representations mentales et les medias

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L’Observatoire
Présentation
Les représentations mentales et les comportements sont des leviers déterminants
des transformations de la société. Ils deviennent de véritables enjeux politiques au sens
large du terme. Au cœur de la consommation, de toutes les entreprises managériales, des
évolutions du mouvement social et citoyen, ils sont la clé de la crise de la politique.
L’Observatoire des Mouvements de la Société (O.M.O.S) créé en Mars 2000,
regroupe chercheurs de différentes disciplines et approches, militant-es du Parti communiste
et d’autres forces de progrès, des militant-es syndicalistes, associatifs et mutualistes, de
milieux croyants, des professionnels de la communication, dans une association où la liberté
d’écriture, d’échanges et de débats est la règle de vie. Ils mêlent leurs expériences, savoirs
et efforts pour mieux analyser ce qui, dans la société se décompose et se recompose,
notamment en matière de comportements sociaux et politiques les plus structurants. La mise
en commun des savoirs, leur confrontation, le recours aux différences de point de vue et de
sensibilités dans des structures souples uniquement tournées vers la production de
connaissances régissent son fonctionnement.
L’Observatoire représente un creuset dont l’objectif est de contribuer à l’élaboration
d’une nouvelle culture politique à la hauteur des enjeux de société les plus actuels. Ses
résultats appartiennent à chacun qui en a une libre utilisation.
Ses membres produisent des notes individuelles ou collectives qui sont publiées,
ainsi que les débats et contradictions qui les traversent. Ils animent également des soirées
ou journées d’étude et peuvent répondre à la demande pour en animer de manière
décentralisée. Les compte-rendus donnent lieu à la publication de brochures.
Les travaux de l’Observatoire sont aujourd’hui répartis en 10 groupes de travail:
les rapports au progrès et leurs conséquences sur les comportements.
Les évolutions du travail, des rapports au travail, du salariat, les efforts managériaux.
L’éthique entre marchandisation et émancipation.
Où et comment se génèrent les comportements politiques;
Quels sont obstacles entre les mouvements sociaux et la politique ?
Le fait urbain.
L’Europe.
L’émergence des principaux thèmes idéologiques et leur traitement par les Médias
Violences et société
Justice et société.
Le fait de croire
L’O.M.O.S est ouvert à toute demande et toute contribution.
Pour tout contact :
Pierre ZARKA:
2, place du colonel Fabien 75019 Paris
01.40.40.11.16
pierre.zarka@ free.fr ou [email protected]
Danielle SANCHEZ
[email protected]
Daniel VERGNAUD :
01.40.40.12.95 - [email protected]
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ela fait un bon démarrage d’intervention pour le secrétaire d’une Fédération du Parti
communiste que je suis. Un peu daté, je le conçois, car ce n’est plus tout à fait comme
cela que nous parlons des médias, mais pas complètement car il y a de beaux restes !
Je partage de ce point de vue la critique développée par Lucien Sève dans une note
qu’il a rédigé pour notre journée d’étude. Je le cite : « Les membres du PCF ont vécu du
dedans une attitude primitiviste jusqu’à la caricature envers les médias, fantastiquement
tenus pour les porte-vois zélés d’un supposé Etat-major de la classe dominante (…). (…) le
fond de la campagne communiste des années soixante-dix finissantes sur le thème « libérez
l’information ! », (…) marquait un consternant recul de pensée par rapport à la conception
marxienne de l’idéologie, représentation inconsciemment mystifiée du réel et de nos rapports
avec lui : si la mystification n’était pas inconsciente, nous n’aurions plus affaire à l’idéologie
mais uniquement au mensonge, vue solidaire d’une conception purement comploteuse de
l’histoire. ».
A notre décharge, il y a bien des raisons d’en vouloir aux médias quand on milite : le
mouvement social est le plus souvent absent, sinon caricaturé, les débats sont affligeants, la
présentation de la politique le plus souvent sous l’angle des destins de personnes ou de
petites phrases, plutôt que des contenus et enjeux politiques. Parfois on a le sentiment d’une
bataille inégale. Militant communiste, vous êtes sur le terrain comme on dit, par exemple
pendant trois mois en porte à porte pour réussir une réunion publique avec 100 personnes
dans une ville. L’impact médiatique est de l’ordre de zéro, aucun journal et encore moins la
télé le reprenne. Alors que le passage 15 secondes dans le JT de FR3 pour commenter la
dernière agression à la sortie de l’école du quartier, fait qu’on vous reconnaît maintenant,
vos copains, vos voisins, vos amis disent vous avoir vu. La valorisation n’est pas du côté du
terrain, du travail militant long et patient, mais du côté du coup, du passage à l’image. Il faut
donc en militant certainement mieux utiliser l’image, mais reconnaissons qu’elle ne porte pas
aujourd’hui beaucoup de possibilité de s’expliquer, au mieux elle interpelle, elle capte
l’attention.
Ni spécialiste des médias, ni spécialement porté à leur étude, je me risque à
quelques réponses aux questionnements de notre journée, d’un point de vue de l’acteur
militant, au risque de dire quelques bêtises ou pire des banalités !
Je ne crois pas pour ma part à la théorie du complot, à des médias conçus pour
manipuler. C’est, je crois plus grave que ça !
Certes l’utilisation des médias pour manipuler l’opinion existe. Nous l’avons vue lors
de la guerre du golfe, celle du Kossovo, sans rappeler la Roumanie. L’OTAN accompagne
ses interventions militaires de grandes campagnes de communication. C’est aussi le travail
des communicants des ministères de chercher à faire prévaloir le point de vue du Ministre ou
préparer une décision. Ne soyons pas naïfs. Mais l’essentiel du problème n’est peut-être pas
là. Je m’interroge davantage sur le pourquoi ceux qui conçoivent les médias résistent mal ?
Pourquoi, même s’il n’y a pas complot, les médias, au final, participent à la production d’une
cohérence idéologique.
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1) Il y a certainement, et en premier lieu le poids de l’idéologie dominante. Les
journalistes en sont fortement imprégnés. Moins que leur milieu social d’origine, l’échec des
pensées alternatives au capitalisme pèse lourdement, « les faiseurs de médias » vivent ni
plus ni moins comme la majorité de nos concitoyens « dans une pensée unique », dans un
monde ou le régressif d’un point de vue des ambitions de civilisation, dominent. Si l’on prend
le thème de la sécurité, par exemple, ce sont des hommes et des femmes, qui ont peur,
comme les autres de ce monde violent, qu’ils ne comprennent plus, et qu’en l’absence de
pensée alternative forte n’arrivent pas à dominer la peur pour « raisonner ». Il y a aussi ces
lieux communs, qui marquent un refus d’effort : faut faire court, pas de bla bla, aller vite à
l’essentiel, avoir des images ou des phrases chocs pour retenir l’attention, tout cela se dit
dans la société, fait le canevas des interviews par des journalistes. Ainsi, pour passer dans
la presse ou à la télévision, il ne faut pas faire un gros dossier de réflexion, d’explication,
travaillant beaucoup d’argumentation. Non. Un cours résumé, si possible avec des phrases
chocs et si l’on peut faire une action pouvant produire de belles images, un peu
spectaculaires. On a encore plus de chance. C’est vrai pour les journaux écrits, c’est
incontournable pour les journaux télévisés. J’ai plus de chance de passer dans « Le
Parisien » si je marque Pasqua d’une petite phrase assassine sur un sujet d’actualité, que si
je fais une conférence de presse sur notre campagne de Forum dans le 92. L’acte politique
se résoudra à un communiqué de presse dans la formule « petite phrase sur Pasqua » alors
que les Forum concerneront 100 ou deux communistes pour les préparer, et 1 000 à 1 500
participants en tout. Ce n’est pas la même richesse de la construction de citoyenneté. Mais
ce n’est pas la plus intéressante de mon point de vue qui dominera.
2) C’est l’emprise de la loi de l’argent. Il me semble que la première mission
assignée à un média n’est plus en premier lieu sur un contenu mais en relation avec des
parts de marché. C’est la fin de « missions éducatives », de la mise en avant de
« raisonnements », d’action pour développer des citoyens, pour une unique ambition gagner
sur l’audimat. C’est l’absence d’ambition politique au sens large du terme. Je prendrais en
exemple une expérience personnelle pour illustrer mon propos. Il m’est arrivé de m’occuper
d’un hebdomadaire d’informations locales. Quel constat fait-on au bout d’un moment : on
vend plus de journaux quand la une annonce un meurtre, un accident important, un fait
divers un peu spectaculaire, que si elle annonce une réflexion sur un sujet ou la dernière
conférence de presse d’acteurs du mouvement social. Se plier à la loi du marché, à l’audimat
pousse à avoir des unes « alléchantes » et je ne crois pas qu’il faille faire une croix dessus.
Toute la question est de vérifier si l’on garde de l’ambition dans toute la politique éditoriale et
que ces « unes » ne font pas disparaître des articles de fond, visant davantage à la
confrontation de point de vue, à la réflexion. Est-ce que l’on cherche, à créer les conditions à
apporter le meilleur pour le plus grand nombre, même si la demande ne s’exprime pas
immédiatement. On a la même problématique, dans ce monde de la pensée unique, où les
modifications des modes de financement ont poussé les mouvements d’éducation populaire
soit à disparaître, soit à renier leur objectif militant « d’éducation populaire » pour se
professionnaliser, s’orienter dans la formation professionnelle. Le nombre de clients devient
plus important que le contenu que l’on cherche faire avancer, l’objet même de la création
d’un mouvement !
3) il y a pour moi un véritable abandon de mission et d’ambition de service
public. La télévision, l’ORTF, gaulliste ou gaullienne, que j’ai peu connue, n’était
certainement pas exempte de défauts, d’enjeux politiques, mais il y avait des niches de
création, de créativité, d’éducation, d’ambition pour le service public, de qualité au service de
tous. Voyez la régression, le malheur, on en viendrait à la regretter car ces ambitions ont
disparu, y compris et surtout à travers les émissions de jeux. Le peu que j’en ai vu, et quelle
que soit la chaîne privée ou publique, (y a t-il d’ailleurs encore une différence de contenu ?),
ce sont des jeux qui ne valorisent pas la découverte, la réflexion, des notions de solidarité,
de partage, de respect des êtres humains mais au contraire promeut l’appât du gain (la
cagnotte, le jackpot…), la concurrence entre individu où la référence culturelle est le plus
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souvent de l’ordre du monde médiatique (nom d’artiste, d’émission, de film grand public,
etc.…). Ces jeux télévisés sont portés et portent une idéologie dominante.
Finalement, je pense que nous avons la télévision, les médias que nous méritons ! Ils
sont le reflet d’une idéologie dominante et la reproduisent. S’il n’y a pas de complot, il y a la
dramatique absence d’une pensée, d’une parole, d’une réflexion qui ne soit pas de la pensée
dominante, qui soit suffisamment forte pour produire de la conflictualité au sein même du
monde médiatique et dans la société pour créer de la demande, de l’exigence. La solution,
pour moi est du ressort du politique. Je ne crois pas, pour ma part et contrairement à
d’autres communistes, que dans notre monde il y a plein de communisme qu’il suffirait de
révéler, de se baisser pour le ramasser. Je vois plutôt beaucoup de régressions, beaucoup
de risques. Et dans la formule « le socialisme ou la barbarie », je pense que nous sommes
malheureusement dans le deuxième terme de la formule. Sans création d’un nouvel espoir,
sans travail pour construire une alternative politique, je ne vois pas la société s’en sortir, je
ne vois pas de nouvelles exigences citoyennes sur et dans les médias en terme de contenu,
d’objectifs, de qualité pouvoir prendre suffisamment de cohérence et de force pour gagner
du terrain.
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es médias sont suffisamment inscrits dans notre quotidien pour qu'
ils en fassent
partie intégrante de manière inconsciente et c'
est sur les effets sur cet
inconscient que je voudrais centrer mes propos. Incontestablement,
l'
audiovisuel, tout particulièrement a bouleversé les conditions d'
ouvertures sur le
monde extérieur pour chacun d'
entre nous. Au point de ne plus être un simple organe
d'
information mais d'
avoir profondément modifié notre sensibilité, la manière dont
nous nous approprions des pans de connaissances, - ou en tous cas ce qui n'
est pas
tout à fait la même chose, d'
informations -, la manière dont nous trions ce qui est
important et ce qui l'
est moins, ou encore ce qui pour nous, fait partie de l'
air du
temps ou pas. Les médias font partie de nous même. Une telle prégnance devrait
conduire à en vérifier les effets. Il ne s'
agit pas d'
une critique attribuant aux médias
audio-visuel ni une malfaisance par "essence", ni à ses personnels une volonté de
production idéologique délibérée. J'
aborderai la question en deux temps: d'
abord
comment à mon sens, la technologie elle-même pose des problèmes à la perception
et à la réactivité des téléspectateurs jusqu'
à présent peu abordés; puis dans un
second temps, le caractère fortement idéologisé du regard actuellement construit par
les médias.
Mon premier point concernera la temporalité. La rapidité, la simultanéité de ce
que les médias peuvent rapporter, ce qu'
on appelle "être en temps réel" ne sont pas
sans poser des problèmes. La lenteur de l'
information écrite, son décalage par
rapport à l'
événement laisse le temps d'
un travail individuel d'
interprétation et de
réflexion. Ce temps utilisé induit une attitude active devant l'
information: la réactivité
est matériellement possible. La réflexion, la prise de position impliquent du temps,
celui de la répétition comme la possibilité de se situer et de situer les évènements sur
un axe qui va de l’origine vers les conséquences. Il n’y a pas de citoyenneté c’est-àdire de capacité de prendre en compte l’ensemble de la société sans ce travail. Et il
n'
y a pas de travail de ce type sans lenteur et décalage. La rapidité et le direct
viennent bousculer la capacité individuelle de s'
approprier l'
information. Le temps de
percevoir un sujet et le rythme nous entraîne déjà vers autre chose. Il y a une
certaine asphyxie qui se mesure à la relativement faible capacité de mémorisation
que laisse une émission au profit d'
une sensation souvent vague. Chaque élément
est fractionné privé de passé et de devenir en perspective. L’annonce de la situation
d’Air Lib est de l’ordre du coup de tonnerre dans un ciel serein et qui connaît la suite
d’AOM ? Les évènements surgissent comme d’un diable de leur boîte escamotant les
relations de causes à effets. La place des spots publicitaires, les coupures
publicitaires, le clip, le format de 52 minutes, le flash accroissent le caractère
fractionné de la perception. Le fugace et le choc deviennent ainsi des critères de
qualités au détriment de la durée nécessaire à la progression qu'
implique tout
raisonnement. Dans un climat où par ailleurs, on ne cesse de vouloir démontrer la
faillite de toute volonté de pensée cohérente et prétendant expliquer le tout, cette
segmentation est lourde de conséquences : la compréhension de notre époque n’est
pas la somme des compréhensions de chaque problème.
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Second aspect : l'
image, sa luminosité est un facteur de fascination. Il est
intéressant de remarquer comment les panneaux publicitaires qui n'
étaient si je puis
dire qu'
éclairés pour être vus la nuit commencent à être remplacés par des panneaux
translucides et lumineux renvoyant la même différence qu'
entre l'
image vidéo et le
DVD. Et surtout, même en direct elle n'
est pas ce qu'
elle paraît être, à savoir un reflet
neutre d'
un fait. Elle résulte de choix qui découlent de la subjectivité de ses auteurs.
Elle est un langage déjà travaillé, mais elle est une interprétation qui ne s’annonce
pas et devant laquelle l’esprit critique du téléspectateur est démuni.
La solitude inhérente au téléspectateur, le fait qu'
il ne se déplace pas pour aller
chercher l'
information le mettent dans une posture voisine de la passivité. Celle-ci
rend vulnérable aux deux effets que je viens d’énoncer : à la vitesse et à une
interprétation non revendiquée qui s'
imposent à lui comme une évidence. Plus, le
journaliste présent ou invisible s’impose par un phénomène d'
identification à un
regard qui se veut lui aussi, spectateur et non pas intervenant et presque
contradictoirement, par l'
autorité de celui qui sait ou du moins qui sait où chercher.
Quelle que soit la bonne volonté du ou de la professionnel(le), lorsqu'
il parle
d'
ouvriers, il impose à ces derniers, non pas leur propre regard sur eux-mêmes, mais
le sien. Et cette distorsion finit par être retenue, intégrée et par devenir l'
étalonnage
pour identifier le monde, les autres et soi-même. La professionnalité qu'
on ne saurait
pour autant ignorer, écrase la citoyenneté. Cette dépossession est intégrée, elle n'
est
qu'
exceptionnellement reconnue, discutée et encore plus exceptionnellement
compensée. Il y a de fait, une profonde aliénation qui se met en œuvre. Celle-ci retire
non seulement de la réactivité, mais le sentiment d'
être impliqué. La distance avec les
faits publics devient naturelle. Exception faite, d'
événements suffisamment
dramatiques pour mobiliser les personnels de l'
audiovisuel comme c'
était le cas lors
de la présence de Le Pen au second tour. Mais cette exception ne vient pas
contredire le propos: il y avait à ce moment coïncidence entre le regard d'
un très
grand nombre de professionnels et d'
une partie importante du peuple, sans pour
autant qu'
il y ait eu restitution de l'
accès à la parole et à l'
image pour ce dernier.
Cette position de voyeur, même à l'
égard de soi, vient contredire la demande
d’informations. Il y a information quand il y a, non pas voyeurisme, mais implication et
possibilité de réactivité. La météo est une information : elle conduit à un
comportement vestimentaire. L’annonce répétée de la courbe du chômage présentée
comme une fatalité n’en devient plus une. Le constat de l’impuissance non plus. Ainsi
par exemple, nombre d’enquêtes ont démontré qu’après la guerre du Golfe, puis
après les bombardements du Kosovo, le suivi de l’actualité a décru pour ne jamais
retrouver le niveau antérieur à ces évènements. La même période a montré que la
campagne des présidentielles n’était pas de l’information mais que le suivi des
manifestations anti-Le Pen en était. Le fait que les annonceurs publicitaires aient
demandé à encadrer la météo plus que le journal télévisé est éloquent.
Assister dans ces conditions de dépossession et de "temps dit réel" à des
évènements pouvant se dérouler de l'
autre côté de la planète crée cette chose
étrange qui est de penser savoir et de ne pouvoir que voir sans jamais intervenir.
Quand on pense que la citoyenneté implique à la fois de savoir et de pouvoir
intervenir, drôle de situation écartelée que celle du téléspectateur. Il en découle un
sentiment d'
impuissance d'
autant plus renforcé qu'
il s'
installe de manière
contemporaine à l'
échec des grands récits du XX° siècle qui ont prétendu changer le
monde et fait échos à cet échec. Je dirai que ces types de problèmes préexistent à
toute intention ou volonté de journalistes ou de dirigeants d'
antenne. Je ne suis pas
en train de dire que l'
audiovisuel serait intrinsèquement pervers, j'
ai commencé par
dire qu'
il pouvait être un formidable outil d'
accès à l'
information, à la culture, à
l'
expression, ce dernier point pour l'
instant étant rare. Je veux dire que ce mode de
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communication encore historiquement nouveau, pose des questions de conception et
de pouvoirs rarement abordées. Et que de ne pas les aborder laisse sans
contrepartie les effets que je viens d'
évoquer.
A défaut de cette prise en compte, le réel apparaît comme autonome, échappant
aux interventions humaines. Quand les capacités technologiques dépassent les
modalités de participation active à l'
élaboration de l'
information et de la culture, le
même outil qui peut être un moyen d'
appropriation devient un instrument de
dépossession, de passivité qui ne crée pas mais renforce encore l'
image de
l'
impuissance du collectif et du politique.
Et à ces problèmes qui n'
émergent qu'
à l'
usage, viennent s'
ajouter non pas des
manipulations machiavéliques, mais des effets de modes pernicieux. Cette
dépossession du monde du travail ouvre la porte à la recherche du sensationnel
parmi un monde professionnel clos, essentiellement au contact de sa seule culture.
Cela conduit à une perméabilité aux thèmes idéologiques se formant dans l'
ensemble
de la société, à les mettre en scène et pour finir, à les systématiser.
Nous avons droit à une vision dramatisée et stigmatisante des milieux populaires
et de la jeunesse. On parle de la jeunesse essentiellement à travers la délinquance,
des échecs scolaires ou autres; des salariés qu'
à travers de drames, d'angoisses;
des pauvres qu'
à travers leurs malheurs, leurs peurs ou au contraire leurs violences.
Les uns et les autres sont souvent représentés comme des êtres en rupture avec la
société, sauf ceux qui ont réussi à échapper au sort commun en devenant célèbres.
De ce point de vue la manière narcissique avec laquelle le monde des animateurs de
télévision et du spectacle se met en scène en dit long sur le caractère clos de ce
monde et la valorisation de ceux qui sont sortis du "lot commun". Ainsi, il reste aux
migrants le choix d'
être "sans papiers", islamistes, délinquants, terroristes ou Zidane.
Les images du travail elles, ne sont que celles des conflits du travail ; il a fallu
l’exceptionnel caractère de la tempête de Noël 2000 pour avoir une image valorisante
ou quelques œuvres qui font figure d’exceptions dont la rareté et le caractère sans
lendemain interdisent de participer à la formation du paysage mental.
Conjointement, des émissions censées être sur la vie quotidienne renvoient une
vision d'
un monde infantilisé portant des problèmes et des plaisirs médiocres. Ou je
pense à ces jeux faisant ressortir l'
ignorance ou la médiocrité dans lesquels le seul
moyen d’émerger est fondé sur l'
élimination des autres. La participation des
téléspectateurs –seuls moments où on leur propose d’être actifs- à cette élimination
tend à la banaliser.
Le quotidien n'
a donc aucune espèce de magnificence, il ne resterait qu'
à vivre
par procuration une vie qui n'
est pas la sienne. Au final, ce que l’on perçoit à travers
les médias est une image de la société et du monde repensée, anxiogène. Elle n’a
qu’un très lointain rapport avec la réalité. En ne retenant d'
elle que ses aspects
traumatiques, elle la rend illisible. Les couches populaires sont segmentées entre
générations, nationalités, modes de vie…Elles deviennent complètement étrangères
à qui n’en fait pas partie. L’utilisation qui est faite dans ce cadre de la violence est de
ce point de vue exemplaire : en quelque temps la sécurité ou l’immigration sont
devenues des obsessions dans des villages de France qui n’en connaissent aucune
réalité. Ce monde imaginaire, déformé, tend à s’imposer pour porter des thèmes qui
font la vie politique.
Il est frappant alors que nous vivons une époque de grande consommation des
médias que la majorité des hommes et des femmes se considèrent mal informés. Ils
leur arrivent de mettre en doute l’honnêteté des informations, mais l’essentiel du
problème échappe. Il en découle un grand sentiment de vulnérabilité.
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Je ne suis pas en train de dire que les médias seraient la cause de tous nos
maux ou même qu’ils les ont inventés. Mais ils font d’un certain type de
représentation l’étalon du regard sur le monde et sur soi-même. Qui ne s’identifie pas
à ce qu’ils lui renvoient s’interroge sur sa capacité à « être dans le coup ». Ils
deviennent le principal critère d’appréciation sur l’importance et la qualité des
phénomènes. Ils participent à l'
établissement d'
une nouvelle normalité et de rapports
sociaux fragmentés, morcelés intégrant la concurrence entre les personnes. Et sorti
de quelques cercles restreints, personne ne prône ni la distance à avoir vis-à-vis de
ce mode d’expression ni la nécessité de percevoir que les représentations mentales
et culturelles sont un enjeux politique.
En fait, la promotion de sa propre image et la conquête de son propre regard sur
le monde sont des terrains de libertés majeurs. On ne peut pas dire que ce type
d'
objectif anime beaucoup ce qu'
on appelle le mouvement social ou les forces qui se
réclament de la transformation sociale. Et pourtant, que l'
on se considère comme
éternelle victime des puissants ou comme force motrice et créatrice de la société,
cela ne débouche ni sur les mêmes exigences ni sur les mêmes comportements
sociaux et politiques. On oublie peut être que la revendication de sa dignité est
souvent un facteur de mobilisation et de déclenchement de luttes populaires. De
réduire les attentes aux revendications traditionnelles et la critique des médias à sa
présence ou à son absence dans l'
information conduit à sous-estimer ce qui est à
mes yeux un terrain d'
action et des conquêtes indispensables à tout processus de
luttes politiques et une sous-estimation de la souffrance que provoque le traitement
de soi. Il n'
est qu'
à voir avec quelle dureté sont souvent accueillis les journalistes en
reportage dans les cités HLM. A l'
inverse, il n'
est qu'
à voir la réaction qui dépasse le
stade de la simple fierté des salariés les rares fois où les médias leur renvoient une
image qui leur semble bien être la leur.
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e voudrai vous faire part très rapidement de quelques réflexions, des réflexions
qui sont d’ailleurs en cours, plutôt que des réflexions élaborées et terminées.
Première chose que je voudrai mettre en avant c’est l’idée que les médias ne sont
que la partie émergée d’un iceberg. En fait, les médias ne font que couronner, à mon sens,
tout un système qui est un système extrêmement complexe de production, des images de la
société, et en fait production d’une certaine forme d’imaginaire du social. C’est dire qu’on ne
peut pas s’en tenir aux médias si l’on veut essayer de comprendre les médias. Pierre
Bourdieu, dans un article qui m’a beaucoup frappé, expliquait que l’opinion publique, ça
n’existe pas. Je pense que sur le fond il a tout à fait raison, c’est-à-dire qu’il n’y a pas cette
espèce de sommation des opinions des uns et des autres – opinions équivalentes – qui
ensuite seraient reprises par des médias pour renvoyer aux individus ce qu’ils produisent
spontanément. En fait, ce que les médias expriment d’une certaine façon, ce n’est pas
l’opinion ou la sommation des opinions, mais les médias sont partie prenante de
l’organisation de rapports sociaux de connaissance comme rapports sociaux de
méconnaissance de la société. A la vérité ce que les médias expriment commence à se
structurer très tôt, y compris dans la socialisation, dans les formes d’expression que l’on peut
se donner à différents niveaux de la société. Donc ce que nous avons à faire si nous voulons
traiter des médias, c’est d’essayer de comprendre justement, comment nous tous nous
sommes confrontés au fait que la société qui se présente spontanément à nous, est en fait
une société qui d’une certaine façon n’est pas la société que nous pratiquons en réalité.
Quand on parle des médias on fait référence très souvent à quelque chose que l’on
appelle l’espace public, que ce soit sous la forme des journaux écrits, sous la forme des
journaux télévisés, sous la forme des radios mais aussi sous la forme des récits et des
émissions de divertissements, d’évasion que l’on nous présente. L’espace public est quelque
chose qui en pratique doit permettre l’expression ; en réalité cet espace public, tout ce que
nous submerge justement comme information, comme message sur lesquels on réagit, en
réalité l’espace public est le sommet de multiples espaces de communication, qui sont à mon
sens autant d’espaces de non-communication. On pourrait prendre quelques exemples :
l’école et l’entreprise. L’école, de la maternelle jusqu’au baccalauréat puis ensuite
l’université, c’est en principe justement là que l’on apprend à communiquer. On y acquiert les
instruments qui permettent de communiquer. En réalité, l’école, telle qu’elle est structurée,
est souvent une école dans laquelle on apprend à ne pas communiquer. Si l’on voit dans
l’école tout ce qu’il peut y avoir d’humiliation pour les enfants, c’est à dire d’apprentissage de
la soumission et d’apprentissage de la non-communication sous le fait de l’injonction, sous le
fait de l’inculcation ; on doit se dire que dans l’école il y a la manifestation d’un rapport
d’apprentissage qui est souvent un apprentissage de la non-communication ou de la
communication soumise. A fortiori, on peut dire la même chose de l’entreprise. L’entreprise
est un lieu où la communication est essentiellement marquée par le discours managérial. Et
ce discours managérial est un discours extrêmement violent. Il y a un lieu où la violence
symbolique, (pour reprendre toujours le vocabulaire de Pierre Bourdieu) est quelque chose
de permanent. Permanence de la violence symbolique, et donc là aussi une sorte de rapport
de soumission à des communications extérieures donc hétéro-conditionnement de la
communication.
Et si l’on fait la sommation de tous les espaces dits de communication mais qui sont
largement des espaces de non-communication on ne peut plus s’étonner du fait que
justement les médias soient pour l’essentiel violence symbolique. Donc on doit se poser la
question « quel type de socialisation, quel type de rapport à l’autre nous présente les
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médias » ; et il est clair que les médias montrent de façon tout à fait claire qu’il y a dans
notre société d’une part les personnalités fétichisées qui occupent le sommet de la société,
personnalités enflées, gonflées, fétichisées, tel Jean-Marie Messier, qui justement en tant
que personnalités gonflées, fétichisées se dégonflent facilement, pour être remplacées tout
de suite par d’autres personnalités fétichisées. De façon très claire, les présentateurs de
télés, les acteurs, les artistes qui sont sans cesse loués, font partie de ces personnalités
fétichisées ; d’ailleurs il est très intéressant de voir aussi que dans les médias ce qui devrait
être la présentation critique de récits, de textes littéraires, de romans, de fixions ou de films,
etc. est en général quelque chose qui est présentée sous l’angle du superlatif. Il y a ce qui
doit être loué, et qui est sans cesse présenté comme l’excellence et puis il y a ce qui es tu,
sur lequel on fait silence. Il y a donc d’une part le superlatif et le silence ; il y a d’une part la
personnalité fétichisée et puis l’occulté. C’est une des choses qui est tout à fait
caractéristique du monde dans lequel nous vivons, dans lequel il y a cette espèce de
production du socialement loué et reconnu que les médias couronnent. On pourrait d’ailleurs
se poser quelques questions sur « quelles images du monde sont produites dans l’ensemble
de ce système qui va au fond, de l’école jusqu’aux médias, espèce d’image nous est
donnée ». Ces images du monde qu’on nous assène sont des images qui redoublent d’une
certaine façon la réalité et en la déréalisant. En fait les images du monde qui nous sont
présentées sont des images dans lesquelles l’exploitation n’existe pas, il y a seulement la
misère. La domination n’existe pas, mais il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne
réussissent pas. Il y a des images du monde dans lesquelles il y a de l’affectivité, dans
lesquelles il y a de la violence ou de l’affection, à proprement parlé de l’amour, mais où les
ambivalences, les ambiguïtés, les problèmes qu’ont les individus, sont en général déréalisés.
Il y a des individus qui sont placés devant des occurrences ou des évènements qui sont
contingents et qui ne renvoient pas à des situations, à des contextes véritablement
présentés. Le redoublement de la réalité par les médias, cette production de social par les
médias à partir de ce qui a déjà été fabriqué depuis longtemps, on le voit par exemple dans
les sit-com. Plus encore que les informations télévisées ou que les informations politiques
dans les journaux, cette production du social, on le voit dans ces séries, ces sit-com, il est
particulièrement frappant de voir la façon dont est présentée dans les séries, la criminalité, la
délinquance, et au fond le quotidien comme quotidien de la délinquance et de la criminalité.
C’est un curieux reflet ou redoublement de la réalité qui apparaît dans ces séries. La
criminalité, la délinquance, c’est le produit absolument inéluctable des rapports sociaux dans
lesquels nous vivons ; puisque ce sont des rapports sociaux de concurrence, d’affrontement
– mais la criminalité inhérente aux relations sociales est aussi inhérente, aux relations que
les capitalistes entretiennent entre eux. La criminalité en col blanc, la corruption est une des
réalités les plus prégnantes de notre société ; mais cette criminalité est renvoyée au mal qui
est inhérent aux individus, et ce qui ne peut être traitée que par la police. Séries policières,
violence à la télévision sont les reflets déformés de la réalité profonde de la société. On
pourrait ajouter d’ailleurs qu’en même temps les médias nous présentent quelque chose de
tout à fait fantastique mais également tout à fait profond, c’est la valorisation comme loi. Il
faut se valoriser. Si on ne se valorise pas, on est dévalorisé. La télévision en particulier, mais
aussi la presse quotidienne, c’est quelque chose qui développe ce que l’on peut appeler le
paraître, l’apparence du brillant qui est aussi l’apparence du brillant de la marchandisation.
On doit se valoriser parce que nous sommes dans un monde marchandise. Il faut se
valoriser dans la concurrence, donc il faut effectivement paraître et pour paraître, il faut
éliminer. Pierre Zarka a tout à l’heure insisté sur le fait que dans beaucoup d’émissions de
jeux, la règle fondamentale c’est l’élimination. Et bien effectivement, nous vivons dans des
relations sociales où la valorisation implique la dévalorisation. Si on se valorise, d’autres sont
dévalorisés. Et encore une fois on peut voir comment une personnalité fétichisée comme
celle de Jean-Marie Messier, est tout à fait caractéristique de ce monde médiatique. Il se
valorise, il monte, il monte … il montre à quel point il est grand et montre comment les autres
à côté de lui sont petits, puis effectivement la bulle se dégonfle. Mais ce qui est vrai bien sûr,
c’est que les puissants de ce monde en général tiennent à rester au sommet et donc ils
11
préfèrent qu’il n’y ait pas trop de dégonflage. Mais ce qu’ils présentent comme une loi, c’est
qu’il y a d’une part ceux qui se valorisent bien en haut et puis il y a les autres en bas qui sont
dévalorisés. Cette réalité apparaît sans cesse dans les médias. En même temps, ces
médias, à mon sens ont une caractéristique assez significative, que l’on voit en particulier
dans la publicité, c’est que le monde est marchandise, la culture est marchandise et en
quelque sorte on peut dire qu’il y a tout un imaginaire social, toute une présentation de la
société, de sa production symbolique comme publicité. J’avais été très frappé, à un moment
d’entendre un publicitaire dire « à travers la publicité je crée une plus value culturelle » ; la
plus value culturelle dans notre monde, et effectivement c’est la publicité qui la créerait. Et la
culture dans laquelle nous vivons est très largement culture publicitaire y compris même la
culture dite savante, artistique et elle est largement une culture publicitaire, d’ailleurs une
culture de la réussite et du succès.
Après avoir fait ce diagnostic, on peut peut-être se dire « mais qu’est-ce qu’il y a à
faire ?. Que pouvons-nous faire face à tous ces instruments et toute cette technologie qui
nous submergent ? ». Et bien je pense qu’il y a quelque chose à laquelle on a jamais
véritablement songé depuis des années et des années, mais ce que l’on peut faire contre ce
monde des médias et contre ceux qui leur fournissent un soubassement, c’est de créer des
espaces de discussions et de communications autonomes, où on se socialise autrement. On
pourrait prendre quelques exemples : j’ai été très frappé à une certaine époque par
l’extraordinaire production d’espaces de discussions autonomes qui avaient pu être créés
dans le mouvement communiste des années trente. Je pense en particulier avec ce qui avait
été fait en Allemagne avec autour de gens qui n’étaient pas forcément communistes comme
Brecht, mais à travers la création d’une sorte d’un art populaire à partir de la chanson, à
partir de petites pièces de théâtre, (je ne prends que cela comme exemple) mais des
espaces autonomes de discussion peuvent se créer un peut partout. D’ailleurs, on peut
essayer de renverser toute une série de pratiques, y compris à l’école par exemple, je
voudrai faire référence ici à un livre, qui à mon sens, est un très grand livre, celui de JeanPierre Terrail sur l’inégalité scolaire, dans lequel il montre qu’au niveau de l’école, les choses
pourraient se passer autrement. A l’école, dans les entreprises, dans les bureaux, même
dans le monde culturel, dans le théâtre, le cinéma, je pense que partout peuvent se créer
des espaces de discussion autonome. Je dirai qu’une des grandes tâches politiques, pour
nous aujourd’hui, c’est la création de ces espaces, et de tenter d’arriver à les joindre, d’en
faire quelque chose qui constitue des ensembles, et qui soient moyen, au fond, de mettre à
nu les médias ; pour pouvoir dire « enfin, le roi est nu ! », on nous produit du social qui n’est
pas véritablement du social, on nous produit de la société qui n’est pas de la société, on
nous produit de la désocialisation, et produisons, nous, de la société et de la socialisation ».
12
Membre du Conseil national du PCF
J
e me limiterai à la fabrication de l’information et particulièrement de la presse écrite et
des journaux proprement dits d’information dans la presse audiovisuelle. Mais une
remarque quand même avant d’entrer dans le vif du sujet : ne soyons pas trop univoque
dans la manière d’appréhender le rapport des gens à l’information. Je ne crois pas à une
vision qui ferait de l’individu un aliéné total face à la télévision ou à la presse et qui
« absorberait » l’image comme une éponge. Si je regarde les tranches horaires sur France 5
avec des émissions comme « Riposte » ou « Arrêt sur Image », les téléspectateurs de ces
émissions composent une population très diversifiée et sont réellement demandeurs à la fois
d’une critique de l’information et d’un exposé différent du débat politique. Je crois que les
jeunes et les moins jeunes ont acquis un recul critique sur l’information et les médias. Les
médias font partie de leur vie depuis toujours et ils et elles en décryptent les mécanismes et
les non-dits.
Sur la fabrication de l’information, je suis frappé que dans notre débat le mot de
journaliste n’ait été que peu prononcé. Hors, les journalistes sont ceux qui fabriquent
l’information. Alors c’est quoi un journaliste ? D’abord, c’est un type particulier de salariés
avec double statut : c’est à la fois un salarié, mais c’est aussi en France un auteur. C’est-àdire quelqu’un qui garde la capacité d’être maître de ce qu’il écrit, de ce qu’il produit.
Que peut-on observer aujourd’hui sur l’évolution du métier de journaliste ?
D’abord, les journalistes sont de plus en plus précaires, sont de plus en plus
dépendants de leur direction du fait de la précarité de leur contrat de travail ; on a de moins
en moins dans les rédactions, du fait de cette précarisation, de résistance du journaliste visà-vis de son rédacteur en chef, de son directeur de la rédaction ; on passe de plus en plus
d’un journaliste-auteur avec une signature à un journalisme comptable des multiples
demandes de sa direction.
On remarque aussi une deuxième chose c’est que les journalistes travaillent de plus
en plus en pool ; c’est-à-dire qu’ils sont de moins en moins dans des services particuliers,
service politique, service international, service société… ils et elles commencent leur journée
en se retrouvant « lancé » sur tel ou tel sujet. On leur demande d’écrire au pied levé sur des
domaines d’actualité très divers. Donc on a de moins en moins de gens qui travaillent
véritablement sur les dossiers et qui dans leur métier ont le temps de fabriquer de
l’information. Pour donner un exemple simple : un certain nombre de radios maintenant
travaillent uniquement sur les dépêches d’agences, voient par exemple que M. untel déclare
ça et demande au journaliste d’aller chercher le son ; c’est-à-dire d’aller chercher le son de
Monsieur déclarant ça. Le journaliste lit la dépêche, tend le micro, et les hommes ou les
femmes politiques, donnent le son qu’il veut entendre et le journaliste repart. Et sa journée
se fait comme cela. C’est-à-dire une journée où il ne cherche pas l’information mais vient
chercher une répétition. Il y a donc une évolution même préoccupante du statut et du métier
de journaliste qui devrait être la source de l’information. Evolution préoccupante qui est
accélérée par l’apparition des nouveaux médias comme internet. Aujourd’hui les patrons de
presse veulent casser le droit d’auteurs des journalistes, c’est-à-dire la capacité des
journalistes à rester maîtres de ce qu’ils écrivent. Ils veulent de plus en plus une information,
un papier, une écriture-marchandise qu’ils utiliseraient comme un objet de consommation et
non plus comme une production intellectuelle qui a un rapport avec un auteur et avec une
pensée. Il y a une très grosse bataille actuellement pour déposséder les journalistes de leur
statut d’auteur et pour n’en faire que des salariés, c’est à dire casser le statut particulier du
métier de journaliste. Par exemple, pour la fabrication de l’information, dans de nombreux
journaux aujourd’hui, notamment en presses quotidiennes régionales, les deux trois
premières pages que vous pouvez lire, sont des pages nationales ; ce sont des pages que
13
vous pouvez lire dans le Morvan comme dans le Nord-Pas-de-Calais ; pourquoi ? Parce que
certaines entreprises fabriquent des pages toutes prêtes pour les journaux, qui peuvent être
découpées, relues et balancées dans n’importe quelle rédaction. Donc, il y a perte d’identité
du journal et vous êtes amenés à lire des choses dans la presse qui ne sont plus le fait de
vos titres et qui ne sont plus le fait de vos rédactions, qui ne sont pas passés par la
moulinette critique.
Voilà sur le statut des journalistes. Ne pensons pas que l’on soit bien loti en France
de ce point de vue. Si je prends l’exemple de la presse américaine ou de la presse
espagnole, en comparaison, la presse française est moins efficiente : elle a moins de
journalistes, moins de capacité d’investigation, moins de capacité de production, de
conflictualités. Donc il y a « le système capitaliste » sur lequel on peut faire beaucoup de
critiques ; il y a aussi une manière de concevoir la presse et le métier de journaliste qui est
en cause dans la qualité de l’information que l’on reçoit. Sur la presse écrite en France, on
dit souvent « il y a moins de lecteurs » ; on a une presse qui est très très peu lue. Il y a de
moins en moins de lecteurs et avec un cercle vicieux, il y a de moins en moins de
journalistes, donc l’information est moins bonne, c’est-à-dire moins de capacité de projection
sur le terrain, moins de capacité de rassembler l’information, moins de capacité de faire vivre
la conflictualité de l’information. Et donc comme il y a une baisse de la qualité de
l’information, il y a moins de lecteurs, et il y a un cercle vicieux qui s’alimente. Mais où
commence le cercle vicieux ? Est-ce que c’est parce qu’il y a moins de lecteurs ou est-ce
que c’est parce qu’il y a moins de journalistes ou est-ce que parce que l’information est de
moins en moins bonne ? Je prétends qu’en France nous avons d’une certaine manière une
presse très idéologique qui fait très peu attention aux faits et donc sur lequel l’information
n’est pas très bonne, pas très consistante et qui attire de moins en moins de lecteurs. Je
reprends l’exemple de la presse quotidienne régionale. En France elle reste encore très
largement la voie de son maître, c’est-à-dire la voie des petits potentats locaux. Si je prends
une presse comme en Espagne, sur le traitement de la vie locale ils ont encore la capacité
d’envoyer sur un évènement politique une dizaine de reporters journalistes qui vont chercher
l’information et produisent du scandale, de la révélation, qui produisent au niveau local un
espace politique un peu conflictuel. Je dis cela pourquoi ? Parce que nous sommes un peu
coincés par deux choses : d’un côté les patrons ; les patrons de presse qui disent « il faut
plus d’aides » ; plus d’aides pour que la presse marche mieux. Donc toujours plus d’aides à
la modernisation, de l’appareil industriel. Et de l’autre, les patrons demandent à leur
journaliste de fournir une information toujours plus « light », demandant toujours moins de
déplacement du journaliste sur le terrain. Donc d’un côté il y a l’Etat qui paye pour la
modernisation des titres, et de l’autre côté il y a une information dont la qualité globale est en
régression. De l’autre côté, si je prends les journalistes, leurs revendications, c’est-à-dire à
chaque fois qu’ils apparaissent dans l’espace public, leurs revendications sont
essentiellement liées aux statuts et à la question des salaires. Il y a peu de réflexions
éthiques, peu de réflexion sur le métier de journaliste chez ces professionnels et ces
journalistes. Dans la réflexion que je souhaite d’avoir sur les médias, je caricature mais, je
veux être ni coincé par le point de vue patronal qui me dit « en fait le problème ce n’est
qu’une question de moyens, donc donnez-moi plus d’argent pour moderniser l’appareil
industriel » ni par les journalistes qui me disent : « mais la question c’est aussi l’argent, on
est trop précaire, etc. ». Je crois qu’il y a aussi à susciter une réflexion éthique, pratique, sur
le métier de journaliste d’aujourd’hui, en France.
Pour dire un mot sur la grève à la télévision, ces salariés ont un véritable problème :
les émissions que fabriquent les salariés de France télévision rapportent peu de publicité en
comparaison avec les émissions externalisées. Les journalistes de France 2 et France 3
peuvent faire grève pendant des mois, les rentrées publicitaires continueront. Pourquoi ?
Parce qu’aujourd’hui la grande majorité des programmes sont fabriqués ailleurs que dans les
chaînes. Ce sont des boîtes de production qui produisent, Marc Olivier Fogiel ou Ardisson.
Vous direz, cela n’a aucune importance et ce qui est en cause c’est le système. Pourtant
14
cela signifie en terme pratique la disparition de l’identité de chaîne, de service public qui
disparaît au profit d’entreprises dont le seul objectif est de faire rentrer de la publicité.
Excusez-moi de ce développement un peu long, mais je crois que la réflexion sur les médias
et sur la manière de transformer les médias et la presse, il faut aussi avoir une vision un peu
fine de ce que sont les rouages et de ce qu’il faut faire bouger. Un dernier exemple. Au
journal Le Monde ou à France Télévision ont été créés ce que l’on appelle les médiateurs,
qui sont en France disent les mauvaises langues des espèces de pré-retraités, dont les
rédactions ne veulent plus ; des gens, au demeurant très sympathiques, qui s’occupent du
courrier des lecteurs. Dans certains pays, cette question du médiateur est traitée de manière
très différente, comme un véritable contre-pouvoir au sein des rédactions. Je reprends
l’exemple américain ; aux Etats-Unis le médiateur joue un vrai rôle : il est détesté par sa
rédaction, il a des moyens réels, c’est-à-dire qu’il a des journalistes à sa disposition pour
investiguer dans sa propre rédaction sur le travail des journalistes. Il est très apprécié des
lecteurs comme étant un peu le redresseur de tort et il a un vrai rôle d’amélioration globale
de l’information et de contre-pouvoir. Donc voilà en étant un peu long, trois pistes : le statut
des journalistes, la question de la création des contre-pouvoirs et l’externalisation de la
production de programmes et donc la fin d’identité de chaînes.
15
$ %%
Ingénieur-chercheur
J
e suis venu chercher ici ce qui, dans les médias - et les médias, c’est très large presse écrite, presse télévisée, Internet, bref tout un archipel avec des choses
très nouvelles - je suis donc venu chercher, ce qui dans les médias, et en
particulier dans les jeux télévisés, a du sens, et ce sans diabolisation. Parce que je crois que
dans les jeux télévisés en question - je pense à Loft Story, à Star Académy…il y a un reflet
de ce qu’est une partie de la société. Il y a dans ces jeux à la fois des éléments de solidarité,
à ne pas négliger, comme un sens idéologique réactionnaire avec des choix idéologiques
d’élimination, de concurrence, d’illusion … Quel sens là-dedans ? Et que produit au fond le
capitalisme ?
Je crois que le capitalisme, si on résume, c’est « du pain et des jeux » (ce qui est
d’ailleurs antérieur au capitalisme, puisqu’on disait déjà cela à Rome…) Si le
capitalisme c’est cela, qu’est-ce qui dans les forces de transformation sociale que citait
Pierre Zarka, va dans l’autre sens ? Par exemple, le socialisme c’est quoi ? Dans le passé,
on aurait dit « du pain et des roses » sachant, qu’avec les roses on a une représentation
mentale d’un parti politique. Et le communisme, qu’est-ce que c’est ? Pour la Chine ce serait
« du riz et la révolution culturelle »; pour l’URSS ce fut « l’électricité et les soviets », c’est-àdire des essais de démocratie, dont on voit ce que cela a donné. En France, qu’est-ce que
c’est ? Peut-être « des brioches » en référence à une phrase dite sous la Révolution. Par
contre ce ne sont pas « des brioches et des désirs ». Ce à quoi je veux en venir, c’est qu’il
manque aujourd’hui aux forces de transformation, des désirs et des rêves. Je pense que l’on
n’a plus de rêves aujourd’hui auxquels on s’accroche, et auxquels on accroche des éléments
concrets. Et c’est là que le capitalisme est puissant parce qu’il arrive à utiliser les désirs des
individus et à les contourner et là j’en reviens aux jeux télévisés. Il y a un livre qui s’appelle
« le capitalisme de la séduction » qui illustre bien ce qui est fort dans ce système.
Alors comment faire pour s’en sortir ? J’ai entendu ce qu’a dit Jean-Marie Vincent, sur
la culture. Je pense que l’urgence de la culture, c’est l’avenir de nouvelles représentations
mentales et c’est l’avenir de la politique. Un exemple. Je suis allé à Avignon au mois de
juillet pour le festival ; il y avait 560 ou 600 compagnies ; chacune produit son spectacle mais
avec une concurrence générale dans la ville, c’est-à-dire que ce n’est plus le festival d’il y a
vingt ans. Chaque troupe se vend et vend ses propres illusions et dit « mon spectacle, ce
que je fais, ce que je produis, c’est ce qu’il y a de mieux, venez, ! ». Quelque part cela rejoint
les jeux télévisés, on élimine, on joue les uns contre les autres. Et bien ces mêmes
personnes si on discute du statut des intermittents du spectacle, que le Medef cherche à
casser , ont une autre posture.
Qu’est ce qui donne plus de place à l’une de ces postures plutôt qu’à l’autre ? Le
soutien des communistes, je l’ai vu à un débat, ou d’autres forces de transformation sociale
soutenant les intermittents du spectacle ? Certes, mais pas seulement. Ce qui fait la bascule,
c’est la façon de poser la question, comme Jack Ralite l’a fait en disant : «la question des
intermittents du spectacle c’est une question de civilisation, comme celle du droit d’auteur. ».
C’est-à-dire que si l’on n'
a pas l’intermittence du spectacle, on n’aura plus de compagnies
qui produisent des spectacles, on n’aura plus de metteur en scène et de comédiens qui
émergent. Donc on supprime une part de l’activité humaine et une partie des désirs. Désirs
de produire pour les compagnies, désirs de voir des spectacles, qui ne soient pas
normalisés, justement, pour les gens. Et l’urgence de la culture, donne de l’avenir une autre
idée, loin de celle des vendeurs d’illusion.
16
Enseignant-chercheur,
Université Paris 13
L
’idée selon laquelle « nous avons la télévision que nous méritons » est bien plus
dangereuse qu’elle ne le laisse paraître. Une telle expression doit en effet nous
arrêter et nous interroger, ne serait-ce que pour simplement se demander si,
personnellement, nous avons vraiment mérité cela…
Essayons de déconstruire cette idée afin de mieux faire apparaître les présupposés
de sa construction. Si nous avons vraiment ce que nous méritons, c’est que nous avons tout
fait pour obtenir ces émissions (constituées en grille de programmation plus ou moins
cohérente) ; autrement dit, c’est que nous (téléspectateurs) avons demandé à voir ce que
nous voyons ! Dans ce contexte, notre mécontentement qui surgit lorsque nous regardons
telle ou telle émission se retourne contre nous. En fait, si nous ne sommes pas content, c’est
de notre faute !
Le problème est donc la formulation de la demande. Or, celle-ci en incombe au
téléspectateur… nous dit l’idée de départ. Ce qui s’impose alors c’est une relation entre la
demande (les téléspectateurs) et l’offre télévisuelle (proposée par les chaînes) dans laquelle
la demande serait première. Dans ce contexte, la construction de l’offre ne fait que répondre
aux besoins exprimés, il n’existe point de logiques (commerciale, économique, politique,
sociale) autre que celle satisfaisant directement les souhaits et les besoins des
téléspectateurs. Autrement dit, l’offre télévisuelle est complètement dépendante des désirs et
des besoins individuels des téléspectateurs ! ! !…
Cette façon de penser n’est pas nouvelle. Elle n’est qu’une déclinaison de ce que les
chercheurs de l’approche fonctionnaliste américaine1 ont déjà établi dans les années 1950,
en envisageant les médias (et donc la télévision naissante) comme dépendante des désirs et
des besoins individuels. Au-delà des médias, pensaient-ils, si une institution existe, c’est
dans la stricte mesure où elle répond à nos besoins, car si elle n’y répondait pas, elle
disparaîtrait ! Dans ce raisonnement, la société américaine contemporaine ne peut alors être
que la meilleure façon de répondre à un nombre maximal de désirs. De ce fait, elle constitue
donc l’achèvement normal de toute société, le modèle auquel toute société aspire. Ce qui est
effacée alors d’un simple revers de main dans cette vision optimiste de la construction d’une
société, c’est toute l’histoire de cette construction2. Ce qui reste c’est l’affirmation simple que
la société résulte de la nécessité de répondre aux besoins humains. Le but ou la finalité de
toute société est donc la gratification humaine et la spécificité de la société américaine est de
fournir plus de gratifications que toutes les autres.
Arrivé à ce stade de ma réflexion, je me dis que cette façon de présenter la relation
entre les téléspectateurs, les émissions de télévision et les programmateurs, permet en fait
de légitimer certainement l’organisation actuelle de ce marché de l’audiovisuel, et peut-être
même de légitimer une certaine organisation de la société.
1
- Voir notamment LAZARSFELD PAUL/ MERTON ROBERT (1957) : « Mass communication, popular taste and organized
social action » dans Mass culture : the popular arts in America, Rosenberg & Manning White éditeurs, New York (ÉtatsUnis), 1957
2 - Certains avancent par exemple que la société est avant tout le résultat d’une lutte des classes (marxistes), d’autres
pensent qu’elle est le résultat de structures profondes qui sont invariantes (structuralistes).
17
Cela permet de légitimer le fonctionnement du média télévision qui veut que
l'
audience soit la forme marchande des produits de communication dans le capitalisme
contemporain1. Les chaînes de télévision vendent aux annonceurs des audiences
(autrement dit, quelque chose qui ne leur appartient pas !) possédant des spécifications
précises (âge, sexe, niveau de revenu, …). Dans ce cadre, les programmes, « ne servent
qu'
à recruter une audience potentielle et à maintenir son attention » (1980). Autrement dit,
l'
idée présente ici est que la télévision est (avant tout ?) un « producteur d'
audiences
vendables aux publicitaires » (1980).
Exagération ? Peut-être, pourtant cette théorie n'
est pas sans fondement pratique. Il
s’agit par exemple de tel responsable d’une maison de production expliquant au directeur
d’une chaîne commerciale portugaise que l’objectif premier de toute chaîne est de trouver la
meilleure programmation afin de retenir l’attention des téléspectateurs entre deux tunnels de
publicités2. Il s’agit encore du network CBS commençant immanquablement le chapitre de
son rapport d'
activité consacré à son réseau de télévision par cette phrase : « Pour la [nième]
année consécutive, CBS television network a été le plus grand médium publicitaire du
monde »3. Il s’agit enfin d’ETIENNE MOUGEOTTE (vice-président de TF1) reconnaissant que
s’il propose des programmes comme “Star Academy”, c’est pour répondre aux demandes
des annonceurs sur les jeunes : « Ma problématique est simple. TF1 doit rester une chaîne
leader, qui s’adresse à tous les publics. Mais dès lors que j’ai une préoccupation
fondamentale de caractère commercial, puisque nous vivons uniquement de la publicité […],
je dois prendre en compte les demandes de ceux qui y investissent, à savoir les
annonceurs. » 4 Rétrospectivement, quel regard alors accorder à PATRICK LE LAY (p-dg de
TF1) qui a dénoncé quelques mois plus tôt la « télé-poubelle » qui se met en place en
France avec des émissions comme « Loft story »5 ?
Une bien dangereuse idée en effet. Une idée qui ressemble à s’y méprendre à une
maxime tellement simplificatrice qu’on ne prend même plus la peine de l’interroger. Et
pourtant, ne pas prendre le temps de s’arrêter sur ce genre de lieu commun ne permet-il pas
non seulement à un certain fatalisme de s’installer (“à quoi bon lutter ?” ou bien “tous
pourris !”), mais aussi à une certaine pensée unique de prendre toute la place laissée libre?
1
- Voir SMYTHE DALLAS (1980) : Communication, capitalism, consciousness in Canada, éditions Ablex, Norwood (Étatsunis), 1980
2 - Voir l’émission « 90 minutes » de Canal Plus (novembre 2001).
3 - FLICHY PATRICE (1980) : Les industries de l'
imaginaire : pour une analyse économique des médias, éditions PUG,
Grenoble, 1980, p.68.
4 - Voir CBNews, n°680 du 19 au 25 novembre 2001.
5 - (Le Monde, mai 2001). Cette poussée d’adrénaline faisait suite au lancement par M6 de l’émission alors même que les
deux chaînes venaient de ce mettre d’accord pour ne pas proposer d’émission de télé-réalité avant la rentrée automnale.
18
(
)
$
*
+
),
J
e donnerai un point de vue plus emprunt de l’expérience et du terrain concret
plutôt que d’étude savante, je pense que cette complémentarité peut aussi être
intéressante pour notre réflexion et à partir effectivement de l’expérience, plus
ancrée sur la presse écrite, mais ce n’est peut-être pas si réducteur que cela. Je crois que la
question qui se pose aujourd’hui, est “ dans quelle mesure les médias sont acteurs du débat
pluraliste qui doit affecter notre société ”? C’est-à-dire que nous avions admis, d’entrée de
jeux, que les médias étaient des acteurs, donc n’étaient pas absolument les principaux
responsables ou le grand Satan qui allait tout opaliser les esprits mais bien au contraire être
des vecteurs des débats contradictoires. Est-ce que les médias répondent à cela
aujourd’hui ? Je crois que la question est relativement simple à répondre. Il faut aussi se dire
que nous avions réglé un peu cet aspect à l’époque glorieuse de la presse écrite, en
considérant qu’il y avait en fait le pluralisme qui devait s’articuler autour de deux pôles : un,
la presse dite bourgeoise, et la presse communiste. Et dès lors que cette structure du
pluralisme était organisée, nous avions donc le pluralisme. D’abord cette forme est datée et
ne correspond plus pour des raisons que je rappelle d’ailleurs uniquement pour l’histoire, que
nous avions même réfléchi en donnée au sein du parti, - enfin, certains-, sur l’idée de créer
un groupe huma avec l’ensemble de la presse communiste, qui se heurtait à des résistances
farouches multiples et variées … pas tellement variées d’ailleurs.
Cela évidemment nous a affaiblis, globalement, alors que partout ailleurs les
concentrations se succédaient. La deuxième caractéristique qui ne nous permet plus de
répondre comme cela, c’est l’explosion des nouvelles technologies de la communication, fait
qui permet d'
imaginer des espaces potentiels pour créer les débats où les débats et la
construction d'
une culture propre au mouvement populaire existent potentiellement. Et cela,
je crois que les forces dominantes actuelles l’ont bien compris. C’est-à-dire que l’explosion
des formes de communication était évidemment une possibilité d’un débat contradictoire sur
les questions fortes : politiques, culturelles, sociales, etc. et qu’il fallait absolument investir et
s'
approprier cette explosion des nouvelles technologies. Or, on peut constater, qu’au
contraire, l’apparition de ces nouvelles technologies de communication s'
est accompagnée
d’une concentration gigantesque comme on n’en avait jamais connu. C’est-à-dire
qu’aujourd’hui on concentre au sein des principaux groupes de médias, non seulement de
nombreux titres, mais également des formes les plus diverses ; il faut savoir que maintenant,
un groupe comme Sud-Ouest, presse régionale, ne doit que 40% de son chiffre d’affaires au
journal-titre "Sud-Ouest". C’est-à-dire que 60% de son activité relève de télévisions locales,
de presse gratuite ou d'
autres produits pour utiliser une terminologie adoptée. Aujourd’hui le
constat que l’on fait c’est que la presse écrite continue d’être un vecteur essentiel quand
même – 9 millions de lecteurs tous les jours, ce n'
est quand même pas rien. Et on peut
constater également que les nouvelles formes de communication qui se succèdent ne se
substituent pas aux précédentes mais se rajoutent les unes aux autres. Cette concentration
extraordinaire nous conduit aujourd’hui à ce qu’il n’y ait plus que 67 titres de la presse
quotidienne en France, mais en considérant aussi qu’il n’y a que 25 entreprises de presse.
On a 67 titres mais en fait, le nombre de 25 entreprises en dit long sur les concentrations.
Par exemple: 17 titres sont détenus par le seul groupe Sopres-France-Antilles, c’est-à-dire le
groupe Hersant. Mais peut-on même encore parler de groupe Hersant ? Non, puisque que le
groupe Dassault a repris la partie la plus importante du capital du groupe Sopresse (Hersant
pour ceux qui ne connaissent pas), et qu’en fait nous nous retrouvons aujourd’hui avec deux
groupes dominants: le groupe Dassault avec Sopresse France Antilles plus ou moins
contrôlé puisqu'
il devient l’actionnaire de référence et la famille Hersant n’est plus
l’actionnaire principal et d’autre part le groupe Hachette, Lagardère. Il est assez
19
symptomatique que ce soient deux marchands d’armes et de missiles qui sont les principaux
détenteurs des moyens d’information ; à cela s'
ajoutent Tf1 et LCI détenus par le groupe
Bouygues et le pôle public de télévision. Je crois que c’est une situation typiquement
française que nous ayons les deux premiers groupes industriels de l’aéronautique et de
l’armement et le BTP qui détiennent en même temps les principaux médias. C’est
symptomatique et doit conduire à nous interroger sur les alternatives: "qu’est-ce qu’on peut
construire à côté de cela ”. Est-ce qu'
on laisse ce secteur là, uniquement être régi par les
règles économiques dominantes ? avec bien entendu la question du contenu . Mais ce qui
m’importe aujourd’hui, c’est comment créer des espaces éloignés des logiques marchandes
et propres aux citoyens. Il y a dans notre société des choses très concrètes liées à cela : un
espace cela se construit; cela a des règles économiques, il faut des moyens, des gens qui
s’en occupent. Où en est-on là-dessus ? N'
est-il pas temps d'
en faire un objectif populaire ?
En ce qui concerne la presse, je pense qu’il est légitime et logique qu’il y ait un
système d’aide à la presse dans un pays démocratique. C'
est en fait, un système d'
aide au
lecteur et à sa liberté. Il faut se rappeler qu’en 1947, ces aides à la presse ont été élaborées,
sur des valeurs pour essayer d’amoindrir la portée des puissances d’argent. La mémoire que
la presse d’avant guerre était une presse détenue par les grandes entreprises du Nord,
textile, etc.… était encore fraîche. C’était cela l’objectif. Alors est-ce qu’il a été atteint ou
non ? C'
est une autre question, et pour ma part je pense que non. Mais il n'
empêche que le
principe de ces aides était d'
essence démocratique. Et, contrairement à ce qui se dit parfois,
il ne s'
agit pas seulement d'
aides publiques, mais c’est aussi la presse elle-même qui s’est
organisée avec des systèmes coopératifs, avec des règles économiques et sociales
internes. Et il est assez symptomatique que la première chose qui ait été attaquée ce n’est
pas l’aide publique à la presse mais justement ce système coopératif, cette mise en commun
de moyens, qui faisait l’originalité de la presse écrite française. Cette mise en commun
partait du principe - et c’est cela qui me semble être le plus essentiel dans ce système -, que
les principaux éditeurs étaient liés entre eux autour d’un même enjeu et devaient donc
répondre dans une certaine mesure à l’attente des nécessités du débat public. C’est cela qui
a été remis en cause, et je pense que c’est là-dessus qu’il faudrait que nous travaillions. Or,
on constate aujourd’hui un démembrement total de ce système comme corollaire à
l’émergence de groupes dominants qui, je le rappelle, ne sont plus seulement la presse
écrite, mais multimédia. La question que pose le syndicaliste que je suis est: quelles forces
peut-on opposer à cela et en traçant quelles perspectives, quelles alternatives ? Si on
partage l'
idée d'
obtenir des régulations dans l’ensemble du système des médias, on a besoin
d'
un projet, de pouvoir partir sur des objectifs tangibles, qui montrent concrètement ce que
régulation veut dire. Elle doit être évidemment d’ordre économique, sociale, etc. mais elle
reste à élaborer.
Or, aujourd’hui les forces sociales que l’on peut mobiliser pour obtenir cela se limite
aux seuls milieux professionnels qui, de ce fait ne se sentent pas mobilisés. Les autres, ne
se sentent guère concernés et nous ne sommes pas en état de les faire agir sur un objectif
convergeant et commun. Les luttes qui existent aujourd’hui dans l’audiovisuel public, les
luttes que nous avons menées dans la presse restent confinées dans la sphère de
professionnels alors suspectés de "corporatisme". Par exemple, lorsqu'
il a fallu affronter la
question de la presse gratuite, est-ce que l’on a été compris ou non ? Poser la question c'
est
avoir la réponse. Je pense vraiment que nous n’avons pas été compris parce que cela a
même parfois été considéré comme une lutte contre la liberté d’expression. Alors que cette
forme de presse comporte en soi des dangers réels pour la presse payante, captation de
recettes publicitaires au détriment du pluralisme, baisse de l'
exigence de qualité …etc...
Evidemment notre lutte n’avait pas pour objectif d'
empêcher cette presse de paraître -même
si elle ne peut prétendre aux mêmes aides que la presse payante- mais pour essayer
d'
obtenir qu’elle contribue au pluralisme ; est-ce qu’elle peut le faire ou non? Alors faisons le
constat : des luttes existent, lorsqu'
il est posé, le problème est centré sur les journalistes,
mais est-ce que ce sont toujours les journalistes des rédactions qui font les journaux sont
20
faits à 50%, 60%, non pas seulement par des dépêches d’agences qui seraient parfois un
moindre mal, si c’est l’AFP, c’est un moindre mal, mais aussi par des correspondants, par
des pigistes qui étant payés à la ligne et en grande précarité risquent, on le comprend, de ne
pas écrire autre chose que ce que les directions attendent d’eux. Aujourd’hui on est enfermé
dans des visions trop corporatistes, trop centrées sur chacun de nos métiers éparpillant les
forces. Par exemple sur ce problème d'
emploi et de liberté des journalistes, les syndicats de
journalistes se battent dans leur coin; sur la question de la presse gratuite, les ouvriers du
livre se battent dans leur coin; pour le service public de l'
audiovisuel, ce sont les gens de
l’audiovisuel qui se battent dans leur coin. Nous n’avons pas aujourd’hui réussi à créer une
convergence suffisamment forte pour pouvoir représenter des alternatives ou pour pouvoir
porter des alternatives crédibles face à ceux qui sont en train de dominer les médias. Alors
dans une certaine mesure, j’acquiesce sur l’idée “ on a les médias que l’on mérite ”, non que
nous les ayons demandés, mais ceux qui socialement s'
imposent. Alors qu’il y aujourd’hui un
potentiel réel dans la population pour avoir un avis très critique sur ce que produisent et
deviennent les médias. Tous les sondages d’opinion le montrent et c’est Pierre qui le disait, il
y a un manque de crédibilité, même les journalistes ne sont plus crédibles.
Y a-t-il un potentiel, est-ce que c’est un terrain favorable pour créer des mouvements,
exprimer des alternatives, je pense que oui. Mais je crois que le mouvement démocratique
n'
est pas encore prêt pour prétendre être porteur de ces alternatives. Je vais citer une
anecdote : nous avons travaillé au niveau de ma fédération sur un projet fondateur, pourquoi
pas de créer une fédération de la communication au sein de la CGT pour rassembler
l’ensemble des structures existantes ; eh bien, nous n’avons pas pu avancer d’un iota: c’est
devenu un débat quasi organisationnel, de structures, alors que l’objectif était évidemment
tout à fait différent. En l’absence d’un projet politique cohérent sur les médias, donc éthique,
mais également économique, social, je crois qu’en l’absence d’un tel projet on aura du mal à
mettre vraiment les forces sociales en mouvement pour exiger une autre télé, une autre
presse et pour que le pluralisme existe aujourd’hui dans les conditions actuelles.
21
&
J
e voudrais commencer par une petite citation que j’aime bien, c’est un texte qui a
été écrit en 1953, sur la télévision : « une chape d’hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux et cela subrepticement sans que
les victimes cessent de se sentir devant d’agréables spectacles ». L’auteur était un poète,
Armand ROBIN.
C’était un homme de radio aussi. On a l’impression qu’on y est. Cinquante ans plus
tard, on a l’impression qu’il avait vu juste, tout en se trompant sur un point. Je pense que
dans son idée, il songeait à des dictatures diaboliques qui se seraient emparées des
consciences genre Big Brother soit stalinien, soit fasciste, c’est plutôt cela qu’il avait en vue.
Or les dictateurs sont rarement séduisants. En tout cas ils ne le sont pas longtemps. Armand
ROBIN n’avait pas prévu une autre dictature, celle des marchands dont les armes sont par
définition la séduction, la fascination. En ce qui concerne la télévision, il me semble qu’on en
est là. De l’intérieur on a vécu une rupture assez brutale et quelqu’un l’a dit tout à l’heure, on
en vient parfois à regretter l’ORTF. Qu’est-ce que c’était l’ORTF ? C’était deux sortes de
télévision en une. C’était d’une part ce qu’on appelait les programmes qui étaient, avec tous
leurs défauts, ce que j’appellerai une espèce de grande maison de la culture populaire. Tout
le monde a en tête le souvenir de ces grandes émissions comme « Cinq colonnes à la
Une », « La caméra explore le temps » les émissions des grands réalisateurs comme celui
qui est à coté de moi, (Raoul SANGLA), mais aussi Jean PRAT, Marcel BLUWAL, Stellio
LORENZI, ou Jean-Christophe AVERTY et tant d’autres. Il y avait cela et à la tête, des
grands commis de l’Etat, souvent gaullistes, mais qui avaient une haute idée de la nécessité
d’offrir au peuple la possibilité se cultiver. Une idée qu’ils partageaient avec des réalisateurs
souvent de gauche. Il y avait une sorte de pacte contre nature, entre des artistes de gauche
et ces commis de l’Etat qui n’étaient pas de gauche pour la plupart. On trouvait là peut être
d’anciennes alliances datant de la Résistance. Et puis il y avait le secteur de l’information
télévisée, les journalistes du JT, que DESGRAUPES appelait « les gilets rayés », en faisant
référence à Nestor le serviteur de Tintin. Cela ne s’appliquait pas, bien sûr, à certaines
grandes figures comme Frédéric POTTECHER ni à beaucoup d’autres, mais il y avait une
organisation du bourrage de crâne politicien. Il y avait une commission de censure. Les
rédacteurs en chef des services publics, télé, radio, allaient aux ordres tous les matins dans
un bureau du SLII (service de liaison interministériel pour l’information) qui était installé à
coté de celui du ministre de l’information, Alain PEYREFITTE. Les représentants des
ministères venaient expliquer tranquillement aux directeurs de l’information ce qu’il fallait
faire, dire dans les journaux ce jour-là. « Eh bien voilà, aujourd’hui il faut parler de cela et
surtout il ne faut pas parler de ceci, ce n’est pas encore le moment, on en parlera dans huit
jours quand la loi sera votée, etc ». Et puis de temps en temps Peyrefitte venait faire un petit
tour en voisin ou quand il avait des choses plus importantes à faire passer.
Et puis nous sommes passés à une autre époque; pour nous par exemple,
aujourd’hui, les contraintes, la censure ne s ‘exercent plus du tout de cette façon, les choses
sont beaucoup plus subtiles, on fait beaucoup plus appel à l’autocensure; ce qui joue surtout,
ce sont les connivences entre responsables des médias et responsables politiques ; c’est
d’ailleurs pourquoi on voit des responsables de médias qui changent de veste aussi
allègrement : on les a connus communistes ou gauchistes, ils sont devenus mitterrandistes
fanatiques puis on les retrouve balladuriens, enfin bref, il y a des gens qui « voyagent ».
Nous sommes arrivés dans le règne de la séduction. J’ai été vraiment emballé par tout ce
qu’a dit Jean-Marie VINCENT : la relation entre gens de télé et public a complètement
changé. Par exemple, les présentateurs sont devenus des stars, tout d’un coup ; ce ne sont
22
plus des journalistes qui s’adressent à des citoyens, c’est une relation irrationnelle
inconsciente qui s’est créée entre ces pseudos stars, pâles imitations des stars du cinéma,
et les téléspectateurs. En même temps on s’est mis à délaisser les critères de qualité au
profit des critères de succès immédiat, d’audimat. Je me souviens d’un responsable qui se
vantait de ce qu’il avait fait lorsqu’il a pris la direction de TF1 ; il était auréolé à l’époque
d’une image d’homme de gauche et de grand professionnel. « Quand je suis arrivé, nous a-til expliqué, on a eu une rencontre avec les réalisateurs qui se frottaient les mains, ils étaient
vraiment contents et ils ont tout de suite dit « c’est bien, on va pouvoir faire enfin les belles
émissions que l’on a envie de faire ». Il les a tout de suite arrêtés en disant : « pas du tout,
on ne va pas faire les belles émissions dont vous rêvez ! on va faire les belles émissions
que le public réclame ». C’est comme si l’éditeur POULET-MALASSIS avait dit à
Baudelaire : « non , non, on ne va pas du tout faire «les Fleurs du mal », on va faire les livres
que le public réclame. Il n’y aurait pas eu « Les Misérables », il n’y aurait pas eu grand
chose…. Et qui décide de ce que le public réclame ? C’est l’histoire de la poule et de l’œuf,
et cela aboutit à Star Académie, Loft Story. Je ne partage pas l’indulgence de l’un des
premiers intervenants ; je diabolise à mort ces émissions, je ne vois rien de bon dans ces
émissions, c’est l’épouvante absolue prévue par Armand ROBIN. Quelqu’un a dit : c’est là
pour remplir les blancs entre deux spots publicitaires, donc pour maintenir le public, moi je
dirai plutôt qu’il s’agit de racoler les téléspectateurs qui sont devenus des clients, qui ne sont
plus du tout des citoyens, les racoler et les drainer vers les prochains spots un peu comme
un troupeau d’oies.
La privatisation de TF1 a été une vraie catastrophe. Au moment où le privé arrive sur
le marché, en Grande-Bretagne par exemple, on renforce le service public, le financement
de la BBC est beaucoup plus important que le financement de la télé publique en France,
deux à trois fois plus, la redevance est deux fois plus importante etc. Et nous, au moment où
il faudrait renforcer le service public parce qu’inévitablement les chaînes privées arrivent sur
le marché, et bien non, on dit voilà : Il va y avoir une guerre terrible; et bien on vous donne
notre plus gros régiment. Voilà, c’est un cadeau ! Ce qui fait que ce sont les marchands qui
se sont mis à donner le diapason de la production télévisée d’autant plus que les chaînes
publiques sont financées, en partie très importante, (un peu moins mais encore très
importante) par la publicité. Donc avec la même nécessité de capter du public, faire de
l’audimat parce que sinon on perd de l’argent et une entreprise ne peut pas se permettre ça.
Si l’audimat baisse, immédiatement les ressources publicitaires baissent et l’entreprise est
en difficulté. C’est absolument imparable. Il est indéniable que les chaînes publiques nous
ont épargnés jusqu’ici les dérives du type « télé-poubelle ». Mais ceux qui nous dirigent dans
le service public ressemblent souvent beaucoup à leurs confrères du privé : ils ont souvent
fait l’ENA, ils sont passés du public au privé, et vice-versa, ils sont passés aussi de la
chaussure à la télévision pour retourner dans le vêtement ou je ne sais quoi. Ils nous parlent
surtout de politique managériale, plus que de qualité. Et c’est très curieux parce que ces
gens-là sont des gens cultivés ; ce sont des gens qui vont au théâtre, à l’opéra, ils vont voir
les beaux films, etc. et quand ils regardent leurs propres émissions, celles dont ils ont décidé
la fabrication, c’est qu’ils sont vraiment obligés, pour des raisons professionnelles, mais ils
n’ont guère de considération pour ce qu’ils appellent leurs « produits », leurs propres
produits. Alors pourquoi les fabriquer ? Sans doute parce qu’ils méprisent le public, c’est à
dire le peuple. Ce sont des gens, du moins certains d’entre eux, qui méprisent le peuple. Et
ça me rappelle une exclamation d’un présentateur un jour dans une assemblée générale des
journalistes de France 2 où, poussé un peu dans ses retranchements il nous avait dit :
« mais oui, je fais un journal de mimile pour les mimiles ! » Et une autre fois : « tant que je
serai à la tête de ce journal, il n’y aura pas un sujet international avant 20h25 ! » Voilà les
gens qui dirigent de plus en plus les télévisions de service public comme du service privé.
Ou alors autre anecdote, Pujadas venait d’être embauché par France 2 et une «équipe de
Canal Plus était venue faire son portrait. Ils ont passé la journée avec lui. Ils étaient en train
de filmer quand tout à coup son assistante arrive et lui dit : « il y a un truc incroyable qui est
en train de se passer ; des avions sont en train de percuter des tours à New-York, etc…. » et
23
Pujadas, a littéralement explosé. « C’est fantastique, on va faire un journal d’enfer ! C’est
formidable ! Qu’est-ce qu’on a comme image ? » « On a toutes les images ! « Génial !» Il
sautait comme un cabri sur sa chaise. Alors évidemment quand quelques heures plus tard la
journaliste lui dit : « Dites donc, vous avez vu comment vous avez réagi tout à l’heure ? » Il a
été obligé de ramer beaucoup pour expliquer que « ben oui…. nous les journalistes, on est
un peu comme les médecins, vous savez, on s’habitue au drame, etc… » On s’habitue en
effet à patauger dans le sang, au risque de ne plus faire du journalisme, mais du spectacle et
d’oublier toute morale !
PS : Je sens bien qu’une fois de plus je me suis un peu emporté à propos de la
prétendue « télé-réalité ». Je ne ressens bien sûr, aucun mépris, aucune condescendance à
l’égard de ceux qui en sont les victimes consentantes. Mais je récuse toute complaisance à
l’égard de ceux qui les manipulent sans aucun scrupule pour les jeter après usage. Ces
jeunes, ce sont eux qui les méprisent, qui exploitent leur candeur, qui volent leurs rêves pour
les enfermer dans ces pièges cauchemardesques. Leur seule motivation, ils ne s’en cachent
pas : le fric. Et en plus, par le truchement des centaines de milliers d’appels téléphoniques,
ce sont leurs victimes qu’ils font payer. Chapeau !
24
*
L
e sujet sur lequel vous nous avez invités portait sur les représentations sociales
et les médias . C’est pourquoi je voudrais interroger votre question. Il me semble
qu’au-delà de votre questionnement explicite, à savoir que les médias
construisent des représentations sociales, il y a aussi une autre question « en creux », à
savoir « quelles sont nos représentations des médias » ? C’est sur ce point que je voudrais
insister. Quel rapport existe-t-il entre les représentations sociales, l’imaginaire collectif, et les
pratiques et usages des médias.
D’abord, faut-il rappeler qu’on ne peut traiter « des médias » en général, c’est-à-dire
de façon globale : il faudrait parler de chaque média dans sa spécificité. En effet il faut
distinguer au moins trois familles de médias : la presse écrite, l’audiovisuel, c’est-à-dire la
radio, la télévision, les jeux vidéos, voire le cinéma, et enfin les télécommunications,
l’informatique et internet.
En fait, notre objet de discussion aujourd’hui se limite pour l’essentiel à la télévision,
et non aux « médias » en général. Il faut être précis, car chaque média est très particulier à
tous points de vue. Il est assez logique de se limiter à la télévision, parce que c’est le média
de masse par excellence, qui « fait lien social ». La télévision est au centre des pratiques,
des représentations sociales ; elle est la « clef de voûte » de l’imaginaire, des mythes et de
la mémoire collective contemporaine, de ce que certains sociologues des médias (Elihu Katz
et Daniel Dayan) appellent les « cérémonies télévisuelles » contemporaines ou des « mises
en scène télévisuelles » quotidiennes et qu’elle contribue à la production de tous les grands
dispositifs symboliques, y compris politiques. Comme l’a montré la discussion, y compris le
propos liminaire, on n’arrive pas à parler de la télévision sans passion : la télévision, c’est
toujours-déjà « merveilleux » ou « terrifiant », voire « horrible ». On complète souvent ces
discours, par « c’est nul, abêtissant, violent, etc. mais cela pourrait être extraordinaire,
éducatif, etc. ». Autrement la télévision est d’emblée soumise à jugement normatif, à
croyance. Car les médias, et de façon plus générale, la technique capte tout le symbolique
dans nos sociétés. Le nouveau Dieu, c’est la TV, ou internet, ou les nouvelles technologies..
Il faudrait ici élargir notre questionnement sur la place de la technique dans les dispositifs
symboliques (et pas simplement les « représentation » et discours)
La télévision est donc objet de passion : il y « la bonne » et « la mauvaise » TV ; les
deux peuvent co-exister. Dès qu’on aborde la question de la télévision, il y a jugement,
passion désir. Or telle est la question qu’il faudrait interroger, cet obscur objet du désir et du
plaisir populaire.
Malgré les discours de dénégation, de rejet, de jugement « cultivé », la télévision est
d’abord un objet de plaisir, d’éveil et d’éducation populaire. Il faut donc questionner
l’appréhension ordinaire de la télévision sur un registre normatif, y compris chez Pierre
Bourdieu (dans son petit livre rouge « Sur la télévision »). Il faut aussi interroger l’écart entre
les discours et les représentations de la télévision et les pratiques et usages, parce que tout
le monde est prêt à condamner la télévision au nom de la morale, de la culture, de
« l’objectivité », etc. mais en même temps, tout le monde regarde la télévision et de façon
massive, et la pratique de la consommation de la télévision ne cesse d’augmenter.
Il faut partir des pratiques et non des discours sur la télévision : y compris la pratique
des responsables des partis politiques( y compris de ce parti), qui sont dans la
condamnation récurrente de la télévision parce qu’elle est liée au pouvoir - pouvoir politique
ou économique - et en même temps dans la véritable course au plateau et aux paillettes qui
les anime. Dans la pratique, c’est le mimétisme le plus complet : « il faut passer à la
télévision » « comment être invité à la télévision ? » pour être visible/lisible/audible.. ..
Par conséquent, il devient urgent de penser différemment l’objet« télévision » et les
médias en général. Il faut une rupture de pensée, un « saut de pensée ».
25
La première rupture à faire, est théorique (une « rupture épistémologique » au sens
bachelardien : se débarrasser des lieux communs sur la télévision. En effet, il y a un retard
théorique important, parce qu’il y a une méconnaissance des travaux de recherche sur la
communication réalisés depuis cinquante ans sur la télévision en particulier. Pour contribuer
à ce travail critique et théorique, je propose trois réflexions.
Ma première remarque, c’est que l’on ne peut isoler la question de la télévision
des autres modes de production des représentations sociales aujourd’hui. En effet,
dans une société où la technique domine toute la sphère sociale et économique (je ne parle
pas de la science, mais bien de la technique, et notamment les techniques de
communication et d’information ou des techno-biologies) eh bien, s’impose un dogme
technolâtre, ce que Georges Balandier nomme le « techno-messianisme » ou le « technoimaginaire ». Or, un des dispositifs techniques majeurs parce que c’est la première pratique
sociale, c’est la télévision, ou Internet avec toutes les images et discours qui y sont associés.
Les médias sont d’abord des « dispositifs techniques et industriels » qui véhiculent,
cristallisent, fabriquent de l’imaginaire : ainsi, la spécificité de la télévision, c’est de fabriquer
des mises en scène des messages ou des relations sociales. Si on ne part pas de cette
hypothèse, on rentre immédiatement dans les débats sur « les effets », « l’influence » de la
télévision (qui contrôle, qui manipule, quel est le « complot » médiatique, etc.) et on plonge
assez vite dans le « degré zéro » de la pensée sur la télévision résumée dans la thèse de
l’influence directe et mécanique de la télévision sur la société et les individus (exemple, la
télévision produit la violence) . Il y a déjà quarante ans des sociologues américains ont
inversé la question et dit : « arrêtez de poser la question des effets de la télévision sur les
enfants, par exemple, et demandez-vous ce que les enfants font de la
télévision ».Commençons au moins à inverser la question dite « des effets » de la télévision
et intéressons-nous aussi aux récepteurs, et à ce qu’ils « font de la télévision ».
Ma seconde remarque est d’ordre économique : elle est relative à la télévision
considérée comme industrie, car la télévision est une « industrie de l’imaginaire ». De ce
point de vue, la télévision est un nain économique, c’est une économie fragile, comme tout
l’audiovisuel: en France, l’ensemble des recettes des chaînes de télévision, (si on cumule les
chiffres d’affaires), cela représente environ 50 milliards de francs , c’est-à-dire moins de
0,5% du PIB. On peut dire de la télévision que c’est un nain économique et un géant
symbolique et culturel.
Or la télévision se développe avec la consommation de masse (et avec la publicité),
mais surtout elle caractérise le capitalisme « post-fordiste » qui se développe depuis une
trentaine d’années. C’est l’industrie des services qui désormais l’emporte sur l’industrie
« fordiste » et les grands groupes sont d’ailleurs en train de se diversifier dans les médias,
comme Bouygues venu du BTP, la Compagnie générale et la Lyonnaise des Eaux devenus
respectivement Vivendi et Suez, ou Lagardère qui contrôle Hachette, l’édition et la
distribution en librairies. Ces grands groupes passent du capitalisme fordiste, centré sur la
production industrielle, et adossé à l’Etat, à un capitalisme « post-fordiste » centré sur les
services et les logiques financières. Au-delà de la recherche des taux de rentabilité plus
élevés, ces groupes s’intéressent à la construction de l’imaginaire social et individuel : il n’y
a qu’à voir comment travaille déjà des groupes comme Zara, Bénetton ou Berlusconi depuis
les années soixante-dix : leur logique vise à construire l’attente du consommateur, donc à
travailler sur son imaginaire et ses représentations. Nous ne sommes plus dans le
capitalisme fordiste où le pilotage de l’industrie se fait « par l’amont de la production », ; la
logique post-fordiste de production de services opère par l’aval, c’est-à-dire en agissant sur
le consommateur, par la co-construction de ses désirs, attentes et donc de sa « demande » .
C’est ce que font par exemple Zara ou Benetton avec les vêtements, : ils observent par des
systèmes d’information sophistiqués, les achats, les goûts et comportements des
consommateurs dans leurs magasins puis font « remonter » ces informations vers les
bureaux de conception et les chaînes de fabrication. Le fabricant d’ordinateurs DELL, vous
configure votre ordinateur, en fonction de vos souhaits et lance ensuite la fabrication (donc
26
zéro stock) : ce n’est plus un pilotage de la production par l’amont, comme dans l’usine
fordiste, c’est un pilotage de l’ensemble de l’industrie de services par l’aval. Ce processus
n’est pas spécifique à la communication, mais caractéristique de la phase actuelle de
développement du capitalisme. Pour comprendre la place de la télévision dans la société, il
faut se placer à cette étape-là du développement du capitalisme. A partir du moment que le
pilotage de l’industrie s’opère par l’aval, c’est-à-dire à partir du désir du consommateur, il
convient de construire, ou de co-construire un imaginaire pour cet utilisateur, pour structurer
son attente. C’est pourquoi le capitalisme contemporain, a besoin des industries de
l’imaginaire et de travailler sur les représentations sociales et sur l’imaginaire. Le capitalisme
a besoin de sa propre théâtralisation, de sa mise en spectacle, comme l’avait bien analysé
Guy Debord. Si les entreprises de communications deviennent centrales , ce n’est pas
simplement du fait de leur puissance économique, mais parce qu’elles sont au cœur du
développement actuel du capitalisme. Ces entreprises de communication, comme Vivendi
Universal, les compagnies d’Hollywood, etc. ces groupes des industries audiovisuelles ou du
multimédia ont conquis la capacité de participer à l’élaboration des images et imaginaires
collectifs, c’est-à-dire de vampiriser le champ culturel. Cela peut aller jusqu’à la production
de leurres et de prophéties auto-réalisatrices : ainsi les annonces sur les « révolutions
technologiques » créatrices de nouveaux besoins et d’une société (dite d’information »)
L’UMTS (le téléphone mobile multimédia, de nouvelle génération) , par exemple, a été un
grand leurre collectif créé en Europe par les industriels de la téléphonie : cela a conduit à un
investissement de 2 000 milliards de francs en Europe, puis ce fut la grande catastrophe
financière (car la « bulle » imaginaire et financière a éclaté).
Ce travail des industries sur l’imaginaire peut être poussé à l’extrême jusqu’à la
conquête du pouvoir politique ; car les « hollywoodiens » ont acquis la capacité de coconstruction des imaginaires, ils peuvent aller jusqu’à vampiriser le politique, Berlusconi en
est l’exemple type. Ce n’est pas seulement parce qu’il détient trois chaînes de télévision qu’il
a conquis le pouvoir en Italie, mais c’est parce qu’il a eu la capacité à vampiriser l’imaginaire
collectif et donc le politique avec les mises en scènes télévisuelles . Il ne faut donc pas se
contenter d’établir un lien mécanique entre pouvoir et médias, du type l’émetteur contrôle ou
influence, voire « manipule » des récepteurs censés être plus ou moins « passifs ». Ce
schéma simpliste, il est urgent de s’en débarrasser. Si on ne fait pas cette rupture, on
regarde le neuf - qui a déjà trente ans - avec le vieux. Je sais bien que cela rassure d’aller
chercher des vieux schémas marxoïdes, surtout quand on y ajoute des couches de Mac
Luhan et de « médiologie », mais cela ça ne suffit pas pour fournir des grilles théoriques
pertinentes pour comprendre la place des médias dans le capitalisme contemporain. Il faut
construire des concepts et des outils théoriques neufs pour penser « l’économie
symbolique » complexe de la télévision.
Troisième et dernière remarque sur la télévision. Je suis d’accord avec Marcel
TRILLAT sur ce qu’il a dit à propos de la télévision du temps de l’ORTF, ce que
Umberto Eco appelle la « paléo-télévision ». Car il faut voir aussi que la télévision a vécu
des formes très différentes. Il y a au moins trois types de télévision en France (et dans de
nombreux pays européens) depuis les années cinquante. La première est celle de l’ORTF et
du monopole public, qui confiait un rôle central à l’Etat mais qui distinguait bien, comme l’a
souligné Marcel Trillat les programmes pour lesquels les réalisateurs disposaient d’une
assez grande liberté et l’information étroitement contrôlé par le pouvoir politique. Mais c’était
une télévision de l’émetteur et du message (la « paléo-télévision » de Eco). L’émetteur est
tout puissant (cf. la télévision du Général dont le visage occupait tout l’écran en gros plan),
mais c’est aussi une télévision « fenêtre », qui permet au grand nombre de découvrir le
monde, la littérature, le théâtre, le cirque, etc. Dans cette télévision-fenêtre, le contrat de
visibilité qui est passé implicitement avec le téléspectateur est un contrat de vérité ou de
réalité ( historique, ou une réalité sociale), etc. La télévision doit dire (ou devrait dire) la
vérité, et décrire la réalité « vraie ». Ce contrat de visibilité est rompu avec l’émergence de la
« néo-télévision » durant les années 70-80 surtout avec le développement de la télévision
commerciale, marquée en France par la privatisation de TF1, la montée des recettes
27
publicitaires, la multiplication des chaînes (la 5, TV6 devenu M6, etc.). Avec cette néo-TV, le
contrat de visibilité passé avec le téléspectateur est d’abord celui du spectacle et de la
relation. Ce n’est plus la « vérité » du Message qui importe, mais la relation entre le
téléspectateur et son double, porté de l’autre côté de l’écran (cf. le talk show ou le jeu). Avec
le talk show, le téléspectateur (et le public) traverse l’écran, il entre sur le plateau de
télévision. Le plateau devient l’élément central avec l’animateur, le téléspectateur mis en
scène, et le public fictif qui applaudit et sourit quand on le lui demande Là, s’opère un
dédoublement du téléspectateur, celui qui est devant l’écran et celui qui est « derrière », et
une relation affective, de compassion s’établit entre la télévision et son public. C’est comme
dit Dominique Mehl, une « télévision relationnelle ». C’est une télévision du
récepteur présent à la fois devant son écran et sur le plateau : ainsi la télévision se fait
confessionnel public comme dans « Bas les Masques » de Mireille Dumas ; désormais
l’espace public et l’espace privé sont totalement confondus. Cette néo-télévision publicise la
vie privée et privatise l’espace public : chacun peut aller (et rêve d’aller) raconter sa vie, la
vérité c’est le vécu de chacun mis en débat public (cf. « C’est mon choix » par exemple),
chacun s’expose et du coup privatise l’espace public. Il en va de même dans la pratique
quotidienne du téléphone : le téléphone fixe permet l’introduction de l’espace public dans
l’espace privé et domestique (la sonnerie le rappelle) et le téléphone mobile permet de
balader avec soi, sa sphère domestique comme une « bulle » dans l’espace public (et de
publiciser ses « petites affaires domestiques »). La néo-télévision et la téléphonie mobile
contribuent quotidiennement à cet effacement (ludique ?) des frontières entre espaces public
et privé. Ce sont des pratiques sociales à analyser, et non une quelconque production
machiavélique d’un pouvoir.
Pierre Bourdieu a fait une conférence sur la télévision mais en fait, il ne vise que la
télévision commerciale qui n’est qu’une des formes de la télévision, minoritaire d’ailleurs en
termes d’audience ; Bourdieu ne parle pas de la télévision publique qu’il méconnaît, et qui
pourtant représente 30% de l’audience globale, ni de la télévision à péage (comme Canal
Plus ou les chaînes diffusées par satellite et câble qui représentent 30% de l’audience
globale) . Evidemment, tout le monde a compris le fonctionnement de la télévision
commerciale : c’est une logique du temps perdu transformé en audience ; parce que les
médias, c’est la transformation du temps en audience, ou du temps collectif en activité
économique, ce n’est pas de la perte de temps, c’est du recyclage du temps en argent. C’est
le modèle TF1, M6, Berlusconi, et depuis l’origine, de la télévision nord-américaine des
networks. Mais c’est encore une forme particulière de la télévision en France, celle des
années quatre-vingt qui est encore très puissante en terme d’audience . Mais il y a une
troisième forme de télévision qui a émergé depuis quinze ans qui représente 35%
d’audience, 35% des recettes, c’est la télévision à péage, par abonnement, type Canal Plus,
les chaînes par Câble, ou satellite, dont l’audience ne cesse de croître. C’est une nouvelle
forme de télévision qui est une télévision de l’abonnement et du contact. Désormais, ce qui
compte c’est d’être connecté, abonné, et l’opérateur s’emploie à fidéliser ses abonnés… y
compris pour lui vendre des bouquets de services dits « multimédias » (c’était le cœur de la
stratégie de Vivendi sous Messier) Cette télévision du contact, du simulacre de relation, n’est
plus simplement une télévision du spectacle et de la mise en scène, c’est typiquement celle
que met en scène aujourd’hui la télévision. La télévision se met en scène elle-même: elle est
son propre objet. Elle devient même « actrice » du destin de ses téléspectateurs (Loft Story,
Stars Académy, Popstars, etc.). ce qui est mis en scène désormais, c’est le public qui
devient co-scénariste comme dans Loft Story et fait le destin des lofteurs ou l’issue du jeu
par son intervention dans l’émission. Ce n’est plus un public « passif », mais un public
acteur. On peut condamner ou faire l’apologie de ces émissions, peu importe : c’est un fait
de société qui alimente les représentations, les discours et les échanges quotidiens. Ce sont
des émissions télévisuelles de la mise en scène du contact, de la relation, « on est en
contact », on est « connecté », on « interagit » grâce à la télévision (on peut y associer
comme dans Loft Story, le téléphone ou internet) ; dit autrement « ça communique » , on est
bien là tous ensemble en train de communier, de partager les mêmes émissions et les
28
mêmes émotions (comme dans les grandes cérémonies télévisuelles que sont par exemple
les JO ou la coupe du monde de football).Peu importe le contenu, le sens, ce qui fait sens
c’est le contact, la réunion, la mise en commun d’émotions : on vit ce que Bernard Noël avait
déjà dit, il y a dix ans, la « sensure » , c’est-à-dire la perte de sens. Nul besoin de supercenseur.
La télévision actuelle réunit et fait partager : grâce à elle la société délitée, éclatée se
réunit et partage des émotions et des sensations Il ne faut pas poser à cette télévision la
question du contenu et de « la vérité » ni même leur degré de réalité. Par définition ce sont
des émissions qui confondent la fiction et le réel, le public et le privé, le public et le
téléspectateur devant et derrière l’écran comme toute la néo-télévision, mais désormais à un
degré élevé de confusion ; cette télévision contemporaine produit de la mise en scène de la
relation et du lien social. C’est un simulacre ou une prothèse de lien social. C’est pourquoi
les émissions comme Loft Story ont connu un tel succès populaire d’autant que « Loft
Story » a su mettre en scène l’anxiété des adolescents dans leur rapport à l’entreprise et à
l’insertion sociale et professionnelle (., le passage des adolescents au monde des adultes,
au monde de l’entreprise, avec la gestion de la sortie et de l’entrée cf. la fonction de passage
du « sas » entre le Loft et l’extérieur). Ce sont des émissions de télévision qui du point de
vue de la production d’images et d’imaginaires, sont très élaborées. .
J’insiste donc sur ces diverses formes de la télévision française qui évolue beaucoup
avec la société elle-même dont elle est un excellent miroir et un révélateur, voire un
analyseur. Il faudrait donc parler de la télévision sous ses différentes formes ; ces trois
formes superposées que j’ai évoquées, constituent la télévision d’aujourd’hui: le service
public, même s’il est affaibli , la télévision commerciale et la télévision à péage. En parlant de
« la télévision » on risque de tout confondre en un seul mot ; non seulement il faut
différencier les médias, mais il faut différencier les types de télévisions d’autant qu’il y a des
modes de financement, des modes de régulation spécifiques à chacun de ces modes.
Un dernier mot autour de la question récurrente : « qu’est-ce que l’on pourrait
faire pour agir sur la télévision ?». Il me semble qu’il y a deux grandes pistes :
La première, c’est la construction d’une nouvelle régulation audiovisuelle. Il faut
essayer de penser et de proposer une nouvelle régulation et un nouveau service public
démocratisé ; ce ne peut être un retour à l’ex-ORTF qui fut un service public étatisé malgré
toute la qualité de l’école dite des Buttes Chaumont et des grandes heures de la création qui
a été apportée dans les années 50 et 60. La critique du mouvement social de mai 68 a porté
là-dessus : le monopole de l’ORTF a été identifié à un monopole étatique et politique. C’est
pourquoi reste à construire un nouveau type de service public et une responsabilité publique
et sociale pour garantir le droit à la communication audiovisuelle.
Deuxième piste : il reste beaucoup de travail théorique pour analyser cet objet
social essentiel et peu pensé qu’est la télévision, véritable « totem » de nos sociétés. IL y
a beaucoup à faire dans les apprentissages, et notamment à l’Ecole, à l’Université, et même
en entreprise, pour l’appropriation de l’image et de la télévision en général. La laïcisation de
l’audiovisuel est en jeu. Ce qui a été fait pour l’école publique il y a un siècle, pourrait être
engagé pour la télévision. C’est un enjeu de société, de citoyenneté. Tout le monde n’est pas
obligé de rester autodidacte devant sa télévision. On peut conquérir la laïcisation de
l’appropriation culturelle et sociale de l’audiovisuel, y compris dans des pratiques alternatives
de la production télévisuelle à travers les télévisions associatives ou par des interventions
directes des citoyens dans les médias audiovisuels
29
Marcel TRILLAT
Il y a juste quelque chose que je n’ai pas très bien compris, tu classes Loft Story, Star
Académie, dans la troisième catégorie à la télévision « de contact « alors qu’elle est plutôt
produite par la deuxième, la télévision commerciale, et pas du tout par Canal Plus ou par ses
dérivés.
Pierre MUSSO
Je pense que pour appréhender la télévision dans sa complexité, dans sa richesse, il
faut en appréhender « l’économie symbolique ». Les dispositifs symboliques de mise en
scène télévisuelle sont adéquats à un mode de fonctionnement économique. Ce fut le cas
avec l’ORTF avec une télévision publique du Message et un mode de financement parafiscal qu’est la redevance, Le pluralisme est censé s’exercer à l’intérieur du monopole public.
Le deuxième dispositif qui a une grande cohérence aussi, celui qui a été importé des EtatsUnis en Europe, est celui qui combine la télévision commerciale, la télévision relationnelle
(ou néo-télévision ») et des modes de financements par la publicité durant les années 80 et
le début des années 90. Il y a un troisième modèle qui émerge à la fin des années 80 et
s’épanouit durant la dernière décennie, c’est celui qui combine d’un côté, une économie du
péage, et du point de vue des contenus, la mise en scène du simulacre de la relation et du
contact, le public devenant acteur, interactif. Mais effectivement, il y a pour le moment, un
décalage entre l’économie du péage et la mise en scène télévisuelle de la relation qui
s’effectue surtout sur la télévision commerciale. Mais certaines émissions comme les
« Guignols de l’Info », ou le « Vrai Journal » vont dans le sens de cette auto-célébration de la
télévision par elle-même. Mais il y a une identité entre cette économie du péage et ce type
d’émissions, car ce qui compte c’est la connexion, le contact, le sentiment d’appartenir à un
club, à une communauté télévisuelle qu partage des émotions. Ce qui est valorisé
économiquement, c’est l’adhésion à un « club » (d’abonnés fidélisés), et ce qui est valorisé
symboliquement, certes sur la télévision commerciale pour l’essentiel, c’est le contact, le
partage et la connexion .
30
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on point de vue dans le débat est celui d’un responsable politique.
Je voudrais partir d’une idée exprimée par un ami cancérologue. Le plus compliqué,
dit-il, dans le traitement des patients, c’est moins les thérapies car nous avons réalisé dans
ce domaine beaucoup de progrès, même si leur démocratisation et le niveau de recherches
sont toujours des enjeux essentiels, que le temps passé à la reconstitution psychologique de
chaque malade. Le regard qu’ils portent sur leur propre vie est le sujet le plus en débat.
L’opinion qu’on a de soi-même est essentiel au plan psychologique.
Chaque individu mène un combat énorme pour être de notre société ; il lui est
demandé un haut niveau de connaissances, un haut niveau de productivité, un haut niveau
de contribution pour en être. Cette société ne reconnaît pas les « faibles ». Elle demande un
haut niveau d’aliénation conjuguée avec un haut niveau d’angoisse, avec cette peur
permanente d’en être exclus. Cette contradiction atteint des degrés différents en fonction de
la place de chacun et est présente pour le plus grand nombre. L’aspiration à profiter
pleinement des potentialités qu’offre notre société en termes de libertés est pour l’essentiel
enfermée dans ce haut niveau de contraintes. Les forces du capitalisme sont conscientes de
cet enjeu ; elles savant que les sociétés ainsi produites donnent en permanence et toujours
de façon aggravée l’idée que nous sommes destinés à être aliénés.
Elles ont besoin de cultiver ce statut de victime car il est synonyme de résignation, de
renoncement. Mais dans le même temps, elles ne peuvent laisser seule cette idée ; une
fenêtre d’ascension et de liberté doit rester entrouverte. Ainsi, les médias télévisés et radios
organisent des émissions à heures de grandes écoutes avec plusieurs objectifs. Certaines
sont conçues pour la mise en scène de tranches de vie d’individus pour faisant croire que
leurs vies quotidiennes sont exceptionnelles, en tous cas que c’est ce qui vaut la peine
d’être vécu, touchant parfois même à l’intime le plus profond. D’autres, sont conçues pour
faire miroiter l’argent, la liberté et la réussite possibles en éliminant son voisin. Toutes ont en
commun l’idée que l’individualisme est la réponse. Toutes ont aussi en commun le fait, en
accédant aux médias et à la télévision d’être quelqu’un, une star !
Ainsi, les médias passent du temps à travailler l’individu sur la part de ses rêves,
l’éloignant ainsi de toute revendication à la reconnaissance de son rôle social. Qui est-on
vraiment ? Quel rôle joue t-on dans la société ? En quoi sommes-nous uniques et en quoi
nous avons une destinée collective du fait de notre appartenance ?
Reconnaissons aux médias français de ce point de vue, de n’avoir rien inventé. Ils
reproduisent des concepts d’émissions produites aux Etats-Unis. Reconnaissons que ces
émissions ne sont pas sans succès ; leurs taux d’audiences sont les plus élevés mais rien
n’indique la façon dont chacun se comporte en recevant ce type d’émissions ; ils travaillent la
contradiction présente dans chacun d’entres nous ; ce qui ne veut pas dire que chaque
citoyen n’a pas son autonomie.
La deuxième idée est qu’en général, les politiques, la politique n’intéressent plus les
médias. Eux-mêmes produisent la capacité à modifier le réel. Ils ne veulent considérer la
politique que dans son champ accepté de tous :la représentativité, les élus, les états. Le
peuple peut avoir des idées, peut avoir des opinions mais en aucun cas, il n’a de pouvoir de
les matérialiser en leur faisant accéder l’espace médiatique. Et comme celui-ci sert souvent
de critère pour séparer ce qui compte de ce qui ne compte pas…
31
Ainsi, les médias ne reconnaissent de la politique, que les leaders. Toute forme
nouvelle de construction politique à dimensions citoyennes est superbement ignorée voire
censurée. Le risque est grand que cet état de fait soit suffisamment intériorisé par les
simples gens pour leur faire douter de leur capacité à intervenir dans la vie politique avec
pas moins d’efficacité que les états-majors politiques ou les experts. Les médias aggravent
ainsi un sentiment d’infériorité ou / et un éloignement avec tout ce qui ressort de la sphère
institutionnelle. C’est pourquoi modifier cette attitude des médias doit devenir un nouvel
objectif de lutte démocratique.
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a revue les « Cahiers d’Histoire » vient de consacrer son dernier numéro à un
dossier intitulé « Démocratie, pouvoir et propagande en France au XXe siècle »,
de la paix de Versailles à la Guerre du Golfe. On y trouve réuni des articles qui
rendent compte de travaux de chercheurs qui renouvellent la lecture des questions qui nous
préoccupent ici et dont, de toute évidence, les résultats et analyses ne sont pas assez
partagés. Si je dis cela, c’est que je ne les retrouve pas à travers les réflexions qui
s’expriment dans notre échange, et je crois que cette absence y fait défaut. Je n’insiste pas
dans ce sens pour inciter à lire en priorité les « Cahiers d’Histoire », même si ce dossier
devrait attirer toute l’attention de ceux qui s’intéressent au lien entre communication et
politique. Mon insistance vise à attirer l’attention sur le fait que, d’une manière générale, il y a
un renouvellement des concepts à partir desquels penser les enjeux de la
« communication », et qui dépasse le simple champ des médias car ils concernent la société
dans son ensemble. Je suis frappé par la confusion qui règne parfois dans l’usage que l’on
fait de certains concepts, à ne pas toujours voir qu’ils ont évolués. Un exemple, l’usage que
l’on fait du concept d’ « individu » ou de « liberté » comme si nous parlions tous de la même
chose en les citant. Si notre société est marquée par une évolution, c’est tout
particulièrement par celle qui concerne la place de l’individu, son statut et la condition de sa
liberté. Il y a encore vingt ans, on pensait globalement que toute conquête de nouvelles
libertés passait par des actions collectives. Ce qui est devenu dominant aujourd’hui dans
notre société, c’est l’idée que toute conquête de nouvelles libertés passe par la réussite
personnelle, ce qui tend à se confondre avec la notion de développement de la personne, en
éliminant toute une dimension de la vie sociale. En dévoyant de cette façon le concept
d’ « individu » on a miné l’action collective. Ce changement a accompagné un recul des
forces politiques organisées qui défendent l’idée de conquêtes collectives de nouvelles
libertés. Je crois que cette évolution a marqué en profondeur notre société, qu’elle continue
d’influer sur l’évolution des comportements politiques et très directement sur la
communication sociale, et qu’elle a directement à voir avec la façon dont les médias
s’adressent aux gens, et comment se définissent la forme et le contenu du message
médiatique.
J’en viens tout de suite à mon propos principal qui est lié à une chose qui me paraît
assez évidente, et que cet exemple propre à la difficulté de prendre en compte l’évolution du
concept d’ « individu » dans toutes ses composantes, et pas seulement comme un argument
irrésistible d’une pseudo-modernité, souligne : c’est le net recul du rôle d’analyse et
d’anticipation des acteurs syndicaux ou politiques qui habituellement canalisent les forces
qui s’organisent autour des idées de progrès. Et le recul de ce rôle est un handicap
considérable pour le monde du travail et la société civile, face aux médias et à l’usage que le
pouvoir politique en fait, car je ne peux pas imaginer de parler des médias sans les voir sous
un rapport à la fois à la société et au politique. S’il y a un manque de lisibilité des idées et
des repères qui identifient ceux qui se réclament d’être des forces de progrès, c’est bien à
cause de ce manque d’analyse que j’ai précédemment évoqué, de ce désintéressement du
terrain des idées, qui hypothèque d’ailleurs toute construction de projet de société,
d’alternative au monde actuel dominé par l’individualisme. Je ne vois pas de plan de bataille
des forces de progrès pour s’opposer au modèle de l’individu mis en concurrence avec les
autres sur le marché qui est censé imprimé toute idée relative à la notion de personne. Il y a
des réactions sporadiques à cela, très loin du niveau des enjeux. Il semble que le
capitalisme ait gagné, peut-être pas la guerre mais une bataille importante ici, celle des
idées dans la dernière période historique, et les médias le reflètent parfaitement dans le
33
traitement des grands sujets de société. Il suffit de regarder d’un peu près la façon dont ont
reculé les références collectives dans notre société pour se rendre compte des dégâts faits,
par exemple à travers cette manière de renvoyer la notion de « lien social » derrière celle de
« la solidarité », qui sous tend celle d’assistance, qui n’a rien à voir avec la lutte économique
et politique contre les inégalités, mais bien au contraire conforte les déséquilibres en les
justifiant si à côté il n’y a pas d’autres réponses globales sur le plan politique. Les médias
dans ce sens ne sont pas responsables de la mise en panne des forces progressistes et de
leur capacité à participer au niveau voulu à cette lutte des idées.
On n'
insistera jamais assez sur le fait que les idées, les représentations évoluent
avec le mouvement de la société, il ne s’agit donc pas de mener la seule lutte des idées en
négligeant l’action concrète, mais faire l’une sans l’autre les rend toutes deux défaillantes. La
lutte des idées n’a de sens que si elle sert une action qui vise à modifier un état donné des
choses. On parle de liberté en général, de l’individu et de sa liberté comme si ces concepts
étaient naturellement acquis pour tous sous une définition consensuelle. Mais derrière ces
concepts, il y a des processus politiques, sociaux et donc historiques, il y a des conceptions
différentes de l’individu qui s’affrontent, et qui peuvent être aux antipodes les unes des
autres. Malheureusement dans l’espace public, on ne voit pas poindre ce débat pourtant
incontournable. Des références comme celles de la Nation ou de la République, celle même
de Peuple sont laissées à l’abandon alors qu’elles représentent les grands cadres qui
définissent la notion de collectivité, qui évoquent le point de vue des intérêts communs du
grand nombre, qui est du côté précisément de ce que l’on met ensemble et s’oppose à
l’individualisme, ce modèle capitaliste de l’individu.
Selon la façon dont on oriente aujourd’hui la notion d’individu, on modifie la
perception du passé et des grandes références collectives qui font société, on intervient
directement à travers l’adoption massive de telle ou telle idée sur les enjeux de mémoire, qui
concernent le passé mais aussi la construction de la mémoire que nous aurons des
événements à venir.
Si les grands médias peuvent être crédités d’un pouvoir, c’est celui que leur confère
l’effet de masse et de propagation des idées qui est le leur. C’est ainsi qu’ils sont au cœur de
notre débat, mais comme instrument de mise en œuvre d’une stratégie, d’un modèle
d’interprétation des faits qui vient d’ailleurs et qu’ils ne font que répercuter, avec un certain
degré de responsabilité certes, mais ne nous trompons pas en leur faisant endosser une
responsabilité qui est bien plus politique que médiatique.
L’exemple de la guerre du Golfe a été assez significatif du pouvoir des médias,
spécialement télévisuels, et de la façon dont ils sont capables de faire vivre l’information
selon un schéma rodé et efficace au service d’intérêts politiques repérables. Ils ont travaillé
tout particulièrement les idées qui traversaient la justification de la guerre, non seulement
pour la faire accepter dans le court terme, mais aussi sur le long terme en imposant un
regard nouveau sur le monde et sur les enjeux de mémoire. Dans le traitement de la guerre
était déjà pensé la manière dont les citoyens allaient s’approprier cette histoire en en
scénarisant les événements. Il y a de la part des médias télévisuels devenus largement
dominants par rapport à la presse écrite, une implication majeure dans cette vocation à
produire des cadres mentaux de réception des événements, prédisposant à une lecture de
l’histoire qui se fait et de la mémoire que l’on peut en avoir. C’est qu’ils travaillent
directement sur les représentations, parce que ce sont elles qui sont à la source de nos
actes, qui les conditionnent : on agit comme on pense. On imagine alors l’importance qui
peut être donnée à la capacité d’exercer une influence sur ce que l’on pense, par ceux qui
travaillent à conquérir l’adhésion des citoyens et de leur conscience à des décisions qui
engagent moralement notre société. La guerre du Golfe a été un grand moment de ce point
de vue, et même un tournant dans l’histoire des médias, autant en ce qui concerne le
contenu que la méthode, un tournant à la mesure de celui plus général que cette guerre a
représenté pour l’histoire du monde contemporain.
Dans le prolongement de ce propos, je voudrais essayer de montrer comment
l’avènement du concept de communication a à voir avec le fait de nous imposer une façon
de faire l’information qui relève d’une logique qui a un camp. L’avènement du concept de
34
« communication » ne sort pas de nulle part, il s’est affirmé à la faveur d’un divorce entre
démocratie et propagande, un divorce qui a une histoire. Il y a eu plusieurs tentatives,
jusqu’à la seconde guerre mondiale, d’instituer en France un ministère de la propagande
comme instrument officiel de défense de l’Etat républicain, et qui ont échoué. L’usage que le
régime de Vichy à fait de la propagande a entériné, après ces échecs, une image très
négative de cette notion, servant à justifier un divorce commode entre démocratie et
propagande pour mieux continuer en sous-main à en avoir l’usage. On a ainsi associé
propagande et pays totalitaires, pendant qu’on associait liberté de pensée et démocratie,
démocratie et capitalisme. Le concept de « communication » a succédé à celui de
« propagande » et on a ainsi édifié le mythe d’une information sans parti pris, escamotant au
passage le nécessaire débat d’idée, et renvoyant la notion de lutte idéologique aux plus
méprisables archaïsmes. La communication a été montrée comme le pur fait des progrès de
la technique, un véhicule neutre de l’information qui n’a pas de camp. Une espèce de tuyau
en quelque sorte, qu’utilise le journaliste pour diffuser une information, et qui serait même la
garantie de sa neutralité, la technique apparaissant comme indépendante des choix
politiques. Le journaliste reçoit une information d’un tuyau qu’il transfère dans un autre tuyau,
ce qui n’implique plus aucune notion de responsabilité du journaliste vis-à-vis de l’information
qu’il diffuse, pas plus qu’à en vérifier la qualité de la source.
Avec la guerre du Golfe, on a atteint sous cet argumentaire de la communication des
sommets de manipulation et de mensonge. Marcel Trillat, présent ici, a d’ailleurs été un des
rares journalistes à dénoncer cela, alors sur le terrain des événements pour France 2. Cette
guerre a été l’occasion de voir au grand jour se mettre en œuvre un véritable plan de
propagande, une stratégie préparée à l’avance y compris avec des entreprises de
communication qui ont inventé les grands slogans et le vocabulaire propret de la guerre.
L’alliance entre guerre et télévision a été un élément décisif alors pour imposer le choix des
armes et en faire accepter le prix aux opinions publiques.
Il me semble qu’il est urgent d’opposer au concept de "communication", que ce soit
dans l’espace public ou dans l’entreprise, la nécessaire identification des partis pris qu’il
dissimule, pour qu’un débat d’idée clair puisse avoir lieu et faire vivre notre démocratie.
Lever la confusion qu’entretient ce concept, c’est ne pas laisser aux médias la « toute
puissance » des idées à travers une mission mythique de l’information.
Force est de constater que l’essentiel des partis politiques et des syndicats ont
adopté le concept de communication qui transfert de la publicité et du marketing en politique
sans précaution. Il est nécessaire en la matière de ne pas adopter n’importe quoi n’importe
comment, il faut savoir analyser d’où vient un concept et où il mène. Sinon, le risque existe
d’adopter des idées, des concepts qui ont été conçus pour défendre un système que l’on est
censé combattre, sans s’en apercevoir. On sera surpris ensuite de la difficulté à se faire
entendre de ceux que l’on considère comme des interlocuteurs et des appuis indéfectibles,
qui justement s’éloignent. Lorsque l’on a du mal à identifier les idées précises autour
desquelles se structure un projet politique qui travaille la société et l’atteint, les forces qui
voudraient y résister ont énormément de mal à se cristalliser autour de quelque chose,
même s’il y a la volonté de se défendre. Voilà pourquoi, il est cardinal d’identifier les
concepts qui travaillent notre société, afin d’éviter le piège de les utiliser sans les rétablir
dans leur contexte historique et dans leur fonctionnalité, dans leur origine.
Voilà pourquoi il me paraît nécessaire de revenir au questionnement de certains
concepts tout à fait fondamentaux à partir desquels on peut essayer de penser des
réponses, les moyens que l’on peut mettre en face des attaques du capitalisme
d’aujourd’hui, pour contrecarrer la domination d’idées qui ne sont pas des idées de progrès
et que les grands médias distillent quotidiennement pourtant comme telles, y compris celle
de la guerre qui est mise au compte des progrès « géographiques » de la démocratie vers
un monde meilleur. Cette démarche critique des concepts dominants de notre société me
semble être la seule qui permette de lever des confusions qui paralysent pour une bonne
part, peut-être la part la plus essentielle, la capacité à agir des forces progressistes dans
notre pays, la seule aussi à permettre de cerner les enjeux actuels.
35
Mais la réponse au rôle des médias ne se pose pas en d’autres termes que
politiques, car finalement, les médias que nous avons, ce sont les médias d’une société qui
est la nôtre, qui est dominé par un système, et à partir du moment où il n’est pas
contrecarrer dans sa nature, il n’est pas étonnant que les médias jouent le rôle qu’ils jouent.
Ceci montre que ce ne saurait être les journalistes qui vont changer à eux seuls cela, et en
ce sens, évidemment, il ne serait pas juste de penser que tout dépend d’eux.
Nous avons la chance d’être dans un pays qui n’est pas dominé par la presse people,
cette presse dont la tendance voudrait que l’on oublie les idées à la faveur du spectaculaire
et de l’émotionnel. La presse française s’inscrit dans une histoire particulière, celle d’un pays
qui a une histoire marquée par un rôle majeur donné aux idées, et cette dimension s’étiole
graduellement aujourd’hui. Il y a des lignages idéologiques repérables, c’est-à-dire une
continuité dans le mode de traitement des thèmes et dans le sens donné aux événements
par les grands médias, que l’on peut suivre facilement en ouvrant simplement la radio,
« France info » par exemple, cette station censée nous donner connaissance de l’information
en direct et en continu avec le monde, 24h sur 24. C’est toute l’illusion largement cultivée
d’une histoire vécue en direct par les citoyens grâce aux médias audio et télévisuels, illusion
vertigineuse de vivre l’histoire au moment où elle se fait justifiant d’autant mieux qu’elle leur
échappe, en même temps qu’elle se présente comme démocratique à en avoir un accès
sans délai et faussement global. Ce n’est pas encore une fois la vision panoramique et
superficielle de la caméra qui donne une vision d’ensemble d’un événement mais le concept
qui sert à le regarder, à le définir, à l’analyser, à se le représenter.
Le « politiquement correct » est un de ces lignages facilement repérables, qui
étouffent les critiques et interdisent toute pensée minoritaire qui ne s’ajuste pas avec les
idées en vogues, c’est-à-dire dominantes. On voit bien que pour aller au bout des remises en
cause dans les rapports qu’entretiennent les grands médias avec la société et la politique, il
ne faut pas craindre de développer une réflexion qui revienne sur l’analyse des concepts qui
dominent, et de redonner du service à la bataille des idées.
36
'
"&
C
%
’est en tant qu’animatrice des activités en Réseau du Collectif féministe
« Ruptures » que je souhaite contribuer à cet échange de vues.
J’adhère volontiers à l’approche développée par Jean-Marie Vincent : oui, nous
devons travailler à créer des espaces de communication autonomes et cela suppose de faire
la critique des espaces dominants existants. Cependant, pour ma part, je considère cette
démarche insuffisante, si elle ne s’accompagne pas d’une déconstruction des schémas
traditionnels dominants basés sur les représentations sexuées des hommes et des femmes
dans la société, dans la mesure où celles-ci véhiculent des mécanismes inconscients de
domination d’un sexe sur l’autre. Oser penser, oui, oser critiquer, oui, tout en opérant les
ruptures nécessaires, certes, mais sur quoi ? Tout travail d’analyse qui éviterait la question
du genre est pour moi pénalisé. En outre, dans un lieu attaché à l’observation des
mouvements de la société, débattre sur huit communications présentées par des hommes,
sans qu’aucune ne provienne de femme, n’est-ce pas de l’ordre de la violence symbolique ?
De ces deux attitudes : l’absence de visibilité de réflexions de femmes ou d’analyses
féministes sur le sujet débattu et la critique non genrée des représentations dominantes, je
soutiens, au risque d’être impertinente, qu’elle s’apparente à une violence symbolique
envers les femmes, comme envers l’être humain en général. C’est la raison pour laquelle il
me paraît nécessaire, si ce n’est indispensable, de compléter l’approche qui a été
développée d’une approche sexuée, ou genrée, pour que notre perception de la réalité ne
soit pas amputée et que la pensée reflète cet équilibre.
Pour illustrer cette problématique, j’évoquerais quelques exemples tirés du livre
« Dites-le avec les femmes » de l’Association des Femmes Journalistes et des éléments de
conclusions contenus dans des enquêtes de l’Institut média-watch qui ont été financées par
la Communauté européenne. Ces travaux ont donné lieu d’ailleurs à la promulgation de
recommandations de l’Union européenne, notamment sur le thème de la place des femmes
dans le milieu des médias.
Dans les représentations que les médias donnent des deux sexes, on constate bien
entendu une manière différente de les appréhender. Mais, surtout, on observe que les
femmes y sont représentées le plus souvent en position de victimes, de femmes inactives,
ou encore comme femmes anonymes, ce qui est antinomique avec la place qu’elles
occupent réellement aujourd’hui tant dans le monde du travail et dans les luttes. Cette
réalité gommée aboutit à reproduire les clichés traditionnels. Cette attitude se retrouve
également dans la manière dont les journalistes rapportent les déclarations des deux sexes :
ils attachent de l’importance par exemple à citer les hommes par leur nom et par leur nom de
famille de préférence, alors que les femmes sont citées que par leur prénom, même quand
elles occupent des situations de responsabilités. Bien sûr, des progrès existent depuis
quelques années, mais force est de constater qu’en même temps une sorte de
« paternalisme lubrique » persiste. A leur égard. Tout cela pour dire que les clichés
rétrogrades reproduits dans les représentations véhiculées par les médias dans notre pays
ne permettent pas aux femmes de s’identifier positivement, et prêtent flanc au contraire, à
des représentations qui font des femmes des rivales des hommes, et/ou des rivales entre
elles. Cette atteinte qui est ressentie par les femmes et les féministes comme une atteinte à
leur dignité d’êtres humains, est aussi perçue comme une violence symbolique.
37
Il existe donc pour nous un réel enjeu, qui donne du sens, à produire d’autres
images, d’autres modèles de représentation des femmes qui les rendrent visibles, lisibles,
tout en faisant en sorte qu’on parle davantage d’elles. Si des incitations dans ce sens ont
existé, elles sont venues davantage des institutions européennes et internationales.
Cependant, les progrès sont très minces, puisque la presse continue de relativiser la place
des femmes en les associant à la sexualité et aux désirs fantasmés du masculin puisqu’on
continue de les représenter soit comme des ensorceleuses, les détentrices du mal, les
maîtresses de situations au détriment des hommes, ou alors comme des fiancées timides ou
des madones, sans oublier tout un exposé qui serait nécessaire à la dénonciation de
l’utilisation scandaleuse qui est faite du corps des femmes dans la publicité. La persistance
de ces images de femmes très caricaturales tend finalement à les discréditer
considérablement, à les minimiser ou détourner de la place réelle qu’elles occupent dans
notre société.
Pour les militantes féministes, cela pose la question des outils pour changer le
contenu de ces représentations mentales et politiques. Quels pourraient être les remèdes à
cette situation ? L’exercice de la représentation paritaire dans la société en est un. D’abord,
la revendication de parité permet de répondre à un souci d’égalité et d’équité. On peut aussi
espérer qu’une participation équilibrée des deux composantes masculine et féminine, aux
décisions de la société pourrait conduire à des décisions plus judicieuses pour le bien être
de la société dans son ensemble, en reconnaissant aux hommes et aux femmes une écoute
de leur différence, le refus des exclusions, la possibilité du dialogue et celle de la
négociation.
Pour ce faire, la vigilance qui consiste à féminiser systématiquement nos tribunes et
l’ensemble de nos réflexions permettrait de constituer des médiations symboliques et
imaginaires qui donneront naissance à d’autres représentations sexuées, libérées de
l’aliénation patriarcale, auxquelles nous voulons parvenir. Si pour nous féministes, la
revendication de démocratie paritaire à l’heure actuelle demeure encore un objectif à
atteindre, d’ores et déjà, nous pouvons en faire un outil de cette profonde mutation culturelle.
Comment ? Des sociologues qui travaillent sur les relations entre les sexes et des
militantes féministes d’associations avancent la notion de genre (le gender). Avec cette
démarche, il s’agit de procéder systématiquement à une analyse de la différence des sexes
(ou des rapports sociaux, donc de l’analyse du genre ou de l’analyse genrée) dans toutes
questions appréhendées. Appelée également la prise en compte de l’égalité intégrée, elle
doit intervenir à tous les niveaux : national, européen et international, mais aussi dans toutes
les sphères : politique, domestique, professionnelle et citoyenne, et dans tous les domaines :
économiques, politiques et sociaux. Elle peut se décliner de différentes façons.
Deux exemples pour terminer : en procédant à une analyse sexuée (ou genrée) de la
question des retraites, nous mettons en évidence les répercussions pour les femmes de
l’augmentation des annuités de travail exigées pour percevoir une retraite complète, alors
que leur situation d’inégalité professionnelle et leur précarité au travail laissent entrevoir une
évolution de leur condition vers une plus grande paupérisation entraînant des conséquences
sur les enfants et la famille. De la même manière, pour les 35 heures : les enquêtes genrées
ont permis de démontrer que la diminution du temps de travail des femmes n’avait qu’une
incidence mineure sur les rapports de sexe, puisque les femmes utilisent ce temps de travail
libéré au « rattrapage » du travail domestique non fait, les confortant ainsi dans le rôle qui
leur est traditionnellement dévolu. Il n’est pas fortuit de constater qu’à la question posée :
comment pourrait-on changer cette situation, elles répondent avoir la préférence pour une
journée entière libérée (soit le travail sur la semaine de quatre jours), qui leur permettrait de
négocier dans le couple et la famille l’utilisation de ce temps pour elles.
Ainsi, on voit bien comment la réflexion genrée permet de poser des questions qui
touchent aux choix personnels, à l’autonomie, à l’indépendance des femmes, donc à leur
liberté, dans un contexte de transformation des rapports de sexes dans la société.
38
!"
&
J
#
e participe à une expérimentation dans le domaine audiovisuel local et tiens à
exprimer quelques observations avec de débat.
J’’ai entendu Musso et je crois que sur ce plan là il est une rencontre possible entre
les gens de terrain. Son intervention reprend un peu les travaux de Priato sur la théorie de la
communication et notamment lorsqu’il fait du récepteur un éventuel émetteur. Sur ce plan il y
a quelque chose que nous pouvons envisager moins de manière isolée que ce que nous
sommes en train de faire ; notamment la mise en scène de l’individu, la mise en scène de la
relation. Et sur ce point il y a peut-être une critique que je ferai immédiatement : est-ce que
cette relation c’est entièrement sur du vide qui se met en production ou est-ce qu’elle illustre
cette notion d’individualité, d’individu qui se fait jour dans la société. Je ne suis pas sûr que
les émissions qui sont excellentes, au sens de la relation, parce qu’elles mettent de manière
efficace en relation, illustrent forcément du vide. Je crois qu’elles illustrent la société
individuelle dans laquelle nous vivons. Et c’est peut-être sur ce plan-là que nous pourrions
éventuellement démarrer un certain nombre de travaux. Lorsque l’on fait référence à
l’Education pour montrer que les individus ont la possibilité d’inter-réagir avec leur propre
faculté, je ne crois pas, sauf si les analyses le démontrent, que pour autant les commerçants
aient pris le pouvoir à l’intérieur de l’éducation ; par contre c’est évident que les
commerçants ont pris le pouvoir intérieur de la représentation audiovisuelle. C’est vrai que la
première crise très importante de la représentation audiovisuelle dans le monde de la
télévision c’est bien évidemment lorsque l’Etat a été incapable d’envisager un compromis
avec les milieux professionnels, c’est-à-dire avec les journalistes, et multimédias, et
incapables de mettre en route une nouvelle télévision qui allait mettre en jeu la relation de
l’individu avec la représentation audiovisuelle. Par contre, le pouvoir des médias et le pouvoir
des médias audiovisuels en particulier est pris en charge de manière évidente par les
commerçants. Lorsque j’entends dire c’est la nuit noire lorsque TF1 a été effectivement
donnée au privé, c’est la nuit noire peut-être mais c’est aussi la possibilité d’une nouvelle
télévision. C’est-à-dire d’une télévision qui va cesser d’être une télévision d’Etat qui n’agit
plus au sens de l’efficacité du terme dans sa relation avec l’individu. Nous sommes poussés
dans la concurrence, c’est-à-dire que si l’Etat français et le pouvoir ont bien envisagé la
privatisation d’un certain nombre de chaînes, c’est bien évidemment parce que le terrain
d’intervention, y compris de TF1, en terme de chaînes nationales d’Etat, ne pouvait plus
fonctionner dans la concurrence mondiale de la représentation. Ça c’est quelque chose qu’il
faut mettre au point dans nos analyses car soit nous sommes toujours dans les superstructures conduites par le politique ou soit nous sommes dans un compromis à l’intérieur de
la super-structure entre les commerçants, l’Etat et les milieux professionnels de l’audiovisuel.
Sur ce plan là il faut, je crois achever notre chemin, il est évident que les commerçants, et
c’est normal que ce soit les commerçants qui vendent des produits. Les commerçants
vendent les pommes de meilleure façon que le producteur, les commerçants vendent mieux
que n’importe qui leur produit. Lorsque nous disons c’est malheureux que les commerçants
aient pris le pouvoir, et bien oui, c’est comme ça, c’est dans l’évolution des choses ; pour
vendre un produit il faut des commerçants. Le problème c’est qu’aujourd’hui, bien entendu,
le compromis qui a été organisé entre les commerçants, le politique et les milieux
professionnels, ne donne pas satisfaction à un certain nombre d’éléments tenus par des
théoriciens sur le rendu du service public, d’où des controverses,.
39
Nous sommes sur la notion de renforcement de la relation entre récepteur et
émetteur ; comment faire en sorte que le récepteur devienne à son tour émetteur et
comment le peut-il aujourd’hui. C’est ce que j’aimerai dire en quelques mots : nous sommes
inscrits dans un travail d’expérimentation sur le développement d’une chaîne locale
herzienne, analogique. Donc sur ce plan là rien de changé, même si bien entendu cette
télévision se veut tournée vers le public, il reste le retour du social, la mise en relation
finalement, ce fameux contact en question ne peut pas être très élaboré. Il est élaboré en
amont mais quand les images se font, hélas ou tant mieux, elles sont là et elles se diffusent
sans qu’il puisse y avoir une inter-action forte. Il y a le retour de l’émetteur au sens Priato
mais c’est une empreinte sur les choses ; la co-construction de l’imaginaire dont vous parlez
qui est un élément essentiel dans notre réflexion ne peut pas se faire en temps réel, ne peut
pas se faire dans l’inter-action avec celui qui est filmé, celui qui peut, en tant qu’être social,
inter-réagir avec l’écran de télévision. Mais ce qui est actuellement en cours, c’est le
numérique. Il ne s’agit pas de donner toutes les vertus au numérique, bien entendu mais il
peut être une technologie qui permette alors de rencontrer un peu de cette inter-réaction ;
c’est-à-dire la mise en scène, la mise en contact de l’individu avec un objet qui est le média
audiovisuel. Pourquoi ? Parce que bien évidemment, l’herzien numérique que 80% des gens
utilisent aujourd’hui, et ce n’est pas bien entendu le satellite numérique qui peut inter-réagir
puisque globalement c’est de la diffusion fondamentalement descendante, même si on peut
commander un certain nombre de programmes, de chaînes, etc. Ce n’est pas non plus le
câble, parce que le câble est reçu par 10% de la population et c’est bien évident que là les
opérateurs ont encore la main-mise au sens capitalisme du terme, au sens financier du
terme. Par contre lorsque le CSA va lancer en mars 2003 son appel à candidatures
concernant les chaînes de télévision numérique-terrestre, en principe il y 333 chaînes de
télévision numérique terrestre qui vont être lancées à partir disons de 2004, etc. Est-ce que,
et là je m’adresse aux communistes réformistes, et notamment aux gens qui ont accepté de
prendre des responsabilités à l’intérieur du politique local, et c’est bien évident que c’est là
aussi que le parti communiste a ses éléments de résistance, pour leur dire : est-ce que vous
allez vous inscrire dans un univers dominé par les commerçants, avec cette responsabilité
non seulement de construire, de co-construire d’une certaine façon l’imaginaire, mais un
imaginaire qui est quand même à la disposition d’une rentabilité ? C’est peut-être là que les
choses s’arrêtent du point de vue de la co-construction : à un moment donné, cette coconstruction est dominée par l’économie. Mais dans le cadre d’une économie où la « niche
économique » est aujourd’hui méprisée par les grands opérateurs, et les grands financiers,
je pense qu’il y a une possibilité de mettre au point des éléments de renouvellement de la
théorie de la communication, du renouvellement de l’inter-action du téléspectateur avec sa
représentation ; et je crois que s’il y a un chantier peut-être que je voudrai proposer c’est
celui-ci : essayons de faire en sorte que là où les choses vont commencer à bouger en ce
qui concerne le localisme et en ce qui concerne le réformisme communiste locale,
notamment par les municipalités communistes, est-ce qu’il n’y a pas un chantier nouveau qui
intervient aujourd’hui ?
40
&
Après tout ce qui a été dit, quelqu’un l’a souligné, il ne reste plus grand chose à
ajouter ; une remarque néanmoins : La télévision est le seul instrument d’information et de
culture du plus grand nombre ( nous le savons mais il faut ne pas l’oublier) ; en dehors de la
télévision, pas d’information et pratiquement pas de culture pour la majorité de nos
concitoyens et pas seulement de nos concitoyens.
Par ailleurs, je me suis interrogé à propos de l’Ecole des Buttes de Chaumont
qu’évoquait Pierre Musso ; deux générations ont été nourries de télévision dans ce pays
Quelles sont les marques de l’influence qu’aurait pu avoir son message pour ces deux
générations ? Est-ce que la tolérance, la solidarité et autre vertu cardinale et citoyenne
auraient pu être inoculées ? Elles n’ont pratiquement pas bougé, sinon régressé : la
télévision est-elle là pour transformer éventuellement la conscience des citoyens ? On peut
se poser la question. Personnellement je crois que ce devrait être un instrument citoyen
mais ça paraît effectivement improbable ou tout au moins très lointain aujourd’hui. Autre
aspect, c’est la servitude volontaire de ceux qui regardent la télévision, fut-ce comme Pierre
disait pour aider au recyclage du temps, au recyclage du vide (trois heures quarante de
visionnage par jour en moyenne). Néanmoins la servitude est volontaire (La Boétie y avait
pensé bien avant nous). Aujourd’hui encore on ne peut en exonérer notre peuple et nousmêmes. Dans d’autres champs comme le politique, le syndical, le militantisme s’est, comme
peau de chagrin, amenuisé. On voit bien que l’engagement a périclité. Il y a simplement un
domaine dont l’influence de la télévision est vérifiable dans le comportement de chacun,
c’est la publicité, le film publicitaire ; lui a une influence que l’on peut évaluer concrètement
par les dépenses des ménages.
Cela dit, que faire ? Personnellement il y a vingt ans que je milite pour une télévision
dite locale, de proximité ; je crois que c’est dans cette appropriation par les citoyens au
niveau sinon du village tout au moins du canton, que doivent fleurir des ateliers de réalisation
dont je m’étonne que les municipalités communistes et celles où les communistes sont
représentés n’aient jamais mis en œuvre de tels projets. Je sais bien que tout pouvoir
déteste le contre-pouvoir, et les communistes ne font probablement pas exception à la
règle ; je sais bien que d’avoir du «grattouillis » au flan ni monsieur ni madame le maire
n’aiment cela. Néanmoins je crois que cette appropriation des acteurs de la réalité devenant
les acteurs de leur télévision de proximité fait de ces ateliers un instrument de socialité, de
sociabilité ; cela me paraît une voie possible d’avenir, mais elle demande un sérieux
militantisme de la part de personnes qui, comme moi, se sont retirées des chaînes
institutionnelles. C’est ce que je fais ici ou là. Avec Marcel TRILLAT, nous allons participer
en Lorraine à une expérience associative dans cinq communes qui sont câblées et
souhaitent avoir un canal local. Il nous restera à convaincre les habitants d’y participer, car,
contrairement à ce que l’on pense, la volonté de « passer » à la télévision n’est pas celle de
la majorité de nos concitoyens.
Pour conclure, en tant qu’acteur de cette télévision ou pour l’avoir été, je crois que
c’est le seul mode concret d’appropriation de cet instrument par les citoyens eux-mêmes qui
pourraient éventuellement commencer à les faire réfléchir sur ce qu’aujourd’hui, le
« recyclage » du temps leur coûte.
41
A PROPOS DE LA MISE EN SCENE DU JOURNAL TELEVISE
De la forme sourd le fond, dit-on, et celle ( la mise en scène ) du journal télévisé ne
fait pas exception.
Le journal est diffusé depuis un studio, c’est-à-dire, (et ce dès l’invention du cinéma ),
en un lieu où ses artisans s’abritent des aléas visuels et sonores de la réalité. Pour y conter
des fables filmiques, on peut le comprendre, mais pour chroniquer cette « histoire de fou,
pleine de bruits et de fureur » qu’est le monde au jour le jour ?
Le studio en effet n’est pratiquement jamais l’hôte d’un quelconque désordre ( le
désordre est à l’extérieur figuré dans les reportages ). C’est un espace aseptisé où tout
visiteur risque une façon de naturalisation comme l’on peut couramment le vérifier et
singulièrement en la personne du journaliste délégataire de la rédaction toute entière pour
présenter le travail de ses confrères. Dès la première image il trône, en majesté, et sera
toujours là quand la dernière aura disparu.
Ainsi, le lendemain, le retrouvant sur notre téléviseur, opiniâtre comme en leurs
niches les saints de plâtre sulpiciens, nous aurons l’impression d’avoir oublié de l’éteindre la
veille ( ce statut de permanent hertzien m’inspira, pour le définir, l’expression « icône
électro-ménagère » ).
Sollicité par un directeur de l’information pour mettre en scène le « 20 heures »,
j’avais obtenu que l’icône du temps ( et qui l’est encore ) entrât dans le champ, à vue,
dossiers en mains, pendant le générique de début et le quittât par le même chemin, à
rebours, au générique de fin. Cette irruption ( cette mise en scène ) indiquait qu’il venait d’un
lieu, la rédaction, pour présenter le produit du travail des journalistes dans cet atelier où
campe la technique de diffusion puis, le récit terminé, rejoignait ses confrères, hors champ.
Humain, trop humain, assurément, apparaissait notre homme que le statut de dessus
de cheminée contentait mieux, à l’évidence. Ma mise en scène fut tôt abandonnée peu avant
que l’on ne me remerciât.
La rotation des journalistes de la rédaction ( les volontaires, bien sûr ) dans la
présentation du journal pourrait être une alternative démocratique intéressante pour exprimer
le caractère collectif et solidaire du travail d’enquête et de réflexion. Las, la « starisation » et
l’infini, vanité qu’elle recèle prétextent l’accoutumance du « public » à l’icône de service pour
assurer l’audience maximale, critère décisif pour les annonceurs publicitaires (l’influence
prétendue du présentateur n’est pas rigoureusement avéré ).
Qui fait l’icône fait du spectacle : il lit son texte ( sans l’avouer ) joue son rôle comme
un acteur de fiction ferait, échappant ainsi, paradoxalement, à la réalité ( ni homme, ni dieu,
héros, en somme qui il n’y a pas si longtemps, surpris un téléphone en mains entre deux
reportages, le relâchait au plus vite, mortifié par l’usage dévoilé d’un accessoire aussi trivial.
Ce constat réalisé, quelle autre mise en scène inventer pot « humaniser » le journal
télévisé ? j’en ai réalisé une, il y a vingt ans, que j’appelai « le journal d’en France » pour
Antenne 2 midi, à la demande de Jean-Pierre Guérin, son rédacteur en chef.
J’en filmai onze éditions, dans cinq villes entre septembre 81 et février 82, en direct et
sur la voie publique. Des citoyens volontaires, mobilisés par nos soins, s’exprimant en leur
nom propre, commentaient, après les avoir choisis, les sujets traités dans le journal,
librement, contradictoirement, assistés par trois ou quatre journalistes (depuis Paris la
rédaction intervenait, à l’occasion ).
Le dispositif était élémentaire. Prêtés par un artisan local quelques madriers,
supportés par des chevalets et dressés à hauteur de poitrine, servaient de table aux
« rédacteurs »,debout de part et d’autre.
Des professionnels et politiciens trouvèrent plus qu’à redire de cet amateurisme «
que ne saurait souffrir la mission du service public d’informer la nation ». les informations ne
manquaient pourtant pas mais traitées par nos concitoyens- participants sur un ton, parfois,
peu convenu.
Certes, les imprévus ne manquèrent pas, l’ordre y fut quelquefois froissé mais au
profit d’une authenticité politique, démocratique, sans pareille à la télévision nationale ( et
42
ailleurs ). La série fut interrompue par le président d’Antenne 2 après l’intervention d’un
sénateur corse et socialiste après l’édition de Corte.
Dans les années qui ont suivi et jusqu’à ce jour, j’ai (re)mis en œuvre « le journal d’en
France » à l’occasion de préfigurations de télévision de proximité dans plusieurs villes de
métropole et d’Outre-Mer et, aujourd’hui, encore, pour Zaléa T.V. émettant à Paris, sous le
titre de « le fil des jours, chronique de la vie courante ».
43
Contributions
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/
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C
'
est sans compétence particulière mais avec une motivation intense que,
regrettant de ne pouvoir participer à la journée d'
étude organisée par
l'
Observatoire des mouvements de la société samedi 23 novembre, je rédige
cette note à la demande de Patrice Leclerc. La forme écrite de cette contribution ne doit pas
faire illusion: si les idées qu'
elle avance ont une longue histoire personnelle, l'
exposé que j'
en
fais ici est improvisé à la frappe, et ne pourra avoir plus de rigueur qu'
une simple
improvisation orale. Tenez-en compte.
Il se trouve que, tout récent adhérent du PCF il y a quelque cinquante ans, j'
ai
participé à une commission centrale qui s'
y occupait de ce qu'
on n'
appelait pas encore les
médias c'
était à propos de l'
antisoviétisme... Je n'
ai pas cessé, en amateur, de porter
attention au problème, à travers maintes expériences comme mes très difficiles relations en
longue durée avec Le Monde, et jusqu'
à des aventures comme la rédaction en 1994-95,
avec Henri Atlan, d'
un rapport du Comité consultatif national d'
éthique sur la transmission de
l'
information scientifique relative à la recherche biologique et médicale, rapport plutôt mal
accueilli par la presse écrite et chaudement contesté par plus d'
un participant à une journée
d'
étude des journalistes scientifiques - instructive expérience! -, ce qui n'
empêche que les
très graves dérives éthiques dont il faisait la critique se soient encore accentuées depuis
lors...
Mais si je parle de motivation intense à dire mon mot dans la réflexion opportunément
engagée par l'
Observatoire, c'
est pour une raison autrement plus forte que ces quelques
expériences. Cette raison majeure est que la critique de l'
idéologie dominante est à la source
même de la prise de conscience révolutionnaire. Que dans le cheminement de Marx et
d'
Engels le travail sur L’Idéologie allemande prélude directement à la rédaction du Manifeste
du parti communiste illustre bien cette logique profonde. Ce disant, je ne veux bien entendu
pas rabattre la question des médias sur celle de l'
idéologie, ni réciproquement-, mais pour
embrouillés que soient leurs rapports, ils m'
apparaissent toujours fondamentaux, sans doute
même sont-ils plus intimes aujourd'
hui qu'
ils ne l'
ont jamais été. Aussi bien le thème de la
journée d'
études est-il heureusement intitulé «Représentations mentales et médias»: voilà en
effet le point central, je pense. Dans Commencer par les fins - la nouvelle question
communiste, j'
ai cru devoir consacrer tout un développement à ce que j'
y appelle «la
décisive bataille de la représentation». Décisive, elle l'
est de fondation, si l'
on peut dire: nous
ne devrions jamais perdre de vue que, dans les grandes désaliénations historiques en quoi
consiste le «mouvement réel» du communisme tel que le pense Marx, celle de la conscience
44
sociale a toujours occupé pour lui une place centrale. Je tiens qu'
elle l’est bien davantage
encore aujourd'
hui, pour un ensemble de raisons qu'
il importe d'
inventorier.
Raisons socio-techniques, naturellement: nous vivons une «révolution
informationnelle» où l'
irruption au sommet de l'
informatique ne doit pas faire perdre de vue
celle de l'
informatif-, une «révolution biographique» aussi, où la force de travail elle-même
est largement devenue une force de savoir, et avec le savoir c'
est tout l'
univers du
symbolique qui nous pénètre; etc. Mais aussi et davantage encore, je dis cela de façon
certes beaucoup trop rapide, raisons historico-politiques: non seulement la puissance
étatique de classe et les réseaux de pouvoir qui irriguent toute la formation sociale, mais la
domination du capital dans l'
entreprise et les services opèrent de plus en plus à la
représentation, laquelle est devenue pour les forces dominantes plus même qu'
un «nouveau
domaine de lutte» : le mode privilégié du pouvoir, dans de nouveaux rapports avec les
pérennes violences régaliennes - militaire. policière, judiciaire... Irait-on au fond même du
formidable développement des médias si on l'
analysait en termes purement économicofinanciers? Question de portée stratégique pour la réflexion qu'
il s'
agit d'
engager. Quant à
moi, ma réponse est négative: on manque le plus essentiel si on n'
en vient pas à la
signification historique de classe de ce qui sans aucun doute est une gigantesque affaire,
mais une affaire riche de sens historico-politique par delà sa cotation boursière. Découpant
depuis des années tout article me tombant sous la main qui traite d'
un aspect quelconque de
la question, je pourrais faire ici bien des citations instructives. Je me bornerai à celle-ci:
porte-parole de l'
OTAN, Jamie Shea explique (Le Monde, 10 juin 2000) que depuis la guerre
du Kosovo «I'
OTAN considère que réussir la campagne de communication est devenu
presque plus important que la campagne militaire». Devant des assertions de cette sorte, il
me semble flagrant qu'
est bien trop courte la dichotomie entre médias considérés comme de
simples moyens et contenus idéologiques pris comme fins, les deux choses étant tenues
pour indépendantes, sur le modèle de la distinction banalisée entre hardware et software. Ici
aussi me paraît indispensable la dialectique souvent travaillée par Marx de la fin et du
moyen, incluant la détermination réciproque et le renversement des rapports. Je vais revenir
sur cette question cruciale à propos d'
une phrase de l'
argumentaire présentant le thème de
la journée d'
étude.
L'
évident en tout cas est l'
importance gigantesque acquise au fil des toutes dernières
décennies par la question des médias - j'
entends donc par là non point seulement l'
ensemble
impressionnant des outils de la «communication» mais, inséparablement, celui, non moins
impressionnant, des opérations affectant nos manières de nous représenter le monde et
nous-même. Et si peu qu'
on y prête attention, on ne peut à mon sens qu'
être impressionné
tout autant, pour le moins, par la fantastique carence - je suis prêt à nuancer le propos, non
à le minorer sur le fond - que manifestent à cet égard, prises globalement, les «organisations
révolutionnaires», les «forces de radicalité» françaises - j'
ai l'
impression qu'
il ne s'
agit pas
hélas que des françaises, mais je ne suis pas assez au courant de ce qui se fait ou non dans
d'
autres pays pour me permettre de les y associer -, carence aussi bien en matière d'
étude
critique que d'
initiative politique - en bref, la carence dont nous faisons preuve, et en disant
nous je pense en premier aux communistes, au PCF bien sûr, aux refondateurs aussi, plus
largement à tous ceux qui se réclament du communisme. Je ne crois pas qu'
il y ait beaucoup
de domaines où le contraste soit aussi fabuleux entre l'
ampleur des transformations
historiques qui s'
opèrent sous nos yeux - à l'
époque de la fusion AOL/Time Warrier ou de
Vivendi-Universal comme de l'
expansion torrentielle d'
Internet, du phénomène Berlusconi
comme de l'
opération insécurité qui n'
est pas pour peu dans la présence de Le Pen au
second tour de notre élection présidentielle... - et l'
invraisemblable faiblesse de réaction
théorique comme pratique manifestée, à bien peu d'
exceptions près d'
ailleurs limitées ellesmêmes, du côté de celles et ceux qui se flattent de combattre le capitalisme, Je suis
foncièrement convaincu que la chose tient à infiniment plus que la modicité - réelle - des
moyens d'
intervention dont nous disposons. Elle met en cause une passivité théorico-critique
profonde et de façon connexe une incapacité non moins profonde à l'
initiative stratégique
45
ambitieuse. laquelle est parfaitement possible à une force toute petite - c'
est même comme
ça qu'
on grandit...
C'
est dire à quel point j'
ai trouvé salutaire la décision d'
OMOS d'
organiser cette
journée d'
étude, et veux en féliciter les initiateurs - en espérant vivement, bien entendu, qu'
il
ne s'
agira pas seulement d'
une journée d'
étude sans lendemain - absence de suivi
observable un peu partout et qui tue toute vraie construction -, mais de l'
engagement d'
un
processus susceptible de déboucher à terme raisonnable sur des entreprises culturalopolitiques de réelle ampleur.
Si l'
on doit s'
engager dans un travail suivi sur cette colossale question, j'
attends de la
journée d'
études, entre autres choses, qu'
elle esquisse à titre de proposition susceptible
d'
être largement étudiée et discutée une petite mise en forme des principales rubriques d'
un
tel travail. Pour ma part, je suis demandeur - n'
ayant guère à offrir, hélas - à la fois
d'
éléments de connaissance aussi bien factuels que critiques (le monde dont il est ici
question est tellement immense et pour une part essentielle si peu visible que les nonspécialistes n'
en peuvent guère prendre par eux-mêmes une vue d'
ensemble tant soit peu
correcte) et d'
ébauches de projets d'
ordre pratique - je concevrais mal, sans perdre de vue le
l'
ait qu'
OMOS est un «observatoire», une limitation de principe du travail engagé à la pure
dimension cognitive, pour primordiale qu'
elle soit: à mon sens, le domaine en question est
essentiellement un domaine de lutte - et par exemple le travail d'
étude critique qui serait à
entreprendre sur le traitement de l'
information quotidienne par les chaînes de télévision
publique devrait avoir pour finalité expresse la réflexion sur des initiatives pratiques bien
conçues commençant à s'
attaquer pour de bon à la totale aliénation de ce pouvoir politique
par rapport aux citoyens-usagers qui sont en même temps ses co-financiers.
Dans la mesure où on est toutefois contraint de sérier un temps les questions pour
les considérer en détail, quelques remarques et interrogations d'
abord sur le nécessaire
effort de connaissance critique. A commencer par une question purement extensive, qui
comme toujours s'
avère cruciale du point de vue compréhensif - que Comprend-on dans la
rubrique «médias»? Je lis par exemple des articles où l'
on énumère cinq grands médias: la
presse écrite, l'
audio-visuel, le cinéma, la publicité, Internet. Rien qu'
à considérer une telle
liste, on voit affluer les problèmes de fond. Par exemple: la publicité. Est-elle bien un média
au même titre que la presse, la télévision ou Internet? N'
est-ce pas plutôt une activité
recourant pour une grande part à ces médias? Pour autant, sa présence dans la liste citée
n'
est-elle pas à maints titres justifiée, quand on songe notamment au rôle proprement capital
qu'
elle joue dans la métamorphose contemporaine des médias qu'
elle investit? Sauf erreur,
le budget annuel mondial de la publicité est de l'
ordre de mille milliards de dollars, soit un
peu plus que le total des budgets militaires annuels de tous les pays: peut-on mieux
suggérer que la publicité est aussi à sa façon une guerre poursuivie par d'
autres moyens? Et
pas seulement une guerre commerciale, comme il est d'
usage de dire. Le rôle que la
publicité s'
est mise à jouer dans le pilotage culturel des représentations - l'
une de mes
petites-filles, douze ans, protestait naguère quand on coupait la télé au moment de la pub,
elle disait: « Ah non!, la pub c'
est mes infos à moi!», propos touchant et terrifiant, quand on
se représente ce que véhicule de plus en plus la pub-télé aujourd'
hui en matière d'
affects, de
percepts et de concepts -, ce rôle marque à mes yeux la totale inséparabilité de ces deux
aspects des choses: les médias en tant que moyens formels, naïvement supposés neutres,
et en tant qu'
opérateurs de contenu, si manifestement sous-tendus par ce que Lucien
Bonnafé appelle « d'
idéologie immensément dominante».
En même temps que la connaissance factuelle de l'
empire des médias, est à mener
l'
analyse critique aussi pénétrante que possible de leur modus operandi, j'
entends par là tout
à la fois les formes de leurs contenus et les contenus de leurs formes. J'
ai évoqué plus haut
l'
exemple -je le tiens pour très important, mais il y a bien d'
autres activités médiatiques très
importantes... - du traitement de l'
information par les chaînes de télévision publique. Pour ma
part j'
ai fait le choix de suivre en permanence les informations de France 2 (parce que je
46
suis, comme beaucoup, très attaché à l'
existence même d'
une télé publique, et que je trouve
donc crucial d'
être particulièrement attentif à la manière dont elle s'
acquitte ou non de son
mandat): or il y aurait un livre à écrire sur ce sujet. Comment par exemple, de façon
absolument systématique et d'
évidence réfléchie, l'
information politique est à la fois
renfermée dans la vision la plus étroite du politique, concassée à un point difficilement
croyable et parsemée à travers un patchwork de faits divers (un déluge de catastrophes
«naturelles», d'
accidents, de drames quotidiens ... ), de sujets magazine d'
une futilité parfois
confondante, et en même temps vicelardement refilée à travers tout ça, mine de rien, sous la
forme de commentaires d'
«experts», d'
interviews choisies, d'
images «irréfutables»... En
somme, aucune différence de nature avec les chaînes privées. Je trouve invraisemblable
que l'
Humanité ne publie pas une page régulière, ne fût-ce qu'
hebdomadairement, de
critique de l'
information télévisée - j'
entends par-là infiniment autre chose que l'
éternel
décompte des temps d'
antenne respectifs des partis (et pourquoi seulement en période de
campagne électorale? Une chose qui certes n'
est pas interdite mais qui se situe à peu près
au niveau zéro de la critique intelligente et instructive à développer en permanence. Le texte
d'
invitation pose l'
importante question de comprendre «d'
où vient la crédibilité des médias».
Phénomène à causalité multiple, sans nul doute, mais dont l'
une me semble résider dans la
phénoménale inculture critique vis-à-vis des médias à quoi beaucoup sont réduits, même
chez ceux qui professent une incrédulité globale aussi éloignée encore du vrai discernement
que le «tous pareils» à l'
égard des partis politiques. Mais peut-on se lamenter d'
une inculture
de cette sorte si l'
on n'
entreprend rien, ou si peu que rien, pour la faire reculer ?
Et voici qui m'
amène à donner mon opinion sur cette phrase de l'
argumentaire à
laquelle je faisais allusion plus haut. «Il ne s'
agit pas, lit-on, de "diaboliser" les médias, en
attribuant à ceux qui les font une volonté ou un pouvoir de manipulation qu'
ils n'
ont pas». Je
pense bien comprendre la raison d'
être de cette phrase, et dans le sens où j'
en comprends
la raison, je l'
approuve. Les membres du PCF ont vécu du dedans une attitude primitiviste
jusqu'
à la caricature envers les médias, fantastiquement tenus pour les porte-voix zélés d'
un
supposé Etat-major de la classe dominante, appliquant comme un seul homme des
consignes de guerre idéologique, chacun avec sa cible assignée et les démarches
cyniquement appropriées. C'
était pour une bonne part le fond de la campagne communiste
des années soixante-dix finissantes sur le thème « Libérez l'
information!», campagne
désastreuse sur laquelle je vais revenir, et qui marquait un consternant recul de pensée par
rapport à la conception marxienne de l'
idéologie, représentation inconsciemment mystifiée
du réel et de nos rapports avec lui: si la mystification n'
était pas inconsciente, nous n'
aurions
plus affaire à l'
idéologie mais tout uniment au mensonge - vue solidaire d'
une conception
purement comploteuse de l'
histoire, c'
est-à-dire pour l'
essentiel aux antipodes de son
intelligence matérialiste. On tenait donc en toute niaiserie les gens des médias en bloc non
pour pris eux-mêmes dans leur idéologie mais pour acquis au fond à notre point de vue et
mentant par intérêt - d'
où une attitude catastrophique de notre part à leur endroit. Est-il
besoin de dire qu'
est à proscrire jusqu'
au vestige de cette sottise?
Est-ce à dire que les médias d'
aujourd'
hui n'
auraient donc ni volonté ni pouvoir de
manipulation? Franchement, cela me semble nier l'
évidence. Car on peut parfaitement se
comporter en manipulateur avec «bonne conscience», c'
est-à-dire avec une conscience de
ce qu'
on fait de l'
intérieur d’une idéologie non critiquée, je pense celui qui pense autrement,
comme ne valant pas ce qu'
exigerait une éthique intransigeante des médias, scrupuleux
respect en toute circonstance du pluralisme critique, de la vigilance épistémologique, du
contrôle démocratique... Nous vivons en permanence désormais cette hégémonie à la fois
tranquille et brutale en toute impunité de «l'
idéologie immensément dominante». Exemples?
On n'
a que l'
embarras du choix. Disons: comment France 2 (avec à peu près tous les
médias) a présenté durant des semestres et de manière obsédante le dossier des retraites une fatalité démographique imposant le tiercé cotisation accrue/départ retardé/prestation
réduite. Je dis, faits en main, que cette chaîne publique s'
est livrée à une authentique
campagne, d'
une rare partialité tant directe que sournoise, en faveur de cette représentation
47
des choses. Autre exemple: l'
inflation brutale, systématique, délibérée, sur toutes les chaînes
- et, fait rare et précieux, attestée par maints journalistes - du traitement médiatique de
l'
insécurité dans les six mois qui ont précédé l'
élection présidentielle, avec les effets que l'
on
sait. Ni volonté ni pouvoir de manipulation? Des exemples semblables, on en peut donner
des dizaines, d'
aussi gros ou plus encore (la guerre du Kosovo!), et aussi bien de plus
subtils, où le travail sur nos représentations ne parait avoir aucune visée politique directe
mais n'
en dessine pas moins jour après jour une fabuleuse manipulation de civilisation,
touchant à tous les domaines de notre vie mentale, sociale, morale... Il faudrait par exemple
analyser systématiquement sous ce rapport les formes de contenus et contenus de formes
de l'
actuelle pub-télé : effarement garanti.
Soutenir cela, est-ce revenir quoi qu'
on en ait au vieux fantasme de personnification
de La Bourgeoisie instrumentalisant cyniquement Les Médias avec la complicité de leurs
acteurs? Je prétends que pas du tout. C'
est, de manière bien différente, prendre au sérieux
l'
idée que se sont réellement développés dans ces toutes dernières décennies les éléments
d'
un «quatrième pouvoir», dont la puissance est désormais largement comparable à celle
des trois autres; comme l'
écrit le sociologue Cyrille Lemieux dans son livre Mauvaise presse
(Métailié, Paris 2000) - un livre pourtant limité à mes yeux dans l'
examen vraiment critique -,
la «pression susceptible d'
être exercée par les médias sur l'
ensemble des secteurs sociaux»,
leur «pouvoir d'
immixtion» est devenu «rapidement sans précédent» (p.5 7 et 60). Or ce
pouvoir s'
est formé, pour autant que je sache, à travers un mixte d'
autonomie: la fameuse
indépendance de la presse et du journaliste, que notre vision fantasmée des choses
méconnaissait totalement, alors qu'
elle demeure une réalité bien vivace, et d'
hétéronomie: la
fondamentale et fondatrice dépendance envers l'
argent - avec un accroissement énorme de
cette dépendance dans la formation d'
empires médiatiques et son redoublement par une
dépendance envers le pouvoir politique avec l'
émergence de la télévision. Le résultat de
cette histoire, sauf erreur, est que ne s'
est jamais formé le moindre contrôle démocratique et à plus forte raison participatif - du pouvoir médiatique par l'
ensemble de ses assujettis:
rien d'
équivalent au suffrage universel et à l'
activité parlementaire dans la vie politique, à
l'
élection des juges et au jury populaire dans la pratique de la justice, au droit prud’homal et à
l'
activité syndicale par rapport au pouvoir du capital. Le rapport des médias avec leur public
est d'
origine un rapport marchand: la vente du journal, rapport qui a pris aujourd'
hui la
proportion colossale de l'
Audimat. Là me semble être la racine de l'
aliénation médiatique,
directement parente de l'
aliénation économique dans la société bourgeoise.
On parait souvent croire que du moins une régulation comme celle par l'
Audimat
assure un certain pouvoir des usagers, fût-il d'
essence marchande, sur la prestation
médiatique. C'
est là, je pense, le type même de l'
illusion aujourd'
hui florissante dans le reflux
de la culture politico-sociale critique, car l'
Audimat met strictement sur le même plan vision
critique et consommation aliénée de la prestation télévisuelle. Et voici justement le moment
de revenir au rôle profond de la publicité dans l'
activité médiatique actuelle. Si le capital pris
globalement investit des sommes proprement colossales dans la publicité, la raison majeure
va infiniment au-delà de la traditionnelle compétition concurrentielle entre firmes: il s'
agit bien
davantage de la maximisation du taux de profit pour l'
ensemble des marques. Alors que
l'
activité marchande classique consiste à adapter l’"offre à la demande solvable, la publicité
n'
est-elle pas désormais de plus en plus la formidable entreprise qui consiste à adapter la
demande à l'
offre rentable? Parfait exemple de cette logique d'
inversion si perspicacement
diagnostiquée par Marx comme essentielle au capitalisme. Le fameux «Parce que je le vaux
bien! » pourrait être la devise de ce formidable renversement, celui même de la personne à
la chose. Et n'
est-ce pas cette logique d'
inversion qui s'
empare progressivement de toute la
prestation médiatique elle-même? Comme la pub elle-même, le discours audiovisuel, pour le
distinguer ici, ne passe-t-il pas sans cesse impunément, avec son éthique démocratique
minimale, du faire-savoir au faire-vouloir? Ainsi entre cent autres les exemples ci-dessus.
Retraites? Choisissez les fonds de pension. Délinquance? Votez sécuritaire. Ainsi de suite à
longueur d'
antenne. Enfermé par construction, sans vrai contrôle ni possibilité de contre,
48
dans l'
idéologie immensément dominante - qui est inséparablement représentation et
incitation -, il nous la distille en permanence sans qu'
il soit besoin d'
un chef d'
orchestre pour
lui en donner consigne - ce qui n'
empêche qu'
il peut s'
en trouver aussi... Au vieux cliché
ravageur du complot journalistique, je trouve donc qu'
il serait particulièrement inopportun
d'
en substituer un autre, démobilisateur, celui de médias sans pouvoir ni vouloir propres,
cela au moment même où s'
instaure une aliénation sans précédent du représentatif et du
volitif . Si nous-mêmes ne contribuons pas à le rendre criant, qui le fera jamais ?
Quelques mots encore sur le «que faire?», qu'
à mon sens on ne devrait pas renvoyer
à une éventuelle étude ultérieure mais qui appartient immédiatement à une visée de
connaissance critique. Telle que je me la représente, la tâche consiste essentiellement à
impulser un mouvement culturel/politique/social de mise en cause de l'
aliénation médiatique
avec des objectifs concrets, ambitieux-réalistes - visant d'
emblée haut à travers de premiers
buts accessibles - d'
appropriation démocratique des finalités et modalités en cause,
appropriation conjointe par les usagers et les acteurs en dialogue. Un but dont il faut bien se
représenter que la légitimité même est au départ totalement récusée par une très grande
partie de la profession - je repense à mes échanges serrés avec plus d'
un journaliste
scientifique à propos de l'
information biomédicale -, et qu'
on compromettrait plus ou moins
irréversiblement si on engageait l'
initiative sans avoir la laborieuse patience de satisfaire à
une masse fort importante de préalables.
Je range d'
abord dans ces préalables nécessaires les inventaires critiques qui
s'
imposent sous au moins trois rubriques:
- Celui de ce que nous avons fait en la matière -j'
ai spécialement en vue la campagne
du PCF «Libérez l'
information! » en 1979 et années suivantes, avec ses présupposés
idéologiques et ses effets pratiques, gravement contre-productifs. Le retour critique sur cette
expérience, comme sur tant d'
autres, n'
a jamais été fait, et cela même peut obérer à juste
titre toute initiative nouvelle que des communistes, au sens large du mot, proposeraient au
monde des journalistes. Avant toute chose, il nous faut dire en clair comment et pourquoi
nous ne pensons plus ni ne visons plus ce qui le fut naguère au nom du communisme - ce
qui n'
implique aucun quitus de principe à des pratiques médiatiques d'
alors qu'
aujourd'
hui
encore nous ne pouvons admettre.
- Celui de l'
énorme activité intellectuelle qui s'
est développée depuis des années sur
la question, et à laquelle nous n'
avons jusqu'
ici prêté à peu près aucune attention suivie,
avec grand dommage. J'
ai naturellement en vue d'
abord le nécessaire bilan critique, sans
pré jugé
.Quid de notre diversité de points de vue possible en plus d'
un cas, de la recherche
développée par Régis Debray sous l'
intitulé de la médiologie, de l'
apport à la critique de
l'
activité journalistique par Pierre Bourdieu et ses amis comme Patrick Champagne et
Dominique Marchetti. Plus largement, il nous faut faire l'
inventaire critique de tout ce qui se
pense et s'
écrit de marquant aujourd'
hui sur la question des médias, depuis les travaux d'
un
Dominique Wolton - quelqu'
un du reste qui nous veut plutôt du bien, à en juger par mes
rapports avec lui au sein du Comité national d'
éthique, et qu'
il vaudrait la peine d'
inviter pour
l'
entendre - jusqu'
aux polémiques d'
un Serge Halimi en passant par les analyses d'
un
sociologue «durkheimien» comme Cyrille Lemieux, dont je citais plus haut l'
un des livres --et
tant d'
autres travaux sur les aspects les plus divers de la question, comme la remarquable
étude de François Jost sur L'
Empire du loft (La Dispute, Paris 2002). Sans oublier, car ils
font beaucoup plus que sauver l'
honneur, les articles très remarquables que s'
est mise à
publier l'
Humanité dans la dernière période - notamment ceux d'
Ange Casta sur la grande
misère de la télé publique de création (11.04.01), de Fernando Malverde et Marcel Trillat,
«Vive la télé publique!» (27.06.01), de Jean-Pierre Marchand, «Télé sans pub?» (04.05.01),
de Jacques Krier dans la foulée (06.07.0 1), de Raoul Sangla, «Télé: la fin des idées au
49
logis» (10.09.0 1 ) - la liste n'
est sans doute pas complète sur la seule année 2001, et je prie
qu'
on m'
en excuse. Bref, beaucoup de pain sur la planche.
- Celui aussi de ce qui s'
est fait, ou du moins a été esquissé, voire tenté, sur le plan
des projets ou initiatives pratiques, dans la dernière période - car si nous avons été
largement carents, sur cette gigantesque question, il ne faudrait pas généraliser trop vite...
J'
ai ici en vue par exemple et d'
abord la tentative d'
ACRIMED, association de critique des
médias créée à proximité de la LCR par Henri Maler et quelques autres, dont il importerait
d'
assimiler l'
expérience, bien qu'
elle n'
ait pas, du moins à ma connaissance, réussi une vraie
percée. Mais aussi bien d'
autres choses - car il s'
en fait beaucoup, de façon essentiellement
incoordonnée -, depuis ATTAC, qui a décidé de porter grande attention au problème, et Le
Monde diplomatique, avec par exemple les articles d'
Alain Accardo, jusqu'
au Vatican, lequel.
à l'
occasion du Jubilé des journalistes, publiait il y a deux ans un document fondamental,
moins étroit qu'
on aurait pu le supposer, et assez fort dans la critique de «I'
aliénation»
médiatique le mot est dans le texte (Le Monde, 03.06.00) - et à l'
échelle internationale, qu'
on
pense par exemple à la campagne suivie de Ralph Nader et Jim Hightower aux Etats-Unis.
Plus intéressantes encore pour nous que tout cela sont les initiatives en faveur de médias
autrement, qu'
il importerait de recenser, depuis celle de jeunes des cités exaspérés par
l'
image médiatique impunément donnée d'
eux-mêmes en trop d'
occasions et qui veulent
produire un «Gare à ta gueule à la télé» (cf l'
Humanité, 27.06.01) jusqu'
à la floraison un peu
partout de télévisions non marchandes associatives (cf l'
article de Caroline Constant dans
l'
Humanité, 31.05.01), et, chose particulièrement intéressante en son principe, aux initiatives
émanant des professionnels des médias eux-mêmes, comme l'
émission télévisée de critique
de l'
information hébergée par Canal + , «90'
», sous la direction de Paul Moreira et Anne
Gintzburger. Là aussi, de quoi nourrir un travail suivi de réseau, au sens vrai du mot.
Toutes ces études devraient faire mûrir les idées sur le quoi et le comment faire -je
pense que dans les vues de l'
OMOS observation et implication, sans se confondre, vont de
pair. Sachant combien d'
autres sont mieux placés que moi pour aborder de façon réaliste cet
aspect crucial de la question, je dirai seulement ici ce à quoi rêve le profane, mais
communiste, que je suis.
- Ayant quelque peu médité sur la mésaventure politique qu'
a constitué la campagne
«Libérez l'
information!» et la dénonciation de la «guerre idéologique», à laquelle j'
ai pris ma
part, qui la sous-tendait, je suis convaincu que rien de productif ne sera possible qui ne se
fasse dans la plus étroite coopération possible entre initiative citoyenne et expérience
professionnelle; autrement dit, le rôle des journalistes est nécessairement cardinal. Une
exigence immédiate est donc à mon sens de développer les contacts avec le plus grand
nombre possible de professionnels des médias - si l'
on fait un effort même modeste de
recensement de celles et ceux qui partagent en gros nos préoccupations, on en trouvera très
aisément, je le crois, en grande abondance. Il nous faut savoir de leur bouche ce qu'
ils-elles
vivent, souffrent, craignent, refusent, pensent, espèrent, croient possible. Il nous faut une
analyse fiable de la conjoncture, média par média - par exemple, où au juste va en ce début
d'
ère néochiraquienne la télévision publique? Et quel y est l'
état d'
esprit général de la
profession ? afin de pouvoir tracer avec quelque pertinence les voies d'
initiatives plausibles.
Il me semble que des contacts systématiques, si possible même des réunions un peu
prolongées d'
échanges seraient hautement profitables. En même temps que l'
engagement
dans les inventaires critiques suggérés plus haut, telle est pour moi la tâche première pour
commencer d'
aller vers la conception d'
une stratégie. Et peut-être serait-il judicieux d'
y
inscrire en premier la construction d'
une véritable offensive pour une télévision publique
digne de son nom : rien sans doute n'
est plus urgent, et en même temps plus chargé de
sens pour ce que nous visons.
50
Mais naturellement on peut rêver à bien d'
autres objectifs, grandioses ou fort
modestes. Modestes: ne devrions-nous pas nous mettre rapidement en état de dire un mot
authentiquement communiste sur la question actuelle de la violence à la télévision et des
propositions du rapport Kriegel? A la célérité avec laquelle une force politique sait dire
quelque chose de juste et fort, ou non, sur une question comme celle-là se juge sa crédibilité
culturalo-politique de fond; pour le moment, le test ne paraît pas nous être favorable... Plus
ambitieux déjà: je nous voudrais capables de poser avec une vraie force la question du
scandaleux traitement/ non-traitement de la science à la télévision; je soutiens avec
conviction tous les efforts critiques qui sont faits sur la grande misère de la création
(artistique) à cette même télé; je pense cependant qu'
il ne faut jamais perdre de vue ceci: la
culture, c'
est indissociablement art, science, politique au grand sens du mot. Unissons les
forces, ne les morcelons pas. Grandiose enfin? Savoir penser et construire au XXIème siècle
une stratégie communiste de désaliénation de la conscience sociale, laquelle passe pour
une part déterminante par la bataille de la représentation dans les médias. J'
espère que
cette journée d'
étude sera un coup d'
envoi.
51
!
.
#
/ %-
L
’apparition en France de quotidiens gratuits est un nouvel avatar de la
marchandisation de l’information. Ce qui est nouveau, ce n’est pas la gratuité ;
ce que redoute la presse « payante », ce n’est pas la captation de ses lecteurs :
ce qui est nouveau et redouté, c’est l’impact de ces nouveaux supports sur leurs ressources
publicitaires. Pour les annonceurs, la qualité du traitement de l’information ou sa diversité
sont des données parfaitement contingentes. Sur ce marché, comme sur tous les marchés,
les règles du commerce sont reines. Le secteur de la presse devrait-il faire exception ? Les
questionnements sous-jacents dans cette actualité réclament un débat de fond, compliqué,
qu’il est finalement assez confortable de réduire à l’alternative d’une hostilité de principe ou
d’un soutien feutré au syndicat du livre CGT. Dans ce contexte, les questions de la place et
du rôle des acteurs publics dans une presse d’information se posent par exemple avec une
acuité nouvelle.
D’un côté, les trusts. Les géants de la communication et leurs bouquets de titres,
lancés dans des stratégies multipolaires et concentrationnaires. De l’autre donc les gratuits,
aux « reins » solides aussi, d’abord attentifs à leurs marges comme à leurs dividendes. De
l’un, l’appropriation de l’information et sa marchandisation ; de l’autre, sa dégradation par la
dépréciation du support où elle est en cache-pot. « L’information cela se paye, écrivait Régis
Debray il y a dix ans, cela se paye et doit se payer, comme la confidence à l’analyste1. » Les
gratuits ne la vendent pas – ils la distribuent ; ils vendent de l’espace. Ils ne sont pas les
seuls : les journaux sont de plus en plus des supports dont l’économie dépend d’abord du
prix de la page ou du nombre d’encarts. Le marché est en amont. Le lecteur est un argument
de vente. Un abonné vaut en revenu publicitaire ce que vaut en Bourse l’abonné d’un
opérateur de téléphone : il est un actif.
Loin de rompre avec les logiques en œuvre, la presse gratuite les prolonge, les
perfectionne, se concentrant sur l’essentiel et réduisant l’accessoire (dont les rédactions).
L’information est une variable d’ajustement, pas l’essentiel. Mais l’est-elle encore dans la
presse « de prix » ? Dans les newsmagazines, par exemple, fleurons de l’information papier,
qui ont en matière d’information une définition largement commune et néanmoins très
singulière de ce qui est essentiel : du salaire des cadres aux lieux du sexe, du prix de
l’immobilier au classement des hôpitaux, des lycées, des départements, etc. Les journaux
sont par nature du lien social mais, plutôt que les creusets d’un monde commun de
références, beaucoup sont d’abord des promoteurs de lieux communs – excellents vecteurs
de publicité.
Cette information dégradée, accessoire, distractive, non seulement périssable (c’est
le lot de l’actualité) mais par destination consommable, il se conçoit qu’elle s’ingurgite à des
rythmes différents, préparée autrement selon qu’elle est servie au resto ou au McDo. Le
temps nécessaire à sa consommation est un temps consacré ou un temps sacrifié. Les
gratuits promettent le plus petit sacrifice. Métro annonce une minute de mieux à sa lecture
que son concurrent « Vingt minutes ». Une minute de mieux, c’est une minute de moins. Dixneuf ou vingt minutes, soit le temps d’une rotation sur France Info. Un RMI : Revenu
1
« Cours de médiologie générale »
52
minimum d’informations, qui a les faits pour affiche, leur indiscutable évidence, nonobstant
l’opinion, leur autre mode d’existence, l’opinion discutable et par-là même condition de la
démocratie – mais le commerce n’en connaît pas le prix. Bien sûr, décrétant l’essentiel pour
un temps imparti, ils font en réalité précéder les faits par l’opinion.
Cette référence au temps souligne dans quelle familiarité se situe cette presse : le
temps est l’espace de l’audiovisuel. Idem de son rapport à l’actualité, strictement comprise
comme un flux, sans passé ni futur. Métro a d’ailleurs embauché des bobines « vues à la
télé » pour faire vitrine : Christine Ockrent, Albert Du Roy, Philippe Tesson. Et c’est
finalement le plus intéressant : pourquoi donc en repasser par des journaux pour exprimer
un flux dont on jouit supérieurement par la télévision ? « L’information cela se paye et doit se
payer. » Régis Debray ajoutait : « Un journal gratuit n’intéresse pas ». C’est à voir. Même
réduite aux acquêts, l’idée du journal demeure. Ce RMI trouve des lecteurs. Il nourrit à sa
mesure l’appétit d’une relation objective au monde, concrète, palpable ; le besoin d’établir les
faits : de les fixer dans le marbre des journaux – il n’est de loi qu’écrite, dit encore Debray
(même Dieu a dû user son doigt sur les tables). Cette relation au monde, dans l’horizontalité
des territoires et la verticalité des pouvoirs, est aujourd’hui en France une exigence plus forte
que jamais.
Le journal, déjà vieux média, est en phase avec de nouveaux besoins de médiations.
Les gratuits ne les satisfont que superficiellement, dans la mesure de leur nature de support,
réduisant l’information au prétexte. Ce n’est cependant pas une question de prix mais
d’intention. Lien social ou opération commerciale ? La pente porte la presse vers le second
terme. Voilà pourquoi le secteur public et singulièrement les collectivités locales ont un rôle
important à jouer, un rôle nouveau. Les pouvoirs publics se sont jusqu’alors surtout ingéniés
à neutraliser l’information. D’abord par le silence (le bâillon et les ciseaux) ; ensuite par le
bruit (la communication institutionnelle). La censure est devenue le fait de l’économie et la
publicité vaut bien désormais la propagande. Interpellées par le désir de participation d’une
partie de la population, confrontées au désinvestissement des autres, les collectivités locales
ont une ambition de service public à satisfaire (pourquoi une ville comme Paris serait-elle par
principe moins légitime et moins capable d’éditer un véritable journal que l’est une entreprise
comme Vivendi ?). Dans la transmission et l’échange de l’information, de nouveaux modes
d’exercice de la démocratie sont à développer, un monde commun de références est à
nourrir, consolidant le lien social là où il se distend, le renouant là où il s’effiloche et se
rompt.
Grande ambition qui demande d’abord que les collectivités, gouvernées comme des
baronnies sous couvert du culte rendu à la seule légitimité électorale, acceptent de partager
la parole, de garantir l’indépendance de véritables journaux locaux qui ne soient pas les
instruments d’autres objectifs que ceux qu’ils servent par nature : tisser du lien social en
informant. Au premier chef, les maires doivent comprendre que leurs instruments de
communication disent comment ils considèrent leurs concitoyens et dans quelle relation ils
veulent être avec eux. Cette relation, dans les magazines municipaux, elle est souvent
bavarde mais toujours sourde, univoque. Une partie de l’avenir de la presse est à bâtir sur
ces terrains où la question de la gratuité est cette fois secondaire. Que ce soit pour le
commerce ou la socialité, les journaux ont de l’avenir, mais retenons que des deux c’est la
socialité qui est en panne d’investissement.
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