Extrait - Librinova

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Extrait - Librinova
Fernand Campariol
Ce n'est pas banal de
rater une histoire
d'amour
Nouvelles
© Fernand Campariol, 2016
ISBN numérique : 979-10-262-0410-7
Courriel : [email protected]
Internet : www.librinova.com
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Il est évidemment bien dur
de ne plus être aimé quand on aime,
mais cela n’est pas comparable
à l’être encore quand on n’aime plus.
Georges Courteline
Marina
Un vent frais vient de la mer. Il pousse de petits nuages blancs vers le
château, qui étire fièrement des remparts délabrés sur son galion de
calcaire, caressé de lumière blonde. L’homme arrive au bas de la pente
cernée de vignes noircies. Tiens un panneau ! Il n’y était pas la dernière
fois. Et pour cause. Il lit :
SITE CLASSE DU CHÂTEAU D’OP***
RECONSTITUTION APRES INCENDIE
Le 20 août 199... un violent incendie a détruit 1500 hectares sur le
territoire d’OP***dont le site du château. La commune d’OP***...
Il n’achève pas sa lecture. Les plis du visage dessinent un étrange
sourire. Il ressent dans la bouche un goût amer. Il essaie de se remémorer.
Un an déjà. Il songe à la manchette du journal local CORBIERES MATIN le
lendemain du sinistre :
INCENDIE MONSTRE
150 HECTARES
DE PINEDES ET DE VIGNES DEVASTEES
TROIS CASERNES DE POMPIERS MOBILISEES
Heureusement le sinistre a fait peu de victimes : le cadavre d’un
homme en partie calciné, est retrouvé dans les décombres de sa maison.
Il sait que l’enquête menée tambour battant, n’a pu établir si
l’incendie était d’origine criminelle. Bien que les soupçons se soient portés
quelque temps sur le simplet du village, il a eu très peur après la
catastrophe. Il s’est terré chez lui durant plusieurs jours. Au cours de ses
rares sorties, il a évité les regards indiscrets tout en s’efforçant de se
donner un air naturel. Il a soufflé quand l’enquête a été close sans jamais
avoir été inquiété. Pourtant il revoit non sans remords son geste meurtrier.
Une mécanique froide parfaitement préméditée. Au sentiment trouble qui
l’anime se mêle encore une certaine jouissance. Il s’en souvient à
merveille, passe en revue tous les détails. La vieille moto verte cachée
dans le fossé du chemin, non loin de la maison de Gratien, le « brûlé des
garrigues ». Les ruses de Sioux déployées pour se soustraire à la vue d’un
éventuel témoin, à plat ventre dans les hautes herbes, au risque de se faire
piquer par les vipères nombreuses en cet endroit. Mais surtout l’exécution
parfaite du forfait. Le bois mort ramassé en toute hâte et les pommes de
pin mises en tas.
Il fait jaillir la flamme bleu mauve du briquet. Les brindilles
s’enflamment. Il s’enfuit en courant comme un dératé, récupère la moto et
s’arrête un peu plus loin. À une distance raisonnable, soigneusement
dissimulé derrière un chêne vert pour contempler un moment la danse
sauvage des flammes partant à l’assaut du ciel en panaches de fumée noire.
Il perçoit d’ici les crépitements, les explosions de la pinède qui brûle. Puis
les appels stridents des voitures de pompiers, les moteurs rugissants du
premier Canadair larguant sa charge d’eau. Il a un terrible haut-le-corps à
l’idée de l’horreur qu’il a ajoutée à ce drame. Il y a surtout Gratien. Il voit
maintenant les hautes flammes qui lèchent les murs de la maison,
surprennent le malheureux en pleine sieste. Il connaît ses habitudes. Il sait
qu’il est seul cet après-midi-là. Marina est au village. Quand elle
reviendra, elle apprendra la tragédie, sera effondrée malgré le peu de désir
nourri à l’endroit de son mari. Il ne faut pas qu’elle connaisse l’auteur de
cet assassinat. Gratien est mort. Pris au piège. Grillé comme une sardine. Il
ne méritait pas ça. À l’église, il revoit encore les silhouettes pliées de
douleur, rassemblées autour du cercueil. Un tout petit cercueil en chêne
disproportionné à la taille du colosse. Le feu est réducteur. Une force de la
nature le Gratien. Mangeant et buvant comme quatre. Un bourreau de
travail aussi. Toujours fourré dans ses vignes. Mais peu porté aux plaisirs
du lit. Marina, elle, au contraire adorait... Antonin en sait quelque chose...
C’est pour elle qu’il a fait ça...
Antonin gravit lentement le sentier rocailleux qui mène au château
fort. Il s’arrête quelques instants pour reprendre souffle. Il jette un regard
circulaire, résigné. Il y a tout ce désastre aujourd’hui. C’est comme une
plaie qui cicatrise mal. Une étendue grisâtre recouverte. par endroits d’une
fragile chevelure verte. Arbres carbonisés offrant au ciel les moignons de
leur vie abandonnée sur les collines alentour.
Les lézards verts et les aspics aux écailles cuivrées ne peupleront plus
les lieux avant longtemps. Les grillons de ma jeunesse ne cribleront pas
encore de leurs aiguilles sonores la nappe des herbes odorantes. Disparus le
sifflet du vent dans la fourrure ébouriffée des pistachiers, des chênes
kermès, des cistes et l’envol ravissant des perdrix rouges au petit matin
d’automne. Mais que m’arrive-t-il ? Voilà que tout à coup je joue les
poètes... Il me semble que c’est un peu tard ! Il fallait y penser avant, mon
vieux !
Qu’est-ce qui m’a pris de mettre le feu à la garrigue ? C’est venu
comme une odeur d’orage. Mes pensées s’entortillent comme les vrilles de
la vigne de Gratien. Il faudrait sulfater plus souvent. Cette vigne n’est pas
bien soignée. Il faut la pomponner comme une femme. Je n’aurais pas dû
le provoquer. C’est comme ça que c’est parti... Parlons-en de ta femme !
Tu devrais t’en occuper davantage.
Il a relevé son béret crasseux pour montrer sa trogne des mauvais
jours. Il s’est avancé vers moi, fou de rage. Qu’est-ce que tu me
reproches ? lui ai-je dit. Ça, il m’a répondu. Un coup de poing en pleine
poire de sa grosse paluche d’abruti, à défoncer une porte. J’y ai tout de
même laissé deux incisives. Alors il a ajouté pour m’achever : « Ah, je te
vois venir, toi, avec ton regard de voleur et tes manières de garçon de la
ville ! Je crois que tu es mieux préparé à caresser le popotin des filles qu’à
t’occuper de ma vigne. Et puis je voudrais te dire une dernière chose à ce
sujet. Arrête de tourner autour de ma femme ! Compris ! » Et il est reparti
sur ses grandes jambes de basketteur sans savoir ce qui l’attendait. Je
n’aurais pas dû finalement... J’y ai été un peu fort tout de même. Ça me
fait mal. J’ai l’air de quoi maintenant. Avec ce poids sur la tête. Et Marina
qu’est-ce qu’elle a pensé de tout ça. Je ne le lui ai pas dit tout de suite... Il
a fallu qu’elle supporte son mal de veuve le plus longtemps possible. Ça
aurait fait désordre au village ou alors il aurait fallu ficher le camp. Après
tout, elle l’aimait un peu son Gratien... Ne serait-ce que pour lui chauffer le
lit. Faute de la chauffer à elle... Elle s’était habituée à cette brute épaisse, à
Gratien-le-boulot, à Gratien-le-rentre tard, le pilier de bar... Et moi, j’en ai
eu marre de mes-courbettes-à-Gratien, obéissance-à-Gratien. Amen !
Mais ce qui lui a donné le bourdon à Marina, c’est surtout de voir le
mas dans les vignes, complètement cramé. Même à moi aussi, ça m’a fait
mal de voir cette misère... Et pourtant, j’étais bien embêté - le mot est un
peu faible - quand je lui ai annoncé longtemps après l’affreuse vérité, elle
n’a pas trop mal encaissé le coup... Zigouillé, mon mari ! Non, c’est pas
vrai... c’est pas toi ! Si ! ma petite Marina... Je n’en pouvais plus... le vase
a débordé... Oui, mais tout est fichu par ta f... Le mot accusateur s’arrête
aux bords de ses lèvres d’amoureuse. Partie en fumée la maison... Oui,
tout... Alors pour me rattraper, j’ai changé de boulot. Je touche à la truelle.
Aujourd’hui, je travaille comme une brute. J’ai commencé à rebâtir la
maison des vignes. Tout ça pour Marina que j’aime à la folie. Son prénom
est déjà tout un programme. Un rêve de voilier posé sur les flots bleus. Une
fenêtre de tendresse iodée. Ça y est ! voilà que le virus de la poésie me
reprend. Je me sens neuf maintenant que je renais avec Marina. Elle fait
l’amour avec son poids de cris vrais, ses morsures... Je vais la reconstruire
après tous ces malheurs. Je vais me transformer. C’est ma dernière chance
pour essayer de tout effacer.
À petits pas, Antonin parcourt le plateau. De temps à autre, il marque
une pause, aspire de grandes goulées d’air frais. Il ressent comme un
besoin impérieux de se purifier, de se laver de toute la fange qui le
recouvre encore. Le décor médiéval devient un îlot apaisant où il se
ressource. Il a toujours aimé ces ruines orgueilleuses, riches d’un passé
exaltant. Il se promet d’y revenir plus souvent. La tramontane qui fait rage
l’oblige à courber le dos et à gagner le donjon, encore debout malgré un
état de vétusté avancé. La voûte lui offre un abri salutaire. Il se met à
méditer un moment quand il devine une présence étrangère à ses côtés.
— Bonjour !
Passablement surpris, Antonin lève la tête. Il dévisage l’inconnu. qui
arrive d’un pas léger. Un jeune homme blond aux yeux de fouine, vêtu d’un
treillis, s’avance vers lui. Il retire sa casquette et pose les jumelles qu’il
tient à la main.
— Je suis le guetteur des collines !
— Quel joli nom !
— Ah, vous croyez ! Je commençais à trouver le temps un peu long...
C’est bien plus agréable de faire un brin de causette, n’est-ce pas ? Passer
des heures entières à surveiller, sans l’ombre d’un pyromane dans le
champ des jumelles, est parfois ennuyeux... Par chance, il n’y en a pas
souvent dans les parages. Le salaud qui a mis le feu aux pinèdes il y a deux
ans, court encore... Mais aujourd’hui il n’y a plus grand-chose à contrôler
malgré les quinze hectares qui ont été reboisés.
Antonin sent sa gorge se nouer et réprime un tic nerveux.
— Vous ne dites rien... Je dois vous agacer ! Il y a pourtant de belles
choses à voir... Tenez, venez jeter un coup d’œil !
Ils s’avancent vers une trouée dans la muraille. Le regard plonge sur la
vallée où ondulent des collines bleutées.
— Vous voyez là-bas, cette ligne argentée contre le ciel clair, c’est la
mer. La vue d’ici est imprenable. Mais cela ne suffit pas ! Heureusement
que de temps à autre de sympathiques touristes, passionnés comme vous de
nature et de grand air, viennent dans les parages pousser une petite visite.
Antonin esquisse un sourire forcé et lâche laconiquement :
— Oui... si l’on veut !