¡V iva Jerez!
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¡V iva Jerez!
Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture Le processus de patrimonialisation de la culture suscite intérêts et critiques. Dans un véritable dialogue entre les niveaux décisionnels et les praticiens de la culture, ce livre évoque ces espaces urbains, distincts et communicants, marqués par des clivages socioculturels historiques influencés par le latifundisme : señorito, gitan et gachó. Malgré les bouleversements subis dans les deux secteurs étudiés, les pratiques et les savoirs associés au flamenco et au vin se transmettent toujours par la famille et valorisent l’intime, le rituel et le sensoriel ; ils sont aussi capitalisés, particulièrement à des fins touristiques. La spectacularisation de la culture, le pouvoir de l’image et le simulacre se confrontent alors au sens donné à l’informel, à l’instant, à l’expérience, à la personnalité, à ce « vivre ensemble », cette convivencia. La tendance à l’homogénéisation de ces pratiques et savoirs culturels renforce des positions radicales défendant une pureté du sang et de la Terre, légitimant un pouvoir d’action, une autorité, à travers le protagonismo. Ainsi, la conception du patrimoine culturel immatériel et les tentatives de « mise en valeur » de la culture vivante gagneraient à reproduire ce qui est au cœur de la culture, des identités et des processus créatifs : le sens et la relation humaine. Hélène Giguère est docteure en anthropologie sociale et ethnologie de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) ainsi que de l’Université de Séville. Elle a réalisé deux recherches post doctorales au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) de l’Université Laval, dont la dernière fut soutenue par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Elle collabore à des programmes de recherche en Espagne et au Canada sur le patrimoine et le métissage, en plus de participer à des productions multimédias. Elle est chercheure associée à la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse et membre du comité éditorial de la Revista de antropología iberoamericana AIBR. Ses études et ses réalisations professionnelles l’ont menée sur des terrains diversifiés, dont Madagascar, terre instigatrice de l’essai Des morts, des vivants et des choses, paru en 2006. 978-2-7637-8519-6 Hélène Giguère ¡ Viva Jerez ! trace le portrait social des univers de la bodega (lieu d’élevage du vin JerezXérès-Sherry) et du flamenco dans la ville de Jerez de la Frontera, berceau du chant gitan et de ce vin « généreux ». L’analyse comparative de ces deux pratiques historiquement ancrées en basse Andalousie provoque une réflexion sur les stratégies de « marchandisation » et de politisation de la culture en considérant tous les niveaux administratifs, du local à l’international. Les récents programmes de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel constituent le point de départ de cette réflexion sur le processus de patrimonialisation et ses enjeux identitaires, esthétiques et politiques. Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture ¡Viva Jerez! ¡Viva Jerez! ¡Viva Jerez! Hélène Giguère Hélène Giguère ¡Viva Jerez! Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture Collection InterCultures Collection fondée par Laurier Turgeon et dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dynamiques interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs. Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations culturelles, la communication et la consommation interculturelle, les conflits interculturels et les transferts culturels. Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des économies et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un seul et même lieu. Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer l’émergence de nouvelles formes culturelles. ¡ Viva Jerez ! Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture Hélène Giguère ¡ Viva Jerez ! Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture Préface de Patrick Williams Les presses de l’Université Laval reçoivent chaque année de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Conception de la couverture et mise en pages : Hélène Saillant Illustration de la couverture : Pilar González García Mier Photographie : Hélène Giguère (à l’exception des illustrations indiquées) © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2010 ISBN : 978-2-7637-8519-6 eISBN : 9782763705194 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com À ma fille qui me rappelle chaque jour l’importance de ce précieux instant présent. TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS......................................................................................XIII PRÉFACE........................................................................................................ XV AVANT-PROPOS........................................................................................... XIX INTRODUCTION.............................................................................................1 Investiguer en Andalousie........................................................................9 LE PATRIMOINE DIT IMMATÉRIEL DANS LES INSTITUTIONS...........19 Le patrimoine immatériel et vivant selon l’UNESCO..........................23 Les chefs-d’œuvre...............................................................................27 Les minorités culturelles....................................................................28 Le matériel et l’immatériel ou l’instrumentalisation de l’abstrait.....31 Le patrimoine en devenir : une stratégie économique ?........................34 La gestion du patrimoine espagnol........................................................35 La gestion du patrimoine andalou.........................................................38 L’Andalousie dans les institutions européennes..................................40 La gestion locale du patrimoine.........................................................43 UNE PERSPECTIVE SUR LE TERRITOIRE RÉGIONAL............................49 Des peuplements arabes aux catholiques..............................................50 La stigmatisation des Gitans...................................................................53 X ¡ Viva Jerez ! Vers l’égalité. .....................................................................................56 La structuration sociale........................................................................60 Les señoritos, les Gitans et la classe populaire espagnole..................62 La division des espaces urbains à Jerez de la Frontera.........................73 Le Jerez contemporain : vie politique et économique..........................76 LE FLAMENCO : UN PATRIMOINE minoritaire DE L’INSTANT PRÉSENT..............................................................................87 Les créateurs de la diversité..................................................................92 Une famille, un quartier, un style......................................................92 Les bulerías et autres palos de Jerez. ..................................................93 L’art, la personnalité et le corps dans le flamenco ritualisé............100 À la fois rituel et spectacle : l’apologie de l’instant........................105 Nous et eux.............................................................................................111 Le localisme : un « nous » inclusif ou exclusif ?.................................111 Les classes sociales. ..........................................................................120 L’art et la technique dans la conservation et la transmission........127 Vivencia et convivencia : l’initiation au savoir. ................................128 Les formations formelle et informelle.............................................131 Être « sauvage » et « primitif » : des qualités.....................................131 Les académies...............................................................................133 Les relations entre maître et élève..................................................138 Les peñas : associations flamencas.....................................................143 L’histoire des peñas flamencas de Jerez...........................................143 Les relations avec les institutions publiques...................................148 Les relations avec les institutions privées.......................................152 D’autres activités ponctuelles. ........................................................155 Les influences d’outre-mer...............................................................157 L’appropriation : luttes de pouvoir entre les acteurs (protagonismo)................................................................................159 Le sang..............................................................................................160 La terre. ...........................................................................................162 Le « protagonisme »............................................................................165 La récupération, la mise en valeur et la marchandisation du flamenco.....................................................................................169 Des initiatives municipales................................................................169 Ciudad del Flamenco : genèse du projet..........................................176 Le flamenco comme chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité de l’UNESCO......................................180 Des initiatives privées. ......................................................................184 Les bodegas...................................................................................185 L’entreprise privée « Manuel Morao & Los Gitanos de Jerez »........188 Table des matières XI Les tablaos....................................................................................196 Le patrimoine immatériel flamenco : esthétique et identification locale.....................................................................198 LA BODEGA : UN PATRIMOINE CULTUREL, SENSORIEL ET MAJORITAIRE...................................................................217 Un bref historique de l’industrie vinicole de Jerez.........................219 L’histoire récente (1970-2004).........................................................222 Le contexte urbanistique..................................................................228 Une diversité créatrice.....................................................................231 Les caractéristiques de la culture du vin de Jerez............................233 Le processus singulier du Jerez : la crianza......................................233 La récolte......................................................................................234 « Laisser le vin rêver » à la bodega..................................................238 Le processus de crianza avec soleras et criaderas..............................241 La conservation et la transmission de la culture bodeguera............244 Les dynasties familiales.....................................................................244 Les entreprises de taille moyenne. ....................................................251 Des initiatives singulières.................................................................255 Une structure protectrice : le Conseil de l’appellation d’origine....258 La transmission sociale des métiers...................................................262 La famille......................................................................................263 L’expérience des travailleurs : territoire et convivialité ouvrière......266 La consommation.........................................................................266 Les arrumbadores...........................................................................268 Les tonneliers................................................................................270 Les consommateurs locaux et étrangers...........................................273 L’omniprésence sensuelle et les lieux de la mémoire collective. .......276 L’appropriation : luttes de pouvoir entre les secteurs public et privé.............................................................................................279 Les grèves des trente dernières années..............................................279 La fête de la vendange. ....................................................................282 La foire de mai..................................................................................287 La récupération, la fétichisation et la marchandisation de l’univers culturel bodeguero....................................................290 Les initiatives privées........................................................................291 Vendre la tradition et occulter la modernité..................................292 Les initiatives publiques....................................................................297 Entre la conservation et l’intervention : la spéculation sur le sol urbain............................................................................297 Les initiatives mixtes : le Consejo Regulador.................................300 Le patrimoine immatériel bodeguero : politique, arôme et identité locale...........................................................................305 XII ¡ Viva Jerez ! CONCLUSIONS............................................................................................319 Le vin et le flamenco : des patrimoines de sens..................................319 Patrimonialiser la culture : une question de sens et de relations....325 ANNEXE I......................................................................................................331 Typologie des bodegas expéditrices du Jerez.......................................331 GLOSSAIRES..................................................................................................355 Glossaire bodeguero...............................................................................355 Glossaire flamenco...............................................................................359 BIBLIOGRAPHIE..........................................................................................365 Références générales............................................................................365 Références sur la région (Andalousie, Jerez de la Frontera)..........376 Références documentaires internationales.......................................381 Références documentaires locales et régionales..............................383 Références électroniques.....................................................................384 Références vidéographiques.................................................................385 TABLEAUX ET SCHÉMAS...........................................................................387 REMERCIEMENTS Ce travail a été rendu possible grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2001-2005). Il a bénéficié des conseils de Jean-Loup Amselle et de Pablo Palenzuela ainsi que des éclairants commentaires de Lourdes Méndez Pérez, de Patrick Williams, de Laurier Turgeon et de Yvan Breton. Il m’est impossible de faire le décompte des nombreuses personnes ayant eu un impact positif sur le déroulement de ce travail et de celles qui ont souffert de mes absences prolongées. Où que vous soyez aujourd’hui, dans l’ici ou l’au-delà, je ne vous oublie pas. Je transmets ma gratitude à ma famille répartie entre Paris, Québec et Jerez ; ils m’ont donné le soutien nécessaire aux moments opportuns, dans le respect de ma navigation inductive. À eux s’ajoute la fidélité de mes grandes amitiés qui a confirmé mes analyses de terrain : le patrimoine est d’abord une question de relations humaines ; il n’y a pas de legs sans relation intériorisée. Tibu, surnommée La Tormenta, la Tempête, danseuse de flamenco et amatrice d’anthropologie, s’est imposée dans mon parcours et m’a introduite au milieu flamenco de Jerez. Elle nous a tragiquement quittés à l’automne 2003. Une partie de sa mémoire perdure en ces lignes. Des institutions et des personnes m’ont ouvert les portes de leurs expériences et savoirs. Elles ont en quelque sorte coécrit ce livre en offrant des visions riches et personnelles sur des problèmes communs d’un grand intérêt pour les réflexions actuelles : les bodegas (représentants, familles et travailleurs) Dios Baco, Domecq, Faústino González, González Byass, Lustau, Maestro Sierra, Osborne, XIV ¡ Viva Jerez ! S anchez & Romate, l’atelier de tonnellerie Arie, Rafael Mesa Guerrero (ancien travailleur et leader syndical de bodegas), l’entreprise Manuel Morao & Los Gitanos de Jerez, la Cátedra de Flamencología, José María Castaño, la Fédération locale des peñas, les présidents et membres des peñas Tio José de Paula, La Bulería, Los Cernícalos, Chacón, El Sordera, les écoles de flamenco et leurs étudiants étrangers et locaux El Carbonero, Balao, Manuel Parrilla, Ana María Lopez, María del Mar Moreno, Juan Parra, Antonio El Pipa, Juan de los Reyes et plusieurs artistes dont Fernando Terremoto, Dolorès Agujetas, Antonio Agujetas, Antonio El Pipa, Pascual de Lorca, Manuel Lorente, María del Mar Moreno et Manuel Morao ; le ministère de la Culture (Junta de Andalucía), l’UNESCO, les archives de la bodega González Byass, de la bibliothèque municipale de Jerez, du Centro Andaluz de Flamenco et de l’Instituto de Patrimonio Histórico Andaluz, la gérance d’urbanisme et de l’Institut de la culture de la mairie de Jerez ainsi que le Consejo Regulador del brandy de Jerez et le Consejo Regulador de las Denominaciones de Origen « Jerez-Xérès-Sherry » y « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda » et Fedejerez ; sur le plan institutionnel, la généreuse collaboration de Luis Bretón, Manolo Collado, Manuel Antonio García Paz, Cesar Moreno, Ricardo Rebuelta et Cesar Saldaña a été très précieuse. Enfin, je remercie Les Presses de l’Université Laval, les membres du CELAT et Laurier Turgeon pour leur soutien et leur collaboration à la réalisation de cette publication. Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. PRÉFACE Que veut dire « patrimoine culturel universel » ? … que tout ce qui a été créé par des êtres humains peut être apprécié et compris par d’autres êtres humains, quelle que soit la distance, spatiale ou temporelle, qui les sépare ? Qui pourrait aller contre cette belle idée ? Reste à savoir comment se passe concrètement la mise à disposition de tous, des plus précieuses créations de quelques-uns. C’est à quoi s’emploie le travail d’Hélène Giguère en choisissant pour cadre Jerez de la Frontera, en Andalousie, et deux de ses produits les plus fameux : le flamenco et le vin. Dans la vie des quartiers populaires de Jerez, le partage de la musique unit Gitanos et gachós (ou payos). Cette relation se noue dans des lieux privilégiés : casas de vecinos (immeubles de résidence des quartiers de la vieille ville à l’architecture spécifique) dont Hélène Giguère souligne l’importance plus que ne le font les auteurs qui s’intéressent au flamenco, bars, peñas... Les señoritos, nobles ou grands-bourgeois, aiment à s’encanailler dans les juergas, fêtes privées dans lesquelles le chant et la danse jouent un rôle essentiel. Pareillement autour du vin se rassemblent les extrêmes de la société : journaliers agricoles et ouvriers des chais et des entrepôts, propriétaires terriens qui constituent l’aristocratie de la région. Le destin du vin de Jerez est d’ailleurs assez curieux : produit du terroir andalou, longtemps sa consommation a principalement été réservée à l’exportation. Le Cream notamment, particulièrement goûté dans les îles britanniques, étendait au loin la réputation de la ville. XVI ¡ Viva Jerez ! Dans le petit théâtre de la patrimonialisation, certains de ces personnages importants de la population de Jerez sont convoqués (ils se produisent sur des scènes publiques, fondent des académies, donnent des cours...), mais de nouveaux acteurs apparaissent : les instances de décision supranationales (elles sélectionnent, classent, distribuent de l’argent – l’« universel culturel », serait-ce quand une création locale est prise en main par l’UNESCO ?), les politiciens qui gravitent autour de la municipalité (ils se disputent les initiatives et évaluent à l’avance les « retombées »). Et puis, anonymes, ou plus exactement hypothétiques, leur silhouette restant encore mal définie : les curieux (d’art universel ou de couleur locale ?), les touristes. On ne voit pas comment on pourrait éviter de présenter cette « mise en patrimoine » comme un processus de marchandisation. Le flamenco apparaît comme un cas d’école. Les analyses d’Hélène Giguère mettent en évidence de manière très fine l’incompatibilité entre la pratique du flamenco dans la communauté gitane et plus largement dans les milieux populaires de Jerez de la Frontera et la patrimonialisation voulue par les instances politiques. D’un côté la performance, l’imprévisible, le goût de l’incomplétude et de l’imperfection, la « vérité du moment », selon la belle expression de l’auteure ; de l’autre l’essentialisation, la muséification, l’institution du chef-d’œuvre, la référence à l’absolu de certaines valeurs. Arte flamenco et vino de Jerez deviennent des « produits culturels » ; puis, au terme d’un cheminement qui peut être regardé, selon les points de vue, soit comme une déchéance soit comme un avènement, emblèmes (d’une identité réifiée) puis étiquettes... La patrimonialisation ouvre la porte aux experts. L’expertise impose la labellisation. Celle-ci est indispensable à la bonne marche de la consommation. Désormais la pratique créatrice et l’œuvre sont séparées. Quelle place pour l’ethnologue dans cette affaire ? Si l’on prend pour référence l’analyse d’Hélène Giguère, il apparaît que sa démarche ne peut être réduite d’un côté à une expertise parmi les autres (elle serait celle qui garantit la valeur du matériau brut fourni aux spécialistes de la mise en spectacle de la culture) et pas plus d’un autre côté à une déconstruction (celle qui ruine l’étiquetage introduit par ces mêmes spécialistes). Son jeu est plus complexe : le regard que porte l’ethnologue sur ces phénomènes, qui sont finalement de nature politique, aide à prendre la juste mesure des problèmes ; ce n’est pas rien. Faut-il donner à ce constat les accents d’une dénonciation ? Le travail d’Hélène Giguère est trop subtil pour se laisser enfermer dans ce piège. Finir en objet de délectation pour touristes, n’est-ce pas la conséquence lointaine mais inéluctable d’une légitime demande de reconnaissance ? En 1922, Manuel de Falla et Federico García Lorca organisent à Grenade un concours de Cante Grande afin d’imposer les formes pures du flamenco face aux succédanés à leurs yeux frelatés qui connaissent la faveur des foules. Une même volonté anime l’action d’une personnalité comme Antonio Mairena (1909-1983), grand cantaor gitan, qui toute sa vie œuvra pour que le flamenco soit consi- Préface XVII déré comme un art noble. Une telle revendication, qui s’adresse à la fois au public (pas les gens d’un quartier ou d’une province mais bien « le public », celui qu’invoquent les médias) et aux instances de pouvoir, entraîne inévitablement l’entrée dans « le domaine de l’économie de la culture ». On ne brandit pas sans risques une notion comme celle d’authenticité. Autrement dit : à partir du moment où des amateurs s’attachent à formaliser les critères sur lesquels se fonde leur admiration, à partir du moment où un consensus s’établit pour accorder une valeur universelle à une expression locale, n’est-on pas condamné, qu’on le veuille ou non, à voir cette expression glisser dans la marchandisation ? Pour le vin, le passage est celui d’un produit local qui s’exporte à celui d’un produit à valeur universelle à consommer sur place. Une telle transformation s’accompagne d’une mise en scène dont on peut dire qu’elle vide les lieux et les individus de leur substance, les réduisant à être des décors et des rôles ; le vin passe ainsi du statut de produit naturel à celui de produit culturel – j’ai quelque scrupule à écrire cela parce que le vin, même culturel, on le boit ! La marchandisation/patrimonialisation signe, nous dit Hélène Giguère, la « fin de l’accès intime à l’autre ». Cela signifie-t-il la fin de l’interconnaissance et de l’échange ou la nécessité d’inventer de nouvelles modalités pour la rencontre ? Quelle sorte de lien social la visite touristique crée-t-elle ? Ne s’accompagne-t-elle d’aucune expérience ? Si, sans doute, mais si pauvre... À la fin, et contrairement à ce que proclament les slogans, le client est toujours perdant ! Mais gardons-nous de la posture du puriste, puisque c’est celle que nous venons de dénoncer. Non seulement le chef-d’œuvre exposé ne cesse pas d’être un chef-d’œuvre, mais il ne perd pas sa qualité de porte d’accès à l’altérité. Fidèlement, le vin enivre ! Un objet en lequel certains hommes ont déposé le sens qu’ils donnent à leur vie, même lorsqu’il est devenu marchandise, reste une chance pour saisir ce sens, pour découvrir ces hommes. Au regard qui se pose sur lui de s’en rendre compte. Devenir consommateur de l’universel réclame certaines qualités. Patrick Williams CNRS, Paris AVANT-PROPOS L’oubli fait cheminer l’élaboration. Ces mots de Pacaud1 [2003 : 39] m’ont fait prendre conscience que, dix ans plus tard, après d’intenses expériences de terrain de recherche au Guatemala, à Madagascar et dans une Océanie virtuelle, je reviens en Andalousie comme conduite par le levante, vent chaud du sud capable de faire perdre l’esprit, si l’on se réfère aux croyances régionales. Ce retour semble se dessiner selon un but caché, oublié : démystifier ce qui me semblait être la pratique culturelle la plus chargée d’émotions, le chant des Gitans. L’ironie de cet oubli reconquis me permet maintenant de comprendre que la force de cette charge (ou décharge) émotionnelle avait justement été, dix ans plus tôt, le motif d’un voyage en Andalousie, écourté par la sensation d’être insuffisamment outillée pour appréhender une expression et une réalité culturelles aussi denses, intenses et hermétiques. Je m’approche aujourd’hui de cet objectif derrière une lunette anthropologique qui m’a donné des instruments de travail et a orienté le processus de la démystification. Moi-même de nature nomade, j’ai éprouvé une grande sympathie pour ce peuple qui tente par tous les moyens de préserver une marge de sa liberté. Mon premier questionnement dans la construction de l’objet de recherche témoigne aussi de cet « oubli », moteur tacite d’une élaboration concrète : comment crée-t-on du patrimoine ? Par extension, comment se prémuniet-on contre l’oubli d’une partie fondamentale de soi (un soi individuel ou 1. Cette phrase est tirée de son ouvrage portant sur l’approche psychanalytique d’un rituel malgache de retournement des morts, le Famadihana. XX ¡ Viva Jerez ! collectif ) ? Et par quel(s) procédé(s) crée-t-on aujourd’hui ce qui deviendra demain un patrimoine ? Ces doutes ont stimulé ce besoin volontaire de créer, de « léguer », de produire une œuvre qui me dépasse, un livre, ni plus ni moins qu’un « faitiche » [Latour, 1996], incarnant cette tension constante entre l’inaction acceptée devant le caractère éphémère de toute chose et l’action ou la production esquissant des gestes d’immortalité. La transformation de la notion de « temps » s’inscrit au cœur de ce phénomène, notamment visible dans l’importance de la productivité, de la fonctionnalité (efficacité) sociale et de la singularité individuelle et collective, thèmes qui justifient grandement la « valeur » donnée aux choses, aux pratiques et aux relations humaines. Ce livre contient des données et des analyses qui ne se trouvent pas dans la thèse doctorale intitulée « Le son, l’arôme et l’image. Patrimonialisation des sens et spectacularisation marchande de la culture à Jerez de la Frontera (Espagne) » et déposée à l’EHESS (Paris) ainsi qu’à l’Université de Séville (2005). Ces pages ont été écrites pour que l’on avance en sachant reconnaître et apprécier la valeur fluctuante des sens, de cette vie bouillonnante qui résulte d’un choc entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre l’immatériel et le matériel, entre les odeurs et le vin, entre le sentimiento et le flamenco. « ¡Viva Jerez! » est une expression bien connue localement et nationalement, notamment dans l’univers du flamenco. Jaleo régulièrement répété, il renvoit à ce localisme exacerbé, à la fois objet de fierté et d’ironie. Cette expression symbolise en deux mots les paradoxes que je souhaite exposer en ces pages. INTRODUCTION Jerez de la Frontera. C’est donc ici ce lieu mythique où l’errance gitane s’arrête pour faire place à une « intégration » exemplaire. Lieu culte pour plusieurs. Berceau du flamenco et du vin de Jerez, mieux connu internationalement sous le nom de Sherry Wine. Des dizaines d’affiches discrètes annoncent des récitals de flamenco dans de petites salles locales ; des tonneaux, vidés de leur vin, ornent les quatre coins de la ville tel un décor de théâtre. Des étrangers circulent, guitare ou souliers de danse en main. Leur coiffure quotidienne rappelle certains clichés du milieu flamenco : les boucles au gel, les chignons, les bijoux d’or et de corail, les tailles bien mises en valeur... Et puis il y a ces terrasses ensoleillées, occupées en toute heure du jour, et ces nombreuses bodegas... de véritables cathédrales en ruine. Notre interrogation concerne le patrimoine culturel « immatériel » considéré comme phénomène social et institutionnel, global et local. Nous reviendrons plus en détail sur le contenu de ce concept et sur le contexte de sa formulation. Relevons pour l’instant son caractère récent. Possiblement pour cette raison, il génère une vague d’intérêt de toutes parts, qui dénaturent parfois le sens originel de ce grand projet institutionnel. Ce travail est sans doute pionnier dans la recherche d’un dialogue, d’une communication entre les théories sur la culture, les initiatives institutionnelles et l’expérience de la population locale. Ce programme en faveur du patrimoine culturel immatériel s’appuie sur des réflexions qui durent depuis près de trente ans et qui ont fait l’objet de débats plus intenses de 2002 à 2004 entre les représentants des États parties de l’UNESCO, dans le but de formaliser une définition et de créer une convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine immatériel. Le projet comptait notamment sur un programme intitulé les 2 ¡ Viva Jerez ! Proclamations des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité visant à sensibiliser les États parties à ce nouveau-né des conceptions sur le patrimoine. La convention de l’UNESCO est officiellement en vigueur depuis avril 2006. Les cas de la production locale de vin et de flamenco à Jerez de la Frontera s’avèrent très représentatifs de ce type de patrimoine et de ses enjeux. En arrivant sur les lieux de l’enquête, nous apprenons qu’une proposition visant à faire reconnaître le flamenco comme l’un des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO est en cours de réalisation et que la mairie de Jerez de la Frontera s’est engagée à créer une « Cité du flamenco » au cœur du centre historique de la ville. Ce projet alimente les conflits existants entre les différents intervenants : artistes, familles gitanes et non gitanes, gestionnaires, intellectuels et amateurs. Par ailleurs, le paysage urbain jerezan se compose de multiples ruines... d’anciennes structures magistrales dont plusieurs, à l’abandon, laissent présager un passé grandiose. On élève et entrepose le vin en ces lieux que l’on nomme bodegas1. La ville semble, en effet, avoir tourné le dos à l’un des piliers historiques, économiques et culturels de la vie locale, qui s’est très tôt imposé sur la scène internationale. Plus tard, nous apprendrons qu’une tentative de présenter un dossier à l’UNESCO pour une éventuelle reconnaissance de la tradition vinicole dans la région méditerranéenne – incluant la zone du Jerez – avait commencé à prendre forme à la fin des années quatre-vingt-dix, initiée par l’Appellation d’origine du Rioja. Mais ce projet aurait été délaissé pour des raisons imprécises. En raison de l’importance historique, sociale et économique de ces deux pratiques culturelles (le vin et le flamenco), de leur utilisation avouée par l’administration municipale comme marqueur identitaire collectif, de leur présence structurante dans le paysage urbain et dans le cycle annuel des activités, nous les avons sélectionnées à titre exemplaire comme secteurs d’observation des stratégies de transmission, de conservation et de mise en valeur de patrimoines immatériels, en nous intéressant particulièrement à l’interaction entre les institutions privées, publiques et tous les acteurs concernés. Puisque ces deux secteurs d’activité sont issus des rencontres culturelles passées constamment renouvelées et recréées, nous avons accordé une attention spéciale aux discours et revendications référant à « l’authenticité » et à la « pureté » versus ceux qui privilégient l’ouverture et la reconnaissance d’une hybridité des origines, des « branchements » créateurs d’infinies connexions et d’échanges culturels [Amselle, 2001]. 1. Étymologiquement, le terme bodega renvoie à un lieu d’entreposage. À Jerez, les bodegas, habituellement d’une superficie impressionnante, s’annexent les unes aux autres créant ainsi des « complexes bodeguero ». Leur architecture de type « cathédrale » et leur rôle structurant sur le plan de l’urbanisme mais aussi de la vie sociale en font des espaces culturels. Par conséquent, nous privilégions dans cet ouvrage le terme espagnol bodega plutôt que celui français, « cave ». Introduction 3 Ces cas exemplaires nous font poser un regard critique sur les mécanismes, approches et intentions au sein des organisations internationales, notamment dans leur rapport dialectique avec les réalités locales ou ethnographiques qui regorgent, dans bien des cas, de luttes de pouvoir et de conflits sociaux, spécialement significatifs pour les minorités auxquelles ces mégastructures n’accèdent que de façon très limitée. Parmi les éléments de la culture andalouse utilisés dans le but de créer une présumée identité nationale et de médiatiser une image idyllique de l’Espagne à des fins économiques2 [Rivas Rivas, 2000], le flamenco figure très certainement en première position, entre autres, par ce qu’on a nommé le nacional-flamenquismo durant la dictature franquiste [Moreno, 2002 : 145]. Pour sa part, le vin de Jerez jouit aujourd’hui d’une reconnaissance beaucoup plus discrète bien qu’il bénéficie toujours des réseaux des entreprises privées. La nationalisation d’un « produit » minoritaire comme le flamenco jette un regard stéréotypé sur l’Andalousie alors qu’elle figure parmi les Régions autonomes les plus défavorisées économiquement [Moreno, 2002]. Ainsi, cette stratégie est souvent mal perçue dans la région et, d’une façon différente, dans tout le reste du pays, puisque les peuples basque, catalan et galicien, pour ne nommer que ceux-là, ne se voient, en général, aucunement représentés par cette pratique. Le « minoritaire » semble de cette façon doté d’un pouvoir d’attraction que l’État saurait bien canaliser, notamment au moyen de stratégies de développement touristique. À Jerez, le flamenco constitue actuellement l’emblème identitaire principal des citoyens, et plus particulièrement des Gitans dont la concentration y est la plus élevée d’Espagne. Les statistiques sur la population gitane espagnole demeurent très peu fiables en raison d’écarts importants entre les sources et la résilience d’une faible propension des familles gitanes aux déclarations institutionnelles. Les données existantes se contredisent régulièrement. Le ministère du Travail et des Affaires sociales ainsi que la Fondation du secrétariat général gitan évaluent actuellement la population gitane nationale à 450 000 personnes, ce qui représenterait environ 1 % des Espagnols. Toutefois, ils évaluent aussi à environ 270 000 personnes la population gitane résidant en Andalousie, ce qui correspondrait selon eux à « un peu moins de 50 % » et à « 38 % » de la population gitane espagnole, si l’on se fie à l’article de la journaliste Belaza [2006] lors d’une entrevue avec une représentante gitane de ce ministère. Les estimations de Leblon [1990], spécialiste de la culture et de l’histoire gitanes, évoquent plutôt 75 %. Dans un texte non daté publié sur Internet vers la fin des années quatre-vingt-dix, Juan F. Gamella de l’Université de Grenade évalue les Gitans d’Andalousie à 225 000 personnes réparties en 45 000 familles, représentant 3-4 % de la population andalouse et plus de 40 % des Gitans espagnols. L’anthropologue Thede [2000 : 59] 2. L’Union européenne et, plus globalement, le phénomène de la mondialisation incitent les pays membres à adopter des caractéristiques distinctives, renforçant l’intérêt de la « différence » et de la spécialisation, à l’instar des groupes minoritaires intranationaux. 4 ¡ Viva Jerez ! évoque que jusqu’à 15 % de la population gitane nationale vivrait à Jerez de la Frontera, ce qui semble démesuré si on calcule cela sur la base du 450 000 et si on considère que la population jerezane se chiffre actuellement à 200 000 personnes. Pour sa part, la Fondation du secrétariat général gitan évalue la population de Jerez à environ 6 000 individus, une donnée qui, sur la base de nos observations, nous semble trop conservatrice. Dans un autre secteur, l’industrie du vin embauchait autrefois la majorité des travailleurs de Jerez (7 000 en 1968) et comptait une très grande quantité de bodegas en plus des entreprises secondaires. Elle n’emploie aujourd’hui qu’environ 1 500 personnes sur tout le territoire du Jerez, à peine plus d’un millier dans la ville [Soler Montiel, 2004]. Enfin, par sa situation géographique mais aussi par l’hospitalité des populations, l’Andalousie a reçu et reçoit encore des influences culturelles d’origines multiples [Giguère, 2009 ; Leblon, 2001 ; Moreno, 2002]. La valorisation du romantisme de l’Andalousie, notamment influencée par les récits de voyageurs et de folkloristes, contribue à en reproduire une image détachée du commerce de la culture et du « métissage impur », comme si cette culture résistait à la « contamination » de la modernité [Howes, 1994 ; Mariniello, 1996]. C’est sans doute l’élément que nous reprocherions à la fine ethnographie que fait Pasqualino [1998] sur les Gitans flamencos d’Andalousie : l’image de « pureté » ou d’« authenticité » qu’elle reproduit nourrit un imaginaire national et international qui s’inscrit également dans des stratégies politiques et économiques, contexte influent qui ne ressort pas vraiment de son analyse. Au sein des deux secteurs d’activité (bodeguero et flamenco), on remarque l’articulation de stratégies en vue de protéger un territoire, aujourd’hui autant mercantile que géographique3. Cette stratégie est intimement liée à la construction et à la conservation d’une identité sociale et culturelle projetée autant sur la scène locale que régionale ou internationale. Dans cette construction identitaire, on assiste, à l’égard des Gitans et du flamenco, à un phénomène d’appropriation qui rappelle la relation dialectique entre l’indigénisme et de l’indianité, bien décrite par Favre [1996] au sujet des enjeux territoriaux et coloniaux en l’Amérique latine. Celui-ci démontre clairement la fonction nationaliste de l’indifférenciation des cultures : Comme tout nationalisme, l’indigénisme cherche à réduire le multiple à l’un. [...] Il prône la fusion de l’Indien et du Blanc afin que naisse, par voie de métissage, une société de synthèse, ni indigène, ni créole, que l’indianité rendrait tout à fait originale et singulière. [...] L’État autoritaire, nationaliste et modernisateur qui s’approprie le projet indigéniste au XXe siècle, s’attache à forger cette identité nationale qui apparaît comme la condition de l’autonomie des pays latino-américains face à l’Europe colonisatrice [op. cit. : 85]. 3. À l’instar des observations faites par Bérard et Marchenay [1998], les stratégies urbanistes de même que la reconnaissance d’une sorte de dénomination d’origine du flamenco comme du vin associent les dimensions mercantile et géographique du concept de territoire. Introduction 5 Cette indianité y est décrite comme le « refus de la fusion ethnocide au sein d’une nation métisse ». Ce détour par l’Amérique latine permet d’observer une dynamique similaire à l’intérieur du territoire espagnol européen, où elle a sans doute pris naissance. En constant questionnement, l’identité nationale se confronte à des identités régionales fortes (incluant à leur tour des identités minoritaires), une dynamique également à l’image des autres pays européens et de leurs cultures régionales distinctes trop souvent occultées. Cette dialectique entre indigénisme et indianité demeure fort pertinente dans l’analyse des phénomènes d’appropriation culturelle. Comment et pourquoi détermine-t-on le territoire et les détenteurs d’une tradition culturelle ? Sans répondre à cette question pour l’instant, nous convenons que plusieurs aspects de la patrimonialisation des deux secteurs d’activité étudiés devront être mis en relation avec la politique municipale particulière de Jerez de la Frontera et la diffusion du discours et des pratiques néolibérales. Avant d’aller plus loin, rappelons que la région méditerranéenne est particulièrement visée par le développement de projets internationaux (notamment par l’Union européenne) de « mise en valeur » du patrimoine culturel. L’attrait pour les pratiques culturelles traditionnelles est de plus en plus évoqué ainsi que sa mise en relation avec la promotion touristique. Ces pratiques s’inscrivent dorénavant dans la dimension immatérielle du patrimoine. La tension entre la quête de la reconnaissance internationale et le sens donné aux pratiques par les acteurs concernés demeure encore peu étudiée, problème sur lequel nous comptons réfléchir en analysant le cas de l’Andalousie occidentale, région de Cadix, où de nombreuses activités visent à « valoriser », mettre en « valeur », certains diront même « capitaliser » ce type de patrimoine. En fonction de cette situation, un ensemble d’activités et d’acteurs aux intérêts différents interviennent au sein des stratégies pratiques et discursives de patrimonialisation dans les milieux des bodegas et du flamenco à Jerez de la Frontera. On suppose que ces interventions se formulent en relation avec les concepts d’identité, de territoire, de branchements culturels, d’authenticité et de commercialisation. Nous cherchons donc à comprendre comment s’articule le processus de patrimonialisation du vin et du flamenco à Jerez de la Frontera selon les stratégies de constructions identitaires des institutions et de la société civile. Pour mener l’enquête de terrain, nous avons vérifié si les stratégies de mise en valeur du flamenco représentent les transformations culturelles au sein des pratiques et des discours qui lui sont associés. Nous nous sommes aussi interrogée sur les genres de conflits soulevés par les initiatives locales de mise en valeur du flamenco ainsi que sur les répercussions sociales et culturelles des stratégies de réappropriation et de transformation de l’activité bodeguera. Enfin, après avoir analysé les points de comparaison possibles entre les observations réalisées dans les deux secteurs d’activité, nous avons évalué la correspondance entre les efforts déployés à l’échelle mondiale par l’UNESCO 6 ¡ Viva Jerez ! dans la protection du patrimoine immatériel et les préoccupations institutionnelles et civiles locales. Dans la littérature, on recense en langue espagnole une énorme quantité de publications sur le patrimoine dans le domaine de l’anthropologie, les Mexicains, Argentins et Espagnols semblant y vouer un intérêt particulier. De son côté, la tradition des francophones tend à laisser ce sujet d’étude davantage aux compétences des historiens. Les enjeux actuels sont toutefois très ancrés au cœur des négociations directes et indirectes entre les organisations internationales, la culture de la globalisation, les institutions politiques et les groupes culturels locaux dont les intérêts sont diversifiés. Et dans ce sens, l’approche et le regard de l’anthropologie apportent des éclairages nouveaux sur le sujet. Influençant sans doute notre position par rapport aux études et aux développements du concept de patrimoine, notre approche théorique s’inspire initialement du concept de « branchements » formulé par Amselle [2001], concept qui corrige celui de métissage en l’éloignant d’une perception essentialiste de la culture : Pour échapper à cette idée de mélange par homogénéisation et par hybridation, il faut postuler au contraire que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originaire [op. cit. : 22]. Cette vision suppose une considération plus juste des nombreux échanges culturels ayant pris forme sur le territoire de la basse Andalousie et d’appréhender avec distance les vifs débats locaux sur la « pureté » et « l’authenticité » dans le domaine du flamenco. Le concept de déterritorialisation [Appadurai, 1996] illustre bien les deux secteurs d’activité choisis. Les réflexions de Friedman [2002 ; 2004] sur le concept de culture évoquent l’importance de l’expérience et du sens partagé dans la reproduction des identités, confirmant de surcroît l’intérêt de notre orientation phénoménologique sur la patrimonialisation et la transmission de la culture. Baudrillard, et plus particulièrement son analyse des simulacres, met en perspective nos observations sur l’image de la culture alors que certaines réflexions de Bourdieu et Passeron [1985] alimentent celles sur la transmission et la gentrification. L’étude de Palenzuela [1995] sur les processus d’identification collective dans le milieu du travail nous aident à réancrer le débat autour de pratiques parfois désincarnées par la puissance commerciale de leur produit. Enfin, le travail de Moreno [2002] sur l’usage de pratiques culturelles dans la construction identitaire locale et globale complète nos assises théoriques par une orientation andalouse. Nous privilégions l’interprétation culturelle comme vecteur d’analyse principal en le combinant avec l’économie politique appliquée à la compréhension des stratégies politiques et économiques locales, tel le clientélisme [Gellner, 1992 ; Marantzidis et Mavrommatis, 1999]. Nous posons également un regard sur les organisations internationales en matière de patrimoine, plus particulièrement sur leur relation ou plutôt l’absence de relation avec le local qu’elles prétendent vouloir protéger. Toutes ces dimensions étudiées prennent place dans une problématique profondément ancrée dans les réflexions sur Introduction 7 la globalisation et la place des identités collectives majoritaires et minoritaires dans des activités qui, bien que concentrées sur un territoire précis, se « multinationalisent » et génèrent des questionnements et des positionnements nouveaux, locaux et internationaux. Retenons notamment dans nos deux cas d’étude ce qui concerne la « dépossession » ou plutôt, pour mieux inscrire cette réflexion dans celle des échanges et des emprunts culturels continus, le sentiment de « désappropriation » par un Autre inconnu et lointain joint au besoin de reconnaissance des origines par ce dernier. De tout cela se dégage un débat local sur « l’authenticité » et le pastiche, sur les héritages par le sang et par la terre qui donnent à certains acteurs un droit de préséance à des pratiques spécifiques. Il s’agit là de réponses locales, de revendications formulées politiquement ou non, mais aussi et surtout par des voies parallèles foisonnantes. Ainsi, dans l’usage de son concept de « producteurs culturels », Mahon [2000] nous incite à de nouveaux questionnements sur le passage sémantique de l’« acteur » au « producteur » culturel. Pour l’instant, cette problématique nous amène à nous demander si tous les acteurs sociaux s’inscrivent dorénavant dans un processus de « production » de leur culture, même à leur insu, et donc concepteurs d’initiatives innovatrices et de composition. Cette « nouvelle vague » questionne aussi le choix de nos objets et sujets de recherche : la culture ou la « production » culturelle ? *** Le présent ouvrage débute par une approximation théorique sur le patrimoine et plus directement sur les enjeux et les perspectives du concept de patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Les difficultés de représentation des minorités culturelles, l’ambiguïté sur les concepts de pureté et d’authenticité et l’importance de reconnaître que le patrimoine est une construction culturelle en soi comportent des idéologies particulières quant à la politisation et à la commercialisation de la culture. Un aperçu de la structure administrative du patrimoine « immatériel » dans les institutions, soit l’UNESCO, l’État espagnol et la Communauté autonome d’Andalousie, amorcera un rapprochement avec le lieu d’enquête et tracera le portrait provincial et municipal en introduisant les projets locaux et régionaux de mise en valeur du flamenco. Les parties ethnographiques sont au nombre de trois. La première présente une ethnohistoire de la région étudiée en fonction des divers peuplements et conquêtes ainsi que des rapports historiques de classes sociales et d’ethnicité nécessaires à la compréhension de la situation actuelle. La partie suivante introduit la première phase de l’analyse comparative par une étude culturelle et sociale sur le flamenco, ses acteurs et ses modes de transmission, de même que sur les diverses stratégies de « mise en valeur » ou de capitalisation. Nous y décrivons les pratiques à caractère rituel et familial, comme les stratégies et les réseaux plus commerciaux et clientélistes, pour découvrir que l’esthétique du flamenco ne se situe pas tant dans la forme que dans la performance et la « vérité », une sorte d’authenticité du moment. 8 ¡ Viva Jerez ! Cette particularité échappe au monde institutionnel et commercial, mais elle est aussi parfois simulée par les artistes eux-mêmes dans un but précis (commande, obtention de faveurs, démonstration publique d’une supériorité artistique, etc.). Ainsi, le flamenco constitue le point nodal d’un réseau de tensions, le protagonismo, entre l’ouverture à l’hétérodoxie et la fermeture à l’orthodoxie, entre l’acceptation de l’Autre dans toutes ses étrangetés et la limitation de ce dernier à certaines sphères spécifiques, cet Autre pouvant être tour à tour gitan, gachó, étranger, aficionado, politicien, intellectuel, chacun jouant d’un désir de protéger le flamenco avec le sentiment qu’il est sien, qu’il le porte en lui. Mais d’une façon générale, l’ensemble de ces acteurs attribuent aux Gitans des facultés supérieures en termes d’intensité et de performance. Par effet miroir, la partie suivante transpose les éléments étudiés sur le phénomène du flamenco en pénétrant l’univers bodeguero, fondamental dans l’histoire et dans les relations sociales de la ville de Jerez. Cette partie comporte des divisions similaires à la précédente de façon à bien structurer l’analyse comparative. Elle inclut donc une description des particularités de cette activité, de l’architecture bodeguera aux spécificités de la terre et des techniques de travail, pour ensuite entreprendre une description des principaux acteurs, de leurs interactions et de leurs représentations. Dans ce secteur, les conflits entre les entreprises et l’administration publique font l’objet d’un traitement particulier. Les stratégies de récupération, d’appropriation et, dans ce cas, de fétichisation de l’activité bodeguera nous permettent de conclure sur l’impact de ce secteur dans le processus d’identification des communautés locales. Dans ce processus d’identification, un patrimoine sensoriel réactive constamment la mémoire de l’ensemble de la société civile, indifféremment du statut et du rôle joué à l’intérieur comme à l’extérieur de la bodega. Comme dans le cas du flamenco, et cela, en dépit des divergences culturelles au sein des classes sociales, l’appartenance à une lignée spécifique représente un élément important de l’identité professionnelle et sociale [Bourdieu et Passeron, 1985]. Et ce sentiment d’appartenance, en dépit des conflits internes toujours présents dans le monde bodeguero comme dans celui du flamenco, a bel et bien stimulé une créativité et un bouillonnement d’activités et d’initiatives. Notre conclusion revisite les deux parties comparatives sous un regard plus théorique et les met en relation avec nos réflexions sur le patrimoine et la culture. Les va-et-vient entre deux secteurs d’activité et deux marqueurs identitaires d’apparence distants évoluent ensemble et s’influencent par une multitude de connexions. De ce fait, l’identité gitane à Jerez se distingue de celle d’autres villes et régions. Une comparaison des discours recueillis sur l’authenticité des expériences dans le secteur du flamenco et des bodegas fait ressortir quatre thèmes fondamentaux interreliés : 1) la reconnaissance de la singularité ou du caractère unique contribue à apprécier l’expérience du moment et la « personnalité » d’un artiste ou d’un vin, par exemple ; 2) la relation aux autres (la famille, le quartier, le groupe) comme agent motivateur pour la conservation ou le partage d’un « bien » culturel, qu’il soit un vin que Introduction 9 l’on déguste ou que l’on « discute », ou le cante flamenco que l’on donne ou échange pour exprimer sa reconnaissance ou entretenir certaines relations ; 3) le lieu est fréquemment associé au moment de l’inspiration (le momentum) et au bien-être partagé avec d’autres personnes et, en cela, il participe à l’expérience qui marque le processus d’identification ; 4) le plaisir ou le sentiment constitue l’attitude ou la disposition que plusieurs acteurs défendent d’un point de vue presque politique : il s’agit d’une ouverture et d’une attention constantes au monde des émotions et des sensations permettant de mieux célébrer cette « apologie du moment ». On ne saurait passer sous silence le fait observé que le politique s’approprie plus facilement une pratique minoritaire comme le flamenco alors qu’il se désintéresse de la (re)production du vin, celui-ci demeurant sous l’égide des entreprises privées. Les divisions sociales et les différentes identités au sein d’un même secteur d’activité constituent des distinctions souvent évacuées ou occultées dans le processus institutionnalisé de la patrimonialisation de la culture. Les administrations semblent encore considérer les acteurs locaux comme des bénéficiaires plutôt que comme des partenaires à part entière, pouvant légitimement nourrir des objectifs distincts de ceux de l’État ou des différents paliers de gouvernement. Il ressort aussi que l’intérêt actuellement observé surtout dans les institutions publiques pour la « mise en valeur » du patrimoine correspond davantage à une « mise en capital » et donc à une marchandisation de la culture. Dans ce sens, on s’intéresse plus à l’objet (matériel ou immatériel) qu’aux processus, tel que le soutient García Canclini [1999], aux conceptions, ressources et besoins des « producteurs culturels ». L’intérêt pour le produit culturel réduit ainsi l’acteur complexe en un producteur de chant flamenco ou de vin, par exemple. Ce processus perçu à l’intérieur de nos deux études de cas permet d’entrevoir dans la sphère politique une reproduction du modèle de l’entreprise privée. Enfin, la proposition de « valoriser » les processus plutôt que les « produits » culturels nous oriente, selon notre analyse comparative, vers les quatre caractéristiques de l’expérience culturelle ayant assuré la continuité de pratiques dynamiques : la personnalité, la relation, le lieu et le sentiment. Investiguer en Andalousie Pour comprendre l’organisation institutionnelle du patrimoine culturel et, lorsqu’il était accessible, immatériel, nous avons recensé les documents réglementaires produits par l’UNESCO ainsi que ceux des administrations espagnole et andalouse. Les archives de journaux des dix dernières années nous ont introduite à l’histoire récente et aux principaux conflits locaux. La prise de contacts avec les institutions locales s’est ensuite avérée essentielle afin de cibler les informateurs-clés : l’Institut andalou du patrimoine historique4 (Séville), le Parlement andalou5 (Séville), la mairie de Jerez de la 4. 5. Instituto Andaluz del Patrimonio Histórico. Junta de Andalucía. 10 ¡ Viva Jerez ! Frontera (délégations de la culture, d’urbanisme, de tourisme), les Conseils de l’Appellation d’origine « Jerez-Xérès-Sherry » et « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda » et Brandy de Jerez, le Centre andalou de flamenco6, les bodegas, les bars, les foires et festivals, les écoles et les peñas flamencas7 de Jerez de la Frontera. Nos recherches documentaires dans la littérature scientifique produite en Andalousie sur le patrimoine ainsi que sur la production du flamenco et du vin facilitent une plus juste considération de ses apports. Elles contribuent de plus à internationaliser davantage les échanges et la production scientifique sur ces sujets. Plusieurs chercheurs andalous critiquent les ouvrages écrits par les étrangers sur leur région. Ces derniers apporteraient peu de nouveautés dans la connaissance empirique faute de connaître et d’approfondir la littérature locale. Notre démarche a été sensible à cette critique et veille à réunir les différentes et complémentaires traditions universitaires française et espagnole. Les recherches en anthropologie sur le territoire andalou sont relativement récentes. Des récits plus littéraires qu’ethnographiques (accédant parfois à une grande approximation du réel comme dans le cas de « La Bodega » de Blasco Ibañez [1998]), notamment par des voyageurs du début du XXe siècle, auraient dominé ce terrain jusqu’au début des années soixante-dix. Parmi les quelques études effectuées par des chercheurs étrangers, on compte sur la contribution importante d’un précurseur anglais, Pitt-Rivers [1954, réédité en 1989], ayant fait ses observations dans un village de montagnards, Grazalema. Son approche très orientée sur la « communauté » aurait influencé les recherches subséquentes, tel que le soulève González Alcantud [2000]. Ce dernier relève un problème majeur dans l’histoire de la pratique anthropologique en Andalousie qui consisterait en l’existence d’un fossé entre 1) le traitement fait par certains chercheurs étrangers fortement inspirés par des études de « communauté » et de « structure sociale » [Wolf, 2000] et 2) la « réalité ethno graphique ». Selon ses explications, les informateurs ont généralement une vision assez claire de l’exploitation et de l’existence de classes dans lesquelles ils doivent se situer quotidiennement, et il paraît fort surprenant qu’un regard extérieur puisse faire fi de cette situation. Il existerait donc, selon González Alcantud [2000], une opposition entre les concepts de « communauté » et de « classe sociale », concepts qui renverraient directement à une vision extérieure et intérieure d’une même « réalité sociale ». La production anthropologique andalouse a été influencée par les travaux d’Antonio Marchado y Alvarez à la fin du XIXe siècle, précurseur d’une anthropologie andalouse fondée sur la collecte de données sur le terrain menant à des problématiques de plus large considération. Par la suite, les 6. Centro Andaluz de Flamenco. 7. Les peñas flamencas sont des rassemblements d’amis et de familles aficionados, « amateurs passionnés » du flamenco. Ils se retrouvent dans un local généralement fournit par la mairie et organisent des récitals publics gratuits. Nous en approfondirons plus loin la fonction sociale. Introduction 11 initiatives de recherche durant l’époque franquiste (1939-1975) se soumettent aux impératifs d’un régime très centralisateur et adoptent une vision passéiste de la culture « traditionnelle », sous un angle folkloriste, statique et évolutionniste [Calvo Calvo, 2000]. Après l’introduction de l’anthropologie de type classique par des anthropologues étrangers dans les années cinquante, les années soixante laissent poindre un nouvel avenir pour cette discipline qui, comme le pays, s’ouvre et entame d’importantes transformations par l’intégration d’une vision plus dynamique de la société [op. cit.]. Cette réforme universitaire et institutionnelle se consolide à la fin du régime de concert avec la célébration en 1978 des diverses expressions culturelles sur le territoire espagnol par la création des Communautés autonomes. Les recherches folkloristes des décennies antérieures soutiennent et participent à cette reconnaissance des cultures régionales. D’un côté, elles semblent aviver les identités collectives alors que de l’autre, cette vision folkloriste tournée vers le passé provoque aussi le rejet de ces images emblématiques. Aujourd’hui, en particulier grâce aux apports du groupe de recherche GEISA dirigé par Isidoro Moreno, la production anthropologique se compare à d’autres traditions, entre autres, dans des champs de recherche touchant au patrimoine, aux cultures du travail, à l’ethnicité, à l’identité, à l’immigration, et par l’usage d’une combinaison de méthodes et d’approches dans l’appréhension du phénomène humain [op. cit.]. Dans le domaine bodeguero, il existe peu d’ouvrages et peu d’investigations sur les aspects social et culturel. Quelques données davantage issues d’une orientation folkloriste (comme dans le domaine du flamenco) se limitent trop souvent aux caractéristiques poétiques et anecdotiques et ont pour principal but de raviver les passions locales à l’égard d’un patrimoine commun. Nous devons toutefois citer la contribution de l’Anglais Julian Jeffs pour une approximation ethnohistorique de ce secteur d’activité. Les récentes recherches et publications de l’historienne et bodeguera María del Carmen Borrego Plá, sur l’histoire viticole et vinicole de Jerez et plus particulièrement sur celle des relations entre la province de Cadix et l’Amérique hispanique, méritent également d’être soulignées. La thèse de doctorat de Soler Montiel [2004] vient d’être soutenue au Département d’économie appliquée de l’Université de Séville et porte sur l’impact de la globalisation dans les secteurs de la vigne et des bodegas de Jerez à la fin du XXe siècle. Le domaine du flamenco a, pour sa part, fait couler beaucoup d’encre, principalement chez les flamencologues8 (tel Juan de la Plata [2001]), qui réalisent un travail exemplaire de conservation et de recherche de nouvelles données ethnohistoriques. Toutefois, certaines de ces données manquent souvent de fiabilité, la partie étant rapidement généralisée au tout, et comportent peu d’analyses critiques. Certains anthropologues et sociologues actuels fournissent d’excellentes matières à réflexion. Nous nous référons ici principalement aux écrits prolifiques de l’anthropologue Cruces Roldán 8. Approche folkloriste spécialisée dans le domaine du flamenco. 12 ¡ Viva Jerez ! [1996 ; 2002 ; 2003] et du sociologue Steingress [1996 ; 1998a ; 1998b ; 2002], dont l’approche demeure plus critique, tous deux de l’Université de Séville. Nous nous reportons aussi au chanteur et anthropologue grenadin Lorente Rivas [2001]. Sur les particularités historiques et culturelles de la population gitane, l’Italienne Pasqualino [1998], le Français Leblon [2001] et la Québécoise Thede [2000] constituent des sources importantes. Ces derniers soulèvent d’ailleurs la question de la rareté des écrits espagnols au sujet de la population gitane, à quelques exceptions près, commentaire ici représenté par nos références à des auteurs étrangers. Gamella [2008] de l’Université de Grenade poursuit toutefois d’intéressantes recherches. En Amérique, plusieurs travaux traitent des Gitans émigrés ou déportés (Silverman, 1988 ; Da Silva Mello et al., 2005). Dans une orientation différente des récentes études d’origine francophone de Thede et de Pasqualino sur le flamenco et les Gitans, nos recherches nous amènent à l’interstice des interventions politiques, économiques et identitaires dans la pratique du flamenco, qu’elles soient pratiquées par les Gitans ou par les payos ou gachós (termes utilisés, surtout par les Gitans, pour désigner les personnes non gitanes). Leblon [2001] explique que, jusqu’au XIXe siècle, la couronne d’Espagne interdisait aux Gitans de pratiquer maintes coutumes, dont les danses et le nomadisme. On suppose aisément que, à l’instar d’autres peuples minoritaires assujettis à un pouvoir assimilateur, les Gitans auraient orienté leur expression culturelle spécifique à travers des formes existantes et acceptées par le pouvoir en place, occasionnant ainsi une sorte de syncrétisme et de nouveaux « branchements » culturels stratégiques. L’auteur s’indigne du peu d’intérêt que cet ethnocide a généré auprès des anthropologues espagnols, plus intéressés par le sort des autochtones américains que par celui des Gitans chez eux : Il peut résulter étrange que nos ethnologues, tant justement préoccupés par la sauvegarde des cultures menacées dans les recoins les plus retirés de la planète, aient manifesté aussi peu d’indignation ou d’inquiétude face à l’ethnocide culturel que nous, les Européens, poursuivons inlassablement sur notre propre terre depuis près de cinq siècles9. Il s’avère maintenant nécessaire de clarifier notre terminologie afin de faciliter la bonne compréhension du questionnement exposé. Le néologisme « patrimonialisation » de l’immatériel désigne le processus de « mise en patrimoine », c’est-à-dire l’ensemble des discours et des pratiques reliés à la création, production, reproduction, conservation, transmission, appropriation, protection et valorisation d’une manifestation culturelle, donc collective, laquelle est qualifiée par les acteurs locaux (membres d’institutions privées, publiques 9. « Puede resultar extraño que nuestros etnólogos, tan justamente preocupados por salvaguardiar culturas amenazadas en los rincones más apartados del planeta, hayan manifestado tan poca indignación o inquietud ante el ethnocidio cultural que nosotros, los europeos, perseguimos incansablemente sobre nuestro propio suelo desde hace casi cinco siglos [Leblon, 2001 : 168]. Introduction 13 et de la société civile) de « patrimoniale » et représente un marqueur identitaire qui inscrit dans une certaine historicité. Par « activité flamenca », nous renvoyons à toutes les pratiques publiques et domestiques, administratives, artistiques et culturelles, comme producteurs ou consommateurs de cette manifestation culturelle – à la fois art professionnel et pratique coutumière collective. « Activité bodeguera » désigne pour sa part l’ensemble des pratiques reliées à ce secteur, de l’administration à la production de chacun de ses éléments intrinsèques (tonnellerie, manipulation, œnologie). Concernant la typologie des villes espagnoles, nous avons opté pour leur orthographe et prononciation françaises de façon à rendre la lecture plus harmonieuse même si, d’une façon générale, nous sommes plutôt en faveur de l’usage des termes et orthographes vernaculaires. Les noms de certaines villes de plus petite taille n’ont pas de traduction officielle française et, dans ce cas, ils sont maintenus en langue espagnole. La ville de Jerez de la Frontera conserve son nom vernaculaire de façon à appuyer la stratégie du Conseil de l’Appellation d’origine « Jerez-Xérès-Sherry » et « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda10 » de redonner au Xérès ou au Sherry son appellation locale : le « Jerez ». Selon l’Académie royale espagnole11, le terme payo provient du latin et signifie « villageois », « paysan ignorant et rude », tandis que gachó est issu du calé ou caló, langue originelle des Gitans et apparentée aux langues tsiganes de l’Est européen et signifierait « l’autre », « l’étranger », « le barbare » (gachó ou gachí au féminin, gadje en romani). Le terme calé, ou caló, signifie « noir » ou « nègre » et, selon Leblon [2001], c’est par ce terme que les Gitans se désignaient autrefois eux-mêmes. La nomination « gitan » serait une désignation datant des premiers contacts entre les Espagnols et les Calés (Gitans). Elle ferait référence aux origines de ces derniers et proviendrait d’une forme archaïque de « de Egipcio », « Egiptano », « Égypte » (mineure). Aujourd’hui, à Jerez de la Frontera, ces termes (gitan, calé, gachó, payo) sont utilisés tant par les Gitans que par les gachós, tantôt de façon neutre, péjorative ou positive. Dans le domaine du flamenco, les « puristes » font davantage usage des termes calés, soit gachós et calés. Nous serions tentée de participer à ce mouvement, de même qu’à celui de la valorisation des identités minoritaires et de la décolonisation, en redonnant aux Gitans leur nom tel qu’exprimé à l’interne. Il s’agirait toutefois d’un choix politique qui ferait abstraction des siècles de réciprocité et de convivencia durant lesquels chaque groupe culturel a emprunté aux autres. De plus, le terme « gitan » ne semble pas perçu négativement à l’intérieur du groupe. Par contre, à l’extérieur de celui-ci, il est parfois encore connoté négativement et certains, craignant d’être mal interprétés, le substituent à celui de « flamenco ». Cette assimilation d’un groupe culturel à la pratique est rapportée dans maints écrits [Pasqualino, 1998]. Cet usage du terme « flamenco » est pour sa part vivement critiqué à l’intérieur des familles gitanes et par les payos amateurs de flamenco. Si le mot 10. Consejo Regulador de la Denominación de Origen « Jerez-Xérès-Sherry » y « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda ». 11. Real Academia Española.