Le bordel asiatique - Claude Spielmann

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Le bordel asiatique - Claude Spielmann
LE BORDEL ASIATIQUE
Pour Minh
Noël
Léa
Au point de jonction de deux vecteurs, en ce point de rencontre et
de chute, point d’éphémère illusion, point humide, en réalité point
tremblé ou point double, commence un itinéraire. Ce commencement
n’en finit pas de tout recommencer. Chaque point du parcours en spiral
imagine le précédent. Un mouvement est né qui ne pourra s’interrompre.
Mouvement toujours relancé par un entrecroisement d’images floues et
d’objets insaisissables. Accidents, surprises, mots saisis au vol ou reçus
es qualité bouleversent, en une structure molle, un agencement qui ne
cessera d’être provisoire
***
Il fait très chaud et très humide en cette saison à Hanoi. La pluie,
tous les jours, oblige quelques uns à trouver un abri provisoire pour
attendre le soleil ou simplement le ciel gris. Les autres marchent sous un
parapluie de fortune, les pieds dans leurs zeps inutiles. Défilent
également, comme si de rien n’était, une armée colorée de fantômes à
deux roues sous leurs ponchos en plastique jaune, bleu, vert ou
transparent,
bravant les flaques qui, à certains endroits, noient les
moteurs tellement elles sont hautes.
Pour l’heure, il ne pleut pas. Je bois une citronnade au frais chez
Fanny, 48 Le Thai To, regrettant de ne pas aimer la glace car Fanny est
le meilleur glacier de la ville. J’ai choisi une table près de la rue pour
voir, au-delà, le lac Hoan Kiem. J’aurais pu aller au petit café
directement au bord de l’eau mais le bruit, la chaleur et trop de souvenirs
précis m’en ont empêché. Et puis, de chez Fanny, je vois mieux les
vietnamiens, jeunes ou vieux, pratiquer leur thai chi ou faire le tour du
lac d’un pas ferme et résolu. Je vois aussi les arbres aux formes étranges
avec leurs branches emmêlées, labyrinthiques, penchées sur le lac, ainsi
que la pagode solitaire et fière au milieu de l’eau.
Désoeuvré devant ma citronnade, je me laisse aller à la torpeur.
Toute l’humidité de Hanoi me ruisselle sur le corps. Mon esprit vacant,
sinon libre, est incapable de se livrer à une autre activité que la rêverie
proche d’une errance sans carte ni boussole. En fait, des souvenirs épars,
des fragments d’images ou des mots isolés s’enchaînent en désordre sans
que je sois capable de m’attarder sur l’un d’entre eux. Des souvenirs,
trop de souvenirs pas encore entrés dans la mémoire. La mémoire porte
chacun ailleurs et plus avant, mais les souvenirs sont trop disparates et
compacts, on ne peut rien en faire sinon les constater. Les déplacer ne
change rien. Trop tôt pour en faire une histoire quelque peu cohérente
Pour l’instant, ils mettent le bordel en mouvement sans l’apaiser. Trop de
bordel partout, dans la tête, mais aussi en Irak, Palestine, Israël,
Afghanistan, Soudan, Côte d’Ivoire, Libye, liste non close. Géopolitique
des noms, bordel des noms cosmopolites, exil des noms de partout,
portés par les Expats : ainsi se nomment certains à la recherche d’une
nouvelle identité, paumés de nulle part, passeurs de frontières où ils
n’ont rien à déclarer. Expatriés, nombreux n’ont jamais été que cela, des
ex d’une histoire qui n’a jamais eu lieue, des ex d’un passé tordu, mal
ficelé, douloureux, des ex souvent absent d’eux même.
Ce que je vois, assis là chez Fanny, m’est désormais curieusement
familier bien que totalement étranger. Hanoi est devenu une sorte de
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résidence
secondaire,
celle
qui
accueille
l’oisiveté.
Je
viens
régulièrement dans cette ville pour voir mon fils et mon petit fils. Mais je
m’étonne de venir aussi maintenant pour la ville elle-même. Qu’ai-je à
voir avec elle ? Qu’ai-je à voir avec cette ville grouillante, bruyante,
tourbillonnante ? Quel plaisir puis-je trouver à m’étourdir en marchant
dans les rues, à me perdre dans la vieille ville ? Refuser de me faire
cirer…mes sandales, dire non à l’adolescent qui propose de vieilles
cartes postales de Hanoi ou de Saigon d’avant la guerre, la dernière. Une
vieille femme édentée et courbée en deux tend la main en murmurant je
ne sais quoi. En passant dans Hang Bong, un homme, accroupi sur le
trottoir, coupe inlassablement des chambres à air de vélo pour en faire
des élastiques qu’il vendra… à qui ? Derrière lui, le minuscule couloir
est envahit par ces chambres à air et rien d’autre sauf, par terre, à peine
visible, l’autel des ancêtres auquel on n’échappe pas. Plus loin, au coin
de deux rues, un homme assis, les fesses sur les talons, attend. Devant
lui, une bouteille d’eau minérale remplie de mélange, une pompe à air et
quelques rustines dans un sac en plastique : c’est la station service pour
mobylettes et vélos.
Se perdre encore dans l’un de ces nombreux marchés et pas
seulement celui de Dong Xuan : les fruits, légumes et fleurs aux parfums
subtils et inconnus voisinent avec des morceaux de viande dont les
mouches se régalent et avec des poissons plus très frais. Là, le parfum
devient simplement écoeurant tandis que les vendeuses s’interpellent
avec la même voix forte que lorsqu’elles s’agressent. Beaucoup n’achète
qu’une poignée d’herbes ou trois œufs ou quelques petites bananes.
Regarder ceux qui mangent à n’importe quelle heure dans ces petits
restaurants de trottoir, assis à trente centimètre du sol sur des chaises en
plastique bleues ou rouges ou ceux qui ne boivent qu’une bière tiède à la
bouteille ou au contraire dans des verres remplis de glaçons.
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On se bouscule. Les roues des vélos ou des mobylettes vous
heurtent sans ménagement et sans humeur : c’est normal. La pauvreté se
mêle à l’odeur délicieuse des herbes et à leurs couleurs délicates. Elle
circule dans la foule bavarde et pressée. Elle se dissimule derrière les
produits de luxe pour touristes.
Elle se dévoile chez ces femmes
fatiguées, allongées et dormant sur des caisses en bambou disposées en
hauteur au milieu de leurs produits. Elles dorment là, épuisées d’être
venues de leur campagne dès l’aube à pieds souvent. La pauvreté et la
fatigue se déduit encore de quelques images fixes où le temps semble
s’être réfugié pour ne plus avancer : d’autres femmes accroupies, leurs
deux palanches trop lourdes remplies de tout ce qui est vendable – sousvêtements, mangues et citrons, brasero pour faire le thé ou les boulettes
de porc- qu’elles ont enfin posés sur le sol ; les céomes, l’œil dans le
vague, affalés sur leur motos attendant le client ; des vieux ou des
vieilles accroupis eux aussi à l’entrée d’une ruelle étroite qui ne
regardent rien, qui n’attendent sans doute rien. Et moi, chez Fanny,
j’oublie de boire ma citronnade. Qu’ai-je à faire du bordel de la pauvreté,
du bordel asiatique?
Cette formule énigmatique dont je ne peux me débarrasser, avait
surgi en avion vers la France en passant au dessus de Cox Bazard, une
ville de l’Inde probablement. Cox Bazard est devenu, je ne sais par
quelle alchimie, le Bordel asiatique qui, désormais, me poursuit comme
mon ombre portée sur une surface fuyante. L’ombre est là, fidèle, chez
Fanny et me cloue sur ma chaise devant ma citronnade. Elle me fascine
et me met mal à l’aise mais c’est sans doute à cause d’elle, à cause de ces
deux mots qui refusent de produire du sens que je viens ici, à Hanoi chez
Fanny et ailleurs, chez Frédo par exemple, dans son bar au bord du
Fleuve Rouge.
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On vient la nuit dans le rade de Frédo et l’on y rencontre une
collection variée d’expats du coin : avocats sans cause, fonctionnaires
internationaux, businessmen en mal de fortune accompagnés parfois
d’une femme qui s’ennuie un verre à la main rapidement vidé, un
cinéaste en mal de pellicule ou d’inspiration, des professeurs en mal
d’élèves, des joueurs de billards embarqués pour la nuit – la table est en
plein milieu du rade - et encore d’autres désoeuvrés professionnels. Ils
me sont tous familiers, inutile de les connaître pour ça. Aller chez Frédo
me les rend proche et suspend tout jugement. Gens de nulle part, ils se
disent pourtant Français, Belges, Suisses, Danois, voire Américains,
perdus au milieu de quelques Vietnamiens. Bien sûr, les femmes et les
filles ne manquent pas, à la recherche d’illusions, de rêves soldés ou
d’une rencontre jamais gratuite. Conversations interminables fortes de
généralités et de poncifs, souvenirs transformés ou embellis voir
imaginés, récits des gloires et d’exploits par ceux qui en manquent,
soliloques et solitudes que rien ne vient briser. L’atmosphère est assez
semblable au Barrio Chino de Barcelone dans lequel je me suis souvent
perdu avec délice. Autre bordel. Mais sa rénovation a chassé ces hors la
loi, ces hors la morale, ces inventeurs géniaux et désespérés d’une vie
qu’ils auraient voulu libre.
Je les ai perdus à Barcelone mais je les ai retrouvés ici. Les
mêmes, un peu vieillis, préoccupés des mêmes chimères sous d’autres
formes, courant après les mêmes illusions, confondant jouissance vaine
avec plaisir. Ici, on ne parle qu’un verre à la main. On ne remarque
souvent pas que le barman vous le renouvelle. C’est ainsi que tout ce qui
se dit s’oublie le lendemain et que l’on peut donc répéter sans le savoir le
même soliloque chaque soir.
Chaque soir, Antoine dit regretter le Cambodge où il enseignait
les mathématiques. Là-bas, les élèves comprenaient tout de suite et les
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leçons particulières qu’il donnait chez lui, surtout aux filles, se
terminaient souvent dans son lit. Tandis qu’ici…
Marcel ne pouvait rester qu’un court instant, histoire de faire une
pause, disait-il. Il venait de quitter la chambre de Ha et devait rejoindre
la couche de My. Au moins le disait-il pour nous le faire croire. Marcel,
tenait un magasin de vêtements quelque part dans Hanoi, on ne sait trop
où, il n’en parlait jamais. Sa seule conversation tournait autour de ses
fréquentations amoureuses et, à mi mots, de ses exploits. Etant donné
son âge, tout le monde en riait et il ennuyait tout le monde. On le
surnommait Quequette, à cause de sa casquette bleue toujours vissée sur
sa tête.
Paul, l’architecte, un intellectuel, cherchait toujours à accrocher
celui qui voudrait bien l’écouter et lui donner la réplique sur un
commentaire de Kant ou de Spinoza. Il avait l’œil inquiet, Kant, Spinoza
ou ses faillites successives n’y étaient pour rien. Cet œil aux aguets
cherchait sa femme, dont le verre ne restait pas très longtemps plein. Elle
trouvait toujours un esseulé à qui elle pouvait faire croire que c’était
gagné.
Brigitte, une autre habituée, me touchait beaucoup. Elle était
photographe et ne saisissait que les signes ou les représentations du
malheur social. Elle ne voyait le monde et les autres que d’un œil, l’autre
avait été crevé par un bouchon de champagne. Elle aussi en parlait le
verre à la main mais, jusqu’au seuil de l’ivresse, elle savait transmettre
son intérêt désespéré.
Le bar de Frédo est situé au-delà et en contrebas d’une sorte de
périphérique, dans un bas quartier. Pour le trouver, il faut être emmené
par quelqu’un qui le connaît déjà grâce à quelqu’un d’autre. On l’atteint
après avoir zigzagué dans des rues en terre mais il faut laisser sa moto à
quelques mètres de l’entrée pour ne pas déranger les voisins qui se lèvent
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tôt. En entrant, on peut presque se heurter à la table de billard en plein
milieu donc. A droite, un long bar où des serveurs s’empressent de vous
tendre votre verre déjà plein si vous êtes un habitué. Si vous n’êtes pas
un de ceux là, il vous laisse à peine le temps de réfléchir à ce que vous
voulez boire. Une caissière à l’extrémité près de l’entrée se dissimule
derrière un paravent fait de cartons d’emballage. Un mur d’un rouge
incertain est percé d’une porte où l’on a écrit maladroitement et d’une
main tremblée : W C. Légèrement sur la droite, dans le prolongement du
bar, un large couloir est coupé en deux endroits par une marche presque
invisible. Il mène à une terrasse sur le Fleuve Rouge. De la terrasse, on
peut descendre sur le sable qui sert de berge au fleuve lorsqu’il est bas. A
droite et à gauche, plus loin, on devine des constructions branlantes en
bambou et en feuille, des maisons ou plutôt des cabanes sur pilotis,
rafistolées tant bien que mal par des morceaux de tôle ou de bois, des
branches séchées de bananier, ou par n’importe quoi. De là, on doit
pouvoir rêver de départs définitifs, de voyages interminables simplement
pour le plaisir du voyage, pour larguer les amarres et ne plus être dans le
bordel de la misère répétitive. Je n’ai jamais vu le rouge du Fleuve
Rouge de chez Frédo où l’on ne va que la nuit. Je n’ai jamais navigué sur
le Fleuve Rouge.
En quittant le bar vers trois heures du matin, en arrivant sur cet
espèce de périphérique, il faut se frayer un chemin entre un monceau de
produits destinés aussi bien aux particuliers qu’aux hôtels et
collectivités : fruits, légumes, plantes, fleurs, poulets, poussins, viandes,
marmites, braséraux et mille autres choses qui jonchent la route. Les
paysans sont là dans cette nuit éternellement douce, cette nuit
épouvantablement humide et douce. On se dit que jamais ils pourront
tout vendre. Circuler là au milieu est certes un exploit qui n’est pourtant
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rien à côté de celui qui consiste à s’extraire du rade de Frédo, le Fu Tan
puisque tel est son nom. S’extraire de nulle part, quitter le Fu Tan quand
on n’en peut plus, quand on a fait le tour du vide, quand les yeux se
ferment, pour rejoindre sa moto et cette fichue humidité.
Le Fu Tan n’est qu’une minuscule part du bordel asiatique mais
il en fait partie et d’une certaine manière il le représente
magnifiquement. En réalité, le bordel asiatique est tout à la fois ce que
l’on voit et ce qui se dissimule, ce qui s’entend et ce qui se tait, ce qui se
respire, exhalé par les plantes comestibles aux noms imprononçables ou
par les gaz d’échappement. Ca vous prend aux yeux et à la gorge sans
vous en dégoûter. Ca vous enveloppe comme l’humidité persistante, ça
arrête le temps puisque la température est la même de jour comme de
nuit, qu’il pleuve ou non. Le bordel asiatique est une lenteur, un suspend
de la pensée épuisée, c’est déjà l’éternité qui berce et ramollit et vous
colle à votre siège, qui rend tout déplacement et toute tâche longue,
pénible et au fond inutile.
Mais le bordel asiatique, ce sont aussi les adolescentes dans leurs
grandes robes blanches allant à l’école en vélo en passant devant la
pagode du Pilier unique. C’est encore la paix et l’harmonie qui se
dégagent du Temple de la Littérature régnant depuis un millénaire ; c’est
la fierté d’une pagode de village au sol poussiéreux ou boueux par la
pluie ; le défilé des femmes en pantalon noir et blouse blanche,
palanches à l’épaule, qui se déplacent en sautillant tout en donnant
l’impression qu’elles glissent à quelques centimètres du sol ; c’est bien
sûr les petits pas des paysans marchant le corps penché comme pour
faire corps avec la terre précieuse. Ce sont les rizières régulièrement
inondées et les tombes en désordre au milieu, c’est l’eau partout en
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flaque, en mare, en lac, dans la campagne, la rue ou les maisons. L’eau
visible et invisible qui décompose et fertilise en un même mouvement.
Une douzaine d’années au paravent, lors d’une ballade à Hoa Lu,
près de Ninh Binh, sur une rivière au milieu des rizières inondées,
contrée nommée Baie d’Ha Long de terre, j’avais été frappé par le
calme, la douceur et la sérénité. Plus tard j’ai réalisé n’avoir vu aucun
oiseau, aucun insecte ni moucheron quelconque. Mais hier, assis dans un
jardin silencieux devant une petite pagode de village le long du fleuve,
quelques papillons sont venus animer le paysage. Surprise. J’ai
découvert aussi de grosses fleurs d’un rouge intense, à faire pâlir les
coquelicots. Des années étaient passées. La nature avait-elle soigné les
blessures de l’agent orange généreusement dispensé par l’armée
américaine ou était-ce mon regard qui pouvait maintenant s’ouvrir
autrement ?
Depuis combien de temps suis-je assis chez Fanny ? Est-ce
important de le savoir ? Mes yeux se promènent sur les murs mal peints
en jaune clair et sur les affiches : publicité insolite pour le pastis et les
films de Pagnol. Fanny est un hors lieu où l’on se sent presque en exil
par rapport à Hanoi. Alors, tourne dans ma tête la formule bordel
asiatique inlassablement. Je m’étonne de ne pouvoir l’expliquer ou, au
moins, lui donner un sens même approximatif. Tous les mots échouent à
en rendre compte un tant soit peu rationnellement. Mais je sais
intimement
qu’elle
porte
en
elle
des
choses
importantes
et
embarrassantes. La formule est peut-être trop compacte pour être dépliée
simplement. Il me vient, devant ma citronnade tiède maintenant, que le
bordel asiatique est sans doute un quelconque chaos en moi qui tourne
sans repos et ne trouve ni banc ni pierre pour se poser, pas même un mot
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pour ouvrir une brèche dans son opacité. L’association des deux mots
me laisse pourtant penser que Hanoi n’y est pas pour rien.
Il me faudra donc continuer de marcher dans la ville, dans Long
Van Can la rue aux jouets et je continuerai dans Hang Giay la rue aux
chaussures et dans plein d’autres : celles des ferblantiers je ne sais plus
où ; Hang Ma, celle des objets de cultes ; Hang Bo, celle des merceries ;
Thuoc Bac, celle des outils et des clous ; Hang Buôm, la rue des voiles
où l’on torréfie le café ; celles des meubles, des pots de peinture…
J’oublierai de voir les poubelles qui débordent et la course des rats dans
les caniveaux. Je continuerai à suivre les femmes jeunes ou non ainsi que
les hommes dans la vielle ville pour voir où tout ce monde va, vit et pour
savoir ce qu’il fait de sa vie. Je fixerai leurs regards et guetterai une
réponse à une question informulée au risque de leur offrir la folie lisible
dans le mien. Au fond, pour le moment ou pour l’éternité, ma question
n’est que celle-ci : que suis-je venu faire à Hanoi ? Je dois encore
accepter la sarabande des noms cosmopolites qui me signalent que si je
ne suis pas en exil, je pourrais bien être avant tout un étranger. Au bout
de Hang Gai, je croise la rue du Moulin Vert dans le XIV°
arrondissement à Paris ; à Hanoi Indochine j’ai pensé à Saigon devenu
Ho Chi Minh ville ; en passant au dessus de Cox Bazard je survole
Dijon, Côte d’Or ; à Da Nang je suis aussi à Toulouse ; Essen n’est pas
plus grand que Montpellier ; à Lyon je retrouve Gelsenkirchen ;
Heidelberg m’est aussi familier que la rue de Plaisance. Je danse sur le
nom de ces villes ou de ces pays : Singapour, Bratislava, Sapa,
Ouagadougou, Houa Lou, Porto Rico, My Cho, Ménilmontant, New
York, Barcelone et Da Nang, encore, inoubliable. Itinéraire relié,
cohérant, imaginaire, contradictoire, morcelé, tragique et constituant.
Tous ces noms pourraient signifier Nulle Part mais, si je revendique
comme une qualité d’être étranger, laissant ainsi une place vide dans les
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bagages que je trimballe, je ne me suis jamais complu à Nulle Part. Je
suis certes passé par là mais je n’ai jamais eu le goût de m’y attarder.
Nulle Part, ce lieu sans nom d’avant l’origine, se doit d’être nommé afin
de pouvoir fonder son propre lieu et son nom. Nulle Part serait donc le
point de départ d’un trajet obligé.
Je suis allé dans beaucoup de pays et de villes mais je suis revenu
à Hanoi de nombreuses fois. Je reviens seul, désemparé, éclaté, exalté,
mutilé, allégé, abasourdi, étourdit, entraîné dans un tourbillon de pensées
et de sentiments qui cherchent leur point d’encrage. Je reviens seul
recueillir la moiteur sur ma peau qui me plonge chaque fois dans une
dimension érotique surprenante qui ne me déplait pas. Elle donnerait
même raison à mes déambulations dans cette ville. L’important
d’ailleurs est sans aucun doute d’y déambuler encore et encore. Chaque
pas dans ces rues, chaque regard échangé ou dérobé modifie le pas
suivant et construit des bords à l’inconnu, les contours d’une histoire
toujours à écrire dans l’urgence. Le futur antérieur est le temps requis.
Ce qui échappe à la conscience ne peut que s’imaginer dans le bordel
asiatique, celui là ou un autre.
Car le bordel asiatique, c’est aussi les guerres du Vietnam. Toutes
les guerres. Nos guerres. Mais, s’il est facile de rencontrer Ho Chi Minh
à heures fixes dans son mausolée bien gardé, si vous pouvez le croiser au
coin des rues, à la campagne dans des petits musées improvisés et figés
pour l’éternité où ne sont exposés que son lit et sa machine à écrire,
contre les murs décrépis, le nom et le visage du général Giap a
quasiment disparu. Faire comme si l’on pouvait oublier toutes les
horreurs et les victimes serait-il le prix à payer pour pouvoir vivre ?
Suffit-il de passer devant les statues monumentales sans les voir ou de
mettre des photos dans l’autel des ancêtres pour ne pas se souvenir ?
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Vivre au présent est un impératif sinon un mot d’ordre. Le doi moï en est
devenu le tremplin et l’accélérateur.
Me vient alors la pensée qu’ici, naturellement, je serais venu
donner corps, corps vivant, à quelques traces qui font signe, voire
trouver le point de jonction de traces différentes et voisines de deux
histoires, celle du fils et du père, qui se ressemblent étrangement en dépit
de leurs différences.
Enfant d’une autre guerre comme lui, j’aurais voulu tracer deux
parallèles qui, contrairement à toute logique, se croiseraient en quelques
endroits. J’aurais même voulu tenter de faire coïncider un temps originel
avec l’instant d’un commencement. Entreprise manifestement folle et
pourtant nécessaire car n’est-ce pas dans cette folie qu’existent quelques
chances de ne pas cesser de fonder du fils et du père dans une relation
évolutive ? Quelques chances encore de pacifier le bordel asiatique.
***
Fin d’après midi chez Fanny. J’ai bu ma citronnade. Mon paquet
de Vinitabac est sur la table. J’allume ma première cigarette, je n’avais
pas pensé à le faire jusqu’alors. Il y a maintenant beaucoup de monde
autour de moi, des jeunes, des touristes, beaucoup de touristes épuisés
qui curieusement parlent à voix basse. Le jour décline et très vite il va
faire nuit. Le soleil qui avait eu le courage de faire une apparition, peine
à éclairer encore un peu la pagode au milieu du lac Hoan Kiem en lui
donnant une teinte d’un rose fané. En perdant sa magnifique insolence,
elle devient plus proche et plus accueillante. Je vois de l’autre côté du lac
le bâtiment gris sans intérêt de la poste. A cette heure la circulation est à
son comble. Mon verre est vide et dans le cendrier, mon mégot éteint me
regarde sans aucune expression. La magie vagabonde n’opère plus, j’ai
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rangé tous mes accessoires. Qui est le magicien s’il y en a un ? Et pour
quels spectateurs ?
A la maison au fond de l’allée, au numéro hai hai môt dans Ton
Duc Thang, quartier Dong Da, on doit m’attendre. Je me lève, je plonge
dans le tumulte de la rue et me glisse dans le no man’s land d’un taxi.
Claude Spielmann (mars 2011)
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