1 Quand Internet aide à sortir de l`ombre pour imposer un débat
Transcription
1 Quand Internet aide à sortir de l`ombre pour imposer un débat
Quand Internet aide à sortir de l’ombre pour imposer un débat dans l’espace public L’exemple de Génération précaire et de la question des stages (Béatrice Barbusse, Dominique Glaymann, Largotec, Université Paris-Est) À la fin de l’année 2005, quelques jeunes diplômés créent le collectif Génération précaire qui médiatise la question des stages en dénonçant leur fonctionnement. Partant d’un appel lancé sur un blog personnel et d’échanges sur le net, le petit groupe d’ « activistes » organise plusieurs initiatives pour attirer les médias, sensibiliser l’opinion publique et pousser les acteurs institutionnels à se saisir du sujet. Dans cette dynamique, le site créé recueille en quelques semaines des milliers de plaintes de stagiaires. Quelques mois après, Génération Précaire est consulté par les autorités gouvernementales sur la réglementation qui est mise en place. Aujourd’hui, le collectif participe au groupe de travail « Stapro » mis en place par la ministre Valérie Pécresse en septembre 2007 afin de faire des propositions pour améliorer la gouvernance des stages. Dans le cadre d’une recherche sur le fonctionnement et les usages des stages, nous avons rencontré les fondateurs de Génération précaire et interrogé un certain nombre de stagiaires ayant témoigné sur leur site. À partir de cette enquête, nous montrerons comment Internet a contribué à créer un réseau, à diffuser une problématique et à organiser une mobilisation. I. Instrumentalisation d’Internet et émergence d’un acteur social spécifique En quelques semaines et à partir de quelques échanges sur le Net, un tout petit groupe de personnes révoltées par l’exploitation des stagiaires fait naître un mouvement dont les grands acteurs sociaux vont devoir tenir compte. A) Internet favorise la construction d’un nouveau mouvement social L’apparition de Génération Précaire est passée par plusieurs étapes pour s’imposer dans l’espace public. 1 1) Naissance de Génération Précaire « Si on avait dit à Cathy, un soir de septembre 2005, qu’elle était en train de déclencher un mouvement d’une telle ampleur, elle ne l’aurait probablement pas cru » (Raphaël et Simon, 2006). Tout commence un soir de septembre 2005 lorsqu’une jeune femme de 33 ans entreprend une recherche sur les stages et leurs abus à partir du moteur de recherche « Google ». Après avoir fait les Beaux-Arts, un master de management des spectacles vivants, créé une troupe de théâtre, échoué au Capes et à l’Agrégation du secondaire, écrit des histoires pour enfants, elle a régulièrement travaillé au Festival d’Avignon en tant que stagiaire et entend désormais refuser de faire le stage de plus. Au total, cette jeune femme diplômée a enchaîné 8 stages non rémunérés (dont 6 en deux ans) sans jamais parvenir à obtenir un emploi. Les quelques témoignages sur lesquels elle tombe relèvent les symptômes de ce qu’elle qualifie de « drames personnels ». Elle décide alors d’écrire sur son blog un appel à une grève des stagiaires. Deux personnes lui répondent et une réunion a lieu fin septembre 2005 constituant un premier noyau restreint. Constatant la multiplication des messages reçus sur le blog de Cathy, le groupe crée un site servant à recueillir des témoignages et à organiser le début d’un mouvement pour la réforme des stages qu’ils nomment « Génération Précaire » (GP). Les jeunes constituant ce premier noyau réunissent des caractéristiques sociologiques qui expliquent leur capacité à instrumentaliser Internet pour initier un mouvement. Ils sont dotés d’un capital culturel (au sens bourdieusien du terme) important, institutionnalisé (tous sont diplômés du supérieur) et incorporé (ils savent manier les nouvelles technologies de l’information et de la communication1 en les associant à des méthodes de communication bien plus traditionnelles). 2) De la première apparition médiatique à la grève générale des stagiaires À peine fondé, GP profite d’une manifestation nationale contre la précarité organisée le 4 octobre 2005 pour apparaître physiquement. Ils ne sont qu’une poignée et ils vont pourtant parvenir à se faire remarquer par tous les journalistes présents comme le notent Raphäel et 1 Même si l’usage d’Internet se démocratise au fil des années, l’utilisateur type reste un individu jeune doté d’un fort capital culturel (Bigot, Croutte, 2007). 2 Simon (2006) : « Les médias se ruent sur la vingtaine de stagiaires présents qui deviennent la cible d’une pluie d’interviews ». Ils ont en effet scénarisé cette première sortie. Ils apparaissent vêtus de noir et porteurs de masques blancs qui symbolisent leur anonymat et leur invisibilité au sein du monde du travail. Les masques servent à la fois à se protéger pour ne pas perdre leur stage ou mettre en péril leur chance de trouver un emploi et à se rendre médiatiquement visibles pour sortir de l’ombre. Une journaliste de France 2 présente ce jourlà raconte : « Nous notre métier c’est de montrer ce qui se passe. À partir du moment où quinze personnes font des actions assez inédites pour dénoncer quelque chose qui n’avait jamais été dénoncé, pour nous ça devient un mouvement, pour nous ça devient quelque chose dont il faut parler » (Medrea, 2006). Huit jours après, surfant sur la vague créée par cette forte médiatisation, ils réunissent une première AG au Théâtre de verre2. Le « noyau dur » (selon l’expression des acteurs euxmêmes) est créé et le collectif prend forme ; une plate-forme de revendications est rédigée et une pétition est mise en ligne. Les choses s’accélèrent en novembre : le collectif organise des flash mobs (à l’image des mobilisations « éclairs » états-uniennes) dans des lieux symboliques (Place Vendôme, Place de la Bourse ou de l’Opéra) ou devant le siège d’entreprises et d’administrations « stagiophages ». Parfaitement mises en scène, ces flash mobs résument le message autour de slogans symboliques, forts, mêlant le sérieux et la dérision (« Non aux rabais sur les salariés ! »). Le téléphone mobile permet de rassembler rapidement un petit groupe et de rameuter la presse. Le collectif appelle à une grève générale des stagiaires le 24 novembre 2005. Habillés en noir et masqués en blanc, enchaînés, plusieurs centaines de stagiaires défilent ce jour-là sur la place de la Concorde. Le comédien qui déclame les revendications jouera « sa scène » cinq fois de suite pour satisfaire les journalistes qui arrivent progressivement en masse. 3) Un nouvel acteur social au cœur d’un nouveau mouvement social Parallèlement, GP multiplie les interventions auprès d’acteurs politiques et sociaux : syndicats de salariés, organisations patronales, universitaires, députés, organisations étudiantes. Voulant 2 Il s’agit d’un local parisien géré par une Association d’artistes qui héberge Génération précaire. 3 sensibiliser l’opinion, obtenir des soutiens et être reconnu comme un interlocuteur, le collectif se transforme en groupe de pression. Il se revendique comme un groupe d’agitateurs non partisans. Aucun leader n’apparaît, les masques blancs permettant une forte présence médiatique sans personnalisation : « Le collectif se fait généralement représenter par deux ou trois individus et ses membres assurent un roulement dans la composition des délégations, afin que chacun participe et acquière de l’expérience. » (Raphaël et Simon, 2006). GP réussit très vite à faire exister un mouvement de protestation qui rappelle les nouveaux mouvements sociaux (Neveu, 2000) : des formes d’action originales, « l’importance de l’action et de la participation directe, le caractère spontanéiste, anti-autoritaire et antihiérarchique de la contestation » (Melucci, 1978), une indépendance politique revendiquée et une action limitée, ici à la question des stages même si GP n’ignore ni la question plus large de la précarité laborieuse, ni les difficultés diverses que vit la population estudiantine. L’activisme communicationnel paye : plusieurs délégations sont reçues aux ministères de l’Éducation, de l’Emploi, puis par Dominique de Villepin alors Premier ministre le 23 février 2006. Depuis septembre 2007, GP siège en tant que « personnalité extérieure » au comité de suivi des stages et de la professionnalisation des cursus universitaires (Stapro) du ministère de l’Enseignement Supérieur. En deux ans, GP est sorti de l’ombre virtuellement et physiquement et a médiatisé une nouvelle question sociale. B) Les stages : une question sociale longtemps ignorée La combinaison d’un essor quantitatif et d’une dégradation en qualité a conduit à faire des stages un objet de revendication qui éclate en France à la fin de l’année 2005. 1. La multiplication du nombre de stages Les dernières décennies ont vu se multiplier les cursus post-bac (BTS, DUT, Licences, Masters) incluant des stages obligatoires et se développer un marché parallèle de stages facultatifs. 4 Cette évolution participe des mutations de la relation emploi/formation liée à la massification de l’enseignement supérieur et à la complexification de l’insertion professionnelle des jeunes. La croissance du nombre d’inscrits dans l’enseignement supérieur et la montée du sousemploi frappant notamment les jeunes ont conduit des quantités croissantes d’entre eux à occuper des positions intermédiaires entre la formation et l’emploi. Si certains stages contribuent à la formation, d’autres ne sont rien d’autre qu’une forme de salariat déguisé. Tableau n°1 : Évolution des effectifs de l’enseignement supérieur France 200 000 310 000 851 000 1 200 000 1 700 000 2 160 000 2 228 000 1950-51 1960-61 1970-71 1980-81 1990-91 2000-01 2007-08 Source : Ministère de l’Éducation nationale, Repères et références statitsiques, 2007 et 2008 La montée des stages est parallèle à une primo-insertion professionnelle des jeunes passant de plus en plus par une instabilité durable et du sous-emploi (alternance entre chômage et emplois non durables, multiplication d’emplois sous-qualifiés et sous-rémunérés) alors que le chômage de cette catégorie d’actifs reste durablement très élevé. Tableau n°2 : Évolution du taux de chômage (en % des actifs) des 15-24 ans en France 4è trimestre 1975 4è trimestre 1980 4è trimestre 1985 4è trimestre 1990 4è trimestre 1995 4è trimestre 2000 4è trimestre 2005 7,7 13,9 21,8 15,8 20,5 15,4 21,3 Source : Insee, Enquêtes Emploi La multiplication et la diversification des stages sont liées à un ensemble de pratiques souvent tâtonnantes, rarement maîtrisées et jamais régulées, d’où la difficulté à les dénombrer. Selon le Cereq en 2002 « sur les 350 000 jeunes sortis de l’enseignement supérieur (hors apprentissage), 250 000, soit près de 72%, déclarent avoir effectué des stages durant leurs études. » (Giret et al, 2002). Le Conseil économique et social indiquait en 2005 que « près d’un étudiant sur deux, soit environ 800 000 étudiants, effectue au moins un stage au cours de 5 sa scolarité. » (Walter, 2005). Lors de la signature de la « Charte des stages en entreprise » en avril 2006, le ministère de la Recherche reprenait le chiffre de 160 000 stagiaires que l’Insee avait dénombré dans son enquête sur l’emploi. L’incertitude est grande dans cette fourchette de 1 à 5 (160 000 à 800 000 stages) ! Toutes les études confirment cependant une multiplication des stages qui montre que GP a mis en lumière une réalité sociale croissante, durable et massive. 2. La diversité des stages et de leur qualité Il faut d’abord distinguer les deux situations très différentes que forment les stages obligatoires et les stages facultatifs. Inclus dans des cursus de formation, les stages obligatoires qui sont valorisés par des ECTS font au moins en théorie l’objet d’un suivi de l’organisme de formation et aboutissent souvent (mais pas toujours) à des rapports de stage évalués. Les stages facultatifs recouvrent diverses situations. Ils concernent parfois des étudiants qui complètent leurs apprentissages par des mises en situation pouvant être validées en ECTS. Mais, ces stages facultatifs touchent aussi des étudiants qui ont terminé leur formation : des jeunes diplômés qui se heurtant à l’impossibilité de trouver un emploi s’efforcent à la fois de compléter leur CV et de décrocher un « essai » pour essayer de convaincre un employeur de les recruter. Ces diplômés se réinscrivent dans des formations fictives pour obtenir une convention de stage et la sécurité sociale étudiante, avec au mieux une gratification de quelques centaines d’euros. Le flou qui entoure la position de stagiaire s’explique largement par l’existence de pratiques sociales en marge, et parfois en contradiction, avec la réglementation très vague en la matière. Sans pouvoir en chiffrer la fréquence, les témoignages relayés par Génération Précaire ont révélé des non dits peu reluisants : stages n’apportant pas ou peu de formation compte tenu de leur contenu et de leur encadrement ; abus d’entreprises, d’administrations et d’associations utilisant des stagiaires sous-payés ou non payés pour remplacer des salariés ; inscriptions « bidons » d’étudiants par des organismes de formation (privés et publics) qui acceptent de signer des conventions de stages pour accroître leurs effectifs et leurs rentrées financières. 6 Une partie des stages enrichit le contenu de la formation par une expérimentation pratique et une confrontation aux réalités quotidiennes du travail. Ils jouent un rôle d’apprentissage et d’intégration professionnelle3. Ils peuvent ainsi contribuer à sécuriser les parcours initiatiques des futurs jeunes salariés en améliorant leur employabilité (acquisition d’expériences, développement de savoir-faire, enrichissement de CV…), en aidant à franchir la porte d’employeurs réticents à accueillir les jeunes (souvent perçus comme « un danger pour l’entreprise », Askenazy, 2006) et en favorisant la constitution d’éléments de réseaux et d’un socle de capital social. Différentes sources attestent de ce rôle positif des stages : « 27% des jeunes sortant de l’enseignement supérieur déclarent ainsi avoir déjà travaillé chez l’employeur qui les recrute, en tant que salarié ou dans le cadre de stages, et en avoir tiré un bénéfice en termes d’insertion » (Walter, 2005) ; 33% des recrutements de jeunes diplômés sortants des Grandes Écoles « ont été réalisés par le biais de stages (ou projets) de fin d’études » (Le Pluart, 2006). D’un autre côté, de nombreux stages constituent une forme d’emploi sans qualité qui enferme des jeunes dans une trappe à précarité produisant du déclassement professionnel et risquant d’aboutir à une insertion professionnelle dégradée en termes de qualification et de rémunération. Différentes organisations recourent délibérément aux stages comme une forme d’emploi extrêmement flexible (sans continuité, sans durée et sans garantie) qui relève du salariat déguisé et engendre l’exploitation d’une force de travail dynamique et malléable. Il s’agit de faire réaliser des tâches qui devraient revenir à des salariés par des jeunes sous-payés (une « gratification » inférieure à 30% du SMIC évite de payer toute charge sociale) et privés de tous les droits sociaux. « Certaines entreprises - pas la majorité heureusement - ont bien compris que face aux rigidités du marché de travail elles pouvaient se procurer à bon compte une main-d'œuvre qualifiée, docile et totalement flexible. Les stages sont bien moins contraignants que les CDD. Pourquoi se priver de ce réservoir de main-d'œuvre qui se renouvelle chaque année ? Pourquoi embaucher un jeune diplômé au Smic en payant les charges sociales alors qu'un stagiaire peut faire le même travail gratuitement ? » (J.-M. Chevalier, in Génération Précaire, 2006, préface) 3 Comme c’est le cas depuis longtemps pour certains métiers (enseignants, médecins, ingénieurs…) 7 L’inflation de la demande de stages liée aux formations qui en incluent et au chômage de jeunes diplômés prêts à tout pour mettre un pied dans l’emploi alimente une offre elle aussi croissante. La qualité des stages proposés connaît plusieurs dérives : « Les stages oscillent entre le stage "photocopies" et le stage "emploi déguisé". Dans le premier cas, le stagiaire n’assume aucune responsabilité et se cantonne aux tâches les plus ingrates, il n’apprend rien. Dans le second cas au contraire, il apprend parce qu’il assume les mêmes responsabilités qu’un salarié, sans bénéficier de la contrepartie en termes de rémunération et de droits sociaux. » (Génération précaire, 2006). Si le succès de GP s’explique par l’action d’individus déterminés face à un problème social douloureux vécu par de très nombreux jeunes, encore fallait-il qu’ils sachent faire émerger cette question. II. Médiatisation et naissance d’une question sociale Comment Génération Précaire a-t-il pu obtenir des résultats significatifs malgré la faiblesse numérique du mouvement, sans négliger les limites qu’il s’agira aussi d’identifier ? A) Un savoir-faire communicationnel pour imposer le débat La constitution et la reconnaissance de ce nouvel acteur social tiennent à la capacité à agir efficacement et à l’existence d’un véritable enjeu social. Chacun des deux aspects renforce l’autre à travers une « boucle récursive » (Morin, 2004). 1) D’Internet à la Commedia dell’arte Les fondateurs de GP ont su s’appuyer sur une batterie d’outils efficaces et complémentaires : Internet, téléphone mobile, masques, mass media, flashs mobs, mobilisation de relais… Chacun d’entre eux a été choisi et maîtrisé de manière pertinente. Même s’il y a eu de l’improvisation, elle a été combinée avec une capacité à apprendre en faisant. Le capital culturel et social des membres du collectif s’est traduit en un savoir-faire communicationnel avéré : moyens et initiatives intelligemment combinés, lieux et moments bien choisis, interlocuteurs et cibles bien identifiés. 8 Ces jeunes peuvent être assimilés aux « pronétaires » décrits par Joël de Rosnay (2006) : des nouveaux usagers qui concurrencent les mass média traditionnels en s’appropriant les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils ont su faire parler d’eux en associant outils modernes et instruments traditionnels. En se parant de masques blancs, ils s’appuient sur un mode opératoire utilisé au 16è siècle par les comédiens de la Commedia dell’arte4. Ce faisant, ils « créent l’événement » (Raphaël et Simon, 2006) en jouant consciemment sur le symbolisme : « À chaque fois, c’est le côté symbolique des événements qui a été privilégié »5. Et c’est en créant l’événement qu’ils attirent l’attention des médias. Ayant bien compris que « l’événement est le média » comme le dit J.-L. Missika, ils valident sa thèse selon laquelle aujourd’hui « l’ensemble des acteurs politiques, économiques, sociaux, associatifs voire individuels s’astreignent à construire des événements conçus dans une perspective de mobilisation des médias. » (Missika, 2006). Après avoir souligné le côté « inédit » de leur action, une journaliste de France 2 confirme leur intelligence de la situation : « Pour dénoncer une injustice, il faut un petit groupe d’une dizaine de personnes qui trouve l’action qui va bien, qui fera parler d’eux » (Medrea, 2006). Puis elle ajoute « comme on en parle, le mouvement grandit » et la boucle est bouclée. On pense inévitablement à la Société du spectacle de Guy Debord : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » (Debord, 1967). Le spectacle imaginé par Génération précaire est venu médiatiser un phénomène social jusque-là sous-jacent. 2) Un contexte socio-économique favorable L’activisme déployé par génération précaire s’est révélé très efficace car il s’est inscrit dans un contexte qui s’y prêtait : les mouvements de précaires, la question de l’insertion professionnelle des jeunes (notamment diplômés). GP va ainsi participer au mouvement de protestation contre le CPE du début de l’année 2006 qui obtiendra le retrait du projet gouvernemental en avril. Cet événement montre d’abord 4 Rappelons que plusieurs d’entre eux sont issus de formations artistiques et baignent dans un environnement du spectacle vivant, ce qui explique aussi que le collectif se réunisse dans un théâtre. 5 Sois Stage et tais-toi, Paris, La Découverte, Collectif Génération Précaire, 2006, p 20. 9 l’importance de la question de la précarité que ressentent les jeunes, en particulier diplômés, et leurs parents. C’est en grande partie la même population qui se sent concernée par l’abus des stages. Le mouvement anti-CPE vient aussi rappeler qu’une mobilisation peut aboutir. Les débats qui vont suivre sur la question de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés et qui vont donner lieu à de nombreux rapports6 trouveront une traduction dans la loi relative aux responsabilités et aux libertés des universités (LRU) du 11 août 2007 dont l’un des articles fixe aux universités une nouvelle mission d’insertion professionnelle des étudiants. Pour ce faire, elles devront créer un bureau d’aide à l’insertion professionnelle et à l’emploi (BAIP) dont l’un des rôles concerne les stages (recueil et diffusion des offres, bilan annuel). Ce contexte toujours marqué par le chômage massif des jeunes est donc favorable à l’émergence d’un débat autour des stages et à un accueil plutôt positif de l’opinion aux revendications de GP. La mise en scène efficace pour rendre la question visible a permis d’imposer ce thème en prenant l’opinion publique7 à témoin d’une injustice faite à la jeunesse diplômée et en poussant les acteurs institutionnels à s’en saisir. Ainsi s’explique aussi la capacité à obtenir des résultats. B) Des résultats significatifs 1) Émergence d’un cadre réglementaire Le 31 mars 2006, la loi pour l’égalité des chances stipule dans son article 9 que les stages en entreprise devront faire l’objet d’une convention tripartite (étudiant, entreprise d’accueil, établissement de formation). Le texte limite la durée des stages dits facultatifs à six mois et prévoit que les stages de plus de trois mois feront l’objet d’une gratification obligatoire. Le 26 avril 2006, les principaux acteurs du monde professionnel signent une « Charte des stages en entreprise »8 à laquelle est annexée une convention type. Elle entend « sécuriser la pratique des stages » en affirmant leur caractère pédagogique. Elle préconise un encadrement 6 Rapport du Conseil Économique et Social, L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’Enseignement Supérieur, 2005 ; Rapport Hetzel, De l’université à l’emploi, La documentation française, octobre 2006 ; Rapport Proglio, L’insertion des jeunes sortis de l’Enseignement Supérieur, 2006. 7 En partie fabriquée par les médias comme l’ont montré Pierre Bourdieu (1984) et Patrick Champagne (1991). 8 Voir http://wwww.enseignementsup-recherche.gouv.fr/discours/2006/charte.pdf 10 obligatoire ainsi que la mise en place de dispositifs d’évaluation et de suivi. De son côté, l’État s’engage à organiser un suivi des recours aux stages et à rédiger un guide des stages9. Le 29 août 2006, un décret stipule les modalités d’exercice des stages en entreprise en fixant notamment les clauses obligatoires que doivent inclure les conventions de stage. Le décret s’avère toutefois moins directif que la Charte : ni la notification des noms de l’enseignant et du tuteur d’entreprise responsables de l’encadrement du stage, ni la description précise des activités confiées au stagiaire ne sont obligatoires d’après le décret. Un décret du 31 janvier 2008 fixe des modalités de gratification : tout stage de plus de 3 mois inclus dans une formation doit être gratifié. Ce décret étend le champ d’application aux associations, aux entreprises publiques et aux EPIC. Enfin, il oblige toute organisation qui accueille des stagiaires à tenir une liste des conventions de stage qu’elle a conclues. GP a imposé la question des stages dans l’espace public au sens d’Habermas (1997) : des lieux où des citoyens organisés collectivement mènent des actions qui ont une influence sur les décisions politiques ; il a aussi conduit à l’initiation d’un cadre réglementaire, inexistant auparavant. Ce cadre a commencé à prendre forme (une loi, deux décrets, une charte) et des dispositifs comme Stapro et les Bureaux d’Aide à l’Insertion Professionnelle ont été mis en place. Mais tout cela reste insuffisant aux yeux de GP qui considère que les décrets ne vont pas assez loin dans la réglementation, que la Charte garde un caractère non obligatoire et qui revendique l’inscription d’un statut de stagiaire dans le Code du travail. Le combat du collectif n’est donc pas terminé. 2) Les raisons d’une influence efficace La seule explication situationnelle ne suffit pas à expliquer comment un nombre restreint d’individus a réussi à peser dans le débat public au point de conduire les pouvoirs publics à légiférer. Les travaux du psychologue social Serge Moscovici portant sur la capacité d’une « minorité active » à être un levier de changement social permettent de compléter la compréhension de ce qui s’est produit. 9 Voir http://media.education.gouv.fr/file/Stages/27/6/guidestages2407_33276.pdf 11 Même si GP a su réunir virtuellement un grand nombre de personnes sur une question intéressant des dizaines de milliers d’étudiants, le collectif constitue une minorité agissante, les membres actifs et les gens effectivement mobilisés ont toujours été peu nombreux. Pour qu’une telle minorité obtienne des résultats en se rendant visible, plusieurs conditions d’influence sont nécessaires. Le groupe minoritaire doit d’abord affirmer une implication par rapport à l’objet. Il doit ensuite être autonome et réagir de manière non partisane. Il doit encore faire preuve de consistance par « de nombreuses formes de comportement qui vont de la répétition persistante d’une affirmation particulière, en passant par l’évitement de déclarations contradictoires, jusqu’à l’élaboration d’un système de preuves logiques. » (Moscovici et Doms, 1990). On retrouve bien l’implication, l’autonomie et la persistance autour d’une plate-forme de revendications parfaitement maîtrisée. La légitimité de l’action s’est en outre appuyée sur l’accumulation de témoignages de stagiaires et a été renforcée par l’intervention de personnes influentes non concernées personnellement (universitaires comme le professeur d’économie Jean-Marie Chevalier ou le professeur de Droit François Gaudu). Enfin, la cause défendue par une minorité a bénéficié de « l’air du temps ». À ces différents éléments, il faut ajouter le rôle d’accélérateur du temps (Aubert, 2003) qu’ont joué les NTIC, en particulier Internet et, dans une moindre mesure, le téléphone portable. Internet a en effet permis à quelques individus de constituer quasi-immédiatement une communauté virtuelle ou encore « un réseau électronique autodéfini de communication interactive organisé autour d’un intérêt ou d’un objectif commun » (Castells, 1998). En créant une communauté virtuelle, les membres de GP ont donné le départ à la construction sociale d’une communauté réelle de personnes qui partagent la même expérience. Pour autant, la question posée par les stages est loin d’avoir été solutionnée. C) Des résultats limités 1. Une capacité partielle à obtenir satisfaction Génération précaire a su faire bouger les lignes et obtenir des résultats à travers une première étape de réglementation. 12 Pour autant, et en dépit de l’opiniâtreté de ses membres, tous les objectifs n’ont pas été atteints. L’obligation de rémunérer les stagiaires au-delà de trois mois n’est qu’une victoire partielle. Nombre de stagiaires dont la durée des stages est inférieure à ces trois mois n’en bénéficient pas, sans compter les cas où des conventions sont signées pour trois mois avant d’être prolongées dans un second temps pour échapper délibérément à cette règle et sans oublier le cas des stages dans les collectivités territoriales non concernées à ce jour. En outre, le montant des gratifications reste à la discrétion des organismes d’accueil qui continuent d’échapper à tout prélèvement social s’ils ne dépassent par 30% du SMIC. Par ailleurs, l’absence de statut du stagiaire contribue au maintien d’une situation de très forte précarité tant au regard des conditions de travail (contenu et encadrement) que des conditions d’emploi (modalités de rupture) ou de la protection sociale. La réglementation minime liée à une volonté de s’en remettre essentiellement à l’éthique et à la « bonne conduite » limite la possibilité de mettre un terme aux abus, notamment dans le cas des stages de post-diplômés. C’est ce qui explique la pérennisation du mouvement qui poursuit le recueil de témoignages (sur le site de Génération précaire10), soutient des actions en justice et a impulsé la création d’un réseau européen (Génération P11) et le lancement en 2007 d’une pétition adressée au Parlement européen (« Pour des stages honnêtes et un accès correct au marché du travail européen pour les jeunes »). Outre la réticence des pouvoirs publics et des organisations patronales à mettre en œuvre une réglementation contraignante et la modestie de l’engagement des syndicats (salariés et étudiants) sur ce dossier, un autre motif qui explique ces résultats limités de GP tient paradoxalement à l’une des raisons de son succès initial, à savoir l’effet de mode des événements. Dans notre « société liquide » pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman, les faits spectaculaires mis sur le devant de la scène par les médias deviennent des événements dont on parle. La contrepartie de cette sortie de l’ombre fortement médiatisée est qu’un événement chasse l’autre ; il est alors très difficile de durer dans ce monde où règne l’immédiateté : « C’est l’inconstance qui promet un avantage à ceux qui se battent pour survivre et à ceux qui rêvent de succès (…) Le culte des célébrités est fait sur mesure pour 10 11 http://www.generation-precaire.org/ http://www.generation-p.org/ 13 cette inconstance. La notoriété a remplacé la renommée, et l’éblouissant instant passé sous les feux de la rampe (il est dans la nature des feux de la rampe de clignoter, tandis qu’on ne peut les laisser allumés trop longtemps par crainte de surchauffe) s’est substitué à la lueur fixe de l’estime publique. » (Bauman, 2005). Après avoir imposé les stages comme un objet social de débat et de revendication, le plus compliqué est d’en maintenir non seulement la visibilité, mais surtout la prise en compte effective et durable par les différents acteurs sociaux en position de le traiter. Cela pose alors la question de l’insertion professionnelle des jeunes, et singulièrement des jeunes diplômés, dans un système d’emploi dont la mutation renvoie à des enjeux sociaux, économiques et politiques autrement plus vastes que la seule question des stages. 2. Une question qui renvoie à un phénomène plus large La limite « externe » à l’efficacité de l’action engagée par Génération précaire tient au fait que ses revendications concernent des enjeux socioéconomiques qui dépassent la seule question des stages et renvoient aux mutations en cours du système d’emploi. Sans développer cet aspect, ntons que ce qui est ici en jeu, c’est le mouvement de flexibilisation de la main-d’œuvre et les nouvelles modalités de recrutement et de mobilisation de la main-d’œuvre. La précarisation de bien des emplois en est une conséquence non seulement directe, mais en partie délibérée, notamment s’agissant des jeunes salariés dont la socialisation dans l’instabilité peut se lire comme une forme de « dressage social » (Glaymann, 2005). Les « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) identifiés par Alain Touraine, et auxquels on peut en partie assimiler Génération précaire, portent sur des domaines et des dimensions limités, mais ceux-ci concernent des enjeux globaux qu’il semble impossible de traiter de façon partielle. Autrement dit, GP a contribué à améliorer les conditions d’exercice des stages et a probablement la capacité de faire encore avancer les choses. Mais, ce type de mobilisation ne pourra pas transformer les modalités de gestion et de recrutement de la main-d’œuvre, et donc des jeunes diplômés. En limitant leurs revendications, ils se donnent les moyens d’obtenir des résultats réels et en même temps, ils renoncent à affronter les réalités 14 structurelles autrement plus complexes à modifier. La question de la gouvernance des stages renvoie tout à la fois à la gouvernance de l’emploi et à la gouvernance des Universités. Conclusion Internet a permis à Génération précaire de constituer une communauté virtuelle, puis à sortir de l’ombre avant de forcer les médias à informer l’opinion publique et d’obliger les acteurs institutionnels à traiter la question en intégrant une partie des revendications posées au départ. L’outil Internet a été efficace dans la mesure où des individus ont su l’utiliser de manière pertinente. Mais, l’examen de cette action collective montre que cet instrument n’a pas été le seul levier d’action, invalidant ainsi tout déterminisme technologique. Enfin, aussi imaginatif qu’il soit, le collectif Génération Précaire n’a pas réussi à résoudre la question sociale qu’il a contribué à poser. Il reste en effet à renforcer les conditions d’une bonne gouvernance des stages et cette étape risque de prendre du temps. Mais « Génération précaire aura au moins gagné sur un point majeur : les stages défrayent aujourd’hui la chronique » (Raphaël et Simon, 2006). Éléments bibliographiques Askenazy P., 2006, « Cessons de croire que les jeunes sont un danger pour l’entreprise », Le Monde Économie, 19/04/06 Aubert N., 2003, Le Culte de l’urgence, Flammarion Bauman Z., 2005, La Société assiégée [2002], Le Rouergue/ Chambon Bigot R et Croutte P., 2007, « La diffusion des technologies de l’information dans la société française », Credoc, Enquête sur les conditions de vie et les Aspirations des français, http://www.credoc.fr/publications. Bourdieu P, 1984, Questions de sociologie, Éditions de Minuit. Castells M., 1998, La Société en réseaux, (Tome 1 : L’ère de l’information), Fayard. Champagne P., 1991, « La construction médiatique des "malaises sociaux" », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 90 Collectif Génération précaire, 2006, Sois stage et tais-toi ! Pour en finir avec l’exploitation des stagiaires, La Découverte Commission du débat national Université-Emploi, 2006, Bilan d’étape. Rapport remis à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et à Monsieur le ministre délégué à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, 29 Juin 2006 Debord G., 1992, La Société du spectacle [1967], Gallimard 15 Evin G., Maume É, 2006, Profession stagiaire. Enquête sur les nouveaux OVNIS (objets vacants non intégrés) du monde du travail, Ramsay Fondeur Y., Minn C., 2006, « L’accès des jeunes à l’emploi », Données sociales - La société française, p. 283-291, Insee Giret J.-F., Moullet, Thomas, 2002, De l’enseignement supérieur à l’emploi : les trois premières années de vie active de la « Génération 98 », Cereq Giret J.-F., Lopez A., Rose J. (Dir.), 2005, Des formations pour quels emplois, La Découverte Giret J.-F., Molinari-Perrier M., Moulle S., 2006, « 2001-2004 : les sortants de l’enseignement supérieur face au marché du travail », Notes Emploi-Formation, n°21, Céreq Glaymann D., 2005, La Vie en intérim, Fayard Habermas J., 1997, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard Le Pluart A., 2006, Premiers résultats de l’enquête 2006 sur l’insertion des diplômés de la promotion 2005, Conférence des Grandes Écoles Melucci A., « Société en changement et nouveaux mouvements sociaux », Sociologie et sociétés, vol. 10, n°2, 1978 Ministère de l’Éducation nationale, 2007, Repères et références statistiques Ministère de l’Éducation nationale, 2008, Repères et références statistiques Missika J.-L., 2006, La Fin de la télévision, Seuil Morin E., 1984, Introduction à la pensée complexe, Seuil Moscovici S. et Doms M., 1990 (1ère édition 1984), « Innovation et influence des minorités », in Moscovici S. (Dir.), Psychologie sociale, PUF, p. 51-89. Neveu É., 2000, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte Nicole-Drancourt C., Roulleau-Berger L., 2001, Les Jeunes et le travail, 1950-2000, PUF Raphaël et Simon de Génération précaire, 2006, « La Grippe stagiaire. Le stage : syndrome d’une société en crise », Mouvements, n°47-48 Rosnay de J., 2006, La Révolte du pronetariat, des mass media au media des masses, Fayard Touraine A., 1975, « Les Nouveaux conflits sociaux », Sociologie du travail, n°1 Touraine A., 1984, Le Retour de l’acteur, Fayard Walter J.-L., 2005, L’Insertion professionnelle des jeunes issus de l’enseignement supérieur, CES Filmographie Medrea R., 2006, Génération Précaire, derrière les masques, © LCP Assemblée Nationale et Lobster Films Gallien A., 2006, Génération Stagiaire, © Mat Films 16