Perspectives, corps, machines

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Perspectives, corps, machines
Julien SALAUD, 220161
Perspectives, corps, machines :
Construction de l’image, construction du mythe
dans l’œuvre de Kiki Smith.
Kiki Smith est une artiste américaine née en 1954 d’une mère chanteuse lyrique et d’un père architecte,
peintre et sculpteur : Jane et Tony Smith. Elle a donc baigné dans le milieu artistique dès sa plus tendre enfance
et s’est rapidement dédiée à l’art, aidant durant l’adolescence son père à installer ses expositions.
Elle a commencé à exposer aux Etats-Unis dans des collectifs dès le début des années 80, et depuis certaines de
ses œuvres sont entrées dans des musées prestigieux des Amériques ou d’Europe. En janvier dernier, le Whitney
Museum de New York lui a consacré une exposition, rétrospective de son travail de plasticienne : A Gathering,
1980-2005. C’est en allant visiter les collections d’art contemporain du Musée que j’ai découvert par hasard
l’œuvre monumentale de cette artiste.
J’ai passé beaucoup de temps devant ses pièces, venant devant l’une, passant devant l’autre, revenant
sur la première. Il y avait là une grande diversité de travaux dans les tailles, les médiums, les procédés et les
figures représentées. Pourtant, tout ceci fonctionnait comme un grand ensemble… Et surtout, j’étais médusé par
la poésie qui émanait de chaque œuvre : les yeux de verre de Lilith qui semblent plonger au fond des vôtres si
vous la regardez bien de face, les membres de la Nuit liés au ciel par des cordes d’étoiles ; ou encore cette femme
magistrale qui semble naitre des entrailles du loup mythique du Petit Chaperon rouge…
Les œuvres de Kiki Smith m’ont vraiment profondément touché, et j’ai immédiatement acheté le
catalogue en espérant pouvoir comprendre, un jour peut-être, comment ce travail a pu autant résonner en moi…
J’achète assez souvent des catalogues, mais celui-ci est bien le premier à s’user aussi vite ! Ce qui reflète
l’intérêt qu’on suscité chez moi toutes ces empreintes.
Je profite donc du sujet de votre cours pour tenter d’appréhender le travail de Smith ; et pour une fois, vraiment,
essayer de comprendre comment sa forme sert son fond. J’espère ainsi pouvoir identifier la source des effets de
ses œuvres, et aussi leur fonction en tant qu’objets publics…
Pour cela, je vais m’intéresser à la perspective chez Kiki Smith, puis à son rapport au corps, pour terminer sur la
place d’intermédiaires que les machines et outils jouent dans ses procédures de création.
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La perspective, c’est une question d’espace et de point de vue. Je vais donc dans ce premier temps
essayer de déterminer l’espace que Kiki Smith offre aux spectateurs de ses œuvres en me penchant sur plusieurs
de leurs caractéristiques.
Lors d’un entretien avec Valérie Da Costa pour le magazine Particules d’octobre 2006 (Annexes page 1),
l’artiste a ainsi parlé de ses processus de création : « J’utilise beaucoup la gravure et le dessin. (…) C’est la base
de mon travail. Pour beaucoup de sculptures, je commence en premier lieu par faire une gravure, un dessin,
sans que cela soit forcément une esquisse ». Puisque le dessin est la base du travail de Kiki Smith, je vais
aborder la problématique de la perspective dans ses œuvres en m’intéressant d’abord à ses productions
graphiques, notamment les représentations figuratives d’hommes et d’animaux. Ces dessins présentent en effet
des singularités que l’on pourra ensuite retrouver dans le reste de l’œuvre de l’artiste, dont ses objets
tridimensionnels.
En regardant ces dessins, on s’aperçoit assez rapidement qu’ils ne proposent que peu de paysages, et absolument
aucun élément d’architecture pour intégrer les figures dans un environnement matériel.
Nature doesn’t care if you become fly food (ci-dessus, et ajouté en annexe page 2), une aquarelle de 1981, est
l’un des rares travaux dans lequel on peut voir quelque chose qui pourrait être de l’ordre du paysage. Or, la
présentation de l’espace y est assez trouble…Il y a là une ligne séparant un espace rouge d’un espace bleu, mais
cette frontière est difficile à identifier clairement.
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A première vue, il semblerait que la ligne soit celle d’un horizon séparant un ciel (le bleu en haut), d’une terre (le
rouge en bas). Cette impression d’horizon est déjà une question de répartition de couleurs choisies, mais elle est
aussi due aux motifs blancs formant les contours de deux branches feuillues dans les tiers inférieur et supérieur
de l’image. D’abord leurs orientations appuient l’identification du haut de l’image à un ciel et le bas à la terre,
peut-être une montagne. Et puis le motif de la branche supérieure passant du rouge au bleu donne l’impression
d’un premier plan et crée la profondeur dans l’image. On a donc une verticalité, une horizontalité et une
profondeur, donc une perspective pourrait-on croire…
Or, si l’on regarde les silhouettes humaines et celles des insectes dans leurs formes et leurs proportions, il y a
plusieurs problèmes. D’abord les hommes et les insectes ont l’air d’être à la même échelle, ce qui commence à
troubler les repères spatiaux du dessin puisque les deux plans de la terre (où gisent les hommes) et des branches
(où se trouvent les insectes) se confondent. Cette confusion est surtout due aux mots du haut de l’image selon
lesquels les mouches sont censées manger les cadavres, donc être à leur contact physique direct (il est d’ailleurs
à remarquer que les titres de ses œuvres influent souvent les espaces qu’ils nomment…). Ensuite, les silhouettes
d’hommes dans leurs proportions ne respectent pas la profondeur de l’image : si le rouge est une montagne, alors
l’homme le plus proche de la ligne est censé être plus loin du spectateur et donc plus petit que celui qui est en
bas de l’image… Pourtant, ils ont les mêmes proportions ! A cela s’ajoute le fait que les corps humains ne
respectent pas l’horizontalité et la verticalité de la perspective du paysage par leur position dans l’espace du
dessin : la silhouette du haut a la tête en bas… Et pour finir, il n’y a aucun raccourci dans la représentation des
corps.
Du coup lors qu’on regarde les insectes et les hommes, on a cette impression que le haut de l’image est devant
elle (du coté du spectateur) et le bas derrière : là où la ligne et les motifs de branches proposent une image
latérale, les animaux donnent l’impression d’une vue d’avion.
Ainsi dans ce dessin, verticalité et horizontalité se confondent. Le spectateur ne sais pas où il est exactement, et
la profondeur devient alors une dimension très étrange. Le lieu de l’œuvre n’est donc pas vraiment un paysage
terrestre, ou du moins pas celui d’une réalité matérielle. Voici une première caractéristique de l’œuvre de
l’artiste que je vais maintenant essayer d’identifier dans le reste de ses travaux.
Dans les quelques autres dessins présentant un semblant de paysage, on retrouve cette terre en forme de
montagne et/ou une certaine confusion entre vision latérale et vue de dessus : dans Come away from her, la jeune
fille est vue de coté, alors que le groupe d’animaux noirs de la partie supérieure droite de l’image semble
vusd’en haut.
Come Away from Her (after Lewis Carroll), 2003, gravure et rehauts d’aquarelle, 128x188 cm
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Pour le reste des dessins de Kiki Smith, il n’y a tout simplement pas de paysage : et là se présentent deux cas de
figures.
- Dans le premier, les personnages sont posés sur des fonds unis, le plus souvent des blancs, des beiges ou des
noirs. Pourtant, la confusion des dimensions verticales et horizontales citée plus haut est encore présente, mais
cette fois-ci directement dans la représentation des figures. Je pense là à trois œuvres bien précises : Pieta,
réalisé en 1999, Carrier (Standing Woman Carrying Wolf) réalisé en 2004 et Ginzer, réalisé en 2000 (annexes,
pages 3 et 4). Sur ces trois œuvres, on se retrouve avec des corps qui semblent en apesanteur :
Pour Pieta, la perspective est frontale et le regard du spectateur est à hauteur de la figure : il n’y a ni vue
plongeante, ni contre- plongé… Mais les pieds de la femme sont plus bas que les pieds de la chaise et en position
étirée. Dans cette représentation il n’y a donc pas de sol sous les pieds, que ce soient ceux de la femme ou ceux
de la chaise… Si ce n’est éventuellement cette bande noire, en bas de l’œuvre, qui n’a sans doute pas été mise là
par hasard !
La figure de Carrier présente la même position dérangeante : cette femme a l’air debout, mais ses pieds flottent
dans le vide. Quant au chat de Ginzer (ajouté ci-dessous), c’est tout son corps qui semble léviter dans l’espace du
papier sur lequel Kiki Smith l’a dessiné.
L’équivalent en sculpture de cet effet d’apesanteur se trouvera dans egg, une pièce de verre réalisée en 2000
représentant le contenu d’un œuf sans une éventuelle coquille pour le contenir (page suivante à gauche) ; dans
Lilith, un bronze où le haut et le bas ont été complètement inversés (page suivante à droite) ; ou encore The
Virgin Mary de 1990 (Annexe page 5), une pièce de papier et de tissu tenue à la verticale par des fils de nylon
presque invisibles à l’œil du spectateur. Comme les dessins sont réalisés sur des fonds unis, les sculptures sont
mises en place devant des murs blancs, en tout cas c’était la volonté de l’artiste pour son exposition A Gathering.
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Egg, 2000, verre, 10x17x10cm
Lilith, 1994. Bronze et verre, 83x69x48cm
- Dans le deuxième cas, il y a fragmentation ou multiplication d’un motif puis variation. Il s’agit là d’une deuxième
caractéristique du travail de Kiki Smith déclinée en dessins, montages photographiques, vidéos, installations ou
sculptures (ci-après). Dans Untitled (Nest Trees), l’arbre élément classique de paysage est découpé en motif puis
répété.
Untitled (Nest Trees), 1997, montage photographique, 50x55cm
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Still from Night Wolf, 1999, animation digitale, VHS
Flock, 1999, bronze, 213 unités, dimensions de l’installation variable.
All souls, 1998, assemblage de 36 gravures sur papier Thaï, 181x460cm
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A man, 1990, assemblage de photolithographies et encre sur papier gampi, 198x508cm
Yellow Moon, 1998, gravure sur verre et plexiglass, 50 unités, 172x411cm
Sector, 1995, impressions sur papier népalais, 345x543cm
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Ici, en plus de leur espace, c’est le temps des œuvres qui est crypté par la variation : quand on regarde Still from
Night Wolf (ci-dessus page 6), on ne peut pas fixer l’objet représenté à un moment précis, puisque justement il
est représenté narrativement à différents instants, dans le mouvement. L’espace de Kiki Smith a donc aussi
quelque chose de l’ordre de l’intemporel.
La troisième caractéristique du travail de l’artiste m’est apparue dans l’œuvre de l’exposition A
Gathring qui m’a le plus marqué : My Blue Lake (ci-dessous, photogravure et lithographie sur papier de
108x135cm, 1995).
Cet autoportrait est « presque » une anamorphose, comme les dessins cités plus haut sont « presque » des
perspectives : il y a cette impression que chaque point du visage, de la gorge, des épaules et du haut du dos est à
égale distance de l’œil de l’observateur, sauf pour le nez, la bouche et les oreilles qui ont gardé leurs volumes –
sans doute pour que l’identification de ce corps par le spectateur soit préservée.
Devant l’image, j’ai eu l’impression que l’enveloppe d’une Kiki Smith dépecée mais bien vivante devenait une
voute, ou bien une sorte de deuxième peau qui en se collant à la mienne pourrait transformer nos extérieurs
respectifs en l’intérieur de l’autre.
Cette anamorphose me semble être un pont entre l’univers intérieur de l’artiste et celui de ses spectateurs,
comme peuvent l’être les temples dans certains systèmes de croyance : les églises pour les chrétiens, les
mosquées pour les musulmans, les temples bouddhistes, etc. Dans cette œuvre, l’espace est le lieu de quelque
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chose qui n’est plus une question d’extérieur et d’intérieur : là ce sont les frontières qui sautent. La peau est
perméable, c’est une vue de l’esprit, il n’y a plus de limite avec le corps. L’espace de Kiki Smith apparait alors
infini comme on peut le sentir dans le deuxième exemple que voici :
Dans Why I Know I’m Here (ci-dessous) il n’y a ni espace, ni temporalité bien définis, et les frontières du vivant
sont abolies. Tout flotte, tout bouge : la terre et le ciel, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur se
confondent comme dans les images des aborigènes d’Australie.
How I Know I’m Here, 1985-2000.
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Dessin aborigène.
Tout ceci me fait donc dire que l’œuvre de Smith ne traite définitivement pas de visions terrestres… L’espace de
ses productions est immatériel, intemporel et infini, l’infiniment grand et l’infiniment petit s’y confondent…
All creatures great and small, 1997, néons, 16x238x5cm
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Lucy’s Daughters, 1990 cent pièces de tissu de 15 à 20cm de hauteur.
Veins and Arteries, 1989
Lin teint à la main, 580x120cm
Cet espace informe est de l’ordre du Dream Time des aborigènes d’Australie, ou de ce que François Jullien
définit dans son livre La Grande Image n’a pas de forme. Appliqué à la figuration de corps, il me semble être
construit de la même façon que les enluminures des Livres des Heures du Moyen-âge qui ont été une des
premières influences artistiques de l’artiste (entretien : annexes page 1 ; exemple d’une enluminure des Livres
des heures : annexes page 6).
J’ai trouvé sur la page du site internet du Moma présentant les travaux de Kiki Smith
(http://www.moma.org/exhibitions/2003/kikismith/) une citation de l’artiste qui en dit long sur le sujet de son
travail et la façon dont son traitement de l’image peut le servir, dans la répétition et la variation notamment :
« Prints mimic what we are as humans : we are all the same and yet we are all different. I also think there is a
spiritual power in repetition, a devotional quality, like saying rosaries. »
Traduction-maison: « Les empreintes imitent ce que nous sommes en tant qu’humains : nous sommes tous
semblables et pourtant chacun est différent. Je pense aussi que la répétition a un pouvoir spirituel, une capacité
de dévotion comme le fait de dire des incantations ».
Les perspectives étranges de Kiki Smith sont donc au service du domaine du mythe, le lien entre un esprit et ce
corps qui semble être la plus grande et la plus noble des obsessions de l’artiste.
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A bien y regarder, Kiki Smith est véritablement dans une recherche qui tourne autour du corps. Mais sa
notion du corps est très large, comme on peut le voir dans les œuvres en illustrations des pages 5 à 7 : il peut être
humain, animal, végétal ; charnel, spirituel, enveloppe externe, cellules de l’intérieur ; mais aussi terrestre
(paysage ci-dessous) ou encore céleste.
Untitled (Winterscape), 1997. montage photographique, 50x70 cm.
J’ajouterai qu’avec les repères troublés de leurs espaces, les œuvres ne me semblent pas traiter d’une seule de ces
catégories à la fois. Je vais maintenant essayer de dégager comment cette confusion des repères appliqué à la
représentation des corps interroge les mythes et leurs héros.
Je voudrais d’abord me pencher sur une première série de travaux qui à mon avis proposent l’idée d’un esprit qui
aurait des étapes de développement équivalentes à celles que le corps physique subit physiologiquement, dans la
puberté pour tous les humains, ou la grossesse chez la femme pour donner quelques exemples. Voici donc
plusieurs sculptures qui sont des moulages de formes humaines, empreintes de modèles vivants et/ou créations
de l’esprit à partir de modèles imaginaires.
Revelation, 1994, encre sur papier népalais et moulage de papier-mâché, échelle humaine.
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Revelation est un moule en papier-mâché. Dans ses dimensions et ses proportions, il donne l’impression d’avoir
été réalisé en prenant les contours d’un véritable corps vivant -celui d’une femme adulte- ce qui a très
certainement été le cas. Après que le papier ait fini de séché, le moule a été désolidarisé de son modèle avec le
souci manifeste d’éviter toute trace visible du passage de cette étape, comme d’éventuelles déformations ou
déchirements. Il est donc intact et on ne peut absolument pas voir son intérieur de quelque point de vue que ce
soit, contrairement à d’autres œuvres utilisant le même procédé comme les Untitled de 1988, 1989 et 1990, From
Heart to hand, ou Hard soft bodies (ci-dessous) : dans ces pièces, les moules sont délibérément présentés vidés
de leur modèle, car déformés et déchirés, avec un intérieur apparent.
Untitled, 1988, 121x96x17cm
Untitled, 1989, 11x15x22cm
Untitled, 1990, 50x45x45cm
Moulages de papier gampi, avec encre pour la pièce de 1988.
From Heart to hand, 1989, moulage de papier gampi et encre, 78x71x12cm
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Hard soft bodies, 1992, papier-mâché, 200x114x20cm
Il se trouve qu’à l’exposition A Gathering, ces différentes œuvres étaient visibles en simultané. Alors après être
passé devant les peaux vides des untitled, lorsque je suis arrivé devant Revelation, j’ai eu l’impression qu’il y
avait un véritable corps humain à l’intérieur de la coque, un être plongé dans un état horizontal d’inconscience,
celui du sommeil ou de la régénération.
Le moule est devenu la métaphore d’une chrysalide protégeant un corps-esprit lépidoptère en pleine mutation…
Et la barrière de papier népalais, enrubanné autour de la nymphe mystérieuse et couvert d’écriture s’est
transformé en une autre métaphore, celle du cocon.
Après le choc (vous avez pu lire dans mon projet tutoré le rapport que j’aime établir entre la maturation d’un
esprit et les étapes de développement chez le papillon) je suis retourné devant les untitled et alors j’ai vu des
métaphores de chrysalides vides : les corps-esprits qui y avaient séjourné avaient terminé leurs transformations.
Ainsi, j’ai retrouvé dans ces quelques œuvres une histoire qui m’était chère et que je représentais
régulièrement depuis quelques temps. Mais à ce moment, je ne pouvais aller plus loin dans ma réflexion.
Aujourd’hui, après avoir commencé à dégager laborieusement certaines choses par le biais du projet
d’orientation de L3, je peux poser certaines choses : la première est que le travail de Kiki Smith est
profondément autobiographique, la deuxième est qu’il me parait être le lien entre son corps et son esprit, comme
je crois que ça l’est pour moi et à mon humble échelle. A ce sujet, voici une autre citation de l’artiste provenant
du site internet du Moma :
« … I’m starting to use myself. Maybe because prints are this other world –they’re a secret entrance into using
myself as a subject… I’ve been much more self-revealing in doing prints. »
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Traduction-maison : « je commence à m’utiliser moi-même. Peut-être parce que les empreintes sont cet autre
monde – elles sont une entrée secrète dans le fait de m’utiliser moi-même comme sujet… C’est en faisant des
empreintes que je me suis le plus révélée à moi-même. »
Cette idée d’autorévélation par l’art est aussi proche des propos de Zeyno Arcan dans son mémoire De la notion
de « vie » dans la danse expressionniste de Mary Wigman à la recherche des « signes de vie » dans mon travail
pictural. Elle s’y appui sur les réflexions de Paul Diel qui a écrit sur le symbolisme dans les mythologies, et
notamment sur celui de la Résurrection.
Depuis l’année dernière, lorsque vous avez expliqué que dans les vanités peintes dans la Hollande du XVIIe
siècle les papillons symbolisaient la Résurrection du Christ, j’ai commencé à tiquer sur mon parallèle entre
l’esprit et l’image de la Chrysalide… Et puis il n’y a pas longtemps j’ai enfin appris que le substantif du verbe
assumer n’est pas assumance (ce mot n’existe pas), mais assomption. Cette clé me manquait pour pouvoir
trouver quel était le fond commun entre Le Mythe porteur de la religion Catholique et ma petite Histoire du fond
du bois…
En tout cas, je peux dire dans le cadre de ce dossier que le mythe de la Résurrection et les images de chrysalides
de Kiki Smith ont le même fond et c’est ce fond commun que l’artiste interroge. Lilith (voir page 5) ou les
Virgin Mary (annexes page 5) sont autant de questionnement sur ces grandes images que cachent les mythes,
mais aussi autant de propositions d’une mythologie moderne.
Je pense aussi à la vue de ces œuvres que Kiki Smith a réalisé sa propre assomption : à un moment antérieur à
1989 (peut-être la mort de son père qui je vois dans Untitled de 1988, voir page 13), elle s’est définitivement
mise à assumer pleinement ses ressemblances et ses dissemblances d’avec les autres corps-esprits du monde dans
lequel elle évolue, ceux qu’elle a travaillés par la suite dans la variation (pages 5 à 7).
Cela a donné à une nouvelle naissance, mais qu’est-ce qui est né ? Peut-être simplement un autre point de vue,
car en fait ce n’est pas le monde qui change dans ce cas de figure, mais bien la façon dont il est perçu par son
observateur… Je pense d’ailleurs que les caractéristiques de l’espace des œuvres de l’artiste sont une
conséquence de ce point de vue particulier, consécutif à une mutation spirituelle. Ce qui m’intéresse maintenant,
c’est de trouver ce qui a généré cette mutation, le domaine de son émergence. Pour cela, je vais essayer de
comprendre dans quel sens le point de vue de Kiki Smith a évolué. Et si son histoire est perceptible dans celle de
son œuvre (qui en est le reflet, comme un miroir), c’est en l’étudiant dans sa chronologie et dans le rapport de
l’artiste au corps que devrait m’arriver la réponse que je cherche.
Pour commencer cette recherche, je vais me baser sur l’interview faite par Valérie Da Costa fin 2006 (annexes
page 1).
« J’ai choisi le corps comme sujet, pas consciemment, mais parce que c’est une forme que nous partageons tous,
c’est une chose dont tout le monde a sa propre expérience »
Au début de sa carrière Kiki Smith interrogeait le corps dans ses fragments (le plus souvent interne, à l’échelle
de la cellule, puis de l’organe).
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Untitled (Heart), 1986, plâtre et feuilles d’argent, 12x10x7cm
Elle a ensuite travaillé sur les liens entre l’intérieur et l’extérieur de ce corps pendant une dizaine d’année, de
1983 à 1993, par l’intermédiaire des fluides corporels. Là quelque chose a changé : la journaliste a soulevé cette
progression dans son interview en parlant du couple de l’œuvre Untitled de 1990 et de Pee Body :
« Au début des années 80, vous avez commencé à travailler sur le fragment corporel, puis, progressivement,
vous en êtes venue au corps entier (…). Vous êtes passée de l’utilisation des fluides à leur citation, puis à leur
représentation »
Untitled, 1987-1990, 12 jarres de verre52x29cm de diamètre chacune
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Untitled, 1990, cire sur socles en métal. 198x181x54cm
C’est par le travail sur les fluides corporels que Kiki Smith est passé d’une conception du corps comme
assemblage de fragments organiques à celle d’une entité unitaire… Ensuite, avec le passage à la représentation
des fluides par ses fameuses perles de verre, Kiki Smith a continué à étendre le champ de son Corps.
Pee body, 1992, cire et perles de verre. 68x71x71cm.
Je n’ai pas vu Pee body à l’exposition A Gathring, cependant il y avait une pièce du même type qui m’a elle
aussi particulièrement touché : Untitled III (Upside-Down Body with Beads):
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Untitled III (Upside-Down Body with Beads), 1993. Bronze, perles de verres,
dimensions de l’installation de fils aléatoires
Les perles de verres symbolisent des sortes de liens invisibles, qui à partir de là s’étendent de façon tentaculaire,
et en 1994, ces liens trouvent un support de connexion :
Alors émergent deux choses dans le travail de l’artiste : le sujet de la variation du Corps qui ne concernent plus
uniquement l’homme, mais aussi les animaux, les végétaux, les paysages de la terre et les objets célestes ; et puis
aussi un phénomène d’hybridation entre le corps humain et ces différentes échelles corporelles :
Dowry Cloth, 1990, assemblage de cheveux humains et de laine de mouton tissés, 274x274cm
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Born, 2002, bronze, 99x256x61cm
Rapture, 2001, bronze, 170x157x66cm
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Nuit, 1993, aluminium, bronze et mohair, dimensions de l’installation variables.
La perception du corps (de son propre corps comme celui des autres) par Kiki Smith est allée en s’étendant de
plus en plus au monde qui l’entourait, commençant dans l’infiniment petit de ses cellules, puis passant par les
organes, le corps entier, le règne du vivant, le monde terrestre et finalement l’espace extra-terrestre. C’est cette
ouverture d’esprit, cette ingestion grandissante des différentes échelles par son espace mythique qui a mené aux
différentes étapes de mutation du regard de Kiki Smith.
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J’ai aussi utilisé dans mon projet tutoré l’image de l’arbre pour présenter la croissance de mon être intérieur,
avec des racines qui s’étendent au sol (la terre des ancêtres) alors que les feuilles se multiplient, de façon tout
aussi exponentielle vers le ciel (la voute céleste du spirituel). Ces choses-là, je les sens dans le travail de Smith,
notamment avec ces liens, de perles enfilées ou de cordes, qui montent vers le ciel ou se dispersent au sol : je
trouve qu’ils ont quelque chose de cette image végétale. C’est sans doute une autre raison qui fait que son travail
m’a profondément touché et bouleversé dans le sens positif du terme.
Or il se trouve que dès le début, cette chose de la terre (le corps matériel, l’infiniment petit) et du ciel (l’esprit
immatériel et l’infiniment grand) qui se confondent est présente, je m’en suis rendu compte en travaillant sur
Nature doesn’t care if you become fly food au début de ce dossier (annexes page 2). J’ouvre ici une petite
parenthèse pour poser quelque chose que ce dessin m’a fait découvrir et qui devrait m’aider à trouver des
réponses au problème que j’ai par rapport à une certaine vision de la peinture : si selon Zeyno Arcan le rouge est
la couleur du sang et de la chair, c’est aussi la couleur de cette Terre ancestrale, celle du passé des hommes. Et si
pour Klein le bleu est la couleur de l’immatériel, et de ce Ciel, c’est aussi celle de l’eau, du fluide universel de la
vie du présent. Il me semble que le travail du rouge et du bleu en simultané pourrait-être symptomatique de
quelque chose, une sorte de confrontation et de confusion des temps ancestraux et actuels, comme ça me paraît
être le cas dans ce dessin de 1981 qui pour moi est le point de départ de la quête de Smith.
Il me semble que c’est dans les outils et machines que l’artiste utilise pour générer ses images que cet
antagonisme des temps s’exprime le plus.
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Une chose est assez marquante dans le mode opératoire de la création chez Kiki Smith : il y a
pratiquement toujours une machine ou un objet intermédiaire entre elle et ses œuvres : la gravure fait intervenir
la presse, les empreintes en trois dimensions passent par des moules en silicone, en plâtre, ou par des procédés
relativement complexes comme ceux qu’impliquent le travail du bronze ; dans le travail du verre, il n’y a pas de
contact physique entre l’artiste et la matière : ce sont l’eau, le feu, le souffle et l’apesanteur qui créent les formes
; les scanners, photographies, films ou représentations de cellules microscopiques sont les produits indirects de
machines modernes. Ces différents procédés ont deux caractéristiques communes : ils impliquent pour la plupart
une révélation de l’image et font intervenir les opérations de l’empreinte ou de l’impression, soit des objets euxmêmes, soit des ondes que leurs volumes reflètent, que ce soit la lumière, les rayons X, ou les ultrasons.
D’ailleurs, je me suis rendu compte d’une chose assez intéressante en essayant de traduire Kiki Smith de
l’anglais au français : le mot Print qu’elle utilise souvent désigne autant les impressions que les empreintes. Cela
me fait penser au titre de l’exemplaire de sa thèse que Zeyno Arcan m’a donné : Empreinte, emprunt et
impression : vers une peinture scéno-graphique, sur les traces de Pollock, Klein et Bacon… Je suis pressé d’être
à cet été pour la lire car je crois que je vais y apprendre beaucoup de choses !
Je reviens à mon sujet pour dégager quelque chose de ces fameuses machines et protocoles intermédiaires : il y
a deux ensembles qui me semblent caractéristiques de deux époques.
- La gravure et le moulage dans leurs procédés sont des prints de l’objet matériel. La gravure sur bois est apparue
en Chine au début du VIIIe siècle. En Europe, elle s’est développée au XIVe siècle, on l’utilisait alors surtout
pour multiplier les images grâce à des planches de bois, pour les jeux de cartes par exemple, ou encore les icônes
religieuses. Puis à la Renaissance, elle a servi à diffuser les œuvres d’Art, à Florence la gravure se réalisait alors
sur des matrices métalliques. La gravure a aussi permis de créer des planches d’anatomie ou de botanique, des
cartes du ciel, des vues topographiques. Plus tard, elle donnera naissance à l’imprimerie. C’est donc une
technique de production d’image qui dans ses nombreux dérivés a accompagné l’histoire de l’Occident depuis la
fin du Moyen-âge, tout comme les techniques de moulage sur lesquelles j’aimerai porter une attention toute
particulière.
Dans l’entretien avec Valérie Da Costa, Kiki Smith fait référence à « l’importance des recherches anatomiques
qui ont été faites à Vienne au XVIIIe siècle ». Or par chance, il se trouve qu’il y a peu une amie m’a prêté un
livre après que nous ayons discuté des personnages de cire de Smith : Encyclopaedia Anatomica, Museo La
Specola, Florence édité l’année dernière aux éditions Taschen. Dans ce livre j’ai trouvé toute une histoire
accompagnant l’image suivante :
Myologia
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Et alors, j’ai immédiatement pensé à une des statues de cire de l’exposition A Gathering, Virgin Mary de 1992 :
Virgin Mary, 1992, cire, fibres et laine sur support en métal, 171x66x36cm.
Il se trouve que les sculptures anatomiques auxquelles l’artiste a fait référence dans l’entretien ont été
commandées en 1781 par l’Empereur d’Autriche Joseph II pour l’Ecole Militaire de Médecine de Vienne à
l’atelier de la Specola.
La Specola était initialement nommée Imperial Regio Museo di Fisica e Storia Naturale. Ce musée a ouvert ses
portes en 1775 dans la ville de Florence, à l’initiative de Pierre Léopold de Habsbourg-Lorraine (1747-1792),
grand-duc de Toscane de 1771 à 1790. Il a été crée dans le but de regrouper les collections scientifiques des
galeries grand-ducales qui ont débuté sous l’impulsion des Médicis avec, par exemple, la création de l’Acadomia
del Cimento (1657-1667) ; mais aussi pour offrir un accès public à la connaissance scientifique, ce qui était une
nouveauté à l’époque.
Grâce au travail de l’abbé Felice Fontana, directeur du Musée, les collections ont été enrichies d’ouvrages et de
collections achetées aux quatre coins de l’Europe. Alors, le principal atout du musée était sa bibliothèque
scientifique. Ensuite, Pierre Léopold a voulu élargir le musée aux domaines de l’astrologie et de la météorologie,
il a fait construire un observatoire astronomique (Specola en italien). La Specola est devenu un grand centre de la
connaissance scientifique européenne. Ses collections étaient botaniques, zoologiques, on y parlait des sciences
et de leur applications pratiques. L’anatomie y était aussi abordée, notamment par des moulages en cire réalisés à
partir de cadavres humains avec la technique de la céroplastie.
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Il se trouve qu’à cette époque l’anatomie était une discipline toute nouvelle ; en Italie, l’état et encore plus
l’église ont longtemps interdit l’étude du corps humain sur les cadavres. Les premières planches anatomiques ont
fait leur apparition au XVIIe siècle, elles étaient en général réalisées par des peintres ou des sculpteurs dont les
plus illustres ont été Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël ou encore le Titien. Ces planches ont été utilisées
par des chercheurs illustres de l’époque comme Falloppio, Casalpino ou Vesalius pour illustrer leurs traités
d’anatomie. La première école de céroplastie a été fondée à Bologne au milieu du XVIIIe et reçu même les
encouragements du Pape Benoît XIV pour ses études anatomiques, notamment dans le fait de devoir rechercher
des cadavres pour travailler.
L’atelier de céroplastie de la Specola à quant à lui été actif de 1771 à la seconde moitié du XIXe siècle. Il a jouit
d’une grande renommée et a créé des pièces pour les grandes villes d’Europe.
Les pièces de cire crées pour servir la Science et répandre ses connaissances sont absolument phénoménales de
complexité et de détails : à voir les différentes strates de Ostetricia, on comprend pourquoi il fallait deux
centaines de cadavres pour fabriquer un seul de ces corps cireux, et combien les chercheurs de l’époque étaient
doués en dissection :
Ostetricia
Il y a dans ces figures de cire tout l’émerveillement que les chercheurs de l’époque ont du ressentir devant les
images du corps intérieur : il est complexe, géométrique, stratifié, organisé. Les systèmes sanguins et nerveux
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sont arborescents, les intestins sont les mêmes que ceux du porc qui servent au boudin, l’utérus en grossesse (cidessous) est couvert de motifs qui devaient leurs rappeler les constellations dessinées quelque part vers
l’Observatoire astronomique…
Dans Virgin Mary de 1992, je retrouve la recherche mais aussi l’émerveillement de ces ancêtres face à la
question de l’échelle pour le corps. Cet ensemble d’œuvres que forment les gravures et les moulages de Smith
me semble être une sorte de retour à cette source. C’est sans doute pour cela qu’il est empreint des premiers
outils, techniques et machines qui ont servi la connaissance scientifique en astronomie (l’infiniment grand) et en
anatomie (l’infiniment petit) ; ainsi que la démultiplication des images qui a permis de répandre les nouvelles
idées, dans les têtes et dans les musées. Les propos suivants de l’artiste, tirés du catalogue de l’exposition A
Gathering, confirment et expliquent cette hypothèse :
« The thing I love about going to the Museum is that it’s a confirmation. Your ancestors tell you that there’s a
reason for doing a particular activity. (…) If you make figurative sculpture, they have real power in them; they
take up some kind of psychic space. I think that objects have memories. I’m always thinking that I’ll go to the
Museum and see something and have a big memorie about some other lifetime».
Traduction-maison : « Ce que j’aime quand je vais dans un musée, c’est que c’est une confirmation. Vos
ancêtres vous disent qu’il y a une raison pour chaque acte. (…) SI vous faites des sculptures figuratives, elles
auront en elles un réel pouvoir, comme une sorte d’espace psychique. Je crois que les objets ont de la mémoire.
Je pense toujours que quand j’irai au musée, je verrai des choses et j’aurai une grande mémoire d’autres
époques de l’Histoire ».
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Il y a donc dans ce mimétisme une tentative d’assimilation des connaissances du passé, par absorption de la
mémoire des objets. J’aime vraiment beaucoup cette idée !
Mais cela n’explique toujours pas comment de l’étude anatomique on a pu passer dans le domaine du spirituel…
A propos de sa sculpture Virgin Mary, Kiki Smith a dit (toujours dans la même interview) :
« Je ne suis pas croyante, mais si je m’intéresse autant à la période médiévale, c’est parce qu’il existe
l’expression d’une croyance très forte dans les œuvres de l’époque. Et je crois qu’il y a dans mon travail
quelque chose qui s’apparente à une forme de foi. Virgin Mary était pour moi une création de laquelle devait
émaner une sorte d’aura, elle devait rayonner. J’ai justement voulu montrer une vierge ancrée dans le réel, dans
la vie, sans séparer la sexualité de la divinité, à l’encontre des représentations traditionnelles de la vierge».
Dans ces mots-là, j’ai vraiment l’impression que Kiki Smith fait référence à Ostetricia : il faut savoir que si la
céroplastie ne s’est appliquée au domaine de l’anatomie que dans le courant du XVIIIe siècle, elle était utilisée
durant la Renaissance pour la confection d’offrandes, de statues de saints et d’ex-voto. La femme figurée par
Ostetricia, avec son corps fait d’images de tous les corps, sa bonne mine feintée et son fœtus au fond du ventre
devait en plus immanquablement faire penser les florentins qui la voyaient aux vierges de cire qu’ils croisaient
dans les églises. Alors, par la confusion entre la Vierge du mythe et cette femme anatomique (est-ce ça la
transfiguration ?) est peut-être née l’idée d’une foi qui viendrait de l’intérieur… Et pas d’en haut.
En réinterrogeant plastiquement le Mythe de la Vierge par le biais de Myologia et Ostetricia, Kiki Smith a
compris ce basculement, celui qui depuis pousse la science à chercher encore et encore des limites à l’infini ; et
par la même occasion elle s’est construit sa propre approche des mystères de la procréation, de la gestation, et de
la naissance basée sur l’histoire des ancêtres. Mais bien entendu, cette approche est aussi fonction de son propre
temps, c’est sans doute ce qui explique dans son œuvre la présence d’images réalisées avec des machines
modernes.
- Photographie, films, échographies ou vues microscopiques sont des prints de l’objet par résonance d’ondes sur
sa surface. Les ondes dont je parle sont lumineuses, sonores, électriques, magnétiques. Ce sont celles qui font le
lien, via la perception par notre corps de son environnement. Les photographies sont l’empreinte lumineuse du
corps des paysages, comme les échographies sont le reflet sonore de l’enfant à naitre ou la gravure l’impression
d’un dessin à reproduire…
Les outils médiévaux interrogeaient le corps vécu (celui de l’homme) dans son intérieur et son extérieur. Les
machines modernes permettent d’effectuer la même recherche, mais concernant les corps étrangers (ceux que
l’esprit humain n’habite pas), et aussi les interactions entre deux corps différents.
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Untitled (Geese), 1997. montage photographique, 50x55 cm.
Cette photographie est une empreinte lumineuse du paysage, comme les céroplasties sont des empreintes du
corps physiologique. En découpant la photographie du paysage, Kiki a reproduit la dissection, ce démantèlement
du corps qui à permis aux chercheurs de la Renaissance d’arriver à l’anatomie du corps humain. Ensuite, comme
eux ont crée une figure de cire permettant de dégager les organes vitaux du corps humain, elle a construit une
image organique de ce lac : les oiseaux et les fleurs sont à sa surface comme les éléments de sa peau, les
poissons et les algues qui troublent leur image deviennent ses cellules constituantes avec chacune sa
fonctionnalité. Voilà comment le paysage peut prendre vie, devenir un corps vivant et être défini comme tel.
Je terminerai cette partie sur les machines en m’intéressant à ces œuvres hybrides, tenant de chacun de ces deux
types de génération d’image : il y a par exemple All Souls (page 6) avec des échographies transformées en
gravures ou aussi Arteries and Veins (page 11), une reprise des céroplasties du système sanguin, mixée avec les
images microscopiques des globules et leucocytes.
Ici encore, l’artiste semble intégrer les nouvelles données de la science à son espace mythique, via l’imagerie
moderne par le même procédé ancestral. C’est en cela que la démarche de Kiki Smith m’intéresse, car elle
participe à la génération d’une mythologie moderne, remaniant sa base fondamentale en fonction du point de vue
de notre époque, lui-même fonction de l’état de nos connaissances au sujet du monde qui nous entoure.
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Je crois que cette conclusion pointe une fonction de l’art et un rapport à lui qui me touchent et
m’importent profondément… C’est sans doute pour cette raison que j’ai été si bouleversé en visitant l’exposition
A Gathering au Whitney Museum en janvier dernier : l’œuvre de Smith est tentaculaire, c’est un grand poulpe
qui se mange les bras.
Cette exposition a généré la grande curiosité qui m’a poussé à produire cette première étape d’analyse.
Le fait de m’être penché sur l’œuvre de Kiki Smith dans ses processus de construction par les angles de la
perspective, du traitement du corps et des machines intermédiaires m’a appris plusieurs choses importantes : si
c’est le fond d’un travail plastique qui constitue sa charge émotionnelle, c’est sa forme qui va le révéler au
spectateur dans toute son intensité. Avant l’illustration et l’université je me moquais royalement de la forme de
mes productions. Depuis et encore plus après ce présent travail, je souhaite affiner mes outils en espérant qu’un
jour mes œuvres seront aussi chargées et poreuses que celles de Smith.
Pour cela, il faudrait que j’interroge certains de ses travaux de manière plastique, comme je l’ai fait cette année
sur Klein, en parallèle avec les peintures rupestres des grottes de Lascaux (dans le cours de Monsieur Danétis
Parler l’image). J’ai beaucoup compris sur eux en démontant plastiquement l’IKB de Klein et les animaux de
Lascaux. Sans doute parce que comme Smith le fait dans son travail, j’ai confondu modernité et ancestralité dans
la forme de leurs empreintes… La deuxième chose que j’ai donc comprise dans ce devoir est le fait que les
objets aient de la mémoire, et que les musées ne sont pas faits que pour ruiner les étudiants en arts plastiques !
Enfin disons que c’est une ancienne intuition qui est devenue une vraie compréhension. Maintenant je vois
comment mes interrogations de l’année dernière sur le Saint Suaire, ou l’empreinte photographique Starfinger
Angel (1975) vu au Centre Pompidou m’ont mené à faire ma première empreinte.
En travaillant ce devoir j’ai commencé à me poser des questions sur le fait de la variation et à produire. Je crois
que ça m’a un peu aidé à avancé. Maintenant, j’aimerai démonter Nature doesn’t care il you become fly food, et
aussi une des œuvres d’Arcan où il y a le rouge. Peut-être que de cette façon je percevrai mieux la fonction du
fluide dans l’affaire de la révélation par l’art, et aussi les valeurs de ces deux couleurs que sont le rouge et le
bleu, déjà utilisées en céroplastie pour différencier veines et artères.
Une autre richesse de ce travail est qu’il m’a permis de découvrir les travaux de la Specola : c’est pour moi une
grande découverte que j’avais envie de faire depuis quelques temps : par exemple, lorsque j’étais à New York il
y a eu une exposition de corps décharnés en cire, mais je n’ai malheureusement pas pu y aller, et pour l’instant
elle n’est pas programmer pour Paris... Par contre, dès mon retour je suis allé plusieurs fois dans les galeries du
Jardin des Plantes que je fréquentais pendant l’enfance. Aujourd’hui, je n’ai qu’une envie, m’acheter ce livre et
me renseigner enfin sur la collection parisienne qui se trouve dans l’une des facs si mes souvenirs sont bons…
Enfin, le dernier bonheur est d’avoir lu ces mots dans le catalogue de l’exposition :
« All of our (…) works are strong (…). All of us implicitly argue that there should be more voices in America,
more (…) people telling their own stories. The government seems very frightened of our stories, but there’s a
movement of artists making this work ».
Grâce à de tels mots, mon envie d’avancer dans le travail plastique ne fait que continuer de grandir. Kiki Smith
m’aura enfin donné un joli trésor : un peu d’entrain.
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Bibliographie :
Kiki Smith, A Gathering, 1980-2005 : catalogue de l’exposition qui s’est tenue au Whitney
Museum of American Art du 16 novembre 2006 au 11 février 2007.
Kiki Smith, corps à corps ; entrevue de Valérie Da Costa pour le magazine Particule n°18,
octobre/novembre 2006.
La grande image n’a pas de forme ; François Jullien, Seuil 2003.
De la notion de « vie » dans la danse expressionniste de Mary Wigman à la recherche des
« signes de vie » dans mon travail pictural ; Zeyno Arcan, UNIVERSITE PARIS 8
VINCENNES-SAINT DENIS, U.F.R. Arts, Philosophie et Esthétique.
Encyclopaedia Anatomica, Museo la Specola, Florence ; Monika V.Düring et Marta
Pogessi, Taschen 2006.
Kiki Smith, Prints, books and things : http://www.moma.org/exhibitions/2003/kikismith/
Petite histoire de la gravure : http://www.arprim.org/index.php?id=29
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