1 Quand Internet aide à sortir de l`ombre pour imposer un débat

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1 Quand Internet aide à sortir de l`ombre pour imposer un débat
Quand Internet aide à sortir de l’ombre pour imposer un débat dans l’espace public
L’exemple de Génération précaire et de la question des stages
(Béatrice Barbusse, Dominique Glaymann, Largotec, Université Paris-Est)
À la fin de l’année 2005, quelques jeunes diplômés créent le collectif Génération précaire qui
médiatise la question des stages en dénonçant leur fonctionnement. Partant d’un appel lancé
sur un blog personnel et d’échanges sur le net, le petit groupe d’ « activistes » organise
plusieurs initiatives pour attirer les médias, sensibiliser l’opinion publique et pousser les
acteurs institutionnels à se saisir du sujet. Dans cette dynamique, le site créé recueille en
quelques semaines des milliers de plaintes de stagiaires.
Quelques mois après, Génération Précaire est consulté par les autorités gouvernementales sur
la réglementation qui est mise en place. Aujourd’hui, le collectif participe au groupe de travail
« Stapro » mis en place par la ministre Valérie Pécresse en septembre 2007 afin de faire des
propositions pour améliorer la gouvernance des stages.
Dans le cadre d’une recherche sur le fonctionnement et les usages des stages, nous avons
rencontré les fondateurs de Génération précaire et interrogé un certain nombre de stagiaires
ayant témoigné sur leur site. À partir de cette enquête, nous montrerons comment Internet a
contribué à créer un réseau, à diffuser une problématique et à organiser une mobilisation.
I. Instrumentalisation d’Internet et émergence d’un acteur social spécifique
En quelques semaines et à partir de quelques échanges sur le Net, un tout petit groupe de
personnes révoltées par l’exploitation des stagiaires fait naître un mouvement dont les grands
acteurs sociaux vont devoir tenir compte.
A) Internet favorise la construction d’un nouveau mouvement social
L’apparition de Génération Précaire est passée par plusieurs étapes pour s’imposer dans
l’espace public.
1
1) Naissance de Génération Précaire
« Si on avait dit à Cathy, un soir de septembre 2005, qu’elle était en train de déclencher un
mouvement d’une telle ampleur, elle ne l’aurait probablement pas cru » (Raphaël et Simon,
2006). Tout commence un soir de septembre 2005 lorsqu’une jeune femme de 33 ans
entreprend une recherche sur les stages et leurs abus à partir du moteur de recherche
« Google ». Après avoir fait les Beaux-Arts, un master de management des spectacles vivants,
créé une troupe de théâtre, échoué au Capes et à l’Agrégation du secondaire, écrit des
histoires pour enfants, elle a régulièrement travaillé au Festival d’Avignon en tant que
stagiaire et entend désormais refuser de faire le stage de plus.
Au total, cette jeune femme diplômée a enchaîné 8 stages non rémunérés (dont 6 en deux ans)
sans jamais parvenir à obtenir un emploi. Les quelques témoignages sur lesquels elle tombe
relèvent les symptômes de ce qu’elle qualifie de « drames personnels ». Elle décide alors
d’écrire sur son blog un appel à une grève des stagiaires. Deux personnes lui répondent et une
réunion a lieu fin septembre 2005 constituant un premier noyau restreint. Constatant la
multiplication des messages reçus sur le blog de Cathy, le groupe crée un site servant à
recueillir des témoignages et à organiser le début d’un mouvement pour la réforme des stages
qu’ils nomment « Génération Précaire » (GP).
Les jeunes constituant ce premier noyau réunissent des caractéristiques sociologiques qui
expliquent leur capacité à instrumentaliser Internet pour initier un mouvement. Ils sont dotés
d’un capital culturel (au sens bourdieusien du terme) important, institutionnalisé (tous sont
diplômés du supérieur) et incorporé (ils savent manier les nouvelles technologies de
l’information et de la communication1 en les associant à des méthodes de communication bien
plus traditionnelles).
2) De la première apparition médiatique à la grève générale des stagiaires
À peine fondé, GP profite d’une manifestation nationale contre la précarité organisée le 4
octobre 2005 pour apparaître physiquement. Ils ne sont qu’une poignée et ils vont pourtant
parvenir à se faire remarquer par tous les journalistes présents comme le notent Raphäel et
1
Même si l’usage d’Internet se démocratise au fil des années, l’utilisateur type reste un individu jeune doté d’un
fort capital culturel (Bigot, Croutte, 2007).
2
Simon (2006) : « Les médias se ruent sur la vingtaine de stagiaires présents qui deviennent la
cible d’une pluie d’interviews ». Ils ont en effet scénarisé cette première sortie.
Ils apparaissent vêtus de noir et porteurs de masques blancs qui symbolisent leur anonymat et
leur invisibilité au sein du monde du travail. Les masques servent à la fois à se protéger pour
ne pas perdre leur stage ou mettre en péril leur chance de trouver un emploi et à se rendre
médiatiquement visibles pour sortir de l’ombre. Une journaliste de France 2 présente ce jourlà raconte : « Nous notre métier c’est de montrer ce qui se passe. À partir du moment où
quinze personnes font des actions assez inédites pour dénoncer quelque chose qui n’avait
jamais été dénoncé, pour nous ça devient un mouvement, pour nous ça devient quelque chose
dont il faut parler » (Medrea, 2006).
Huit jours après, surfant sur la vague créée par cette forte médiatisation, ils réunissent une
première AG au Théâtre de verre2. Le « noyau dur » (selon l’expression des acteurs euxmêmes) est créé et le collectif prend forme ; une plate-forme de revendications est rédigée et
une pétition est mise en ligne. Les choses s’accélèrent en novembre : le collectif organise des
flash mobs (à l’image des mobilisations « éclairs » états-uniennes) dans des lieux symboliques
(Place Vendôme, Place de la Bourse ou de l’Opéra) ou devant le siège d’entreprises et
d’administrations « stagiophages ». Parfaitement mises en scène, ces flash mobs résument le
message autour de slogans symboliques, forts, mêlant le sérieux et la dérision (« Non aux
rabais sur les salariés ! »). Le téléphone mobile permet de rassembler rapidement un petit
groupe et de rameuter la presse.
Le collectif appelle à une grève générale des stagiaires le 24 novembre 2005. Habillés en noir
et masqués en blanc, enchaînés, plusieurs centaines de stagiaires défilent ce jour-là sur la
place de la Concorde. Le comédien qui déclame les revendications jouera « sa scène » cinq
fois de suite pour satisfaire les journalistes qui arrivent progressivement en masse.
3) Un nouvel acteur social au cœur d’un nouveau mouvement social
Parallèlement, GP multiplie les interventions auprès d’acteurs politiques et sociaux : syndicats
de salariés, organisations patronales, universitaires, députés, organisations étudiantes. Voulant
2
Il s’agit d’un local parisien géré par une Association d’artistes qui héberge Génération précaire.
3
sensibiliser l’opinion, obtenir des soutiens et être reconnu comme un interlocuteur, le collectif
se transforme en groupe de pression. Il se revendique comme un groupe d’agitateurs non
partisans. Aucun leader n’apparaît, les masques blancs permettant une forte présence
médiatique sans personnalisation : « Le collectif se fait généralement représenter par deux ou
trois individus et ses membres assurent un roulement dans la composition des délégations,
afin que chacun participe et acquière de l’expérience. » (Raphaël et Simon, 2006).
GP réussit très vite à faire exister un mouvement de protestation qui rappelle les nouveaux
mouvements sociaux (Neveu, 2000) : des formes d’action originales, « l’importance de
l’action et de la participation directe, le caractère spontanéiste, anti-autoritaire et antihiérarchique de la contestation » (Melucci, 1978), une indépendance politique revendiquée et
une action limitée, ici à la question des stages même si GP n’ignore ni la question plus large
de la précarité laborieuse, ni les difficultés diverses que vit la population estudiantine.
L’activisme communicationnel paye : plusieurs délégations sont reçues aux ministères de
l’Éducation, de l’Emploi, puis par Dominique de Villepin alors Premier ministre le 23 février
2006. Depuis septembre 2007, GP siège en tant que « personnalité extérieure » au comité de
suivi des stages et de la professionnalisation des cursus universitaires (Stapro) du ministère de
l’Enseignement Supérieur.
En deux ans, GP est sorti de l’ombre virtuellement et physiquement et a médiatisé une
nouvelle question sociale.
B) Les stages : une question sociale longtemps ignorée
La combinaison d’un essor quantitatif et d’une dégradation en qualité a conduit à faire des
stages un objet de revendication qui éclate en France à la fin de l’année 2005.
1. La multiplication du nombre de stages
Les dernières décennies ont vu se multiplier les cursus post-bac (BTS, DUT, Licences,
Masters) incluant des stages obligatoires et se développer un marché parallèle de stages
facultatifs.
4
Cette évolution participe des mutations de la relation emploi/formation liée à la massification
de l’enseignement supérieur et à la complexification de l’insertion professionnelle des jeunes.
La croissance du nombre d’inscrits dans l’enseignement supérieur et la montée du sousemploi frappant notamment les jeunes ont conduit des quantités croissantes d’entre eux à
occuper des positions intermédiaires entre la formation et l’emploi. Si certains stages
contribuent à la formation, d’autres ne sont rien d’autre qu’une forme de salariat déguisé.
Tableau n°1 : Évolution des effectifs de l’enseignement supérieur France
200 000
310 000
851 000
1 200 000
1 700 000
2 160 000
2 228 000
1950-51
1960-61
1970-71
1980-81
1990-91
2000-01
2007-08
Source : Ministère de l’Éducation nationale, Repères et références statitsiques, 2007 et 2008
La montée des stages est parallèle à une primo-insertion professionnelle des jeunes passant de
plus en plus par une instabilité durable et du sous-emploi (alternance entre chômage et
emplois non durables, multiplication d’emplois sous-qualifiés et sous-rémunérés) alors que le
chômage de cette catégorie d’actifs reste durablement très élevé.
Tableau n°2 : Évolution du taux de chômage (en % des actifs) des 15-24 ans en France
4è trimestre 1975
4è trimestre 1980
4è trimestre 1985
4è trimestre 1990
4è trimestre 1995
4è trimestre 2000
4è trimestre 2005
7,7
13,9
21,8
15,8
20,5
15,4
21,3
Source : Insee, Enquêtes Emploi
La multiplication et la diversification des stages sont liées à un ensemble de pratiques souvent
tâtonnantes, rarement maîtrisées et jamais régulées, d’où la difficulté à les dénombrer. Selon
le Cereq en 2002 « sur les 350 000 jeunes sortis de l’enseignement supérieur (hors
apprentissage), 250 000, soit près de 72%, déclarent avoir effectué des stages durant leurs
études. » (Giret et al, 2002). Le Conseil économique et social indiquait en 2005 que « près
d’un étudiant sur deux, soit environ 800 000 étudiants, effectue au moins un stage au cours de
5
sa scolarité. » (Walter, 2005). Lors de la signature de la « Charte des stages en entreprise » en
avril 2006, le ministère de la Recherche reprenait le chiffre de 160 000 stagiaires que l’Insee
avait dénombré dans son enquête sur l’emploi.
L’incertitude est grande dans cette fourchette de 1 à 5 (160 000 à 800 000 stages) ! Toutes les
études confirment cependant une multiplication des stages qui montre que GP a mis en
lumière une réalité sociale croissante, durable et massive.
2. La diversité des stages et de leur qualité
Il faut d’abord distinguer les deux situations très différentes que forment les stages
obligatoires et les stages facultatifs.
Inclus dans des cursus de formation, les stages obligatoires qui sont valorisés par des ECTS
font au moins en théorie l’objet d’un suivi de l’organisme de formation et aboutissent souvent
(mais pas toujours) à des rapports de stage évalués. Les stages facultatifs recouvrent diverses
situations. Ils concernent parfois des étudiants qui complètent leurs apprentissages par des
mises en situation pouvant être validées en ECTS. Mais, ces stages facultatifs touchent aussi
des étudiants qui ont terminé leur formation : des jeunes diplômés qui se heurtant à
l’impossibilité de trouver un emploi s’efforcent à la fois de compléter leur CV et de décrocher
un « essai » pour essayer de convaincre un employeur de les recruter. Ces diplômés se
réinscrivent dans des formations fictives pour obtenir une convention de stage et la sécurité
sociale étudiante, avec au mieux une gratification de quelques centaines d’euros.
Le flou qui entoure la position de stagiaire s’explique largement par l’existence de pratiques
sociales en marge, et parfois en contradiction, avec la réglementation très vague en la matière.
Sans pouvoir en chiffrer la fréquence, les témoignages relayés par Génération Précaire ont
révélé des non dits peu reluisants : stages n’apportant pas ou peu de formation compte tenu de
leur contenu et de leur encadrement ; abus d’entreprises, d’administrations et d’associations
utilisant des stagiaires sous-payés ou non payés pour remplacer des salariés ; inscriptions
« bidons » d’étudiants par des organismes de formation (privés et publics) qui acceptent de
signer des conventions de stages pour accroître leurs effectifs et leurs rentrées financières.
6
Une partie des stages enrichit le contenu de la formation par une expérimentation pratique et
une confrontation aux réalités quotidiennes du travail. Ils jouent un rôle d’apprentissage et
d’intégration professionnelle3. Ils peuvent ainsi contribuer à sécuriser les parcours initiatiques
des futurs jeunes salariés en améliorant leur employabilité (acquisition d’expériences,
développement de savoir-faire, enrichissement de CV…), en aidant à franchir la porte
d’employeurs réticents à accueillir les jeunes (souvent perçus comme « un danger pour
l’entreprise », Askenazy, 2006) et en favorisant la constitution d’éléments de réseaux et d’un
socle de capital social.
Différentes sources attestent de ce rôle positif des stages : « 27% des jeunes sortant de
l’enseignement supérieur déclarent ainsi avoir déjà travaillé chez l’employeur qui les recrute,
en tant que salarié ou dans le cadre de stages, et en avoir tiré un bénéfice en termes
d’insertion » (Walter, 2005) ; 33% des recrutements de jeunes diplômés sortants des Grandes
Écoles « ont été réalisés par le biais de stages (ou projets) de fin d’études » (Le Pluart, 2006).
D’un autre côté, de nombreux stages constituent une forme d’emploi sans qualité qui enferme
des jeunes dans une trappe à précarité produisant du déclassement professionnel et risquant
d’aboutir à une insertion professionnelle dégradée en termes de qualification et de
rémunération. Différentes organisations recourent délibérément aux stages comme une forme
d’emploi extrêmement flexible (sans continuité, sans durée et sans garantie) qui relève du
salariat déguisé et engendre l’exploitation d’une force de travail dynamique et malléable. Il
s’agit de faire réaliser des tâches qui devraient revenir à des salariés par des jeunes sous-payés
(une « gratification » inférieure à 30% du SMIC évite de payer toute charge sociale) et privés
de tous les droits sociaux. « Certaines entreprises - pas la majorité heureusement - ont bien
compris que face aux rigidités du marché de travail elles pouvaient se procurer à bon compte
une main-d'œuvre qualifiée, docile et totalement flexible. Les stages sont bien moins
contraignants que les CDD. Pourquoi se priver de ce réservoir de main-d'œuvre qui se
renouvelle chaque année ? Pourquoi embaucher un jeune diplômé au Smic en payant les
charges sociales alors qu'un stagiaire peut faire le même travail gratuitement ? » (J.-M.
Chevalier, in Génération Précaire, 2006, préface)
3
Comme c’est le cas depuis longtemps pour certains métiers (enseignants, médecins, ingénieurs…)
7
L’inflation de la demande de stages liée aux formations qui en incluent et au chômage de
jeunes diplômés prêts à tout pour mettre un pied dans l’emploi alimente une offre elle aussi
croissante. La qualité des stages proposés connaît plusieurs dérives : « Les stages oscillent
entre le stage "photocopies" et le stage "emploi déguisé". Dans le premier cas, le stagiaire
n’assume aucune responsabilité et se cantonne aux tâches les plus ingrates, il n’apprend rien.
Dans le second cas au contraire, il apprend parce qu’il assume les mêmes responsabilités
qu’un salarié, sans bénéficier de la contrepartie en termes de rémunération et de droits
sociaux. » (Génération précaire, 2006).
Si le succès de GP s’explique par l’action d’individus déterminés face à un problème social
douloureux vécu par de très nombreux jeunes, encore fallait-il qu’ils sachent faire émerger
cette question.
II. Médiatisation et naissance d’une question sociale
Comment Génération Précaire a-t-il pu obtenir des résultats significatifs malgré la faiblesse
numérique du mouvement, sans négliger les limites qu’il s’agira aussi d’identifier ?
A) Un savoir-faire communicationnel pour imposer le débat
La constitution et la reconnaissance de ce nouvel acteur social tiennent à la capacité à agir
efficacement et à l’existence d’un véritable enjeu social. Chacun des deux aspects renforce
l’autre à travers une « boucle récursive » (Morin, 2004).
1) D’Internet à la Commedia dell’arte
Les fondateurs de GP ont su s’appuyer sur une batterie d’outils
efficaces et
complémentaires : Internet, téléphone mobile, masques, mass media, flashs mobs,
mobilisation de relais… Chacun d’entre eux a été choisi et maîtrisé de manière pertinente.
Même s’il y a eu de l’improvisation, elle a été combinée avec une capacité à apprendre en
faisant. Le capital culturel et social des membres du collectif s’est traduit en un savoir-faire
communicationnel avéré : moyens et initiatives intelligemment combinés, lieux et moments
bien choisis, interlocuteurs et cibles bien identifiés.
8
Ces jeunes peuvent être assimilés aux « pronétaires » décrits par Joël de Rosnay (2006) : des
nouveaux usagers qui concurrencent les mass média traditionnels en s’appropriant les
nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils ont su faire parler d’eux
en associant outils modernes et instruments traditionnels. En se parant de masques blancs, ils
s’appuient sur un mode opératoire utilisé au 16è siècle par les comédiens de la Commedia
dell’arte4. Ce faisant, ils « créent l’événement » (Raphaël et Simon, 2006) en jouant
consciemment sur le symbolisme : « À chaque fois, c’est le côté symbolique des événements
qui a été privilégié »5. Et c’est en créant l’événement qu’ils attirent l’attention des médias.
Ayant bien compris que « l’événement est le média » comme le dit J.-L. Missika, ils valident
sa thèse selon laquelle aujourd’hui « l’ensemble des acteurs politiques, économiques, sociaux,
associatifs voire individuels s’astreignent à construire des événements conçus dans une
perspective de mobilisation des médias. » (Missika, 2006). Après avoir souligné le côté
« inédit » de leur action, une journaliste de France 2 confirme leur intelligence de la situation :
« Pour dénoncer une injustice, il faut un petit groupe d’une dizaine de personnes qui trouve
l’action qui va bien, qui fera parler d’eux » (Medrea, 2006). Puis elle ajoute « comme on en
parle, le mouvement grandit » et la boucle est bouclée.
On pense inévitablement à la Société du spectacle de Guy Debord : « Le spectacle n’est pas
un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des
images. » (Debord, 1967). Le spectacle imaginé par Génération précaire est venu médiatiser
un phénomène social jusque-là sous-jacent.
2) Un contexte socio-économique favorable
L’activisme déployé par génération précaire s’est révélé très efficace car il s’est inscrit dans
un contexte qui s’y prêtait : les mouvements de précaires, la question de l’insertion
professionnelle des jeunes (notamment diplômés).
GP va ainsi participer au mouvement de protestation contre le CPE du début de l’année 2006
qui obtiendra le retrait du projet gouvernemental en avril. Cet événement montre d’abord
4
Rappelons que plusieurs d’entre eux sont issus de formations artistiques et baignent dans un environnement du spectacle
vivant, ce qui explique aussi que le collectif se réunisse dans un théâtre.
5
Sois Stage et tais-toi, Paris, La Découverte, Collectif Génération Précaire, 2006, p 20.
9
l’importance de la question de la précarité que ressentent les jeunes, en particulier diplômés,
et leurs parents. C’est en grande partie la même population qui se sent concernée par l’abus
des stages. Le mouvement anti-CPE vient aussi rappeler qu’une mobilisation peut aboutir.
Les débats qui vont suivre sur la question de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés et
qui vont donner lieu à de nombreux rapports6 trouveront une traduction dans la loi relative
aux responsabilités et aux libertés des universités (LRU) du 11 août 2007 dont l’un des
articles fixe aux universités une nouvelle mission d’insertion professionnelle des étudiants.
Pour ce faire, elles devront créer un bureau d’aide à l’insertion professionnelle et à l’emploi
(BAIP) dont l’un des rôles concerne les stages (recueil et diffusion des offres, bilan annuel).
Ce contexte toujours marqué par le chômage massif des jeunes est donc favorable à
l’émergence d’un débat autour des stages et à un accueil plutôt positif de l’opinion aux
revendications de GP. La mise en scène efficace pour rendre la question visible a permis
d’imposer ce thème en prenant l’opinion publique7 à témoin d’une injustice faite à la jeunesse
diplômée et en poussant les acteurs institutionnels à s’en saisir. Ainsi s’explique aussi la
capacité à obtenir des résultats.
B) Des résultats significatifs
1) Émergence d’un cadre réglementaire
Le 31 mars 2006, la loi pour l’égalité des chances stipule dans son article 9 que les stages en
entreprise devront faire l’objet d’une convention tripartite (étudiant, entreprise d’accueil,
établissement de formation). Le texte limite la durée des stages dits facultatifs à six mois et
prévoit que les stages de plus de trois mois feront l’objet d’une gratification obligatoire.
Le 26 avril 2006, les principaux acteurs du monde professionnel signent une « Charte des
stages en entreprise »8 à laquelle est annexée une convention type. Elle entend « sécuriser la
pratique des stages » en affirmant leur caractère pédagogique. Elle préconise un encadrement
6
Rapport du Conseil Économique et Social, L’insertion professionnelle des jeunes issus de l’Enseignement
Supérieur, 2005 ; Rapport Hetzel, De l’université à l’emploi, La documentation française, octobre 2006 ;
Rapport Proglio, L’insertion des jeunes sortis de l’Enseignement Supérieur, 2006.
7
En partie fabriquée par les médias comme l’ont montré Pierre Bourdieu (1984) et Patrick Champagne (1991).
8
Voir http://wwww.enseignementsup-recherche.gouv.fr/discours/2006/charte.pdf
10
obligatoire ainsi que la mise en place de dispositifs d’évaluation et de suivi. De son côté,
l’État s’engage à organiser un suivi des recours aux stages et à rédiger un guide des stages9.
Le 29 août 2006, un décret stipule les modalités d’exercice des stages en entreprise en fixant
notamment les clauses obligatoires que doivent inclure les conventions de stage. Le décret
s’avère toutefois moins directif que la Charte : ni la notification des noms de l’enseignant et
du tuteur d’entreprise responsables de l’encadrement du stage, ni la description précise des
activités confiées au stagiaire ne sont obligatoires d’après le décret.
Un décret du 31 janvier 2008 fixe des modalités de gratification : tout stage de plus de 3 mois
inclus dans une formation doit être gratifié. Ce décret étend le champ d’application aux
associations, aux entreprises publiques et aux EPIC. Enfin, il oblige toute organisation qui
accueille des stagiaires à tenir une liste des conventions de stage qu’elle a conclues.
GP a imposé la question des stages dans l’espace public au sens d’Habermas (1997) : des
lieux où des citoyens organisés collectivement mènent des actions qui ont une influence sur
les décisions politiques ; il a aussi conduit à l’initiation d’un cadre réglementaire, inexistant
auparavant. Ce cadre a commencé à prendre forme (une loi, deux décrets, une charte) et des
dispositifs comme Stapro et les Bureaux d’Aide à l’Insertion Professionnelle ont été mis en
place. Mais tout cela reste insuffisant aux yeux de GP qui considère que les décrets ne vont
pas assez loin dans la réglementation, que la Charte garde un caractère non obligatoire et qui
revendique l’inscription d’un statut de stagiaire dans le Code du travail. Le combat du
collectif n’est donc pas terminé.
2) Les raisons d’une influence efficace
La seule explication situationnelle ne suffit pas à expliquer comment un nombre restreint
d’individus a réussi à peser dans le débat public au point de conduire les pouvoirs publics à
légiférer. Les travaux du psychologue social Serge Moscovici portant sur la capacité d’une
« minorité active » à être un levier de changement social permettent de compléter la
compréhension de ce qui s’est produit.
9
Voir http://media.education.gouv.fr/file/Stages/27/6/guidestages2407_33276.pdf
11
Même si GP a su réunir virtuellement un grand nombre de personnes sur une question
intéressant des dizaines de milliers d’étudiants, le collectif constitue une minorité agissante,
les membres actifs et les gens effectivement mobilisés ont toujours été peu nombreux. Pour
qu’une telle minorité obtienne des résultats en se rendant visible, plusieurs conditions
d’influence sont nécessaires. Le groupe minoritaire doit d’abord affirmer une implication par
rapport à l’objet. Il doit ensuite être autonome et réagir de manière non partisane. Il doit
encore faire preuve de consistance par « de nombreuses formes de comportement qui vont de
la répétition persistante d’une affirmation particulière, en passant par l’évitement de
déclarations contradictoires, jusqu’à l’élaboration d’un système de preuves logiques. »
(Moscovici et Doms, 1990). On retrouve bien l’implication, l’autonomie et la persistance
autour d’une plate-forme de revendications parfaitement maîtrisée. La légitimité de l’action
s’est en outre appuyée sur l’accumulation de témoignages de stagiaires et a été renforcée par
l’intervention de personnes influentes non concernées personnellement (universitaires comme
le professeur d’économie Jean-Marie Chevalier ou le professeur de Droit François Gaudu).
Enfin, la cause défendue par une minorité a bénéficié de « l’air du temps ».
À ces différents éléments, il faut ajouter le rôle d’accélérateur du temps (Aubert, 2003) qu’ont
joué les NTIC, en particulier Internet et, dans une moindre mesure, le téléphone portable.
Internet a en effet permis à quelques individus de constituer quasi-immédiatement une
communauté virtuelle ou encore « un réseau électronique autodéfini de communication
interactive organisé autour d’un intérêt ou d’un objectif commun » (Castells, 1998). En créant
une communauté virtuelle, les membres de GP ont donné le départ à la construction sociale
d’une communauté réelle de personnes qui partagent la même expérience.
Pour autant, la question posée par les stages est loin d’avoir été solutionnée.
C) Des résultats limités
1. Une capacité partielle à obtenir satisfaction
Génération précaire a su faire bouger les lignes et obtenir des résultats à travers une première
étape de réglementation.
12
Pour autant, et en dépit de l’opiniâtreté de ses membres, tous les objectifs n’ont pas été
atteints. L’obligation de rémunérer les stagiaires au-delà de trois mois n’est qu’une victoire
partielle. Nombre de stagiaires dont la durée des stages est inférieure à ces trois mois n’en
bénéficient pas, sans compter les cas où des conventions sont signées pour trois mois avant
d’être prolongées dans un second temps pour échapper délibérément à cette règle et sans
oublier le cas des stages dans les collectivités territoriales non concernées à ce jour. En outre,
le montant des gratifications reste à la discrétion des organismes d’accueil qui continuent
d’échapper à tout prélèvement social s’ils ne dépassent par 30% du SMIC.
Par ailleurs, l’absence de statut du stagiaire contribue au maintien d’une situation de très forte
précarité tant au regard des conditions de travail (contenu et encadrement) que des conditions
d’emploi (modalités de rupture) ou de la protection sociale. La réglementation minime liée à
une volonté de s’en remettre essentiellement à l’éthique et à la « bonne conduite » limite la
possibilité de mettre un terme aux abus, notamment dans le cas des stages de post-diplômés.
C’est ce qui explique la pérennisation du mouvement qui poursuit le recueil de témoignages
(sur le site de Génération précaire10), soutient des actions en justice et a impulsé la création
d’un réseau européen (Génération P11) et le lancement en 2007 d’une pétition adressée au
Parlement européen (« Pour des stages honnêtes et un accès correct au marché du travail
européen pour les jeunes »).
Outre la réticence des pouvoirs publics et des organisations patronales à mettre en œuvre une
réglementation contraignante et la modestie de l’engagement des syndicats (salariés et
étudiants) sur ce dossier, un autre motif qui explique ces résultats limités de GP tient
paradoxalement à l’une des raisons de son succès initial, à savoir l’effet de mode des
événements.
Dans notre « société liquide » pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman, les faits
spectaculaires mis sur le devant de la scène par les médias deviennent des événements dont on
parle. La contrepartie de cette sortie de l’ombre fortement médiatisée est qu’un événement
chasse l’autre ; il est alors très difficile de durer dans ce monde où règne
l’immédiateté : « C’est l’inconstance qui promet un avantage à ceux qui se battent pour
survivre et à ceux qui rêvent de succès (…) Le culte des célébrités est fait sur mesure pour
10
11
http://www.generation-precaire.org/
http://www.generation-p.org/
13
cette inconstance. La notoriété a remplacé la renommée, et l’éblouissant instant passé sous les
feux de la rampe (il est dans la nature des feux de la rampe de clignoter, tandis qu’on ne peut
les laisser allumés trop longtemps par crainte de surchauffe) s’est substitué à la lueur fixe de
l’estime publique. » (Bauman, 2005).
Après avoir imposé les stages comme un objet social de débat et de revendication, le plus
compliqué est d’en maintenir non seulement la visibilité, mais surtout la prise en compte
effective et durable par les différents acteurs sociaux en position de le traiter. Cela pose alors
la question de l’insertion professionnelle des jeunes, et singulièrement des jeunes diplômés,
dans un système d’emploi dont la mutation renvoie à des enjeux sociaux, économiques et
politiques autrement plus vastes que la seule question des stages.
2. Une question qui renvoie à un phénomène plus large
La limite « externe » à l’efficacité de l’action engagée par Génération précaire tient au fait
que ses revendications concernent des enjeux socioéconomiques qui dépassent la seule
question des stages et renvoient aux mutations en cours du système d’emploi.
Sans développer cet aspect, ntons que ce qui est ici en jeu, c’est le mouvement de
flexibilisation de la main-d’œuvre et les nouvelles modalités de recrutement et de
mobilisation de la main-d’œuvre. La précarisation de bien des emplois en est une
conséquence non seulement directe, mais en partie délibérée, notamment s’agissant des jeunes
salariés dont la socialisation dans l’instabilité peut se lire comme une forme de « dressage
social » (Glaymann, 2005).
Les « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) identifiés par Alain Touraine, et auxquels on
peut en partie assimiler Génération précaire, portent sur des domaines et des dimensions
limités, mais ceux-ci concernent des enjeux globaux qu’il semble impossible de traiter de
façon partielle. Autrement dit, GP a contribué à améliorer les conditions d’exercice des stages
et a probablement la capacité de faire encore avancer les choses. Mais, ce type de mobilisation
ne pourra pas transformer les modalités de gestion et de recrutement de la main-d’œuvre, et
donc des jeunes diplômés. En limitant leurs revendications, ils se donnent les moyens
d’obtenir des résultats réels et en même temps, ils renoncent à affronter les réalités
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structurelles autrement plus complexes à modifier. La question de la gouvernance des stages
renvoie tout à la fois à la gouvernance de l’emploi et à la gouvernance des Universités.
Conclusion
Internet a permis à Génération précaire de constituer une communauté virtuelle, puis à sortir
de l’ombre avant de forcer les médias à informer l’opinion publique et d’obliger les acteurs
institutionnels à traiter la question en intégrant une partie des revendications posées au départ.
L’outil Internet a été efficace dans la mesure où des individus ont su l’utiliser de manière
pertinente. Mais, l’examen de cette action collective montre que cet instrument n’a pas été le
seul levier d’action, invalidant ainsi tout déterminisme technologique.
Enfin, aussi imaginatif qu’il soit, le collectif Génération Précaire n’a pas réussi à résoudre la
question sociale qu’il a contribué à poser. Il reste en effet à renforcer les conditions d’une
bonne gouvernance des stages et cette étape risque de prendre du temps. Mais « Génération
précaire aura au moins gagné sur un point majeur : les stages défrayent aujourd’hui la
chronique » (Raphaël et Simon, 2006).
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