, au cœur du quartier de la Goutte d’or.
La drogue n’est pas un fléau inéluctable dont on ne se sort pas. Nous savons largement, tous autour
de cette table, que la réversibilité existe et que l’on n’est pas face à une fatalité qui va détruire nos
enfants, nos familles, nos amis en les amenant à la déchéance absolue. Non. Nous savons que c’est
possible, qu’il y a des outils, des méthodes de travail qui vont faciliter cette réversion possible. JeanPierre disait ce matin que plus on intervenait précocement, meilleur était le pronostic. Il a
complètement raison. Mais moi, je travaille à l’autre bout. Je travaille avec des publics dont la
moyenne d’âge est de 40 ans. Ils ont tous consommé en moyenne pendant vingt ans auparavant et
113
ils ont en moyenne neuf ans d’incarcération. Pour être dans ce quartier et suivre cette population
depuis trente-deux ans, je peux vous dire qu’heureusement, énormément de personnes s’en sont
sorties, malgré leur âge, malgré les années de consommation, malgré les peines de prison, malgré
d’énormes difficultés sociales. Cela veut dire qu’il est toujours possible – ce que je vais vous dire est
très osé – d’agir en prévention.
La prévention ne se passe pas uniquement avant. C’est la première idée. Même quand les personnes
sont déjà dans une consommation de drogue dysfonctionnelle, nocive, avec des usages dépendants,
on peut prévenir toutes les maladies infectieuses : le VIH, les hépatites… On peut prévenir
l’incarcération. On peut prévenir la judiciarisation des parcours, parce que plus on a de problèmes
avec la justice, plus les possibilités d’insertion sont limitées. On peut toujours faire des choses, même
quand les personnes sont dans des perspectives qui nous semblent irréversibles. Il est très important
que vous puissiez non seulement l’admettre intellectuellement, mais aussi y adhérer. Chez l’homme,
il y a toujours quelque chose qui nous permet un accrochage et la réversibilité existe toujours.
Certains collègues parlent parfois de ces publics en disant que c’est chronique, irrécupérable. C’est
un mot que l’on entend. Je ne connais pas d’usagers de drogue chroniques qui sont irrécupérables.
La nature humaine surprend énormément.
Je vais vous raconter une histoire qui va vous parler, l’histoire de Bouchaïb. Quand j’ai connu
Bouchaïb, il avait déjà 45 ans. Il utilisait de la drogue depuis 26 ans. Il était extrêmement violent,
consommateur de cocaïne, crack, alcool, héroïne. Il avait un lourd passé judiciaire, beaucoup de
périodes d’incarcération. Il était très connu sur la place publique parce qu’il avait essayé de brûler vif
l’éducateur qui l’accompagnait dans sa réinsertion après la prison. Il avait jeté sur lui du kérosène et
une allumette. Physiquement, il avait un visage très marqué par tant d’années d’exclusion sociale. Il
était extrêmement dur de visage et d’apparence. Quand je voyais Bouchaïb, mon sang se glaçait
totalement. Je parlais beaucoup de ma peur avec mon équipe, avec mes collègues, je leur disais que
nous avions le devoir de le recevoir, de lui offrir des possibilités, mais je leur demandais de m’aider,
dans un premier temps, parce que toute seule, je n’y arriverais pas. Je pense que cela aide
énormément parce qu’entre nous, nous ne sommes pas obligés d’être Superman ou Wonder Woman
pour faire ce travail. Nous avons accompagné Bouchaïb pendant plus de dix ans, dans des situations
particulièrement difficiles, jusqu’au jour où Bouchaïb est venu me voir en me disant : j’ai une fille, la
maman ne veut pas que j’en aie la garde et je vais me battre en justice pour la garde de cet enfant.
Nous avons beaucoup discuté en équipe : est-ce que Bouchaïb serait capable d’assumer cette
paternité ? Bouchaïb ne se faisait pas encore soigner. Nous le recevions dans le cadre de ce que nous
appelons la réduction des risques : on accueille la personne en essayant de réduire les risques de
contracter des maladies infectieuses ou d’aller en prison, mais on ne soigne pas les addictions. Il
venait tous les jours manger chez nous, il faisait des démarches chez nous. Nous avions régularisé sa
situation administrative, mais il ne se soignait pas. Nous avons donc fait une grande discussion en
équipe en nous demandant s’il serait capable d’assumer sa paternité. Le pas suivant était de
l’accompagner au tribunal pour se battre pour la garde cette fille. Je vous raconte cette histoire parce
qu’on pouvait le ranger dans la case des malades chroniques irrécupérables. Je peux vous l’assurer : il
avait 10/10 sur tous les critères. Mais il était extrêmement attaché à sa fille et il était déterminé. Il
disait : « J’ai des droits. On m’a tellement usurpé mes droits… Ce n’est pas possible. C’est un miracle
qui m’arrive ! » Je l’ai accompagné au tribunal. Je me rappellerai toujours cette scène. C’était une
juge qui jugeait l’affaire. Cette juge a dit à la mère de la fille de Bouchaïb : « comment osez-vous
empêcher votre fille d’avoir un père ? Ce que vous faites est inacceptable, Madame ! » Lui, il prenait
comme posture : « Mais Madame le juge, vous dites cela parce que vous ne m’avez pas connu. Je
n’étais pas très digne de confiance… » Moi, je trépignais sous la table. Mais Bouchaïb insistait :
« Non, non, il faut que la juge sache avec qui elle parle, je suis décidé… » C’était drôle, presque
pathétique, de voir l’honnêteté de cet homme. Nous avons obtenu la garde partagée de cette petite.
Bouchaïb est aujourd'hui abstinent, il a un logement, il a la garde de cette fille, qui est maintenant
114
adolescente. Ce moment-là de sa vie a été déterminant. J’ai rencontré Bouchaïb complètement par
hasard sur les Champs-Élysées. Il y avait une exposition d’avions. C’était le jour de l’anniversaire de
mon mari. Nous étions ensemble. Qui vois-je venir vers moi ? Bouchaïb. C’était la dernière personne
que je voulais rencontrer le jour de l’anniversaire de mon mari… Mais j’ai foncé vers lui, je l’ai
embrassé chaleureusement et au milieu des Champs-Élysées, il s’est mis à genoux devant moi pour
parler à sa fille. Il a dit à sa fille : « C’est grâce à cette femme, c’est grâce à cette association que nous
sommes ensemble. » Il m’a fait l’une des plus belles déclarations d’amour que je n’ai jamais reçues
dans la vie. Il ne s’était pas adressé à moi, il le faisait par l’intermédiaire de sa fille.
Quand on travaille avec des êtres humains, même dans ces situations dégradantes, on peut toujours
développer les compétences psycho-sociales, comme nous le disons dans notre jargon. Ces
personnes ne sont pas que des consommateurs de drogue. Elles ont d’autres aptitudes. Nul n’est pas
totalement dépourvu de qualités. Dans notre institution, l’un de nos patients, qui s’appelle Daniel,
est âgé de 75 ans. Quand je l’ai connu, il avait 71 ans. Il vivait dans la rue, refusait toute forme
d’hébergement. Il dormait dans le square de la Goutte d’or, le square Léon. Il avait un problème à la
hanche et refusait de se faire opérer. C’était un complet marginal. Et il consommait des drogues.
Avec Daniel, le premier contact s’est fait par le biais d’un atelier d’arts plastiques que nous avons mis
en place. Il venait sans dire un mot, il s’asseyait, jusqu’au jour où nous lui avons tendu un pinceau,
nous lui avons donné une toile… Il a peint des toiles magistrales. Trois ans après, nous avons organisé
une exposition des toiles de Daniel à Paris, dans le 10e arrondissement. C’était un très beau projet.
Aujourd'hui, je ne vais pas vous dire que Daniel est abstinent, mais il consomme beaucoup moins de
substances. Il a accepté l’institutionnalisation : il vit dans un foyer, il s’est fait opérer de la hanche…
Même à 70 ans, on peut encore établir un lien avec l’humanité de la personne et l’amener vers une
gestion plus heureuse et plus autonome de sa vie. Nous n’imposons pas notre vision. Nous avons
accompagné dix fois Daniel dans différentes institutions. Il n’a pas accepté la première – il avait ses
exigences, qui me semblaient même justes : je suis trop vieux pour monter les escaliers, il faut que ce
soit une chambre aérée, au rez-de-chaussée, avec du soleil… Tout cela est possible.
Nous développons des ateliers : arts plastiques, couture… Nous avons un groupe musical, un
orchestre. Je vous dis le nom de l’orchestre parce qu’il m’a embêté pendant dix ans. Je n’avais pas le
courage de l’assumer. Maintenant, je prends le courage de le dire. Ce sont Les Bolcheviks
anonymes… Il y a mille explications que je pourrais vous donner qui vous feraient rire, mais je n’ai
que vingt minutes.
Je parle de ces personnes, mais cela pourrait aussi s’adresser à vos enfants ou aux enfants que vous
avez dans les écoles : quand on travaille avec ces publics, il faut faire une alliance avec eux, une
alliance dans laquelle on ne se situe pas dans le compassionnel, mais dans une stratégie où ils ont
aussi leur mot à dire, où ils ont aussi leur désir d’être respecté et où ils ont aussi leur volonté. Nous
faisons tout cela, en même temps que nous leur donnant des seringues pour qu’ils n’attrapent pas le
sida, tout en procédant à des tests pour savoir s’ils ont le VIH ou non… Je voudrais vous dire quelque
chose de très important. Quand je suis arrivée dans le quartier de la Goutte d’or, les premières
études de notre public montraient que 48 % des usagers que nous suivions étaient contaminés par le
sida. C’est énorme ! En 2014, nous avons fait près de 700 tests rapides de dépistage du VIH à notre
public. Nous faisons une piqûre dans le doigt et quinze minutes plus tard, selon la réaction, on sait si
la personne est atteinte du sida ou non. Sur les 700 personnes auxquelles nous avons fait le test, une
seule était séropositive. C’est la preuve que le travail quotidien d’accompagnement de ces personnes
à travers différentes activités, en leur donnant des seringues, des pipes pour consommer du crack,
etc., est en train de préserver leur santé. Mais pas uniquement la santé. En procédant ainsi, nous
diminuons la violence dans les quartiers. Ces personnes viennent dans une structure où elles
mangent, participent à des ateliers, à un spectacle de théâtre, jouent de la musique dans un vrai
centre musical… Ils ont déjà sorti deux disques – « disque », c’est une façon de parler… Mais ils font
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des bruits acceptables. D’abord, ils faisaient des bruits. Maintenant, ils font des sons. Il y a
d’immenses progrès. Ils font les paroles et la musique. Quand on s’occupe aussi largement des
personnes, dans une logique de réduction des risques, on fait de la prévention : la prévention de la
petite délinquance, la prévention des vols dans les petits commerces du quartier. On réduit les coûts
pour la sécurité sociale. Il faut savoir que le coût du traitement d’une personne atteinte du VIH est
énorme. Par conséquent, quand on travaille bien, ce ne sont pas seulement les usagers de drogue qui
en bénéficient.
J’ai des rencontres avec les habitants de la Goutte d’or, qui ont intenté des procès contre les deux
autres institutions travaillant dans le quartier. Ils ne l’ont pas fait contre nous, parce que je leur
explique que le travail que nous effectuons les aide au quotidien, qu’ils ont un interlocuteur pour
négocier avec ces populations, qu’ils ont un médiateur, même avec la police, quand la police lance
une vague de répression. Nous organisons une assemblée une fois par mois qui est ouverte aux élus,
à la police, à la population locale. Tous ceux qui veulent dire quelque chose viennent dans cet espace
pour s’exprimer, et nous trouvons des solutions communes qui aident tout le monde à mieux vivre
ensemble.
Des événements dramatiques ont eu lieu à Paris vendredi dernier. Nous avons la plus grande
concentration de population arabe ou musulmane de Paris, mais il n’y a pas un seul des agresseurs
qui vient de la Goutte d’or. Je pense vraiment que le travail réalisé par le tissu associatif dans ce
quartier y est pour beaucoup.
Je ne suis pas venue vous présenter des méthodes de travail complexes. Je suis pour vous dire que la
drogue n’est pas un fléau inéluctable, que l’on peut agir précocement et que la réduction des risques
est fantastique. Nous avons un centre de soins. Dans la réduction des risques, nous travaillons avec
5 000 personnes par an. Dans les soins, il n’y a que 500 personnes qui adhèrent à nos propositions de
soins. Aujourd'hui, j’aimerais vous dire que même pour construire une passerelle pour les amener à
se soigner, ce travail d’accueil, ce travail artistique, ce travail administratif est fondamental pour faire
naître la demande de soins. En vingt minutes, je ne pouvais pas vous expliquer un travail, mais ce que
je veux c’est que vous sortiez avec la conviction qu’il est toujours possible de développer les
capacités des hommes, qui seront plus à même, par des stratégies de développement de leurs
compétences, de reprendre le contrôle de leur vie. Croyez-y fortement parce que de votre adhésion
à la possibilité de rémission de l’autre dépend aussi la rémission de l’autre. En tant que professeurs,
en tant que travailleurs sociaux ou en tant que parents, nous faisons des métiers de lien social. Notre
premier outil de travail est le contact, la relation – c’est pour cette raison que je n’ai pas réussi à me
reconvertir dans les techniques comme Power Point ou d’autres. Mon outil de travail est le toucher :
je les touche, mes usagers de drogue, je les embrasse, je les fais exister dans une autre dimension !
« Aujourd'hui, qu’est-ce qu’il est beau, qu’est-ce qu’il est musclé ! Viens, serre-moi dans tes bras ! »
C’est la dernière chose que je veux vous dire : quand je me pointe à la porte d’EGO – il faut voir ceux
qui entrent –, je prends des « kifs »… Ce sont des « kifs » fabuleux ! Chirac avait parlé de la Goutte
d’or en disant : les bruits et les odeurs… Les bruits et les odeurs, c’est moi qui les ai, à la Goutte d’or !
Ils entrent et dès la première fois, je me présente : « Je suis Lia Cavalcanti, je dirige… Au plaisir… Ici,
c’est un espace avec des règles… » C’est très convivial. Vous croyez que c’est un bar ou un café, mais
non. Je dis toujours que quand je lève les grilles de fer, je descends la grille symbolique. Il faut
immédiatement être à la porte pour dire : vous êtes accueilli tel que vous êtes, mais cet espace est
un espace où il y a des règles, et il faut les respecter. Ce sont les règles du vivre ensemble. Mais
immédiatement, je me présente et je les embrasse. Ils sont tellement surpris ! C’est presque un viol !
Ils sursautent… Cela fait longtemps que personne ne les a touchés. Je vous l’ai dit : je suis brésilienne
et les contacts physiques comptent énormément. « Viens, mon chéri… » La majorité me dit :
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« Aujourd'hui, non, Madame. Mais attends demain… » Et le lendemain, ils font l’effort. Déjà, ils
viennent plus propres. Ce sont de petites choses, mais cela construit des relations.
Je conclus mon intervention en vous disant que peu de personnes peuvent dire qu’elles ont réalisé
leurs rêves dans leur vie. Je suis une de celles-là. Mille mercis.
Je passe la parole aux collègues qui vont développer les concepts.
Isabelle Cassini
Je vais peut-être y aller, alors. Je vais vous laisser… Je confirme tout de même pour toute la partie
artistique… Merci beaucoup.
Prise en charge des jeunes consommateurs : quel regard ? Quel rôle pour les espaces
d’écoute ? Quel accompagnement thérapeutique ?
Geoffrey Dufayet
Psychologue clinicien à l’hôpital Bichat, Paris
Bonjour à tous. Je suis très content d’être parmi vous, et également, un peu impressionné d’être là,
de parler après Lia, qui a dit l’essentiel et va m’obliger à commencer par la fin de mon propos,
puisque le propos de Lia fait largement écho à ce que je voulais dire aujourd'hui, notamment au sujet
des soins et de l’importance de croire, bien avant le patient lui-même, dans les ressources intimes du
patient, de n’importe quel patient dépendant. N’importe quel patient dépendant est une personne
qui ne croit plus en lui. C’est la base. Comme le disait la personne dont Lia relatait les propos : « je
n’étais pas digne de confiance ». Ce sont des propos que l’on entend très régulièrement chez tous les
dépendants. Le travail soignant est peut-être là. Il est peut-être de croire dans les ressources du
patient là où lui n’y croit plus du tout. C’est ce qui va l’aider à développer ces compétences dont
parle Lia, à développer ses ressources et à envisager une vie en dehors de produits.
Je reviens au début. Je suis psychologue dans un service d’addictologie et j’interviens principalement
en alcoologie. Je travaille principalement avec des patients qui viennent me voir, parfois un peu
malgré eux, et je constate, dans la pratique de tous les jours, que de plus en plus, les modes de
consommation ont changé. Aujourd'hui, nous voyons autant de personnes qui ne sont pas
dépendantes physiques de l’alcool que de personnes qui sont dépendantes physiques. Beaucoup de
personnes viennent en effet sans avoir une consommation quotidienne, mais avec une
consommation qui peut être hebdomadaire, ponctuelle, et qui s’inscrit dans tous ces modes de
consommation des jeunes consommateurs dont nous avons beaucoup parlé ce matin comme le
binge drinking, qui sont des recherches immédiates de l’effet psychotrope du produit.
La prise en charge de cette dépendance pose un certain nombre de problèmes. C’est une
dépendance psychologique. Elle est déjà moins voyante que la dépendance physique et se laisse
donc beaucoup moins facilement appréhender. D’ailleurs, elle retarde souvent l’accès aux soins
parce que pendant un certain temps, elle entretient l’illusion qu’il est possible de ne pas consommer,
ce qui est une illusion que finissent par reconnaître les patients assez rapidement. L’important est
que le point commun entre toutes ces formes de dépendance, que ce soit dépendance physique ou
psychologique, c’est la souffrance qui en découle. C’est vraiment l’essentiel, et c’est ce qui fonde la
légitimité de n’importe quel soignant, de n’importe quel intervenant : la souffrance de la perte de
contrôle qui peut-être, au départ, est recherchée, notamment chez les adolescents. C’est peut-être la
recherche première, mais bien rapidement, elle cesse d’être un jeu et devient plutôt une souffrance.
Les patients viennent et finissent par nous dévoiler cette souffrance-là, qui est à l’origine de leur
entrée dans le soin. Je pense notamment à une jeune fille que j’ai été amené à suivre dans ce
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contexte. Sa consommation était hebdomadaire, quand elle était en soirée ou en groupe, avec les
amis. C’était une consommation ensemble, avec d’autres, mais en même temps, elle se rendait bien
compte que pour elle, il y avait autre chose qui se jouait : elle avait beau boire avec les autres, elle
constatait que quand elle mettait le nez dans le premier verre, c’était ensuite un circuit qui ne
s’arrêtait plus et qui pouvait durer jusqu’à l’aube, avec toutes les conséquences négatives que l’on
peut facilement imaginer. Cette patiente venait vers les soins en disant que pour elle, c’était
insupportable. Elle ne pouvait plus supporter cette perte de contrôle, qui était totalement invivable.
C’est une plainte qui arrive peut-être dans un deuxième temps. Il était assez exceptionnel que cette
jeune femme aille aussi vite vers les soins. Bien souvent, ces jeunes qui sont pris dans ces
consommations ne se plaignent pas directement de cela, pour un certain nombre de raisons et
surtout, par rapport sans doute à certaines représentations que nous avons tous en tête, à savoir :
qu’est-ce qu’une personne alcoolique ? C’est quelque chose de fondamental. J’ai l’occasion d’animer
quelques formations avec un public qui peut être assez différent : soit un public paramédical, soit des
travailleurs sociaux…, et lorsque l’on fait un petit sondage, très rapidement, sur ce qu’évoque pour
eux le terme « alcoolique », il est assez surprenant de voir à quel point, quels que soient les corps de
métier, on arrive exactement aux mêmes adjectifs, aux mêmes témoignages. Je pense d’ailleurs que
si l’on faisait un micro-trottoir n’importe où, on retrouverait toujours les mêmes choses : l’alcoolique
est celui qui manque de volonté, celui qui est fainéant, qui ne travaille pas, qui est agressif, violent…
On pourrait dérouler les qualificatifs à l’infini. Ils viennent extrêmement rapidement dès que l’on
interroge le contenu du terme « alcoolique ». N’importe quel patient qui est aux prises avec cette
problématique aura en tête, quelque part, le contenu sémantique du terme « alcoolique ». On
imagine bien qu’il est impossible pour n’importe qui de s’identifier à cette image-là et que les
patients vont souvent se battre – pendant plus ou moins longtemps d’ailleurs – pour se protéger de
cette identification-là et peut-être, de cette identité-là, qui finalement, revient à écrouler le peu
d’estime de soi qui peut encore rester.
Chez les jeunes, un problème supplémentaire se pose peut-être. Il y a une autre représentation de
l’alcool qui côtoie celle de l’alcoolique, celle de l’alcool extrêmement valorisé, de l’alcool qui est non
seulement festif, encouragé, partagé et, on le voit bien avec les problématiques du binge drinking,
dont l’effet psychotrope est recherché immédiatement, avec l’idée que l’on va se défoncer le plus
vite possible et parfois, l’idée que celui qui gagne est celui qui mettra le plus de temps à vomir ou à
finir couché. C’est l’autre volet de la représentation de l’alcool, un volet extrêmement valorisé et
extrêmement encouragé. On se retrouve donc avec de plus en plus de consommateurs qui sont plus
jeunes et qui sont aux prises avec cette double image : une image extrêmement valorisée, d’un côté,
et de l’autre côté, la conscience que quelque chose ne va pas dans leur consommation. Cela leur
pose un certain nombre de problèmes et ils sentent bien que cette rencontre avec l’alcool n’engage
pas tout à fait la même chose pour eux que pour les autres. Pour se protéger d’une image
insupportable, souvent, ils font tout pour continuer à s’identifier à ce groupe qui consomme de
manière festive et encouragée. Voilà qui retarde très largement l’accès aux soins. Mais ce qui fonde
notre légitimité en tant que soignants, c’est de nous dire que de toute façon, dès lors qu’il y a
conséquences négatives de l’alcoolisation, garde à vue, accident, blessure liées aux alcoolisations, on
peut se poser la question d’un alcool qui n’est plus seulement festif et qui n’est plus seulement sur le
versant positif.
Je pense à un patient qui, avec des années de recul et après avoir atteint une abstinence stable et un
bien-être dans l’abstinence, déclarait que finalement, quand il y repensait, il s’était bien rendu
compte que dès le départ, dès la première rencontre avec l’alcool, il avait quelque chose qui n’y allait
pas et que c’était une histoire qui finirait pas mal tourner, dont l’issue serait dramatique, sauf à faire
quelque chose pour s’en occuper.
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Il y a toujours, je pense, chez n’importe quel consommateur qui souffre de sa consommation, une
part de lui qui va rechercher du soin, à côté de cette image, qui va essayer de se préserver
absolument de l’image de l’alcoolique.
Dans ce contexte, il est à peu près clair que très peu de personnes vont arriver spontanément dans le
circuit de soins, vers les soins, avec une plainte à peu près évidente. Très souvent, elles viennent
accompagnées par un proche, un ami, un collègue de travail, ou accompagnées par une décision de
justice, avec l’obligation de soigner pour retrouver le permis ou autre chose. Dans cette histoire de
rencontre soignante, il y a toujours un tiers, et il est très rare qu’une parole spontanée émerge.
J’essaie de me rappeler l’auteur de cette phrase, qui disait : « guérir de l’alcool, c’est retrouver la
parole ». Je crois que c’est Gérard Vachonfrance, mais je ne pourrais pas l’affirmer. En tout cas, cela
nous dit bien à quel point combien quelqu’un qui est aux prises avec la souffrance de la dépendance
ne trouve pas les mots ou ne peut pas mettre des mots sur cette souffrance. À mon avis, c’est l’enjeu
principal de l’accès aux soins. Il appartient donc à l’intervenant, au soignant, quel qu’il soit, de poser
ces mots-là, de faire l’avance de cette parole, une parole qui ne peut pas se formuler de la part de
l’usager. C’est à l’intervenant d’offrir des mots à poser sur la souffrance et d’offrir cette parole.
Pendant très longtemps, on a attendu que le patient vienne de lui-même et qu’il formule lui-même
une demande. On se disait toujours qu’à partir du moment où il n’avait rien demandé, on ne pouvait
rien lui proposer puisque c’était lui faire violence que de venir vers lui. On attendait qu’il vienne,
tranquillement, on attendait plusieurs années et bien souvent, on attendait jusqu’à ce qu’il soit trop
tard parce que pendant quinze ou vingt ans, il ne se passait rien du tout en termes de paroles du
patient. Des travailleurs sociaux me racontaient comment des personnes dont ils s’occupaient, qu’ils
hébergeaient dans des structures, pouvaient rester bloqués toute leur vie dans une structure
d’hébergement avec une bouteille à côté du lit, mais dans l’impossibilité de dire qu’elles avaient
besoin d’aide. Cela peut aller extrêmement loin. Chaque fois que l’on évite le sujet, chaque fois que
l’on ne parle pas parce que l’on a peur de fâcher, de vexer, d’insulter la personne en la traitant
d’alcoolique, chaque fois que l’on fait cela, on laisse passer une chance de trouver la voie du soin.
Voilà pourquoi il est tellement important que nous ayons une part proactive dans cette approche.
Cela ne fait pas nécessairement partie de notre formation. Je ne parle pas uniquement pour moi.
Tous les intervenants médicaux et sociaux ont toujours appris, dans leur formation, que le principal
était d’adopter une posture neutre. Cela ne marche pas du tout. Cela nous oblige, nous, soignants, à
faire un petit travail sur nous pour nous modifier dans notre manière d’appréhender les choses, dans
notre manière d’aborder le soin, pour ne pas hésiter à prendre parti, dans une certaine mesure, et,
comme le disait Lia, à nous dire que nous, nous avons confiance. Nous avons confiance dans le fait
qu’il y a un certain nombre de ressources et que ces ressources peuvent être mobilisées. Le rôle
soignant est extrêmement important à cet égard.
Comment faire l’avance de cette parole soignante ? Comment, à travers cette parole, va-t-on se
démarquer de toutes ces représentations extrêmement péjoratives, extrêmement négatives ? Je
pense, et c’est quelque chose qui est assez surprenant parce que cela introduit tout de suite une
relation particulière avec les patients, qu’il ne faut pas leur parler avant toute chose de ce que leur
consommation peut avoir de dangereux. Je crois qu’ils le savent largement, qu’ils ont tous fait
l’expérience du discours moralisant, en quelque sorte, qu’il s’agisse du discours professionnel, du
discours parental, du discours de l’entourage, de l’environnement : tu devrais faire attention parce
que tu te mets en danger, regardes ce que tu risques de perdre avec ta consommation, etc. Tout
cela, ils l’ont entendu très souvent. Nous, nous prenons le parti, dans le soin, de nous intéresser à
l’autre versant, c'est-à-dire : qu’est-ce que votre consommation vous a apporté de positif ? Nous
partons toujours du principe que la consommation a été une solution avant de devenir un problème.
C’est devenu un problème dans les derniers temps et les patients ont envie d’oublier cette première
période, qui était la période où la consommation faisait du bien, où elle était apaisante. Nous
connaissons tous plus ou moins les effets psychotropes de l’alcool et les personnes qui sont
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devenues dépendantes ont eu une sensibilité très particulière à ces effets positifs, que ce soient les
effets soulageants, les effets anesthésiants, les effets anxiolytiques. Les patients nous le disent :
l’alcool, ou autre substance, est probablement l’anxiolytique le plus efficace et celui qui marche le
mieux dans un laps de temps le plus court. En plus, il n’est pas nécessaire de galérer pour le trouver :
c’est extrêmement rapide et extrêmement facile. Aborder cette question avec les patients est
fondamental, parce que c’est là-dessus que va se créer l’alliance thérapeutique. L’alliance
thérapeutique commence par essayer de retrouver avec les patients ce que leur consommation leur
a procuré de positif avant de passer à ce qu’elle leur a coûté.
À mon avis, une fois que l’on a créé cette alliance, c'est-à-dire une fois que l’on a ouvert une parole
possible sur la consommation, on fait le plus difficile. Le reste s’enclenche. Lia faisait la distinction
entre réduire les risques et soigner. Je me demandais en même temps dans quelle mesure la
réduction des risques, avec ce que cela entraîne de liens à l’autre, de relations, et de relations de
confiance, non jugeantes, n’était malgré tout pas une prémisse du soin. Même si l’on ne parle pas
encore directement de l’arrêt des produits, d’abstinence, à ce moment-là, on est déjà en train de
parler d’une personne, derrière le produit, d’accorder la confiance à une personne et à mon avis,
c’est peut-être cela, le point de départ du soin, avant le soin addictologique à proprement parler, qui
découlera ensuite de cette relation-là, à savoir le choix de la stratégie à mettre en place pour éviter
de reprendre des produits, cette stratégie que nous avons tous un peu étudiée dans nos pratiques,
qui consiste à lister les situations à risques, etc. Je dirai presque que tout cela n’est pas le centre du
soin parce qu’à mon avis, le centre du soin est de trouver le moyen de créer les conditions pour
pouvoir faire ce travail, c'est-à-dire de pouvoir accorder sa confiance.
Je pense au témoignage d’une de nos aidantes. À l’hôpital, nous avons la chance de travailler avec
des personnes qui sont abstinentes depuis un certain temps, qui viennent très régulièrement
témoigner de leur expérience, à la fois dans la dépendance et par la suite, dans le soin. Pas plus tard
qu’hier, l’une de nos aidantes nous faisait un très beau témoignage en nous disant que ce qui l’avait
probablement le plus aidée, c’est que lorsqu’elle était aux Alcooliques anonymes, qu’elle venait à
peine de commencer un arrêt d’alcool, on lui a confié la responsabilité de faire le café pour
l’ensemble de la réunion. Elle témoignait, et c’était très intéressant à entendre, que le fait qu’on lui
fasse confiance à ce moment-là pour quelque chose d’aussi quotidien, d’aussi banal que de faire le
café, le simple fait de se dire qu’elle était en mesure de faire le café et qu’on lui faisait confiance sur
le fait qu’elle pouvait le faire, est ce qui lui a probablement apporté le plus. À travers cela, on voit
que le soin addictologique va bien au-delà de l’arrêt des produits et que l’arrêt des produits est
presque contingent à quelque chose qui va plus loin, qui consiste simplement à développer les
capacités psycho-sociales ou l’estime de soi, à nourrir le narcissisme des patients.
Alcool et substances psychoactives : comment gérer le refus de soins ? Comment réagir
face au déni de consommation ?
Jean-Pierre Couteron
Psychologue clinicien, président de la Fédération Addiction, Boulogne-Billancourt
J’enchaîne sous le contrôle acerbe de Lia, puisque vous avez bien reconnu celui qu’elle suspecte de
lui faire une mauvaise réputation, entre autres. Cela devait être moi.
Je vais partir d’une histoire ancienne avec Lia. Mon voisin me disait qu’elle était toujours comme cela
et moi, je lui ai dit qu’elle pouvait être pire que cela.
La première fois que je l’ai vue, j’avais à peu près son ancienneté dans le métier. Je travaillais à
Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val Fourré. À l’époque, il y avait les drogués et les alcooliques. Je
m’occupais de drogués. Vous regardez la photo, qui est absolument ridicule, je suis désolé. J’ai écrit
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un livre et l’éditeur nous a offert à chacun une photo comme l’on en fait des grands auteurs. Nous
nous sommes retrouvés dans un hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, une après-midi. Je ne
m’attendais pas du tout à cela : ils nous ont maquillés, il y avait un vrai photographe qui était là, nous
nous tenions comme cela et cela donne cette espèce de truc… Chaque fois, j’ai du mal à imaginer que
c’est moi. Mais ce n’est pas grave. Chacun a ses problèmes narcissiques où il peut. Je reviens à mon
histoire d’amour avec Lia. Ce matin, elle m’a dit : « tu vas bien, mon chéri ? Tu es resté toujours aussi
jeune ! » À l’époque, j’étais carrément un bébé. J’avais le lait qui sortait du nez. J’entre dans la salle,
c’était la première fois que je la voyais, elle me prend dans les bras, elle m’embrasse et elle me dit :
« bonjour, mon chéri ! » Je vous avoue qu’il n’est pas aussi classique que cela, dans une mairie,
quand vous venez réfléchir à un dispositif d’accueil pour les jeunes, de vous faire embrasser par
quelqu’un qui ne vous connaît pas et qui vous dit : « bonjour, mon chéri ! » Il y a une deuxième
personne qui m’a fait un coup du même genre. C’était un ministre de la Santé. Je ne dirai pas son
nom pour ne pas le ridiculiser plus que cela : il n’en a pas besoin. Il présentait quelque chose sur le
cannabis. Je l’avais juste vu à distance par des échanges de mail. Il faisait une conférence de presse
pour montrer tout ce qu’il allait faire sur le cannabis. Il s’est assis à côté de moi, m’a pris par le bras
et devant les journalistes, il a dit : « je suis avec mon ami Jean-Pierre. » Cela ne faisait pas le même.
Pour l’un, je me suis dit : mais qu’est-ce qu’il est chèvre, à m’instrumentaliser ! » et avec l’autre, il
s’est passé quelque chose.
Quand on m’a demandé de réfléchir sur le refus de soins et le déni, en sachant que Lia était là, pour
moi, la première idée était de dire, même si ce n’est pas le but d’un atelier ce qu’elle a commencé à
interroger, c'est-à-dire : qu’est-ce que l’on appelle le soin ? Après tout, quand on refuse quelque
chose, il est important de définir la chose que l’on refuse. Une partie de ce que l’on appelle le refus
de soin est que l’on présente à l’autre un soin qui ne lui correspond pas. Nous disons : vous voyez, il
n’est pas gentil, il ne veut pas se faire soigner !, alors que nous devrions dire que nous ne lui avons
peut-être pas présenté le soin que nous aurions dû lui présenter.
Je reviens à la raison de ma rencontre avec Lia. À l’époque, le principe du système de soins, dont
j’étais un jeune produit, sorti de la faculté – on n’a pas toujours vocation à être rebelle sur tous les
sujets, en tout cas, j’avais été rebelle sur suffisamment de sujets pour avoir choisi d’être discipliné
dans la fac –, était le suivant : ils viennent avec une demande, donc vous attendez qu’ils aient une
demande. La demande consiste à dire : je veux arrêter les conneries que j’ai faites, ce qui,
intellectuellement, paraissait raisonnable, et donc, vous les aidez à arrêter les conneries. Ensuite, ils
sortiront du circuit en ne consommant plus rien. C’était une sorte de ligne : je viens avec une
demande pour que vous m’aidiez à arrêter pour devenir abstinent. C’est un système qui continue
d’être extrêmement intéressant, je ne vois pas pourquoi on le supprimerait ou on le refuserait, mais
un système qui était fou quand il fallait faire passer tout le monde par ce chemin-là. Si quelqu’un
vous dit : « ça y est, j’ai fait le tour d’un certain nombre de choses et aujourd'hui, je viens vous voir
avec une demande pour que vous m’aidiez à m’arrêter parce que je sais qu’il faut que je sois
abstinent », je ne vois vraiment pas pourquoi on l’empêcherait de faire ce chemin-là. Mais ce
système, dans lequel on disait « ici, on soigne », alors qu’il était sous-titré « vous n’avez d’autre choix
que de passer par ce chemin », était un système complètement destructeur, parce qu’il laissait
beaucoup de personnes au bord de la route ou, pire que cela, il fabriquait des personnes qui
venaient vous voir en disant qu’elles voulaient arrêter alors qu’elles avaient la dose en poche, qui
entraient à l’hôpital avec de quoi consommer, parce qu’elles voulaient simplement dire qu’elles
avaient besoin de faire une pause. Mais comme elles n’avaient pas le droit de dire qu’elles avaient
besoin de faire une pause, elles étaient étiquetées : « tous les toxicos sont des menteurs, puisqu’ils
disent quelque chose qu’ils ne veulent pas faire. » Cela ne veut pas dire qu’aucun toxico n’est
menteur, parce qu’il y a des menteurs partout, même chez des gens qui, officiellement, ont de
grandes responsabilités, mais « tous les toxicos sont des menteurs », c’était tout de même un peu
caricatural.
121
Quand nous nous sommes rencontrés à ce sujet avec Lia – j’ai l’air de perdre à nouveau le fil de mes
pensées, mais bien qu’étant resté jeune, je m’accroche… Nous verrons cela dans le train quand nous
rentrerons tous les deux –, nous étions dans les années 2000 et nous voyions arriver ce que l’on a
appelé les premiers jeunes consommateurs, c'est-à-dire ces gamins de 15, 16 ans qui consomment
du cannabis, qui prennent de l’alcool, parfois beaucoup, dans les binge drinkings, et qui disent :
« mais je ne suis pas alcoolique, je fais la fête de temps en temps ! Je ne suis pas toxico. Je fume,
mais tout le monde fume. Je fume juste des pétards de temps en temps, et j’arrêterai ». Ces jeunes
ne niaient pas leur consommation, mais ils niaient le statut de malade et donc, se mettaient en
situation de refuser un soin si le soin, c’était : « viens me demander de te soigner parce que tu es
malade ». Un premier raisonnement a été de dire qu’il y avait des actions de réduction des risques,
mais qu’il devait aussi y avoir des actions de diversification de ce qu’est la rencontre autour de ce qui
pourra être ensuite du soin. Si la rencontre autour du soin se fait juste sur le mode de la demande :
« prenez-moi en charge, ou bien, aidez-moi, parce que… », nous ne rencontrerons qu’une petite
partie du public. Il faut donc arriver à rencontrer les personnes sur une offre plus ouverte, plus
diversifiée.
J’ai présenté ce matin des diapositives avec des slogans : le PAACT [Processus d’Accompagnement et
d’Alliance pour le Changement Thérapeutique], la MDFT [Thérapie Familiale Multidimensionnelle]. Je
n’y reviendrai pas, mais une partie de ce travail que nous faisons dans le cadre de ce que nous
appelons les consultations pour les jeunes consommateurs, qui se sont déployées depuis quelques
années sur toute la France et qui sont actuellement présentées au grand public à travers une
campagne médiatique, consiste à dire que l’on peut venir dans ces lieux sans être obligé de se
reconnaître comme malade et sans être obligé d’avoir demandé et d’avoir anticipé le fait que l’on
arrêterait son usage. Cela peut paraître scandaleux, mais on peut venir juste parce qu’un prof pense
qu’il consomme trop alors que lui-même pense qu’il fait la fête, ou parce que sa mère s’inquiète
trop, ou parce qu’il y a un désaccord. Ils peuvent venir et simplement, nous nous engageons à les
recevoir au cours de quelques entretiens pour, avec eux, faire un premier tour, une première
évaluation de ce qui se joue. Le pari que nous faisons est de dire que nous allons ouvrir une porte,
déplacer le lieu de rencontre et que dès lors, nous pourrons probablement enclencher, si nécessaire,
des choses un peu différentes, un parcours un peu différent, du soin – pas toujours le plus classique…
Le jeune pourra parfois se réinvestir dans une activité sportive, une activité culturelle, on pourra
réenclencher une mobilisation de la famille, modifier un investissement scolaire… Pourquoi ? Parce
qu’une partie de ces usages, notamment au début, pour l’adolescent comme pour l’adulte, sont
reçus comme étant une solution – attention, je n’en fais pas l’éloge ! À un moment où je ne suis pas
bien dans ma peau, à un moment où je suis un peu en tension avec mes environnements, à un
moment où je me dis que je suis en train de me perdre, un produit vient m’apporter tout de suite un
début de solution.
Je vais vous donner un premier exemple. Je reçois un jour un coup de téléphone d’une maman, qui
me dit : « ma fille, Inès, fumait depuis quelque temps. Je le savais, mais je me disais qu’il fallait bien
qu’elle fasse ses expériences. » Ce sont des phrases que l’on entend, pas toujours de la part de
parents laxistes ou paumés, mais ils se sont déjà beaucoup bagarrés, ils ont tenu beaucoup de
choses… « Là, j’ai l’impression qu’elle prend plus que cela : MDMA, cocaïne… – la maman ne savait
pas trop –, elle sort, elle fait la fête avec des copains, elle va dans des boîtes, etc. Mais elle ne veut
pas venir vous voir. Elle ne veut pas venir consulter : elle dit qu’elle n’est pas malade. » Le premier
travail a été de dire à la mère qu’elle n’était peut-être pas malade ou qu’en tout cas, elle n’était
probablement pas toxicomane à l’heure actuelle, que ce que décrivait la maman, c’était une jeune
fille qui consommait trop, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. J’ai proposé à la maman de dire
à la jeune fille que si elle venait me voir, cela apaiserait un peu sa mère, cela la rassurerait, que je
m’engageais à la voir une ou deux fois, pas plus, pour faire le bilan et qu’en échange d’un ou deux
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rendez-vous, elle aurait au moins gagné une certaine tranquillité. Elle viendrait non pas parce qu’elle
se reconnaissait malade, mais parce qu’elle avait pris en compte que sa maman ne pouvait plus le
supporter, qu’elle avait besoin d’être un peu rassurée, un peu apaisée, et que si elle faisait cette
démarche, cela pouvait marcher. Ce n’est pas toujours aussi simple, mais l’expérience me permettait
de penser que pour cette jeune fille, cela pouvait être suffisant. Quinze jours après – aucun
adolescent ne se rend armes aux pieds tout de suite –, la maman rappelle en disant que sa fille veut
bien venir et elle demande à prendre rendez-vous. Auparavant, il fallait que l’adolescent appelle luimême. Je lui dis que bien sûr, elle peut prendre rendez-vous pour elle, que si elle accompagne sa
mère, c’est parfait et que si elle ne l’accompagne pas, ce n’est pas grave : nous discuterons au moins
un quart d'heure pour faire mieux la fois suivante. La maman arrive quinze jours plus tard avec sa
fille. Autant vous dire que la fille ne s’assoit pas en face de moi avec un grand sourire en disant : « Ah,
c’est vous ! Je rêvais de vous rencontrer ! » Je sens qu’elle est venue un peu contrainte et forcée. Elle
s’assied de trois quarts, elle regarde plus le mur qu’autre chose. Je vois une jeune fille assez
mignonne, de 19 ans, assez bien dans son corps et en même temps, on sent que… Et puis, elle dit :
« De toute façon, je suis là parce que j’ai un peu merdé… » Nous discutons. Je ne vous fais pas le
topo, mais nous faisons ce que nous appelons la double alliance. Je dis à la maman : « Vous avez fait
votre boulot, bravo ! Vous pouvez sortir. » Quand on est parent, au bout d’un certain niveau, on est
maladroit. J’aime bien expliquer cela aux parents : « Notre rôle de parent, c’est d’être inquiet et à
partir du moment où l’on est inquiet, on devient maladroit. Maintenant, l’inquiétude va un peu
tomber, vous allez devenir un peu plus habile. Sortez et allez réfléchir dans la salle d’attente, je
m’occupe de tout. » La fille est un peu impressionnée : il a viré ma mère en douceur, waouh ! Il lui a
dit que je n’étais pas forcément toxicomane, pas mal ! Et en même temps, il lui a dit qu’elle avait eu
raison de m’amener parce que ce que je faisais était dangereux… Comme aucun de ces adolescents
n’est complètement suicidaire en addictologie – sauf s’il y a une problématique de ce genre –, elle se
dit qu’en même temps, je ne suis pas démagogue, que j’ai bien vu que ce qu’elle fait, c’est un peu
plus que ce qu’elle devrait faire.
La discussion s’ouvre. Elle est intéressante : le père de la gamine s’est suicidé quelques années avant.
Elle l’a vu. Elle a une histoire. Mais bien évidemment, si elle était capable de demander qu’on l’aide
pour cette histoire, elle ne serait pas là, elle serait ailleurs. Elle a pris des produits pour qu’on ne
l’embête pas sur cette histoire. Et la première chose dont elle a peur, c’est qu’on lui enlève le produit
pour lui dire que l’on va parler de l’histoire qui lui fait mal. Ce qui soude l’alliance thérapeutique est
que l’on va juste baisser un peu le produit pour que cela la mette moins en tension avec sa maman,
l’aider à consommer un peu moins pour qu’elle soit moins en échec scolaire, et que si elle veut aller
plus loin, elle verra. Je suis obligé de schématiser. Mais une fois que j’ai dit cela, la jeune fille me dit :
« Je reviens vous voir la semaine prochaine, il n’y a pas de problème. » C’est autour de cela qu’elle
voulait faire l’alliance. Si le soin avait été de lui dire d’arrêter, elle ne serait pas venue. Si le soin avait
été de lui dire : « Tu as un problème psychique, on comprend que tu déprimes », elle n’était pas
prête à le faire. Le soin a été proposé comme : « Tu as un problème avec ta mère, qui est un peu
lourde dans son inquiétude, tu voudrais juste un peu la rassurer et reprendre un peu le contrôle de
toi », et elle a dit oui. Elle est géniale parce qu’elle a arrêté, petit à petit. Cela n’a pas été simple
parce qu’elle a quand même refait un passage par Ibiza qui n’était pas triste : une fois qu’elle avait
arrêté une première fois pendant trois mois, une copine lui a offert un aller et retour à Ibiza pour la
fête de fin de saison d’Ibiza. Autant vous dire qu’elle n’est pas revenue complètement abstinente de
ce week-end. J’avais essayé de lui demander s’il était nécessaire d’aller à Ibiza, mais elle n’a pas pu
résister. Il faut dire que c’est assez étonnant. Y en a-t-il, dans cette salle, qui sont allés à Ibiza ? Je
vous le demande de façon anonyme… Il n’y a même pas besoin de lever la main : juste un petit son
bizarre. Y en a-t-il qui ont été à Ibiza ? Vous avez vu ce que sont les grandes fêtes d’Ibiza ? C’est ce
qu’un auteur a appelé l’industrialisation du plaisir…
123
Quand la gamine revient, bien sûr, elle a consommé. Mais progressivement, elle reprend le contrôle,
se réinscrit en fac, réussit son année, se réinscrit en fac, mais cette fois, à Paris. Elle regagne donc un
peu du terrain parce qu’avant, elle était dans une université de banlieue. Elle paie son loyer en
gagnant sa vie dans un bistro. Elle est fière d’elle. Et un jour, elle m’appelle, au cours de l’été, et elle
me dit : « Je ne suis pas sûre de me réinscrire l’an prochain. Vous en pensez quoi ? Je voudrais faire la
route qui part du Mexique – je ne me souviens plus comment elle s’appelle – en voiture avec une
copine. » Je lui réponds : « Écoute, moi j’ai fait cela une fois. Il faut faire cela une fois dans sa vie
avant de mourir. Tu es un peu jeune, mais si tu veux le faire tout de suite, pourquoi pas ? – – Oui,
mais ma mère… » Elle revient me voir en me disant qu’il faut qu’elle réfléchisse. Nous retravaillons
là-dessus. Ce que nous commençons à nous dire en ce moment, à la troisième série du suivi, c’est
qu’il serait peut-être bien qu’elle fasse une psychothérapie, qu’elle aille voir ce qui faisait mal au fond
d’elle, qu’elle aille voir pourquoi elle ne peut pas rencontrer un seul garçon, parce qu’ils sont
toujours comparés à une sorte de personnage merveilleux qu’aucun ne peut atteindre… Aujourd'hui,
elle est prête à le faire. Le fait de lui avoir dit que le soin, ce n’était pas obligatoirement cela,
paradoxalement – et tant mieux pour moi, parce que cela reste ma formation –, lui permettra de le
faire, quelques années plus tard, parce qu’elle a pu tracer son chemin.
Une partie du travail que nous essayons de faire dans ces espaces nouveaux de rencontre sur
lesquels nous avions travaillé il y a bien longtemps – il y a aujourd'hui prescription – autour de ce que
l’on appelle maintenant des consultations jeunes consommateurs consiste à penser le soin par
étapes, à le penser dans sa diversité et à ne pas imposer un modèle.
Pour montrer que je ne suis pas obsédé par les jeunes, je vous livre l’exemple d’une personne plus
âgée. Lia a parlé de quelqu’un de plus âgé. Je prendrai donc un âge intermédiaire. Il s’agit d’une
jeune femme de 35 ans, qui se prostituait au bois de Boulogne. Elle était sous traitement de
substitution. Elle ne voulait pas de sevrage : ce n’était pas supportable. La seule chose qu’elle pouvait
tenir était la substitution. On lui avait proposé de me voir. C’était assez intéressant. Elle venait tous
les lundis matin. Elle avait fini son week-end de prostitution, elle était encore en tenue, un peu
défraîchie, parce qu’elle avait « bossée », comme elle le disait. Elle venait avant que la consultation
soit ouverte pour que les autres patients ne la voient pas, parce qu’elle était en tenue et que cela
aurait pu être gênant pour eux. Elle avait les porte-jarretelles, les couettes… Son personnage, c’était
la petite fille… Elle avait l’argent sur elle, celui qu’elle n’avait pas rendu et qui lui restait.
Elle est venue ainsi pendant un an, le matin. Elle voyait l’infirmière, elle avait son traitement, nous
avions un petit entretien, elle voyait le médecin et se faisait renouveler son ordonnance pour jusqu’à
la semaine suivante. Il a fallu un an pour qu’une relation à peu près de confiance se fasse. Ce dont
nous avons petit à petit discuté était cette relation compliquée qu’elle avait avec son souteneur.
Nous l’abordions : rester ?... Partir ?... Rester ?... Partir ?... La deuxième chose qui était importante
était son petit chien. Il fallait que le chien entre dans la consultation. Nous n’avons pas le droit, mais
il entrait. Il nous bouffait les pattes en permanence. C’était un petit chien « à la con ». Elle, elle
l’adorait. Et il fallait travailler avec le petit chien. Nous avons eu le petit chien.
Au bout d’un an, elle dit un jour : « Je crois que j’en ai marre », et elle ouvre. Nous pouvons parler.
Elle raconte son histoire. Nous entrons dans un deuxième cycle, qui ressemblerait un peu plus à un
travail de psycho. Elle parle de son enfance, de son histoire, de sa mère. Elle explique que sa mère,
c’est quelqu’un, quelque part, en Normandie, et ainsi de suite. Cela prend encore un an. Pendant
cette année, moi, en tant que psychothérapeute, je me mets en retrait. C’est l’assistante sociale qui
se mobilise, qui lui trouve un logement, dans lequel elle peut avoir son chien. Moi, de nouveau, je ne
la vois plus que pour re-mouliner, l’accompagner, faire une petite musique. Mais je ne la mets plus
en tension. Le travail psychique est un peu en retrait. Le médecin va remonter à la charge, va la
soigner, prendre soin d’elle physiquement. Nous nous re-déplaçons dans l’équipe : le psy passe au
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deuxième plan, le travail social et le travail somatique passent au premier plan. Dès lors, elle se sent
mieux. Un jour, elle arrive : elle a enlevé les couettes dans le train. Petit à petit, elle se débrouille
pour se changer dans les toilettes du train et quand elle arrive le matin, c’est une jeune femme
comme une autre. L’assistante sociale, l’infirmière continuent de l’accompagner de « trucs », de
« machins ».
Il y a une troisième étape. Un jour, elle dit : « Je crois que je peux partir. Si vous êtes prêts à m’aider,
je peux partir ». Nous passons donc à un autre système : nous allons voir la police en lui disant qu’elle
veut arrêter, que cela risque de « chauffer » avec son souteneur. Il y a des policiers qui savent très
bien faire ce travail. Ils nous répondent qu’il n’y a aucun problème, que nous devons leur dire quel
jour, où, etc., qu’ils vont tout couper, que les autres ne sauront plus rien. Elle est partie s’installer
dans un petit village. Je suis allée la voir quatre ou cinq fois, l’infirmière également. Quand elle est
arrivée dans le village, il a fallu expliquer au médecin généraliste qui elle était, au pharmacien… Le
grand jour est un jour où je lui dis : « Je pars en Normandie avec mes enfants, ma femme, etc. Je
peux vous voir à telle heure, si vous voulez. Eux, seront à tel endroit – ce n’était pas un secret, mais il
s’agissait de mon travail… Nous pouvons déjeuner tous les deux, si vous le voulez. Ils iront faire une
visite. » Nous arrivons, je sors de la voiture avec ma femme et mes enfants. Ils la saluent et partent
faire la visite prévue et moi, je vais au restaurant avec cette jeune femme. À la fin du repas, je sors
ma carte bleue et je l’invite à manger. Elle me dit : « Putain ! Oh là là, quand tu te rappelles comment
je leur prenais l’argent, aux mecs, et là, tu m’invites ! » Effectivement, si j’avais réfléchi… : « Non, tu
ne peux pas l’inviter, ça ne se fait pas ! » Et pour elle, c’était le sommet, la preuve qu’elle était
rentrée dans le droit commun, qu’elle était regardée comme une femme comme une autre et le
monsieur lui payait le repas comme s’il avait envie de la draguer. Elle était pliée de rire. Je me suis
senti un peu maladroit, mais en même temps, cela faisait partie de cette histoire.
Je n’ai pas été très académique dans le refus de soins. Pour moi, le refus de soins, c’est surtout que
nous n’avons pas su, à ce moment-là, avec cette personne-là, proposer ce qui pouvait être l’offre qui
lui permettrait de nous rencontrer. Si nous acceptons de ne pas penser un chemin unique, une
chronologie unique, un mode de rencontre unique, si nous acceptons de penser dans la diversité, il y
a peu de personnes qui resteront à l’extérieur de notre offre de soins.
Merci.
Isabelle Cassini
Nous allons maintenant passer aux questions/réponses avec le public. Quelqu’un a-t-il une première
question ?
Romuald Gantier, Les Sables-d’Olonne
Aux Sables-d’Olonne, nous commençons à avoir des situations préoccupantes d’alcoolisation
intensive entre minuit et 5 heures du matin. Ce sont des phénomènes de groupe. Nous ne sommes
pas encore confrontés aux spring breaks : ils n’en ont pas encore eu l’idée, mais en termes de prise
de conscience et de prévention, je voudrais savoir s’il y a déjà eu des cas d’école ou des dispositifs
qui ont été mis en place.
Jean-Pierre Couteron
Beaucoup de choses se développent autour de cela, qui vont du côté de ce que l’on appelle la
réduction des risques en milieu festif, en milieu ouvert. Il y a par exemple des équipes à Bordeaux, à
Rennes, dans les grandes villes. L’idée est d’entrer en contact avec ces publics. Ce n’est pas simple.
Mais il y a des gens dont c’est le métier. Il s’agit d’aller vers ces publics et non pas d’attendre. Je ne
pourrais pas tout détailler ici, mais on part de l’idée qu’une partie de ces comportements, dans
l’univers festif, ne sont pas forcément rattachés à une souffrance ou à de la psychopathologie
125
personnelle, mais à des dynamiques de groupe et à des phénomènes de culture. Aujourd'hui, une
alcoolisation, cela doit aller vers la défonce alcoolique, hélas. Il faut donc se redonner les moyens de
former des personnels qui sont capables d’aller au contact de ces publics, pas uniquement pour
interdire, mais pour l’accompagner et, à l’intérieur, casser cette espèce de dynamique de groupe. À
Bordeaux, par exemple, suite aux accidents qu’il y avait sur le bord de la Garonne, il y a un bus qui
passe, qui vient récupérer les personnes, où elles peuvent dormir. Cela permet de casser un peu le
groupe non pas dans une position strictement d’interdit, mais dans une position d’alliance, d’aide, de
protection et qui fait passer un certain message. D’un autre côté, il faut aussi qu’il y ait des points
réglementaires, des points d’interdit. Il faut savoir si ces alcoolisations touchent des mineurs ou des
majeurs, si les règlements qui sont pris ont été respectés ou non. Il y a des lois qu’il faut savoir
rappeler. On joue donc entre le rappel d’un certain nombre d’interdits et des stratégies de réduction
des risques qui commencent à être intéressantes. Vous pourrez venir me voir tout à l’heure pour que
je vous donne des détails. Il y a de nombreux exemples de stratégies autour de l’accompagnement
de la nuit et de l’accompagnement de ce type de groupes, sur lesquels nous avons commencé à
colliger un certain nombre de savoir-faire en termes de réduction des risques, d’interventions à
l’extérieur. C’est dans cette logique que cela se fait, pas plus.
On peut aussi leur dire : « Dans deux ou trois jours, tu peux revenir discuter à tel autre endroit. Ils
diront toujours non en public, face au groupe, mais dans le groupe, on peut en extraire un ou deux. Il
n’y a pas de solution valable pour tous, mais si l’on affaiblit le groupe d’une ou deux personnes, on le
casse un peu. Cela se joue en combinant deux ou trois entrées diverses. Mais c’est un problème
général.
Je parlais ce matin du courant addictogène. La recherche de sensations fortes, qui est culturellement
préparée, fait qu’à l’adolescence, ils demandent maintenant aux produits d’apporter un plus de
sensations et ce plus est très près de la zone d’accident, alors qu’auparavant, le plus qu’ils
demandaient aux produits était un peu plus en dessous de la zone d’accident. C’est une
problématique de santé publique tout à fait nouvelle pour nous.
Intervenant dans le public
L’idée du désir a été évoquée, le désir de chacun qui peut se rencontrer, se partager. Effectivement,
dans l’ascendance, souvent, si l’on est dans une société qui veut tout gérer, c’est le désir de la société
par rapport à ses citoyens. Ce que vous dites, c’est toujours dans l’idée de pouvoir réduire et l’idée
de soigner ne se trouve qu’en troisième position. Cela signifie que de prime abord, il y a toujours
l’idée de soutenir et comprendre le désir de l’autre. Cela a un poids conceptuel difficile, au niveau
des institutions. La question du désir des professionnels peut parfois camoufler ou recouvrir le désir
des patients. Je voulais souligner ce point d’achoppement.
Lia Cavalcanti
Cette question est très intéressante. Merci de l’avoir posée. L’idée, que je n’ai pas développée, faute
de temps, est que le premier palier de la rencontre avec l’autre est l’acceptation de la personne là où
elle est et telle qu’elle est. C’est pourquoi nous pouvons faire des choses que les familles ne peuvent
pas faire, parce qu’il n’y a pas la même implication affective. Quand je suis arrivée en France, dans le
dispositif de soins, on accueillait les gens si les gens se comportaient comme on voulait qu’ils se
comportent. Le préalable était celui-là : « Mettez-vous dans la norme de ce que l’on attend. Ensuite,
nous avancerons, et c’est moi qui propose. » Dans les trois interventions de cette table ronde, vous
trouvez la même idée. Dans l’alliance que fait Jean-Pierre avec la fille qui consomme, il ne dit pas :
mon idée est que vous soyez abstinente, que vous repreniez vos études… Il dit : nous allons
commencer par quelque chose de très réaliste pour rassurer la famille. Nous allons essayer de
réduire les consommations, parce que cela va lever la pression, etc.
126
L’idée qui est développée ici est très intéressante. Que vient-elle nous dire ? Quand une personne
s’alcoolise devant nous, elle est en train de demander quelque chose que nous, par honte, par
pudeur, par respect ou par faiblesse, nous nous refusons à voir. Au travail, il y a souvent des
collègues qui sont dans des situations d’alcoolisation et nous, par peur du jugement, par peur de ceci
ou de cela, nous n’offrons pas à la personne la possibilité de discuter, d’ouvrir un espace de parole.
Ce qui est capital, dans ces nouvelles pratiques que l’on développe à partir de la réduction des
risques, c’est que l’on prend les personnes là où sont, y compris quand elles sont sales, dans un état
d’abandon physique… Tout à l’heure, je faisais des blagues, mais dans notre travail, nous faisons des
choses dont personne ne s’occupe, pour ces gens. Une personne en état d’errance sociale développe
de grandes pathologies au niveau des membres inférieurs. Les varices finissent par s’ouvrir, le
pantalon se colle à la peau, la personne commence à puer, parce qu’elle n’est plus capable de
dégager ses habits. Comprenez-vous ce dont je vous parle ? Les varices qui s’ouvrent sécrètent des
substances, le jean se colle. Vous ne pouvez pas imaginer ce que sont les pieds d’une personne en
errance : ils deviennent presque mauves, des champignons s’y greffent, il y a des vers dans la peau,
les ongles… Je pourrais vous faire un topo. J’ai des photos de ces pathologies qui sont
extraordinaires. Cela vous donne envie… Je ne les montre jamais avant le repas, sinon, personne ne
mange.
Mais ce que nous faisons, chacun de nous et à notre manière, est très inventif. Un de nos collègues,
colombien, qui n’était même pas infirmier, a dit qu’il y avait une urgence absolue : « il faut que je
m’occupe des pieds de ces personnes. » On les plonge dans une eau avec du désinfectant. Ce
processus dure en moyenne trois heures. Quelqu’un s’occupe de ton état, de ton pied pendant trois
heures… Laissez-moi mimer la chose, parce qu’elle est tellement vraie : quand les personnes arrivent
dans notre structure, elles marchent comme cela. Elles ne peuvent plus s’appuyer sur leurs pieds. Ce
n’est pas un problème pour marcher, c’est le système qu’elles mettent en place. Imaginez-les dans
cette situation. Quand la personne sort trois heures après, elle est bien plantée sur ses deux jambes.
Ce n’est pas une pathologie assez grave pour que l’hôpital s’en occupe, mais c’est une pathologie
invalidante. Et ils finissent par pouvoir marcher.
Une autre collègue a dit que cela ne suffisait pas, qu’il fallait s’occuper des autres extrémités : il a des
poux, il a des crevasses, des abcès… Vous ne savez pas comment c’est, chez les consommateurs de
drogue, surtout de crack, vivant absolument dans la rue, dans un état d’excitation permanent… Mes
collègues m’ont donc demandé une formation pour devenir coiffeurs – cela coûte une fortune…
Comment peut-on se réinsérer socialement quand l’apparence physique est désastreuse ? Les soins
des extrémités : les pieds, la tête, la bouche, sont la porte d’entrée. En faisant cela, on crée avec
l’autre un rapport de confiance qui rend possible, un jour, la demande de soins. Je suis
complètement convaincue de l’importance de cette aptitude, de cette disponibilité vers l’autre
devant la possibilité d’élaboration d’une demande de soins. Le nombre de personnes qui, de façon
très inattendue, voire inusitée, viennent un jour comme Dominique, qui mesure presque deux
mètres, la moitié des fesses dehors, qui, pendant un pont, m’aborde – je n’étais que de passage, je
travaillais au siège – et me dit : « Heureusement, je tombe sur toi ! Je suis prêt, hospitalise-moi, je
veux faire une cure sevrage. » Il était 6 heures du soir, il y avait un pont… Je ne savais pas comment
faire. En plus, il me dit que ses affaires sont à la gare du Nord, qu’il faut passer à la consigne pour les
chercher parce que sans elles, il ne veut pas être hospitalisé. C’était un changement de regard : il me
regardait comme une copine. Et moi, la copine, je me dis : « je me démerde pour l’hospitalisation, je
me démerde pour les affaires de Dominique. » Nous partons récupérer ses affaires à la gare du Nord,
ce n’était pas très loin, nous revenons. Il y a un lit à l’hôpital Bichat – c’est là où travaillent les
collègues… J’ai dû pleurer pour l’avoir… Je me gare à la porte de l’hôpital Bichat, il est presque
7 heures du soir et Dominique me dit : « Ah ! Mais je n’ai pas ma robe de chambre ni mes souliers ! »
La veille d’un jour férié, à 7 heures du soir… J’étais désespérée. Et Dominique disait : « Je ne reste
pas ! Il faut que je sois digne ! » Et moi, sa copine, je dis : « Fonçons à Ikea, parce qu’Ikea ferme à 9
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heures du soir. Il y a des chaussons et des robes de chambre… » Nous accompagnions Dominique
depuis deux ans. Je n’ai pas dit : « Ta proposition est rationnelle, Dominique. Viens jeudi, on va
rediscuter, parce que tu vois que tu me demandes l’impossible. » Je me serais battue jusqu’au bout
des ongles. Si j’avais parlé, j’aurais pu lui dire : « Dominique, nous avons fait tout ce que nous
pouvions, mais je n’ai pas pu. Mais fais-moi confiance encore jusqu’à jeudi. » Pour la petite histoire,
ce garçon avait tellement tabassé le directeur d’une autre structure, André, qu’il avait eu six mois
d’arrêt de maladie. Tout le monde, dans ma structure, me disait : « Celui-ci ne mettrait pas les pieds
ici, Lia. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas un homme, c’est un animal. » Qui pouvait accepter
Dominique ? Il a été hospitalisé, puis il est parti dans une famille d’accueil au sud de la France, dans
le Lot, une famille de paysans. Dominique était une force de la nature, il était énorme, c’était un
Antillais. Il a fini par devenir presqu’un enfant de cette famille de paysans, où il vit toujours
aujourd'hui.
Si l’on est capable de créer cette relation de confiance, qu’une demande émerge et que l’on
envisage, à ce moment, les réponses qui sont possibles, la réalité est insoupçonnable dans ce qu’elle
peut produire positivement. Parfois aussi négativement, parce qu’il peut y avoir une personne dont
on pense qu’elle est tout à fait prête et là, paf !, on se prend un mur devant nous… Mais il faut
toujours essayer. La méthode consiste à prendre la personne là où elle est, avec ce qu’elle a à nous
offrir, et pas celle que l’on voudrait qu’elle soit, et pas au point où l’on voulait l’amener. Cela, c’est la
clé.
Geoffrey Dufayet
La question du désir du thérapeute ou du soignant a été posée. Cela nécessite un retour sur soi
permanent de tous les soignants : où ce que l’on va ? Est-ce que l’on est bien à l’écoute de ce qui se
joue pour la personne que l’on a en face de soi ? Ou est-ce que l’on est en train de déraper et
d’imposer quelque chose qui nous appartient, de désirer à sa place ? Soutenir le désir n’est pas
désirer à la place du patient. Cette nuance nécessite un travail sur soi permanent.
Je pense à quelqu’un qui me disait : « Ce patient-là va beaucoup mieux. Nous sommes super
contents. Le jour où il se rasera la barbe, où il se coupera les cheveux et où il se fera refaire les dents,
à ce moment-là, il sera vraiment soigné et nous serons contents. » Sauf que ce n’était pas du tout le
désir du patient qui, en l’occurrence, n’aspirait qu’à vivre dans une ferme, tranquillement, et qui était
très bien ainsi. C’est un danger auquel nous sommes régulièrement confrontés. Il faut savoir où l’on
se positionne et jusqu’où l’on va.
Lia Cavalcanti
Il ne s’agit pas de désirer à la place de l’autre. Il y a une phrase de Sartre que j’ai accrochée dans mon
bureau : « La liberté, c’est ce mouvement imprévisible à travers lequel l’homme échappe à son
conditionnement social. C’est ce qui a fait de Genet un artiste quand il était absolument condamné à
n’être qu’un marginal. » Je crois toujours à cette humanité qu’il y a derrière chaque homme de croire
que l’autre peut nous surprendre. Ce n’est pas désirer à sa place. C’est cette force de conviction qui
alimente aussi l’autre. Cela veut dire que c’est possible.
J’écoutais ce matin, dans l’atelier 4, un pédopsychiatre d’Angers, Philippe Duverger. Est-ce le fils de
Maurice Duverger ? Je connais un Maurice Duverger, qui était sublime, mais celui-là n’est pas mal
non plus. Il n’est pas encore mon chéri, mais j’ai commencé à placer mes billes. Je suis déjà allée
l’embrasser. Je vais y arriver. Il a dit des choses très intéressantes. Il raconte avoir été appelé à
10 h 30 du soir, un dimanche, pour aller aux urgences – personne n’a envie d’aller aux urgences un
dimanche soir à 10 h 30. Il va aux urgences et le gamin « l’envoie chier à mort » en disant : je n’ai pas
besoin de vous. Le médecin aurait pu se lever et dire : « Puisque vous êtes fermé et que vous ne
128
voulez rien entendre, j’ai d’autres chats à fouetter et je fais demi-tour. » Au lieu de faire demi-tour, il
s’est assis à côté du gamin, il a passé une heure à côté de lui en lui disant : « Je voudrais vraiment
comprendre ce que vous avez essayé de me dire parce que je ne comprends rien à ce que vous me
dites. » Le gamin lui a dit : « Va chier, je ne veux pas de ton discours… », etc. Le médecin dit qu’il veut
seulement comprendre. Au bout d’une heure, le gamin lui a dit : « Ok, je comprends, vous êtes
fatigué. Rentrez chez vous et revenez demain, parce que je vous accueillerai. » Ils ont construit une
histoire qui a duré trois ans, avec des hauts et des bas, certes. Mais je parle de cela, de cette offre de
contrat, de cette offre d’une stratégie, d’une alliance thérapeutique dans laquelle on vient avec la
conviction qu’aucune situation n’est perdue d’avance, dans laquelle on est disponible, bienveillant
mais sans condescendance.
Un de mes collègues dit une phrase que j’adore. Il dit que tout le monde est capable de comprendre
si une orientation est un vrai engagement ou si c’est une tentative de se débarrasser de la patate
chaude. Quand on oriente quelqu’un, on ne se débarrasse pas de la demande, on s’en embarrasse.
Une autre collègue dit aussi de très belles choses. Quand elle fait une orientation, elle dit : « S’il vous
plaît, faites-moi un retour. Je vous attends. Vous m’intéressez. Je serai là pour la suite de ce qui se
passe avec vous. » Qui ne voit pas si l’engagement est réel ou pas ? Tout le monde s’en rend compte.
Ne croyons pas que notre public, parce qu’il est usager de drogue, parce qu’il est en difficulté ou
même s’il est complètement alcoolisé, n’est pas capable de percevoir quand il y a une vraie offre de
projet ou quand on n’est là que pour faire quelque chose de l’ordre de l’obligation et s’en
débarrasser. Il important de prendre la personne là où elle est, tout en sachant qu’elle pourrait
évoluer de là où elle est. Mais il faut la prendre là où elle est. C’est la condition sine qua non.
Intervenant dans le public
J’ai une question à poser à propos du patient expert. Je me suis renseigné à ce sujet. Au Canada, on
se sert beaucoup de l’usager. Avez-vous une idée sur cette question et sur la question de la « pairaidance » ? Quelle orientation cela prend-il en France ?
Jean-Pierre Couteron
Il y a assez peu de choses qui vont jusqu’au niveau du système canadien. Mais nous commençons à
travailler sur le sujet, avec Tim Greacen et des équipes qui ont implanté cela d’abord du côté de la
santé mentale. On commence à l’expérimenter du côté de l’addiction. La Fédération Addiction a
organisé, au mois de mai, une journée des usagers des associations adhérentes. Il y avait tout de
même une centaine d’usagers, venant d’une trentaine ou d’une quarantaine d’associations
différentes. Un certain nombre de savoir-faire commencent à être capitalisés. Ce n’est pas
uniquement intéressant dans la réduction des risques où, historiquement, le travail avec les pairs
autour d’opérations boule de neige, de diffusion des savoirs, autour de l’injection, et ainsi de suite, a
une vraie ancienneté. C’est là que nous sommes le plus engagés. Mais nous commençons à travailler
sur des étayages de parcours de soins ou de réinsertion. Je vous en donne un exemple très pratique.
Une jeune fille a un psycho-trauma historique. C’est clair, ce n’est pas bien. Elle est accrochée par
l’éducatrice, vient à plusieurs reprises tourner sur la place, devant le lieu. L’éducatrice la voit, réussit
à la faire entrer. La jeune fille vient deux ou trois fois, donne sa confiance à cette éducatrice, avec
laquelle un travail commence, mais personne d’autre ne peut l’approcher. Comme c’est difficile chez
elle, au bout d’un moment, on la place dans une institution, un centre de cure. Cela ne marche pas :
c’est trop compliqué, trop confrontant pour elle. Elle sort au bout d’une semaine, désolée, parce
qu’elle a joué le jeu, qu’elle a fait un énorme de travail. Ce sont les usagères entre elles qui se sont
organisées pour l’héberger, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, pour ne pas se mettre en danger
parce que trop l’héberger, c’est un travail de spécialiste. Mais l’héberger quelques jours, c’était
possible. Cela nous a donné un mois et demi pour que nous trouvions un autre lieu. Tout un travail
129
commence à se faire entre ces usagères pour soutenir cette fille en la travaillant, en travaillant avec
l’équipe pour le faire de façon thérapeutique. On voit donc des savoirs qui émergent, mais pour
beaucoup d’histoires, que nous n’avons pas le temps de reprendre ici, de constitution de
l’addictologie en France. Ce n’est toutefois pas aussi capitalisé ni formalisé notamment qu’au Québec
ou au Canada.
Geoffrey Dufayet
J’ajoute que l’on ne peut pas travailler avec la dénomination de « patient externe », qui est quelque
chose de très administratif, qui doit même passer par l’université. Aujourd'hui, on les appelle
« aidants ». Mais cela a peu d’importance : le statut est le même. À côté des aidants, nous nous
trouvons très ignorants. Ils ont une expertise, un savoir… Ils ont fait un travail sur eux absolument
incroyable et sont porteurs d’une parole, auprès des patients, que nous ne pourrons jamais avoir. Je
me souviens de scènes de groupe qui sont géniales, où l’un des thérapeutes, animateur de groupe,
répète une dizaine de fois exactement la même idée, en cherchant une réaction de la part de
quelqu’un. Il n’y a aucune réaction, absolument aucune, jusqu’au moment où un aidant répète
exactement la même idée, mot pour mot, et soudain, dans le groupe entier, c’est une révélation :
tout le monde est complètement d’accord et tout le monde comprend, à ce moment-là, parce que la
parole est portée par quelqu’un d’autre que par un soignant. Nous le constatons quotidiennement :
les aidants, que l’on appellera bientôt, je l’espère, les patients experts, sont d’un secours pour le soin
qui est absolument incroyable. Ils vont de plus en plus devenir des relais nécessaires.
Isabelle Cassini
Je vous remercie. La table ronde se termine.
130
Regards croisés sur des parcours de vie pour mieux comprendre et
interagir sur la prévention.
Olivier Deschanel
Animateur
Cette deuxième session plénière est consacrée à quatre témoignages, qui sont aussi quatre parcours
de vie exceptionnels. Nous verrons, avec trois sportifs et un artiste, comment ces parcours de vie se
sont construits, les succès, les difficultés, et comment on parvient à rebondir. Je suis sûr que de ces
témoignages, vous tirerez beaucoup d’enseignements dans vos pratiques personnelles ou
professionnelles.
Le premier à qui je vais donner la parole est Jean-Luc Verna, qui nous vient de Poitiers, qui est artiste
polymorphe. Vous allez nous présenter en quinze minutes ce que vous avez fait, votre parcours, les
joies que vous avez eues, les difficultés que vous avez rencontrées, le tout sous l’angle des
addictions.
L’art polyforme à fleur de peau : de la vie alternative à la recherche de l’affranchissement
total
Jean-Luc Verna
Artiste polymorphe, Poitiers
Qui est ce Jean-Luc Verna, artiste polymorphe international dont personne n’a entendu parler dans
cette salle ? Ce n’est pas mal, tout de même, ce que l’on vous vend… Je vous engage à « googler »
mon nom et à regarder au moins les images.
Je vais partir du terreau familial puisque généralement, les maladies viennent de là. Je suis né dans
une famille assez toxique et inculte, très homophobe et qui souffrait d’addictions : mon père était un
grand alcoolique et ma mère était une alcoolique mondaine, même si elle était pauvre et qu’elle
s’imaginait être une bourgeoise, qui était hystérisée par l’usage de coupe-faim, qui la rendaient
encore plus méchante que la nature l’avait faite, et ce n’est pas peu dire. Je suis né, je n’étais pas
désiré. Ma mère me l’a fait comprendre assez vite en me disant qu’en plus, j’étais gros, que j’étais
laid, que j’étais dans ses pattes, que je n’étais pas, je cite, « bon à rien, mais mauvais à tout », et que
j’étais une espèce de gros meuble mou dans ses pattes. J’ai subi un training catholique très lourd, qui
est allé de la confirmation à la communion, jusqu’à la retraite chez les moines J’ai aussi été scout de
France. Comme souvent, quand on est enfant et dans un milieu hostile, on s’enferme dans une
pratique, et j’ai commencé à dessiner, sans savoir que j’en ferais mon métier plus tard, puisque je
voulais être danseur et que mon père, bien sûr, me disait que danseur, c’était pour les sales pédés.
Vous me voyez, je ne suis pourtant pas sale.
À l’âge de 13 ans – j’ai eu la chance d’avoir 13 ans dans les années 1990 –, c’était l’époque de Moi,
Christiane F., droguée, prostituée, qui était mon livre de référence. Je suis parti de chez moi, j’ai fait
une fugue, je suis devenu punk et j’ai commencé à me prostituer, pendant près de six ans. La
prostitution est un très beau métier quand on le fait avec son cœur et qu’on l’a choisi.
À cette époque, je fumais beaucoup de haschisch. J’ai commencé à fumer du haschisch vers 13 ans,
de façon quotidienne et massive. J’ai arrêté il y a à peu près sept ans. Juste avant le haschisch, j’ai eu
une année entière d’éther. J’ai beaucoup aimé l’éther, mais c’était purement littéraire, pour moi. J’ai
aussi pris beaucoup d’éphédrine, de trichloréthylène et de K2R, le détachant, ainsi que de la colle à
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rustine, bien sûr, puisque j’étais punk et que si l’on ne sniffe pas de la colle quand on est punk, quand
est-ce que l’on sniffe de la colle ? Je vous le demande…
Au bout de six ans, la prostitution est devenue un peu difficile pour moi, parce que c’est un métier
usant, et pas uniquement physiquement, Dieu le sait. Comme je commençais à vieillir un peu dans le
métier et donc, à devoir ajuster mes tarifs, en plus, je me suis dit qu’il fallait peut-être chercher à
avoir un projet de vie. J’ai fait la somme de mes talents. Les gens qui avaient commencé la
prostitution avec moi et qui avaient le même âge se dirigeaient vers la pornographie. Je n’avais pas
d’appétence pour la pornographie, même si je suis assez exhibitionniste, puisque je suis aussi connu
pour mes photos nu en tant que modèle de moi-même dans les poses de l’histoire de l’art et du
rock’n’roll qui appartiennent à la collection du MOMA à New York, du Mamco, à Genève, et du
Centre Pompidou, You’re welcome. Je me suis donc dit que je dessinais, que j’avais toujours dessiné,
que je dessinais plutôt « bien », maintenant, je suis prof de dessin et « bien dessiner », cela ne veut
finalement pas dire grand-chose. J’ai tenté une école d’art, toujours en prenant beaucoup de
haschisch et un peu d’alcool, mais pas trop, parce que comme j’avais réussi à récupérer mon corps, à
chasser cette graisse et ces litres de culpabilité que ma mère avait injectés sous ma peau, j’étais
quand même bien de ma personne et je n’avais pas envie de défaire tout cela.
J’ai ensuite rencontré un homme, qui a été l’un des amours de ma vie. Je n’en ai eu que trois dans
ma vie : je n’ai pas été un amoureux compulsif. Cet homme, quand je l’ai rencontré, était un homme
très malheureux, très beau. Moi qui ne me suis jamais trouvé beau, j’étais très étonné de son désir.
Afin de coller encore plus dans un sentiment d’osmose avec lui, j’ai décidé de me défoncer avec la
même défonce que lui, à laquelle je n’entendais rien jusqu’alors parce que je ne la connaissais pas :
les amphétamines. Les amphétamines sont une drogue assez terrible. C’est un usage médicamenteux
détourné, puisque ce sont des anorexigènes, que l’on prend normalement à raison d’un ou deux par
jour. J’en prenais environ quinze ou vingt par jour. J’en ai pris pendant six ans, ce qui fait que je
dormais une fois tous les trois jours, je mangeais une fois tous les trois jours – j’avais une taille de
guêpe ! et à peu près tous les six mois, je faisais un petit séjour en hôpital psychiatrique parce qu’à
un moment, il faut quand même que le cerveau se repose. Quand je commençais à entendre des voix
qui sortaient du papier peint ou que j’imaginais, avec un acouphène, qu’un insecte avait pondu dans
mon oreille et que je faisais de petites injections avec une pipette d’eau de javel dans le conduit
auditif, à un moment, il fallait quand même faire quelque chose. Mes amis me disaient : « écoute,
peut-être qu’il faudrait que tu retournes à l’hôpital psychiatrique… », ce que je faisais de bonne grâce
parce qu’il fallait que je me repose, de toute façon.
Ceci a duré huit ans. Cet homme est mort. Je me suis suicidé… mais non ! Je me suis raté, donc me
revoilà ! Mais me revoilà avec une énorme…, comment dit-on, quand on ne veut plus vivre et que
l’on n’a plus d’appétit pour la vie ?, un nervous breakdown… Tout me vient en anglais parce que je
suis international, bien sûr. Bref, une dépression nerveuse, qui m’a enlevé deux ans de ma vie. Ma
seule drogue était le Prozac, l’Equanil et je ne sais plus quoi d’autre trois fois par jour, à de grosses
doses. Je ne faisais plus rien. Mon corps s’est vengé des amphétamines et j’ai donc pris près de 28
kilos. Je ne pouvais plus rien faire de mon corps. J’étais hébergé chez ma grand-mère, je ne vendais
qu’un dessin par an, très peu cher, je n’étais pas encore dans le marché. Je ne voyais pas vraiment de
porte de sortie pour moi.
Au bout de deux ans de ce rythme-là, c'est-à-dire de ce « pas de rythme-là », je me suis dit qu’il fallait
que je m’extraie de cette apathie terrible et de ce corps dont je ne voulais plus. Cette fois-ci, la
drogue n’a plus été un problème, mais une solution pour moi. Je suis reparti dans les amphétamines,
je suis redevenu moi-même, c’était sublime. Avec les amphétamines, il y a un bon côté des choses.
On parle de produits toxiques, mais moi, je me réfère à une phrase d’un mec qui s’appelait Paracelse
et qui disait : « tout est poison, rien n’est poison. L’important, c’est la dose. » Il y avait donc quand
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même de bons côtés, dans cette chose. Quand on peut décider, dix-huit heures par jour, tout en se
cousant une petite tenue à la main, en faisant le ménage à fond, en entretenant une vie sociale riche,
de faire un jogging de 30 kilomètres à peu près tous les jours, ce n’est pas mal. Il y a un sentiment de
surpuissance qui est vraiment enivrant et qui ne part pas, même si les down sont très down,
évidemment, puisqu’il y a toujours ce mouvement de balancier.
Ensuite, le succès est venu. Je n’en savais rien, parce que seuls 0.02 % de la population s’intéressent
à l’art contemporain. Je ne vous en veux pas : avec les vies que nous menons, il est toujours difficile
d’aller dans les galeries et dans les musées .Mais faites un effort… J’ai commencé à avoir du succès et
donc, à avoir de l’argent. J’ai fait comme tout le monde dans le milieu de l’art contemporain ou en
tout cas, comme 70 % des gens : je suis tombé dans la cocaïne. Je me suis mis dans les sinus de quoi
m’acheter un petit appartement à Paris. Là, c’est pareil : exactement le même motif, pour une
toxicité différente. Au début, ce n’est que du plaisir. C’est une petite récréation un peu onéreuse. On
se dit que ça va, que la descente n’est pas trop dure, donc qu’on peut en reprendre tout de suite,
maintenant. Et finalement, on en reprend tout le temps. Les deux premières années, c’est une sorte
de fête permanente où l’on est vraiment dans la surproduction – je parle de dessin –, on est vraiment
heureux… Enfin, on fait comme si, parce que quand on est accroché à une substance, cela prend la
place de quelque chose et généralement, cela prend la place de l’amour. Pour les gens qui ont un
problème lié à l’enfance, comme moi, c’est-çà-dire des blessures narcissiques très très profondes
infligées, pour moi, par la mère, mais cela peut être le père, la grand-mère, peu importe, il y a en
général un vide à combler avec quelque chose. J’ai oublié de vous dire que pour moi, la première
façon de combler le vide.
Il y a six ans, je n’ai plus eu d’argent. J’ai eu les flics, tous les trucs d’un défoncé… J’ai décidé
d’arrêter. J’ai décidé un jour d’arrêter, je me suis arrêté le lendemain, sans aide médicale, sans quoi
que ce soit. J’ai arrêté à la fois la cigarette, le joint – je ne fumais pas de shit, mais de l’herbe, parce
que j’avais un très bon dealer d’herbe qui, en plus était très sexy et bisexuel. Ceci dit, il ne me faisait
pas de prix, le salaud… J’ai donc décidé de tout arrêter d’un coup, sans aide médicale, sans aide
psychologique parce que de toute façon, psychologiquement, je sais que je suis détraqué depuis le
début. J’ai intégré cela. Je sais que dans la vie, je boîte, mais je suis un peu comme Raimund Hoghe
que vous ne connaissez sans doute pas. C’est un grand danseur contemporain, qui boîte
naturellement d’une façon si belle qu’on dirait qu’il danse. Pour moi, c’est la façon dont j’avance
dans la vie. J’essaie de faire de tout une espère de grimace la plus souriante possible. Tel que vous
me voyez devant vous, c'est-à-dire plein de manières, j’ai toujours été comme ça. Certes, je n’ai pas
toujours été aussi tatoué ni aussi maquillé, mais à partir de l’adolescence, j’ai quand même compris
que la pitrerie était la meilleure façon de conjurer le sort par rapport à une vie que je n’avais pas
choisie, et qui se résume plutôt à un long chapelet de deuils, de désillusions, de maladies, etc. Si l’on
ne se crée pas sa propre fête, c’est difficile. Moi, je crée ma fête. Je ne la consomme pas. Je ne suis
pas de cette génération-là. Les jeunes de maintenant consomment la fête parce que c’est comme
cela qu’on la leur vend.
Où en suis-je du point de vue des toxiques, maintenant, puisque je suis en consultation avec vous ?
J’ai repris la « clope », parce que j’ai remarqué, malgré ce qu’a dit la dame frisée qui était là, le
docteur Adler, que l’usage du cannabis dès l’adolescence vous fait des trous dans la tête. Ma
mémoire est une passoire. Même quand je chante – parce que oui, je chante aussi, dans un groupe
dont vous n’avez jamais entendu parler ! –, j’ai toujours à côté de moi mes feuilles avec les paroles
des chansons que j’écris. Ceci dit, quand je danse – car je suis aussi danseur, mais oui !, dans la
compagnie de Gisèle Vienne, qui est une des grandes compagnies de danse contemporaine, qui
danse à l’international et dont vous n’avez jamais entendu parler non plus… –, quand je danse, j’ai la
mémoire du corps.
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J’ai donc repris la « clope », je bois un bon litre de vodka quand j’ai fait un bon concert, ce qui ne
m’arrive pas à chaque fois. Quand je suis fier de moi, ce qui est une chose très difficile à atteindre
pour moi, je m’octroie cela avec mes musiciens. La cocaïne, non, ce qui n’est pas facile parce que je
suis quand même dans le milieu de l’art contemporain institutionnel, où la cocaïne est une drogue
récréative extrêmement répandue. J’ai donc coupé ma vie sociale d’une façon drastique. Je vis
vraiment au travail, uniquement chez moi, dans une sorte de réclusion, pour ne pas retoucher à quoi
que ce soit. Pour vous dire combien la mémoire du corps pour les toxiques est terrible, il y a deux
ans, c'est-à-dire cinq ans après avoir complètement arrêté la cocaïne, en rangeant un pot à crayons,
car je dessine avec des crayons – vous verrez cela en faisant Google Images… –, je retrouve une paille
coupée. Je me dis : tiens, un vestige… je prends la paille, je fais un nœud et je fais les sept pas qui
séparent ma table de ma poubelle – je vis dans un 20 m². Pendant ces sept pas, j’ai eu à la fois le
numéro de mon dealer, le goût de la cocaïne au fond de la gorge et la petite réponse intestinale que
connaissent bien les usagers. Je ne sais pas s’il y en a – ils ne se manifestent pas… Enfin, ceux qui
savent de quoi je parle. La cocaïne est vraiment un toxique qui reste et la mémoire de la chose est
vraiment vivace, beaucoup plus que les joints. J’ai fumé des joints quasiment toute ma vie et bon,
voilà… À la limite, s’il y en a un qui passe, je veux bien tirer avec. Si un de mes étudiants – car je suis
professeur aussi… – fume un joint, je parle avec lui, il me fait passer le joint, je tire une latte, il n’y a
pas de problème et je n’ai pas envie d’en acheter immédiatement ni de lui demander une boulette
ou quoi que ce soit.
Le fait d’être professeur, avec le background qui est le mien, plutôt bien, dans une d’école d’art. Je
suis prof de dessin classique aux Beaux-Arts de Poitiers actuellement, mais auparavant, je l’étais à
l’École pilote internationale d’art et de recherche à Nice et je le serai peut-être bientôt à Cergy. Les
étudiants savent très bien qui je suis, puisque je commence toujours leur première année par une
conférence fleuve sur mon travail et, comme mon travail est lié à ma vie, je leur dis les mêmes
choses qu’à vous. Ils savent que s’ils ont un problème de défonce, ils peuvent m’en parler, parce que
je ne serai jamais dans le jugement et que je sais beaucoup de choses. Ils savent aussi que comme j’ai
le sida – car j’ai le sida… –, s’ils ont une capote qui craque, s’ils ne savent pas comment aller au
centre de prophylaxie, s’ils ne savent pas tout sur les comportements à risques ou d’autres choses de
ce genre, je suis aussi là pour cela. De même que pour les questions liées à l’homosexualité – je suis
également homosexuel… mais pas intégriste ! –, je peux aussi leur dire beaucoup de choses et leur
donner plein de trucs et astuces.
Olivier Deschanel
Nous allons maintenant dialoguer avec Paoline Ekambi, que les amateurs de basket connaissent
sûrement. Sans doute le basket est-il plus connu que l’art contemporain… Paoline Ekambi a fait les
belles heures de l’équipe de France de basket. Elle a joué aux États-Unis, dans la WNBA. C’est l’une
des grandes sportives françaises. Voulez-vous nous dire quelques mots de votre carrière sportive ?
Après match : le panier sans faim
Paoline Ekambi
Ancienne internationale de basket, Chef d’entreprise, Paris
Bonjour à tous. Je suis ancienne internationale de basket. J’ai commencé à l’âge de 13 ans, j’ai fini en
1997. J’ai eu dix-huit à vingt ans de haut niveau, dix-huit ans en équipe de France, en club
professionnel. Je suis allée aux États-Unis après avoir fait l’Insep, en France, c'est-à-dire le sportétudes, qui mène jusqu'au bac. J’avais le souci de concilier les études avec la pratique du sport de
haut niveau, et Dieu sait que ce n’était pas facile, dans les années 1980-1990. Je suis allée en NCA
parce que j’ai eu la chance d’être repérée. La WNBA, c’était après. C’est la ligue pro, qui est la petite
sœur de la NBA – au féminin. La NCA est le championnat de collège américain qui permet de
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concilier, justement, les études supérieures et la pratique du sport de haut niveau. Pour ce qui est du
palmarès, je vous recommande de consulter Google, parce que je n’ai pas trop envie d’en parler : ce
n’est pas le sujet, ici.
Ma carrière s’est terminée en 1997. J’étais dans une sensation de toute-puissance, parce que quand
on est sportif de haut niveau, la compétition, c’est l’adrénaline, ce sont des émotions très fortes,
l’endorphine… Personnellement, j’appelle cela une drogue, qui est très bonne, très bénéfique pour la
santé, en tout cas tant que l’on est dedans. Mais une fois que je me suis arrêtée, j’ai commencé – je
n’y étais pas préparée – à avoir des sensations de mal-être, de dépression, de manque. Je trouvais la
vie sans saveur. Les challenges m’intéressaient, mais même en entreprise, une fois que j’avais bien
compris le fonctionnement, la culture et ma mission, au bout de six mois, je m’ennuyais. Le choc,
surtout, c’est que dès 13 ans, on m’a inculqué les valeurs du sport, de la performance, d’être une
machine à gagner. Quand je parle des valeurs, ce sont des valeurs humaines, de solidarité, d’amitié,
de partage. Et je ne les ai pas retrouvées dans la société. Or je pensais que la société fonctionnait
comme le milieu du sport, parce qu’à 13 ans, je ne connaissais pas cette société civile. Je sortais de
chez mes parents. J’ai donc eu des chocs, je me suis demandé si les gens n’étaient pas un peu
dingues, parce qu’il n’y avait pas de solidarité… Même au travail, on me parlait d’esprit d’équipe,
mais en fait, je ne trouvais absolument pas qu’il y avait d’esprit d’équipe. Ce n’était pas la
compétence ou la performance qui était mise en avant. Souvent, je voyais des gens qui étaient plus
lèche-bottes qui avaient des augmentations. Cela ne marchait pas comme dans le sport.
Un trauma du passé m’est également remonté. Je l’avais mis de côté, puisque si le sport m’a sauvée,
d’une certaine façon, il m’a aussi complètement accaparée, et ce passé m’est remonté d’un coup, je
ne l’ai pas vu arriver. C’est mon passé de victime d’inceste, que j’avais subi de l’âge de 13 à 18 ans. En
fait, je pratiquais le sport de haut niveau et le sport m’a aidée à canaliser la colère et m’a donné une
autre estime de moi, c'est-à-dire une autre valorisation de mon corps, mais en tant qu’athlète, pas en
tant que femme. Tout cela m’est remonté. Il fallait que je gère à la fois cela, ma reconversion, le
décalage entre la vie que j’avais menée dans le sport et la société civile. Je devais en même temps
me construire ma vie de femme et savoir qui j’étais, parce que pendant vingt ans, j’étais une
championne, mais ensuite, je ne connaissais pas mon identité de femme. Je me demandais qui
j’étais, où j’allais, ce que je faisais, et en plus, toute seule, alors que j’ai toujours été accompagnée,
coachée et que nous, nous avons toujours des échéances à deux ans, trois ans, quatre ans. C’est à
l’avance que l’on doit préparer, s’entraîner pour un championnat d’Europe, pour un championnat du
monde ou pour des Jeux olympiques.
Dans la vie, j’ai commencé à vouloir programmer, jusqu’au jour où j’ai vu une psy du sport, qui m’a
dit que la vie ne se programmait pas, qu’il fallait que je déprogramme… Je lui ai dit : « D’accord, c’est
super, vous me dites tout cela, mais comment on fait ? Quelles sont les clés ? » et je ne les ai pas
eues. J’ai donc dû me débrouiller toute seule : dépression, alcoolisme, tentative de suicide,
consommation de cannabis pour calmer la douleur, parce que je sentais les douleurs. C’était
davantage pour calmer parce que j’avais une petite voix, derrière, qui me disait que non, je ne
pouvais pas aller de l’autre côté. Même dans l’alcool, je savais le lendemain que ce n’était pas bien
parce que je ne me sentais pas bien. Je me disais que le sport me faisait plus de bien que cela. Mais
j’avais aussi une overdose du sport, donc je n’avais pas du tout envie d’aller faire du footing, je ne
trouvais pas cela « bandant » parce que la compétition, c’est beaucoup plus addictif ou excitant que
simplement courir pour courir, pour courir après quoi ?... Il m’est arrivé toute cette chute.
En même temps, j’ai cherché par moi-même les solutions en cherchant sur Google – heureusement
qu’il y a ces nouvelles technologies… J’avais vu des psys, mais c’étaient des gens qui m’accueillaient
pour écouter. Il n’y avait pas d’échange. Ce n’est pas ce qui m’intéressait. Un jour, j’ai eu le déclic. Je
me suis dit que ça suffisait, que j’avais été une grande championne, que je devais puiser dans mon
135
mental pour essayer de sortir de tout cela. J’ai commencé à écouter des conférences ou à lire des
choses sur les addictions et c’est en découvrant le docteur Lowenstein, William – je ne sais pas s’il est
là –, que j’ai compris que la compétition faisait partie des addictions. Je ne le savais pas.
Aujourd'hui, je vais mieux. C’est pourquoi je suis venue témoigner, ce qui demande un sacré courage,
surtout quand on a été un champion : on se dit qu’il n’est pas possible que l’on ait des failles. J’ai
compris que j’étais tout simplement une humaine. Quand on est champion, on ne pense pas que l’on
est humain. On pense que l’on est un surhomme, une surfemme, surpuissant. J’ai compris que j’avais
des failles, qu’il fallait que je les accepte, là où je ne l’aurais pas accepté quand j’étais athlète,
puisque l’on met de côté toutes ses failles et on ne met en avant que ses capacités de « winner »,
comme on aime dire. Je ne suis qu’une femme avec des failles, humaine. J’ai accepté, j’ai compris et
c’est pourquoi je viens témoigner. C’est aussi parce que je ne suis pas la seule à vivre cela. Il y a
beaucoup de sportifs qui commencent à exprimer ce mal-être après la compétition. Cela aussi, je l’ai
découvert. Ce mal-être peut mener au suicide. Il n’y a pas encore de chiffres officiels, mais on
commence à briser le tabou, dans le monde du sport, par des témoignages comme celui de Fabrice
Benichou, le mien et bien d’autres.
Aujourd'hui, je suis chef d’entreprise, consultante en communication et co-fondatrice d’une start-up
du sport, mariée…, même si le mariage n’était pas quelque chose qui m’excitait vraiment. Je ne
trouvais pas cela intéressant… Ce qui me plaisait, même dans les relations avec les hommes, c’était
l’exaltation de la première rencontre. Je pensais que cela devait durer, mais… « Cela ne dure pas plus
de deux mois, ce truc-là, c’est chiant ! Allez hop, je change ! Ça ne me plaît pas ! » Mes relations avec
les hommes étaient comme cela. C’est vrai, d’ailleurs. Souvent, je me dis que c’est chiant, le mariage,
on se fait chier. Pourquoi est-ce qu’on doit vivre comme nos vieux ? On n’est pas obligé de vivre sous
le même toit…
Olivier Deschanel
Merci beaucoup, Paoline. Mais le mariage, ce n’est pas toujours « chiant », quand même…
Paoline Ekambi
Si. Je ne sais pas qui a inventé le mariage, mais il y a d’autres façons de vivre à deux. Je parle de
l’institution du mariage. Je ne parle pas de l’amour. L’amour, j’adore…
Olivier Deschanel
Nous allons maintenant écouter Fabrice Benichou, que l’on ne présente plus, qui est champion du
monde de boxe à trois reprises, cinq fois champion d’Europe. C’est un des plus beaux palmarès de la
boxe française et il a surtout été brillant à une époque où la boxe était un des sports majeurs en
France. On en voit un peu moins, maintenant, à la télévision, mais à l’époque, je me souviens que
tous les combats de Fabrice Benichou étaient retransmis à la télé.
Fabrice, vous avez eu une enfance extrêmement active, parce que vous avez des parents,
notamment fakirs, artistes de variétés, et cela vous a amené à bouger souvent. Comment vous est
venu le goût de la boxe, le souhait de combattre ?
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15e round : compté, mais déclaré vainqueur de ses démons
Fabrice Bénichou
Triple champion du monde et quintuple champion d’Europe de boxe, coach sportif, BoulogneBillancourt
Mon premier souhait, depuis que je suis jeune, puisque je voyais mon père tout réussir, était de faire
pareil : il fallait que je devienne champion du monde. Lui a d’ailleurs été champion du monde de
fakirisme. Je me suis donc dit qu’il fallait que je sois champion également. Le parallèle entre lui et
moi est qu’il a été champion du monde à Limoges et que trente ou quarante ans plus tard, moimême, je devenais champion du monde à Limoges. La boucle était bouclée.
Olivier Deschanel
Ensuite, vous réussissez à donner corps à ce projet de devenir boxeur professionnel. Vous choisissez
un paradis fiscal, le Luxembourg…
Fabrice Bénichou
Je ne choisis pas : on m’oblige. La Fédération française refusait de me donner la licence
professionnelle en disant que je n’étais pas bon, que je n’avais pas assez de points, que je n’avais pas
une grande carrière devant moi… Je leur disais que je ne voulais pas perdre mon temps à faire de
petits combats « à la con », que ce que je souhaitais, c’était devenir champion du monde. On m’a
répondu : « C’est ça, va devenir champion du monde chez toi. Casse-toi ! » Effectivement, je me
suis « cassé » et je suis allé chercher une licence au Luxembourg. Je suis devenu champion d’Europe
avec une licence luxembourgeoise en battant un Français, ce qui les a un peu mis mal à l’aise.
Comme la démocratie française est particulière, on m’a dit que puisque je voulais boxer en France,
j’étais obligé de prendre une licence française, sinon, je ne boxerais pas en France. Ils m’ont obligé à
prendre une licence française et de là, j’ai commencé ma carrière.
Olivier Deschanel
Les succès s’enchaînent : champion d’Europe, champion du monde. À l’époque, vous êtes une star.
Beaucoup de succès, beaucoup d’argent aussi…
Fabrice Bénichou
Beaucoup d’argent, que je ne voyais pas, d’ailleurs. J’avais l’argent que je voulais quand je souhaitais
acheter quelque chose. On me donnait l’argent pour le faire… Mais je n’avais aucune idée de là où
étaient mes comptes, de la façon de les gérer. Aujourd'hui encore, j’ai du mal… Ils se sont servis
comme ils ont voulu. Malheureusement, c’est moi qui ai perdu à ce jeu-là.
Olivier Deschanel
Ensuite, les choses se grippent. En 1998, vous n’avez plus trop envie.
Fabrice Bénichou
C’est une grosse dépression qui a commencé.
Olivier Deschanel
Cela se traduit sportivement…
137
Fabrice Bénichou
… par une défaite au championnat d’Europe et l’arrêt de ma carrière, jusqu’en 2004, où j’ai voulu
reprendre. Mais cela, c’est une autre histoire.
Olivier Deschanel
Dès lors, c’est le début de la descente. Comment cela se passe-t-il ?
Fabrice Bénichou
Cela se passe très mal parce que l’on devient parano, schizophrène, on pète un câble, on sent que
tout le monde est contre vous, qu’on vous empêche d’avancer… Alors que c’était moi-même qui
empêchais tout cela : je m’empêchais d’exister. Je me suis caché derrière l’alcool et la drogue, les
pétards, bien sûr, parce que cela soulageait la douleur, puis la coke : cela me donnait la pêche, j’étais
content, j’étais en forme… Mais les descentes étaient terribles et j’avais de plus en plus de mal à me
relever. Je me suis toujours dit qu’il fallait que je me relève avant 10, sinon le match était perdu. J’ai
toujours réussi à le faire jusqu’au moment où j’ai raté : je suis resté KO. Après une grosse tentative
de suicide – j’en ai fait deux ou trois –, je me suis retrouvé dans les hôpitaux psychiatriques, où ils
n’ont rien compris. C’était Vol au-dessus d’un nid de coucou. Quand je suis arrivé, il y avait par terre
des nanas à poil qui gémissaient. Cela fait peur ! Je disais : « Mais qu’est-ce que je fous là ? Je ne suis
pas fou, je suis dépressif ! Sortez-moi de là ! » Ils n’ont rien fait contre mon addiction et en fin de
compte, je suis sorti, j’ai recommencé de plus belle : pétards, coke, alcool… Je me faisais du mal, je
me détruisais à petit feu. Je le savais, mais j’avais envie de me détruire. Il fallait que je trouve
quelqu’un qui me donne envie de ré-exister. Jusqu’en 2010, j’ai fait des allers et retours. Je suis allé
en Amérique du Sud, j’ai voulu reboxer, mais j’étais encore accro à la coke. Là-bas, en Colombie, vous
imaginez bien qu’on vend de la coke comme des bonbons, on va chercher de la coke comme on va
chercher du lait. Je suis allé au Panama et je me suis rendu compte que ma carrière était en fin : je
n’avais plus envie de boxer. J’ai arrêté. Je suis rentré en France en 2007. J’ai eu une grosse
dépression encore en 2010. Là, je plonge très bas. Je fais une grosse tentative de suicide. Les flics
viennent… J’ai été sauvé par la jeune fille qui est là, Paoline Ekambi, et un pote qui est aux États-Unis,
qui ont immédiatement alerté les autorités. J’ai été très bien accueilli par les autorités, avec un coup
de Taser dans le cul qui m’a remis en place. De là, je me suis retrouvé à la clinique Montevideo, avec
le docteur William Lowenstein, qui m’a ouvert peu à peu les yeux et qui a trouvé le traitement qu’il
fallait pour me sortir de là.
Olivier Deschanel
Comment s’y est-il pris ?
Fabrice Bénichou
Avec beaucoup de psychologie, beaucoup d’écoute et surtout, beaucoup d’échange. Ce n’était pas le
psy lacanien qui vous écoute parler, parler, parler. Ils vous font parler et ensuite, ils vous disent : oui,
ça fera 120 francs. Merci. La majorité des psys sont comme cela. Ce n’était pas du tout le cas de
William. Il était très simple. Nous allions nous asseoir à côté, fumer une clope, nous parlions… Et de
fil en aiguille, ces discussions, plus le traitement qu’il m’a donné, m’ont ouvert les yeux, m’ont ouvert
l’esprit et m’ont permis de comprendre que non, ce n’était pas la drogue ni l’alcool qui devaient me
maîtriser, mais que c’était moi qui devais les maîtriser, eux. C'est-à-dire que je ne m’interdis pas de
boire un coup, de sniffer un coup ou de fumer un coup, non : il m’arrive de le faire encore. À la
différence qu’aujourd'hui, je sais ce que je fais et que je ne suis pas esclave de cette addiction.
138
Olivier Deschanel
Aujourd'hui, cela va beaucoup mieux. Vous vous en êtes sorti. Quels sont vos projets ?
Fabrice Bénichou
J’ai quelques projets, oui. J’ai de beaux projets. J’ai le projet de créer une salle sportive bien
différente des autres. J’ai le projet du coaching privé que je suis en train de faire actuellement. Je
prépare aussi une pièce de théâtre pour la rentrée prochaine. Des projets, il y en a. Maintenant, il
faut avoir la rage et l’envie de le faire. C’est comme lorsque l’on monte sur un ring. Quand on monte
sur un ring, il faut avoir l’envie et la rage de le faire. Là, c’est la même chose : il faut donner les
mêmes envies, les mêmes émotions, la même combativité. Dans la vie, il faut être combatif. Je dis
cela alors que je ne le suis pas… Il n’y a pas plus fainéant que moi. Mais grâce à mon entourage,
quand il me pique un peu, qu’il me titille, cela me réveille et je me dis : « Merde, oui, c’est vrai, il faut
que je réagisse… » Et là, je repars de plus belle.
Olivier Deschanel
Nous serons là pour découvrir vos projets et aller vous voir au théâtre.
Fabrice Bénichou
Avec grand plaisir !
Olivier Deschanel
Le dernier témoignage est celui de Christine Aubère, qui a été footballeuse professionnelle, qui est
aujourd'hui présidente du club de football féminin d’Issy-les-Moulineaux, et qui va nous parler du
rapport au VIH.
Temps additionnel contre le VIH : la banalisation de la maladie, l’autre terrain de jeu
Projection d’une vidéo
Christine Aubère est une ancienne joueuse de football du PSG qui a dû mettre sa carrière entre
parenthèses. Elle a été contaminée à 20 ans, dès son premier rapport sexuel. Elle vit avec le VIH
depuis vingt-quatre ans. Voici son témoignage.
Christine Aubère
Footballeuse professionnelle, qui est aujourd'hui présidente du club de football féminin d’Issy-lesMoulineaux
Je suis une ancienne joueuse de football et j’ai été contaminée par le VIH lors de mon premier
rapport sexuel, en 1990. Le premier rapport, on ne sait jamais comment l’aborder. Il y a le
préservatif, mais le partenaire ne me l’a pas proposé et moi non plus, donc quelque part, je suis
autant fautive. Malheureusement, cela peut être dramatique. Je l’ai appris après un bilan
gynécologique, que je faisais régulièrement. On m’a demandé d’approfondir certains tests. C’est là
que le médecin m’a dit que mon test était positif. À l’époque, « positif », « négatif », je ne savais pas
ce que cela voulait dire. Finalement, il m’a appris que j’étais séropositive, et j’ai dû faire avec cette
annonce. Je me suis laissée aller en pensant que je ne pourrais plus faire de foot, que je ne pourrais
plus avoir d’enfant, plus de vie familiale, que j’allais mourir, tout simplement… Pour moi, c’était la
fin, et cela a été un gros choc.
Je n’ai pas voulu d’enfant, je n’ai pas voulu fonder de famille parce qu’à cette époque, pour moi, il
était hors de question d’avoir des enfants, ne sachant pas ce que j’allais moi-même devenir, et à
139
cause de la peur de contaminer l’autre. D’un point de vue physique, ce qui peut me gêner, c’est ce
changement morphologique, parce que mon corps s’est masculinisé du fait que les traitements
n’étaient pas forcément adaptés à la femme. J’ai des déplacements de graisse. Et cela fatigue. Ces
traitements fatiguent le foie, provoquent une fatigue générale. J’essaie de ne pas trop le montrer,
mais je gère mon quotidien avec des périodes de repos, d’où le fait qu’aujourd'hui, je ne travaille
plus. […] On a moins de prises de médicaments, donc…
Coupure de la vidéo
Je ne suis pas douée en informatique, je suis quelqu’un de terrain. C’est pourquoi il faut s’entourer
de jeunes, comme le disait le professeur Lowenstein…
Reprise de la vidéo
[…] une maladie rare, qui a entraîné une transplantation du foie. J’ai maintenant des anti-rejets, des
immunosuppresseurs à vie, en plus, une autre maladie auto-immune, donc d’autres médicaments qui
s’ajoutent, de l’hypertension… Ce quotidien, c’est celui-là, avec la maladie, les prises de sang. Les
bilans vont bien. Tout va bien. Le virus est bloqué. Mais il faut faire avec tous ces effets secondaires
des traitements et du virus, qui mute, qui change et que l’on a du mal à dompter, malheureusement.
Aujourd'hui, je n’ai pas déclaré le sida, même si j’ai été transplantée, même si j’ai toutes ces maladies
qui se sont ajoutées. C’est la vie… C’est ma vie au quotidien avec ce virus. Je suis en vie, depuis 1990…
Donc, déjà, je suis contente…
Commentatrice
Contente, contente d’être toujours en vie… C’est une battante !
Commentateur
C’est bouleversant. C’est le plus beau document, que l’on devrait montrer partout ! Chez les jeunes,
dans les écoles, dans les collèges et dans les lycées… Parce qu’elle a bien expliqué son histoire… Elle
avait 20 ans…
Fin de la vidéo
Olivier Deschanel
Merci. Vous pouvez poursuivre ?
Christine Aubère
C’était une manière de présenter les choses autrement que par la parole et de voir un peu d’images,
mais c’est effectivement un parcours de vie, qui est le mien, que j’ai appris à gérer au quotidien et
que j’ai aussi appris à transmettre autrement. Mais avant tout, il a fallu l’accepter, comme je
l’explique. Surtout, j’essaie de faire passer ces petits messages, quand je les côtoie, que ce soit dans
le monde du foot, parce que cela a été ma spécificité et que je me suis dis qu’à cette époque, en
1990, la maladie ciblait les homos, les toxicos, les prostitués et que l’on pouvait aussi leur dire que
l’on pouvait être sportif, en bonne santé, être en haut et très vite, retomber. J’ai pensé à cette
sensibilisation que l’on pourrait faire dans le milieu du sport, parce que ce qui nous réunit, c’est un
thème d’addiction, et que nous sommes tous sportifs. Il y a aujourd'hui un tabou autour des
addictions dans le milieu du sport. J’en ai parlé à Valérie Fourneyron. Je l’ai rencontrée notamment
pour les courts-métrages du Sidaction. Je me demande pourquoi on ne fait pas de sensibilisation
140
dans les centres de formation auprès des jeunes. N’allez pas me dire qu’ils n’ont pas de sexualité –
pour ce qui me concerne – et qu’ils ne prennent pas de produits. À un moment, quand ils pensent
devenir Zidane, on leur dit : « Non, finalement, tu évolueras en CFA, voire en DH, et tu ne seras pas le
grand footballeur que nous avons cru voir en toi. » Il faut faire comprendre à tous ces jeunes qu’ils
doivent se prendre en charge. Quand j’en parle aux jeunes filles – puisque cela m’est arrivé lors de
mon premier rapport –, elles me disent au départ que celui qui m’a contaminée, s’il leur fait cela,
elles le tuent. Je leur dis qu’aujourd'hui, avec le recul, je peux dire que non. Je suis aussi responsable
que lui parce que j’aurais dû proposer ce préservatif que lui, ne m’a pas proposé. Pourquoi est-ce
que ce serait lui qui me le propose ? Il s’agit d’amener les jeunes filles à une approche de dialogue
différente, parce que souvent, on parle de préservatifs, mais je pense que l’on ne peut pas parler de
préservatifs à un garçon comme on en parle à une fille. De même que si l’on n’accompagne pas la
jeune fille en termes de préservatifs féminins, on dira qu’il est moche, que ce n’est pas beau… Ceci
étant, cela sert. Il y a des femmes qui l’utilisent et qui sont adeptes. Tout dépend du message que
l’on délivre.
Ce matin, j’entendais un psychologue dire qu’en France, on intervenait souvent en prenant un
commissaire et les Narcotiques anonymes. Pourquoi pas ? C’est le dialogue qui fait la force, c’est
l’échange, c’est l’intervenant en lui-même, le rapport moral qu’il peut avoir. C’est peut-être son
discours qui n’est pas bon, mais tout le monde n’est pas le même interlocuteur, n’est pas le même
intervenant. Je pense qu’il faut prendre les bonnes personnes au bon moment et adapter le discours.
Tant qu’il peut être bon, ici, autant le faire passer.
Je suis contente que ces intervenants soient là aujourd'hui, parce qu’ils parlent du sport et de ses
dépendances et que je pense important, dans cette société, d’avoir ces témoins, parce que le sujet
est trop tabou, notamment autour du dopage et de la sexualité. Les addictions amènent à des
comportements à risques et évidemment, des risques liés à la sexualité. Aujourd'hui, on fait
beaucoup moins de prévention, on en parle beaucoup moins, parce que c’est moins à la mode. Mais
les contaminations ne diminuent pas pour autant. C’est ce que j’essaie d’expliquer, plus ou moins
rapidement. Il faut continuer à en parler, il faut continuer à sensibiliser, mais différemment, parler
d’éducation à la sexualité. Quand on parle aux jeunes de prévention et qu’on leur parle de la
pénétration anale, on me demande si cela peut s’attraper par le nez. En 2nde ! Je me demande de
quoi ils parlent ! Nous en sommes là, aussi. Ce terrain, ce quotidien, c’est aussi apprendre à adapter
son discours, à parler d’éducation sexuelle aux jeunes, à leur apprendre à mieux connaître leur corps,
parce que c’est quelque chose que l’on oublie et que la prévention, cela commence aussi par là.
Olivier Deschanel
Merci beaucoup, Christine Aubère. Je vous remercie tous les quatre pour les témoignages
extrêmement forts que vous nous avez apportés, les uns et les autres. Vous nous avez montré qu’à
chaque problème, il y a toujours une issue. Il faut aller la chercher, avoir les bons interlocuteurs et
pouvoir rebondir sur d’autres projets.
141
DIAGNOSTIC SANTÉ JEUNES : évasion et performance à tout prix
Boissons énergisantes et alcool : le cocktail explosif
Philippe Batel
Psychiatre, alcoologue, médecin coordinateur à la clinique Montevideo, Paris
Dans la thématique de cette journée, nous nous intéressons à la manière dont naissent les
comportements addictifs. Parfois, il y en a qui meurent… Je veux dire par là que les addictions sont
des maladies vivantes. Elles épousent la disponibilité des produits, l’invention que l’on en fait, le
détournement que l’on en fait. Quelque chose est apparu il y a une dizaine d’années, nous
l’évoquions ce matin dans l’atelier, autour de ces nouvelles façons de boire. C’est quelque chose qui
est de l’ordre de la combinaison, de l’association de produits, avec un but, celui d’utiliser l’alcool
comme un produit psychotrope fort, puissant, pour essayer de reproduire des choses qui sont
connues avec d’autres produits : la montée, la descente, le plateau… Il est toujours très étonnant
d’entendre nos jeunes consultants, qui ont développé des troubles de l’alcoolisation précoce et en
particulier, cette alcoolisation ponctuelle importante chez les Français, le binge drinking, avoir ce
vocabulaire-là en parlant en particulier de préchauffe. On peut regarder la préchauffe d’un binger de
différentes façons. Quand on la regarde avec l’œil d’un neurobiologiste, on se dit que le binger est en
train de préparer son système limbique à une énorme poussée de dopamine. Il va faire en sorte que
tout soit prêt, sur le plan cérébral, pour que le comportement qu’il aura puisse susciter une montée,
une euphorie majeure, qui a d’ailleurs été parfaitement décrite par mes collègues qui s’occupaient
des drogues illicites, auparavant, et par les usagers eux-mêmes, lors d’une injection d’héroïne. En
gros, dans cette phase de préchauffe, des stratégies sont mises en place pour pouvoir aider le
système limbique, mais aussi la représentation que l’on se fait de ce qui va s’opérer à ce moment-là,
autour d’une alcoolisation généralement en groupe, à monter la dopamine et à la faire cracher et
inonder dans le système limbique.
Pour parler français et non plus en jargon de neurobiologiste, il s’agit d’utiliser l’alcool comme une
drogue dure. Le fait de prendre une boisson énergisante a un effet avant tout sur le plan
fantasmatique. Cela a été bien étudié sur le plan pharmacologique et les résultats ne sont pas aussi
clairs que cela. Les études qui ont essayé de comprendre pourquoi cette association était aussi
fréquente, il y avait, d’emblée, des hypothèses qui étaient très pharmacologiques. Une boisson
énergisante serait d’abord un psychostimulant. Sur cette question, il y a un débat, qui vient de la
boisson que tout le monde connaît : c’est rouge, cela fait des bulles – il manque un « e »… Cette
grosse firme, qui est suisse, a une histoire incroyable. Elle prend ce produit, que l’on trouve plutôt en
Asie du Sud-Est, en Thaïlande, achète le brevet, enlève le goût un peu bizarre de la boisson
thaïlandaise et reproduit, dans ce produit, un élément important, la taurine. La taurine est un acide
aminé complexe dont on a une vision qui est très intéressée en addictologie et en particulier, en
alcoologie parce qu’il se trouve que le premier médicament qui a été développé – par la France,
cocorico ! – pour réduire l’envie de boire, en dehors de l’Espéral, s’appelle l’Aotal et est un dérivé de
la taurine, l’homotaurine.
Quelle action a réellement cette taurine et est-ce que c’est elle qui est psychostimulante ? Quand on
veut savoir si un produit est psychostimulant, on a des modèles de rats à qui l’on donne le produit.
J’ai à côté de moi deux grands spécialistes des rats psychostimulés… On donne aux rats le produit à
doses croissantes. S’ils s’automutilent en se mordant les pattes jusqu’au sang, c’est qu’il s’agit d’un
psychostimulant. Or les études montrent que quand on donne de la taurine à des rats, ils se bouffent
les bras. Dès lors, on se dit que la taurine est hyper dangereuse. Quelques publications sortent et
l’agence de l’époque, qui ne s’appelait pas l’agence du médicament, ni l’ANSM, mais qui s’appelait
l’Afssaps, présidée par l’actuel président de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, dit :
142
« Attention ! C’est trop dangereux ! » et interdit le Red Bull en France. Cela a duré cinq ou six ans.
Puis se produit une pression économique absolument majeure, je ne sais plus sous quel
gouvernement : Bruxelles met un pistolet sur la tempe du ministre de l’Économie et des Finances en
disant que s’il continue à interdire le Red Bull en France, elle sera condamnée. Bachelot, avec un
revolver sur la tempe, ouvre le Red Bull, et le seul Red Bull sans taurine que l’on trouvait était en
France et partout en France, on trouvait du Red Bull avec taurine. On se pose alors des questions. On
regarde les études et on a un petit doute : les laboratoires qui ont travaillé sur les effets néfastes ou
non de la taurine sont en partie financés par Red Bull. Dès lors, on se dit qu’il y a un petit souci. Dans
ce cas, on a le droit et le devoir d’être paranoïaque, sur le plan du conflit d’intérêts.
Quand on veut regarder l’impact d’un médicament, d’une drogue, d’un produit sur la mortalité, on a
des instruments pour le faire. Mais quand on sait que près de 3 millions de bouteilles – de mémoire –
de Red Bull sont bues chaque jour et cela, depuis dix ans, et que l’on regarde les accidents liés au Red
Bull, on se rend compte que l’imputabilité, le lien causal entre le fait d’avoir bu du Red Bull et d’avoir
des accidents toxiques, de faire des overdoses, n’est pas établi. Très souvent, les overdoses sont liées
à d’autres produits associés, d’autres psychostimulants. On sait très bien que plus la population est
jeune, plus on est dans un cadre festif, plus il y a de molécules – une, deux, trois, quatre ou cinq – qui
sont prises.
Bref, aujourd'hui, mettre le Red Bull en cause dans l’accidentalité a été très compliqué. Cela ne veut
pas dire que cela n’existe pas. Cela veut dire que si l’on veut apporter une réponse scientifique au
plus près de la vérité, on peut dire que probablement, ce n’est pas souhaitable parce qu’au-delà de
trois ou quatre Red Bull dans une journée, on a des incidents cardiaques, on a une psychostimulation qui fait que les sujets fragilisés, parce qu’ils ont une vulnérabilité psychotique ou
psychique, vont « péter les plombs » sous l’effet de ce produit, mais qu’en gros, on n’est pas sûr que
ce soit aussi dangereux que cela.
En revanche, le danger vient de quelque chose dont mes collègues parleront sans doute, à savoir la
façon dont les choses sont investies. Avec le Red Bull, il y a aussi un effet placebo extrêmement
élevé, extrêmement important. Le Red Bull contient de la taurine, pas mal de sucre, en général, et de
la caféine. On pense que l’effet psychostimulant est lié d’abord à ce que nous appelons, dans notre
jargon, l’effet d’attente et ensuite, probablement, à la caféine, et que la taurine a un rôle qui n’est
pas tout à fait clair dans cette affaire. Par contre, avec l’alcool, on est bien dans une situation d’effet
d’attente, puisque, comme je l’ai dit en introduction de mon propos, ce qui est attendu, dans ces
situations, c’est de se déchirer à l’alcool. On a donc recours à un marketing très fort, comme vous
l’avez vu, dans la publicité pour Red Bull : on s’élève, on est un petit ange… En général, l’ange a
plutôt un vol tranquille, alors que l’ange du Red Bull, lui, il « speede ». L’idée est bien celle-là : la
rapidité, la performance.
Or je crois que dans ces cocktails de préchauffe où le Red Bull est là, on se rend compte qu’il est aussi
important d’avoir une petite montée liée au caractère psychostimulant, en particulier de la caféine,
donc de se sentir un peu anxieux – il y a quelque chose d’assez excitant –, et d’accompagner la
montée d’une ivresse – j’imagine que cela parle à chacun d’entre vous, en tout cas, je vous le
souhaite, parce que l’ivresse, en général, est quelque chose d’assez sympathique. Dans un premier
temps, quand l’alcool commence à arriver, il y a donc toute une phase qui est plutôt du côté de la
mise en jeu des systèmes excitateurs. Et quand on a bu deux ou trois verres, on arrive à parler des
langues que l’on ne connaît même pas, on se sent un peu moins le roi du monde que quand on a pris
de la cocaïne, mais cela peut le faire – cela dépend de sa personnalité… Il y a donc une certaine
élévation : tout cela est du côté du « up ». La combinaison des deux est intéressante, mais ce qui est
inquiétant et pour le coup, néfaste et pathologique, est que le caractère énergisant, on le voit dans
l’association non seulement de l’alcool et des boissons énergisantes, mais de l’alcool et de la cocaïne
143
ou d’autres psychostimulants, masque ce qui va finir par arriver, à savoir une réponse cérébrale
plutôt dépressogène. Et quand l’alcoolémie augmente, l’ivresse finit par endormir. Cela se passe
toujours ainsi. Il n’y a pas d’ivresse qui se termine par un état pomped up : cela finit toujours par une
réponse cérébrale qui est du côté de la mise en jeu des systèmes de coercition cérébrale, qui disent
au cerveau de se calmer et qu’il faut revenir à la normale. À ce moment-là, les boissons énergisantes
masquent cet effet sédatif et permettent de boire beaucoup plus. Il y a donc un doute sur cette
association du point de vue pharmacologique, quand on regarde les choses : on n’est pas tellement
certain que cela fonctionne de cette manière. On aurait bien aimé que ce soit le cas : on aurait
diabolisé Red Bull, on avait immédiatement un méchant industriel qui manipulait nos chères têtes
blondes. Nous adorons cela, cette idée que cela fonctionne ainsi. Mais ce n’est pas aussi simple que
cela. Cette combinaison va avec tout. Le Red Bull sert aussi à préparer les examens. Il sert aussi au
dopage. Mais il y a, dans cette histoire, une association.
Pour finir, je dirai qu’il y a, dans cette mise en scène d’alcoolisation, quelque chose qui a pour but de
faire monter l’alcoolémie très vite. Pour faire monter l’alcoolémie très vite, il faut deux choses. Il faut
d’abord avoir un estomac vide. Vous le savez : on est beaucoup plus rapidement « pompette » quand
on a l’estomac vide que quand on a mangé. Ensuite, il faut un alcool qui soit plutôt sucré, alors que
l’on est en hypoglycémie. Là, on est dans le meilleur moyen d’absorber rapidement. Cette
préparation se fait de cette façon. Faire un apéro sans manger avec du Red Bull permet
probablement de préparer une montée d’alcoolémie beaucoup plus rapide. Et plus on fait vite
monter l’alcoolémie, plus on transforme une alcoolisation sympathique en une biture express et une
défonce à l’alcool. C’est vraiment une association. Sur le plan industriel, je pense qu’à un moment ou
à un autre, il y aura une joint-venture entre les fabricants de ces produits que l’on associe parce que
visiblement, il y a un marché.
Olivier Deschanel
M. Lowenstein va nous parler des hausses de consommation et, comme le disait fort bien Fabrice
Benichou tout à l’heure, du moment où les produits dominent la vie.
Hausse des consommations : quand le cannabis contrôle la vie des ados
William Lowenstein
Addictologue, président de l’association SOS Addictions, Paris
Je vais me déplacer parce que je commençais à vous sentir avec une paralysie oculomotrice droite. Je
vais essayer de vous faire bouger maintenant le nerf oculomoteur gauche, d’une part.
Deuxièmement, Stéphanie, qui est à l’entrée, m’a promis qu’elle ferait un numéro de claquettes
entre chaque chapitre. Stéphanie, il y a cinq chapitres…
Je vais essayer de vous dire quelques petites choses sur le cannabis et notamment, le cannabis chez
l’adolescent. Comme je pense que vous êtes tous, ou presque, des professionnels, la première chose
que l’on peut partager en overview pour ne pas nous retrouver dans un discours en impasse et face à
des questions que vous devez subir, j’imagine, aussi fréquemment que nous tous, est de savoir si
vous êtes pour ou contre le cannabis. Cette question, qui atteint des sommets dans les groupes de
santé en préparation pour la présidentielle ou toute élection, est toujours mal posée parce que si l’on
apprenait, en France, à différencier l’usage, voire l’abus du cannabis sur un cerveau adulte et sur un
cerveau adolescent, nous serions beaucoup plus à l’aise, nous, médecins et addictologues, pour y
répondre.
En d’autres termes, le cannabis sur un cerveau adulte est peu dangereux. Vous en connaissez la
dangerosité, surtout mélangé à l’alcool, pour les accidents sur la voie publique. Vous en connaissez
144
certainement la difficulté pour les adhésions au traitement dans un certain nombre de maladies
neuropsychiatriques. Cependant, chez les adultes, sans dire que l’on s’en fout, ce n’est pas un
problème énorme de santé publique.
Mais, et c’est ce « mais » qui fait toute l’importance de notre échange d’aujourd'hui, ce n’est pas le
cas sur un cerveau en formation, comme l’a très bien montré Laurent à coups de « violet », si j’ose
dire, avec ses diapos ; ce cerveau, organe qui met tant de temps à devenir mature… C’est l’organe
qui met le plus de temps devenir mature. Il n’est pas fini avant 25 ans, en tout cas chez les femmes.
Chez les hommes, on estime que chez les hommes, c’est plutôt vers 50 ou 60 ans. Mais pour faire
une moyenne générale, c’est l’organe qui met le plus de temps à mûrir. L’usage du cannabis chez
l’adolescent est donc une autre discussion que l’usage chez l’adulte. Plus un usage est précoce, plus il
pose de soucis. Plus l’usage de cannabis est précoce, régulier, intensif, plus il pose de soucis, non
seulement de future dépendance, mais de non mise en place de l’architecture cérébrale qui
caractérise cette période-là. Le premier point est donc de bien différencier cerveau adulte et cerveau
adolescent dans toutes nos discussions. On ne peut pas avoir le même discours.
Le deuxième qui en découle souvent, dans ces discussions en impasse est le suivant : « Bon, j’ai bien
compris, mais alors, êtes-vous pour ou contre la dépénalisation ? » Clairement, et je crois que Lia
Cavalcanti l’a dit avec précision, ce matin, la loi fait peu, ou si peu, sur les usages. Autrement dit, nos
consommations ne dépendent pas de la loi que l’on applique dans l’extrême majorité des sociétés et
il est clair que les interdictions, les prohibitions ne peuvent pas marcher dans les démocraties. Dans
les dictatures, oui : quand on pend et quand on tue tous les toxicomanes, il n’y a plus de
toxicomanes. C’est assez mathématique. On l’a vu en Chine même pour l’opium. C’est un système
qui marche assez bien, entre guillemets, d’un point de vue statistique : si vous ne voulez plus de
toxicos, vous les tuez tous, vous les pendez, et vous en avez moins ou pas du tout. Mais dans une
démocratie, l’échec de la prohibition est constaté mondialement. Est-ce que cela veut dire qu’il suffit
de sortir de la prohibition, de légaliser, pour que tout aille bien ? L’exemple de l’alcool et du tabac,
drogues légales, sont là pour nous rappeler que s’il n’y a pas, en même temps qu’un accès libre, un
vrai programme sanitaire et social qui fait de la prévention, de la réduction des risques et du soin, il
ne suffit pas de légaliser pour pouvoir limiter les risques d’une consommation psychotrope.
Ce sont des préambules généraux, avec des discussions qui ne doivent pas tourner en impasse et qui
doivent conduire, pour nous tous, à un message qui est aussi le claim de SOS Addiction, à savoir :
comment retarder l’âge des premiers usages et des premiers abus ? Je pense que si nous avons une
mission à nous donner, sachant, encore une fois, que plus un usage est précoce et plus le risque
d’impact, d’événements indésirables, de dépendance est grand, notre mission, entre guillemets, est
d’essayer de dire, que ce soit pour le cannabis ou l’alcool, qu’il n’y a pas d’urgence, de gagner du
temps pour que le cerveau puisse se former et acquière des fonctions cognitives qui l’aideront à
critiquer ce que la substance elle-même va induire.
Je vous livre quelques chiffres, parce que parfois, sur la tyrannie des discours, la démocratie des
chiffres peut aussi exister. J’apporte une petite correction par rapport au chiffre que donnait Lia ce
matin : elle confondait expérimentateurs, c'est-à-dire une fois dans la vie, avec usagers, c'est-à-dire
une fois dans l’année. Nous sommes 17 millions de Français, au minimum, à avoir fumé du cannabis.
Cela fait un peu de monde, sur 66 millions de Français… Rappelons que l’on ne peut pas mettre en
prison 17 millions de personnes. Nous sommes 4,6 millions à avoir fumé une fois dans l’année. Cela
fait encore du monde à incarcérer : c’est juste une année. 1,4 millions de Français ont fumé
régulièrement, c'est-à-dire au moins dix fois dans le mois. C’est déjà beaucoup, avec le cannabis. Il
faut le temps de l’éliminer. Dix fois dans le mois, c’est plus d’une fois tous les trois jours, en
moyenne. Et 700 000 personnes fument tous les jours. Parmi elles, combien de jeunes de 17 ans ?
48 % des 17 ans ont déjà expérimenté le cannabis en 2014. En 2000, ils étaient 46 %. Il y a là au
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moins un pacte de stabilité qui marche assez bien depuis quatorze ans, même si c’est tout de même
un peu à la hausse. Mais surtout, il y a 9 % de fumeurs réguliers à cet âge-là et 8 % des 17 ans qui ont
des usages problématiques. Cela veut dire qu’un adolescent de 17 ans sur treize à quatorze a déjà
des conséquences problématiques de son usage régulier. Si vous prenez une classe, cela veut dire
que deux ou trois adolescents vont être largués, déscolarisés et éventuellement désocialisés, en
moyenne. Ce sont ceux-là, bien évidemment, que l’on va trouver dans la plupart des consultations,
puisqu’ils commencent à consulter, notamment avec les centres spécialisés, mais aussi les
consultations jeunes consommateurs. L'an dernier, 38 000 personnes ont été prises en charge pour
cannabis dans les centres spécialisés jeunes consommateurs.
En regardant ces chiffres, on commence à se rendre compte que le cannabis, loin des photos des
films des années 1970 et 1980, est juste devenu la principale maladie de l’adolescence, avant
l’anorexie et schizophrénie, à cause de ces usages problématiques. Encore une fois, ces usages
problématiques ne touchent pas tous les jeunes. Je fais une légère digression et je vous prie de m’en
excuser, mais dans la discussion, il va aussi falloir expliquer à un certain nombre d’adolescents, chez
qui l’on voit que l’usage est problématique, qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’injustice. S’il y a
une ou deux personnes sur trois qui fument autour d’eux, eux, ils vont considérer comme impossible
d’arrêter ou comme un handicap de ne pas faire la fête en fumant, de ne pas sortir en fumant ou de
ne pas continuer de jouer à la PS4 en fumant. Parfois, il faut leur dire : « oui, c’est injuste. C’est
injuste comme il peut y avoir des personnes allergiques, des personnes asthmatiques, mais le
cannabis, avec la tronche qui est la tienne, n’est pas bon pour toi. » Une fois que l’on a fait le
diagnostic de dangerosité, il faut arriver à spécifier que cet adolescent doit absolument sortir d’un
usage régulier et intensif, en sachant que d’autres vont le tolérer. C’est cela, qu’il faut lui expliquer.
Mais en France, on sait le faire, puisque l’on a beau tuer 50 000 par an avec l’alcool, on continue de
raconter qu’Untel ou Untel va bien avec l’alcool et qu’on se marre bien avec. On voit bien qu’il y a
des dangerosités, que la difficulté, dans un discours de psychotrope, est de trouver comment
protéger 8 ou 15 % d’une population sans avoir l’impression d’être un ayatollah pour les 80 ou 85 %
qui restent. Il faut donc, là aussi, gagner en précision et, dans le discours avec les adolescents, arriver
à repérer ceux qui ont des problèmes de sommeil. C’est souvent une très bonne porte d’entrée dans
la discussion avec un adolescent pour le cannabis : les fonctions positives initiales du cannabis. C’est
retrouver ce qui a été efficace pour s’endormir et ce qui est particulièrement lourd pour se réveiller
et ce qui, éventuellement, fusille aussi les rêves, ce qui a pu changer sur l’humeur, sur la relation à
l’autre, ce qui a pu changer même sur la pensée pour la plupart des hyperactifs qui vont dans tous les
sens et qui seront contents d’associer plus ou moins librement et parfois, de ralentir, de détendre
leur pensée qui va à toute allure. C’est en reprenant ces fonctions positives et en regardant comment
elles se sont retournées, en expliquant comment le cannabis, sur le cerveau de la personne que l’on a
en face de soi, a repris d’une main ce qu’il a donné initialement de l’autre. Il s’agit d’être précis sur la
nécessité de conserver telle fonction positive et sur les fonctions négatives, les déséquilibres qui sont
intervenus au fil des usages, qui ont conduit à la dépendance et aux signes de ces dépendances.
Très souvent, ce sont des choses que nous avons le temps de faire en consultation. Même si nous
avons tous des parents qui viennent avec inquiétude, qui imposent l’adolescent, je trouve que cela se
passe de mieux en mieux. Les parents, parfois, amènent leur adolescent, disent d’entrée de jeu que
c’est à lui d’entrer, qu’ils ne veulent pas être là, et on peut très bien se débrouiller avec cela et
même, renouer tout de suite un dialogue en partie familial tout en ayant pu, pendant la consultation,
échanger avec l’adolescent tout à fait librement. Pouvoir faire sortir le parent, le ramener ensuite, ce
n’est plus une grande difficulté et je trouve que cela se passe de mieux en mieux sur ce plan.
Mais quand on voit la plupart des adolescents en difficulté – je parle là des usages problématiques et
de la maladie de l’adolescence avec le cannabis –, on est arrivé à un stade au minimum de
redoublement, de re-triplement, de quatrième ou cinquième lycée, voire de menace de
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déscolarisation et parfois, plus tard, de désocialisation. On se rend bien compte de l’effet
destructeur, non formateur, en tout cas, qu’a eu le cannabis sur ce cerveau d’adolescent et comment
ensuite, face à cette perdition – nous parlions de produits dopants –, le cannabis est devenu un
extraordinaire produit dopant à ne rien faire. Le cannabis est le produit dopant du rien, au bout d’un
certain nombre d’années. La campagne d’information des Anglais, il y a déjà une vingtaine d’années,
qui serait sans doute impossible en France, parce que nous ne sommes pas à ce niveau d’éducation,
comportait de grandes affiches qui disaient : Avec le cannabis il ne se passera… jamais rien. Dans ce
dopant de rien, dans cette immobilisation, l’adolescent vous raconte, parce qu’il a forcément besoin
de se justifier un peu, que « c’est vachement passionnant, que c’est mieux que les Aventuriers de
l’arche perdue que d’aller dans la cuisine ouvrir le frigidaire ». Mais quand il l’a fait deux cents fois,
cela ne fait plus les Aventuriers de l’arche perdue. C’est vraiment une sorte de répétition lourde, qui
lui-même ne va pas trouver fort sympathique – et je ne parle pas de la créativité, etc., des trucs qui
sont parfois vendus comme cela et qui se limitent, en fait, à partager des parties de PS4 entre
copains…
En consultation, ce que nous, nous regardons généralement, c’est d’abord s’il y a deux urgences :
une urgence que l’on va qualifier de psychiatrique, d’un adolescent qui est en train de péter les
plombs, que ce soit sur un mode schizophrène, que ce soit avec déjà une schizophrénie plus ou
moins passée par l’abus de substances, dont l’abus de cannabis, puisque cela va un peu dans les deux
sens, ou une urgence sociale. Si l’on a éliminé ces deux urgences, on a le temps de travailler
correctement et de faire défiler les relations du cannabis avec l’alimentation, les relations du
cannabis avec le sommeil, les relations du cannabis avec la sexualité, les relations du cannabis avec le
groupe, etc.
Maintenant, il y a aussi des endroits où l’on peut parler. Il y a des maisons de l’adolescence, mais il y
a aussi des centres, des consultations jeunes consommateurs qui sont soutenues. Elles sont à la fois
pour les jeunes consommateurs, mais aussi pour leurs parents, voire leurs grands-parents, pour leurs
proches. On peut commencer par en discuter pour faire le point. « Faire le point… » Quand j’ai mis
les plaquettes des CJC : « un endroit pour faire le point », vous pensez bien que je les ai toutes
retrouvées avec : « un endroit pour faire le joint »… On peut peut-être trouver une autre formule que
« faire le point », mais en tout cas, les CJC, cela existe. En parler, c’est une façon de prévenir ceux qui
seront en quelque sorte allergiques au cannabis, dire qu’il ne faut pas considérer que le cannabis une
substance qui tue, sauf accident de scooter ou de la route – cela arrive dix fois moins qu’avec l’alcool,
mais c’est tout de même trop – et en dehors du trafic, de la mafia, etc., mais que c’est une substance
qui handicape et qui peut handicaper pour toute la vie. Chez ceux que cela peut handicaper, il faut le
repérer suffisamment tôt pour en limiter les conséquences et les prendre en charge.
Merci.
Brevet, bac, partiels : le dopage étudiant se répand
Laurent Karila
Addictologue, psychiatre, Centre d’enseignement et de recherche du traitement des addictions
(CERTA) CH Paul-Brousse, Villejuif
Ne partez pas, j’allais parler de sexe… J’ai un sujet qui m’a été imposé par Nicolas Mémain-Macé, que
j’aimerais que l’on applaudisse parce qu’il est tout de même à l’origine de tout cela avec Jean-Michel
Tobie et son équipe. Merci, Nicolas. Je dois vous parler de dopage étudiant. Je pense que c’est super
« chiant », mais si vous voulez, je vous parle de sexe, de dopage du sexe. C’est comme vous voulez…
Je vais vous parler de conduites dopantes chez les jeunes. Il n’existe pas une conduite dopante, mais
plusieurs conduites dopantes. On consomme plein de produits, plein de médicaments. La conduite
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dopante n’est pas tout à fait comme le dopage sportif. Elle vise à affronter différentes choses, des
obstacles, et améliorer ses performances, les performances de tous les champs de la vie des
individus, des jeunes : examen, prise de parole en public – avant de venir, j’ai pris un petit truc avec
William –, situation professionnelle – en ce moment, je me cherche, donc j’ai aussi pris un petit truc –
ou représentation artistique : c’est ce que nous faisons depuis ce matin.
Les facteurs de risque sont nombreux, et vous verrez que je suis concerné. Il y a le sexe, plus fréquent
chez les hommes, l’âge – le nombre d’usagers augmente au cours de l’adolescence… Il faut repérer
ces conduites dopantes parce que ce sont des choses auxquelles on ne pense pas forcément. Les
étudiants, notamment avec l’utilisation et la diversification des réseaux sociaux, utilisent aussi des
produits dopants, comme les sportifs, pour un peu n’importe quoi. Il y a les copains, il y a l’obligation
de résultat, il y a l’isolement et il y a la notion des jeunes qui font du sport, qui sont séparés de leur
milieu familial, il y a les sports de compétition et de haut niveau et il y a aussi, hors entraînement,
l’après-entraînement et tous les risques associés que l’on prend souvent en compte. J’ai vu en
consultation de vieux ados, de jeunes adultes qui viennent à cause des risques et l’on repère que
dans leur consommation, il y a aussi ces conduites dopantes qui sont vraiment différentes de
l’approche des addictions standard.
Il y a trois facteurs standards que l’on retrouve dans toute la littérature sur le sujet. Il y a le stress
environnemental, il y a, pour les étudiants, les révisions de dernière minute, jusqu’au bout de la nuit,
et le phénomène de pression sociale. Quand on interroge les étudiants, ils évoquent bien ces
révisions, ce stress, cette pression sociale et ils se sentent obligés de prendre des médicaments ou
des produits pour être performants.
Les chiffres sont extrêmement variables. Il y a de nombreuses études un peu partout. Au Canada,
5,35 % des étudiants ont recours à des conduites dopantes, en Suisse, c’est un étudiant sur sept, sur
de larges séries. En France, ce sont plutôt de petites séries, comme les étudiants en médecine : un
tiers d’entre eux auraient recours à des conduites dopantes. Je ne vous parle pas du burn-out avec
décès chez les étudiants en médecine, qui augmente un peu ces derniers temps. Selon l’étude de
l’OVE, l’Observatoire de la vie étudiante, 16 % des étudiants auraient déjà pris des substances pour
améliorer leurs capacités intellectuelles. Selon une autre étude, l’étude Eicher, ils sont 25 % à en
avoir pris pour améliorer leurs performances cognitives. Il existe donc bien un véritable problème de
conduites dopantes chez les étudiants.
S’agissant des produits, il y a de tout. Il y a des produits plutôt licites qui sont détournés de leur
usage et qui sont utilisés dans différents buts : réduire la fatigue et améliorer les performances
cognitives essentiellement, donc la mémoire, l’attention, la prise de décision et même, ce que l’on
appelle l’inhibition de réponse, c'est-à-dire savoir répondre de manière adaptée à des choses
complètement inadaptées. Ce sont des produits délivrés sans ordonnance à base de vitamine C et de
caféine, des compléments alimentaires à base de ginkgo biloba, de vitamine E et B6, et des produits
dérivés sur ordonnance, avec de petites dérives que l’on voit sur les prescriptions, notamment avec
deux grandes molécules, le méthylphénidate et le modafinil. À la base, ces médicaments ont des
indications très restreintes : le méthylphénidate est pour le trouble hyperactif avec déficit de
l’attention, qui est une pathologie quand même ciblée, et le modafinil, en France, est uniquement
pour la narcolepsie, qui est la maladie du sommeil. Ces molécules sont des molécules
psychostimulantes, qui ressemblent un peu aux amphétamines et à la cocaïne, dans l’esprit
pharmacologique, et qui réduisent la fatigue et les performances cognitives. D’ailleurs, pendant la
guerre d’Irak, dans les années 1990, tous les soldats américains étaient sous modafinil, de même que
certains pilotes de chasse français.
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Dans cette notion de conduites dopantes, il y a donc un usage détourné de médicaments. Et
finalement, ils se passent d’ordonnance, puisqu’ils achètent des lots sur Internet, avec les risques
que cela comporte : on ne sait pas ce que sont ces molécules, qu’ils achètent souvent sous forme
générique. En plus de détourner l’usage, c'est-à-dire de les acheter sans ordonnance et de les utiliser
sans indication, certains se mettent à sniffer les molécules ou même à se les injecter pour en
augmenter les effets.
En dehors de la partie licite, il y a aussi les conduites dopantes chez les étudiants avec les différentes
substances que l’on connaît, les drogues que l’on connaît, de la coke aux anxiolytiques – les
anxiolytiques ne sont pas très dopants, mais certains se défoncent aux anxiolytiques… Le cannabis
joue aussi un petit rôle. William disait que c’était un dopant de rien et il a raison. En fait, le cannabis
est co-consommé avec des drogues stimulantes. C'est-à-dire que quand le jeune est trop « up », il
prend du cannabis pour descendre tout doucement.
Bien sûr, toutes ces molécules, qu’elles soient sur ordonnance, sans ordonnance, les produits à base
de vitamine C et de caféine sont un leurre cognitif monstrueux. Elles n’améliorent rien du tout. Elles
réduisent juste un peu la fatigue. Les molécules à base de vitamine C et de caféine ont des effets
indésirables : nausées, anxiété, irritabilité… On est fatigué et cela produit des effets inverses sur la
concentration, à un moment, parce qu’il y a un effet caféine qui est important. Le méthylphénidate
et le modafinil ont des effets indésirables qui peuvent être graves, qui peuvent conduire en
réanimation. Il y a de graves accidents cutanés et également, des accidents neurologiques.
Ce n’est pas parce que l’on a un temps d’éveil suffisant que l’on a une qualité d’apprentissage forte.
Cela a été montré scientifiquement. Cela a même été montré neuro-biologiquement. Les
consommateurs n’auront pas de meilleures notes. C’est juste une impression ou juste une illusion,
comme le disait le groupe Imagination dans les années 1980. Cela améliore l’estime de soi, mais pas
les résultats. Il faut donc vraiment faire attention avec ce type de produits.
Que faisons-nous avec ces étudiants ? Ils ne sont pas à des stades de consommation ultime, de
troubles liés à l’usage d’intensité modérée à sévère, de pathologie addictive grave. Nous leur
réapprenons certaines choses avec des techniques plutôt comportementales sur l’organisation du
travail, sur la qualité qui doit être privilégiée par rapport à la quantité, nous les coachons, comme des
coaches sportifs, et nous nous focalisons sur tout ce qui a trait à la fatigue physique et intellectuelle
et nous déployons de petites stratégies purement cognitives et comportementales pour se
déstresser. Nous travaillons aussi sur l’aspect des règles hygiéno-diététiques.
On m’a demandé ce que devaient faire les parents. Ce sont des choses de base : il faut être plutôt
présent.
Les messages que nous donnons en termes de réduction du risque sont d’éviter la prise de drogue
associée, d’éviter de faire de fausses ordonnances, d’éviter les mélanges, notamment avec les
boissons énergisantes, et nous leur déconseillons d’acheter sur Internet.
Je vous remercie.
Olivier Deschanel
Merci, Laurent Karila. Avant de clore cette journée avec Jean-Michel Tobie et William Lowenstein, je
donne trois informations pratiques. Vous avez eu un questionnaire d’évaluation. Merci de le remplir
et de le remettre dans les urnes qui se trouvent dans le hall du théâtre. Par ailleurs, il y a à la sortie
un espace « vente – dédicace », avec beaucoup d’ouvrages écrits par les intervenants qui se sont
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succédé pendant la journée. Enfin, les actes de ces assises seront mis en ligne sur le site Internet de
la ville d’Ancenis.
J’invite Jean-Michel Tobie et William Lowenstein à conclure rapidement cette journée.
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CLÔTURE
Jean-Michel Tobie
Merci à tous pour votre participation, parce qu’il n’était peut-être pas aussi simple que cela de venir
aujourd'hui. Nous avons eu quelques craintes.
Je remercie les intervenants d’aujourd'hui et d’hier et notamment, ceux qui ont parlé de leur vie,
parce que je pense qu’il est plutôt difficile de s’exposer en public, physiquement, et qu’exposer en
public sa propre vie privée est assez exceptionnel. Je voulais les en remercier.
Nous allons essayer de continuer à travailler sur ces sujets et à vous faire des propositions nouvelles
dans les prochaines années ou dans les prochains mois.
William Lowenstein
Merci beaucoup. Je pense que nous pouvons vraiment applaudir votre maire. Vous avez de la
chance… Je ne sais pas où se trouve Nicolas, mais c’est une chance aussi.
Jean-Michel Tobie
Je ne l’aurais pas fait tout seul… Il y a tout le personnel.
William Lowenstein
Il y a aussi toutes les personnes extraordinaires que nous rencontrons depuis plusieurs années,
comme Laurent, depuis deux ans, en ce qui me concerne. L’année dernière, je vous avais dit que je
pensais venir à « An snif ». Je ne vous la fais plus… En tout cas, bravo Ancenis, et j’espère que nous
allons continuer de faire des choses avec le même dynamisme, la même ouverture d’esprit et sans
doute, la même volonté de travail parce qu’encore une fois, c’est un sujet qui, pour sortir de
l’obscurantisme et donc, de la mise en danger d’autrui, demande de la précision, du travail, mais
aussi de l’amitié, au sens le plus empathique du terme. C’est ce dont je voulais vous remercier, avec
Laurent, parce qu’il est très agréable de venir ici. Merci à vous.
Rédaction des actes : resumemo.com
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