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dossier
cervin
le plus noble
Ce « top-model » alpin, hautement photogénique,
exerce depuis cent cinquante ans une fascination
sans partage sur les alpinistes du monde entier.
Le guide Christophe Dumarest nous emmène sur
les traces des pionniers de la conquête du Cervin.
rocher d’Europe
La face ouest du Cervin,
en majesté. À gauche,
l’arête de Zmutt ; à droite,
l’arête du Lion.
37
dossier
Tex te I
le cervin
C h r i s t o p he du ma r est
En exclusivité pour Alpes magazine, notre premier de cordée
Christophe Dumarest, alpiniste et guide, nous fait partager
son ascension du Cervin par la célèbre arête du Lion.
p ho t o s I
marc davie t pour alpes magazine
ascension du cervin
le partage d’un mythe
La cordée arrive
à l’épaulement de la pointe
Tyndall (4 241 m), atteint
pour la première fois
le 27 juillet 1862.
38
dossier
le cervin
Il est des sommets pour lesquels l’ascension
devient rapidement une évidence, en même
temps qu’une poétique nécessité.
À l’approche du refuge
Carrel ( 3 835 m).
En dessous, le célèbre
col du Lion (3 581 m)
qui commande l’arête
du Lion (ci-contre).
Des cordes fixes facilitent
l’accès à la cabane Carrel
(ci-dessus).
40
Entre le refuge du Duc
des Abruzzes (2 802 m)
et le col du Lion, la cordée
passe devant la croix
où Jean-Antoine Carrel,
de retour du Cervin,
rendit son dernier souffle
en 1891 (en haut).
41
dossier
le cervin
P
artis dans les nuages et la grisaille côté français,
nous débouchons, à l’issue des 11,5 km de cet
improbable sésame souterrain du Mont-Blanc,
dans un autre monde, celui du soleil et du Val
d’Aoste. Pour Christian, avec qui je chemine en
montagne depuis de nombreuses années, cela
marque le point de départ d’un rêve d’ascension
qui a pour nom le Cervin. Nous nous apprêtons
à découvrir ensemble l’arête du Lion et le versant
sud de ce monument alpin dont je ne connais que
l’arête du Hörnli et la face Nord.
FACE au colosse
Comme à chaque fois en sortant de la pénombre
du tunnel, j’essaie de rentabiliser au maximum
le peu de temps qui m’est offert pour inspecter
furtivement à travers la vitre de la voiture l’état
des faces du versant italien du Mont-Blanc et
balayer au plus vite de mon regard la Noire de
Peuterey, jusqu’à la voie normale des Grandes
Jorasses, en passant par les Piliers du Freney.
Une fois de plus, le temps qui m’est donné est
trop court et tel un gamin privé de son jouet, la
nuque à 180°, je tente en vain d’en emporter un
morceau. Rappelé à davantage de concentration
par la route, la vision du Mont-Blanc retombe
aussi vite qu’elle est apparue à mesure que nous
nous enfonçons dans le Val d’Aoste.
Quelques kilomètres plus bas, l’entrée du
Valtournenche est marquée par la sentinelle
impressionnante du château de Châtillon. Les
J’associe instantanément cette vision à l’émotion
ressentie à l’issue de la fameuse route 40, lorsque
j’aperçus, pour la première fois il y a sept ans, le
Chalten (Fitz Roy) surgissant de nulle part, tel un
mirage patagonien. Des sommets pour lesquels
l’ascension devient rapidement une évidence,
en même temps qu’une poétique nécessité. À
l’ombre du monarque, nous quittons rapidement
le Breuil – la terre des nombreuses eaux, en patois
valtournain –, en direction du refuge des Abruzzes.
Le Breuil, rebaptisé Cervinia par Mussolini lors de
la période sombre de son règne, est aujourd’hui
l’une des stations phares du nord de l’Italie, de
même que le point de départ de l’ascension du
Cervin. De cette époque fasciste, il est resté le
nom de Cervinia et certains vestiges touristiques
en béton, aujourd’hui à l’abandon.
La neige a éloigné
les prétendants
Du refuge des Abruzzes, il nous faut quitter
l’odeur réconfortante du café et des cappuccinos
pour celle plus brute de la roche et des névés. En
m’éloignant de cette large bâtisse, j’ai davantage
l’impression de quitter une maison habitée par une
famille qui pourrait être la mienne, plutôt qu’un
dortoir impersonnel, tant l’accueil est hospitalier
et chaleureux.
Enfin seuls, en pleine montagne, encerclés par
les nuages, nous avons peine à nous imaginer sur
l’une des voies les plus convoitées de l’arc alpin.
La neige, récemment
tombée en abondance,
a éloigné un certain
nombre de prétendants.
Je ne mesurerai que
plus tard, à la descente,
pourquoi les guides
valtournains évitent au
maximum l’ascension
lorsque la montagne est « plâtrée » de neige ;
l’aventure n’est plus tout à fait la même !
Au bord du chemin, la croix Carrel, lieu mythique
dans l’histoire alpine, nous rappelle à la vigilance.
Carrel, premier homme au sommet du Cervin côté
italien le 17 juillet 1865, touchant la cime seulement
trois jours après la victoire de l’Anglais Whymper
côté suisse, finit par y laisser sa vie lors de sa 51e
ascension, 25 ans plus tard. La croix marque le
point final d’une descente terrible dans la tempête,
lors de laquelle il réussit à ramener sains et saufs
Ici, le caillou est plus lourd qu’ailleurs,
chargé d’une histoire qui resurgit
au détour de chacune des vires.
Le premier refuge
sur l’arête du Lion
fut construit en
1893 au pied de
la Grande Tour
et dédié à LuigiAmedeo di Savoia.
Il servit jusqu’en
1968 où le refuge
Carrel lui succéda.
42
premiers lacets nous immergent lentement au
cœur des Alpes pénnines nichées entre les cols du
Grand-Saint-Bernard et du Saint-Gothard. Soudain,
à l’issue des derniers virages qui serpentent
au cœur du relief, le colosse nous fait face.
L’apparition de la « cime exemplaire »*, que
cela soit pour la première ou la millième fois, ne
peut laisser personne indiffèrent. Face à nous,
le Cervin, tel un sphinx royal, la nuque droite
et les pattes repliées, nous impressionne par sa
prestance, en même temps qu’il nous attire à lui.
dossier
le cervin
Des cordes fixes
ou des échelles équipent
les passages les plus
difficiles entre la cabane
Carrel et le sommet
du Cervin : dans l’escalade
de la Tête du Cervin,
l’échelle Jordan franchit un
mur surplombant
(ci-dessous). Photo de
droite : la dalle qui suit
l’échelle Jordan est aussi
équipée d’une corde fixe.
Discussion, au refuge
Carrel, entre les guides
Vivian Bruchez (à gauche)
et Christophe Dumarest.
Propriété des guides
de Breuil, ce refuge n’est
pas gardé : il faut monter
ses vivres et surtout son
eau ! Sur la terrasse du
refuge, les alpinistes
chaussent les crampons
avant de gagner le pied de
la Grande Tour (en bas).
Difficile d’imaginer la fragile caravane de pionniers
évoluant seule, avec l’équipement d’époque
et sans cordes fixes ni échelles à demeure.
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dossier
le cervin
ses clients. Le guide italien mourut d’épuisement
exactement à l’endroit où fut érigée la Croix.
Sans être habités par les vestiges du passé et les
conquêtes du siècle dernier, nous ne pouvons
pas approcher le Cervin sans que ceux-ci nous
rattrapent. Ici, le caillou est plus lourd qu’ailleurs,
chargé d’une histoire qui resurgit au détour de
chacune des vires. C’est la montagne des superlatifs,
celle où le grand Gaston Rébuffat, en la décrivant,
forgea à jamais son style narratif si lyrique.
le refuge carrel, un nid d’aigle Pour l’instant, nous n’y voyons goutte, l’apparition
de Carrel a laissé place à un brouillard épais
qui nous bouche l’entrée du couloir Whymper.
D’improbables cairns nous induisent en erreur.
Le col du Lion est sur notre gauche, je décide de
bifurquer afin de rattraper l’itinéraire original.
Nous ne sommes pas encore au pied de l’arête
proprement dite, ni même encore au refuge Carrel,
que l’ascension a déjà commencé.
Au fur et à mesure de notre progression, nous
délaissons le socle et les couches sédimentaires d’un
océan disparu, au profit d’un gneiss continental
garder, depuis sa construction en 1969, son côté
chaleureux. Le succès international de ce sommet
qui ne ressemble à aucun autre, associé à l’absence
de gardiennage, impose aux guides présents, en
plus d’un sérieux coup de balai, un petit rappel
des devoirs concernant la participation aux frais
de fonctionnement, car matelas, couvertures et
gaz sont à disposition en échange d’une modeste
participation, trop souvent éludée par certaines
cordées. La soirée au refuge est paisible, en face
de nous la dent Blanche s’éteint par le bas. Les
visages d’alpinistes, réveillés pour les besoins de
la course en pleine nuit, racontent beaucoup de
choses. On y retrouve dans les premiers instants de
l’étonnement, puis une résignation encore pleine
de sommeil. Souvent, le regard inquiet, la « victime
» a du mal à remettre dans l’ordre les motivations
qui l’ont poussé à se faire sortir du lit en pleine
nuit, pour s’attaquer dans un froid mordant, à
une escalade vertigineuse de plus de 800 m. Sous
l’impulsion du guide, la conversation intérieure
tourne court, au profit de l’action et de l’efficacité.
Les premières cordes fixes disposées à la sortie du
refuge ont d’ailleurs été baptisées cordes du « réveil
». Elles remplissent
parfaitement leur
office. À la lueur de
notre frontale, qui
nous propose un
éclairage plus que
partiel du monde
qui nous entoure,
nous commençons
véritablement l’ascension. Les mouvements
s’enchaînent ; le corps se réchauffe ; chaque pas
vers l’inconnu nous rapproche du sommet et nous
éloigne des hommes d’en bas. Dans ces terrains
qui alternent entre courts passages d’escalade,
de désescalade et autres traversées scabreuses et
exposées, la concentration du guide est totale. Je
garde à l’esprit que le Cervin a déjà prélevé plus
de 500 vies !
Sortir du lit en pleine nuit pour s’attaquer, dans
un froid mordant, à une escalade vertigineuse
de 800 m ? Le guide doit donner l’impulsion...
Alors que les
premiers lueurs
du jour éclairent
la Dent d’Hérens
(4 171 m) et les
Grandes Murailles,
Christian Arrault
(le client guidé
par Christophe
Dumarest)
escalade le fil de
l’arête du versant
italien du Cervin.
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venu d’Afrique. De cette confrontation géologique,
vieille de 80 millions d’années, est née l’une des
plus esthétiques montagnes du monde**.
Sous la tête du Lion, au col du même nom, la neige
mouillée fait déjà son apparition, nous mettons les
crampons. Traditionnellement, l’ascension versant
italien est entièrement sèche en été et les « crabes »
absents du sac-à-dos certaines saisons. Là encore, ce
sont bien les conditions qui confèrent son aura à la
montagne et en influencent la prise de décisions. Dès
les premières tractions sur cordes fixes, qui shuntent
de manière artificielle les premières difficultés
réelles, je prends conscience de l’engagement des
pionniers, passés avant nous de manière plus loyale.
L’arrivée au petit nid d’aigle que forme la cabane
Carrel est une vraie récompense et couronne une
véritable petite course d’alpinisme. Perché à même
l’arête à 3 825 m, le refuge, bien que rustique, a su
la lumière glisse sur
les sections mythiques
« Les montagnes s’allument par le haut », disait
Gaspard de la Meije. Cet aphorisme si justement
exprimé se manifeste face à nous sur les hautes
montagnes du Valais. Un lever de soleil tout en
contrastes, à la hauteur du sommet que nous
convoitons. Le cheminement de notre arête se
dossier
a l’assaut
du cervin
le cervin
dessine au fur et à mesure que glisse la lumière
le long du relief, éclairant au passage les sections
mythiques. Elles ont pour noms le vallon des
glaçons, la brèche Giordano, les dalles Crétier, le
mauvais pas, le Rocher des écritures, le linceul,
l’arête du Coq ou encore la cravate… Le tracé est
astucieux et la découverte totale. Au sommet de la
pointe Tyndall***, l’altitude se faire sentir, nous
sommes à 4 241 m. Nous croisons un guide et son
client qui, comme Tyndall, font demi-tour avant
l’impressionnante brèche de « l’Enjambée ». Ce qui
les freine, cette fois-ci, c’est la neige (avec ce froid
automnal et les conditions givrées, l’ascension en
baskets se finirait mal).
À partir de maintenant, nous sommes seuls devant à
tracer. Nous échangeons peu de mots avec Christian,
chacun est à sa place, concentré dans son rôle
respectif. C’est à ce moment-là que le guide doit
être solide – physiquement bien sûr, mais aussi
moralement, pour endosser la responsabilité de la
cordée et motiver son second à repousser ces limites.
C’est le jugement très fin entre encouragements à se
surpasser lorsque c’est nécessaire et bienveillante
pédagogie pour justifier une retraite inévitable, qui
donne, au-delà de l’aura technique, de la consistance
au métier de guide.
ces réflexions, absorbés par l’instant, nous nous
balançons sur notre cheveu d’ange, sans trop nous
poser de questions.Tout à coup, comme sur tous
les sommets pointus, à la faveur d’un dernier
mouvement, l’horizon apparaît. Très vite, face
à nous, la croix sommitale matérialise la fin de
notre progression vers le haut. La cime est étroite ;
il n’y a pas de doute, nous sommes en hautemontagne ! Sur la croix, les inscriptions en latin
de « Zermatt » côté Suisse et de « Valtournenche »
côté italien nous rappellent que nous suivons la
ligne du partage des eaux, qui forme également
la crête frontière. La joie du sommet est d’assez
courte durée car nous imaginons mal comment
réussir à descendre ce que nous avons eu tant de
peine à gravir !
enthousiasme de gamins
Le retour est long et assez laborieux par ce
versant italien très alpin. Christian fait preuve
d’endurance et le guide de patience. L’arrivée à Carrel
marque une étape décisive de la descente, mais ce
n’est qu’au refuge des Abruzzes que la tension se
relâche complètement et que les sourires se figent
de manière durable sur nos visages. Sans nous en
être rendu compte, comme souvent en montagne,
nous rapportons avec
nous un petit morceau
d’éclat de lumière
capté là-haut, dans ces
terrains si inhospitaliers.
Nos regards pétillent.
Un cocktail à base de
vermouth italien finit de
mettre le feu aux poudres, les bulles remontent à la
surface de nos verres en même temps que la pression
retombe. Christian est plus qu’enthousiaste et nous
échappons de peu à une nuit supplémentaire en
altitude. Heureux comme des gamins qui auraient
fait un bon coup, nous quittons la vallée, avec
cette fois-ci le Cervin dans notre dos. À l’entrée du
tunnel, face au mont Blanc qui s’endort, déphasés
par un autre rapport au temps, nous ne sommes
plus complètement certains de ce que nous avons
vécu. Nous savons seulement que nous venons
de vivre une expérience rare, une ascension à
mi-chemin entre mythe et réalité. Tel un sphinx royal, la nuque droite et les pattes
repliées, le Cervin nous impressionne par sa
prestance, en même temps qu’il nous attire à lui.
Sur la crête ou épaule
de la pointe Tyndall,
juste avant la brèche
de l’Enjambée.
La traversée de cette
brèche, à plus de
4 000 m, et surtout
l’ascension de la
pyramide sommitale
du Cervin posèrent
de sérieuses difficultés
aux premiers
ascensionnistes.
Les deux cents derniers mètres sont les plus éprouvants,
les plus athlétiques mais également les plus vertigineux.
Il nous est difficile d’imaginer la fragile caravane
de pionniers, évoluant seule, il y a près de 150 ans,
avec l’équipement d’époque et sans cordes fixes ni
échelles à demeure. Suspendu à l’échelle Jordan, je
crois que c’est bien la première fois que je remonte
une échelle mobile perchée en plein ciel.
balançoire sur cheveu d’ange
Mise à part l’excuse commerciale de pouvoir
emmener certains clients n’ayant pas le niveau
au sommet, cet équipement sur la montagne me
paraît bien discutable. Sommes-nous encore dans
les mêmes contraintes que les guides qui n’avaient
à l’époque pas d’autre choix que de travailler sur
le Gran’Becca pour leur survie ? Loin de toutes
* Cervin, cime exemplaire, de Gaston Rébuffat, éd. Hachette, 1965.
** Émile Argand, 1908. Le Cervin est-il africain ? de Michel
Marthaler, éd. LEP, 2005.
*** du nom du scientifique qui fut stoppé là en 1863. John Tyndall, déjà à cette époque, avait Carrel pour porteur.
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dossier
le cervin
Tout à coup, comme sur tous les sommets pointus,
à la faveur d’un dernier mouvement, l’horizon apparaît.
La croix marque la fin de la progression vers le haut.
Moment fort de l’ascension, la photo-souvenir
devant la croix plantée par les guides de Breuil.
Le point culminant du Cervin se trouve
une centaine de mètres plus haut.
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dossier
le cervin
Te x t e I
philippe bonhè me
Cervin
la montagne d’orgueil
E
Rarement, la conquête d’un grand sommet des Alpes donna
lieu à un tel mano a mano entre deux hommes : le Valdôtain
Jean-Antoine Carrel et l’Anglais Edward Whymper. Le Cervin
fut leur montagne d’orgueil…
dward Whymper et Jean-Antoine Carrel,
c’est l’histoire d’un rendez-vous manqué,
en raison de l’ego surdimensionné de
ces deux personnalités. Le Cervin, « le
plus noble des rochers », comme le surnomma le
poète anglais John Ruskin, était trop petit pour
satisfaire la soif de gloire de ces deux « monstres »
de l’alpinisme. Et pourtant, fait rarissime, 149 ans
après la « première » du Cervin en 1865, l’Histoire
a retenu le nom des deux « co-vainqueurs »,
Whymper et Carrel. Deux raisons à cela. Primo,
trois petits jours à peine séparent la conquête par le
versant suisse de celle du versant italien. Secundo,
les voies découvertes et tracées par chacun de
ces protagonistes sont devenues des classiques
de Breuil, dans le Valtournenche, comprend très
tôt la nécessité de ne pas abandonner aux seuls
étrangers le droit d’inscrire leur nom sur les cimes
vierges de son pays.
Carrel le patriote
Ce sentiment « patriotique » s’explique peut-être
par son passé militaire. En juin 1859, il a participé
à la terrible bataille de Solférino, où la jeune Italie
a acquis sa renaissance par les armes. D’où son
surnom de bersaglier – un corps de l’armée sarde
créé en 1836.
Whymper a tout juste 20 ans lorsqu’il rencontre
pour la première fois, le 28 août 1861, Jean-Antoine
Carrel. Ce dernier mesure 1,60 m – ce qui est plutôt
grand pour les hommes de l’époque –,
il porte moustache et barbiche et arbore
un chapeau militaire décoré de plumes
de coq de bruyère. Dès leur première
rencontre, les deux hommes ne se
comprennent pas... ou plutôt, ils se
comprennent trop bien ! Whymper est
un jeune arrogant ; Carrel est un vieil
orgueilleux – il a onze ans de plus que
l’Anglais. Il ne se laisse pas appâter par quelques
piécettes pour servir les ambitions d’un monsieur
de la ville. Sylvain Jouty, auteur du Roman du
Cervin, raconte : « Déjà, il [Carrel] ne retira pas
son chapeau, ni se leva, se contentant d’un vague
mouvement de la main vers la bordure de son
couvre-chef, considérant Whymper posément,
calmement, des pieds à la tête. » C’est l’employé
qui soupèse l’employeur ! La première question
que Carrel pose à Whymper est : « Qu’avez-vous
fait comme ascensions ? » Réponse de l’intéressé :
Whymper est un jeune arrogant ;
Carrel, un vieil orgueilleux.
Construite dès
1893 sur l’arête
du Lion, la cabane
Louis-Amédée
de Savoie servira
jusqu’en 1968,
avant d’être
remplacée par
la cabane Carrel
aménagée une
dizaine de mètres
en contrebas.
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indémodables, avec toutefois un niveau de difficulté
supérieur, côté italien, par la fameuse arête du
Lion ou cresta del Leone. Si se lancer à l’assaut
des plus hautes cimes des Alpes correspond à l’état
d’esprit de la société britannique en ce milieu du
XIXe siècle – l’Angleterre est alors au faîte de sa
puissance commerciale et militaire –, il n’en est
pas de même pour des paysans vivant d’un peu
d’agriculture et d’élevage, au pied de cimes stériles.
À cette règle, il existe toujours des exceptions.
Et Jean-Antoine Carrel, un chasseur originaire
53
dossier
le cervin
Cet été 1862, le Cervin aurait sans doute été
conquis par l’équipe du professeur irlandais John
Tyndall, si ce dernier n’avait pas commis l’erreur
psychologique d’embaucher Jean-Antoine Carrel
comme simple porteur et d’imposer ses guides
valaisans. Le 27 juillet, la cordée parvient au
sommet de l’épaulement nommé aujourd’hui
le pic Tyndall, à 4 241 m, et est arrêtée par une
brèche profonde : l’Enjambée. « Pensez-vous
qu’il soit raisonnable de continuer ? », demande
Tyndall. Carrel lui répond, faussement respectueux :
« Demandez donc à vos guides. Nous ne sommes
que des porteurs… »
La galerie Carrel
Depuis le pic Tyndall, Jean-Antoine a eu tout
le loisir d’observer la brèche de l’Enjambée et le
ressaut vertical de la Tête du Cervin. Et comme la
conquête d’une grande montagne
est une suite de pages blanches
que l’on remplit au fur et à
mesure que l’on découvre les
passages clés, il ne reste plus
que quelques pages à noircir…
La suite est plus connue. Avec
une cordée de niveau très inégal
constituée dans l’urgence,
Whymper parvient au sommet
du Cervin par l’arête du Hörnli le 14 juillet 1865.
Il s’offre le luxe de narguer Jean-Antoine Carrel en
faisant rouler dans sa direction des pierres depuis
le sommet du Cervin. Ce succès est de courte
durée et endeuillé par une tragédie à la descente
(quatre morts sur une cordée de sept personnes).
Whymper en portera le poids le reste de ses jours.
Piqués au vif, Jean-Antoine Carrel et ses compagnons
– l’abbé Amé Gorret, Jean-Baptiste Bich et JeanAugustin Meynet – sont le 17 juillet à 250 mètres
sous le sommet. Carrel découvre la clé de la
dernière difficulté : il s’engage dans une traversée
ascendante sur une vire neigeuse inclinée à
cinquante degrés – la galerie Carrel. Cette vire
est coupée par un couloir. Amé Gorret et Meynet
se sacrifient et assurent, au bout de leur corde,
Bich et Carrel. Les deux hommes disparaissent
du regard et un quart d’heure plus tard, ils
foulent le sommet. Au bout d’un bâton, flotte
la blouse blanche laissée comme preuve par le
guide chamoniard Michel Croz, tombé lors de la
descente tragique…
Jean-Antoine Carrel fait tout pour écœurer
Whymper : tarif prohibitif, rendez-vous
manqués, ascensions avortées… En 1862, au cours
d’une tentative
solitaire, l’Anglais
Whymper grave
ses initiales
– E.W. Alone –
un peu au-dessus
de celles laissées par
Jean-Antoine Carrel
un an plus tôt !
Jean-Antoine
Carrel (assis) vers
la fin de sa vie.
Il s’éteindra épuisé
au retour du Cervin
à l’âge de 62 ans,
après avoir ramené
sain et sauf
son client.
54
« Le Pelvoux, la plus haute montagne du Dauphiné.
Plus quelques cols. » Jean-Antoine Carrel fait la
moue : « Le Pelvoux ? Connais pas ! » Pendant des
années, Jean-Antoine Carrel va jouer au chat et à la
souris avec l’Anglais. Il tente d’abord de l’écœurer
en lui demandant, pour prix de ses services, un tarif
prohibitif – vingt francs par jour, alors qu’une course
ordinaire coûte de six à dix francs par jour. Au cours
de l’été 1862, lors d’une série de tentatives à l’arête
du Lion, la rouerie de Jean-Antoine Carrel éclate
au grand jour. Whymper a finalement accepté les
conditions posées par le bersaglier. Mais à chaque
fois, bizarrement, les essais (1) tournent court.
Une fois, un porteur tombe subitement malade le
deuxième jour et, dans un bel élan d’empathie,
Carrel décide de stopper là l’ascension. Une autre
fois, il prétexte un « dérangement » du temps – il
neigeote un peu – pour rebrousser chemin. Alors
que la cordée redescend, le soleil se met à briller.
Une troisième fois, Carrel pose carrément un lapin
à Whymper : il a préféré aller chasser la marmotte !
Whymper dépasse alors le stade de la colère et
du dépit. Il comprend que ce diable de Carrel le
mène en bateau…
(1) Entre 1857 et 1865, le Cervin a été le théâtre de 16 tentatives, soit deux par an en moyenne.
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le cervin
contacts
pratique cervin
Société des Guides
du Cervin.
Breuil-Cervinia
(Valtournenche).
Tél. 00 39 0166 948 169
www.guidedelcervino.com.
[email protected]
Tarif arête du Lion :
950 € pour 1 personne. La
prestation comprend le guide,
le repas et l’hébergement en
refuge. Se munir de vivres
pour la nuit au refuge Carrel
(non gardé).
Alpin Center Zematt
(Bergführerbüro).
Zermatt.
Tél. 00 41 27 966 24 60.
www.alpincenter-zermatt.ch.
[email protected]
Tarif arête du Hörnli :
1 070 € pour une personne.
Non compris dans ce prix,
la nuitée au refuge du
Hörnli (155 FS) et la montée
en téléphérique jusqu’à
Schwarzsee. Pour des raisons
de sécurité, les guides de
Zermatt et de Breuil-Cervinia,
ne prennent qu’un seul client
sur leur corde.
56
L’ascension du Cervin
Randonner
L’ascension du Cervin, que ce soit par son versant italien, arête du Lion ,
ou par le versant suisse, arête du Hörnli, n’est pas une petite affaire. Elle
est réservée à des grimpeurs expérimentés et endurants. Tant côté italien
que suisse, c’est une course de rocher avec des passages techniques de
niveau IV, mais très longue : 1 218 mètres de dénivelé entre 3 260 m
(cabane du Hörnli) et 4 478 m pour l’arête suisse du Hörnli ;
1 676 mètres de dénivelé entre 2 802 m (refuge du Duc des Abruzzes)
et 4 478 m pour l’arête du Lion. C’est pour cette raison que l’ascension
par l’arête du Lion s’effectue avec une nuit au refuge-bivouac Carrel
(3 830 m). Même si de nombreuses cordes fixes facilitent les passages
d’escalade les plus difficiles sur l’arête du Lion, l’ascension peut devenir
très délicate en présence de neige et de glace.
Il est possible d’approcher
L’arête du Hörnli : côté Zermatt (Suisse), rendez-vous
le Cervin à pied. Depuis
Breuil-Cervinia, le départ
se fait depuis le golf (1 992 m,
chemin n°11) et rejoint
un sentier qui serpente en
balcon au milieu des alpages
(lieu-dit Crot), à l’altitude de
2 300-2 400 m. Vous êtes au
pied des Grandes Murailles
est donné à la cabane du Hörnli(appelé aussi Matterhornhütte).
Préalablement, le client a emprunté le téléphérique entre Zermatt et
Schwarzsee (2 583 m). De là, vous avez 677 mètres de dénivelé jusqu’aux
refuges du Hörnli (170 llits), constitués d’une cabane (la première
fut construite en 1880 et comptait 17 couchages !) et d’un vieil hôtel
(le Belvédère, construit en 1911). Attention ! La cabane du Hörnli
et l’hôtel Belvédère sont fermés jusqu’en juillet 2015 pour cause
de rénovation complète. La cabane sera entièrement reconstruite et
l’hôtel restructuré, pour porter les capacités d’hébergements à 140 places.
Du Hörnli, l’ascension prend encore 5 à 6 heures sur du rocher friable
(le départ se fait vers 3 h 30 du matin). Des cordes fixes sécurisent
les passages les plus redressés. Pour la descente jusqu’à Schwarzsee,
comptez 5 heures, soit une durée de 10 à 12 heures.
et des glaciers du Mont Tabel
l’ascension par l’arête du Lion exige trois jours : une journée pour monter
de Cervinia (2 000 m) au refuge du Duc des Abruzzes(appelé aussi refuge
de l’Oriondé, 2 802 m) – on peut gagner en altitude en prenant le
téléphérique de Plan Maison –, une journée pour rejoindre le refugebivouac Carrel à 3 835 m – une course en soi –, et une journée pour rallier
le sommet et redescendre ! Le simple temps d’ascension entre Carrel et le
sommet du Cervin – par bonnes conditions – exige 4 à 5 heures.
pour finir à Zermatt. Un
L’arête du Lion : à moins d’être un alpiniste surentraîné,
et du Chérillon, d’où vous
apercevez très bien la Tête
du Lion et l’épaulement du pic
Tyndall (500 m de dénivelé).
Autre manière de découvrir
les différentes faces du
Cervin : en faire le tour. Un
circuit de 6 jours entre Suisse
et Italie, au départ du village
St-Niklaus dans la Mattertal,
parcours réservé aux bons
marcheurs avec des journées
de 7 à 8 heures de marche.
www.allibert-trekking.com
À partir de 765 €.
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