La Rose des Sables - Agglopole Provence

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La Rose des Sables - Agglopole Provence
La Rose des Sables
Par Marion Dominicis
Sur le volet, la pluie a laissé ses traces verticales.
D'où vient alors l'absence de doute qui s'empare de chaque automobiliste coincé là par le feu tricolore pendant
deux minutes quarante-cinq, d'où lui vient cette quasi-certitude que les traînées de pinceau sur les volets de "La
Rose des Sables" se lisent de droite à gauche?
Sinon c'est une simple crasse à dessins - un genre de fresque urbaine d'avant la couleur - qui imprime sa drôle de
calligraphie des déserts sur le volet gris.
En tous cas, celui qui avait barbouillé ça ne s'était pas fait trop de cheveux blancs pour l'avenir. Il devait être de
passage. Les traces du pinceau bravaient celles de la pluie, les contrariaient. Elles avaient un semblant
d'horizontalité mais le parallélisme n'était pas leur fort, comme si un mauvais plaisantin avait poussé la main
du peintre à chaque tentative de conjuguer les bandes longilignes entre elles.
Avec les ans, l'aggloméré du volet avait gonflé, faisant apparaître en relief des espèces de grosses échardes
entretissées dans l'épaisseur desquelles les stries de la peinture s'oblitéraient, se noyaient comme se noie un
souvenir plus marquant, un tatouage de la mémoire dans les menues blessures en vrac de la vie qui s'étale.
Le coin s'était même effrité si bien qu'au lieu d'être à l'équerre comme les autres, il avait une drôle de forme
biscornue et délabrée.
Radhia est rentrée du Foyer. Pour le week-end, comme d'habitude.
Lasse. Traînante. A peine si elle soulève les pieds pour marcher. Ses hanches se déboîtent d'un coup doux
quand elle avance la jambe, et entraînent le reste d'une nonchalante fatalité.
Comme toujours modelée dans un jean taille basse, la hanche en plein-air et haut le port de tête. Elle va, elle
vient dans le bistrot de son père. Repousse une table par-ci, rapatrie deux verres en direction du comptoir. Les
mégots par terre attendront.
Qu'est-ce que ça change de toutes façons?
Les roues de mon fauteuil sont arrêtées contre le mur au fond du café, à droite du grand miroir très allongé
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m'emmènent droit au Maroc. Quand ça s'allume, le plafond se couvre de petites étoiles de lumière à cause
des trous. Une idée d'enfer, quand même! D'habitude c'est plutôt quand on éteint qu'on peut profiter des
étoiles, tandis que là, on a le beurre et l'argent du beurre.
Elle est belle la fille du cafetier, comment déjà elle m'avait dit? Ah oui! Radhia, c'est ça! Radieuse Radhia. Très
sémite. Une Rebeu comme dirait Daniel... Enfin lui... Il en connait un rayon sur les sémites. Très belle, la
Rebeu. Le désert lui irait comme un gant. Chemise en soie de la semaine passée mais en plus sale. Nouée
devant. Cheveux remontés en chignon qui dégage sa nuque de gazelle.
Une dégaine de princesse clocharde.
Elle me salue, Radhia. Sourires donnant-donnant. Nous nous sommes rencontrés il y a six semaines au feu
rouge devant le café. Où sans autre préambule elle m'a tendu ses lèvres et son lipstick Cyclamen, enfin,
l'inverse, je veux dire son rouge suivi de ses lèvres . Ensuite elle m'a aidé à descendre mon fauteuil du trottoir.
Elle m'approche à nouveau.
- Tu es français?
Je lui souris pour commencer. Son absence de gants diplomatiques me saisit comme un abordage.
- Et c'est quoi être français, Radhia?
Etonnée et flattée que je la reconnaisse. Elle ne se souvient pas visiblement m'avoir donné son nom. Elle ne sait
pas que mon coeur chavire.
- Ton père et ta mère ils sont français?
- J'irais pas jusque là.
Elle, triomphale: - Tu vois!
Par endroits, la peinture avait cloqué autour d'un clou, formant un genre de cratère miniature où l'absence du
clou qui l'avait occasionné recueillait toute l'attention.
Sur le bord, il y en avait eu un gros qui avait laissé un vrai trou avec la trace d'une charnière autour, la peinture
aplatie sur la superficie d'un petit rectangle, aplatie et craquelée comme ça se fait maintenant exprès au couteau,
un fac-similé on l'appelle.
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D'ailleurs si on prenait le temps de réfléchir c'était curieux ce trou près d'une trace de charnière, ça n'avait pas
lieu d'être, ce n'était pas bien l'endroit, comme si l'un déboutait l'autre ou comme s'ils témoignaient de deux
intentions contradictoires.
Mais qui - en deux minutes quarante-cinq - allait s'interroger sur le bien-fondé d'un trou dans le volet gris trop
près d'une ancienne charnière?
Les voitures passaient l'une après l'autre sans arrêt.
Il était presque mignon ce troquet à force d'être sordide et ses deux petits coeurs découpés dans les volets n'y
étaient pas pour rien. Parfois quelques voitures stationnaient en face, à cheval sur chaussée et trottoir et
gênaient un peu le trafic mais personne ne trouvait rien à y redire.
C'était un coin perdu où même les flics ne se hasardaient pas beaucoup.
Et ce n'était peut-être pas plus mal.
Car s'ils étaient passés comme ça, pas vraiment exprès mais au hasard d'une ronde, histoire de voir si tout
baigne dans le quartier du Canal, s'ils avaient pour cela choisi un soir de fin de semaine et assez tard, la nuit
tombée en tous cas, ils auraient été attirés par une mélopée langoureuse derrière cette vitre dont le safran étoilé
se voilait aux flottements du rideau.
Ils seraient restés en arrêt un peu plus haut rue Dessambre, vers le dix-huit, sur le trottoir d'en face, restés à
s'imbiber de la tension fauve qui filtrait de ce café perdu, "La Rose des Sables", de son nom incongru dans la
grisaille brumeuse qui était le lot du quartier plus souvent qu'à son tour. Ils seraient restés cois, déchirés par leur
curiosité d'hommes, l'attirance de la fièvre mielleuse qui passait sa promesse par cette unique tache d'or
affriolante dans l'obscurité froide, et raidis par l'exercice du devoir dans l'observance de la règle. Cette intime
conviction qu'on ne s'amuse pas en travaillant ou plutôt, que le mot "travail" doit rester aussi éloigné que faire se
peut du royaume tonitruant et pimenté des sens.
Si même ils avaient été en civil et qu'ils soient entrés en clients de passage, ils auraient été frappés, saisis
comme les autres hommes - il n'y avait guère de femmes pour s'aventurer à la "Rose des Sables" passée une
certaine heure.
Car il fallait une fois l'avoir vu de ses yeux pour avoir idée de ce qu'était la "Rose des Sables"
à l'heure où D.eu en avait fini avec sa semaine pour ceux qui croient en lui.
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Il fallait avoir vu Radhia danser.
Dans sa danse il y avait du vol. Du vol et de l'offrande.
Où dans le même instant elle ravissait les hommes, leur passé, elle-même.
Dans son détachement, le sol carrelé du café, les mégots, les épluchures de pistaches, tout cela se séparait d'elle.
Devant le grand miroir en fenêtre de mosquée danse Radhia sous les yeux allumés des clients de son père. Yeux
envieux. Car Radhia danse comme elle vole la coke de Momo au Foyer. Avec candeur. Sans regret. Juste par
envie. Momo avait eu presque le même sourire qu'elle empochant son larcin.
Leurs deux sourires s'étaient caressés sous les feux croisés de la bande tout autour. Noirs regards d'envie,
d'adieu à cette innocence d'avant la Loi que revendique Radhia. Que lui restitue Momo l'espace d'une ligne de
coke volée.
Ainsi danse Radhia. Sans faute.
Debout, tournoyante, son tronc aux prises avec cette sinueuse ondulation, autour duquel ses membres semblent
des pièces annexes, des auxiliaires.
L'essentiel chez Radhia est au centre.
Elle donne envie de se mettre au diapason, de se fondre, de cultiver cette verticalité que la pluie brode sur les
vitres, repoussant la crasse, la graisse des fritures où s'accroche le noir dépôt des gaz d'échappement de
véhicules arrêtés au feu rouge - chacun à trépigner du champignon.
C'est un cadeau qu'elle faisait - un genre de piraterie sacrée - à cette bande de vautours qui croyait échapper à
une mortalité promise en dévoyant un peu de cette vie carillonnante et suave et qui flambait sous ses talons.
Devant eux, en pur geste, Radhia tord sa gravité tranquille. Elle serpente, prise dans la longue gravitation
verticale qui transforme son corps en torche lente. Ses bras passent et repassent devant son visage dans un
étrange mouvement où s'efface son regard et tourne son ventre plat dans la clarté sourde des appliques ajourées.
Vers le fond du café, un petit bouquet de roses blanches perd ses pétales sur le formica sombre de la table.
Elle vibre sous le plafond étoilé, elle danse comme elle se ferait l'amour, volant le regard des hommes, leurs
corps immobiles qu'elle capte dès sa mise en mouvement.
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Au moment le plus cru, le père a baissé la musique et les enchères ont fusé, jetées comme des bombes aux pieds
de Radhia qui danse encore et défait lentement un à un les boutons nacrés, scintillant dans la soie bleu pâle.
S'ils étaient restés dehors à fixer la fenêtre dorée, ils auraient vu s'entrouvrir la porte du fond, près du bouquet de
pétales tombés, en même temps que s'allumer soudain les deux petits coeurs sur les volets de l'arrière-salle.
S'éclairer le papier peint fleuri et se refermer la porte du fond. Pendant onze minutes, montre en main, ils
auraient entendu la musique en sourdine accompagner les entrechocs des verres pleins et les allées-venues
animées du comptoir à la salle. Puis vu une silhouette sortir dans la contre-allée qui précède le café en
boutonnant sa braguette. "Voilà pour les faits, Monsieur le Commissaire. C'est tout ce qu'on a vu, 27 rue
Dessambre. "
Ca me fait de la compagnie, c'est vrai, dans ma vie à deux faces: le rouge et le vert! Pour un fan du clairobscur, un accro de la pénombre, c'est un joli clin d'oeil!
Côté café, mon loft est sous le toit avec la fenêtre qui surplombe la façade de l'immeuble, ça fait comme une
petite maison de poupée pentue sur le toit. De ce côté-là, je ne descends jamais, c'est sûr avec cet escalier il n'y
a pas trop de risques... A l'intérieur, j'ai fait enlever toutes les cloisons et j'ai réuni les deux espaces. Sauf le
labo bien sûr. Ca me permet de rouler où je veux. Il n'y a que la salle de bains où on a laissé un rideau.De
l'autre côté j'ai la ligne de tram. Et le canal.
C'est là que je passe le plus clair de mes nuits. Dans la semaine, s'entend. Puisque pour moi, il y a les "jours
Dessambre", du vendredi après- midi au lundi à l'aube, et les "jours Canal" . Quoique vu mes occupations et
les siennes, on pourrait sans doute dire les "nuits".
Côté Canal, c'est la cerise sur le gâteau !
D'abord, je n'ai pas de vis-à-vis et c'est déjà beaucoup. Et puis pour un trappeur d'images, la vue est un régal.
Un délice enchevêtré de lignes métalliques, pavées et virtuelles. Un mélange sublime illuminé par le réverbère
qui surplombe ma fenêtre et projette sur les entrelacis des rails ceux de l'ombre des câbles tendus et reflétés
dans les eaux du canal. Cette multiplicité des lignes m'enchante. Leur complexité, les infinies combinaisons des
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éclairages et des reflets mouvants font écho à la série "Fragments" et aussi à "Confusion". Un triptyque, voilà
ce qu'on peut en dire.
Hier j'ai tiré mes épreuves de samedi. Elles sont plutôt réussies, si ce n'est le cadrage que je ne trouve pas
encore vraiment à mon goût.
Je voudrais arriver à des cadrages emboîtés - l'un dévoierait l'autre en quelque sorte, comme si à chaque
nouvelle limite, on avançait plus loin dans un labyrinthe.
Les emboîtements, les superpositions, les collages, la fragmentation, l'assemblage.
Dans chaque plan.
Par la fenêtre entrouverte, le voilage se soulève à peine dans un léger souffle de vent. On entend le ronron
collectif des moteurs juste en-dessous, le feu est au rouge, on perçoit même une voix qui chuinte à la radio sans
pouvoir distinguer les paroles. Ca sort du café d'en face, "La Rose des Sables". Le grelot de sa porte ourlée de
caoutchouc, et son glissement plus lent tandis qu'elle se referme.
Voix d'homme puis de femme qui montent de la rue: des passants.
- Au quettro demain soir. Celui du Canal.
- Ah bon!
- Ouais. Rencart à cinq heures. T'as intérêt à y être...
- Si j'veux!
- Tu viens pas, j'te plaque. J'ai rencart à six avec quelqu'un de plus sérieux!
Un rire de jeune fille fuse en gerbe désordonnée, des éclats de son rire plein la rue, bientôt couverts par le
tintamarre des voitures qui démarrent toutes en même temps.
C'est lundi, jour de fermeture à "La Rose des Sables". Les rideaux métalliques sont à l'intérieur du café.
Abaissés, mais derrière la porte vitrée. Je ne sais pas pourquoi. Ca n'empêche pas les candidats à la casse de
donner un petit coup dans les vitrines de temps à autre, en passant. Alors ça fait un petit carillon aigrelet et
une belle fricassée en relief sur le seuil du café. J'ai plusieurs épreuves sur ce sujet-là. Toute une gamme
maintenant. Et je n'ai qu'à sortir mon trépied pour m'offrir des tableaux de chasse incroyables!
D'abord on a les "radio-matines" du coup dans la tôle et puis le verre qui tinte en s'écrasant sur le trottoir.
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C’est le paradis des fakirs! Des journées en or massif...J'y pense de plus en plus pour mon collage. On aurait
une moulure barbelée pour le contour. Comme elle me va bien, cette idée ! Techniquement ? Il y a toujours
moyen…
Comme par hasard, ça se produit presque tout le temps juste avant le départ de Radhia. Le lundi matin elle va
prendre son bus vers cinq heures et demie. J'aime la voir partir dans la froidure, son haleine blanche comme
une aura gourmande autour du cou. Son caban bleu marine, presque noir, ses cheveux attachés, amarrés
même, son balluchon sur l'épaule, genre sac de marin . Elle part au Foyer pour la semaine. L'Internat, c'est
son large à elle, et son port le troquet. Tout à l'envers, ma Radhia. Rien comme il se doit... Bien sûr!
Trottoir d'en face, pignon sur la "Rose des Sables", c'est là. Au numéro trente-six. Il vit des caresses
chronométrées de la lumière sur la peau nacrée du papier, dans le jeu minuté des feux arbitrant le ballet des
voitures. A même hauteur sur le trottoir impair, trois fenêtres condamnées pour tout vis-à-vis. Murées des
parpaings sur toute la hauteur. Une paroi aveugle. Même la gouttière du bâtiment est obstruée. Engorgée des
feuilles mortes du marronnier voisin. Un vrai compost.
La seule trouée à l'air libre de toute la façade, c'est la "Rose des Sables" réduite le lundi à ses deux coeurs percés
dans l'épaisseur des volets.
Tout cela, on ne s'en rend pas compte quand on passe en voiture. Même au bout de plusieurs feux rouges.
Pour ça, il faut le temps du monde, cette impensable vacance.
Ne rien vouloir. Avoir comme lui la transparente absence de préméditation. Cet égarement du dedans.
On arrive sur son palier par le monte-charge. Comme lui. On lit la petite étiquette imprimée :"Amid Tanzmann,
photographe"
On passe le seuil de son appartement.
Il faut se pencher pour passer debout. Traverser la pièce unique exempte de cloisons, où sur un fil bas des
tirages sèchent encore, accrochés par des pinces à linge ordinaires.
Beaucoup de clichés de tagages, des contacts aussi et d'étranges empilements géométriques dont la foison de
reflets donne une impression de volume inouïe.
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On se tourne vers l'entrée : un coude un peu levé, une cascade de cheveux dénoués bravant la pesanteur, une
fraction de peau ombrée par une saillie osseuse
- clavicule ? - le creux d'une taille virginale, la courbe d'une épaule, un profil perdu, peau nue, morcelée, ventre
éclatant de blancheur, bribes de corps arrêtées par l'ouverture d’un coeur illuminé en haut d’un volet gris, gris
foncé à présent, par contraste, par nuit interposée avec la coupole égarée d'un sein, formes interrompues,
démembrées, carnations pâles et lisses, suspendues d'irréel. Un rideau de mèches dont on ignore ce qu'elles
voilent.
C'est la série "Fragments" .
Sur le mur qui fait face, on a la répartie multiple, toute une autre série en zoom également, où les fragments de
corps sont recomposés en surimpression, les morceaux d'images s'y entrechevêtrent, brassant, brouillant les
pistes désunies, laçant les membres séparés, confondus de mouvement, une mêlée intime où la profusion,
l'inextricable broussaille des corps offre des flous vertigineux.
S'il pleut longuement, jour après jour, l'eau du Canal s'élève sensiblement, vient frôler le bord des quais. Parfois
déborde et inonde les fourreaux des rails au passage d'un chaland.
Côté Dessambre, dans les tranchées des caniveaux, deux rigoles en miroir s'épient de part et d'autre du front
bombé de la chaussée.
Quand les voitures foncent à l'orange, elles mitraillent de grandes giclées d'eau boueuse jusque sur les carreaux
du café. Les conducteurs arrêtés au feu rouge, vont regarder machinalement dégoutter les volets, comme un
collier égrène ses gouttes précieuses puis toutes se fondent à nouveau en une lave mouvante, prête à fuser de
nouveau.
Le battant gauche s'est refermé sous un coup de vent plus fort, même vent qui maintient le droit entrouvert.
Lundi dernier, il n'y a pas eu trop de souk question vitrines. Par contre, j'ai fait une de mes meilleures touches.
Fidèle au poste, je guettais Radhia qui allait sortir dans la pluie battante. Avec sa capuche on dirait une nonne,
presque. Elle sort par la grille de la contre-allée - forcément puisqu'elle s'endort dans la Chambre Noire c'est l'arrière-salle que j’appelle comme ça. Après elle verrouille la grille et elle sort rue Dessambre, sans
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traverser. L'arrêt de son bus est au coin, il passe à trente-sept. Elle sort toujours avec quelques minutes
d'avance; d'ailleurs, je ne suis pas sûr qu'elle ait une montre. En tous cas sur mes clichés, ses poignets sont nus,
grâce à D.eu. Je l'ai vue s'arrêter devant la porte vitrée, elle a regardé tout autour et derrière aussi comme si
elle vérifiait quelque chose. Il n'y avait personne en vue. Et là, je l'ai prise toute entière avec son look "reine du
désert", son profil barré par la capuche. Mais le plus beau restait à venir. J'ai continué à mitrailler comme
jamais! En un clin d'oeil comme une vraie pro - tiens ! je ne la savais pas gauchère - en un clin d'oeil donc!,
avec du blanc elle a tagué la vitre. Toute la vitre à gauche. De la dentelle on aurait dit! Plus tard, quand j'ai
tiré la série "Tagages" j'ai réalisé que c'était de l'arabe. Mais t'es né d'hier, mon pauvre Tanzmann, pour que ça
t'ait échappé!
J'étais encore plus veinard. Il reste qu'à faire venir mon pote Daniel pour traduire. On se boira un petit kahwa
spécial pour la peine...
Ce samedi soir, un agent en faction arpente la rue détrempée. Passe et repasse les deux coeurs fleuris, noyés de
lumière. Il tourne parfois le coin rue Dessambre, là où commence la rue de Sailly, pour alpaguer les grilleurs de
feu au tournant. Mille sept cents de la main à la main toutes les onze minutes environ. C'est ce qu'il fait de
mieux dans sa nuit. Et tout ça en musique. Sans le savoir, ils sont presque synchro lui et la fille du cafetier.
Dans l'arrière-salle sans bouquet ni pétales - mis à part ceux aplatis sur le papier vinyl - Radhia danse toujours.
Son jean retourné en bouchon sur le lino poisseux. Idem pour la soie bleue de la chemise, si fluide et blême. Ses
très longs cheveux - défaits cette fois - voilent le crème velouté de sa peau.
La blondeur volcanique de ses seins dans la semi-pénombre. Radhia danse : étirée, léonine avec sa nudité
comme une inadvertance de bon aloi.
Elle danse sans un regard pour l'homme à ses pieds, occupé de son seul plaisir grimaçant, vautré dans la
semence inéluctable de ses prédécesseurs du soir.
Dans son unique main libre, une lampe-pince de cent watts qu'il actionne à intervalles rythmés par la musique,
les yeux exorbités ; il a payé pour voir - pas pour toucher - la règle est cette promesse fragile et celui qui
l'enfreint - souvenir définitif. Par le judas des coeurs, les bribes crémeuses de Radhia et les éclairs de lampe
s'alignent sur les pas de l'agent.
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Tout est allé très vite depuis lundi dernier. J'ai fini mon collage. C'est une mosaïque de corps et le contour, bien
sûr: une muraille de verre brisé en ruban ininterrompu. Ca s'imbrique l'un dans l'autre imperceptiblement. Je
suis très fier de mon "oeuvre". Je n'en peux plus. Je suis épuisé physiquement. Et comblé à la fois. Je déborde.
Je flamboie à gros bouillons. Comme autrefois , après l'avant-première ... Tout ça grâce à Daniel. Et Radhia
bien sûr.
Quand Daniel est arrivé - je lui avais expliqué le topo au téléphone - il m'a sorti dare-dare:
- Donne un miroir si tu travailles tes négatifs à l'envers...
- Mais pas du tout, Daniel, tu vois bien le nom du troquet au-dessus de la vitrine, il n'est pas écrit en verlan!
Il m'a regardé comme si j'avais trois cases en trop et il a commencé à exploser de rire, tellement que je suis
parti avec lui. Ca fait longtemps que je n'avais plus ri comme ça, même si je n'avais toujours pas compris
pourquoi.
- Passe ton rétro quand même, ta rebeu elle carbure en marche-arrière...
Le message de Radhia était fait pour être lu de l'intérieur de la "Rose des Sables", c'est-à-dire pas avant la
levée du rideau métallique du mardi matin.
La môme Radhia au saut du lit qui écrit en arabe de la main gauche et en miroir à des cinq heures du mat.
Même Daniel n'en revenait pas! Il n'arrêtait pas de répéter : "Et bien ça mon vieux, j'ai pas perdu ma journée!"
Moi non plus Daniel, et pas seulement la journée...
"Le corps est une enveloppe sans importance, ce qui compte est au-dedans." disait le message.
J'ai dormi quinze heures d'affilée.
Dans mon rêve j'ai vu Radhia danser de son long corps abandonné et sa pensée s'enfuir par le hublot des
coeurs en haut des volets gris.
La levée du corps n' a eu lieu que le vendredi d'après au Foyer.
Dès le mardi, les volets gris et les rideaux de métal sont demeurés fermés. Le mercredi matin, le cafetier est
sorti de la "Rose des Sables" et sur la vitre avoisinant le message de Radhia, il a écrit au Blanc d'Espagne:
"Fermé pour deuil" .
Les deux messages effacés à la va-vite depuis que le café est en vente, ont laissé sur les vitres un brouillard
blanc tourbillonnant .
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