artistique - Le Pont Supérieur
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artistique - Le Pont Supérieur
Les enjeux d’une transversalité entre les différentes formes d’expressions artistiques Une réalité dans l’enseignement artistique spécialisé et dans le monde de la création ? Alexandre Guhéry Formation Continue Diplômante CEFEDEM Bretagne – Pays de Loire Brest 2005/2007 Un grand merci à Justine BRIGGEN pour sa disponibilité et ses précieux conseils SOMMAIRE Introduction 1 Préambule 2 La Transversalité : définitions I. La transversalité dans les structures d’enseignement artistique : état des lieux A. La segmentation de l’enseignement artistique 1) La hiérarchisation dans l’organisation de l’enseignement artistique 2) Une conception du « génie » 3) De la reproduction comme faire-valoir artistique 5 5 5 8 9 B. Les schémas d’orientation pédagogiques, en danse, en musique et en arts dramatiques 11 C. Exemples de pratiques dites transversales 16 II. La transversalité dans le monde de la création artistique A. La question de l’opéra : une forme réellement hybride ? B. Le théâtre musical, une expérience menée par Georges Aperghis et l’A.T.E.M. e III. 20 20 22 C. La transversalité entre les arts : quelques exemples au 20 siècle 27 Transversalité et création : enjeux pédagogiques 32 A. Des valeurs éducatives dans l’enseignement artistique B. Spécialisation et transversalité C. Une transversalité créatrice 32 33 34 Conclusion 35 Bibliographie 37 Annexes Musique, danse, théâtre, arts plastiques… des formes d’expressions artistiques proches, complices et en osmose. Des spectacles qui mêlent de façon subtiles et impalpables ces différentes expressions artistiques, faisant du jeu de l’acteur une chorégraphie, du geste musical une intention dramatique et des pas du danseur une rythmique sur le sol. On ne sait plus si cela doit s’appeler musique, danse, théâtre ou tout à la fois parce que la fusion est réussie. Voilà ce qui m’attire, ce qui m’aspire quand je suis spectateur, lorsque l’alchimie artistique me transporte dans des mondes encore inexplorés, où la magie du spectacle agit sur moi parce qu’il y a de l’inconnu et de l’inattendu. J’aime l’énergie toute particulière qui se créée lorsque tout se mélange sur le plateau et ne fait plus qu’un ; oui les danseurs sont là et reconnaissables, et les musiciens aussi ; mais cette musique faite pour le geste, sur le moment, à l’écoute du danseur, ce pas incessant qui tend vers la transe et qui arrache du sol une rythmique et un son, me donnent envie, me portent vers le désir intense d’être un artiste et de vivre cela. La danse ne se développe, ne vit, presque exclusivement, qu’en musique. Le danseur se nourrit de la musique, du son, de son rythme, de son énergie, afin de déployer tout son art. Le danseur travaille en musique, les élèves danseurs apprennent en musique les mouvements chorégraphiques, et l’étude de la musique leur est presque devenue indispensable. Le théâtre ne vit que par le son, la voix, et le mouvement, le corps. Le théâtre se nourrit des richesses du sonore et du mouvement pour mettre en vie un texte, une scène. Aussi, l’acteur interroge sans cesse le placement de sa voix, aborde le chant pour développer la puissance et l’expressivité de celle-ci, mais aussi le travail corporel, l’étude du mouvement, de son corps en tant qu’objet expressif et libre. La musique, elle est tout à la fois ; elle est mouvement par son tempo, par sa temporalité. Elle est son aussi, bien sûr et avant toute chose ! La musique sort du corps du musicien par les gestes qu’il exécute méticuleusement, de l’instrument de musique, elle s’inscrit dans le temps par un assemblage de sons qui se suivent, se succèdent, se juxtaposent ; on ne peut entendre deux fois la même chose, ce qui est passé est éteint et laisse place à un autre événement : art de l’éphémère et art du temps tout à la fois. Le musicien, donc, se nourrit… de la musique, de son étude théorique, de sa pratique en ensembles, petits et grands, du duo à l’orchestre symphonique. Le musicien vit avec et pour les autres musiciens, ou pour lui-même, mais également pour les autres, le public, son auditoire. Théâtre et danse n’ont pas lieu d’être dans le cursus de l’apprentimusicien. Introduction La question de la transversalité dans le domaine artistique, je me la pose depuis longtemps. Ma vie, mon parcours artistique ne sont pas étrangers à tout cela, évidemment. Dès mon plus jeune âge, j’ai exploré parallèlement les chemins de la musique et ceux de la danse classique. Au lycée, la danse s’est effacée et a laissé place à l’aventure théâtrale. Je me souviens de cette époque où le piano hantait mon esprit, où j’imaginais, lorsque nous étions sur le plateau de la salle de théâtre, un piano dans un coin et d’autres musiciens… « Oui, c’est sûr, il devait y avoir moyen de faire autre chose ! ». Si ces pensées me sont venues dans les cours de théâtre, ce n’est sans doute pas un hasard … Le théâtre était le lieu des expérimentations, du « tout est possible », de l’extravagance, de l’exagéré, des émotions fortes et des larmes après chaque représentation : il se passait quelque chose de fort, d’humainement fort. On vivait une belle histoire artistique. Les concerts de fin d’année, organisés dans le cadre des cours de piano, restaient davantage une démonstration individuelle, les pianistes jouant presque toujours seuls. Où était le partage, la rencontre ? Le terme de transversalité est fréquemment utilisé aujourd’hui. Mais qu’entend-on par transversalité ? Suffit-il pour dire que le contexte créé est transversal de juxtaposer et de faire vivre ensemble deux domaines distincts ? Dans un premier temps, en partant de constats faits au sein des structures d’enseignement artistique et en m’appuyant sur l’étude des différents schémas d’orientation pédagogiques, je vais m’interroger sur la présence ou l’absence de transversalité entre les différentes pratiques artistiques dans les lieux d’enseignement. J’aborderai ensuite la question de la transversalité dans le monde de la création artistique. Enfin, dans la troisième partie, j’examinerai la portée pédagogique des expériences transversales entre les arts dans le cursus et la vie d’un élève-musicien. 1 Préambule La transversalité : définitions La notion de transversalité se retrouve dans différents domaines, tant scientifiques, qu’économique, politique ou pédagogique et prend des significations différentes selon le domaine de compétence dans lequel il est employé. Avant d’entamer une réflexion sur la transversalité dans l’enseignement artistique, il paraît intéressant de se pencher sur ces différences d’acceptions. En consultant le dictionnaire Le Robert, on s’aperçoit que le terme transversalité ne figure pas. On y trouve seulement l’adjectif et le nom transversal(e). Transversal (adj. ou n.f.) : est emprunté (1370) au latin médiéval transversalis, dérivé du latin classique transversus : Tra(ns)versus : transversal, oblique. Transversal a été emprunté au sens de « disposé en travers ». […]L’adjectif est passé dans l’usage courant (1611), notamment à propos d’une voie.1 Didactique. « Qui traverse une chose en la coupant perpendiculairement à sa plus grande dimension (longueur ou hauteur) Courant « Qui traverse, est en travers » Figuré « Qui utilise, prend en compte, recouvre plusieurs domaines ou techniques. »2 Les premières affectations de ce terme se référent plutôt à un horizon géométrique ou à un cadre géographique. Au XXe siècle, le mot transversal s’utilise dans différents domaines, tant scientifiques, qu’économique, politique ou pédagogique. Selon le Nouveau Littré3, « transversal » signifie : « Qui passe en travers. Qui touche plusieurs domaines à la fois. Un enseignement transversal. » 1 Sous la dir. De REY, Alain. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, 2000, Tome III, pp. 3897- 3898 2 Dictionnaire Le Petit Robert, cd-rom du Nouveau Petit Robert. Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, version électronique 2.1, 2001 3 Définition citée par : A. GUILLEVIN, V. MAGNON, O. MOULIN, K. ZAÏMEN. « A propos de transversalité dans l’école de musique ». Séminaire de la Formation Diplômante au Certificat d’Aptitude – CEFEDEM RhôneAlpes – juin 2006, page 229. 2 Quelque soit le contexte dans lequel il est employé, le mot transversal a toujours un sens positif. Il est synonyme « d’apport », « d’enrichissement » ou « d’ouverture ». Ainsi, pour l’association Environnement Développement Alternatif, la transversalité se définit par « l’interpénétration [de] tous les paramètres (…) et le but est justement d’enrichir l’information dans tous les domaines autres que celui dont on veut s’occuper plus particulièrement à un moment donné et de croiser l’ensemble les données émanant de chaque secteur, de chaque partenaire».4 Pour J. Ardoino, la transversalité dans les sciences humaines et sociales nous éloigne « du modèle canonique : champ, objet et méthodes, à partir duquel se définissait habituellement une discipline d'enseignement ou de recherche. Beaucoup plus que les territoires et les cloisonnements (…), ce sont des perspectives holistiques et des lectures plurielles s'interrogeant et se fécondant mutuellement, admettant les hypothèses de l'hétérogénéité et de la complexité, explicitement situées au niveau des regards portés sur les objets, conjuguant les points de vue de la particularité et de la singularité avec celui de l'universalité (…) »5. Cette citation me semble particulièrement intéressante. Elle mentionne les idées de décloisonnement, de « perspectives holistiques6 » ou encore de « lectures plurielles s’interrogeant et se fécondant mutuellement ». La transversalité dans les domaines de l’art et de l’enseignement de l’art pourrait-elle se définir de la même manière ? La notion de transversalité se confronte et se confond très souvent avec les termes « pluridisciplinarité » ou « multidisciplinarité ». Hors, la pluridisciplinarité est à considérer comme l’association de plusieurs disciplines visant un même but, sans que chaque matière ai à modifier son mode de fonctionnement ou ses objectifs. Ainsi, l’organisation de l’enseignement scolaire est-il pluridisciplinaire. 4 [http://www.eda-lille.org/spip/article.php3?id_article=89] Page disponible sur Internet, consultée le 21 juillet 2007 5 [http://www.barbier-rd.nom.fr/transversalite.html] Page disponible sur Internet, consultée le 21 juillet 2007 6 Holisme: Théorie selon laquelle l’homme est un tout indivisible qui ne peut être expliqué par ses différentes composantes (physique, physiologique, psychique) considérées séparément. Système d’explication globale (adjectif : holiste, holistique) – Définition tirée de : Le Petit Robert, cd-rom du Nouveau Petit Robert. Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, version électronique 2.1, 2001 3 La multidisciplinarité, quant à elle, est la cohabitation de plusieurs disciplines dans une même entité. Nous pouvons dire que l’organisation d’un conservatoire ou d’une école de musique est multidisciplinaire, dans les sens où elle propose différents cursus que sont la musique, la danse et le théâtre, sans que l’ensemble des élèves soit concerné directement par les trois matières. La transversalité, elle, est un mode de fonctionnement qui, traversant différentes disciplines, dépasse les cloisonnements existants afin de donner forme à « autre chose », situé au delà de ces disciplines. L’enseignement artistique fait-il appel à des notions transversales ? Quand, comment ? Pour répondre à cette question, je me propose dans un premier temps d’analyser le fonctionnement des structures d’enseignement artistique et de comprendre comment s’est institutionnalisé l’enseignement artistique au fil de l’histoire. 4 I. La transversalité dans les structures d’enseignement artistique : état des lieux A. La segmentation de l’enseignement artistique Dans cette partie, je vais tenter de dresser un état des lieux des pratiques usuelles dans l’enseignement artistique, en me basant sur des faits historiques, ainsi que sur les textes officiels qui régissent l’enseignement artistique à savoir les schémas d’orientations pédagogiques, émanation du ministère de la culture. J’ai choisi de me concentrer sur l’enseignement en conservatoire ou école de musique parce qu’il me concerne en premier lieu. 1) Une forte hiérarchisation dans l’organisation de l’enseignement artistique …des différentes formes d’expressions artistiques L’enseignement artistique en France est un enseignement par discipline et par forme d’expression artistique. On s’inscrit à l’école de musique de sa commune pour y apprendre le piano ou le tuba, à l’école de danse pour s’exercer à la danse classique, jazz ou contemporaine, aux cours de théâtre pour y jouer Molière ou Beckett, et aux ateliers d’arts plastiques pour manier les nuances de l’aquarelle ou de la sculpture. On y apprend donc une technicité bien spécifique, on y écoute attentivement les conseils du professeur… la mission principale de ces écoles est donc à priori de former de bons amateurs, disposant d’une technique solide dans l’art qu’ils exercent, et possédant les moyens d’évoluer dans leur domaine de prédilection, par exemple intégrer un orchestre pour les musiciens. Dans les établissements d’enseignement artistique, les différentes formes d’expressions artistiques fonctionnent généralement en circuit fermé et, au sein même de ces sphères séparées que sont la musique, la danse et le théâtre, on peut également observer une fragmentation en plus petites unités : les « départements », très cloisonnés eux aussi. … au sein d’une forme d’expression artistique, la musique Pour mieux comprendre les raisons du cloisonnement de l’enseignement musical, quelques repères historiques s’avèrent utiles. En effet, l’organisation actuelle d’un 5 conservatoire ne peut se comprendre sans remonter à la genèse de cette institution, à savoir au lendemain de la Révolution française de 1789. Institutionnalisé pour servir les besoins de la nation, le Conservatoire de Musique de Paris instaure un modèle, dans le but de « fabriquer » une élite, un vivier de musiciens professionnels, qui servira ensuite les idéaux de la Révolution. L’enseignement de la musique est centralisé, car instrument du pouvoir, uniforme (de même que pour la langue parlée) car il doit être le même pour toute la nation, et égalitaire, car au sein de la république, l’accès à la connaissance musicale est un droit. Le Conservatoire de Paris assure son recrutement en développant des succursales en province pour assurer la sélection des meilleurs éléments, qui parachèvent leur formation dans la capitale. Ce schéma est celui que nous connaissons aujourd’hui encore ! De même, la plupart des écoles de musique conservent-elles un fonctionnement analogue à celui des conservatoires issus de la Révolution. L’enseignement instrumental est organisé autour du maître et découpé en disciplines : on distingue alors le temps d’apprentissage théorique de celui de la pratique. L’enseignement musical doit être rationnel, uniforme, et suivre des règles « universelles ». On établit des manuels pour enseigner la musique, rédigés par un collège de compositeurs qui définit les lignes directrices pour l’ensemble du territoire français7. La musique ne doit donc plus, au moins dans sa forme enseignée, suivre les préceptes de l’intuition ou de la sensation, mais ceux de la Raison. En effet, le XVIIe siècle a vu l’émergence des philosophes des Lumières, qui marquent les domaines des Idées, de la science et des Arts par la « Raison éclairée ». Les Lumières se basent sur la croyance en un monde rationnel, ordonné et compréhensible, exigeant de l’homme l’établissement d’une connaissance également rationnelle et organisée, seule façon d’être un individu libre et pensant. Ce désir d’influer dans l’organisation de l’enseignement musical l’idée de « raison » est donc tout à fait logique à cette époque. Ce qui est frappant, c’est de constater que cette conception de l’enseignement est toujours présente dans nos établissements. Eddy Scheppens8 a d’ailleurs très bien mis cela en évidence, en s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault notamment. La « machinerie disciplinaire » de celui-ci , qu’il met en lumière dans son chapitre « Discipline » de Surveiller et punir9 est organisée selon quatre procédés. Il s’appui sur l’exemple de l’école de dessin des Gobelins, 7 HENNION, Antoine. Comment la musique vient aux enfants ? Paris, Editions Economia, collection « Sociologues », 1990 8 SCHEPPENS, Eddy. L’école de musique reste à inventer – mémoire de DEA Sciences de l’Education – Université Lumière, Lyon II, pp. 39-46 9 FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, chapitre discipline, pp. 158-159 6 fondée en 1737 au sein de la manufacture du même nom (formation à un artisanat d’art). Eddy Scheppens les reprend un par un et les fait se recouper avec l’enseignement spécialisé de la musique : La division de la durée de l’enseignement en segments « successifs ou parallèles, chacun devant parvenir à un terme spécifié » différents segments d’enseignement, dissociation de la pratique et de la théorie, dans le but de former un musicien qui a acquis des connaissances techniques (de l’instrument et du langage musical) solides. Découpage de l’enseignement en séquences de difficultés croissantes – c’est la notion de progression. L’enseignement est organisé autour d’exercices « types » en fonction du niveau de l’apprenant. Ponctuer le temps de l’apprentissage par des épreuves ayant pour triple fonction « d’indiquer si le sujet a atteint le niveau statutaire, de garantir la conformité de son apprentissage à celui des autres, et de différencier les capacités de chaque individu. » L’évaluation à la fin de chaque cycle d’apprentissage, et parfois même tous les ans, voire deux fois par ans, afin d’apprécier le niveau et le travail de l’apprenant. Les « séries de séries », organisation de l’enseignement par différents types d’exercices en fonction du niveau, du statut… L’organisation en cycles qui permet à l’apprenant et au conservatoire de justifier d’un niveau d’une part et la reconnaissance par ses paires d’autre part. « Les sujets n’auront dorénavant de rapports avec les objets qu’à travers des fractions de ceux-ci : fragments de pratiques décontextualisées, morceaux de théories, portions délimitant un domaine du savoir faire enseigné par rapport à un autre. »10 10 SCHEPPENS, Eddy, op. Cit., p.40 7 L’organisation rationnelle de notre société, émanant du siècle des lumières, explique donc en partie le cloisonnement et le découpage du savoir artistique. La manière (qui tient de l’ineffable, de l’indéfini) laisse place à la matière (construction fragmentée, logique, définissant en « portion » le savoir faire enseigné en délimitant un de ses domaines). L’enseignement musical n’a donc pas pour vocation première de former des « musiciens-artistes » mais des « musiciens-exécutants ». L’« élève-musicien » est au service de la musique, appliquant à la lettre les préceptes du maître. Le terme même de « conservatoire » explicite très clairement les missions de cette institution ; on y est garant d’une tradition qui doit se transmettre de génération en génération et de façon immuable. Les conservatoires et écoles de musique continuent de s’inscrire dans cette organisation dictée au XIXe siècle. On voit combien il est difficile au sein des structures d’enseignement de repenser le cursus et les études musicales ; le changement est lourd de conséquence, car il suppose la remise en question de cette tradition bicentenaire qui a pour vocation de « conserver » l’héritage de nos paires. 2) Une conception du « génie » Parallèlement à la Raison, et de manière presque paradoxale, s’est développée à l’orée du 19e siècle, la conception romantique du Génie, toujours prégnante dans l’inconscient collectif. Cette idée romantique du Génie sert également cette conception de l’enseignement artistique très « disciplinarisé »et où l’apprenant est entièrement dévoué à son maître, au « génie » qui seul a les clés pour le faire accéder au statut d’artiste. C’est ce que démontre Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger. Pour passer du stade de l’ombre à celui de la lumière, l’apprenant suit le chemin que lui trace le maître. « Dans la mesure où le génie est un favori de la nature, et puisqu’on doit le considérer comme un phénomène rare, son exemple crée pour d’autres bonnes intelligences une école, c’est-à-dire une formation méthodique obéissant à des règles, pour autant qu’on a su les extraire de ces productions de l’âme géniale et de leur singularité ; pour ces intelligences-là, les beaux-arts sont, dans cette mesure, une imitation qui reçoit sa règle de la nature par le truchement d’un génie. »11 11 KANT, Emmanuel. Critique de la faculté de juger – Analytique du Sublime, paragraphe 49, Paris, Editions Gallimard, collection Folio-essais, 1985, pp. 274-275 8 Cette conception de l’apprentissage artistique suppose donc une spécialisation très forte de l’enseignement et justifie alors le cloisonnement très prégnant des disciplines artistiques. Il n’est donc pas possible de sortir du schéma défini par le professeur, qui luimême reproduit le parcours qu’on lui a imposé au cours de ses études. « L’expression artistique » est une chose tellement difficile à atteindre qu’il est indispensable de recevoir un enseignement organisé en fractions de savoir (pratique, éléments théoriques, lecture..) par la seule personne compétente, le professeur, et plus particulièrement celui d’instrument. La volonté de toujours faire plus pour atteindre l’inatteignable est très présente dans le milieu musical. Le musicien, a l’intime désir d’être désiré par l’autre, l’auditoire. Comme le souligne Danièle Ducas-Poupardin12, « La musique savante a peu de place dans les diverses célébrations de la vie quotidienne, elle est réservée au spectacle (…). L’idéal du Moi proposé comme modèle au musicien reste souvent le soliste de haut niveau ». Le niveau d’exigence est alors très lourd et l’image qu’elle nous renvoie (positive comme négative) forte et parfois lourde de connotations psychologiques. Ce modèle est prégnant dans les structures d’enseignement artistique, conservatoires ou écoles de musique : « (…) dès qu’un certain seuil de connaissance est acquis, il va de soi que plutôt que de prendre le temps d’en jouir, il faut passer immédiatement à un stade supérieur pour affronter des difficultés nouvelles. Il y a toujours un stade supérieur, l’idéal reste donc souvent impossible à atteindre, le plaisir de l’acquis impossible à éprouver »13. Il y a peu de place dans cet enseignement pour d’autres temps d’apprentissages que ceux des matières « incontournables » si l’on veut espérer un jour atteindre le sommet. L’art enseigné dans les écoles de musique et conservatoires défini ainsi ce qui est beau, ce qui est reconnu comme étant noble à enseigner. 3) De la reproduction comme faire-valoir artistique Comme nous venons de le voir, l’enseignement de la musique s’articule encore tel que la Révolution française l’a pensé il y a plus de deux siècles. L’école de musique, de danse et d’art dramatique, fabrique des interprètes de musique, de chorégraphies et de pièces de théâtre… Construit-elle des artistes pensants et créateurs ? 12 DUCAS-POUPARDIN, Danièle – « Le narcissisme du musicien » dans L’avenir de l’enseignement spécialisé de la musique, Lyon, CEFEDEM Rhône-Alpes Editeur, juin 2002, pp. 87-99 13 Ibid., p. 96 9 Quelles sont les finalités des écoles de musique ? Qu’attend-on d’un élève qui y prend des cours ? De savoir jouer du piano, d’interpréter les œuvres des compositeurs qui sont entrés dans la postérité, et de faire de sa « personne musicienne » un musée de la musique. Cet esprit de musée est fondamental et indispensable pour que la transmission et la diffusion se fassent auprès du grand public. L’interprète, lui, y trouve une satisfaction personnelle à se saisir de chefs-d’œuvre ; il développe sa sensibilité et trouve son équilibre dans cette appropriation des oeuvres des autres. Il en est de même en danse ou en théâtre, où, suivant le cas, nous nous inscrivons dans la chorégraphie d’une tierce personne ou dans la pièce de théâtre d’un auteur. En arts plastiques, la reproduction d’œuvre est plus à considérer comme un exercice, un moyen d’acquérir une technique (au même titre que Jean-Sébastien Bach qui recopiait les concertos de Vivaldi dans le but de se former pour ensuite écrire sa propre musique, donc pour créer). Dans les arts plastiques, l’œuvre est là, devant nous, nul besoin d’interprètes comme médiateur entre le peintre (sculpteur, vidéaste) et le public. Le musicien, le danseur et l’acteur, eux, s’inscrivent dans la temporalité, l’œuvre n’existe que dans sa durée, non dans un temps figé. C’est le jugement que l’on se fait de la peinture ou de la sculpture qui évolue, se transforme lorsqu’on est face à l’œuvre, et non pas l’œuvre ellemême. Dans les arts plastiques, le fondement même de la pratique artistique est la création. En musique, en danse et en théâtre, le médiateur entre l’artiste-créateur et le public est indispensable ; c’est le rôle de l’interprète. Ces trois formes d’expressions artistiques ont donc privilégié le développement de l’interprétation au détriment de la création. En musique, le statut de musicien-interprète s’est développé au fil des siècles et ce jusqu’au XIXe. Le souci de former des interprètes se justifiait alors pour permettre une large diffusion des œuvres dans les salons, le cercle familial ou le concert. Le soliste-virtuose devient une figure importante de la vie culturelle. Mais aujourd’hui, avec les nouveaux moyens de diffusion que sont la radio, Internet, le disque compact ou la vidéo, avons-nous toujours pour tâche de former ce type d’interprète, d’imposer le modèle du soliste de haut niveau à la multitude d’enfants qui s’inscrivent dans nos écoles ? 10 B. Les trois schémas d’orientation pédagogiques en danse, musique et arts dramatiques A ce stade de la réflexion, il me paraît intéressant d’étudier en détail et de comparer les différents « textes cadres » de l’enseignement artistique spécialisé. Il est nécessaire également de confronter ces directives du ministère de la culture avec les applications pédagogiques des enseignants et la réalité des structures d’enseignements qui bien souvent n’est pas celle dictée par les lois. 1) Confrontation des trois schémas d’orientations pédagogiques en musique, danse et arts dramatiques. Le ministère de la culture donne un cadre à l’enseignement artistique spécialisé par le biais de la « Charte de l’enseignement artistique spécialisé ». Chaque discipline artistique se base ensuite sur les différents schémas d’orientation pédagogique, qui s’appliquent soit à la danse, à la musique, ou au théâtre. Il est donc intéressant de se pencher un moment dessus afin de voir ce qui définie cet enseignement et quels en sont les principaux buts. Tout d’abord, voici la liste des trois schémas, avec l’intitulé exacte et la date de rédaction : Schéma d’orientation pédagogique pour la musique (2006) Schéma d’orientation pédagogique pour la danse (janvier 2004) Schéma d’orientation pédagogique et d’organisation de l’enseignement initial du théâtre dans les établissements d’enseignement artistique. (juin 2001, mise à jour juillet 2005) « L 'éducation artistique est le premier vecteur de la démocratisation culturelle. Elle permet de former le sens esthétique et de développer la sensibilité et l'éveil à travers le plaisir de l'expérimentation et la connaissance d’œuvres de référence. » Préambule de la charte de l’enseignement artistique spécialisé. Après lecture de ces trois schémas d’orientation, j’ai choisi de faire ressortir de chacun d’entre eux les références aux thématiques qui nous intéressent ici, à savoir les notions de transversalité et d’ouverture vers les autres formes d’expression artistiques, de création et d’ouverture vers le spectacle vivant. 11 a) Tableaux comparateurs Voir pages suivantes14 b) Analyse de ces tableaux Le schéma d’orientations pédagogiques « danse » Il donne une importance particulière à la création et à l’ouverture sur le monde du spectacle vivant. Il porte également une attention particulière à l’ouverture vers les autres formes d’expressions artistiques, et ce dès l’éveil et l’initiation jusqu’au troisième cycle spécialisé. Les trois cycles d’enseignement artistique doivent contenir une formation musicale pour danseurs. Ils comportent également, de manière différente et propre à chaque cycle, des ateliers ou des temps de création, où l’élève doit se poser la question de ce qu’est créer. Parallèlement à cela, les élèves doivent être en contact permanent avec le monde artistique extérieur, quel qu’il soit (danse, musique, théâtre, expositions…). La préparation au métier de danseur passe par : Une approche pratique et/ou théorique des répertoires; de la relation musique- danse , de l'improvisation, de la composition, de l’anatomie et/ou approche de la connaissance du corps par l’A.F.C.M.D.15, notation du mouvement. (second cycle) Le troisième cycle quant à lui doit apporter un renforcement des liens avec la culture artistique et chorégraphique. Pratique du spectateur (spectacles, expositions, concerts…) - Rencontres régulières avec des équipes artistiques professionnelles extérieures à l’établissement - Approche des réalités institutionnelles, sociologiques et économiques du secteur chorégraphique - Temps de rencontres avec le théâtre, l’histoire de l’art, l’histoire de la musique. 14 15 pages 12-1, 12-2, 12-3, 12-4, 12-5 A.F.C.M.D. : Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé 12 Transversalité et ouverture sur les autres arts Danse Musique Le projet pédagogique (p.4) : Il s’agit de rendre cohérente la présence au sein d’un même établissement de ces trois spécialités artistiques. [musique, danse, théâtre] Les principes fondamentaux (p.5) : Le principe de transervalité : L'organisation de la formation autour d'ateliers communs et de temps partagés entre élèves de classes différentes a pour premier objectif de favoriser le décloisonnement des classes.Ces ateliers pourront être communs aux autres disciplines artistiques : musique et théâtre. Cette organisation permet également de valoriser au mieux les qualités de chacun et de ce fait, d’éviter les risques d'une hiérarchisation construite sur des valeurs exclusives. Le principe de transversalité doit être mis en place dès les phases d'éveil et d'initiation, et autant que possible durant l'ensemble du cursus. Initiation : En fonction du contexte culturel local : jeux chant choral, découverte du spectacle vivant et d'une façon générale, des arts 2d cycle : Approche pratique et/ou théorique (…) de la relation musique-danse(…) 3e cycle professionnel : Approche des réalités institutionnelles, sociologiques et économiques du secteur chorégraphique : temps de rencontres avec le de l’art, l’histoire de la musique (…) relation aux autres arts et à leur histoire (théâtre, littérature, musique, arts plastiques, architecture…) Formation musicale du danseur (1er, 2e et 3e cycles 12.1 Transversalité et ouverture sur les autres arts (suite) Théâtre Préambule : Placés au sein d’établissements à vocation pluridisciplinaire, elles [les différentes expressions artistiques] sont appelées à se saisir des ressources existantes en matière d’enseignement de la musique et de la danse et à s’inscrire pleinement dans le projet pédagogique global de ces établissements. Eveil : une dimension pluridisciplinaire : théâtre, mais aussi musique, chant, danse, arts plastiques. Eveil : Une culture artistique générale - théâtrale, mais aussi musicale, plastique, chorégraphique... - doit être dispensée aux élèves. Eveil : Là où ils s'avèrent pertinents - notamment pour l'acquisition des fondamentaux - des cours ou ateliers interdisciplinaires doivent être encouragés. 2d cycle : explorer divers modes et techniques d'expression théâtrale et aborder d'autres disciplines, par la rencontre avec (…) au moins une des disciplines suivantes : danse, musique, art vocal, chanson, arts plastiques, cinéma et autres arts liés à l'image...(idem en 3e cycle) Projet pédagogique : ouverture à d'autres arts. Dans le respect des équilibres nécessaires à un apprentissage méthodique et dans le souci d'un aller et retour fécond entre l'école et le monde extérieur, le programme décrit également les démarches d'ouverture sur la vie artistique,destinées à compléter et élargir l'enseignement délivré dans l'établissement sans jamais s'y substituer. (...)La classe ou département d'art dramatique peut s’impliquer dans des expériences de collaboration avec des classes d’autres disciplines (musique, art vocal ou danse), dans le cadre de projets ponctuels communs. Projet pédagogique : Par ailleurs, certains établissements se sont dotés de « départements des arts de la scène », regroupant notamment les enseignements de l’art vocal, de la danse, de l’art dramatique. Cette organisation en département pédagogique est propre à favoriser les échanges entre disciplines et sa mise en place, lorsque les conditions en sont réunies, est à encourager. 12.2 La création dans l’enseignement artistique danse musique Principes fondamentaux (6e point) : L'affirmation de l'établissement comme lieu d'expérimentation pédagogique.Celle-ci est entendue comme la diversification des situations pédagogiques qui permet d’entretenir la curiosité, l'appétence de l'élève pour le domaine artistique dans lequel s'inscrit sa pratique. Des échanges réguliers entre les pédagogues de différentes disciplines artistiques et chorégraphiques, de même qu'entre pédagogues et professionnels issus du milieu chorégraphique seront organisés, favorisant le croisement de leurs expériences et de leur réflexion. Objectifs 1er cycle : développement (…) du goût pour (…) l'invention. Un premier accès aux différents langages musicaux (…) au travers (…) des activités d'invention. Le contenu de l'enseignement : « atelier de création » (p.10) éveil : Éveil de la perception, de la créativité, et de la sensibilité artistique mises en situation chorégraphiques, musicales, théâtrales… second cycle : la possibilité d’improviser suivant différentes approches (libres, suivant un style…) éveil : Éveil de la perception, de la créativité, et de la sensibilité artistique Théâtre éveil : mises en situation chorégraphiques, musicales, théâtrales Projet pédagogique : travaux de recherche, réalisations individuelles et collectives Initiation : Découverte de la sensibilité artistique et de la créativité (en initiation) 2d cycle : Approche pratique et/ou théorique (…) de l'improvisation, de la composition(…) 3e cycle : pratique de l'improvisation et de la composition. 3e cycle : expérience de la création 12.3 L’ouverture sur le monde du spectacle danse Les principes fondamentaux : spectateurs avertis Contenu de l'enseignement : la pratique scénique et la rencontre avec le public. Contenu de l'enseignement : Projets avec des artistes extérieurs à l'établissement. Contenu de l'enseignement : Production de formes diversifiées de spectacles. Les principes fondamentaux : 8e point : Le développement des liens avec le spectacle vivant et la création. L'établissement d'enseignement artistique doit établir, dans un climat favorisant le plaisir et la curiosité des élèves à l’égard du spectacle vivant et de la création, des liens avec des structures culturelles de création et de diffusion. Il met en place : des conventions avec des lieux de création et diffusion, des rencontres avec des professionnels ( à l'extérieur et à l'intérieur de l'établissement), des sorties pour assister à des spectacles. Les enseignants sont garants de la préparation et de l'encadrement de ces rencontres dont les objectifs sont le développement de la culture, la capacité d'analyse, le sens critique et l'autonomie des élèves. 1er cycle : approche de la culture artistique et chorégraphique par le biais de la rencontre avec des évènements artistiques (spectacles, expositions, concerts…) 3e cycle : Pratique du spectateur (spectacles, expositions, concerts…) 3e cycle professionnel : expérience de la pratique scénique Rencontres régulières avec des équipes artistiques professionnelles extérieures à l’établissement Approche des réalités institutionnelles, sociologiques et économiques du secteur chorégraphique (…) : Pratique du spectateur (spectacles, expositions, concerts…) Initiation : en fonction du contexte culturel local, découverte du spectacle vivant (programmation jeune public) 12.4 L’ouverture sur le monde du spectacle (suite) musique théâtre Eveil : une rencontre avec le monde du théâtre, ses spectacles, ses lieux, ses métiers, ses techniques Intro : Leur mission fondamentale de spécifiques (décors, costumes, masques, marionnettes...). formation s’élargit vers de nouvelles perspectives répondant aux attentes de la société contemporaine : (...) animation de la vie culturelle de la cité, réduction des inégalités sociales, au travers d'actions de sensibilisation des publics, de diffusion, de création(…) 3e cycle : Les élèves sont tenus d'assister régulièrement à des spectacles professionnels. L'acquisition des bases d'une analyse critique des spectacles fait partie de l'enseignement. 3e cycle : une approche des réalités institutionnelles, sociologiques et économiques du secteur théâtral. Le 3e cycle inclut la pratique périodique d’ateliers, pour lesquels il est fait appel à des intervenants extérieurs, en liaison, entre autres, avec le tissu artistique proche (centre dramatique, compagnie conventionnée, notamment) et l'université, débouchant ou non sur une présentation publique de travaux. Projet pédagogique : des présentations de travaux en cours devant des spectateurs (de préférence à une production complète de spectacle) ne sont pas à exclure. Projet pédagogique : la section d’art dramatique s’efforce d’établir des relations privilégiées avec les théâtres et les compagnies de la région : facilités accordées aux élèves pour assister aux spectacles, à certaines répétitions, à des rencontres avec des artistes résidant ou de passage dans la région, aux débats publics... 12.5 Le schéma d’orientations pédagogiques « musique » Il se concentre en grande partie sur l’organisation en cycles (au nombre de trois) et le système d’évaluation. Il ne mentionne pas de cycle d’éveil (même s’il existe dans la réalité des écoles de musique). Il y est question d’ouverture, mais vers d’autre styles musicaux (jazz, traditionnel, musiques actuelles…)16. L’enseignement décrit dans les différents cycles est uniquement centré sur la musique, les musiques. Il n’y est pas question de la création, du développement culturel de l’apprenant (aller aux spectacles, expositions, rencontres…). Il y est juste mentionné, qu’à partir du deuxième cycle, l’élève doit avoir la possibilité d’improviser suivant différentes approches (libres ou suivant un style déterminé). La fin du second cycle doit préparer l’élève au « métier» de musicien (amateur ou professionnel) « par la pratique régulière des différentes formes de musique d’ensemble (orchestres, musique de chambre... ) (…)» Le « métier » de musicien demande donc une pratique d’ensemble. Ce qui est également frappant dans ce schéma directeur de l’enseignement de la musique, c’est qu’il n’est à aucun moment question des liens qui peuvent se tisser entre les élèves et les professionnels du spectacle. L’enseignement de la musique préfère se concentrer sur l’apprentissage technique, un « goût pour l’interprétation et l’invention », la connaissance des différents styles musicaux, la culture musicale, que sur l’expérience du spectacle et l’ouverture sur le monde de la création contemporaine. Le schéma d’orientations pédagogiques « arts dramatiques » De même que pour le schéma d’orientation pédagogique de la danse, celui du théâtre porte une attention particulière sur les valeurs d’ouverture vers les autres formes d’expression artistiques et d’ouverture sur le monde en général (« un enseignement initial à l’art et à la pratique du théâtre qui ne préjuge pas de l’avenir des élèves : spectateurs avertis, artistes amateurs, candidats à l’aventure professionnelle, sans privilégier aucune de ces hypothèses. » - « Placées au sein d’établissements à vocation pluridisciplinaire, elles sont appelées à se saisir des ressources existantes en matière d’enseignement de la musique et de 16 L’enseignement musical a d’ailleurs beaucoup fait pour cela et ces musiques considérées comme « non savantes » font aujourd’hui partie intégrante du paysage des conservatoires et écoles de musiques. 13 la danse et à s’inscrire pleinement dans le projet pédagogique global de ces établissements. ») Dès le cycle de l’éveil, l’élève doit être confronté à « une dimension pluridisciplinaire : théâtre, mais aussi musique, chant, danse, arts plastiques. » L’importance de l’ouverture vers le spectacle vivant et les créations est mentionné dès le premier cycle d’apprentissage et ce jusqu’à la fin du cursus. 2) Analyse des résultats qui découlent de ces trois tableaux Ces trois schémas, même s’ils prennent tous les trois comme base la charte de l’enseignement artistique spécialisé, n’ont sensiblement pas les mêmes objectifs de formation et ne cherchent pas à mettre en avant les mêmes valeurs. Manifestement, on ne veut pas former les mêmes personnes, les mêmes artistes, selon la forme d’expression artistique. Le théâtre et la danse souhaitent former des individus ouverts à l’ensemble des pratiques artistiques, au monde de la création contemporaine et du spectacle, et des être pensants et critiques sur le monde artistique dans lequel ils évoluent. Un élève danseur ou acteur au contact du monde artistique contemporain est un élève qui se pose des questions sur son art, les arts, qui a une opinion, un regard critique sur ces choses et qui est donc plus enclin à créer, ou du moins à se diriger vers la création, qu’un élève qui n’interroge pas le monde extérieur. Et c’est pour moi la plus grande faille du système d’enseignement artistique musical, qui omet complètement cela de la description de son cursus d’enseignement. Cela étant dit, une petite nuance peut néanmoins être apportée concernant la Formation Musicale des danseurs. Les formes de cet enseignement restent floues et le schéma d’orientation de la danse ne précise pas le contenu de ces cours. S’agit-il de cours théoriques et de solfège (lecture, travail de rythme, écoute, repères historiques…) ? Ou bien privilégie-ton la pratique des élèves (qu’elle soit chantée, jouée). On peut également se demander de quelle manière ont lieu les cours, si le lien avec la danse est toujours prédominant, ou bien s’agit-il simplement d’une succession d’éléments théoriques qui finalement ne servent pas spécialement nos amis danseurs. Je reviendrai donc sur cette question dans la partie C. Dernière nuance enfin, quelle est la part de réalité dans ces schémas d’orientation ? Les schémas danse et théâtre font appel à beaucoup de notions novatrices et riches en terme d’apport artistique, mais est-ce que cela est vraiment appliqué au sein des structures d’enseignement ? On peut se le demander, du moins en douter. De la même manière qu’il 14 n’est pas stipulé dans le schéma musique que les élèves doivent s’intéresser au monde artistique extérieur à l’école… La notion de création et le travail pédagogique qui se fait autour suppose indubitablement que l’apprenant se tourne vers l’extérieur, que l’enseignant lui donne les moyens de le faire, lui fasse regarder la réalité artistique qui l’entoure. Une démarche qui n’est pas développée en écoles de musique. Les « sorties » organisées par les écoles de musique se concentrent quasi uniquement sur les concerts. Ainsi, les élèves inscrits dans le cursus « traditionnel » (c’est à dire instrument classique et Formation Musicale) sont à même d’aller aux concerts de l’orchestre, à l’opéra, sous forme de séances pédagogiques ou de concerts en bonne et due forme… Tout cela n’est finalement que reproduction et projection de l’élève sur un schéma préconçu suivant les pratiques sociales de références très définies et cloisonnées. Autrement dit, l’école de musique ou le conservatoire forment des futurs musiciens d’orchestres en suivant la « voie royale », pensée au départ pour mener aux Conservatoires Nationaux Supérieurs (Paris puis Lyon). On forme l’élève pour qu’il soit un « musée vivant de la musique » en l’amenant entre autre voir des concerts au sein de ces institutions-musées de la musique savante occidentale… Pourquoi la musique a-t-elle cette attitude d’autosuffisance dans son rapport aux autres arts ? Peut-on trouver une réponse d’ordre historique, artistique, sociologique ou des raisons intrinsèques à cette expression artistique ? Le rapport à l’écrit est très fort pour la musique et le théâtre, à ceci près que le théâtre utilise un langage commun à tous : la langue parlé, alors que la musique classique – ou savante – emploie un langage propre, complexe, qui exige de la part du prétendant musicien un apprentissage particulier, lourd en terme d’investissement. La danse, quant à elle, a un rapport à l’écrit moindre, même si les partitions chorégraphiques existent. 15 C. Des exemples de pratiques dites transversales Les assistants d’enseignement artistique se dirigent de plus en plus vers des pratiques dites « transversales » au sein des écoles de musique, dans le but de diversifier leur enseignement et d’enrichir le parcours artistique des élèves. Ce qui est mentionné (ou ne l’est pas) dans les schémas d’orientation pédagogique n’est donc pas forcément le reflet de la réalité. Des efforts sont faits de la part de nombreux professeurs pour ouvrir et diversifier leur enseignement. Je prendrai ici l’exemple du conte musical, en montrant cependant les limites qu’il comporte. 1) Le conte musical Le conte musical est une forme de spectacle fréquemment utilisée dans les écoles de musique. C’est une tentative, pour les professeurs qui montent un tel projet, d’échapper aux conventions et aux traditionnelles auditions de classes encore vécues comme incontournables dans nos établissements. Ces enseignants sont animés d’un désir profond de changer les pratiques et de faire participer les élèves à une vraie forme de spectacle, où le texte se mêle à la musique, l’acteur étant en interaction avec le musicien. Les classes de piano sont les premières concernées, et cela pour deux raisons principales : les élèves et professeurs de piano ont de réelles difficultés à trouver des formations pour jouer en groupe : les orchestres n’incluent pas les claviers, et si c’est le cas, un seul élève suffit. les ateliers de musique de chambre sont rares dans les petites et moyennes structures. Le conte musical est une réponse à cela car il permet aux élèves d’avoir une pratique d’ensemble. Les élèves peuvent jouer à deux, quatre voire six mains, ce qui donne la possibilité à de nombreux élèves pianistes de s’investir dans le projet. La littérature du conte musical avec accompagnement de piano est florissante. Lorsque l’école dispense des cours d’art dramatique, les élèves de théâtre se chargent de la mise en scène ou de la lecture. Mais les cours de théâtre sont, on le sait, très rares dans les structures autres que Conservatoires Nationaux. 16 2) Les limites d’un tel projet Malgré les bonnes intentions qui sont à l’origine de ces projets (désir de fusion entre deux arts, soucis d’investir les élèves dans un projet de spectacle, de former une cohésion de groupe autour de ce projet, de jouer ensemble), on peut se poser la question de la réelle portée créatrice d’un tel projet : La musique est écrite, le texte également, le plus souvent précisément placé sur la musique. La mise en scène, bien souvent, est laissée de côté, par manque de temps, de compétence (car l’enseignement d’art dramatique est très peu répandu dans les structures d’enseignement artistique spécialisé). En assistant à des répétitions générales et des spectacles de ce type, j’ai pu constaté que les répétitions avec l’acteur-lecteur étaient très rares et ne faisaient d’ailleurs pas partie du projet. Les élèves musiciens travaillent la musique, seuls ou en groupe s’il s’agit de quatre ou six mains, et lorsque l’échéance arrive, on prévoit une ou deux répétitions avec le récitant… et le spectacle a lieu. D’un point de vue pédagogique, en quoi cette démarche se démarque-t-elle d’une audition « traditionnelle » de classe ? Au risque d’être un peu sévère, le conte n’est que poudre aux yeux, un moyen d’attirer un public, de donner à voir un spectacle qui plaira, sera distrayant (le texte évite l’ennui, la musique illustre le texte). Les élèves comme le public seront ravi d’avoir pour les uns participés, pour les autres regardé ce spectacle. Mais les élèves ne créent pas dans une telle situation, ils se contentent de jouer une musique écrite, de lire ou de jouer un texte. On retombe alors dans un schéma habituel, les rôles de chacun (musicien ou acteur) restent les mêmes, et les élèves n’ont pas eu la possibilité de construire, d’imaginer, de penser l’interaction possible entre les arts. Bien sûr, ces projets présentent des qualités qui ne sont pas à remettre en question (motivation des élèves, spectacle attrayant, projet de groupe…), mais ils sont trop souvent présentés comme des projets s’inscrivent dans une démarche de transversalité, ce qui, à mon sens, est une erreur. 17 3) Les projets transversaux entre musique et danse. « La danse, sans musique, ne vit pas. La musique est la condition « sine qua non » de la danse. Elle est musique avant toute chose, elle est l’expression par le corps de la musique. »17 Au début de notre entretien, Edwige Audon s’est définie comme « une musicienne qui danse ». Pour elle en effet, « le danseur est avant tout musicien . Il n’a donc pas la même approche de la musique qu’un musicien peut l’avoir de la danse… » C’est à l’école Mudra18 auprès de Maurice Béjart qu’elle parfait sa formation et acquiert certaines valeurs qui sont aujourd’hui les siennes. Dans cette école, toutes les esthétiques de danses se confrontaient ; danses, musiques et les arts dramatiques se rencontraient. Pour Maurice Béjart, les deux formes d’expressions musicales les plus importantes pour un danseur sont la percussion et le chant. Le danseur reconnaît vite, outre les bienfaits d’équilibre et d’épanouissement du chant pour tout un chacun, les bénéfices très immédiats qu’il en retire pour sa pratique artistique particulière. La reproduction par son chant d’une phrase qu’il va danser facilite la mémorisation des pas et l’expression de ses bras. Le chant polyphonique a l’avantage de mettre en abîme les chorégraphies de groupe, où l’individu danseur doit être à l’écoute des pas de l’autre, intégrer ses mouvements dans ceux des autres.19 L’enseignement de la danse, nous l’avons vu plus haut20, a intégré dans son cursus des cours de Formation Musicale pour danseurs. Ces cours, d’après d’Edwige Audon, doivent mettre en lien la danse avec la musique et il importe que les élèves vivent corporellement les notions abordées dans le cours (rythme, chant). Plus généralement, la relation entre musique et danse se développe de plus en plus dans les cours d’éveil, qu’il soit musical ou corporel. Les passerelles sont peut être plus facile à construire parce que cet éveil se veut généraliste, l’élève n’a pas encore choisi son domaine de prédilection (danse, théâtre, musique) et sa « spécialisation » pour ce qui concerne la 17 Cette citation, ainsi que les réflexions qui suivent proviennent d’un entretien avec Edwige Audon, Justine Briggen et moi-même. Edwige Audon a été danseuse (auprès de Maurice Béjart notamment), directrice artistique et chorégraphe de la compagnie Metis en Guadeloupe (1996-2001). Elle est aujourd’hui coordonnatrice du département d’études chorégraphiques au Conservatoire à Rayonnement Départemental de Lorient et formatrice au CEFEDEM Bretagne/Pays de Loire, à Nantes. 18 Ecole fondée par Maurice Béjart en 1970, attachée aux Ballets du XXe siècle, Bruxelles 19 D’après CANNAC, Henriette. Danseur et musicien, Eléments de réflexion pour une Formation Musicale, éd. de l’Institut de Pédagogie Musicale et Chorégraphique, La Villette, Paris, 1989, pp.27-28 20 Cf. partie I, B, p. 12 18 musique et la danse. A l’Ecole Nationale de Musique et de Danse de Lorient par exemple, un professeur de danse intervient dans les cours de Formation Musicale destinés aux élèves musiciens. L’expérience est intéressante et même plutôt convaincante : on peut en effet se demander ce qui n’est pas corporel dans un cours de Formation Musicale, si ce n’est peut être l’histoire de la musique ! Les liens qui se créent ou qui vont se créer entre la musique et la danse vont au delà de la réalisation d’un projet de spectacle ; la transversalité comme outil pédagogique, dans le but d’amener davantage de sens musical au danseur et de sens du geste au musicien se développe de plus en plus dans des structures où l’équipe pédagogique est convaincue ce ces principes fondamentaux. 19 II. Le monde de la création artistique : exemples de transversalité Comme nous venons de le voir, l’enseignement artistique spécialisé de la musique intègre peu les expériences dites « transversales ». L’ouverture sur le monde de la création contemporaine n’est pas inscrite comme priorité dans le schéma d’orientation pédagogique de la musique. Pourtant, cet échange entre les arts et la connaissance du monde artistique qui nous entoure me semble fondamental pour élever chez les apprentis musiciens le sens artistique, la sensibilité créatrice et le goût de la découverte sans cesse renouvelée. Tout enseignant devrait se nourrir de la vie qui foisonne autour de lui, ne pas vivre en « ermite » dans son conservatoire, mais considérer les artistes de son époque comme le « terrain fertile » de son enseignement. Avant d’aborder le monde de la création contemporaine, je souhaite me tourner vers les origines de ces expériences transversales dans l’histoire de la musique occidentale : l’Opéra. A. La question de l’opéra : une forme réellement hybride ? Bien souvent lorsque l’on parle de transversalité entre les arts vient le mot « Opéra ». Aux yeux du grand public et des amateurs de ce genre, l’opéra wagnérien semble la forme la plus aboutie dans la recherche sur la fusion entre les arts, où le texte, la musique orchestrale et vocale, le jeu scénique et les décors tentent de faire un tout. Toutefois, l’opéra, dès son apparition, répond à cette préoccupation. La période baroque en offre maints exemples avec le foisonnement des comédies-ballets des tragédies lyriques et autres opera serie21. Gluck s’est posé, en d’autres termes, ces questions là, dans le souci de renforcer la cohésion entre le livret de l’opéra et la partition. Il simplifie les livrets, ôte de sa musique tout ornement inutile, intègre le chœur à l’action, relie également l’ouverture au drame lui-même. « Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornements superflus. »22 21 22 En Italien, au singulier : Opera seria GLUCK, Christoph Willibald – préface de son Opéra Alseste, crée à Vienne, 1767 20 A la lecture de cette citation, un premier paradoxe apparaît : dans cette forme que nous pensions être la plus aboutie en terme de transversalité entre les arts (néologisme pour l’opéra classique !) entre les arts, Gluck affirme nettement sa volonté de subordonner la musique au texte23. Plus que d’un rééquilibrage entre texte et musique, il s’agit pour Gluck de diminuer l’emprise de la musique sur le texte. L’Opéra est à considérer chez lui plus comme un « drame mis en musique » ou une tragédie lyrique, dans la lignée de Lully ou de Monteverdi. Un second paradoxe apparaît lorsque l’on étudie la façon dont les opéras « historiques » sont abordés aujourd’hui. Le public attiré par cette forme de spectacle (et les opéras de Gluck en font partie) se rend dans sa grande majorité à l’opéra pour y apprécier les qualités de l’orchestre et de son chef, les talents vocaux des chanteurs, voire des chœurs. Le nom des librettistes est si ce n’est inconnu, du moins occulté. Lorsque l’on parle de l’Orfeo, on y ajoute systématiquement le nom de Monteverdi ou bien encore de Gluck, beaucoup plus rarement celui de Striggio24 ou de Calzabigi25… Pourtant, en 1607, lors de la création de l’Orpheo, Striggio avait, dans la cour des humanistes de Florence ou de Venise, la même reconnaissance que Monteverdi. Sans doute, les livrets nous paraissent-ils parfois manquer de matière, être en deçà de la qualité de la musique, secondaires, parce que nous ne possédons plus les codes pour comprendre cette littérature.26 Au XXe siècle Au sortir de la seconde guerre mondiale, les maisons d’opéra continuent à fonctionner, mais les créations, elles, se font rares. La spécialisation à l’extrême des différents corps de métier représentés au sein d’un opéra ne permet plus véritablement la perméabilité entre les différentes expressions artistiques ; le chanteur est avant tout chanteur et l’exigence technique de sa partition le contraint à se concentrer sur l’aspect musical. Toutes les conventions et les lois qui régissent l’opéra en fond alors une forme artistique sclérosée ; les musiciens sont dans la fosse d’orchestre, les chanteurs se succèdent sur scènes, se retrouvent ponctuellement pour y chanter des duos, trios ou quatuor, pour terminer avec le final où tout le monde est sur scène, alternent entre le récitatif et les airs. Les compositeurs de cette époque ne se retrouvent donc plus dans cette forme qu’ils estiment « dépassée ». Les artistes soucieux de répondre à 23 L’Opéra, tout au long des 17e et 18e siècle voit la musique prendre petit à petit le dessus sur le texte, avec le règne des castrats notamment, où la virtuosité devient le mot d’ordre des opéras de Haendel et de ses contemporains 24 STRIGGIO, Alessandro. Collaborateur (poésie) de Claudio MONTEVERDI pour l’opéra l’Orfeo. 25 CALZABIGI, Ranieri. Librettiste de l’Orphée et Eurydice de C.W. GLUCK 26 BEAUSSANT, Philippe. Le chant d’Orphée selon Monteverdi, Paris, éd. Fayard, 2002 21 cette question de la transversalité se tournent alors vers d’autres formes plus libres, jusqu’à en créer eux-mêmes. C’est ainsi que naît dans les années 1970 ce que l’on a coutume d’appeler le « théâtre musical ». B. Le théâtre musical, une expérience menée par Georges Aperghis et l’A.T.E.M.27 Peut-on définir le « théâtre musical » ? N’étant codifié par rien, il est difficile de cerner, de nommer ce travail autour du théâtre et de la musique. On appelle souvent « théâtre musical » toutes les tentatives irréductibles à un seul genre. Il est utilisé chaque fois que théâtre et musique s’associent en dehors des règles conventionnelles, comme celles de l’opéra. « Le terme de théâtre musical ne recouvre rien de précis : il est plutôt actuellement les expressions d’une tendance et les voies qu’il prend sont trop diverses pour q’on puisse proposer une définition restrictive. »28 A défaut de donner une définition générique de ce courant artistique de la deuxième moitié du XXe siècle, il semble plus intéressant de se pencher sur l’expérience de Georges Aperghis entre 1975 et 1991. 1) La rupture avec l’opéra – influence des cultures extra-européennes L’opéra, forme très forte avec sa structure dynamique en actes, récitatifs, airs et ensembles, a d’abord séduit Georges Aperghis. Cependant, « L’Opéra représentait et représente souvent encore le goût musical des gens qui n’aiment pas la musique pour elle-même, et qui n’y sont sensibles que lorsqu’elle se cache sous les masques du drame, de l’exploit du virtuose, ou du merveilleux spectaculaire. »29 Dans le théâtre musical, il ne s’agit plus de donner au public le « merveilleux spectaculaire » d’un 27 A.T.E.M. : Atelier Théâtre Et Musique, fondé par Georges Aperghis en 1975. APERGHIS, Georges. « Entretien avec Georges Aperghis » dans Le Monde, 11 octobre 1981, p.2 29 MÂCHE, François-Bernard. « La musique théâtrale » dans Aujourd’hui l’opéra, 1980, pp. 178-179 28 22 décor clinquant, mais de présenter un équilibre harmonieux entre le visuel, le gestuel, le sonore. De plus, comme le souligne Maurice Ohana, le chanteur se retrouve figé dans un mode d’expression unique, réduite au seul organe vocal. Il prend alors le contre-exemple du théâtre chinois, où « la convergence du geste, acrobatique ou expressif, du costume, de toutes les variétés du langage parlé et chanté, pouvait multiplier la prise sur l’auditeur et secouer l’état d’ankylose du théâtre psychologique européen » . Les cultures extra-européennes (le théâtre chinois, les arts Balinais, africains) sont pour Georges Aperghis, Maurice Ohana ou d’autres compositeurs, un exemple d’association entre les arts. La musique, au même titre que le théâtre, la danse, la pantomime, y est fonctionnelle et s’inscrit dans un rituel. Il n’y a pas de hiérarchisation entre eux, contrairement à la forme opératique occidentale qui place la musique au premier plan. 2) Le théâtre musical : une expérience menée par Georges Aperghis et l’ATEM En 1975, en réponse à une commande du festival d’Automne, un groupe d’artistes réunis par Georges Aperghis s’installe pour neuf mois à Bagnolet. La Bouteille à la Mer, spectacle élaboré avec une dizaine de comédiens, chanteurs, musiciens et le concours des habitants, y sera crée en mai 1976, à la fête du quartier. La collaboration entre les artistes se prolongera après la réalisation de ce projet : l’ATEM est né. Cet atelier – comme l’explicite son nom – permet la rencontre entre deux mondes, le théâtre et la musique. Une communication, une réelle complicité ne peuvent exister qu’après une longue approche des deux milieux : deux mondes, un terrain d’entente. La hiérarchie entre le théâtre et la musique n’a plus lieu d’être ; la symbiose recherchée efface toute trace de musique pure, de théâtre pur : le mélomane, l’amateur de théâtre, ne retrouvant plus ses repères habituels est heurté par ce type de spectacle. « C’est pour cela que c’est intéressant qu’il n’y ait pas tellement d’intermédiaires entre ceux qui ne font que du théâtre ou que de la musique, et puis nous [l’ATEM] ; c’est bien qu’il y ait une confrontation directe. »30 3) Comment « trans-verser » les différentes compétences artistiques ? Ayant choisi de travailler avec un groupe formé de musiciens et d’acteurs, Georges Aperghis se lance dans une aventure périlleuse ; il se confronte à la question cruciale du 30 Georges Aperghis, Entretien du 06 avril 2001 avec Alexandre Guhéry 23 théâtre musical : comment la musique et les gestes peuvent-ils s’agencer sans retomber dans les automatismes propres à chaque expression artistique ? Il s’agit d’inventer ensemble des systèmes permettant de déclencher des actions à partir d’une musique, ou vice-versa. Le travail est lent, le groupe avance par tâtonnements, avec des incertitudes qui les fond souvent rebrousser chemin. Mais toutes ces hésitations s’avèrent nécessaires et même vitales pour l’ATEM. « A mon avis on ne doit pas vouloir savoir tout, tout de suite. Il faut accepter les lenteurs, les aléas, les incertitudes du comportement des sons par rapport aux images, aux textes, aux gestes. Comme s’il s’agissait d’organismes vivants, nous devons les observer, les aider, les protéger aussi. Car si leur respiration interne est gênée par un voisinage malheureux ou par un malentendu formel, leur vie est en danger. »31 Georges Aperghis remarque au sein du groupe une différence de comportement entre l’acteur et le musicien face à un même exercice : « Acteurs, les membres du groupe cherchent la vérité de l’exercice, la vérité théâtrale, des situations qui leur permettent de créer quelque chose, et les trouvent toujours dans les exercices dont le code le permet. Alors que je crois que des musiciens ou des chanteurs suivraient spontanément les codes de façon beaucoup plus rigoureuse, liraient l’exercice à un premier degré, comme une partition écrite, non comme l’occasion de créer des situations, de ruser avec le codage. »32 Les exercices proposés par Georges Aperghis étant le point de départ de tout travail, ce sont les recherches, les improvisations, les confrontations d’idées, les tâtonnements, qui façonnent le projet du groupe, et non la traditionnelle partition. D’une part, celle-ci serait par essence l’œuvre d’un compositeur pour un ensemble de musiciens ( ce qui créerait indubitablement une scission entre acteurs et musiciens dès les premières répétitions), et d’autre part, il ne conçoit pas l’idée d’une composition préétablie : la collaboration avec l’équipe lui permet de comprendre les différentes interactions entre le sonore, le visuel, et le gestuel. Il évite donc de figer le spectacle en voie de formation et fait en sorte que celui-ci devienne « work in progress » (ou œuvre ouverte). Pour autant, une fois que le travail de groupe se rapproche d’une forme définitive, Georges Aperghis se lance dans l’élaboration d’un partition de théâtre musical qui « n’ordonne pas seulement le « sonore », mais toutes les composantes de la représentation jusqu’aux 31 APERGHIS, Georges. « Quelques réflexions sur le théâtre musical » dans Le corps musical, ouvrage conçu et réalisé par Antoine GINDT, Arles, Actes sud, 1990, p.62 32 APERGHIS, Georges. Entretien avec Michel ROSTAIN, « Un théâtre musical sans les règles de l’opéra » dans Aujourd’hui l’opéra, 1980, p.103 24 comportements, gestes, histoires, objets… »33 La partition n’est donc pas en amont mais en aval de la création. 4) Un nouveau rapport au langage Dans le théâtre musical, le problème des relations du langage avec la musique trouve un champ idéal de confrontation. L’utilisation de l’onomatopée ou du langage imaginaire apparaît plus expressif que le langage chanté, capable de s’imposer devant la plus inspirée des musiques (surtout dans des langues très connotées musicalement comme l’allemand ou l’italien). De plus, toutes les variétés d’expressions gestuelles allant de la marionnette au mime et à l’acrobatie, inhérentes au langage imaginaire, constituent à la fois une nouvelle forme de langage, et pour Maurice Ohana de véritables « excitants musicaux »34. Dans la musique vocale antérieure au XXe siècle, il y a en premier lieu un texte avec une syntaxe soumise à un sens. Ensuite, le compositeur écrit une mélodie pour ce texte. Georges Aperghis, à l’opposé, prend dans le même mouvement des syllabes et des notes pour écrire une syntaxe musicale qui ne s’intéresse pas du tout au sens. Même si Georges Aperghis conteste plus ou moins l’appartenance des Récitations au monde du théâtre musical, il nous donne ici un exemple criant de cette décontextualisation du langage. Le compositeur joue avec les syllabes, les mots ou les onomatopées pour construire une syntaxe proprement musicale, où le « mot » devient son. 5) Une nouvelle forme La musique, avec ce nouveau traitement du texte, du langage, du son, prend une valeur nouvelle. Il n’est plus question de « musique » ni de « théâtre », mais d’autre chose, une troisième dimension qui constitue le but des recherches de l’ATEM : « Recherche passionnante pour un compositeur : saisir le moment où le soupir de quelqu’un plus un autre son, plus un troisième son fabriquent à la fois un espace musical et un espace théâtral tellement liés entre eux que cela donne une émotion. »35 N’est-ce pas là une illustration 33 APERGHIS, Georges. Le corps musical, op. cit., p.62 OHANA, Maurice. « L’ankylose du théâtre psychologique » dans Aujourd’hui l’opéra, 1980, p. 200. 35 APERGHIS, Georges. Entretien avec ROSTAIN Michel. Op. cit., p.104. 34 25 parfaite de la définition de la transversalité donnée par Basarab Nicolescu36, être « à la fois entre les disciplines et au delà de toute discipline ». Une nouvelle forme s’installe, dans le sens d’une nouvelle forme d’expression artistique. Il n’est pas question ici de théoriser et d’organiser de façon figée le théâtre musical, car dans ce cas, nous retombons face aux problèmes dont Georges Aperghis avait tenté de s’extirper. Le groupe doit s’approprier les matériaux (d’ordres sonore, visuel, gestuel) et en faire jaillir « une certaine convivialité entre des objets et des concepts aussi contradictoires. Créer en quelque sorte le « phrasé » du théâtre musical. C’est le moment le plus émouvant lorsqu’une anecdote, un fragment de récit se coulent sous une forme arbitraire. Si cela fonctionne, les deux éléments se détruisent l’un l’autre, et donnent naissance à un troisième, bien vivant et imprévisible. »37 Comme nous venons de le voir, c’est ici le rapport entre musique et théâtre qui prime. Georges Aperghis, par le biais de l’ATEM, a remis en cause des principes fondamentaux qui régissait jusqu’alors la forme de l’opéra et a fait se poser (et lui n’est pas le seul) des questions au monde de l’art en général. Ses expériences dans le domaine de la transversalité entre les arts ne se sont pas arrêtées à la musique et au théâtre ; nous pouvons ainsi prendre l’exemple très particulier de « Enumérations ». D’une même partition existe un spectacle de théâtre musical (créé à Lyon en 1988) et un film réalisé en 1989 dans le décor – naturel – d’une maison abandonnée38. Il sera sous-titré « un film de musique ». Ce film n’est pas une adaptation du spectacle de théâtre musical, mais bien plus un nouveau genre où musique et image ne peuvent vivre l’une sans l’autre. Encore une fois, tout est à inventer pour cette nouvelle mouture de Enumérations. Le genre n’existe pas, il faut le construire car il ne s’agit pas de faire un film sur le spectacle, mais de faire du « film de musique » une œuvre à part entière. Le compositeur doit alors adopter la démarche du film, repenser dans sa globalité la partition en tenant compte bien sûr des contraintes imposées par la forme. Il faut rendre le film de musique « lisible », car tout est imbriqué : le son, le geste, le visuel, l’espace… et cela apporte une réelle difficulté aux deux hommes ; il faut créer un tissu sonore et visuel. Le code n’existe pas au départ de la collaboration, il reste à inventer, ce qui veut donc dire que la forme est complètement libre, tout peut se passer, l’imprévu est la condition de la réussite du 36 BASARAB, Nicolescu : « La « transdisciplinarité » concerne, comme le préfixe « trans » l’indique, ce qui est à la fois entre les disciplines et au delà de toute discipline.» Tiré de l’article « A propos de transversalité dans l’école de musique », Séminaire de la Formation Diplômante au Certificat d’Aptitude, Lyon, juin 2006 37 APERGHIS, Georges. Entretien avec Michel ROSTAIN. Op. cit., p.104 38 APERGHIS, Georges et SANTIAGO, Hugo. Enumération, un film de musique, Vidéo VHS, Paris, 1989. 26 projet. Le code s’organisera au fur et à mesure que le travail avancera et se formera avec des évènements qui n’étaient justement pas codifiés au départ. L’œuvre doit s’auto-générer et imposer sa forme et son code ; la part de risque et d’erreur est énorme mais indispensable. « La seule habitude à prendre, c’est d’accepter de se faire diriger par des choses qui bougent incessamment, qui surprennent, et qui en même temps, par leur propres agissements, prennent sens. »39 Un exemple visuel Machinations40 – Georges Aperghis. Créée en 2000. « « Machinations », une image qui se construit très lentement un jeu d’enfant, un jeu de Mikado… une encyclopédie, c’est-à-dire une méthode pratique pour se perdre… les syllabes, se sont les personnages41 ». Cette création transverse, au sens étymologique du terme, de multiples expressions artistiques qui ne font plus qu’une, celle du spectacle. Musique, geste, vidéo, « manipulation » par ordinateur… toutes ces composantes ne forment qu’une seule et même entité. C. La transversalité entre les arts : quelques exemples au 20e siècle Il serait vain de tenter de dresser un catalogue exhaustif de toutes les expériences de décloisonnement et de dialogue entre les arts. Elles sont nombreuses, souvent atypiques, relevant d’initiatives individuelles ou collectives. Je vais donc me concentrer sur quelques exemples qui font écho à mon travail et qui concernent le plus souvent la musique. 1) A l’aube du 20e siècle En Occident, une des premières tentatives d’hybridation artistique, si l’on excepte l’Opéra, est sans doute celle du poète français Jean Moréas42, dans son manifeste symboliste publié en 1884, prônant la correspondance entre la poésie, la musique et les arts 39 SANTIAGO, Hugo. « Entretien avec Hugo SANTIAGO à propos d’un film de musique » dans Le corps musical, op. cit., p. 118 40 [http://fr.youtube.com/watch?v=tWnwXoXWkBk]. Image disponible, page consultée le 21 juillet 2007. 41 APERGHIS, Georges 42 MOREAS, Jean, de son vrai nom Ioannis Papadiamantopoulos, né à Athènes le 15 avril 1856, mort à SaintMandé le 30 avril 1910 27 « plastiques ». Issu lui aussi du courant symboliste, le compositeur Scriabine a écrit des partitions de couleurs et de musique, mettant au point, pour ses créations, des stratagèmes complexes qui ne seront pas repris par la suite. De même, le peintre et sculpteur BaranoffRossiné s’attèle à une idée similaire en tentant de mettre au point un « piano optophonique »43. Le simple fait d’appuyer sur une touche de ce clavier déclenche la projection d’une image peinte. « Imaginez que chaque touche de clavier d’un piano ou d’orgue immobilise dans une position choisie, ou fasse mouvoir plus ou moins rapidement un élément déterminé dans un ensemble de filtres transparents qu’un faisceau de lumière blanche traverse et vous aurez l’idée de l’appareil conçu par Baranoff-Rossiné. »44 En créant cet instrument musico-pictural, Baranoff-Rossiné tente de dépasser l’idée qu’il faille nécessairement passer par l’interprétation, et donc par une certaine forme de subjectivité, « pour pénétrer la pensée de l’auteur. »45 Il souhaite ainsi ouvrir la voie à d’autres créateurs d’œuvres où la liberté de l’exécutant sera moindre et où « l’unité artistique (…) sera beaucoup plus parfaite ».46 En 1942, Auguste Herbin, peintre cubiste, crée un « alphabet plastique », où chaque lettre de l’alphabet se voit rattachée à une couleur et des sons spécifiques : « A commencement est le verbe : mon travail commence par le mot, chaque lettre désigne une forme et une couleur, et même une note de musique »47. Si ces expériences n’ont pas de postérité directe, elles révèlent bien la volonté, au sein de ces courants artistiques, de briser les frontières académiques de l’art. Elles constituent une sorte de charnière entre les 19e et 20e siècle, et forment un terrain fertile pour les artistes futurs, tels Robert Rauschenberg, John Cage ou Merce Cunningham. 43 également « orgue chromatique ». Cf. annexe 1et également sur Internet : [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/exempled] Image disponible, page consultée le 15 septembre 2007 [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/galeried.htm] Image disponible, page consultée le 15 septembre 2007 44 BARANOFF-ROSSINE, Wladimir, 1916. [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/index.htm] page consultée le 15 septembre 2007 45 BARANOFF-ROSSINE, Wladimir, 1926. Ibid. 46 ibid. 47 HERBIN, Auguste. 28 2) L’école de New-York48 Aux Etats-Unis, de nombreux jeunes artistes, au sortir de la seconde guerre mondiale, vont explorer de nouvelles voies créatrices. La rencontre de John cage et Merce Cunningham avec Robert Rauschenberg au Black Mountain College auprès du professeur Josef Albers va donner naissance à une troisième voie, plus expérimentale que celle proposée par les artistes européens ou celle empruntée par l’expressionnisme abstrait. Josef Albers transmet les idées du Bauhaus, renouvelées par l’état d’esprit régnant aux Etats-Unis. Elles trouvent un terrain favorable chez ces jeunes gens aux multiples aptitudes. John Cage apporte progressivement à leurs travaux l’influence du Zen : « La principale influence de John Cage sur des artistes tels que Rauschenberg, Johns et Kaprow a été de diriger leur attention sur la vie américaine et de les convaincre de l’accepter telle qu’elle était, dans un esprit de « joyeuse révolution » proche du zen. »49 Ces expériences leur font alors entrevoir un possible pont entre les arts. Rauschenberg va ainsi intervenir dans les concerts de John Cage, créer décors et costumes pour les chorégraphies de Cunningham (1961 – 1965) et de Trisha Brown jusqu’à une date très récente. Il réalise également des performances visuelles et devient même chorégraphe, avec notamment Pelikan (1963), ballet en patins à roulettes. Robert Rauschenberg, John Cage et Merce Cunningham. C’est à partir de 1960 que Rauschenberg commence sa série des « Time Paintings ». La First Time Painting fut réalisée lors d’une performance, hommage à David Tudor, à l’Ambassade des Etats Unis à Paris. Rauschenberg installa la toile dos au public afin que celui ci ne puisse en voir l’élaboration. Cependant, un micro était attaché à la toile. L’audience pouvait écouter la peinture en train de se faire. Le son de la peinture. Nous sommes proches du travail de John Cage. Les sons au hasard, les sons du hasard et du commun. La collaboration entre John Cage et Merce Cunningham commence dès 1938, à la Cornish High School de Seattle, une école pour les « Performing Arts ». Une des règles de cette institution était l’obligation pour chaque élève de pratiquer toutes les disciplines artistiques afin d’éviter l’enfermement dans une seule pratique et favoriser l’acquisition de 48 d’après BAZZOLI, François. « L’art aux frontières de lui-même 1909 – 1960 », dans La pensée de Midi, [http://www.lapenseedemidi.org/revues/revue2/articles/5_frontiere.pdf], page disponible, consultée le 15 septembre 2007 49 SANDLER, Irving. Le triomphe de l’art américain, tome III, Carré, Paris, 1990 29 connaissances étendues. Ainsi, Merce Cunningham, attiré au départ le métier d’acteur, s’intéressa-t-il à la danse et John Cage, à l’accompagnement des cours de danse. La rencontre a lieu.50 Dans la première période de leur collaboration, ils prônent une indépendance totale de la musique et de la danse, qui l’une comme l’autre, sont élaborées séparément.. Il ne s’agit pas là pour autant d’une simple superposition de deux éléments : les consignes de départ sont extrêmement précise d’un point de vue temporel ou spatial. Il s’agit en quelque sorte d’un « aléatoire contrôlé ». Ils intègreront ensuite le hasard dans leurs travaux. Pour «Variation V »51 (1965), Cage et Cunningham élaborent un système d'interaction entre la danse et la musique, grâce a deux techniques. La première consistait à répartir sur scène douze perches placées verticalement, chacune possédant un rayon sonore sphérique de 1m20. Chaque fois qu'un danseur pénétrait dans ce rayon, un son pouvait être émis. La deuxième technique consistait en une série de cellules photo-éléctriques placées au sol, de chaque côté de la scène. Les sons étaient déclenchés, chaque fois qu'un danseur passait entre la cellule et le faisceau lumineux d'un projecteur. La nature du son, sa durée et ses éventuelles répétitions étaient contrôlées par les musiciens placés derrière les machines. 3) Fluxus Le collectif d’artistes Fluxus occupe une place singulière dans l’histoire de l’art. Il voit le jour dans les années 1960 et touche principalement les arts visuels mais aussi la danse, la littérature et la musique. Le mot "fluxus" vient du domaine de la médecine où il désigne les processus de "défécation coulante" ou de "vidage d'organe coulant". Ces artistes travaillent sur le « sabotage » des catégories de l'art par un rejet systématique des institutions et de la notion d'œuvre d'art. Nous prendrons ici l’exemple de Nam June Paik, connu pour son travail en tant que vidéaste. Il est considéré comme étant le fondateur de l’art vidéo. Pourtant, cet artiste était au départ musicien. Son travail, en collaboration avec d’autres personnes de ce courant, ne peut se définir comme étant visuel, sonore ou gestuel : il est tout à la fois.52 50 d’après l’entretien de Guy Wagner avec Merce Cunningham, 15 septembre 1995 CAGE, John, et CUNNINGHAM, Merce. VARIATION V, vidéo : [http://fr.youtube.com/watch?v=NLOWy3ys8Ag] Image disponible, page consultée le 16 septembre 2007 52 Nam June Paik et Jud Yalkut. Beatles Electroniques, 1966-1969 [http://fr.youtube.com/watch?v=0t0W2fDxBLE] Vidéo disponible, page consultée le 04 octobre 2007 51 30 Ces œuvres et ces performances américaines nous entraînent au delà de la problématique de ce mémoire, de notre questionnement sur la transversalité entre les arts. « Mettant en cause à la fois l’immobilité de l’art, la question de sa modélisation, et l’infranchissabilité des frontières données, »53, c’est l’irruption du quotidien, l’interaction avec les lieux et les matières, la perméabilité entre l’art et la vie qui sont interrogées.54 53 BAZZOLI, François. « L’art aux frontières de lui même 1909 – 1960 », dans La pensée de Midi [http://www.lapenseedemidi.org/revues/revue2/articles/5_frontiere.pdf] page disponible sur Internet, consultée le 15 septembre 2007 54 BAZZOLI, François, op. cit. 31 III. Transversalité et création : enjeux pédagogiques « Nous croyons que [l’interdisciplinarité] doit d’abord être cherchée dans ce que les enseignants hésitent trop souvent à mettre en avant : les valeurs dont ils veulent être porteur à travers les contenus qu’ils enseignent et les méthodes qu’ils proposent. C’est là, en effet, le véritable domaine de l’interdisciplinarité, c’est là où chacune des disciplines prend son sens dans son projet culturel global, dans une vision générale de l’homme et de la société que l’école contribue à promouvoir.55 » A. Des valeurs éducatives dans l’enseignement artistique Par respect des traditions d’enseignement, par crainte d’innover mais aussi en raison du poids des institutions, les enseignants en conservatoires ou écoles de musique et de danse n’osent bien souvent pas assumer les valeurs dont ils voudraient être porteurs. Pourtant, cette notion de « valeurs » me paraît fondamentale dans tout enseignement et plus particulièrement dans l’enseignement artistique. Je défends ici la fonction éminemment éducative de l’école de musique. Et dans le terme éducation, j’entend par là à la fois la transmission des savoirs, la sociabilisation de l’individu, mais aussi sa faculté à appréhender les choses par lui-même, sa valorisation par la création et la satisfaction de « Faire ». « Ainsi, une école interdisciplinaire éduquerait les élèves à agir ensemble, se confronter, s’entendre, être amenés à trouver des compromis, respecter les différences, forger l’esprit critique.56 » Bien sûr de multiples moyens peuvent être mis en œuvres pour cela et la transversalité entre les différentes formes d’expressions artistiques n’est pas le seul possible. Elle permet en tout cas de façon concrète d’ouvrir l’élève à « autre chose ». 55 MEIRIEU, Philippe et DEVELAY, Michel. Emile, reviens vite ils sont devenus fous, ESF, éditions Pédagogies, 1992, p.178. 56 A ;GUILLEVIN, V. MAGNON, O. MOULIN, K. ZAÏMEN. « A propos de transversalité dans l’école de musique ». Séminaire de la Formation Diplômante au Certificat d’Aptitude – CEFEDEM Rhône-Alpes – juin 2006 32 B. Spécialisation et transversalité Appréhender l’enseignement différemment ne doit pas toujours être synonyme de régression et de perte de notre très riche patrimoine57.L’apprentissage de la technique propre à chaque forme d’expression artistique est indispensable. Le découpage en discipline peut donc être justifié, à partir du moment où les différentes matières peuvent fonctionner de façon décloisonnée. On l’a vu plus haut, la musique fait partie intégrante de l’enseignement de la danse58 ; l’enseignement musical devrait être en mesure aujourd’hui de prendre en compte le travail corporel comme élément structurant de l’expression musicale. La technique musicale est avant tout une compétence « motrice » et donc nécessite le questionnement du corps pour comprendre et ressentir ces outils qui nous permettent de jouer d’un instrument. On peut également se demander ce qu’un élève recherche en s’inscrivant dans une structure d’enseignement artistique. Développer une technique, jouer ou danser les œuvres du répertoire, découvrir l’inconnu, créer ? Sans doute un peu tout à la fois. Mais l’enseignement musical reste centré sur l’interprétation, au détriment de la création. Ce terme de création est vaste, englobe une multitude de possibles, et est laissé la plupart du temps à l’abandon, sans doute parce que qu’il veut tout et rien dire à la fois, parce que les enseignants n’ont euxmêmes pas eu la chance d’être confronté à cela dans leur parcours artistique. Prenons une définition du mot « création » : Création : « Action de faire, d’organiser une chose qui n’existait pas encore. »59 Ce terme, dans l’enseignement artistique replacerait donc l’élève au centre de son apprentissage (« action de faire »), en lui donnant les moyens de développer différentes capacités cérébrales ou motrices. La création apporterait une motivation forte à l’élève, différente je crois de toutes les autres formes de motivations que l’on peut trouver dans l’apprentissage. L’élève est alors considéré comme un individu qui peut faire quelque chose de lui-même, à qui l’on fait confiance. Donner les moyens aux élèves de chercher, d’innover et d’exprimer ce qu’ils ont envie de « dire » avec leur instrument, sans barrières esthétiques ou conventionnelles ouvre des perspectives réellement artistiques pour l’apprenant. 57 Cf. partie I, A, 1), p. 8 Cf. partie I, C, 3), p. 18 59 Dictionnaire Le Petit Robert, cd-rom du Nouveau Petit Robert. Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, version électronique 2.1, 2001 58 33 « L’expression artistique » n’est-elle pas une émanation de l’individu, le fruit d’une recherche personnelle ? C. Une transversalité créatrice La notion de transversalité ne prend une réelle importance que lorsqu’elle est définie dans un cadre de recherche et de questionnement qui amène l’apprenant à s’interroger sur sa position par rapport à l’art et au fait de créer. Comme nous l’avons vu précédemment, faire cohabiter plusieurs formes d’expressions artistiques en ne cherchant qu’un collage ou une superposition des différentes matières n’élargie pas le champ des possibles de l’apprenant60. La fusion entre les arts ne doit pas être codée et suivre des préceptes déterminés au préalable, mais doit être considérée comme un terrain de recherche. En ce domaine, tout reste à construire dans les structures d’enseignement artistique et il est nécessaire d’avoir la possibilité d’ouvrir cette porte avec d’autres moyens pédagogiques que ceux employés jusqu’alors. Développer des pratiques transversales en utilisant les mêmes recettes que celles utilisées dans l’enseignement instrumental, c’est à dire en se basant sur la juxtaposition d’objets existants et en amenant les élèves à reproduire les schémas qui leur sont familiers dans leur cursus « traditionnel », présente un intérêt moindre, voire inexistant. Il faut au contraire donner la possibilité aux élèves de tisser eux-mêmes les liens entre chaque matériau artistique, contourner leurs pratiques de référence, jouer véritablement avec la matière et se l’approprier. La transversalité artistique s’inscrit de par son essence même dans une démarche créatrice. Les nombreux exemples présentés dans la deuxième partie de ce mémoire en apportent la preuve. 60 Cf. partie I-C de ce mémoire. 34 Conclusion Le travail de réflexion et les recherches effectuées pour écrire ce mémoire ont été très enrichissants pour moi, en tant qu’artiste et en tant qu’enseignant. Les enjeux de la transversalité entre différentes formes d’expressions artistiques m’ont conduit à m’interroger sur l’organisation des études au sein des établissements d’enseignement artistique spécialisé et sur les valeurs que l’on souhaite transmettre en tant qu’enseignant. Malheureusement, les projets pédagogiques des écoles ne sont pas toujours très adaptés et propices pour accueillir de telles démarches. Les équipes pédagogiques et les directeurs d’établissements sont-ils prêts et convaincus pour construire de telles expériences ? Les cursus pensés dans la plupart des écoles laissent-ils de la place en terme de temps pour ces expériences transversales ? Il faut en effet accepter, dans ces projets, de « perdre » du temps, de tâtonner, de laisser reposer et de reprendre le travail. L’expérience de Georges Aperghis et de l’A.T.E.M. montre bien que le temps de recherche, pour les protagonistes du spectacle comme pour le compositeur, est essentiel et ouvre la voie vers des chemins inexplorés. Se pose également le problème de l’absence de classes de danse et surtout d’arts dramatiques au sein des écoles de musique. Difficile en effet de concevoir des enjeux transversaux dans l’enseignement quand l’école de musique ne propose qu’une seule et même expression artistique. A défaut de classe de danse ou d’arts dramatiques au sein des écoles, ne peut-on pas envisager des projets avec des associations de danse ou de théâtre, existant dans certaines communes ? D’autre part, au sein même des écoles de musique, n’y a-t-il pas un enjeu essentiel à rechercher une véritable transversalité entre les différentes pratiques instrumentales ? 35 Plus largement, faut-il repenser les cursus proposés par les structures d’enseignement spécialisé en offrant aux élèves la possibilité de donner un sens créatif à leur apprentissage artistique ? Il est sans doute urgent d’intégrer le travail créatif de l’élève dans le cursus d’apprentissage, au même titre que l’exigence technique ou la Formation Musicale. Les enjeux de la création dans l’enseignement spécialisé supposent donc une ouverture sur les expériences transversales, la vie culturelle de son territoire, le développement de la curiosité. « Il n’y a pas de création artistique sans éducation artistique »61… Cette citation peut se lire dans les deux sens. C’est en faisant évoluer les élèves dans un univers créatif que nous ferons vivre le monde artistique. 61 TASCA, Catherine (Ministre de la Culture et de la Communication, de mars 2000 à mai 2002). Extrait de la conférence de presse « l’éducation artistique pour tous », décembre 2000 36 Bibliographie Généralités Dictionnaires : REY, Alain (dir.). Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, 2000 Le Petit Robert, cd-rom du Nouveau Petit Robert. Paris, éd. Dictionnaires Le Robert, version électronique 2.1, 2001 Essais : FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 KANT, Emmanuel. Critique de la faculté de juger, Paris, Editions Gallimard, collection Folio-essais, 1985, 561 p. Histoire de la musique MASSIN, Jean et Brigitte (dir.). Histoire de la musique occidentale, Paris, éd. Fayard, coll. Les indispensables de la musique, 1998, 1312 p. BEAUSSANT, Philippe. Le chant d’Orphée selon Monteverdi, Paris, éd. Fayard, 2002 Sur la question de la Transversalité GUILLEVIN, A., MAGNON, V., MOULIN, O., ZAÏMEN, K.. « A propos de transversalité dans l’école de musique ». Séminaire de la Formation Diplômante au Certificat d’Aptitude – CEFEDEM Rhône-Alpes – juin 2006 CANNAC, Henriette. Danseur et musicien, Eléments de réflexion pour une Formation Musicale, éd. de l’Institut de Pédagogie Musicale et Chorégraphique, La Villette, Paris, 1989, 63 p. Sites Internet : Environnement Développement Alternatif (association). [http://www.eda-lille.org/spip/article.php3?id_article=89] consultée le 21 juillet 2007 37 Page disponible sur Internet, ARDOINO, J. Transversalité, [http://www.barbier-rd.nom.fr/transversalite.html], disponible sur Internet, consultée le 21 juillet 2007 page L’enseignement artistique spécialisé DUCAS-POUPARDIN, Danièle – « Le narcissisme du musicien », dans L’avenir de l’enseignement spécialisé de la musique, actes de journées d’études d’avril 2000, Lyon, CEFEDEM Rhône-Alpes Editeur, juin 2002, Tome 1 pp. 87-99 HENNION, Antoine. Comment la musique vient aux enfants ? Paris, Editions Economia, collection « Sociologues », 1990, 239 p. LARTIGOT, Jean-Claude et SPROGIS, Eric. Ecoles de musique : un changement bien tempéré, Aix-en-Provence, Edisud, 1991 MEIRIEU, Philippe et DEVELAY, Michel. Emile, reviens vite ils sont devenus fous, ESF, éditions Pédagogies, 1992 SCHEPPENS, Eddy. L’école de musique reste à inventer – mémoire de DEA Sciences de l’Education – Université Lumière, Lyon II SPROGIS, Eric et al. (dir.). MARSYAS (revue), La création pédagogique, n°15, sept. 1990, Paris, Institut de Pédagogie Musicale, 96 p. 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Klinksieck, 1987, 216 p. 38 Sites Internet : BAZZOLI, François. « L’art aux frontières de lui-même 1909 – 1960 », dans La pensée de Midi, [http://www.lapenseedemidi.org/revues/revue2/articles/5_frontiere.pdf], page disponible, consultée le 15 septembre 2007 CAGE, John, et CUNNINGHAM, Merce. VARIATION V, Vidéo, 1965 [http://fr.youtube.com/watch?v=NLOWy3ys8Ag] Image disponible, page consultée le 16 septembre 2007 BARANOFF-ROSSINE, Wladimir. [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/index.htm] page consultée le 15 septembre 2007 [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/exempled] Image disponible, page consultée le 15 septembre 2007 [http://www.geocities.com/Paris/Metro/8705/galeried.htm] Image disponible, page consultée le 15 septembre 2007 NAM JUNE PAIK et JUD YALKUT. Beatles Electroniques, 1966-1969 [http://fr.youtube.com/watch?v=0t0W2fDxBLE] Vidéo disponible, page consultée le 04 octobre 2007 WAGNER, Guy. L’amitié comme fondement, entretien avec Merce Cunningham, 15 septembre 1995[http://www.guywagner.net/merce.htm], page disponible, consultée le 27 septembre 2007 39 ANNEXES ANNEXE 1 BARANOFF-ROSSINE Deux exemples de piano inventés par Wladimir Baranoff-Rossiné Piano « optophonique » « Piano à couleurs »