L`ETHIQUE PROTESTANTE ET L`ESPRIT DU CAPITALISME (Max

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L`ETHIQUE PROTESTANTE ET L`ESPRIT DU CAPITALISME (Max
L’ETHIQUE PROTESTANTE ET L’ESPRIT DU CAPITALISME
(Max Weber,1904-1905)
Il va de soi que nous ne nous occuperons ici que du capitalisme de l’Europe occidentale et de
l’Amérique. Car si le capitalisme a existé en Chine, aux Indes, à Babylone, dans l’Antiquité et
au Moyen Age, comme nous le verrons, c’est précisément cet éthos qui lui faisait défaut.
(…) cette idée particulière –si familière pour nous aujourd’hui, mais en réalité si peu
évidente- que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession, c’est l’idée
caractéristique de l‘«éthique sociale» de la civilisation capitaliste ; en un certain sens, elle en
est le fondement.
Le problème majeur de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas celui de l’origine du
capital, c’est celui du développement de l’esprit du capitalisme.
Sauf exception, ceux que l’on trouve à l’origine de ce tournant décisif (…) n’étaient pas des
spéculateurs, des risque-tout sans scrupules, des aventuriers tels qu’il s’en rencontre à toutes
les époques de l’histoire économique, ni même simplement de grands financiers. Au contraire,
ce novateurs furent élevés à la dure école de la vie, calculateurs et audacieux à la fois, des
hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces, entièrement dévoués à leur tâche, professant
des opinions sévères et de stricts « principes » bourgeois…
(…) le « type idéal » de l’entrepreneur capitaliste n’a rien de commun avec ces arrivistes plus
ou moins raffinés. Il redoute l’ostentation et la dépense inutile tout autant que la jouissance
consciente de sa puissance (…) Il ne « tire rien » de sa richesse pour lui-même, en dehors du
sentiment irrationnel d’avoir bien fait sa besogne.
L’homme me désire pas « par nature » gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout
simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela1 (…)
Après l’échec d’un appel au « sens du profit » par le moyen de hauts salaires, il ne restait plus
qu’à recourir au procédé inverse : par un abaissement du salaire contraindre l’ouvrier à un
travail accru afin de conserver le même gain.
(…) les bas salaires font long feu chaque fois qu’il s’agit de produits dont la fabrication exige
un travail qualifié quelconque, l’emploi de machines coûteuses et fragiles, ou en général une
attention soutenue et de l’initiative. Ici, les bas salaires ne sont pas rentables, leur effet est
inverse de celui qui était escompté. Car non seulement un sens élevé des responsabilités y est
indispensable, mais de plus il y faut un état d’esprit qui soit libéré, au moins pendant les
heures de travail, de la sempiternelle question : comment gagner un salaire donné avec le
maximum de commodités et le minimum d’efforts ? Le travail, au contraire, doit s’accomplir
comme s’il était un but en soi – une « vocation »2. Or un tel état d’esprit n’est pas un produit
de la nature. Il ne peut être suscité uniquement par de hauts ou de bas salaires. C’est le résultat
d’un long, d’un persévérant processus d’éducation3…
1
… sa manière de faire valoir n’était qu’une lutte acharnée, incessante entre ses ouvriers, attachés à l’ordre
naturel des choses, et lui-même, partisan d’améliorations qu’il croyait rationnelles.
(Léon Tolstoï, « Anna Karénine », 1877)
2
« Beruf » : le mot n’apparaît, avec son sens profane actuel, dans aucune des langues qui le connaissent
aujourd’hui avant la traduction de la Bible par Luther (…) la création du moderne « Beruf » remonte
linguistiquement aux traductions protestantes de la Bible.
3
Il a été établi sans conteste que le simple fait de changer de résidence est un moyen efficace d’intensifier le
rendement du travail.
(…) combien irrationnelle est cette conduite où l’homme existe en fonction de son entreprise
et non l’inverse…
Luther
L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu est (…) d’accomplir dans le monde
les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société,
devoirs qui deviennent ainsi sa « vocation » …
(…) le métier prendra pour Luther de plus en plus d’importance à mesure qu’il approfondira
l’idée de la sola fides.
(…) non seulement la vie monastique est à ses yeux entièrement dépourvue de valeur en tant
que moyen de se justifier devant Dieu, mais encore elle soustrait l’homme aux devoirs de ce
monde et apparaît ainsi à Luther comme le produit de l’égoïsme et de la sécheresse du cœur…
Que cette justification morale de l’activité temporelle ait été un des résultats les plus
importants de la Réforme, de l’action de Luther en particulier, cela est absolument hors de
doute et peut même être considéré comme un lieu commun. Combien cette conception est
éloignée de l’état d’âme contemplatif d’un Pascal, avec sa haine profonde pour toute activité
mondaine, à laquelle il déniait toute valeur et qui, il en était intimement convaincu, n’est que
ruse et vanité.
(…) plus Luther se trouva mêlé aux affaires du monde, plus il mit l’accent sur la signification
du travail professionnel (…)
Ainsi, pour Luther, la notion de « Beruf » demeurait-elle traditionaliste. L’homme est tenu
d’accepter sa besogne comme lui étant donnée par décret divin et il doit s’en accommoder.
(…) cette recherche spécifiquement luthérienne du salut pour laquelle l’important est le
« pardon des péchés » et non point la « sanctification » pratique.
Calvin
Le dogme calviniste considéré comme le plus caractéristique est la doctrine de la
prédestination (…)
Nous savons seulement qu’une partie de l’humanité sera sauvée, l’autre damnée. Admettre
que le mérite ou la culpabilité des humains ait une part quelconque dans la détermination de
leur destin reviendrait à considérer que les décrets absolument libres de Dieu, et pris de toute
éternité, puissent être modifiés sous l’influence humaine – pensée qu’il n’est pas possible de
concevoir. Le « Père qui est aux cieux », le Père du Nouveau Testament, le Père humain et
compréhensif qui se réjouit du retour du pécheur (…) se transforme ici en un être
transcendant, par-delà tout entendement humain, qui, de toute éternité, a attribué à chacun son
destin et a pourvu aux moindres détails de l’univers (…) cette doctrine devait (…) engendrer
avant tout, chez chaque individu, le sentiment d’une solitude intérieure inouïe (…) Rien, ni
personne, ne pouvait lui venir en aide. Nul prédicateur car c’est en son propre esprit que l’élu
doit comprendre la parole de Dieu. Nul sacrement car si les sacrements ont été ordonnés par
Dieu pour manifester sa gloire, et doivent être de ce fait scrupuleusement observés, ils ne
constituent pas pour autant un moyen d’obtenir la grâce de Dieu (…) Nul Dieu enfin, car le
Christ lui-même n’est mort que pour les élus ; c’est pour eux seuls que, de toute éternité,
Dieu avait décidé son martyre. Cette abolition absolue du salut par l’Eglise et les sacrements
(…) constituait la différence radicale, décisive, avec le catholicisme.
Ainsi, dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de
« désenchantement » du monde (…) qui rejetait tous les moyens magiques d’atteindre au salut
comme autant de superstitions et de sacrilèges (…) il enterrait ses proches sans chant ni
musique, afin que ne risquât de transparaître aucune « superstition », aucun crédit en
l’efficacité salutaire de pratiques magico-sacramentelles.
Combiné avec la dure doctrine de la transcendance absolue de Dieu et de la futilité de tout ce
qui est de l’ordre de la chair, cet isolement intime de l’homme constitue, d’une part, le
fondement de l’attitude radicalement négative du puritanisme à l’égard de toute espèce
d’élément sensuel ou émotionnel dans la culture et la religion subjective (éléments considérés
comme inutiles au salut et suscitant illusions sentimentales et superstitions idolâtres), et par là
il élimina toute possibilité d’une culture des sens. Mais d’autre part, il constitue l’une des
racines de cet individualisme pessimiste, sans illusion, qui se manifeste de nos jours encore
dans le caractère national et les institutions des peuples qui ont un passé puritain…
Le doux Baxter lui-même conseille de se méfier de l’ami le plus proche, et Bailey
recommande en propres termes de ne se fier à personne, de ne rien confier qui soit
compromettant. Un seul confident possible : Dieu.
(…) les organisations sociales calvinistes. Leurs motifs intimes sont
« individualistes », « rationnels ». L’individu n’y entre pas avec ses émotions.
toujours
(…) la prise en profonde horreur de l’idolâtrie de la créature et de tout attachement personnel
à d’autres êtres humains devait diriger imperceptiblement cette énergie vers le champ
d’activité objective (impersonnelle) (…) Toute relation personnelle d’homme à homme,
purement sentimentale –donc dépourvue de rationalité- peut facilement être soupçonnée
d’idolâtrie de la chair par l’éthique puritaine…
L’élu chrétien est ici-bas pour augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu
dans le monde en accomplissant les commandements divins (…)
D’où il suit que l’activité professionnelle, laquelle est au service de la vie terrestre de la
communauté, participe aussi de ce caractère.
Pour Calvin lui-même, nul problème. Il se représentait comme un « vase d’élection » et ne
mettait point en doute son état de grâce (..) il rejette l’hypothèse que l’on puisse reconnaître à
son comportement si autrui est élu ou s’il est réprouvé, car ce serait être assez téméraire de
prétendre pénétrer les secrets de Dieu…
Naturellement, il en allait tout autrement pour les épigones –déjà pour Théodore de Bèze- et à
plus forte raison pour la grande masse des hommes ordinaires (…) se considérer comme un
élu constituait un devoir ; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussé en tant que
tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi découlait d’une foi insuffisante,
c’est-à-dire d’une insuffisante efficacité de la grâce…
(…) afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est
expressément recommandé comme le moyen le meilleur…
(…) l’activité professionnelle comme dérivatif à l’angoisse éprouvée devant sa propre
infériorité morale…
Dans la religiosité spécifique des réformés (…) la pénétration effective de l’âme humaine par
le divin était exclue en vertu de la transcendance absolue de Dieu par rapport aux créatures
(…)
Certes, le réformé voulait être sauvé sola fide. Mais comme, selon le point de vue de Calvin,
les sentiments, les émotions pures et simples, pour sublimes qu’ils paraissent, sont trompeurs,
il faut que la foi soit attestée par ses résultats objectifs afin de constituer le sûr fondement de
la certitudo salutis (…) la vraie foi se reconnaît à un type de conduite qui permet au chrétien
d’augmenter la gloire de Dieu (…) Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres
comme moyens pour obtenir le salut – l’élu lui-même restant une créature, tout ce qu’il fait
est infiniment éloigné de ce que Dieu exige -, autant elles demeurent indispensables comme
signe d’élection. Moyen technique, non pas sans doute d’acheter son salut, mais de se délivrer
de l’angoisse du salut.
(…) en administrant les sacrements (le prêtre catholique) dispensait le rachat, l’espoir de la
grâce, la certitude du pardon, assurant par là la décharge de cette monstrueuse tension à
laquelle son destin condamnait le calviniste (…) Le Dieu du calvinisme réclamait non pas des
bonnes œuvres isolées, mais une vie tout entière de bonnes œuvres érigées en système. Pas
question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre péché, repentir, pénitence,
absolution, suivis derechef du péché.
(…) tâche la plus urgente : anéantir l’ingénuité de la jouissance instinctive et spontanée…
(…) les natures passionnément spirituelles et austères qui jusqu’alors avaient fourni les
meilleurs représentants du monachisme, étaient forcées de poursuivre désormais leurs idéaux
ascétiques à l’intérieur de leur vie professionnelle.
En fondant son éthique sur la doctrine de la prédestination, il substituait à une aristocratie
spirituelle de moines se tenant au-dessus de ce monde, l’aristocratie spirituelle –en ce mondedes saints prédestinés par Dieu de toute éternité (…)
Pour les élus –saints par définition- la conscience de la grâce divine, loin d’impliquer à
l’égard des péchés d’autrui une attitude secourable et indulgente fondée sur la connaissance
de leur propre faiblesse, s’accordait avec une attitude de haine et de mépris pour celui qu’ils
considéraient comme un ennemi de Dieu, marqué du sceau de sa damnation éternelle.
(…) la forme calviniste de l’ascétisme a été soit imitée par les autres mouvements de même
nature soit utilisée par ceux-ci comme source d’inspiration.
Le piétisme
(…) le piétisme, dans sa profonde méfiance de l’Eglise des théologiens (…) voulait rendre
visible sur terre l’Eglise invisible des élus (…) Ils se proposaient d’acquérir de cette façon la
certitude de leur propre régénération grâce aux signes extérieurs qui se manifestaient dans leur
conduite quotidienne.
Le puritanisme anglais (Richard Baxter)
Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre
vie ne dure qu’un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » notre propre
élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en
dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé (…) est passible d’une condamnation morale
absolue4.
Le travail (…) constitue surtout le but même de la vie tel que Dieu l’a fixé. Le verset de saint
Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » vaut pour chacun,
et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce.
(…) une profession fixe est ce qu’il y a de meilleur pour chacun. Le travail temporaire (…)
représente un état intermédiaire, souvent inévitable, dans tous les cas indésirable. A la vie de
l’homme dans profession fera toujours défaut ce caractère systématique et méthodique que
réclame, nous l’avons vu, l’ascèse dans le monde (…)
En elles-mêmes, et que ce soit sous la forme seigneuriale du sport ou sous celle de la danse et
du cabaret pour l’homme du commun, les joies impulsives de l’existence n’éloignaient pas
moins de l’activité professionnelle que de la piété ; elles étaient les ennemies de l’ascétisme
rationnel (…)
On ne doit pas lire de romans ni rien qui y ressemble, ce sont wastetimes.
Ce que Dieu exige, ce n’est pas le travail en lui-même, mais le travail rationnel à l’intérieur
d’un métier. Dans la conception puritaine de la besogne l’accent est toujours placé sur le
caractère méthodique de l’ascétisme séculier et non point, comme chez Luther, sur
l’acceptation du sort que Dieu a irrémédiablement fixé pour chacun.
(..) si ce Dieu, que le puritain voit à l’œuvre dans toutes les circonstances de la vie, montre à
l’un de ses élus un chance de profit, il le fait à dessein. Partant, le bon chrétien doit répondre à
cet appel (…) Désirer être pauvre (…) équivaut à désirer être malade.
(…) l’assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde répond à un
décret spécial de la Providence qui (…) poursuit des fins pour nous secrètes. Calvin lui-même
n’avait-il pas émis l’assertion que ce n’est qu’autant que le « peuple » –c’est-à-dire la masse
des ouvriers et des artisans- demeure dans la pauvreté qu’il reste dans l’obéissance de Dieu ?
L’idée que l’homme a des devoirs à l’égard des richesses qui lui ont été confiées et auxquelles
il se subordonne comme un régisseur obéissant, voire comme une machine à acquérir, pèse de
tout son poids sur une vie qu’elle glace.
(…) l’ascétisme protestant eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de
l’éthique traditionaliste le désir d’acquérir (...) la lutte contre les tentations de la chair et la
dépendance à l’égard des biens extérieurs ne visait point l’acquisition rationnelle, mais un
usage irrationnel des possessions.
Ce dernier consistait avant tout à estimer les formes ostensibles de luxe, condamnées en tant
qu’idolâtrie de la créature (…)
Si pareil frein à la consommation s’unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat
pratique va de soi : le capital se forme par l’épargne forcée ascétique.
Du rationalisme moderne
4
Toutes les admonestations morales de Benjamin Franklin sont teintées d’utilitarisme (…) On pourrait en
déduire logiquement que par exemple, l’apparence de l’honnêteté peut rendre le même service ; que cette
apparence suffirait et qu’un surplus inutile de cette vertu apparaîtrait aux yeux de Franklin comme une
prodigalité improductive.
… la conception de l’ « état de grâce » commune à toutes ces sectes, état considéré comme
séparant l’homme à la fois de la dégradation de la créature et du « monde ». Bien que les
moyens de l’atteindre différassent pour chaque doctrine, cet état de grâce ne pouvait être
garanti par nul sacrement magique, ni par le soulagement procuré par la confession ni par de
bonnes oeuvres. Mais seulement par la preuve d’un style de conduite spécifique, différant
sans équivoque de la façon de vivre de l‘« homme naturel ».
L’individu était donc motivé à contrôler méthodiquement son propre état de grâce dans sa
propre conduite, et ainsi à imprégner celle-ci d’ascétisme. Nous l’avons vu, une telle conduite
ascétique signifiait une mise en forme rationnelle de l’existence tout entière, rapportée à la
volonté de Dieu.
L’un des éléments fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne, et non seulement de
celui-ci mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir : la conduite rationnelle fondée
sur l’idée de Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien.
Se borner à un travail spécialisé, et par suite renoncer à l’universalité faustienne de l’homme,
telle est la condition de toute activité fructueuse dans le monde moderne.
MAX WEBER,
ECONOMISTE ET SOCIOLOGUE ALLEMAND
(Source : Encyclopédie Hachette Multimedia)
Biographie
Max Weber naît à Erfurt, en Thuringe, en avril 1864, dans un milieu familial protestant
comptant des industriels du textile, des hauts fonctionnaires et des universitaires. Son père
mène une carrière politique dans le parti national-libéral, et Weber côtoie dès son jeune âge
des politiciens et des intellectuels tels Dilthey et Mommsen. Lecteur de Marx, Hegel,
Nietzsche, mais aussi de Kant, se passionnant pour l'histoire, la philosophie, l'esthétique, la
théologie, il poursuit de brillantes études de droit et d'économie: sa thèse sur les sociétés
commerciales au Moyen Âge (1889) et le texte de son habilitation portant sur l'histoire des
institutions agraires dans l'Antiquité (1891) le font saluer comme un chercheur éminent. Il
enseigne le droit et l'économie politique à Fribourg (1894) puis à Heidelberg (1896), mais une
santé défaillante lui fait abandonner ses cours en 1898. Après avoir fondé en 1904 la revue
Archives de sciences sociales et de sciences politiques avec Sombart et Jaffé, il participe
en 1910 à la création de la Société allemande de sociologie. Engagé dans une activité
politique, opposant à Guillaume II, convaincu de la nécessité de l'État-Nation, il combat
l'antisémitisme, l'anti-européanisme et la démagogie, et adhère au parti social-démocrate
en 1918. Membre de la délégation allemande au traité de Versailles, il est sollicité pour
travailler à l'élaboration de la Constitution de la République de Weimar. Appelé à la fin
de 1918 à la chaire de sociologie de l'université de Munich, il meurt prématurément de
pneumonie en juin 1920.
Oeuvre
Reconnu comme un des fondateurs de la sociologie, Max Weber fut, avec Georg Simmel, un
analyste de la modernité, qui voyait dans la tendance croissante à la rationalisation une
caractéristique spécifique du développement de la civilisation occidentale. Pour lui, la
sociologie devait être une science «compréhensive» et «empirique» de l'activité sociale, dont
l'«idéal-type» constituait l'outil conceptuel le plus approprié.
Parallèlement à des travaux théoriques et méthodologiques, Max Weber a produit des études
d'histoire économique, de sociologie économique, religieuse, politique, juridique; il a ainsi
ouvert la voie aux recherches de sociologie urbaine et de sociologie de l'art, ainsi qu'à la
vision sociologique, plus récente, de la science.
Pour Weber, une approche scientifique est une mise en perspective du réel selon un «point de
vue cohérent» (qui ne peut se confondre avec l'opinion d'un sujet), et aucune science ne peut
atteindre la totalité du réel; toute recherche visant à produire des connaissances objectives doit
en accepter le caractère forcément partiel, et l'on ne peut démontrer la prédominance d'un
ordre de causalité sur un autre. Il est d'autant moins admissible de prétendre fournir des
synthèses globales et définitives dans les sciences sociales que celles-ci ont affaire à la
variabilité des mentalités, des modes de relations sociales et des institutions dans l'histoire.
S'il y a dans les processus sociaux des régularités quantifiables en termes de probabilités
(«chances»), leur caractéristique est d'être compréhensibles pour l'observateur qui en
reconstitue le sens social historique. Travailler sur la «relativité significative» des
phénomènes sociaux n'implique en aucune façon, pour Weber, défendre un relativisme
indifférencié des valeurs.
Max Weber propose de constituer une science «empirique» et «compréhensive» de l'activité
sociale pour éviter aussi bien d'identifier les phénomènes sociaux à des entités métaphysiques
(Communauté, Société, Classe, État...) que de leur appliquer par un naturalisme naïf le
modèle organique de la biologie ou le modèle mécanique de la physique classique. Ces
approches, sous leur antagonisme apparent, prétendaient toutes à un monisme explicatif
aboutissant au projet d'une science normative du social. Pour éviter l'emploi essentialiste,
idéaliste ou psychologiste de concepts globaux, Weber propose de dégager la «signification
subjectivement pensée» des «formes sociales» historiques. Par là, il ne renvoie pas à
l'expérience vécue, en fait incommunicable et incontrôlable, mais au sens intelligible de
comportements individuels ou de groupes en fonction des savoirs dont disposent les «agents»,
les «acteurs sociaux» étudiés. Ainsi peut-on comprendre et expliquer, évaluer par rapport aux
intérêts existentiels des individus ou des groupes l'efficacité de leurs idées et de leurs actions
menées dans les différents champs de l'existence sociale organisée: économie, religion,
politique, art...
Quelle que soit sa société d'appartenance, l'être humain est doté d'une capacité de rationalité
limitée qui lui permet de «combiner des moyens et des fins, d'évaluer les éventualités qui se
présentent à lui». Il ne s'ensuit pas que Weber ait une vision rationaliste du monde, non plus
qu'il ne «psychologise» ou atomise le social: il étudie des phénomènes relationnels associant
représentations mentales, actions, situation historique, et dont l'agrégation produit des effets
qui échappent à la conscience comme à la volonté des acteurs, ce que Weber appelle le
«paradoxe de l'action et des conséquences». Puisque, selon lui, la qualité qui nous fait
considérer un événement comme un phénomène social et économique n'est pas un attribut de
cet événement, l'idéal-type est le concept opératoire majeur des sciences sociales, «sciences
de la culture». Il favorise l'interprétation causale de ces «ensembles significatifs» permettant
d'en atteindre «singularité historique» et régularités typiques. L'idéal-type aide ainsi à établir
le rapport des populations étudiées à leurs valeurs, ce qui implique que le chercheur
réfléchisse simultanément au rapport que lui-même entretient avec les valeurs de sa propre
société. L'idéal-type répond à l'exigence de neutralité axiologique qui non seulement renvoie à
la déontologie de la recherche et de l'enseignement, mais encore en conditionne la fécondité.
Son élaboration éloigne les risques de gauchissement et de mésinterprétation des matériaux
culturels et sociaux -toujours porteurs de choix de valeurs, de visions du monde- par la
projection incontrôlée des idéaux et valeurs personnelles du scientifique.
La neutralité axiologique
Nombre d'intellectuels allemands au XIXe siècle, et au début du XXe siècle encore, pensaient
possible une science générale du social d'où l'on déduirait le système des lois et des normes
valables pour une société donnée. C'était éliminer de la réflexion sur le social les phénomènes
politiques, alors même que les bouleversements entraînés par la révolution industrielle et la
Révolution française en montraient l'importance avec les revendications croissantes
d'individualisme et de démocratie. Au contraire, pour Weber, qui reprend ici la position de
Kant, on ne saurait confondre jugement de fait et jugement de valeur -identifier le Beau au
Bien et au Vrai- sans perdre la possibilité de connaissances objectives issues d'approches
forcément unilatérales du réel. On ne peut démontrer qu'un facteur qui apparaît comme
déterminant dans le cadre d'une analyse du changement social vaille comme principe moteur
de l'histoire universelle: la hiérarchie établie entre les divers ordres de causalité n'est pas
naturellement inscrite dans le réel, elle ne peut que résulter de choix heuristiques.
La sociologie ne saurait donner de directives à la pratique politique -laquelle repose toujours
sur des choix de valeurs-, mais seulement des éléments d'expertise technique pour apprécier
une situation et les conséquences prévisibles d'une décision. Le jugement de valeur engage
une affirmation éthique ou existentielle alors que le rapport aux valeurs est le «socle des
questions que nous posons à la réalité», un concept permettant au sociologue l'interprétation
des conduites humaines. C'est cette distinction que Weber nomme neutralité axiologique.
Éthique de conviction, éthique de responsabilité
Dans le domaine de la politique, Weber oppose l'éthique de conviction, qui ne se préoccupe
que du principe moral présidant à l'action sans se soucier des conséquences, et l'éthique de
responsabilité, selon laquelle seul compte le résultat. À ceux qu'attire la sphère politique, il
demandait d'être mus à la fois par l'éthique de conviction et par l'éthique de responsabilité, qui
accepte de prendre conscience des risques qu'entraîne logiquement toute décision et s'appuie
sur une estimation raisonnée des conséquences prévisibles.
Il importe de ne pas confondre science sociale et politique sociale pour travailler sur les
phénomènes de pouvoir. Weber distingue ainsi la puissance, «chance qu'a un individu ou un
groupe d'imposer sa volonté par la force à d'autres», de la domination, phénomène qui
l'intéresse tout particulièrement et qu'il définit comme la «croyance en la légitimité d'un ordre
reçu». Celle-ci présente trois formes idéal-typiques: la domination légale, impersonnelle, qui
prévaut dans les États modernes appuyés sur une Constitution écrite et sur une bureaucratie où
sont nettement séparés un état-major de fonctionnaires politiques et une administration
recrutée par examen ou concours; la domination traditionnelle, qui repose sur le respect de
valeurs coutumières, comme dans le pouvoir patriarcal ou le pouvoir féodal; la domination
charismatique, qui se fonde sur la reconnaissance du caractère extraordinaire, parfois sacré,
d'un individu dont les «pouvoirs» sont l'élément structurant d'un groupe nouveau (prophète,
chef de guerre, voire, à l'époque des partis démocratiques de masse, leader politique). La
domination charismatique, qui s'oppose à la domination traditionnelle avant de devenir ellemême source d'une tradition nouvelle par «routinisation du charisme», est pour Weber l'une
des voies du changement social, le risque étant l'aliénation du groupe au chef.
L'activité (ou action) sociale
Seules sont sociales les conduites orientées avec un certain degré de conscience (qui peut être
illusoire) en fonction d'un comportement d'autrui. Ainsi, des activités humaines comme les
actes réflexes, émotionnels ou purement imitatifs, ne peuvent, selon cette définition, être dites
«sociales». L'analyse de la signification historique de l'activité sociale repose sur les
catégories de fin et de moyen: la «justesse» de l'interprétation causale consiste à déterminer
leur degré d'adéquation. Pour faciliter la «critique technique» des actions sociales, Weber en
construit une typologie fondée sur la plus ou moins grande rationalité des moyens et des fins.
Par ordre croissant de rationalité, il distingue l'action traditionnelle (reposant sur les
coutumes, les croyances, l'habitus), l'action rationnelle par rapport à une valeur (solidaire de la
religion, de l'éthique, de l'idéologie...), l'action rationnelle par rapport à un but rationnel (celle
du savant, du technicien, du gestionnaire).
Sociologie de la modernité
La question de la singularité du développement des sociétés occidentales parcourt toute
l'œuvre de Weber. Le passage au capitalisme moderne notamment découle, pour lui, d'une
structure sociale spécifique qui n'entrava jamais définitivement ni la poursuite de la
rationalisation des pratiques juridiques, économiques et politiques ni la maîtrise conceptuelle
du réel par la science. Il y distingue deux tendances, l'impersonnalisation des rapports
sociaux, parallèle à l'affaiblissement des liens particularistes et collectifs des structures
communautaires -de la famille à l'État-, et l'attention à la mesure abstraite et fonctionnelle du
réel, qui favorise la valorisation du progrès des connaissances objectives et leurs applications
technologiques.
Ainsi Weber différencie-t-il la ville «de plein exercice», la commune, typique du Moyen Âge
occidental, des villes orientales ou extrême-orientales par l'autonomisation d'un droit et d'une
politique économique se libérant intra-muros des droits lignagers et féodaux. Une couche
sociale apparaît alors, la bourgeoisie.
De même, la forme de l'État moderne émerge de la dépersonnalisation de la souveraineté, de
la différenciation et de la centralisation des structures de gouvernement et d'administration, de
la distinction des sphères publiques et privées, reposant sur l'observance de règles écrites et
non plus sur le respect d'un statut personnel hérité, lié à une stratification sociale par ordres,
peu compatible avec la mobilité sociale.
Dans l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Weber montre que le développement du
capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu «naturel» de lois économiques «pures»
(libéralisme économique), ni par l'économique déterminant en dernière instance (marxisme),
non plus que par une constance psychologique, la «soif de l'or» (Sombart). Mais il ne
substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique: il explicite l'importance de
l'éthique, plus que du dogme d'ailleurs, dans le traditionalisme économique comme dans
l'émergence de conduites et de concepts économiques nouveaux. L'ethos calviniste, sa version
puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui
est «irrationnel», car inefficace, inutile, était propice à la naissance de l'«esprit du capitalisme
moderne»: mentalité et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme
économique, pour exploiter les «chances formellement pacifiques» de profit du marché des
biens et du travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le recours à la
force; le calvinisme et le puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu'il s'agisse de
thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l'âme, seul l'investissement
en capital, favorable au développement des entreprises, reste licite.
Le déclin des religions, la montée en puissance du capitalisme, la bureaucratisation
généralisée des activités, la socialisation de la science imposent la prédominance de la
rationalité «cognitive-instrumentale». Il s'ensuit le «désenchantement du monde», la «perte
d'un sens unifié du cosmos», crise morale et culturelle que manifeste le «polythéisme des
valeurs» à la fin du XIXe siècle. Les progrès scientifiques et techniques n'entraînent pas
automatiquement un progrès de la morale, de la culture ou du sens de la vie, c'est-à-dire du
bonheur des hommes.