Tant va la cruche à l`eau

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Tant va la cruche à l`eau
Tant va la cruche à l’eau
Scène 6 : Le grand-père, Hugues jeune, Hugues, Henri
Hugues - Je me souviens de cette scène, un soir, nous étions à table après dîner. Mon père, ma mère
et mes frères étaient montés se coucher et nous étions restés seuls, lui et moi. Nous étions
assis côte à côte. J’ai senti sa main serrer la mienne. Nous ne parlions pas, mais le silence me
renvoyait ses pensées. C’était un de ces moments rares de communion parfaite où l’on se
comprend sans parole et sans mots.
Henri (rêveur) – Ce langage plus fort que les mots, je l’ai aussi vécu à Augsbourg…avec elle.
Hugues - Les dernières bûches se consumaient dans l’âtre et dessinaient des ombres rouges sur nos
visages. L’obscurité enveloppait peu à peu la pièce. Puis, d’une voix basse et grave, où vibrait
une émotion qu’il ne pouvait cacher, je l’entends encore me dire, comme si c’était le jour
d’hier :
Le grand-père – Hugues, mon enfant, mon cher enfant, je vais te confier un secret. Je ne l’ai jamais
révélé à personne, tu seras le premier à le connaître. Je ne veux plus attendre davantage, car
s’il m’arrivait de devoir quitter cette terre, pour une raison ou pour une autre, ce secret
mourrait avec moi…
Hugues jeune – Oh, grand-père, tu ne vas pas mourir ! Je ne le veux pas. Tu es encore si jeune !
Le grand-père – Non, bien sûr, je vais encore attendre un petit peu ! Que tu sois grand ! Et que tu
connaisses ta grammaire latine ! Tu es mon petit-fils et c’est toi que j’ai choisi pour
transmettre cet héritage. Je ne veux pas qu’il disparaisse. A ton tour, tu le transmettras un
jour à ton fils, à ta fille, à ton petit-fils ou à ta petite fille. Le temps est venu. J’ai confiance en
toi, en ton intelligence, en ton discernement…malgré ton jeune âge.
Hugues jeune – Je ne suis plus un enfant, j’aurai bientôt 11 ans !
Le grand-père – C’est vrai, Hugues, tu n’es plus un enfant ; aussi vais-je te parler comme à un
homme.
Hugues – Puis il est allé chercher une boîte rouge qu’il a ouverte devant moi.
Le grand-père – Je n’ai pas beaucoup d’argent, je suis pauvre, mais ce trésor vaut mieux que de l’or,
que beaucoup d’or… Regarde.
Hugues – De la boîte, il prit un vieux livre avec une infinie délicatesse, puis il me dit :
Le grand-père – Sais-tu ce que c’est ?
Hugues jeune – Non, grand-père.
Le grand-père - Ce vieux livre qu’un moine m’a remis quand moi-même j’étais jeune, c’est la Bible. La
Bible en latin traduite par saint Jérôme. La Vulgate. La première Bible à avoir été imprimée à
Mayence en lettres gothiques sur les presses de Gutenberg lui-même. Il y a plus de soixante
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ans. On n’en compte que cent quatre-vingt exemplaires. Caresse ses feuillets. Vois comme
ce papier d’Italie est doux au toucher.
Le jeune Hugues en touche les pages
Hugues jeune – Oh, oui, grand-père, c’est tout doux !
Le grand-père – Cette Bible, si douce sous ton doigt, sera encore plus douce dans ta bouche. Ce sera
comme du miel sur ta langue.
Hugues jeune – Je dois la manger, grand-père ?
Le grand-père – Oui, il faut s’en nourrir, s’en délecter… par sa lecture, par sa méditation. La manger
avec tes yeux et avec ton cœur. Comme je l’ai fait moi-même. C’est par elle que j’ai
découvert le trésor de l’Evangile ; ce trésor je veux te le remettre à présent. Cette Bible est à
toi. Prends-en grand soin, elle est très rare.
Hugues jeune – Merci, grand-père. J’en prendrai grand soin, je te le promets.
Le grand-père – Tu comprends maintenant pourquoi je te fais apprendre le latin. Même si ce fut
difficile ; j’ai dû te forcer à l’étudier, vaincre tes résistances.
Hugues jeune – Oui, j’ai souvent pleuré, parce que tu m’as grondé. Ça m’a fait mal.
Le grand-père - J’étais malheureux d’être la cause de tes larmes, mais je voulais qu’un jour toi-même
tu puisses lire et comprendre ces paroles à la source. C’est dans ce livre que tu apprendras la
vraie liberté…
Hugues jeune – Mais on est libre, on n’est pas en prison !
Le grand-père – On peut être dans une prison sans barreaux, enfermé par le poids de la tradition et
de la Loi. Jésus, en mourant, nous a sortis de notre prison. Si tu Lui fais confiance, ce que
l’Ecriture appelle « la foi », tu deviendras un libre Seigneur, ne craignant ni les hommes ni les
lois ni les dieux de ce monde …
Hugues jeune – Je ne crains personne, grand-père !
Le grand-père - Mais par l’amour, Hugues, par l’amour pour tous ceux que tu rencontreras, tu te
feras esclave.
Hugues jeune – C’est pas possible, grand-père, un Seigneur esclave !
Le grand-père – Si, Hugues, c’est possible. Tu seras libre en toi-même et en même temps au service
de ton prochain.
Hugues jeune – Mais c’est qui, « mon prochain » ?
Le grand-père - Tu apprendras qu’un mendiant peut avoir plus de valeur qu’un chevalier ou qu’un
prince. Tu deviendras serviteur, même du plus petit de tes frères, comme le fut Notre
Seigneur sur cette terre, prêt à donner ta vie pour la cause de la vérité…
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Hugues jeune – « Donner sa vie », grand-père, mais je ne veux pas donner ma vie, moi ! Je veux
vivre !
Le grand-père – Je sais, mon enfant, je sais… Mais quand tu seras grand, tu comprendras qu’il n’y a
rien de plus grand et de plus noble que de donner sa vie pour ce qu’on aime…
La scène s’estompe et les deux personnages disparaissent dans l’ombre
Scène 7 : Hugues, Henri
Hugues - Il refusait de se soumettre, à tout homme, fût-il Pape ou Inquisiteur. Il ne tenait pour vrai
que la Parole de Dieu et il doutait des traditions inventées par les hommes. En plus, il boudait
la messe. Il prétendait que c’était du cirque, ces messes en latin où personne n e comprenait
rien et ces rites magiques du prêtre qui ne saisissait pas lui-même ce qu’il récitait en
transformant du pain en chair et du vin en sang.
Henri – Notre bas-clergé est souvent d’une ignorance crasse !
Hugues - Il a été dénoncé par le vicaire et déféré devant le tribunal.
Henri – J’enrage contre tous ces délateurs !
Hugues – Pas désintéressés, puisqu’ils reçoivent la moitié des biens du condamné.
Henri – Bon moyen pour devenir riche …à peu de frais !
Hugues – Je crois savoir que c’est un de ses amis, son voisin, qui a mis son curé sur la piste… La
confession, ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ! Un voisin qu’il considérait comme un
frère.
Henri – Je comprends à présent ton aversion pour le double visage…
Hugues - Après, cela s’est mal passé. Mon grand-père n’avait pas peur. Il leur a résisté. Ils le lui
ont fait payer… durement payer. Ils l’ont soumis à la question.
Henri – Quelle horreur ! Torturer un vieillard. C’est ignoble !
Hugues - Comme il était aussi guérisseur, ils voulaient lui faire avouer des pratiques de sorcellerie.
Qu’il avait passé un pacte avec le diable et que ce don venait de lui. Je te passe les détails.
Ce n’était pas la première fois qu’il se frottait à eux.
[Henri – Ton grand-père…il a fini par avouer ?
La scène s’assombrit, puis apparaissent le grand-père, les mains liées, et les Inquisiteurs
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Scène 8 : Inquisiteurs 1 et 2, le grand-père, Hugues et Henri (dans l’ombre)
Inquisiteur 1 – Alors, ces aveux ? Ecrits et complets. Suivis d’une abjuration.
Inquisiteur 2 - Puis nous passerons aux autres préventions.
Le grand-père – Avouer, avouer…avouer quoi ? Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Un dessin, ce
n’est pas la mort, que diable !
Inquisiteur 1 (au public) – Notez, greffier, il invoque son père le diable !
Inquisiteur 2 (doucement) – Mon fils, depuis le début, je vous sens sur la défensive, comme si nous
étions vos adversaires, des ennemis. Détrompez-vous, c’est votre bien que nous voulons, non
seulement le salut de votre âme, mais aussi vous épargner des souffrances. De grandes
souffrances. Nous sommes ici plus en amis qu’en juges. Pleins de compréhension, de
tendresse, comme un père à l’égard de son fils. Nous sommes prêts à tout entendre, à tout
absoudre. Ayez confiance en ce tribunal. (Un temps) En retour, nous attendons de vous…
Inquisiteur 1 – Une stricte obéissance.
Inquisiteur 2 – Je dirais plutôt une forme de collaboration, de réciprocité, que vous nous aidiez à
comprendre, faire toute la lumière…
Le grand-père – Je croyais, moi, que c’était assez lumineux…
Inquisiteur 1 – Reprenons. Pour la troisième fois. Pourquoi, pour qui ?
Inquisiteur 2 – N’ayez pas peur, dites-nous en fils confiant et obéissant tout ce que vous savez…
Le grand-père – A chaque fois, je vous fais la même réponse. Et vous me reposez les mêmes
questions. Alors cette fois, écoutez-moi. Pourquoi ce dessin ? Un simple passe-temps, cueillir
une idée, faire rire. Quoi d’autre ? Je n’avais aucun autre dessein. Surtout pas de nuire à
l’Eglise. Je l’ai fait pour moi, rien que pour moi. Etes-vous enfin contents ?
Inquisiteur 1 (durement) – Ne renversez pas les rôles, c’est nous qui posons les questions ici. Pas
vous. Et nous n’avons pas de leçon à recevoir ; surtout de vous.
Inquisiteur 2 (paternel) – Vous avez commis une faute, mon fils, une faute extrê mement grave. Il faut
que vous en preniez conscience, et nous sommes là pour vous y aider. Le Malin porte
plusieurs masques et une simple caricature peut devenir un piège et receler un grand
maléfice. Nous connaissons, nous Inquisiteurs, toutes ses ruses et nous sommes là pour vous
en protéger.
Le grand-père – Un dessin, le masque du diable ?
Inquisiteur 2 – Vous venez de nous dire, c’était vos mots, que le but en était de « Cueillir une idée »…
Avouez que l’idée de faire ce …cette chose n’était pas la vôtre, qu’une ombre ténébreuse a
recouvert votre esprit et que votre main a été guidée par une Puissance qui vous a égaré.
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Le grand-père – Merci, mon Père, mais mon esprit est sain et c’est moi encore qui commande ma
main…
Inquisiteur 1 – « Un simple passe-temps », dites-vous… Un sacrilège pour s’amuser… Vous croyez
nous convaincre de cette manière ?
Inquisiteur 2 - « Faire rire » ; vous rendez-vous compte, mon fils : quoi de plus grossier et de plus
impie que le rire ? Surtout, cela suppose de votre part une intention, une préméditation…
Le grand-père – Ce dessin n’est pas le meilleur que j’ai fait et je puis vous concéder que le sujet
n’était pas du meilleur goût ni très original. Mais j’aime rire, de moi d’abord…
Inquisiteur 1 – Et de l’Eglise ensuite! Faire rire qui ? Vous, peut-être, mais pas nous, en tout cas…
Inquisiteur 2 (doucement) – Si c’est « pour vous » que vous l’avez fait, pour vous seul, comme vous
nous l’affirmez, comment votre voisin l’a-t-il connu ? Vous vous contredisez, mon fils.
(Un temps) Et pourquoi vous a-t-il dénoncé à son curé ?
Le grand-père (violemment) – Eberhard, lui, mon meilleur ami ! Impossible ! Vous mentez !
Inquisiteur 1 – Du respect pour ce tribunal ! Sinon, nous…
Inquisiteur 2 (il fait un geste à son collègue) –Mon fils, voulez-vous que nous le fassions témoigner
devant vous ? Vous l’entendrez de sa propre bouche…
Le grand-père (ébranlé) – Eberhard, lui, ce n’est pas possible…
Inquisiteur 1 – Alors dites-nous enfin que vous avez fait ce « dessin » dans le but de le montrer à tous
pour ridiculiser Saint Joseph, la Vierge Marie et l’Eglise !
Le grand-père– Non, non, croyez-moi, c’est la vérité, je ne l’ai…
Inquisiteur 1 – Ne parlez pas de ce que vous ignorez. Savez-vous ce qu’est la « vérité » ? La « vérité »,
c’est nous qui la détenons ; la « vérité », c’est ce que nous décidons, nous les représentants
de la Sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine.
Inquisiteur 2 - Un peu d’humilité, mon fils, admettez que « votre » vérité n’est pas « la » vérité…
Inquisiteur 1 – Elle peut même être le masque du mensonge… Alors, pour quoi, pour qui ?
Le grand-père –Pour jouer aux fléchettes… Avec Saint Sébastien.
Inquisiteur 2 (souriant) – Un conseil, mon fils, n’essayez pas ce jeu-là avec nous ; votre ironie ne mord
que vous-même. Vous faire parler, c’est juste une question de temps. Et le temps, nous
l’avons !
Inquisiteur 1 – Une semaine, un mois, une année et vous finirez même par nous révéler les petits
noms que vous donnez à votre père le diable. L’inquisition dispose de tous les pouvoirs et de
tous les moyens pour vous briser.
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Inquisiteur 2 – Par pitié, mon fils, ne nous forcez pas à les utiliser. Encore une fois, nous ne sommes
pas vos ennemis. Alors, dites-nous, en fils soumis et contrit, tout ce que vous savez et ce
tribunal saura se montrer indulgent.
Inquisiteur 1 - Alors, pour la dernière fois, pour qui et pour quoi avez-vous dessiné ce … cette
horreur ?
Le grand-père se tait
Inquisiteur 1 (Il regarde le dessin) - Des cornes à saint Joseph, c’est non seulement une offense aux
yeux et à l’esprit, mais c’est aussi une insulte à la Mère de Dieu, à la Vierge Marie…
Inquisiteur 2 – Et une injure grave à Notre Seigneur Jésus-Christ, son Fils, né du Saint-Esprit…
Inquisiteur 1 – Bref, c’est un blasphème, un sacrilège,…
Inquisiteur 2 – Que l’on peut qualifier d’hérésie ! Que répondez-vous ? Savez-vous le sort qui attend
ceux qui se sont moqués de l’Eglise et ont endurci leur cœur ?
Le grand-père se tait
Inquisiteur 1 (au public) – Notez, greffier, l’accusé n’a rien à répondre… Reconduisez-le au cachot.
Inquisiteur 2 – Vous aurez tout le temps d’y réfléchir, mon fils. C’est là votre devoir –et votre droit.
Le grand-père (sourdement) – Et le droit à s’amuser, qu’en faites-vous, Messieurs les Inquisiteurs ?
Connaissez-vous le sens de l’humour ? Le rire n’est-il pas « le propre de l’homme » ?
Inquisiteur 1 – Ah, tu déguises ton crime sous l’habit de « l’humour » ! Y a-t-il place à l’humour
dans la vie du Christ ou de ses saints apôtres ? Le Christ, l’homme par excellence, notre
modèle à tous, a-t-il ri, ne fût-ce qu’une seule fois ?
Inquisiteur 2 - Le Christ lui-même condamne le rire dans son Saint Evangile : « Malheur à vous qui
riez maintenant ». Le rire n’est que le déguisement de l’impiété et de l’hérésie.
Reconnaissez votre égarement, sinon nous ne pourrons plus rien pour vous, mon fils !
Le grand-père – Arrêtez de m’appeler « mon fils ». Vous n’êtes pas mon père. Je n’en ai qu’un et il est
aux cieux…
Inquisiteur 2 – Quoi ? Que dis-tu ? Malheur à toi !
Le grand-père – Non, malheur à l’homme qui a désappris à rire, car il sera un triste sire !
Malheur à celui qui se prend pour le juge de son prochain, car il sera jugé à son tour !
Malheur à celui qui se prend pour son dieu, car il verra son double diabolique…
Inquisiteur 1 – Vas-tu te taire ? C’est toi, le diable !
Le grand-père - Malheur à celui qui fait de la terre l’enfer de « sa vérité », car il le revivra dans les
cieux ! Malheur à celui qui se prend éternellement au sérieux, car …
Inquisiteur 2 – Malheureux, tu te condamnes toi-même ! A genoux et récite le Credo.
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Le grand-père – Les Béatitudes ! Heureux qui observe la loi juste de la Vie et de l’Amour, car il sera
appelé « Fils de Dieu » ; heureux celui qui sait rire de lui-même, car il rira toute l’éternité !
Heureux…
Inquisiteur 2 – Blasphémateur ! A genoux ! (Il le jette à terre)
Le grand-père – « Beati, qui persecutionem patiuntur propter iustitiam… »
L’inquisiteur 1 (il le frappe) – Vas-tu te taire, engeance d’hérétique ?
Le grand-père – Tout à l’heure, je devais parler ; à présent me taire… Mettez-vous d’accord !
L’inquisiteur 1 – De ta bouche diabolique ne sortent que des paroles fétides. Le bourreau va
s’occuper de toi.
L’inquisiteur 2 - Il va t’arracher la langue.
Le grand-père (moqueur) – « Mon fils ». Vous oubliez votre paternité !
L’Inquisiteur 1 (il le prend par ses liens) – Après ta langue, on s’occupera de ta main droite ; celle par
qui le sacrilège est arrivé…
Les inquisiteurs l’entrainent hors de la scène ; projecteurs sur Hugues et Henri
Le grand-père (des coulisses) – Ma langue, vous pourrez l’arracher et ma main la briser ; mais mon
esprit jamais – je suis libre ! Libre ! Libre !]
Pièce de Bernard Locoge,
Extraits donnés par les jeunes du catéchisme
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