les différentes sortes de Justice chez thoMas d`aquin, quels

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les différentes sortes de Justice chez thoMas d`aquin, quels
Les différentes sortes de justice
chez T homas d ’A quin , quels enseignements
pour les économistes  ?
La question des inégalités est à la mode : le succès d’un ouvrage
comme Le capital au xxie siècle de Thomas Piketty (Seuil, 2013) en porte
témoignage, tout comme la multiplicité des études statistiques, tant
internationales que nationales, sur ce vaste sujet. Beaucoup d’auteurs
passent rapidement du constat d’inégalités de fortune ou de revenu à
une critique de cette situation au nom d’une conception ou une autre de
la justice. Ces travaux comportent souvent un certain flou conceptuel,
que ce soit au niveau statistique (que mesure-t-on au juste ?) ou à celui
de la (ou des) notion(s) de justice auxquelles ils se réfèrent explicitement ou implicitement. Or Thomas d’Aquin, particulièrement dans le
second volume de la seconde partie de la Somme théologique , a livré une
analyse conceptuelle très fouillée de la notion de justice, dont les économistes contemporains – à quelques exceptions près, dont notre collègue
Jean‑Yves Naudet – n’ont probablement pas suffisamment tiré parti. Ce
qui suit est donc une tentative pour examiner quel profit notre communauté scientifique pourrait tirer d’une lecture attentive de la réflexion
menée au xiiie siècle par un esprit fécond et méthodique, disciple à la fois
de Jésus-Christ et d’Aristote.
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Elle sera citée ici à partir de la traduction française de la Summa Theologiae parue
aux éditions du Cerf, en 4 tomes publiés de 1994 à 1996. Le thème de la justice est
principalement traité dans le deuxième volume de la deuxième partie, qui constitue
le tome 3 de cette édition. Rappelons que chaque volume de la Somme est divisé en
« questions », elles-mêmes subdivisées en articles. La notation traditionnelle est Q.61,
a.5 pour le cinquième article de la question 61.
Jacques Bichot
I. Les différentes sortes de justice
La seconde partie de la Summa Theologiae est consacrée à la théologie
morale. C’est dans son second volume que figurent la plupart des questions
relatives à la justice. Une première section de ce volume examine les vertus
théologales (foi, espérance, charité). La seconde traite des vertus dites cardinales : la prudence, la justice, la religion, la force et la tempérance. Enfin
une troisième section s’attache aux charismes et aux états de vie.
Au sein de la seconde section (vertus cardinales), la justice occupe une
grande place, équivalente à celle de la religion (environ 130 pages chacune). Elle concerne les relations entre les hommes, tandis que « les autres
vertus ne perfectionnent l’homme que dans ce qui le concerne personnellement » (Q.57, a.1).
Il ne saurait donc être question de justice qu’entre des êtres différents.
Et comme il existe des degrés dans la différence, à côté du « droit absolu »
qui s’applique à des êtres absolument différents, il existe des droits spéciaux lorsque les parties sont fortement liées. « Ainsi, entre un père et son
fils le rapport n’est pas celui d’un être à quelqu’un d’absolument autre, et
par conséquent un droit absolu, mais une sorte de droit, qui est le droit
paternel » (Q. 57, a.4). On retrouve ici, sous forme explicite, quelque
chose d’important qui reste implicite à la fin de la parabole de l’enfant
prodigue (Lc, 15, 31-32), lorsque le père dit à son fils aîné, qui est resté le
seconder fidèlement, et qui est mécontent de l’accueil fastueux réservé à
son frère de retour au bercail : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi,
et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait bien festoyer et se réjouir,
puisque ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était
perdu, et il est retrouvé. » Le cadet était devenu un étranger, tandis que
l’aîné était resté étroitement lié au père ; le cadet a eu la moitié des biens
familiaux quand il est sorti de la communauté, devenant étranger : c’est le
droit absolu qui s’est appliqué. Mais entre l’aîné et son père, qui sont restés
en communauté, s’applique un droit différent, « cette sorte de droit qui est
le droit paternel ».
Ainsi la justice est-elle d’emblée, chez Thomas d’Aquin, conçue comme
susceptible de prendre des formes différentes selon les circonstances. Le
droit applicable est pluriel ; la casuistique, en un sens nullement péjoratif,
est immédiatement présente. La structure logique est forte, mais nullement simpliste : elle doit s’adapter à la variété infinie des rapports entre
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
les hommes. C’est Jean Duns Scot que l’on surnomme habituellement
« docteur subtil », mais Thomas d’Aquin mériterait bien ce qualificatif.
Angélique ? Peut-être ; mais alors d’un angélisme particulièrement attentif
à la diversité des situations humaines.
A. La justice distributive
Le concept de justice distributive s’inscrit dans cette perspective d’un
droit diversifié selon les situations. Elle ne constitue nullement une invention de Thomas d’Aquin, puisque Platon, dans Les lois, en exprime déjà le
principe, qui sera repris par Aristote. Il s’agit de l’égalité proportionnelle
(on dit aussi géométrique) selon laquelle il convient de donner à chacun
non pas la même chose, mais ce qui convient à sa position au sein de la cité
et à ses capacités, ce qui leur est proportionné.
Distinguant deux sortes d’égalités, « qui portent le même nom, mais
qui en pratique s’opposent presque sous bien des rapports », Platon déclare
que « la plus vraie et la plus excellente attribue davantage au plus grand et
moins au plus petit, donnant à chacun en proportion de sa nature. » Une
parabole évangélique correspond bien à cette phrase, celle des talents dans
l’Évangile selon Matthieu (Mt 25, 14-30)  : « À l’un il donna 5 talents,
deux à un autre, un seul à un troisième, à chacun selon ses capacités, puis
il partit. » Le maître des serviteurs avait bien jugé leurs capacités, puisque
les deux les mieux dotés firent fructifier leur capital, tandis que le moins
bien doté se contenta de le thésauriser. Les deux évangélistes se rejoignent
cependant in fine : dans les deux versions de la parabole le maître, à son
retour, confie des responsabilités importantes à ceux qui ont bien géré, et il
ajoute le talent ou la mine à la nouvelle dotation du serviteur qui a réalisé
le plus gros profit durant son absence.
Dans les deux versions de la parabole, en conclusion celui qui s’est le
mieux débrouillé (ou qui a réalisé une performance équivalente, mais sur
une plus grande échelle) est le mieux doté. Il s’agit typiquement de justice
distributive. À celui qui a, on donne, mais on ne donne pas spécialement
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La parabole des mines en Lc19, 12-27 lui ressemble beaucoup, mais en diffère
cependant sur un point important : l’homme riche qui part en voyage confie le
même capital (une mine) à chacun de ses serviteurs, recourant donc une à égalité
arithmétique. Il pratique la justice distributive (égalité proportionnelle) seulement à
son retour, alors que chez Matthieu il la pratique aussi à son départ.
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Jacques Bichot
parce qu’il est riche, on donne parce qu’il a fait ses preuves, parce que sa
conduite le désigne comme étant le plus capable de bien utiliser ce qui lui
est confié. C’est ce qu’Aristote expose au livre V de l’Éthique à Nicomaque :
« Le rapport qui existe entre les choses à partager est aussi celui qui existe
entre les personnes. Si, en effet, les personnes ne sont pas égales, elles
n’auront pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent
quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts
non égales, ou quand, les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont
égales. […] Le juste est, par suite, une sorte de proportion ». Cette justice
distributive concerne l’attribution de biens (au sens large : il peut s’agir
d’honneurs, de responsabilités, de droits de commander, etc.) qui ne sont
pas de nature strictement privée ; Aristote emploie d’ailleurs l’expression
« le juste distributif des biens possédés en commun ».
Thomas d’Aquin souscrit à la notion platonicienne, aristotélicienne et
évangélique de la justice distributive. Ainsi, une violence faite au prince
étant plus grave que la même blessure physique infligée à une personne
privée, le juste châtiment est-il plus lourd dans un cas que dans l’autre :
« l’égalité à rétablir par le châtiment n’est pas la même dans les deux cas »
(Q.52, a.10). Jésus fit une distinction analogue, en introduisant non plus
le prince et un sujet, mais Dieu et un détenteur du pouvoir temporel,
quand il déclare : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
est à Dieu » (Mc 12,17 ; Mt 22, 21 ; Lc 20, 25). Cette phrase prépare
en quelque sorte la réponse que Jésus, en état d’arrestation, fit à Pilate.
Celui-ci lui dit : « ne sais-tu pas que j’ai le pouvoir de te relâcher et celui
de te crucifier ? » ; et Jésus répondit : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi,
si cela ne t’avais été donné d’en haut » (Jn 19, 10-11). On retrouve ainsi
dans l’Évangile ce que Sophocle a si bien mis en scène dans son Antigone :
la supériorité de la loi divine sur la loi humaine, et de la loi naturelle sur
la loi positive.
Dans tous ces exemples les acteurs (entendons les êtres qui agissent) ne
sont pas égaux, et la justice ne saurait consister à traiter pareillement des
acteurs inégaux. Dans notre culture française postmoderne, cela est devenu
inaudible, indicible, tabou, mais cela se pratique toujours : le jour où un
conseiller d’État ou un P.-D.G. de grande entreprise aura le même traitement ou salaire qu’un agent administratif de catégorie C ou qu’un OS n’est
pas encore arrivé !
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
Revenons aux notions étroitement liées de bien commun et de justice
distributive. Dans une question qui a pour titre : « La distinction entre
justice commutative et justice distributive », Thomas d’Aquin écrit :
« la justice distributive et la justice commutative ne se distinguent pas
seulement par leur objet, mais par la nature même de la dette qui les
concerne : devoir à quelqu’un un bien commun est autre chose que lui
devoir un bien qui lui est propre ».
Le serviteur de l’État dispose d’une créance sur le bien commun parce
qu’il travaille à ce bien commun, qu’il l’augmente ou du moins le conserve
et le défend. Les droits des édiles sont importants car « en justice distributive il est donné d’autant plus des biens communs à une personne que
sa place dans la communauté est prépondérante » (Q. 61, a.2), mais cette
allocation de ressources a pour but de lui donner les moyens de remplir
la fonction qui est la sienne. Le cas échéant, les clercs rappellent d’ailleurs
aux princes qu’ils n’ont pas été mis en position de puiser dans la bourse de
leurs sujets pour mener une vie de rois fainéants, mais pour gouverner avec
autorité et sagesse.
À cet égard Nicolas Oresme, au xive siècle, est exemplaire : ce grand
intellectuel, mathématicien génial, astronome, économiste, et traducteur
d’Aristote, a chapitré le Régent puis Roi de France Charles V à propos
de ses manipulations monétaires. Les mutations furent fréquentes à cette
époque, la rareté des métaux précieux y poussait , et N. Oresme était trop
intelligent pour vouloir les éradiquer complètement, mais il rappelait au
roi que le pouvoir monétaire ne lui a été confié que pour le bien de son
royaume et de ses sujets. Utiliser les mutations pour remplir la cassette
royale, soit, à condition que ce soit avec modération, en cas de nécessité
absolue, et pas pour financer des dépenses futiles ! Le devoir d’état des
puissants n’est pas séparable de leur droit à recevoir la part du lion au titre
de la justice distributive.
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Voir John Day, Monnaies et marchés au Moyen Âge, Comité pour l’histoire économique
et financière de la France, Ministère de l’Économie, 1994.
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Jacques Bichot
B. La justice commutative
La réciprocité, qui n’est pas à sa place là où s’applique la justice distributive , est en revanche « un principe exact de justice commutative » (Q. 61,
a.4). Celle-ci concerne les échanges entre particuliers. Aristote souligne
cependant que la réciprocité joue un rôle très important dans la vie de la
cité : « Dans les relations d’échange, le juste sous sa forme de réciprocité est
ce qui assure la cohésion des hommes entre eux » (Éthique à Nicomaque,
livre V). Il ajoute :
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« c’est cette réciprocité qui fait subsister la cité, car les hommes cherchent
soit à répondre au mal par le mal, faute de quoi ils se considèrent en état
d’esclavage, soit à répondre au bien par le bien, sans quoi aucun échange n’a
lieu, alors que c’est pourtant l’échange qui fait la cohésion des citoyens ».
Il n’y a donc pas une paroi infranchissable entre l’échange et la vie de
la cité, entre la réciprocité marchande et l’organisation politique, mais il
convient de les distinguer conceptuellement.
Cette distinction, Thomas d’Aquin la pose nettement dans sa question 61,
intitulée précisément : « La distinction entre justice distributive et justice
commutative ». Cette distinction est ainsi exprimée :
« La justice commutative a pour objet les échanges mutuels entre
deux personnes. […] La justice distributive est appelée à répartir
proportionnellement le bien commun de la société ».
De plus, « devoir à quelqu’un un bien commun est autre chose que
lui devoir un bien qui lui est propre ». (Q. 61, a.1). Enfin, la justice commutative s’applique à une société d’égaux, à des échanges entre personnes
privées qui par principe sont égales entre elles, alors que la justice distributive tient le plus grand compte des différences entre personnes, et ne
rechigne nullement à considérer lesdites personnes comme étant inégales.
En quelque sorte, les acteurs sont traités juridiquement comme égaux s’ils
sont engagés dans une relation d’échange, et comme inégaux quand il
s’agit de leur relation au bien public.
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Thomas d’Aquin écrit (Q. 61, a.4) : « Dans la justice distributive la loi de réciprocité
n’a pas sa raison d’être ».
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
À cet égard, Thomas d’Aquin s’écarte du réalisme qui est souvent le sien :
nous savons bien que la relation entre une grande entreprise et un petit client
ou un petit fournisseur n’est pas dans les faits une relation d’égal à égal, et
il en allait certainement de même au xiiie siècle (et au ive siècle avant notre
ère pour Aristote) entre un homme d’affaires et un journalier qui vend ses
services ou un client peu fortuné. Thomas d’Aquin pose donc ici l’égalité des
acteurs de l’échange comme étant un principe juridique, une norme. Lui qui
ne semble pas condamner la relation très inégale qui existe entre le maître et
l’esclave , ni a fortiori l’inégalité moindre mais sensible entre le serviteur et le
maître, considère comme égaux tous les participants à l’échange.
Le problème de l’échange inégal est en quelque sorte évacué, et cela de
deux manières. Premièrement, en ce qui concerne les relations commerciales,
au lieu de s’intéresser aussi aux inégalités structurelles que l’on peut rencontrer entre les parties prenantes à l’échange, Thomas d’Aquin traite chaque
échange inéquitable comme une opération indépendante sur laquelle il
convient de porter un jugement spécifique. Les injustices sont examinées au
cas par cas, sans cet esprit structuraliste que l’on rencontrera ultérieurement
chez un Jean‑Paul II définissant les structures de péché . La prise en compte
des inégalités d’état a été limitée à la sphère publique par Aristote et Thomas
d’Aquin, si bien que leur schéma conceptuel d’ensemble ne fait guère de place
à l’exploitation de l’homme par l’homme qui prend une forme systématique,
organique, qui n’est plus un péché isolé mais une structure de péché.
Deuxièmement, Thomas d’Aquin traite le rapport entre maître et serviteur comme le fait Aristote, qu’il cite pour dire que ces rapports relèvent
d’une forme particulière de justice, la justice domestique : « Selon le philosophe, le groupe domestique implique trois relations : entre l’épouse et
l’époux ; entre parents et enfants ; entre maîtres et serviteurs. On voit que
l’une de ces personnes est quelque chose de l’autre. C’est pourquoi entre
ces personnes il n’y a pas de justice stricte, mais une espèce de justice qu’on
appelle domestique. » (Q. 58, a.7) Pour l’esclavage, il en va de même : la
catégorie des justices particulières apparaît un peu comme un tapis sous
lequel dissimuler les poussières qui pourraient donner l’impression que la
maison est mal tenue.
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Thomas d’Aquin ne semble pas condamner l’esclavage, mais il exige du maître le
respect de l’être humain qu’est l’esclave.
Pour une illustration de la pertinence et de la fécondité de la notion de structure de péché,
voir : J. Bichot et D. Lensel, Les autoroutes du mal, Presses de la renaissance, 2001.
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Jacques Bichot
II. Des analyses toujours stimulantes
pour la science économique
Ni Platon, ni Aristote, ni Thomas d’Aquin ne disposaient d’un appareil
statistique comme il en existe de nos jours. Ils raisonnaient donc en
effectuant des va-et-vient entre des exemples et un raisonnement appuyé
sur un ensemble de concepts qu’ils affinaient et peaufinaient au fur et à
mesure de l’avancée de leur pensée. Cette importance donnée à l’analyse
conceptuelle est une première leçon dont les économistes et les journalistes
économiques pourraient profitablement s’inspirer. La seconde leçon
concerne leur quête de ce qu’est la justice, leur interrogation sur ce qui est
juste. Nos contemporains ont en effet tendance à traiter des injustices pour
les quantifier, les dénoncer, étudier ce qui les produit et comment il serait
possible de les réduire – mais ils se préoccupent assez peu de rechercher ce
qui vraiment est juste et ce qui vraiment ne l’est pas.
A. Savoir de quoi l’on parle
Antoine de Saint-Exupéry croque nos travers en faisant le portrait des
six habitants de 6 planètes que le petit prince visite avant d’arriver sur
la Terre. La quatrième planète est celle du businessman. « Ça fait donc
cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un », dit
ce personnage. Le petit prince demande : « cinq cent millions de quoi ? ».
Le businessman ne sait pas trop, mais le petit prince finit par comprendre
qu’il s’agit d’étoiles, des étoiles que le businessman compte et recompte,
après quoi il écrit le nombre de ses étoiles sur un petit papier qu’il enferme
à clef dans un tiroir. Le businessman se considère comme très sérieux car il
est précis : il connaît le nombre de ses étoiles à l’unité près.
Le businessman de la quatrième planète est à mes yeux la caricature
la plus exacte que l’on ait jamais faite d’un grand nombre de mes chers
collègues statisticiens et économistes, ceux qui comptent des dollars et des
euros sans très bien savoir ce que représentent ces abstractions numériques,
triturent ces chiffres à l’aide de savants modèles, et inscrivent cela dans des
revues et des ouvrages que presque personne ne critique, car presque tout
le monde omet de les lire mais ne tient pas à ce que ça se sache. Beaucoup,
il est vrai, sont assez intelligents pour ne pas considérer cette occupation
comme un travail sérieux, mais ils évitent généralement de le dire : on ne
crache pas dans la soupe !
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
Certains pensent toutefois comme le petit prince disant : « moi, je possède une fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je
ramone toutes les semaines. […] C’est utile à mes volcans, et c’est utile à
ma fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles ». Arroser sa
fleur, ramoner ses volcans, c’est travailler sur les concepts et faire sans cesse
le lien entre eux et la réalité, ne pas se contenter d’additionner des choux
et des carottes, comme cela se pratique à longueur de communications
et d’ouvrages, mais s’efforcer de savoir de quoi l’on parle. Trop d’économistes dissertent, le plus savamment du monde, pour ne rien dire. Thomas
d’Aquin, lui, essaye de construire des outils permettant de comprendre de
quoi l’on parle. La justice est une valeur, comme nous disons, une vertu,
comme il disait, qui importe, comme ses volcans et sa fleur importent au
petit prince. Il faut apprendre à la connaître dans le détail. La quantification n’est certes pas une mauvaise action en elle-même, elle peut être très
utile, elle est même souvent indispensable, mais il faut impérativement
savoir ce que l’on quantifie. La monnaie est un voile, disait Jean-Baptiste
Say : il avait grandement raison. Elle n’est pas un voile de manière intrinsèque, mais le devient par l’usage que l’on en fait trop souvent pour remplacer la connaissance par la quantification.
À cet égard le comportement de nombreux économistes et statisticiens
me fait penser à un modèle de businessman différent de celui de SaintExupéry : ces financiers qui pratiquent la titrisation de créances hétéroclites, de sorte que les investisseurs mettent en portefeuille des actifs que la
comptabilité chiffre au centime près, mais dont la composition et les propriétés réelles restent un mystère. Les instituts de statistiques ont en rayon
de plus en plus d’agrégats dont on ne sait pas bien ce qu’ils contiennent, et
dont on ignore donc la signification économique, qui – quand elle existe –
correspond rarement à l’étiquette sous laquelle est présenté l’agrégat. Cette
situation ressemble à celle des banques et des fonds divers et variés qui
ont mis en circulation ou accumulé des produits « structurés » sans comprendre leur composition.
Un exemple illustrera ce propos qui doit, à certains, paraître exagérément
désabusé. Les retraites par répartition constituent un système financier non
classique dont la taille est du même ordre de grandeur que la totalité du
système financier classique. Un certain nombre d’économistes proposent des
mesures de la rentabilité des retraites par répartition en comparant les pensions perçues et à percevoir par un adhérent aux cotisations vieillesse qu’il a
antérieurement versées, et qui souvent constituent la cause juridique de ses
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Jacques Bichot
droits à pension. Ces collègues transposent mécaniquement aux retraites par
répartition la relation de cause à effet entre cotisations aux caisses de retraite
et pensions qui existe dans les régimes par capitalisation. Leurs calculs sont
souvent très sophistiqués, mais hélas ils sont dépourvus de signification
réelle, faute d’analyse conceptuelle préalable au lancement des calculs.
Si ces estimables collègues avaient procédé à une analyse conceptuelle
de la notion de rentabilité, comme Aristote et Thomas d’Aquin ont procédé à une analyse conceptuelle de la notion de justice, ils se seraient
rendu compte que les effets (les pensions reçues par X) doivent être
rapportés à leur cause efficiente , laquelle n’est en aucune manière leur
cause juridique, les cotisations vieillesse antérieurement versées par X,
que les générations plus âgées que X ont dépensé pour leur consommation. Cette cause efficiente est un investissement – en l’espèce, la mise au
monde, l’entretien et l’éducation des nouvelles générations. Alfred Sauvy
avait lancé l’avertissement voulu, expliquant que les actifs ne préparent
pas leurs retraites par leurs cotisations vieillesse, mais par leurs enfants  :
il n’a pas été entendu.
Thomas d’Aquin, si l’on y regarde bien, avait également suggéré ce qui
aurait pu mettre les économistes sur le bon chemin. Regardons en effet
l’article de la partie de la Somme théologique ici examinée qui est consacré
au quatrième précepte du décalogue (« tu honoreras ton père et ta mère »,
Q.122, a.5) ; on y lit : « dans ce précepte d’honorer ses parents […] est
inclus le devoir de les soutenir, avec tout ce que l’on doit à ses parents ».
Cette phrase devrait faire comprendre à un lecteur contemporain attentif
que les cotisations qui servent à payer la pension constituent le paiement
d’une dette des enfants envers leurs parents. La cause efficiente des pensions est donc la réalisation de l’investissement qui permet de générer ce
revenu – en l’espèce l’investissement dans la jeunesse.
À l’époque de Thomas d’Aquin l’investissement dans l’enfant était bien
moins qu’aujourd’hui le fait de la communauté ; les parents étaient donc
tout naturellement les bénéficiaires principaux de l’investissement réalisé
dans leurs propres enfants : c’est ce qui a changé, si bien que les développements de Thomas d’Aquin et d’autres auteurs anciens relatifs à la piété
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Cette notion, dont Aristote et Thomas d’Aquin se sont servis, n’est pas pour autant
spécifiquement aristotélicienne ni thomiste ; elle est surtout scientifique, et Galilée fut
un de ses promoteurs.
Voir par exemple A. Sauvy, La tragédie du pouvoir, Calmann-Lévy, 1978.
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
filiale doivent être adaptés aux us et coutumes actuels, mais les principes
et les concepts restent, comme les réalités, essentiellement les mêmes : la
mise au monde et l’éducation des futurs actifs est de tout temps la cause
efficiente de leur capacité à prendre en charge les personnes âgées qui furent
antérieurement les artisans de cette mise au monde et de cette éducation. Les
économistes et statisticiens contemporains ne s’escrimeraient pas à mesurer
l’équité ou l’injustice des retraites par répartition en comparant les cotisations vieillesse versées par un assuré social aux pensions perçues ensuite par
le même assuré social s’ils avaient assimilé les notions de justice distributive,
de justice commutative, et de cause efficiente avant de se lancer dans leurs
savants calculs.
B. Discerner le juste et l’injuste
Nous venons de le constater : des statisticiens et des économistes réputés
font litière de la logique économique lorsqu’ils se mettent à calculer ; ils
ne s’interrogent pas suffisamment sur l’adéquation des relations mathématiques qu’ils emploient aux relations entre actes économiques qu’elles
devraient modéliser. Or cette atteinte à la justesse du raisonnement provoque souvent une atteinte à la justice, et notamment à la justice commutative : c’est le cas dans l’exemple précédent où le défaut de justesse de
l’analyse empêche de voir que les jeunes générations sont débitrices des
générations qui les ont mises au monde, entretenues et formées, et que les
retraites par répartition constituent tout bonnement le moyen principal
utilisé pour s’acquitter de cette dette.
Le premier signe d’injustice se situe au niveau du droit positif : celuici, en France, considère les droits familiaux à pension comme étant « non
contributifs », ce qui revient à dire qu’ils ne relèvent pas de la justice commutative. Dès lors, le législateur les attribue en faisant appel, sans le dire, à
la justice distributive : c’est par exemple le cas avec les majorations proportionnelles appliquées aux pensions des pères et mères de famille nombreuse.
En justice commutative, le fait d’avoir élevé des enfants doit évidemment
ouvrir des droits à pension par répartition, mais il n’existe aucune raison
pour que ces droits soient proportionnels aux pensions calculées à partir
des salaires perçus durant la vie active : l’investissement réalisé dans la jeunesse, c’est-à-dire la qualité de l’éducation parentale, peut-être supérieur
dans une famille où les parents gagnent modestement leur vie à ce qu’il est
dans une autre où rentrent des salaires très confortables.
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Jacques Bichot
En revanche, il est clair que le nombre d’enfants élevés revêt une
importance primordiale pour l’investissement réalisé dans la jeunesse :
6 enfants deviendront, si tout se passe bien, 6 cotisants, alors que
3 enfants ne deviendront jamais plus de 3 cotisants. La majoration de
10 % pour famille nombreuse accordée aux retraités du régime général
indépendamment du nombre exact d’enfants à partir de 3 est typique de
ce recours à la justice distributive : la catégorie « famille nombreuse » est
considérée comme méritante, si bien qu’y appartenir ouvre droit à une
allocation plus importante du bien public. De même, dans la fonction
publique et pour les cadres du privé, le montant du traitement ou du
salaire étant un signe de distinction, d’importance et de qualité de la
personne autant ou plus que la rémunération d’un travail, la proportionnalité au salaire de la pension et donc de la majoration de pension
pour famille nombreuse s’explique-t-elle par le fait que nos législateurs et
nos partenaires sociaux font de la justice distributive comme Monsieur
Jourdain faisait de la prose.
Enfin le refus d’accorder une pension, si ce n’est de réversion, aux
femmes ayant exercé leur activité maternelle en l’absence de toute activité
professionnelle est également typique du recours à une conception de
la justice distributive plutôt que commutative. Selon cette dernière
logique, ces mères auraient droit à une pension en tant qu’actrices de
l’investissement dans la jeunesse ; selon une justice distributive appliquée
dans le cadre d’une focalisation sur l’activité professionnelle mais aussi sur
l’absence de ressources, l’attribution d’une pension se déclenche lorsque
la femme sort de la catégorie « épouse de… » et entre dans la catégorie
« veuve sans ressources ».
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C’est aussi le cas dans le régime complémentaire Arrco  ; l’Agirc, régime complémentaire
des cadres, appliquait jusqu’à une réforme très récente un taux de majoration croissant
de 3 à 7 enfants ; son alignement sur l’Arrco, en la matière, signifie un passage de la
justice commutative à la justice distributive où l’on distribue une portion du bien
public en fonction de l’appartenance à une catégorie administrative, et non au prorata
d’une contribution.
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Les différentes sortes de justice chez Thomas d’Aquin
Conclusion
Ces quelques indications, bien que trop succinctes, montrent combien
le distinguo aristotélicien et thomiste entre différentes espèces de justice, et
particulièrement entre justice commutative et justice distributive, pourrait
être utile aux économistes et aux statisticiens qui travaillent sur des questions sensibles telles que les inégalités de revenu ou de fortune, ou encore
l’équité des systèmes de retraites par répartition. Sans vouloir dénigrer les
mérites de John Rawls et de son œuvre maîtresse, A Theory of Justice , il
n’est pas bon que cet auteur ait acquis une sorte de monopole en tant que
référence utilisée pour étudier les phénomènes économiques sous l’angle
de la justice. La concurrence a du bon, et je propose Thomas d’Aquin
comme challenger !
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Jacques Bichot
Université Lyon 3
10
Harvard University Press, 1971. Trad. française : Théorie de la Justice, éditions du
Seuil, 1993.
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