Cher Nicolas Demorand, Nous apprenons, consternés, que vous

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Cher Nicolas Demorand, Nous apprenons, consternés, que vous
Cher Nicolas Demorand,
Nous apprenons, consternés, que vous envisagez de mettre fin à la chronique tauromachique de
Jacques Durand, qui constitue à nos yeux, et de longue date, un des fleurons du journal Libération.
Il est tout de même étonnant que Libération, qui a toujours été un journal soucieux de diversité
culturelle, prévoie de supprimer sans autre forme de procès une source d’information qui concerne
plusieurs dizaines de milliers de lecteurs du Sud de la France (et au-delà).
Ecrivain talentueux, journaliste de tout premier plan, analyste subtil de la chose taurine, Jacques
Durand livre, à chacune de ses chroniques, des bonheurs de lecture dans une langue exigeante et
érudite. Il est considéré unanimement et à juste titre comme le meilleur journaliste taurin de la
presse française, et sa notoriété internationale est solidement établie.
Parce qu’elles constituent une référence stylistique et littéraire, certaines de ses chroniques de
Libération ont été publiées dans des ouvrages qui sont devenus des classiques. Actes Sud fait partie
des éditeurs qui s’honorent de compter plusieurs livres de Jacques Durand à leur catalogue.
Beaucoup plus que le récit méticuleux de telle ou telle corrida ou événement du mundillo, ses écrits
ont toujours proposé une forme de méditation sur l’histoire d’une tradition (qui va bien au-delà de la
tauromachie), sur ses personnages ¬- héros ou sans grade - ses mœurs, sa sociologie. Libération des
livres aurait pu depuis longtemps faire place aux textes de Jacques Durand, tant sa veine littéraire a
permis de dresser, au fil des années, la “comédie humaine” d’un monde particulier dont il a une
connaissance encyclopédique et dont il sait faire partager au plus grand nombre les mystères et les
enjeux. Ses chroniques se lisent aussi comme des nouvelles, drolatiques ou graves, des fables ou des
contes à la langue ciselée, qui s’adressent aux amoureux des lettres qu’ils soient initiés ou
parfaitement étrangers aux choses de la tauromachie.
Il n’est pas difficile d’imaginer les raisons qui poussent votre rédaction à décider de cette navrante
mesure.
La tauromachie fait débat et polémique, on le sait. Que ce soit au nom d’un animalisme parfaitement
flou et idéologiquement suspect ou au titre d’un conformisme hygiéniste qui interdirait toute
représentation de la mort reçue ou donnée, la culture - au sens le plus fort du terme – qu’incarne,
comme mythe et comme réalité concrète, la tauromachie pose problème à la modernité.
Le rôle d’un organe de presse responsable, et je me réfère là à vos propres écrits et principes, est
précisément de refuser le conformisme, la tendance dominante que tente d’imposer la “bienpensance”.
Maintenir le questionnement, permettre le débat, confronter les points de vue sont au cœur des
pratiques et des postulats de Libération ; or, c'est un acte de simple et unilatérale censure que vous
vous préparez à faire subir à un lectorat dont vous vous déclarez par ailleurs respectueux.
Je ne fréquente que très peu les arènes mais, à l’instar de très nombreux amateurs ou curieux,
j’éprouve et je perçois, à la lecture des articles de Jacques Durand, la richesse et la complexité d’un
art et d’un monde qui n’ont pas d’équivalent connu.
Qui nous dit que la tauromachie ne constitue pas justement un champ de réflexion critique et
théorique susceptible d’interroger l’air (et la vacuité conceptuelle) du temps ? Comment expliquer
que les formes les plus abouties de l’expression littéraire ou artistique se soient toujours confrontées
à la scène métaphysique qui se déploie dans l’arène ? Autant d’hypothèses et de perspectives de
recherche dont Libération ne sera plus le vecteur…
“Cachez ce taureau que je ne saurais voir” semble vous suffire…
Vous mesurez bien, nous l’espérons, que la disparition de la chronique de Jacques Durand ne mettra
fin ni à la réalité de l’univers de la tauromachie ni à la pratique des corridas en France.
De Nîmes à Bayonne, de Bordeaux à Béziers, de la Camargue à la Gascogne, des populations
innombrables fréquentent les arènes et s’intéressent de très près à l’univers du taureau et à la
vivacité de ses traditions. La presse quotidienne régionale - notamment Sud Ouest, La Dépêche du
Midi, Le Midi libre, L’Indépendant, La Charente libre, La République des Pyrénées, La Marseillaise fait place, dans ses colonnes, à une culture (et une économie) qui irrigue en profondeur ces
territoires.
Libération, quotidien national, a, pour sa part, choisi de capituler et d’abandonner en rase campagne
une part attentive et exigeante de son lectorat. Il s’agit à mes yeux d’une faute qui justifiera, si elle se
confirme, que je mette fin à l’abonnement qui me lie depuis des décennies à Libé.
Meilleures salutations,
Benoît Rivero
directeur de collections chez Actes Sud