Théorie de la diffusion des innovations et implantation terminologique

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Théorie de la diffusion des innovations et implantation terminologique
Québec
Théorie de la diffusion des innovations
et implantation terminologique
La théorie de la diffusion des
innovations a été élaborée à partir de
recherches effectuées dans des
domaines étrangers ~ la linguistique.
Sa perspective qui emprunte à la fois
à l'anthropologie et à la sociologie lui
a toutefois permis d'accéder à un
niveau élevé de généralisation. C'est
sans doute la raison pour laquelle elle
participe d'une problématique qui
permet de mieux comprendre des
phénomènes comme celui de
l'implantation terminologique. Cette
théorie rejoint, dans les faits, des
constats qui sont ceux mêmes de la
sociolinguistique. Le présent article
s'attarde surtout à expliquer les
éléments constitutifs de cette théorie
qui permet de jeter un peu de lumière
sur des aspects du processus
d'implantation terminologique que la
théorie de l'aménagement linguistique
a le plus souvent laissés dans l'ombre.
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epuis un peu plus
de trente ans que
leur discipline est
à se définir, les
théoriciens de
l'aménagement
linguistique se sont beaucoup
préoccupés de la mise au point de
typologies des diverses interventions
dont la langue peut être l'objet et de
celle de concepts méthodologiques
qui permettent de comprendre,
d'analyser et de rendre compte de la
situation des langues dans des
contextes d'une grande diversité. Le
cas échéant, il faut également pouvoir
formuler des stratégies d'intervention
pertinentes visant à modifier toute
situation linguistique jugée indésirable
en fonction d'objectifs précis. Cet
intérêt théorique, fondé sur un bon
nombre d'études pragmatiques, a
porté à la fois sur des questions de
statut et sur des questions de corpus,
pour reprendre la distinction
désormais classique de Heinz Kloss
( 1969).
Dans un bilan récent consacré à
l'analyse de l'évolution et des acquis
de la réflexion portant sur
l'aménagement linguistique, les
auteurs tirent la conclusion suivante:
«Pour terminer, nous ajouterons que
dans l'état actuel des choses, un
domaine semble nécessiter une
attention plus soutenue: il s'agit de
toute la question de l'évaluation de
l'aménagement et des politiques
linguistiques, aussi bien du rôle des
organismes d'intervention,
de leur
,
ue
composition, de leurs activités que de
l'implantation des décisions
proprement linguistiques
(1'implantation terrninologique, par
exernple ).» (Daoust et Maurais 1987:
39). La question se pose en effet de
façon plus urgente pour les Etats qui
connaissent une expérience soutenue
de la pratique de l'aménagement
linguistique comme c'est le cas au
Québec. Dans ces cas, la question de
l'implantation
du changement
linguistique et en particulier de
l'implantation
terminologique
demeure essentielle à la réussite des
objectifs poursuivis. La raison en est
simple: c'est que traditionnellement
on a consacré beaucoup d'énergies
aux questions relatives au
développement des terminologies et à
leur normalisation, laissant le plus
souvent dans l'ombre la question de
leur diffusion et plus particulièrement
celle de l'adoption de ces
terminologies par les locuteurs
auxquels elles sont destinées.
Ce n'est en fin de compte
qu'assez récemment que, sous l'effet
des apports de la sociolinguistique,
l'on commence à se poser de façon
systématique la question de
l'implantation terminologique. Dans
cette perspective, le dernier numéro
des Cahiers de linguistique sociale
intitulé Terminologie et
sociolinguistique (Gaudin et Assai
1991) témoigne de l'intérêt nouveau
des linguistes aussi bien que des
terminologues pour l'implantation
terminologique. Dans ce numéro,
Québec
autant que de terminologie, c'est de
socioterminologie et
socioterminographie
dont on parle
pour prendre en compte les usages
réels et mettre en lumière les
contraintes sociolinguistiques
auxquelles la normalisation
terminologique est confrontée. «En
considérant les termes comme un
construit social, note Allal Assai, en
conclusion de son article, la
socioterminographie
cherche en fin
de compte à expliciter la dynamique
sociale de l'usage. De ce fait, elle
constitue un apport précieux pour
l'activité normalisatrice dont le
problème central demeure justement
la pénétration et l'évaluation précise
de cet usage comme condition
préalable à l'établissement des
normes. » (Gaudin et Assai
1991: 156).
Dans le contexte du présent
article, c'est précisément du
phénomène de la dynamique sociale
de l'usage et de la pénétration des
terminologies dont nous voulons
discuter. Nous situons toutefois notre
réflexion dans un cadre théorique qui
n'a pas été conçu en fonction de
l'aménagement terminologique mais
qui, à notre avis, mérite d'être connu
à cause de sa pertinence quant à ce
sujet. Ce cadre, c'est celui de la
diffusion sociale des innovations tel
qu'il a été établi au cours des trente
dernières années par E.M. Rogers
( 1983) et ses collaborateurs.
L'intérêt principal de cette théorie est
de présenter une problématique de la
diffusion sociale des innovations qui
peut très bien être appliquée à
l'implantation terminologique. Mais
son intérêt ne s'arrête pas là.
Puisqu'il s'agit d'une théorie qui a été
élaborée à partir d'études effectuées
dans des domaines très variés comme
l'anthropologie, la communication,
l'éducation, la sociologie de la
médecine, la sociologie rurale et la
mercatique pour s'en tenir à
l'essentiel; elle atteint un degré élevé
de généralisations qui peuvent être
appliquées à divers domaines. De
plus, cette théorie est fondée sur la
notion de nouveauté qui constitue un
des caractères fondamentaux reliés au
changement linguistique planifié. En
effet, le changement linguistique
planifié dont relève l'implantation
terminologique a pour objectif de
modifier une situation de départ jugée
non désirable, soit en substituant
certains usages linguistiques à d'autres
dans un contexte donné, soit en
généralisant des usages relatifs à un
contexte particulier à un ensemble de
contextes, qu'il s'agisse du statut
d'une langue (emploi d'un code dans
un domaine donné et sur un
territoire donné) ou de son corpus
(généralement, emploi d'une
terminologie particulière dans un
contexte donné). Dans chacun de ces
cas, les terminologies de substitution
sont investies d'un caractère de
nouveauté aux yeux des locuteurs,
soit en raison de leur nouveauté
intrinsèque (néologie), soit en raison
de leur méconnaissance
(terminologies déjà existantes) ou de
l'inexistence de leur emploi dans un
contexte donné. Le succès de
l'implantation
de ces terminologies se
trouve donc dans une certaine mesure
tributaire de ce caractère de
nouveauté.
On peut donc assimiler
l'innovation terminologique à
d'autres formes d'innovations
sociales. D'ailleurs, la
sociolinguistique montre bien
comment le changement linguistique
«naturel» et, plus encore, le
changement linguistique planifié est
perçu de la sorte par divers groupes
de locuteurs à certaines phases du
processus de changement. Ajoutons
enfin que le parti pris de la
sociolinguistique de considérer le
comportement linguistique des
locuteurs comme un comportement
social et de l'expliquer comme tel,
autorise à adopter ce type de point de
vue.
Les contraintes de longueur de
cet article interdisent de présenter ici
l'ensemble de cette théorie. Le texte
qui suit donne donc un aperçu
sommaire des éléments constitutifs de
la théorie de la diffusion des
innovations telle que l'ont élaborée
Rogers et ses collaborateurs. Un
article subséquent pourra être
consacré à l'exposé et à l'analyse des
étapes du processus d'implantation
des innovations.
1 Les éléments
constitutifs de la diffusion
des innovations
On définit la diffusion comme
étant «le processus par lequel on
propage un message qui renvoie à [a]
une innovation en [b] ayant recours
à certains canaux [c] durant une
certaine période de temps [d] au sein
d'un groupe social donné» (Rogers
1983: 5) ( 6). La notion de
communication est ici entendue au
sens d'échange d'information
entre
deux ou plusieurs locuteurs à propos
de l'innovation, dans le but de
parvenir à une compréhension
mutuelle.
Ce type de communication est
perçu comme une forme de
changement social puisqu'il implique
l'introduction
éventuelle d'une
nouveauté. Il s'agit également d'un
type de communication qui, en raison
du caractère de nouveauté que
véhicule le message, est de nature à
générer de l'incertitude jusqu'à un
certain degré. C'est pour cette raison
que ce type de communication ne
peur être conçu de façon linéaire et
qu'il doit nécessairement être conçu
comme un processus d'échange
d'information
dans le but de réduire
sinon d'éliminer le degré
d'incertitude qu'il a pour effet
d'entraîner. On devine déjà, du point
de vue de l'aménagement
terminologique, l'importance de
l'implication des agents de
changement au cours d'un tel
processus. Mais revenons à chacun
35
Québec
des quatre éléments constitutifs
processus de diffusion.
du
1.1 L'innovation
Sont considérés comme
innovation, toute idée, pratique ou
objet perçus comme nouveaux par un
individu ou un groupe qui est
susceptible de les adopter. Dans le cas
du changement terminologique, il
s'agira de la terminologie que l'on
veut implanter. La nouveauté réelle
de l'objet importe peu. Ce n'est pas
en effet la nouveauté objective de la
réalité qui détermine les réactions
d'un éventuel «adopteur» mais la
nouveauté perçue.
La rapidité avec laquelle une
nouveauté est adoptée est très
variable. Certaines innovations se
propagent très rapidement et
atteignent un taux d'adoption élevé
alors que d'autres se propagent
lentement et ne sont adoptées que par
une infime partie des groupes cibles.
Le taux de rapidité avec lequel une
innovation est adoptée dépend, entre
autres choses, des caractéristiques de
l' innovation. Traditionnellement,
dans cette théorie, on retient les cinq
caractéristiques suivantes:
1. Les avantages relatifs;
2. La compatibilité;
3. La complexité;
4. La facilité d'essai;
5. La perceptibilité.
Ces caractéristiques n'ont pas été
conçues, comme on l'a vu plus haut,
en fonction d'études effectuées à
( 1) La traduction est de nous,
comme dans tous les autres cas
où cet ouvrage est cité.
(2) Voir à ce propos le constat de
Sorecom (1983: 299sv.).
(3) Il importe de souligner que
certaines variétés linguistiques
sont réduites au lexique.
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propos de l'innovation
terminologique, elles recoupent
toutefois des considérations
auxquelles se livre la recherche
sociolinguistique.
Toutefois, un tel constat commande
l'élaboration d'une stratégie adéquate
pour qui voudrait modifier les usages
terminologiques des locuteurs
concernés.
1.1.1 Les avantages relatifs
1.1.2 La compatibilité
Ce que l'on appelle avantages
relatifs d'une innovation, c'est la
mesure dans laquelle cette innovation
est perçue comme étant préférable à
ce à quoi elle doit se substituer. Très
souvent on peut mesurer ces
avantages sur le plan économique ( on
songera ici aux études coûts/bénéfices
appliquées au domaine linguistique
ou encore aux études de revenu en
fonction des langues utilisées, études
qui ont pour but de mettre en relief
les avantages relatifs rattachés à
l'emploi d'une langue d'un point de
vue économique), mais tous
s'entendent pour dire que les facteurs
de prestige social, de satisfaction et de
commodité jouent un rôle important.
De fait, ce ne sont pas les avantages
relatifs réels de la nouveauté qui
comptent, mais ce que les éventuels
utilisateurs en perçoivent.
Plus les avantages relatifs perçus sont
importants, plus le taux d'adoption
sera élevé. Dans le domaine de la
langue, il existe un rapport entre cette
caractéristique et l'importance
accordée au rôle des attitudes dans le
changement linguistique, notamment
en ce qui a trait au degré de prestige
rattaché à certaines formes et aux
qualités intrinsèques (clarté,
fonctionnalité) rattachées aux
terminologies. À titre d'exemple,
dans une étude récente portant sur la
diffusion et l'utilisation de la
terminologie française chez vingt
concessionnaires d'automobiles à
Montréal, je constatais que les
attitudes des répondants à l'égard de
la terminologie de langue anglaise
étaient plus positives que leurs
attitudes à l'égard de la terminologie
de langue française (Martin 1988: 3)
(1). Ce constat n'a rien de nouveau
dans le contexte québécois (2).
Il s'agit ici du degré de
compatibilité de l'innovation avec les
valeurs des usagers éventuels, leurs
expériences passées et leurs besoins.
Une innovation qui ne
correspond pas à des besoins a
évidemment très peu de chances
d'être adoptée. La terminologie
n'échappe certainement pas à cette
règle. C'est pour cette raison que des
analyses de besoins sont souvent
nécessaires en ce domaine, surtout
quand l'offre ne correspond pas à une
demande explicite ou quand la
demande ne provient pas des
éventuels utilisateurs eux-mêmes. Plus
l'innovation correspond à des besoins
réels ou perçus, plus elle sera
acceptée.
Par ailleurs, une innovation qui
n'est pas compatible avec les valeurs
et les normes d'un système social ne
sera pas adoptée aussi rapidement
qu'une autre innovation qui, elle,
serait compatible avec ces valeurs.
Dans le domaine de la terminologie,
cette caractéristique de compatibilité
dépend de la nature des liens qui
existent entre la norme proscriptive
(ou sur-norme) que l'on veut
implanter et la norme objective à
laquelle obéit le comportement
linguistique du groupe cible. Plus
l'écart entre les deux est considérable,
plus la substitution sera difficile. Il y
a lieu de rappeler certaines remarques
fondamentales de J. Garmadi à ce
propos. Celle-ci écrit à juste titre que:
«L'acquisition de la variété
normalisée (3)) et son éventuelle
inclusion dans le répertoire verbal
actif d'un individu seront du domaine
du possible et la sur-norme paraîtra et
sera effectivement plus accessible si le
système d'instruction de cette surnorme ne proscrit que peu de
Québec
procédés linguistiques bien implantés
dans la norme.
Par contre la variété normalisée
pourra rester du seul domaine du
répertoire passif et la sur-norme liée à
cette variété comme peu accessible
dans certaines conditions. Il en sera
ainsi lorsque le système d'instruction
de la sur-norme tentera d'exclure un
maximum de procédés linguistiques
solidement implantés dans la norme
elle-mêrne.» (Gamardi 1981: 69).
Si l'on voulait appliquer ces
remarques au domaine de
l'implantation
terminologique au
Québec, il y aurait lieu de rappeler
certains témoignages qui font état
d'écarts importants entre la norme
proscriptive et la norme objective
dans certains contextes. Christiane
Loubier rapporte et commente
certains témoignages à ce sujet.
«La standardisation terminologique
dans le contexte nord-américain,
écrit-elle, pose cependant plusieurs
difficultés relatives au choix des
termes français à diffuser, notamment
des difficultés d'adaptation de ces
termes à la réalité québécoise.
Peuvent alors se poser lors du travail
terminologique tous les problèmes
reliés à l'établissement d'un français
québécois standard. En effet, «pour
bon nombre de Québécois
francophones, travailler en français
équivaut encore à apprendre une
langue étrangère» (CLE 1984). Cela
explique pourquoi le passage d'un
terme anglais à un terme européen
peut être si difficile et presque
impossible pour les travailleurs
québécois et aussi pourquoi ils sont
en fait très peu disposés à adopter une
terminologie qui serait trop
européenne. C'est un peu comme
s'ils changeaient à deux reprises de
système linguistique. Ils l'ont
d'ailleurs clairement exprimé: «la
terminologie européenne ne
correspond pas à notre façon de
penser, on comprend moins bien ( ... )
Les modèles européens étant trop
distants des nôtres, on n' y trouve pas
de correspondance» (CLE 1984).
Les travailleurs exigent des termes qui
correspondent à leur réalité
quotidienne, d'où la nécessité pour
une terminologie d'inventorier, de
connaître le plus exhaustivement
possible la terrr inologie qu'ils
utilisent (Voir rapport CSD 1990).»
(Loubier 1991: 10 sv.).
Ces témoignages illustrent les
problèmes de compatibilité que pose
l'aménagement terminologique dans
certains milieux.
On pourrait ajouter ici l'exemple
de la féminisation des titres au
Québec. On sait que dans certains
cas, plusieurs formes de féminisation
étaient possibles pour un même titre.
U ne étude exploratoire visant à
évaluer les attitudes des locuteurs par
rapport à certaines formes a permis
de formuler un essai d'orientation de
l'usage qui a assuré aux formes
retenues de meilleures chances de
succès d'implantation
(MartinDupuis 1985).
Par ailleurs, on peut
certainement évoquer ici aussi les
résultats des recherches de J. et
L. Milroy ( 1985) sur le changement
linguistique dans certaines
communautés d'Irlande. Le constat
fondamental de leurs recherches
indique que plus un locuteur
entretient des liens étroits avec son
groupe social, moins il est susceptible
d'adopter une innovation parce que
précisément, ce réseau étroit agit
comme un renforcement de la norme
vernaculaire. Le corollaire de ce
constat est que le locuteur qui
entretient des liens plus lâches avec sa
communauté est celui qui risque le
premier d'adopter une innovation.
C'est ce qui explique que dans les
réseaux de diffusion, les innovateurs
qui sont à la source du changement
linguistique sont souvent des
locuteurs marginaux qui
entretiennent des relations lâches avec
de nombreux réseaux de
communication.
Ces considérations
sur la dynamique du maintien de la
norme vernaculaire ou de son
abandon en fonction de la structure
des réseaux de communications des
locuteurs peuvent certainement
éclairer dans le choix de groupes de
locuteurs cibles en vue de
l'implantation
terminologique. Il
existe une compatibilité plus grande
entre certains groupes et l'innovation
que l'on veut introduire. En
conséquence, une politique
d'aménagement linguistique avisée
visant l'implantation
terminologique
devrait tenir compte dans
l'élaboration de stratégies
d'implantation
de l'importance de la
force de résistance relative des divers
groupes de locuteurs.
1.1.3 La
complexité
Cette caractéristique est associée
au degré de difficulté de
compréhension et d'emploi d'une
innovation perçu par les éventuels
utilisateurs. En général, plus une
innovation est facile à comprendre et
à employer, plus son adoption
s'effectue rapidement. Dans le
domaine terminologique, on a
souvent fait valoir que la longueur
d'un terme et sa complexité avaient
une grande importance par rapport à
sa diffusion et à son adoption. Les
résultats d'enquêtes diffèrent quant au
rôle précis à attribuer à ces
caractéristiques (voir en particulier
Fainberg et Heller sur ce point),
toutefois, les nombreuses données
reliées aux attitudes des locuteurs par
rapport à ces caractéristiques donnent
à penser que leur importance n'est
pas négligeable. Par ailleurs, il faut
certainement tenir compte aussi de
l'ensemble terminologique dont un
élément fait partie et des résultats de
son éventuelle adoption. Une
innovation qui a pour effet
d'entraîner une plus grande
complexité (on songe ici à la relation
de concurrence terminologique)
de la
situation terminologique de départ
risque de voir les chances de succès de
son implantation compromises. Il est
à propos de faire état ici de la
situation terminologique de départ
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Québec
particulièrement complexe observée
dans le milieu d'entreprises
québécoises (Heller et coll. 1982).
1.1.4 La facilité de mise à l'essai
C'est la possibilité de mettre une
innovation à l'essai dans un contexte
expérimental limité. Une innovation
qui peut être mise à l'essai de cette
façon engendre moins d'incertitude
chez les éventuels «adopteurs». Dans
le contexte de l'implantation
terminologique, on pourrait se
préoccuper de dresser l'inventaire des
contextes dans lesquels l'innovation
terminologique peut être employée et
à en formuler des exemples.
1.1.5 La perceptibilité
Jusqu'à quel point les résultats de
l'usage d'une innovation sont-ils
perceptibles pour d'autres usagers
éventuels? Cette perceptibilité des
résultats stimule la discussion entre
pairs et favorise la recherche de
renseignements relatifs à l'évaluation
de l'innovation. Il s'agit d'une phase
préalable à l'acceptation ou au refus
de l'innovation.
Les caractéristiques dont nous
venons de parler ne constituent pas
les seuls facteurs qui affectent le taux
d'adoption des innovations, mais les
études dans ce domaine indiquent que
ce sont les plus importants.
1.2 Les canaux de
communication
Le deuxième élément constitutif
de la théorie de la diffusion des
innovations est le choix des moyens
de communication utilisés. Ces
moyens comprennent le choix du
canal de communication (oral ou
écrit) et du type de communication
(communication
interpersonnelle en
face à face et communication à
distance par l'intermédiaire de mass
médias en général). La nature de la
relation d'échange d'information
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entre interlocuteurs détermine les
conditions dans lesquelles une source
réussira ou non à transmettre
l'innovation à un récepteur de même
que l'effet du transfert.
On sait par exemple que le choix
des mass médias est le meilleur
moyen du point de vue de la rapidité
et de l'efficacité pour informer un
.public cible au sujet d'une
innovation, c'est-à-dire pour lui en
faire prendre connaissance, pour le
rendre conscient. Rogers et ses
collaborateurs reconnaissent que les
mass médias peuvent:
- Toucher rapidement un vaste
public;
- Transmettre la connaissance et
diffuser l'information;
- Produire des changements
d'attitudes quand il s'agit d'attitudes
peu ancrées.
Par contre, les contextes de
communication interpersonnelle sont
plus efficaces pour persuader un
interlocuteur d'adopter une
nouveauté, surtout si ce contexte de
communication met en présence des
interlocuteurs qui sont des pairs ou
des interlocuteurs qui partagent les
mêmes valeurs ( dans la théorie de la
diffusion, on dira alors qu'ils ne sont
pas hétérophiles). Ils sont plus
efficaces face à la résistance ou à
l'apathie des destinataires pour les
raisons sui vantes:
- Ils permettent un échange d'idées
dans les deux sens. Le destinataire
peut obtenir des éclaircissements et
d'avantage d'information
au sujet de
l'innovation de la part d'une source
individuelle. Cette caractéristique de
la communication interpersonnelle
permet parfois de surmonter les
obstacles sociaux et psychologiques
de l'exposition sélective, de la
perception et de la rétention.
- Ils peuvent également permettre
aux interlocuteurs de former ou de
modifier des attitudes solidement
ancrees.
Cette distinction fondamentale
indique que le choix des moyens de
communication variera selon le stade
1
du processus de diffusion et que, dans
la formulation d'une stratégie
optimale visant à maximiser
l'implantation,
les canaux de
communication doivent être utilisés
dans une séquence temporelle idéale
qui commence par les mass médias et
se poursuit avec les communications
interpersonnelles.
On peut. retenir que la théorie de
la diffusion des innovations formule
les trois généralisations suivantes
quant aux canaux de communication:
1. Les mass médias sont relativement
plus importants au stade de la
fonction connaissance alors que les
canaux interpersonnels sont
. relativement plus importants au stade
de la fonction de persuasion du
processus de diffusion des
innovations.
2. Les canaux cosmopolites sont
relativement plus importants au stade
de la fonction connaissance alors que
les canaux locaux sont relativement
plus importants au stade de la
fonction persuasion (c'est le caractère
d'homophilie ou d' hétérophilie des
interlocuteurs qui est en cause).
3. Les canaux des mass médias sont
relativement plus importants que les
canaux interpersonnels pour les
«adopteurs hâtifs» que pour les
«adopteurs lents». (Rogers
1983: 251sv.).
Dans le domaine de la diffusion
terminolog'ique, tout le monde
reconnaît l'utilité d'avoir recours à
des moyens de grande diffusion:
journaux, périodiques, livres,
fascicules, pour faire connaître des
terminologies déjà existantes ou
nouvelles. On conteste cependant
l'efficacité de l'emploi de tels moyens
pour implanter des terminologies
nouvelles, c'est-à-dire pour faire en
sorte qu'elles soient employées par les
locuteurs. Dans ses recherches sur
l'implantation
de la terminologie
hébraïque de l'automobile, Yaffa
Alloni-Fainberg (1974: 91) va jusqu'à
affirmer que «no lists published or
publicised in a neutral, or not
controlled or not demanding way
Québec
seem to be of any use ... ». Elle ajoute
également: «It would appear from
this finding that those having need of
the terms should be directly
approached and confronted by
them.» Ce même point de vue est
réaffirmé ailleurs (Alloni-Fainberg
1981; 145sv.) et il est partagé par bon
nombre de spécialistes.
Dans l' hypothèse de la
formulation d'une stratégie
d'implantation
terminologique
optimale, il est impérieux, selon la
théorie de la diffusion des
innovations, de prévoir un
enchaînement approprié des moyens
de communication qui fasse appel aux
deux types de canaux de
communication selon le stade du
processus (diffusion/persuasion)
auquel on se situe. En fait, cette façon
de comprendre le processus de
diffusion et d'implantation
terminologique est radicalement
innovatrice par rapport à la
formulation de stratégies
traditionnelles d'implantation
qui se
limitent à la diffusion au moyen de
mass médias, parce qu'elle intègre au
processus de diffusion ce que les
stratégies traditionnelles relèguent à la
phase ultérieure du suivi (cf Auger
1984: 52).
1.3 Le temps
La dimension temporelle est un
élément crucial du processus
diffusion-im plantation d'une
innovation. L'existence de
programmes de changement planifié
dénote d'ailleurs une insatisfaction à
l'égard de l'ampleur et de la lenteur
du changement spontané par rapport
à une innovation donnée. Rogers
(1983: 11) note à propos de ce sujet
que « L'enthousiasme pour le
changement planifié n'est pas
toujours accompagné de succès
triomphants. Le désir de provoquer
un changement rapide l'emporte sur
l'application de l'expertise
scientifique quant à l'introduction
de
l'innovation.»
Un des effets du
changement planifié est précisément
de créer de la résistance non
seulement parce qu'il fait appel à une
connaissance consciente de la part du
public cible mais aussi parce que le
changement de comportement que
l'on veut opérer crée le plus souvent
de l'insécurité chez ceux qui sont
visés. Un tel changement requiert
donc, de par sa nature, une dimension
essentielle: le temps.
On peut distinguer trois aspects
de la dimension temporelle.
Le premier, c'est le temps
nécessaire à un individu pour passer
de la première connaissance qu'il
acquiert au sujet d'une innovation à
son adoption ou à son rejet. Cet
aspect de la dimension temporelle
affecte les quatre phases du processus,
c'est-à-dire:
1. L~ connaissance. Le moment où
un individu est exposé à l'existence
d'une innovation et où il en
comprend le fonctionnement.
2. La persuasion. Le temps nécessaire
à la formation d'une attitude
favorable ou défavorable à l'égard de
l'innovation.
3. La décision. Il s'agit du temps
nécessaire à partir du moment où un
individu entreprend des activités qui
le conduisent à adopter ou à rejeter
l'innovation.
4. La confirmation. Le temps durant
lequell' individu est exposé au
renforcement de son milieu par
rapport à la décision qu'il a prise. Il
peut toutefois revenir sur sa décision
s'il est exposé à des messages
conflictuels à propos de cette
innovation.
Le second est lié à la capacité
d'innover d'un individu. Il s'agit de
la relative rapidité ou de la lenteur
relative avec laquelle un individu
adopte une innovation
comparativement
aux autres membres
de sa communauté. Il s'agit en fait
d'un laps de temps très variable selon
les individus puisqu'on peut répartir
ces derniers en cinq catégories selon
le temps qu'ils mettent à adopter une
innovation: on distingue donc les
innovateurs, les premiers adeptes, la
première majorité, la majorité
retardataire et les traînards.
Le troisième est le temps
nécessaire aux membres d'une
communauté donnée, compte tenu de
leur nombre, pour adopter une
innovation. On mesure le taux
d'adoption d'une innovation dans
une communauté donnée par le
nombre d'individus qui adoptent
cette nouveauté dans une période de
temps donnée. Le taux d'adoption est
très variable selon les communautés.
Dans le domaine de la langue, on a
depuis longtemps pris conscience du
changement linguistique dans sa
dimension diachronique. La
linguistique historique et comparative
a été la première à s'intéresser au
changement linguistique. La
sociologie de la langue et la
sociolinguistique ont pris la relève en
replaçant l'étude de la langue dans
son contexte social. La dimension
temporelle a été réaffirmée.
Aujourd'hui, si tout locuteur peut
constater que des mots nouveaux
apparaissent tous les jours, il n'en
demeure pas moins que le
changement linguistique spontané
échappe généralement aux locuteurs
et que, selon leur nature et leur
ampleur, les changements peuvent
s'étaler sur une ou plusieurs
générations, voire sur plusieurs
siècles. Dans le cas du changement
planifié, la dimension temporelle est
généralement mal connue et souvent
mal évaluée à cause de la rapidité avec
laquelle les planificateurs
souhaiteraient que les changements
désirés se produisent. Dans la Charte
de la langue française qui constitue
l'essentiel du programme
d'aménagement linguistique du
Québec, le législateur avait prévu une
période de temps limitée pour
certaines étapes du processus de
francisation. C'est ainsi que dans la
première version de cette loi (art.
136), les entreprises devaient avoir
obtenu un certificat de francisation
39
Québec
délivré par l'Office de la langue
française avant le 31 décembre 1983.
Force est de constater aujourd'hui,
quelque huit ans plus tard, que les
délais prévus dans la loi n'étaient pas
réalistes. On a donc tout intérêt dans
quelque projet que ce soit à tenir
compte de l'importance du facteur
temps.
1.4 Dans un système
social donné
La théorie de la diffusion des
innovations conçoit le système social
comme un ensemble d'unités
fonctionnelle ment différenciées. Il
s'agit d'une structure composée d'un
nombre x de statuts ordonnés d'une
certaine manière, par exemple, selon
l'ordre hiérarchique. Dans cette
dynamique, le statut et le rôle sont en
interaction. Cette théorie considère
de plus que le système social agit
comme un ensemble de frontières à
l'intérieur desquelles l'innovation
doit être diffusée. La structure sociale
peut faciliter ou empêcher la
diffusion de l'innovation au moyen
de ce que Rogers ( 1983 : 40) appelle
les «effets du système». Il s'agit de
l'effet de la structure sociale sur le
comportement des membres de la
société. L'élément moteur de cette
structure de statuts réside dans le
comportement réel d'un individu qui
occupe un statut donné.
Si la structure sociale peut
affecter la diffusion d'une innovation,
la diffusion d'une innovation peut
aussi affecter la structure sociale.
T out dépend en fait des normes
sociales et de la tolérance à l'égard de
la déviance. En effet, très souvent, les
membres les plus innovateurs d'un
système sont perçus comme des
déviants du système social et
l' homme moyen leur attribue un
statut douteux et peu de crédibilité
sociale. Cela constitue évidemment
un frein à la diffusion, d'où
l'importance accordée dans la théorie
de la diffusion des innovations aux
40
rôles dévolus aux agents de
changement et aux leaders d'opinion.
Pour la sociolinguistique, le
système social est constitué d'un
ensemble de locuteurs q~i possèdent
tous en commun au moins une
variété linguistique (il ne s'agit pas
nécessairement de la variété
normalisée) ainsi que les normes
(attitudes évaluatives) de son emploi
correct (Fishman 1971: 41 sv.).
Ce système n'est pas homogène
puisque le répertoire verbal de la
communauté est d'autant plus
diversifié que la société elle-même
distingue de rôles sociaux. Plus la
communauté se complexifie, plus son
répertoire linguistique ( ensemble des
variétés pratiquées à l'intérieur d'une
communauté donnée) se diversifie et
plus les fonctions de codification et
de normalisation se développent.
L'accès à ce répertoire
linguistique est inégal à l'intérieur de
la communauté. Ici encore, comme
dans la théorie de la diffusion des
innovations, tout repose sur le où les
rôles que sont appelés à jouer les
locuteurs à l'intérieur de la
communauté. C'est en effet à partir
des rôles sociaux qu'il est appelé à
jouer que se constitue le répertoire
verbal de l'individu et sa compétence
à communiquer (Gamardi 1981: 88
sv.). Dans cette situation, les rapports
des locuteurs avec la variété
normalisée peuvent devenir très
complexes et dépendent notamment
de l'aptitude de la communauté à
transmettre la connaissance de la
variété normalisée, des rapports
existant entre cette surnorme et les
normes linguistiques existantes parmi
les différents groupes constituant la
communauté, des rôles sociaux joués
par les locuteurs, de la présence ou de
l'absence à l'intérieur d'un sousgroupe donné de ce que Marcellesi et
Gardin (1974: 139) ont appelé une
contre-norme ( 4) etc.
Il vaut la peine de reprendre les
propos de W. Labov citant Ferguson
et Gumperz à ce sujet: «Si l'on
accorde que le cadre social du
changement linguistique est une
société hiérarchisée et stratifiée, il faut
admettre que toutes les formes de
prestige ne parcourent pas toute la
communauté, et que tous les
changements d'en dessus ne
réussissent pas. Il y a un conflit de
valeurs dont la meilleure formulation
générale reste celle de Ferguson et
Gumperz (1960):
1. Tout groupe de locuteurs d'une
langue X qui se considère comme une
unité sociale fermée tend à exprimer
sa solidarité interne en favorisant les
innovations linguistiques qui le
distinguent de tous ceux qui
n'appartiennent
pas au groupe.
2. Toutes choses égales par ailleurs, si
deux locuteurs A et B d'une langue X
communiquent en cette langue, et si
A considère que le statut de B est plus
prestigieux que le sien propre, et
aspire à l'égaler, alors la variété de X
parlée par A tendra à s'identifier à
celle que parle B.» (Labov
1976: 419).
Cet exposé forcément succinct
des éléments constitutifs de la théorie
de la diffusion des innovations aura
permis de constater les nombreux
rapports qui existent entre la
problématique qui sous-tend cette
théorie et celle de la diffusion et de
l'implantation
terminologiques. De
fait, la théorie de la diffusion des
innovations peut être d'un précieux
secours pour tous ceux qui
s'intéressent aux questions
d'aménagement terminologique, en
particulier pour permettre de
concevoir des stratégies
d'intervention
qui tiennent compte
des principaux obstacles qui se posent
au changement linguistique planifié.
( 4 ) Il s'agissait de la résistance des
ouvriers new-yorkais à l'égard de
la variété normalisée telle que l'a
rapportée W. Labov. Voir
également à ce sujet tout le
chapitre 111 de Gamardi (1981 :
49-100).
Québec
Elle va dans le sens des acquis de la
sociolinguistique et permet de fournir
un cadre pour l'analyse de problèmes
que l'aménagement linguistique a le
plus souvent laissé dans l'ombre. Une
éventuelle présentation des étapes du
processus de diffusion des innovations
permettra de mieux saisir les
différents seuils que doit franchir la
diffusion terminologique pour que
l'implantation
terminologique puisse
être achevée.
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