Théorie de la diffusion des innovations et implantation terminologique
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Théorie de la diffusion des innovations et implantation terminologique
Québec Théorie de la diffusion des innovations et implantation terminologique La théorie de la diffusion des innovations a été élaborée à partir de recherches effectuées dans des domaines étrangers ~ la linguistique. Sa perspective qui emprunte à la fois à l'anthropologie et à la sociologie lui a toutefois permis d'accéder à un niveau élevé de généralisation. C'est sans doute la raison pour laquelle elle participe d'une problématique qui permet de mieux comprendre des phénomènes comme celui de l'implantation terminologique. Cette théorie rejoint, dans les faits, des constats qui sont ceux mêmes de la sociolinguistique. Le présent article s'attarde surtout à expliquer les éléments constitutifs de cette théorie qui permet de jeter un peu de lumière sur des aspects du processus d'implantation terminologique que la théorie de l'aménagement linguistique a le plus souvent laissés dans l'ombre. 34 epuis un peu plus de trente ans que leur discipline est à se définir, les théoriciens de l'aménagement linguistique se sont beaucoup préoccupés de la mise au point de typologies des diverses interventions dont la langue peut être l'objet et de celle de concepts méthodologiques qui permettent de comprendre, d'analyser et de rendre compte de la situation des langues dans des contextes d'une grande diversité. Le cas échéant, il faut également pouvoir formuler des stratégies d'intervention pertinentes visant à modifier toute situation linguistique jugée indésirable en fonction d'objectifs précis. Cet intérêt théorique, fondé sur un bon nombre d'études pragmatiques, a porté à la fois sur des questions de statut et sur des questions de corpus, pour reprendre la distinction désormais classique de Heinz Kloss ( 1969). Dans un bilan récent consacré à l'analyse de l'évolution et des acquis de la réflexion portant sur l'aménagement linguistique, les auteurs tirent la conclusion suivante: «Pour terminer, nous ajouterons que dans l'état actuel des choses, un domaine semble nécessiter une attention plus soutenue: il s'agit de toute la question de l'évaluation de l'aménagement et des politiques linguistiques, aussi bien du rôle des organismes d'intervention, de leur , ue composition, de leurs activités que de l'implantation des décisions proprement linguistiques (1'implantation terrninologique, par exernple ).» (Daoust et Maurais 1987: 39). La question se pose en effet de façon plus urgente pour les Etats qui connaissent une expérience soutenue de la pratique de l'aménagement linguistique comme c'est le cas au Québec. Dans ces cas, la question de l'implantation du changement linguistique et en particulier de l'implantation terminologique demeure essentielle à la réussite des objectifs poursuivis. La raison en est simple: c'est que traditionnellement on a consacré beaucoup d'énergies aux questions relatives au développement des terminologies et à leur normalisation, laissant le plus souvent dans l'ombre la question de leur diffusion et plus particulièrement celle de l'adoption de ces terminologies par les locuteurs auxquels elles sont destinées. Ce n'est en fin de compte qu'assez récemment que, sous l'effet des apports de la sociolinguistique, l'on commence à se poser de façon systématique la question de l'implantation terminologique. Dans cette perspective, le dernier numéro des Cahiers de linguistique sociale intitulé Terminologie et sociolinguistique (Gaudin et Assai 1991) témoigne de l'intérêt nouveau des linguistes aussi bien que des terminologues pour l'implantation terminologique. Dans ce numéro, Québec autant que de terminologie, c'est de socioterminologie et socioterminographie dont on parle pour prendre en compte les usages réels et mettre en lumière les contraintes sociolinguistiques auxquelles la normalisation terminologique est confrontée. «En considérant les termes comme un construit social, note Allal Assai, en conclusion de son article, la socioterminographie cherche en fin de compte à expliciter la dynamique sociale de l'usage. De ce fait, elle constitue un apport précieux pour l'activité normalisatrice dont le problème central demeure justement la pénétration et l'évaluation précise de cet usage comme condition préalable à l'établissement des normes. » (Gaudin et Assai 1991: 156). Dans le contexte du présent article, c'est précisément du phénomène de la dynamique sociale de l'usage et de la pénétration des terminologies dont nous voulons discuter. Nous situons toutefois notre réflexion dans un cadre théorique qui n'a pas été conçu en fonction de l'aménagement terminologique mais qui, à notre avis, mérite d'être connu à cause de sa pertinence quant à ce sujet. Ce cadre, c'est celui de la diffusion sociale des innovations tel qu'il a été établi au cours des trente dernières années par E.M. Rogers ( 1983) et ses collaborateurs. L'intérêt principal de cette théorie est de présenter une problématique de la diffusion sociale des innovations qui peut très bien être appliquée à l'implantation terminologique. Mais son intérêt ne s'arrête pas là. Puisqu'il s'agit d'une théorie qui a été élaborée à partir d'études effectuées dans des domaines très variés comme l'anthropologie, la communication, l'éducation, la sociologie de la médecine, la sociologie rurale et la mercatique pour s'en tenir à l'essentiel; elle atteint un degré élevé de généralisations qui peuvent être appliquées à divers domaines. De plus, cette théorie est fondée sur la notion de nouveauté qui constitue un des caractères fondamentaux reliés au changement linguistique planifié. En effet, le changement linguistique planifié dont relève l'implantation terminologique a pour objectif de modifier une situation de départ jugée non désirable, soit en substituant certains usages linguistiques à d'autres dans un contexte donné, soit en généralisant des usages relatifs à un contexte particulier à un ensemble de contextes, qu'il s'agisse du statut d'une langue (emploi d'un code dans un domaine donné et sur un territoire donné) ou de son corpus (généralement, emploi d'une terminologie particulière dans un contexte donné). Dans chacun de ces cas, les terminologies de substitution sont investies d'un caractère de nouveauté aux yeux des locuteurs, soit en raison de leur nouveauté intrinsèque (néologie), soit en raison de leur méconnaissance (terminologies déjà existantes) ou de l'inexistence de leur emploi dans un contexte donné. Le succès de l'implantation de ces terminologies se trouve donc dans une certaine mesure tributaire de ce caractère de nouveauté. On peut donc assimiler l'innovation terminologique à d'autres formes d'innovations sociales. D'ailleurs, la sociolinguistique montre bien comment le changement linguistique «naturel» et, plus encore, le changement linguistique planifié est perçu de la sorte par divers groupes de locuteurs à certaines phases du processus de changement. Ajoutons enfin que le parti pris de la sociolinguistique de considérer le comportement linguistique des locuteurs comme un comportement social et de l'expliquer comme tel, autorise à adopter ce type de point de vue. Les contraintes de longueur de cet article interdisent de présenter ici l'ensemble de cette théorie. Le texte qui suit donne donc un aperçu sommaire des éléments constitutifs de la théorie de la diffusion des innovations telle que l'ont élaborée Rogers et ses collaborateurs. Un article subséquent pourra être consacré à l'exposé et à l'analyse des étapes du processus d'implantation des innovations. 1 Les éléments constitutifs de la diffusion des innovations On définit la diffusion comme étant «le processus par lequel on propage un message qui renvoie à [a] une innovation en [b] ayant recours à certains canaux [c] durant une certaine période de temps [d] au sein d'un groupe social donné» (Rogers 1983: 5) ( 6). La notion de communication est ici entendue au sens d'échange d'information entre deux ou plusieurs locuteurs à propos de l'innovation, dans le but de parvenir à une compréhension mutuelle. Ce type de communication est perçu comme une forme de changement social puisqu'il implique l'introduction éventuelle d'une nouveauté. Il s'agit également d'un type de communication qui, en raison du caractère de nouveauté que véhicule le message, est de nature à générer de l'incertitude jusqu'à un certain degré. C'est pour cette raison que ce type de communication ne peur être conçu de façon linéaire et qu'il doit nécessairement être conçu comme un processus d'échange d'information dans le but de réduire sinon d'éliminer le degré d'incertitude qu'il a pour effet d'entraîner. On devine déjà, du point de vue de l'aménagement terminologique, l'importance de l'implication des agents de changement au cours d'un tel processus. Mais revenons à chacun 35 Québec des quatre éléments constitutifs processus de diffusion. du 1.1 L'innovation Sont considérés comme innovation, toute idée, pratique ou objet perçus comme nouveaux par un individu ou un groupe qui est susceptible de les adopter. Dans le cas du changement terminologique, il s'agira de la terminologie que l'on veut implanter. La nouveauté réelle de l'objet importe peu. Ce n'est pas en effet la nouveauté objective de la réalité qui détermine les réactions d'un éventuel «adopteur» mais la nouveauté perçue. La rapidité avec laquelle une nouveauté est adoptée est très variable. Certaines innovations se propagent très rapidement et atteignent un taux d'adoption élevé alors que d'autres se propagent lentement et ne sont adoptées que par une infime partie des groupes cibles. Le taux de rapidité avec lequel une innovation est adoptée dépend, entre autres choses, des caractéristiques de l' innovation. Traditionnellement, dans cette théorie, on retient les cinq caractéristiques suivantes: 1. Les avantages relatifs; 2. La compatibilité; 3. La complexité; 4. La facilité d'essai; 5. La perceptibilité. Ces caractéristiques n'ont pas été conçues, comme on l'a vu plus haut, en fonction d'études effectuées à ( 1) La traduction est de nous, comme dans tous les autres cas où cet ouvrage est cité. (2) Voir à ce propos le constat de Sorecom (1983: 299sv.). (3) Il importe de souligner que certaines variétés linguistiques sont réduites au lexique. 36 propos de l'innovation terminologique, elles recoupent toutefois des considérations auxquelles se livre la recherche sociolinguistique. Toutefois, un tel constat commande l'élaboration d'une stratégie adéquate pour qui voudrait modifier les usages terminologiques des locuteurs concernés. 1.1.1 Les avantages relatifs 1.1.2 La compatibilité Ce que l'on appelle avantages relatifs d'une innovation, c'est la mesure dans laquelle cette innovation est perçue comme étant préférable à ce à quoi elle doit se substituer. Très souvent on peut mesurer ces avantages sur le plan économique ( on songera ici aux études coûts/bénéfices appliquées au domaine linguistique ou encore aux études de revenu en fonction des langues utilisées, études qui ont pour but de mettre en relief les avantages relatifs rattachés à l'emploi d'une langue d'un point de vue économique), mais tous s'entendent pour dire que les facteurs de prestige social, de satisfaction et de commodité jouent un rôle important. De fait, ce ne sont pas les avantages relatifs réels de la nouveauté qui comptent, mais ce que les éventuels utilisateurs en perçoivent. Plus les avantages relatifs perçus sont importants, plus le taux d'adoption sera élevé. Dans le domaine de la langue, il existe un rapport entre cette caractéristique et l'importance accordée au rôle des attitudes dans le changement linguistique, notamment en ce qui a trait au degré de prestige rattaché à certaines formes et aux qualités intrinsèques (clarté, fonctionnalité) rattachées aux terminologies. À titre d'exemple, dans une étude récente portant sur la diffusion et l'utilisation de la terminologie française chez vingt concessionnaires d'automobiles à Montréal, je constatais que les attitudes des répondants à l'égard de la terminologie de langue anglaise étaient plus positives que leurs attitudes à l'égard de la terminologie de langue française (Martin 1988: 3) (1). Ce constat n'a rien de nouveau dans le contexte québécois (2). Il s'agit ici du degré de compatibilité de l'innovation avec les valeurs des usagers éventuels, leurs expériences passées et leurs besoins. Une innovation qui ne correspond pas à des besoins a évidemment très peu de chances d'être adoptée. La terminologie n'échappe certainement pas à cette règle. C'est pour cette raison que des analyses de besoins sont souvent nécessaires en ce domaine, surtout quand l'offre ne correspond pas à une demande explicite ou quand la demande ne provient pas des éventuels utilisateurs eux-mêmes. Plus l'innovation correspond à des besoins réels ou perçus, plus elle sera acceptée. Par ailleurs, une innovation qui n'est pas compatible avec les valeurs et les normes d'un système social ne sera pas adoptée aussi rapidement qu'une autre innovation qui, elle, serait compatible avec ces valeurs. Dans le domaine de la terminologie, cette caractéristique de compatibilité dépend de la nature des liens qui existent entre la norme proscriptive (ou sur-norme) que l'on veut implanter et la norme objective à laquelle obéit le comportement linguistique du groupe cible. Plus l'écart entre les deux est considérable, plus la substitution sera difficile. Il y a lieu de rappeler certaines remarques fondamentales de J. Garmadi à ce propos. Celle-ci écrit à juste titre que: «L'acquisition de la variété normalisée (3)) et son éventuelle inclusion dans le répertoire verbal actif d'un individu seront du domaine du possible et la sur-norme paraîtra et sera effectivement plus accessible si le système d'instruction de cette surnorme ne proscrit que peu de Québec procédés linguistiques bien implantés dans la norme. Par contre la variété normalisée pourra rester du seul domaine du répertoire passif et la sur-norme liée à cette variété comme peu accessible dans certaines conditions. Il en sera ainsi lorsque le système d'instruction de la sur-norme tentera d'exclure un maximum de procédés linguistiques solidement implantés dans la norme elle-mêrne.» (Gamardi 1981: 69). Si l'on voulait appliquer ces remarques au domaine de l'implantation terminologique au Québec, il y aurait lieu de rappeler certains témoignages qui font état d'écarts importants entre la norme proscriptive et la norme objective dans certains contextes. Christiane Loubier rapporte et commente certains témoignages à ce sujet. «La standardisation terminologique dans le contexte nord-américain, écrit-elle, pose cependant plusieurs difficultés relatives au choix des termes français à diffuser, notamment des difficultés d'adaptation de ces termes à la réalité québécoise. Peuvent alors se poser lors du travail terminologique tous les problèmes reliés à l'établissement d'un français québécois standard. En effet, «pour bon nombre de Québécois francophones, travailler en français équivaut encore à apprendre une langue étrangère» (CLE 1984). Cela explique pourquoi le passage d'un terme anglais à un terme européen peut être si difficile et presque impossible pour les travailleurs québécois et aussi pourquoi ils sont en fait très peu disposés à adopter une terminologie qui serait trop européenne. C'est un peu comme s'ils changeaient à deux reprises de système linguistique. Ils l'ont d'ailleurs clairement exprimé: «la terminologie européenne ne correspond pas à notre façon de penser, on comprend moins bien ( ... ) Les modèles européens étant trop distants des nôtres, on n' y trouve pas de correspondance» (CLE 1984). Les travailleurs exigent des termes qui correspondent à leur réalité quotidienne, d'où la nécessité pour une terminologie d'inventorier, de connaître le plus exhaustivement possible la terrr inologie qu'ils utilisent (Voir rapport CSD 1990).» (Loubier 1991: 10 sv.). Ces témoignages illustrent les problèmes de compatibilité que pose l'aménagement terminologique dans certains milieux. On pourrait ajouter ici l'exemple de la féminisation des titres au Québec. On sait que dans certains cas, plusieurs formes de féminisation étaient possibles pour un même titre. U ne étude exploratoire visant à évaluer les attitudes des locuteurs par rapport à certaines formes a permis de formuler un essai d'orientation de l'usage qui a assuré aux formes retenues de meilleures chances de succès d'implantation (MartinDupuis 1985). Par ailleurs, on peut certainement évoquer ici aussi les résultats des recherches de J. et L. Milroy ( 1985) sur le changement linguistique dans certaines communautés d'Irlande. Le constat fondamental de leurs recherches indique que plus un locuteur entretient des liens étroits avec son groupe social, moins il est susceptible d'adopter une innovation parce que précisément, ce réseau étroit agit comme un renforcement de la norme vernaculaire. Le corollaire de ce constat est que le locuteur qui entretient des liens plus lâches avec sa communauté est celui qui risque le premier d'adopter une innovation. C'est ce qui explique que dans les réseaux de diffusion, les innovateurs qui sont à la source du changement linguistique sont souvent des locuteurs marginaux qui entretiennent des relations lâches avec de nombreux réseaux de communication. Ces considérations sur la dynamique du maintien de la norme vernaculaire ou de son abandon en fonction de la structure des réseaux de communications des locuteurs peuvent certainement éclairer dans le choix de groupes de locuteurs cibles en vue de l'implantation terminologique. Il existe une compatibilité plus grande entre certains groupes et l'innovation que l'on veut introduire. En conséquence, une politique d'aménagement linguistique avisée visant l'implantation terminologique devrait tenir compte dans l'élaboration de stratégies d'implantation de l'importance de la force de résistance relative des divers groupes de locuteurs. 1.1.3 La complexité Cette caractéristique est associée au degré de difficulté de compréhension et d'emploi d'une innovation perçu par les éventuels utilisateurs. En général, plus une innovation est facile à comprendre et à employer, plus son adoption s'effectue rapidement. Dans le domaine terminologique, on a souvent fait valoir que la longueur d'un terme et sa complexité avaient une grande importance par rapport à sa diffusion et à son adoption. Les résultats d'enquêtes diffèrent quant au rôle précis à attribuer à ces caractéristiques (voir en particulier Fainberg et Heller sur ce point), toutefois, les nombreuses données reliées aux attitudes des locuteurs par rapport à ces caractéristiques donnent à penser que leur importance n'est pas négligeable. Par ailleurs, il faut certainement tenir compte aussi de l'ensemble terminologique dont un élément fait partie et des résultats de son éventuelle adoption. Une innovation qui a pour effet d'entraîner une plus grande complexité (on songe ici à la relation de concurrence terminologique) de la situation terminologique de départ risque de voir les chances de succès de son implantation compromises. Il est à propos de faire état ici de la situation terminologique de départ 37 Québec particulièrement complexe observée dans le milieu d'entreprises québécoises (Heller et coll. 1982). 1.1.4 La facilité de mise à l'essai C'est la possibilité de mettre une innovation à l'essai dans un contexte expérimental limité. Une innovation qui peut être mise à l'essai de cette façon engendre moins d'incertitude chez les éventuels «adopteurs». Dans le contexte de l'implantation terminologique, on pourrait se préoccuper de dresser l'inventaire des contextes dans lesquels l'innovation terminologique peut être employée et à en formuler des exemples. 1.1.5 La perceptibilité Jusqu'à quel point les résultats de l'usage d'une innovation sont-ils perceptibles pour d'autres usagers éventuels? Cette perceptibilité des résultats stimule la discussion entre pairs et favorise la recherche de renseignements relatifs à l'évaluation de l'innovation. Il s'agit d'une phase préalable à l'acceptation ou au refus de l'innovation. Les caractéristiques dont nous venons de parler ne constituent pas les seuls facteurs qui affectent le taux d'adoption des innovations, mais les études dans ce domaine indiquent que ce sont les plus importants. 1.2 Les canaux de communication Le deuxième élément constitutif de la théorie de la diffusion des innovations est le choix des moyens de communication utilisés. Ces moyens comprennent le choix du canal de communication (oral ou écrit) et du type de communication (communication interpersonnelle en face à face et communication à distance par l'intermédiaire de mass médias en général). La nature de la relation d'échange d'information 38 entre interlocuteurs détermine les conditions dans lesquelles une source réussira ou non à transmettre l'innovation à un récepteur de même que l'effet du transfert. On sait par exemple que le choix des mass médias est le meilleur moyen du point de vue de la rapidité et de l'efficacité pour informer un .public cible au sujet d'une innovation, c'est-à-dire pour lui en faire prendre connaissance, pour le rendre conscient. Rogers et ses collaborateurs reconnaissent que les mass médias peuvent: - Toucher rapidement un vaste public; - Transmettre la connaissance et diffuser l'information; - Produire des changements d'attitudes quand il s'agit d'attitudes peu ancrées. Par contre, les contextes de communication interpersonnelle sont plus efficaces pour persuader un interlocuteur d'adopter une nouveauté, surtout si ce contexte de communication met en présence des interlocuteurs qui sont des pairs ou des interlocuteurs qui partagent les mêmes valeurs ( dans la théorie de la diffusion, on dira alors qu'ils ne sont pas hétérophiles). Ils sont plus efficaces face à la résistance ou à l'apathie des destinataires pour les raisons sui vantes: - Ils permettent un échange d'idées dans les deux sens. Le destinataire peut obtenir des éclaircissements et d'avantage d'information au sujet de l'innovation de la part d'une source individuelle. Cette caractéristique de la communication interpersonnelle permet parfois de surmonter les obstacles sociaux et psychologiques de l'exposition sélective, de la perception et de la rétention. - Ils peuvent également permettre aux interlocuteurs de former ou de modifier des attitudes solidement ancrees. Cette distinction fondamentale indique que le choix des moyens de communication variera selon le stade 1 du processus de diffusion et que, dans la formulation d'une stratégie optimale visant à maximiser l'implantation, les canaux de communication doivent être utilisés dans une séquence temporelle idéale qui commence par les mass médias et se poursuit avec les communications interpersonnelles. On peut. retenir que la théorie de la diffusion des innovations formule les trois généralisations suivantes quant aux canaux de communication: 1. Les mass médias sont relativement plus importants au stade de la fonction connaissance alors que les canaux interpersonnels sont . relativement plus importants au stade de la fonction de persuasion du processus de diffusion des innovations. 2. Les canaux cosmopolites sont relativement plus importants au stade de la fonction connaissance alors que les canaux locaux sont relativement plus importants au stade de la fonction persuasion (c'est le caractère d'homophilie ou d' hétérophilie des interlocuteurs qui est en cause). 3. Les canaux des mass médias sont relativement plus importants que les canaux interpersonnels pour les «adopteurs hâtifs» que pour les «adopteurs lents». (Rogers 1983: 251sv.). Dans le domaine de la diffusion terminolog'ique, tout le monde reconnaît l'utilité d'avoir recours à des moyens de grande diffusion: journaux, périodiques, livres, fascicules, pour faire connaître des terminologies déjà existantes ou nouvelles. On conteste cependant l'efficacité de l'emploi de tels moyens pour implanter des terminologies nouvelles, c'est-à-dire pour faire en sorte qu'elles soient employées par les locuteurs. Dans ses recherches sur l'implantation de la terminologie hébraïque de l'automobile, Yaffa Alloni-Fainberg (1974: 91) va jusqu'à affirmer que «no lists published or publicised in a neutral, or not controlled or not demanding way Québec seem to be of any use ... ». Elle ajoute également: «It would appear from this finding that those having need of the terms should be directly approached and confronted by them.» Ce même point de vue est réaffirmé ailleurs (Alloni-Fainberg 1981; 145sv.) et il est partagé par bon nombre de spécialistes. Dans l' hypothèse de la formulation d'une stratégie d'implantation terminologique optimale, il est impérieux, selon la théorie de la diffusion des innovations, de prévoir un enchaînement approprié des moyens de communication qui fasse appel aux deux types de canaux de communication selon le stade du processus (diffusion/persuasion) auquel on se situe. En fait, cette façon de comprendre le processus de diffusion et d'implantation terminologique est radicalement innovatrice par rapport à la formulation de stratégies traditionnelles d'implantation qui se limitent à la diffusion au moyen de mass médias, parce qu'elle intègre au processus de diffusion ce que les stratégies traditionnelles relèguent à la phase ultérieure du suivi (cf Auger 1984: 52). 1.3 Le temps La dimension temporelle est un élément crucial du processus diffusion-im plantation d'une innovation. L'existence de programmes de changement planifié dénote d'ailleurs une insatisfaction à l'égard de l'ampleur et de la lenteur du changement spontané par rapport à une innovation donnée. Rogers (1983: 11) note à propos de ce sujet que « L'enthousiasme pour le changement planifié n'est pas toujours accompagné de succès triomphants. Le désir de provoquer un changement rapide l'emporte sur l'application de l'expertise scientifique quant à l'introduction de l'innovation.» Un des effets du changement planifié est précisément de créer de la résistance non seulement parce qu'il fait appel à une connaissance consciente de la part du public cible mais aussi parce que le changement de comportement que l'on veut opérer crée le plus souvent de l'insécurité chez ceux qui sont visés. Un tel changement requiert donc, de par sa nature, une dimension essentielle: le temps. On peut distinguer trois aspects de la dimension temporelle. Le premier, c'est le temps nécessaire à un individu pour passer de la première connaissance qu'il acquiert au sujet d'une innovation à son adoption ou à son rejet. Cet aspect de la dimension temporelle affecte les quatre phases du processus, c'est-à-dire: 1. L~ connaissance. Le moment où un individu est exposé à l'existence d'une innovation et où il en comprend le fonctionnement. 2. La persuasion. Le temps nécessaire à la formation d'une attitude favorable ou défavorable à l'égard de l'innovation. 3. La décision. Il s'agit du temps nécessaire à partir du moment où un individu entreprend des activités qui le conduisent à adopter ou à rejeter l'innovation. 4. La confirmation. Le temps durant lequell' individu est exposé au renforcement de son milieu par rapport à la décision qu'il a prise. Il peut toutefois revenir sur sa décision s'il est exposé à des messages conflictuels à propos de cette innovation. Le second est lié à la capacité d'innover d'un individu. Il s'agit de la relative rapidité ou de la lenteur relative avec laquelle un individu adopte une innovation comparativement aux autres membres de sa communauté. Il s'agit en fait d'un laps de temps très variable selon les individus puisqu'on peut répartir ces derniers en cinq catégories selon le temps qu'ils mettent à adopter une innovation: on distingue donc les innovateurs, les premiers adeptes, la première majorité, la majorité retardataire et les traînards. Le troisième est le temps nécessaire aux membres d'une communauté donnée, compte tenu de leur nombre, pour adopter une innovation. On mesure le taux d'adoption d'une innovation dans une communauté donnée par le nombre d'individus qui adoptent cette nouveauté dans une période de temps donnée. Le taux d'adoption est très variable selon les communautés. Dans le domaine de la langue, on a depuis longtemps pris conscience du changement linguistique dans sa dimension diachronique. La linguistique historique et comparative a été la première à s'intéresser au changement linguistique. La sociologie de la langue et la sociolinguistique ont pris la relève en replaçant l'étude de la langue dans son contexte social. La dimension temporelle a été réaffirmée. Aujourd'hui, si tout locuteur peut constater que des mots nouveaux apparaissent tous les jours, il n'en demeure pas moins que le changement linguistique spontané échappe généralement aux locuteurs et que, selon leur nature et leur ampleur, les changements peuvent s'étaler sur une ou plusieurs générations, voire sur plusieurs siècles. Dans le cas du changement planifié, la dimension temporelle est généralement mal connue et souvent mal évaluée à cause de la rapidité avec laquelle les planificateurs souhaiteraient que les changements désirés se produisent. Dans la Charte de la langue française qui constitue l'essentiel du programme d'aménagement linguistique du Québec, le législateur avait prévu une période de temps limitée pour certaines étapes du processus de francisation. C'est ainsi que dans la première version de cette loi (art. 136), les entreprises devaient avoir obtenu un certificat de francisation 39 Québec délivré par l'Office de la langue française avant le 31 décembre 1983. Force est de constater aujourd'hui, quelque huit ans plus tard, que les délais prévus dans la loi n'étaient pas réalistes. On a donc tout intérêt dans quelque projet que ce soit à tenir compte de l'importance du facteur temps. 1.4 Dans un système social donné La théorie de la diffusion des innovations conçoit le système social comme un ensemble d'unités fonctionnelle ment différenciées. Il s'agit d'une structure composée d'un nombre x de statuts ordonnés d'une certaine manière, par exemple, selon l'ordre hiérarchique. Dans cette dynamique, le statut et le rôle sont en interaction. Cette théorie considère de plus que le système social agit comme un ensemble de frontières à l'intérieur desquelles l'innovation doit être diffusée. La structure sociale peut faciliter ou empêcher la diffusion de l'innovation au moyen de ce que Rogers ( 1983 : 40) appelle les «effets du système». Il s'agit de l'effet de la structure sociale sur le comportement des membres de la société. L'élément moteur de cette structure de statuts réside dans le comportement réel d'un individu qui occupe un statut donné. Si la structure sociale peut affecter la diffusion d'une innovation, la diffusion d'une innovation peut aussi affecter la structure sociale. T out dépend en fait des normes sociales et de la tolérance à l'égard de la déviance. En effet, très souvent, les membres les plus innovateurs d'un système sont perçus comme des déviants du système social et l' homme moyen leur attribue un statut douteux et peu de crédibilité sociale. Cela constitue évidemment un frein à la diffusion, d'où l'importance accordée dans la théorie de la diffusion des innovations aux 40 rôles dévolus aux agents de changement et aux leaders d'opinion. Pour la sociolinguistique, le système social est constitué d'un ensemble de locuteurs q~i possèdent tous en commun au moins une variété linguistique (il ne s'agit pas nécessairement de la variété normalisée) ainsi que les normes (attitudes évaluatives) de son emploi correct (Fishman 1971: 41 sv.). Ce système n'est pas homogène puisque le répertoire verbal de la communauté est d'autant plus diversifié que la société elle-même distingue de rôles sociaux. Plus la communauté se complexifie, plus son répertoire linguistique ( ensemble des variétés pratiquées à l'intérieur d'une communauté donnée) se diversifie et plus les fonctions de codification et de normalisation se développent. L'accès à ce répertoire linguistique est inégal à l'intérieur de la communauté. Ici encore, comme dans la théorie de la diffusion des innovations, tout repose sur le où les rôles que sont appelés à jouer les locuteurs à l'intérieur de la communauté. C'est en effet à partir des rôles sociaux qu'il est appelé à jouer que se constitue le répertoire verbal de l'individu et sa compétence à communiquer (Gamardi 1981: 88 sv.). Dans cette situation, les rapports des locuteurs avec la variété normalisée peuvent devenir très complexes et dépendent notamment de l'aptitude de la communauté à transmettre la connaissance de la variété normalisée, des rapports existant entre cette surnorme et les normes linguistiques existantes parmi les différents groupes constituant la communauté, des rôles sociaux joués par les locuteurs, de la présence ou de l'absence à l'intérieur d'un sousgroupe donné de ce que Marcellesi et Gardin (1974: 139) ont appelé une contre-norme ( 4) etc. Il vaut la peine de reprendre les propos de W. Labov citant Ferguson et Gumperz à ce sujet: «Si l'on accorde que le cadre social du changement linguistique est une société hiérarchisée et stratifiée, il faut admettre que toutes les formes de prestige ne parcourent pas toute la communauté, et que tous les changements d'en dessus ne réussissent pas. Il y a un conflit de valeurs dont la meilleure formulation générale reste celle de Ferguson et Gumperz (1960): 1. Tout groupe de locuteurs d'une langue X qui se considère comme une unité sociale fermée tend à exprimer sa solidarité interne en favorisant les innovations linguistiques qui le distinguent de tous ceux qui n'appartiennent pas au groupe. 2. Toutes choses égales par ailleurs, si deux locuteurs A et B d'une langue X communiquent en cette langue, et si A considère que le statut de B est plus prestigieux que le sien propre, et aspire à l'égaler, alors la variété de X parlée par A tendra à s'identifier à celle que parle B.» (Labov 1976: 419). Cet exposé forcément succinct des éléments constitutifs de la théorie de la diffusion des innovations aura permis de constater les nombreux rapports qui existent entre la problématique qui sous-tend cette théorie et celle de la diffusion et de l'implantation terminologiques. De fait, la théorie de la diffusion des innovations peut être d'un précieux secours pour tous ceux qui s'intéressent aux questions d'aménagement terminologique, en particulier pour permettre de concevoir des stratégies d'intervention qui tiennent compte des principaux obstacles qui se posent au changement linguistique planifié. ( 4 ) Il s'agissait de la résistance des ouvriers new-yorkais à l'égard de la variété normalisée telle que l'a rapportée W. Labov. Voir également à ce sujet tout le chapitre 111 de Gamardi (1981 : 49-100). Québec Elle va dans le sens des acquis de la sociolinguistique et permet de fournir un cadre pour l'analyse de problèmes que l'aménagement linguistique a le plus souvent laissé dans l'ombre. Une éventuelle présentation des étapes du processus de diffusion des innovations permettra de mieux saisir les différents seuils que doit franchir la diffusion terminologique pour que l'implantation terminologique puisse être achevée. Bibliographie André Martin, Direction de la recherche et du secrétariat, Office de la langue française, Montréal. Auger, Pierre, 1984: «Francisation et terminologie: l'aménagement terrninologique », dans Termia 84, Terminologie et coopération internationale, Québec, Gisterm. Alloni-Fainberg Yaffa, 1974: «Officiai Hebrew Terms for the Parts of the Car>', dans International Journal of the Sociology of Language, n? 1, Mouton. 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