Le Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches

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Le Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches
Le Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches
Méthodologie de la fatwa
ALI BOUGROUR
L’émergence des musulmans européens est un phénomène nouveau dans
l’histoire de l’islam. Ce phénomène fut à l’origine de la promulgation de lois
et de l’émission d’avis juridiques dits « islamiques » sur le terrain européen.
Le nouveau marché de la fatwa mondialisé, qui utilise les dernières
inventions de la technologie de l’information et de la communication (TIC)
prospère et produit toutes sortes de fatwas liées à tous les domaines de la vie.
Or le conflit sur l’autorité religieuse s’intensifie comme par exemple à propos
des Muftis. Cet article traite de l’organisation et de la désorganisation des
institutions islamiques à l’échelle européenne.
Au sein de cette anarchie de la fatwa, chaque parti juridique islamique tend à s’organiser en
formant des cercles de fiqh et de fatwa où l’on se réfère à une autorité religieuse renommée.
La perspective du Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches est une démarche dont le
but est d’organiser les juristes du droit musulman dans une collectivité spécialisée dans le fiqh
des minorités et l’émission des fatwas européennes. L’élaboration d’une jurisprudence
islamique qui s’adapte aux fondements de l’islam et au contexte européen est un grand défit.
Il ne se limite pas seulement aux contraintes liées aux recherches scientifiques et juridiques et
au renouvellement de la méthode de travail. Cela concerne aussi le courage décisif pour
trancher sur des questions épineuses que le monde musulman n’est pas prêt à aborder.
Le CEFR est sujet à diverse critiques de tous genres: le discours salafiste l’accuse d’être trop
rationaliste, d’égarer les musulmans par des innovations blâmables (bida’) et d’autoriser ce
qui est illicite. D’autres le considère trop traditionnel et limité par ses démarches classiques.
Le rapport d’information n°2262 sur la pratique du port du voile intégral présenté à
l’Assemblé Nationale de la République française, dénonce aussi le Conseil, ajoutant que cet
organe intégriste entretenait une certaine confusion en prenant toutes les apparences de la
responsabilité et en usant par exemple, pour ses publications de couvertures arborant des
couleurs proches de celles du drapeau de l’Union Européenne. Les proches de ce « Conseil
européen » mettent aussi souvent en avant le fait d’avoir été consultés par les instances
européennes pour se donner une véritable légitimité et des gages de représentativité.
La question se pose sur le devenir de ce Conseil, l’efficacité de sa méthodologie, la qualité de
ses juristes et l’authenticité textuelle et contextuelle de ses fatwas.
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Afin de traiter ce sujet sur la méthodologie de la fatwa, mon étude est divisée en trois parties :
la première partie s’intéressera à la définition de la fatwa comme notion juridique islamique et
la fatwa dans le concept « Shari’a de minorité ».
La deuxième partie donnera un aperçu sur la charte du Conseil : ses fonctions, ses objectifs,
ses sources, sa méthodologie et les conditions d’appartenance au Conseil. Suivront quelques
conclusions et commentaires relatifs à cette même charte.
La troisième partie mènera l’étude dans l’analyse de la fatwa sur l’achat de maison à crédit en
exposant des arguments juridiques et rationnels et en critiquant leur infaillibilité par rapport à
la méthodologie suivie et la situation du musulman européen sujet de cette fatwa.
A-Définition de la fatwa
1-La fatwa dans le droit islamique :
La fatwa est un avis juridique donné à celui qui le demande sans aucun pouvoir d’obligation
sur lui. Le mufti n’a pas d’autorité légale sur le demandeur de la fatwa (al-mustafti), bien que
le croyant soit tenu spirituellement de respecter un avis juridique rendu par un Mufti qualifié.
Il n’est pas légalement obligé de suivre un Mufti déterminé. Les savants ont, en effet,
différencié le statut de la fatwa rendu par un Mufti et le statut d’une décision juridique
prononcée par un juge. La dernière, contrairement à la première, s’impose à la personne
concernée1.
Le Mufti suit deux voies pour formuler son avis juridique :
1. Informer le demandeur par une opinion juridique déjà mentionnée dans les livres de la
jurisprudence et les recueils de la fatwa en se référant à une école juridique islamique.
2. Donner un avis juridique en pratiquant l’Ijtihad. Si les Textes (Coran et Sunna) ne
sont pas claires, ou si la situation est nouvelle et qu’il n’existe aucun verset coranique
ou parole prophétique pour élaborer une opinion juridique, alors la production d’une
norme juridique oblige le juriste musulman (faqih) à suivre la méthode de l’extraction
juridique à la lumière des circonstances du contexte et des règles et des principes de
la jurisprudence (ossoul al fiqh).
2-La fatwa dans le concept de la charia de minorité :
La présence des musulmans en Occident exige des réponses urgentes et adéquates à des
questions nouvelles qui émanent d’une volonté et d’un choix d’être citoyen européen et
musulman dans un contexte laïc et dans une société sécularisée.
La charia de minorité ou fiqh des minorités est une nouvelle conception canonique qui
cherche la possibilité de se conformer en même temps à la charia et aux lois européennes. Ce
concept ouvre les voies pour un musulman qui veut progresser dans la pratique de sa religion
1
Michel Younès, La Fatwa en Europe, PROFAC-CECR 2010, p.21-22.
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2
tout en restant intégralement européen. Cela lui permettra de réaliser sa double citoyenneté,
céleste et terrestre2.
Pour l’imam Tareq Oubrou, la fatwa, en tant que concept méthodologique, est une dimension
et un état d’esprit canonique qui est susceptible de répondre aux exigences de cette double
appartenance3.
Et il propose plusieurs typologies de fatwas en situation laïque :
- la fatwa positive par articulation
- la fatwa positive commune
- la fatwa positive situationnelle ou individualisée
- la fatwa intérieure
- la fatwa négative par omission volontaire ou mutisme canonique principiel
En conclusion, nous pouvons dire que la fatwa dans le concept de la charia de minorité doit
respecter les conditions suivantes :
•
•
•
•
•
Prendre en considération le niveau réel de la religiosité de la communauté dans son
ensemble.
Connaitre la philosophie et les fondements de la charia ainsi que la réalité
sociologique de la pratique réelle des musulmans.
Désigner une pratique religieuse possible qui s’inscrit dans le cadre juridique
théorique européen.
Comprendre le droit européen, ses interprétations et son évolution afin que la fatwa ne
soit pas instrumentalisée pour troubler l’ordre public juridiquement établi.
Connaissance de la psychologie, des mentalités, des coutumes et des contraintes
sociales qui limitent la visibilité de la pratique musulmane.
Fonder la fatwa sur les règles relatives à la « prévalence juridique » (Al-tarjih ) pour établir un
barème de pratique en faisant prévaloir certaines normes sur d’autres. Le tout, sur l’ordre des
priorités canoniques (al-awlawiyyat al-char’iyya ) et l’évaluation juridique (fiqh-almowazana) en prenant en considération les conséquences de l’application de la fatwa4.
B- Le Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches
1-Nom et fonction :
Le CEFR est un institut académique, islamique et indépendant qui est composée de nombreux
savants. Son siège actuel se trouve à Dublin en Irlande.
Son congrès d’inauguration s’est tenu à Londres, les 29 et 30 mars 1997. Plus de 15 savants
ont répondu à l’invitation de l’Union des Organismes Islamiques en Europe. Au cours de ce
2
Tareq Oubrou, Profession imam, Albin Michel 2009, p.43.
3
Michel Younès, Op. Cit., pp.73-74.
4
Michel Younès, La Fatwa en Europe, PROFAC-CECR 2010, p.74-84.
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3
congrès, le projet de constitution du CEFR fut approuvé, et au bout de quelques années le
Conseil a adapté une ligne de conduite appelée fiqh aqalliyyat (jurisprudence des minorités)
qui est devenue en 2004 sa politique officielle.
2-Buts et objectifs du Conseil :
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Réaliser le rassemblement des savants qui vivent en Europe et unifier les avis
juridiques à propos des principales questions de jurisprudence du continent.
Emettre des fatwas collectives qui répondent aux besoins des musulmans en Europe et
qui résolvent leurs problèmes conformément aux règles et aux objectifs de la charia.
Publication des études et des recherches juridiques traitant des cas nouveaux dans la
société européenne pour concrétiser les finalités juridiques et aider les musulmans
européens dans tous les domaines de la vie.
Éclairer et responsabiliser les musulmans en Europe, principalement les jeunes, par la
diffusion des concepts islamiques corrects et des fatwas juridiques saines.
3-Moyens et méthodes :
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•
Sélectionner des spécialistes en droit musulman qui feront partie du Conseil afin de
réaliser les buts susmentionnés.
Se baser sur des références juridiques sûres et sur des preuves authentiques.
Profiter des fatwas et des recherches qui ont été entreprises par les différentes
institutions jurisprudentielles et d’autres corps académiques et scientifiques.
Faire des efforts continus afin que le Conseil soit reconnu comme étant une institution
de référence auprès des autorités européennes dans le dessein d’être consulté au
besoin.
Organiser des séances de formation juridique pour spécialiser les savants et les
prédicateurs en Europe.
La convocation de conférences sur des thèmes doctrinaux spécifiques.
La publication de tout ce que le Conseil émet.
4-Sources et conditions des fatwas :
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Les sources de législation islamique qui sont reconnues par les majorités de la Oumma
et qui sont : le Coran, la Sunna, le consensus (al-ijma’) et l’analogie juridique (alqiyas).
Les autres sources de législation qui ne sont pas reconnus entièrement, telles la
préférence juridique (istihsan), l’intérêt public (maslaha), la prévention de
l’inconvénient (sad al-dari’a) la présomption de continuité (istishab), l’usage
coutumier ( ‘ourf), l’opinion du compagnon du prophète (madhab assahabi), les lois
des communautés précédentes monothéistes (char’man qablana), la prise en compte
des conditions nécessaires et des règles établies par les savants, particulièrement si
l’intérêt de la Oumma peut être réalisé en prenant compte de ses sources.
5-La Méthodologie du CEFR se base sur :
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4
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Les quatres écoles de jurisprudences (madahib) ainsi que d’autres écoles de juristes
sont considérées comme étant une ressource d’une richesse immense.
En émettant une fatwa, le Conseil doit privilégier les preuves tangibles et doit se
référer aux sources autorisées et accréditées. De plus, il doit être parfaitement informé
de la situation actuelle et donner un avis qui ne crée ni gêne ni difficulté.
Les finalités de la charia (maqassid) doivent être prises en considération, tandis que les
tromperies et les solutions déviées qui contredisent les buts de la charia doivent être
évités dans tous les cas de figure.
6-Les manières d’émettre une fatwa :
Les fatwas et les résolutions sont émises au nom du Conseil lors des sessions ordinaires ou
extraordinaires, soit par consensus ou par majorité absolue. Un membre qui aurait des
objections ou des réserves quant à la fatwa émise, a le droit de documenter sa réserve selon
une pratique coutumière dans les conseils jurisprudentiels.
Le Président et les membres du Conseil ne peuvent émettre de fatwas au nom du Conseil
qu’avec l’approbation de la majorité des membres du Conseil. Cependant, chaque membre
peut émettre une fatwa qui n’engage que lui mais dans ce cas, il ne mentionnera pas son statut
au sein du Conseil et il n’utilisera pas l’en-tête officiel du Conseil.
7-Les conditions de l’appartenance au Conseil :
La charte du Conseil stipule que chaque membre doit remplir les conditions suivantes :
•
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•
•
•
•
Avoir un niveau universitaire spécialisé dans le domaine de la charia ou avoir été
engagé dans les congrès et les cercles de savants et d’avoir obtenu une
reconnaissance (ijaza) de leur part
Maitriser la langue arabe
Etre connu pour sa bonne conduite et son respect des règles de l’islam
Etre résidant en Europe
Connaitre la jurisprudence (le fiqh) et être bien informé du contexte européen
actuel (fiqh al-waqi’)
Etre accepté par la majorité absolue des membres.
La charte mentionne aussi que les membres du Conseil peuvent sélectionner un nombre
prédéfini de savants qui ne résident pas en Europe mais qui remplissent les autres conditions
de l’adhésion au Conseil. Ces membres ne doivent pas constitués plus de 25% de la totalité
des membres.
Les pays européens ayant une forte communauté musulmane ainsi que l’influence des
différentes écoles de jurisprudence doivent être prises en considération dans la représentation
des membres du Conseil.
Afin qu’un futur membre soit nominé, il doit être recommandé par trois savants de confiance.
8-Les réunions périodiques du Conseil :
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5
La charte stipule que le conseil doit tenir une session ordinaire une fois par an afin de discuter
des études et des recherches présentés qui concernent les différents problèmes rencontrés par
la communauté musulmane en Europe. Le Conseil doit répondre à toutes les questions qui lui
ont été posées et doit exiger des délibérations collectives.
Le Conseil peut faire appel aux compétences de différents spécialistes, et exiger leur présence
dans les sessions, cependant, ils n’ont pas le droit de vote5.
9- Quelques observations de cette charte :
Certaines questions restent en suspens concernant la charte mentionnée. Tout d'abord, le
CEFR avait-il concrètement respecté le qualitatif « européen » que l’on retrouve dans son titre
et sa mission ? Le CEFR est-il, auquel cas, vraiment européen? Le conseil n’a pas donné une
définition claire de ce qu’est une fatwa européenne. Or sa méthodologie juridique est la même
pratiquée dans le monde musulman depuis des siècles, seule référence juridique étudiée dans
les grandes universités musulmanes. Ainsi, les conditions d’adhésion privent des penseurs et
des juristes musulmans européens à joindre le Conseil. Il faudrait de ce fait opter pour une
typologie de spécialistes et de juristes sur base de plusieurs critiques (ex. : l’autodidacte, les
langues européennes, etc.). D'autre part, même si le Conseil n'interdit pas aux femmes d’être
membres, aucun nom de femme n'est écrit sur la liste des membres effectifs du CEFR. De
plus, un membre du Conseil doit maitriser la langue arabe mais la maitrise des langues
européennes n'est pas exigée. Enfin, les experts et les spécialistes dans les domaines des
sciences humaines et expérimentales n’ont pas le statut de membre : ils sont consultés sans
avoir le droit de vote.
C-Analyse de la fatwa sur l’achat d’une maison à crédit
La fatwa sur l’achat d’une résidence principale à crédit a déclenché un grand débat et
beaucoup de controverses dans le monde musulman et en Europe. Même au sein du Conseil,
des membres ont exprimé leur désaccord parce que les arguments de la fatwa paraissent
faibles6.
La fatwa est basée sur trois arguments :
•
•
•
Un principe juridique
Une opinion juridique
Un intérêt général justifié par la raison
1. Le principe « la nécessité autorise les interdits », est un principe coranique (Dieu vous a
détaillé ce qu’Il vous a interdit, à moins que vous ne soyez contraints d’y recourir) S.alan’am/V.119 ; (Quiconque est contraint, sans toutefois abuser ou transgresser, ton Seigneur
est certes Pardonneur et Très Miséricordieux) S.al-an’am/V.145. La décision des juristes à
ce propos est que le besoin, qu’il soit particulier ou général, peut être porté au rang de
nécessité.
5
Site du CEFR : www.e-cfr.org
6
Salah A-Sawi, Acheter sa maison à crédit, al-Hadith, 2011, p.152.
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Le besoin est ce qui pourrait plonger le musulman dans la gêne, s’il n’est pas comblé,
même s’il peut continuer à vivre. Contrairement à la nécessité sans laquelle le musulman
ne peut vivre. Or, Dieu a enlevé la gêne de cette communauté : (Il ne vous a imposé aucune
gêne dans la religion) S.al-hajj/V.78. Le logement qui écarte le musulman de la gêne est le
logement qui lui convient quant au lieu, à la taille et aux commodités, afin qu’il soit un
logement digne de ce nom7.
2. Il s’agit de l’opinion d’Abou Hanifa et de son compagnon Mohamed Ibn Alhassan
ashaybani, de l’école juridique hanafite, autorisant des transactions usuraires et d’autres
contrats viciés entre les musulmans et non-musulmans en dar al-harb (territoire guerre) ou
tout ce qui n’est pas dar-islam (demeure de l’islam).
Le musulman n’est pas contraint du point de vue légal d’appliquer les lois civiles,
financières ou politiques de la charia, et de tout ce qui rapporte à l’organisation générale,
dans une société qui ne professe pas l’islam parce qu’il n’en a pas la capacité.
L’interdiction de l’intérêt fait partie de ces règles liées à l’identité de la société et à la
philosophie et l’orientation socio-économique de l’Etat. Le musulman n’est tenu
d’appliquer que les règles qui le concernent comme individu (Abadât, nourritures, boisson
mariage, héritage …)8.
3. L’intérêt général justifié par la raison qui se base sur la réalité des musulmans en Europe et
leur épanouissement et leur émancipation par l’appropriation de logements décents,
démontrant que le logement loué ne répond à tous les besoins du musulman et ne lui
procure pas un sentiment de sécurité. Il perd des années à payer son loyer sans en posséder
une pierre. Au bout du compte, il reste exposé au risque d’être expulsé de ce logement.
L’accession à la propriété épargne au musulman ce souci, tout comme elle lui permet de
choisir un logement proche de la mosquée et d’un centre islamique. A coté de ce besoin
individuel, se trouve le besoin général de la communauté des musulmans qui aspire et
œuvre à l’amélioration de leurs conditions de vie, etc.
Si le musulman n’effectue pas de transactions sur la base de ces contrats viciés (dont le
contrat d’intérêt) dans les pays non-musulmans, son observation de l’islam sera une cause
de sa faiblesse économique et de sa perte financières. En effet, il exécute et respecte les lois
et les contrats pour ce qui est de ses obligations, mais ne les exécute pas quand il s’agit de
ses droits.
Les musulmans européens confirment que les traites qu’ils paient à la banque sont de la
même valeur que le loyer qu’ils versent aux propriétaires, voire parfois inférieures9.
Trois postulats entravent la réforme et l’évolution de la pensée juridique musulmane :
7
Ibid, p.138.
8
Salah A-Sawi « Acheter sa maison à crédit »al-Hadith2011, p141.
9
Voir la fatwa sur le site du CEFR : www.e-cfr.org
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7
Premier postulat : la méthodologie des fondements de la jurisprudence (ossoul al-fiqh)
instaurée par les premiers juristes musulmans pour l’interprétation des Textes révélés, et la
production des normes et règles juridiques et toutes ses prescriptions et fatwas est considérée
comme infaillible, absolue, et applicable sur tous les cas et contextes sociaux et historiques.
Pourtant, cette principologie (ossoul al-fiqh) est l’aboutissement d’une interaction entre les
Textes (Coran et Sunna) et l’effort intellectuel des érudits musulmans. Les Textes étaient
l’inspiration de la méthode, de ses principes et de tout ce qu’elle a généré comme normes,
prescriptions et fatwas.
Cette méthodologie pratiquée et étudiée de la même façon dans toutes les grandes universités
islamiques comme Alqarawiyyine, Azzaytouna et Al-Azha, en citant le même corpus, les
mêmes citations et les exemples mentionnés dans les anciennes références du fiqh, est aussi
appliquée par le CEFR dans l’émission des fatwas. Cette méthode n’est dans la majorité de
ses dispositions qu’un système d’interprétation et de compréhension du Texte (Coran et
Sunna) qui nécessite une grande maitrise de la langue arabe et de ses outils linguistiques. Elle
n’est guère une approche méthodologique pour étudier et analyser l’application de la norme et
de la fatwa en observant leurs impacts et conséquences immédiates et futures sur l’individu et
la société .
Second postulat : L’héritage juridique islamique (fiqh) : plusieurs écoles de jurisprudences et
une florissante bibliothèque islamique ont vu le jour. C’est une vraie richesse mais aussi un
obstacle fatal et une sclérose qui pourraient empêcher toute manœuvre vers le renouvellement
et la reforme. La règle imposée est que l’on peut trouver toutes les solutions à nos problèmes
dans le patrimoine juridique islamique. Nombreux sont les érudits ayant refusé cette notion
handicapante. Citons l’exemple du juriste malékite Ibn Abdalbar : « dire que les ancêtres ont
répondu à toutes les questions religieuses et que leurs descendants n’ont rien à ajouter et
doivent se contenter de suivre leurs propos est en réalité nuisible et destructeur ».
Troisième postulat : La tangible compréhension de la réalité peut efficacement contribuer à la
production d’avis juridiques cohérents et justes qui ne se fondent pas seulement sur des
informations données par le demandeur de la fatwa ou sur les impressions du juriste vis-à-vis
de la société ; mais se structure autour des connaissances concrètes, des études scientifiques,
et des analyses méthodologiques. Le contexte est un partenaire oculaire qui encadre l’infinité
du Textes dans l’élaboration de la fatwa ; il est la raison d’être de la toute norme juridique.
En analysant la fatwa sur l’achat de maison à crédit, on constate que le CEFR se soucie de la
facilité et de l’embarras et la gêne qui pourraient se mettre sur la voie des musulmans en
Europe. Mais le Conseil n’a pas pu dépasser les trois obstacles susmentionnés, poussant son
argumentation et ses justifications dans un issue non-authentique juridiquement et non-réaliste
scientifiquement :
La fatwa sur l’autorisation de l’achat d’un logement à crédit ne se base sur aucune référence
scientifique européenne pour définir la notion, l’organisation et la réalité du logement et de
l’habitat en Europe. Aucune recherche n’a été menée par le CEFR, ni consultation des
spécialistes européens dans les domaines de la sociologie, de la politique, de l’économie et du
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droit. On ne peut donc pas avoir un constat fiable et un raisonnement crédible qui peut
soutenir l’argumentation juridique.
Il est fondamental d’étudier profondément la situation de l’habitat et du logement dans tous
ses aspects et sa complexité avant de procéder à la phase de la qualification juridique. La
question du logement ne peut être clarifiée juste par les informations présentées par le
demandeur de la fatwa selon la tradition historique de la fatwa ; le demandeur est un citoyen
européen, sa société est gérée par des lois spécifiques de logement, de l’habitat, de
l’organisation urbaine et territoriale. Une multitude d’instances œuvrent dans ce domaine
comme le fonds de logement, les organismes de logements sociaux et communaux, les
syndics, l’observatoire de l’habitat, etc. Des études sociologiques sur le logement et sur la
concentration des musulmans européens dans les quartiers et les villes en Europe ont été
publiées, analysant ce phénomène de « territoires de l’islam ». Le professeur Felice Dassetto
le décrit dans son livre « L’iris et le croissant » dans la partie 4, Ville et islam : des
populations d’origines musulmanes amenées, par le jeu du marché, à s’implanter dans
certaines parties de la ville, donnant une nouvelles vie à ces territoires de la ville. Les
pouvoirs publics bruxellois, les communes, la société civile ont fait un effort considérable de
renouvellement, qui est loin d’être achevé tellement l’état de dégradation de ces quartiers était
avancé10.
Une connaissance réaliste et détaillé du contexte européen est la flagrante défaillance
manifestée dans plusieurs fatwas du CEFR, comme le commente Tariq Ramadan :les savants
des sciences islamiques (sciences des Textes)vivent en autarcie, très loin des recherches en
sciences exactes, expérimentales, sociales et humaines et se contentent de quelques
informations , de conclusions de recherches pour formuler des avis juridiques sur des réalités
et des contextes dans la complexité les dépassent forcément 11.
Il est primordial d’opter pour une approche méthodologique mixte qui intègre les savants du
contexte, experts et spécialistes, dans le processus de l’élaboration de la fatwa et de statuer sur
les domaines qui les concernent et non comme de simples consultants, privés du droit de vote
au sein du conseil. Il faudrait qu’ils soient intégrés comme des membres à parité non
négligeable car ils sont un deuxième fondement de l’avis juridique après les Textes.
On peut conclure qu’une réflexion sur la nature des savoirs à l’époque moderne nous impose
de nous interroger tant sur le cadre que sur les méthodologies en usage dans les conseils et les
cercles de la production juridique islamique contemporaine12.
Le CEFR a utilisé deux principes juridiques pour argumenter sa fatwa : « le besoin (al-haja)
assimilé a la nécessité (adaroura) dans l’autorisation des interdit » et « les nécessités
autorisant les interdits ». Je crois que la raison qui a poussé le CEFR à utiliser les deux
principes juridiques simultanément est la confusion et l’ambiguïté qui résident dans les deux
10
Felice Dassetto, L’Iris et le croissant, Presse universitaires de Louvain, 2011, p.364
11
Tariq Ramadan, Islam : la réforme radicale, Presse du Chatelet, 2008, p. 165.
12
Tariq Ramadan, Islam : la réforme radicale, Presse du Chatelet, 2008, pp. 150-172.
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termes : nécessité et besoin. La divergence des juristes musulmans (fouqaha) sur la définition
du logement a aussi son rôle à jouer. Le logement a le statut de la nécessité indispensable ou
seulement celui d’un besoin (haja) ? Le grand juriste des finalités de la loi islamique
(almaqassid-asharia), l’Imam Achatibi précise que les intérêts (al-massalih) sont des moyens
qui permettent la réalisation des finalités de la charia dans ces trois différents niveaux :
« daruriyyat », les nécessités essentielles et obligatoires ; « alhajiyyat », les besoins
complémentaires et « tahsiniyyat », les besoins liés au perfectionnement et à
l’embellissement. Pour le bon déroulement des affaires spirituelles et temporelles et la
préservation des cinq objectifs essentiels (la religion, la vie, la raison, la familles et les biens
matériels), il faut réaliser un ensemble d’intérêts (massalih) qui peuvent être cultuels,
contractuels ou culturels et quotidiens comme les besoins fondamentaux : la nourritures, les
habits, le logement et les moyens de transport, etc. Ces derniers massalih ou intérêts résident
dans les trois niveaux des finalités : l’obligation, le besoin et l’accessoire13.
L’imam ashatibi considère les besoins fondamentaux (ex : logement) comme une nécessité
absolue pour tous les êtres humains (premier dégré). C’est le minimum vital, puis on
progresse vers le développement matérielle et la réalisation des Massalih des deux autres
niveaux : le besoin et l’accessoires qui représentent l’excellence et l’embellissement.
Les circonstances sociologiques et historiques sont décisives dans la production des termes et
la compréhension de leurs sens. Il est illogique d’appliquer sur le contexte contemporain et
européen les mêmes concepts répétés depuis des siècles dans les livres du fiqh et les recueils
de fatwas. Ce qui est indispensable comme logement pour une société nomade ou une société
agricole ne l’est pas pour une société industrialisée. C’est le vécu des groupes humains qui
définissent les notions et invoquent les degrés de la nécessité et du besoin d’acquérir un
logement. Les juristes musulmans utilisent encore les termes classiques pour encadrer
l’interprétation du logement, une nécessité ou un besoin.
Les européens exposent le concept logement dans le cadre d’un système philosophique,
juridique et social : les libertés et les droits fondamentaux. L’article 23 de la constitution
belge dit : «Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine… ce droit
comprend le droit à un logement décent ». Les droits au logement sont reconnus par la
Déclaration Universelle des droits de l’homme, par les droits économiques, sociaux et
culturels, par la Déclaration des Droits de l’Enfant et par d’autres textes internationaux.
Le logement est le socle de l’insertion socio-économique et un facteur d’exclusion sociale. Il
détermine le statut social de l’individu : dis-moi où tu habites, décris-moi ton logement, et je
te dirai qui tu es, ta place et celle de tes proches dans l’échelle sociale.14
La fatwa formulée par des termes et des normes juridiques qui ne sont pas en phase avec la
culture et le social du musulman européen est une fatwa qui commercialise une monnaie qui
n’est plus valable, c’est du mimétisme absolue, c’est négligence d’une des sources du droit
musulman : « al’orf», coutumes et usages qui doivent être observés et que l’évolution de la
13
Ashatibi, Al Mowafaqat: kitab al maqassid, Dar Ibn Afan, 1997, tome 2, pp. 17-23.
14
Yankel Fijalkow , Sociologie du logement, collection Repère, 2011, p.4.
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10
société et sa complexité nécessite des modifications radicales de la fatwa suivants les
coutumes, les lieux et les temps.
L’opinion juridique d’AbouHanifa qui autorise les contrats viciés en dar-alharb (demeure de
la guerre) est très critiquée et rejetée comme argument pour justifier l’autorisation d’achat
d’une maison à crédit, mais, en même temps, largement utilisée par les adversaires du CEFR
pour argumenter leurs fatwas sur les mécréants et sur l’interdiction de vivre et de résider en
Europe parce qu’elle est dar-alharb( terre de la guerre ).
D’après les sources juridiques islamiques, il n’y a aucun Texte coranique ni prophétique sur la
question ; cette division géopolitique du monde en incessante guerre est l’œuvre des premiers
juristes musulmans. Le paradoxe, que le président du CEFR le Dr Youssef Al Qardawi rejette
cette opinion dans son livre : Fiqh alawlawiyyat (science des priorités), affirmant qu’il est
« … impératif de considérer de nos jours des opinions professées à des époques antérieures
pendant lesquelles ces idées s’avéraient peut-être appropriées ; mais actuellement, pareilles
prises de positions ne sont plus de mise, où les nouveautés impressionnantes que connait
l’époque contemporaine et qui étaient impensables pour les anciens. Par conséquent,
s’attacher obstinément à de telles opinions, c’est porter préjudice à l’islam et à sa
communauté, c’est en défigurer sérieusement la prédication. »
Signalant, à titre d’exemple, la division du monde en deux camps : celui de l’islam (dar alislam) et celui de la guerre (dar al-harb). En vérité, pareils propos ne sont plus valables à notre
époque ; et il n’y a pas un texte clair et univoque de l’islam qui vienne les corroborer. Il y a
même des énoncés qui les contredisent. L’islam vante en effet la communication et la
connaissance mutuelle entre l’ensemble des humains : « Et Nous avons fait de vous des
nations et des tribus, pour que vous vous entre connaissiez » S. La chambre, V. 93.15
Je pense que le CEFR a raté son pari d’être authentique dans l’argumentation de ses avis
juridiques. L’opinion de Abou Hanifa est particulier dans ses circonstances, elle est en
déphase avec les finalités général de l’islam (maqassid ‘amma) et notre réalité.
Psychologiquement et socialement, cette opinion offense le citoyen européen musulman et
peut inciter à la haine et la violence. Elle instaure la confusion dans les esprits : le CEFR par
d’autres fatwas autorise au musulman de vivre en Europe (pays non-musulmans) -c’est une
réalité qui dépasse les fatwas- mais pour l’achat de logement, il justifie sa décision par l’avis
hanafite (terre de guerre).
Conclusion
Cette modeste étude sur le Conseil Européen de la Fatwa et des Recherches et sa
méthodologie permet de donner un aperçu sur la procédure de l’élaboration d’avis juridiques
islamique dans des circonstances socioculturelles et géographiquement non-musulmanes.
Au bout du compte, l’ijtihad (l’effort intellectuel et juridique) doit renouveler ces démarches
en créant des méthodes assumant une double vision d’interprétation et de compréhension du
contexte et des Textes. Elle doit aussi amener à une observation opérationnelle de l’impact
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Yossef Al Qardawi La Science des priorités, Maison d’Ennour, 2007, p.94
Revue Averroès – Numéro 6 – Mars 2013 – www.revueaverroes.com
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immédiat et futur de l’application de la fatwa. Une nouvelle école islamique européenne qui
s’adresse, spirituellement, moralement et juridiquement à un citoyen européen dans une
diversité culturelle, ethnique et religieuse doit prendre en considération le statut du citoyen
européen non-musulman et saisir comme source non négligeable les lois et les dispositions
législatives européennes.
Enfin, il faut souligner qu’on ne peut dépasser les lectures littéralistes et les entraves de
milliers de détails et de cas particuliers entassés dans le patrimoine jurisprudentiel musulman
que par une relecture méthodique fondée sur la philosophie et les finalités de l’islam.
Bibliographie
1. Michel Younés, « la fatwa en Europe : droit de minorité et enjeux d’intégration »
PROFAC-CECR 2010
2. Salah A-Sawi, « Acheter sa maison à crédit »Edition al-Hadith 2011
3. Felice Dassetto, « L’iris et le croissant »UCL Presse universitaires de Louvain 2011
4. Tariq Ramadan, « Islam : reforme radicale »Presse du Chatelet 2008
5. Tariq Ramadan, « être musulman européen » Tawhid 1999
6. Tareq Oubrou, « Profession imam » Albin Michel2009
7. Yussef Al Qardawi, « la science des priorités »Maison d’Ennour 2007
8. Yankel Fijalkow, « Sociologie du logement »Collection Repères 2011
9. Ashatibi, « Al mowafaqat » livre des finalités tome 2, Edition Dar Ibn ‘afan1997
10. Abd Al-wahab Khallaf, « les fondements du droit musulman » AlQalam 1997
11. Le site du CEFR, www.e-cfr.org
Revue Averroès – Numéro 6 – Mars 2013 – www.revueaverroes.com
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