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dossier cervin le plus noble Ce « top-model » alpin, hautement photogénique, exerce depuis cent cinquante ans une fascination sans partage sur les alpinistes du monde entier. Le guide Christophe Dumarest nous emmène sur les traces des pionniers de la conquête du Cervin. rocher d’Europe La face ouest du Cervin, en majesté. À gauche, l’arête de Zmutt ; à droite, l’arête du Lion. 37 dossier Tex te I le cervin C h r i s t o p he du ma r est En exclusivité pour Alpes magazine, notre premier de cordée Christophe Dumarest, alpiniste et guide, nous fait partager son ascension du Cervin par la célèbre arête du Lion. p ho t o s I marc davie t pour alpes magazine ascension du cervin le partage d’un mythe La cordée arrive à l’épaulement de la pointe Tyndall (4 241 m), atteint pour la première fois le 27 juillet 1862. 38 dossier le cervin Il est des sommets pour lesquels l’ascension devient rapidement une évidence, en même temps qu’une poétique nécessité. À l’approche du refuge Carrel ( 3 835 m). En dessous, le célèbre col du Lion (3 581 m) qui commande l’arête du Lion (ci-contre). Des cordes fixes facilitent l’accès à la cabane Carrel (ci-dessus). 40 Entre le refuge du Duc des Abruzzes (2 802 m) et le col du Lion, la cordée passe devant la croix où Jean-Antoine Carrel, de retour du Cervin, rendit son dernier souffle en 1891 (en haut). 41 dossier le cervin P artis dans les nuages et la grisaille côté français, nous débouchons, à l’issue des 11,5 km de cet improbable sésame souterrain du Mont-Blanc, dans un autre monde, celui du soleil et du Val d’Aoste. Pour Christian, avec qui je chemine en montagne depuis de nombreuses années, cela marque le point de départ d’un rêve d’ascension qui a pour nom le Cervin. Nous nous apprêtons à découvrir ensemble l’arête du Lion et le versant sud de ce monument alpin dont je ne connais que l’arête du Hörnli et la face Nord. FACE au colosse Comme à chaque fois en sortant de la pénombre du tunnel, j’essaie de rentabiliser au maximum le peu de temps qui m’est offert pour inspecter furtivement à travers la vitre de la voiture l’état des faces du versant italien du Mont-Blanc et balayer au plus vite de mon regard la Noire de Peuterey, jusqu’à la voie normale des Grandes Jorasses, en passant par les Piliers du Freney. Une fois de plus, le temps qui m’est donné est trop court et tel un gamin privé de son jouet, la nuque à 180°, je tente en vain d’en emporter un morceau. Rappelé à davantage de concentration par la route, la vision du Mont-Blanc retombe aussi vite qu’elle est apparue à mesure que nous nous enfonçons dans le Val d’Aoste. Quelques kilomètres plus bas, l’entrée du Valtournenche est marquée par la sentinelle impressionnante du château de Châtillon. Les J’associe instantanément cette vision à l’émotion ressentie à l’issue de la fameuse route 40, lorsque j’aperçus, pour la première fois il y a sept ans, le Chalten (Fitz Roy) surgissant de nulle part, tel un mirage patagonien. Des sommets pour lesquels l’ascension devient rapidement une évidence, en même temps qu’une poétique nécessité. À l’ombre du monarque, nous quittons rapidement le Breuil – la terre des nombreuses eaux, en patois valtournain –, en direction du refuge des Abruzzes. Le Breuil, rebaptisé Cervinia par Mussolini lors de la période sombre de son règne, est aujourd’hui l’une des stations phares du nord de l’Italie, de même que le point de départ de l’ascension du Cervin. De cette époque fasciste, il est resté le nom de Cervinia et certains vestiges touristiques en béton, aujourd’hui à l’abandon. La neige a éloigné les prétendants Du refuge des Abruzzes, il nous faut quitter l’odeur réconfortante du café et des cappuccinos pour celle plus brute de la roche et des névés. En m’éloignant de cette large bâtisse, j’ai davantage l’impression de quitter une maison habitée par une famille qui pourrait être la mienne, plutôt qu’un dortoir impersonnel, tant l’accueil est hospitalier et chaleureux. Enfin seuls, en pleine montagne, encerclés par les nuages, nous avons peine à nous imaginer sur l’une des voies les plus convoitées de l’arc alpin. La neige, récemment tombée en abondance, a éloigné un certain nombre de prétendants. Je ne mesurerai que plus tard, à la descente, pourquoi les guides valtournains évitent au maximum l’ascension lorsque la montagne est « plâtrée » de neige ; l’aventure n’est plus tout à fait la même ! Au bord du chemin, la croix Carrel, lieu mythique dans l’histoire alpine, nous rappelle à la vigilance. Carrel, premier homme au sommet du Cervin côté italien le 17 juillet 1865, touchant la cime seulement trois jours après la victoire de l’Anglais Whymper côté suisse, finit par y laisser sa vie lors de sa 51e ascension, 25 ans plus tard. La croix marque le point final d’une descente terrible dans la tempête, lors de laquelle il réussit à ramener sains et saufs Ici, le caillou est plus lourd qu’ailleurs, chargé d’une histoire qui resurgit au détour de chacune des vires. Le premier refuge sur l’arête du Lion fut construit en 1893 au pied de la Grande Tour et dédié à LuigiAmedeo di Savoia. Il servit jusqu’en 1968 où le refuge Carrel lui succéda. 42 premiers lacets nous immergent lentement au cœur des Alpes pénnines nichées entre les cols du Grand-Saint-Bernard et du Saint-Gothard. Soudain, à l’issue des derniers virages qui serpentent au cœur du relief, le colosse nous fait face. L’apparition de la « cime exemplaire »*, que cela soit pour la première ou la millième fois, ne peut laisser personne indiffèrent. Face à nous, le Cervin, tel un sphinx royal, la nuque droite et les pattes repliées, nous impressionne par sa prestance, en même temps qu’il nous attire à lui. dossier le cervin Des cordes fixes ou des échelles équipent les passages les plus difficiles entre la cabane Carrel et le sommet du Cervin : dans l’escalade de la Tête du Cervin, l’échelle Jordan franchit un mur surplombant (ci-dessous). Photo de droite : la dalle qui suit l’échelle Jordan est aussi équipée d’une corde fixe. Discussion, au refuge Carrel, entre les guides Vivian Bruchez (à gauche) et Christophe Dumarest. Propriété des guides de Breuil, ce refuge n’est pas gardé : il faut monter ses vivres et surtout son eau ! Sur la terrasse du refuge, les alpinistes chaussent les crampons avant de gagner le pied de la Grande Tour (en bas). Difficile d’imaginer la fragile caravane de pionniers évoluant seule, avec l’équipement d’époque et sans cordes fixes ni échelles à demeure. 45 dossier le cervin ses clients. Le guide italien mourut d’épuisement exactement à l’endroit où fut érigée la Croix. Sans être habités par les vestiges du passé et les conquêtes du siècle dernier, nous ne pouvons pas approcher le Cervin sans que ceux-ci nous rattrapent. Ici, le caillou est plus lourd qu’ailleurs, chargé d’une histoire qui resurgit au détour de chacune des vires. C’est la montagne des superlatifs, celle où le grand Gaston Rébuffat, en la décrivant, forgea à jamais son style narratif si lyrique. le refuge carrel, un nid d’aigle Pour l’instant, nous n’y voyons goutte, l’apparition de Carrel a laissé place à un brouillard épais qui nous bouche l’entrée du couloir Whymper. D’improbables cairns nous induisent en erreur. Le col du Lion est sur notre gauche, je décide de bifurquer afin de rattraper l’itinéraire original. Nous ne sommes pas encore au pied de l’arête proprement dite, ni même encore au refuge Carrel, que l’ascension a déjà commencé. Au fur et à mesure de notre progression, nous délaissons le socle et les couches sédimentaires d’un océan disparu, au profit d’un gneiss continental garder, depuis sa construction en 1969, son côté chaleureux. Le succès international de ce sommet qui ne ressemble à aucun autre, associé à l’absence de gardiennage, impose aux guides présents, en plus d’un sérieux coup de balai, un petit rappel des devoirs concernant la participation aux frais de fonctionnement, car matelas, couvertures et gaz sont à disposition en échange d’une modeste participation, trop souvent éludée par certaines cordées. La soirée au refuge est paisible, en face de nous la dent Blanche s’éteint par le bas. Les visages d’alpinistes, réveillés pour les besoins de la course en pleine nuit, racontent beaucoup de choses. On y retrouve dans les premiers instants de l’étonnement, puis une résignation encore pleine de sommeil. Souvent, le regard inquiet, la « victime » a du mal à remettre dans l’ordre les motivations qui l’ont poussé à se faire sortir du lit en pleine nuit, pour s’attaquer dans un froid mordant, à une escalade vertigineuse de plus de 800 m. Sous l’impulsion du guide, la conversation intérieure tourne court, au profit de l’action et de l’efficacité. Les premières cordes fixes disposées à la sortie du refuge ont d’ailleurs été baptisées cordes du « réveil ». Elles remplissent parfaitement leur office. À la lueur de notre frontale, qui nous propose un éclairage plus que partiel du monde qui nous entoure, nous commençons véritablement l’ascension. Les mouvements s’enchaînent ; le corps se réchauffe ; chaque pas vers l’inconnu nous rapproche du sommet et nous éloigne des hommes d’en bas. Dans ces terrains qui alternent entre courts passages d’escalade, de désescalade et autres traversées scabreuses et exposées, la concentration du guide est totale. Je garde à l’esprit que le Cervin a déjà prélevé plus de 500 vies ! Sortir du lit en pleine nuit pour s’attaquer, dans un froid mordant, à une escalade vertigineuse de 800 m ? Le guide doit donner l’impulsion... Alors que les premiers lueurs du jour éclairent la Dent d’Hérens (4 171 m) et les Grandes Murailles, Christian Arrault (le client guidé par Christophe Dumarest) escalade le fil de l’arête du versant italien du Cervin. 46 venu d’Afrique. De cette confrontation géologique, vieille de 80 millions d’années, est née l’une des plus esthétiques montagnes du monde**. Sous la tête du Lion, au col du même nom, la neige mouillée fait déjà son apparition, nous mettons les crampons. Traditionnellement, l’ascension versant italien est entièrement sèche en été et les « crabes » absents du sac-à-dos certaines saisons. Là encore, ce sont bien les conditions qui confèrent son aura à la montagne et en influencent la prise de décisions. Dès les premières tractions sur cordes fixes, qui shuntent de manière artificielle les premières difficultés réelles, je prends conscience de l’engagement des pionniers, passés avant nous de manière plus loyale. L’arrivée au petit nid d’aigle que forme la cabane Carrel est une vraie récompense et couronne une véritable petite course d’alpinisme. Perché à même l’arête à 3 825 m, le refuge, bien que rustique, a su la lumière glisse sur les sections mythiques « Les montagnes s’allument par le haut », disait Gaspard de la Meije. Cet aphorisme si justement exprimé se manifeste face à nous sur les hautes montagnes du Valais. Un lever de soleil tout en contrastes, à la hauteur du sommet que nous convoitons. Le cheminement de notre arête se dossier a l’assaut du cervin le cervin dessine au fur et à mesure que glisse la lumière le long du relief, éclairant au passage les sections mythiques. Elles ont pour noms le vallon des glaçons, la brèche Giordano, les dalles Crétier, le mauvais pas, le Rocher des écritures, le linceul, l’arête du Coq ou encore la cravate… Le tracé est astucieux et la découverte totale. Au sommet de la pointe Tyndall***, l’altitude se faire sentir, nous sommes à 4 241 m. Nous croisons un guide et son client qui, comme Tyndall, font demi-tour avant l’impressionnante brèche de « l’Enjambée ». Ce qui les freine, cette fois-ci, c’est la neige (avec ce froid automnal et les conditions givrées, l’ascension en baskets se finirait mal). À partir de maintenant, nous sommes seuls devant à tracer. Nous échangeons peu de mots avec Christian, chacun est à sa place, concentré dans son rôle respectif. C’est à ce moment-là que le guide doit être solide – physiquement bien sûr, mais aussi moralement, pour endosser la responsabilité de la cordée et motiver son second à repousser ces limites. C’est le jugement très fin entre encouragements à se surpasser lorsque c’est nécessaire et bienveillante pédagogie pour justifier une retraite inévitable, qui donne, au-delà de l’aura technique, de la consistance au métier de guide. ces réflexions, absorbés par l’instant, nous nous balançons sur notre cheveu d’ange, sans trop nous poser de questions.Tout à coup, comme sur tous les sommets pointus, à la faveur d’un dernier mouvement, l’horizon apparaît. Très vite, face à nous, la croix sommitale matérialise la fin de notre progression vers le haut. La cime est étroite ; il n’y a pas de doute, nous sommes en hautemontagne ! Sur la croix, les inscriptions en latin de « Zermatt » côté Suisse et de « Valtournenche » côté italien nous rappellent que nous suivons la ligne du partage des eaux, qui forme également la crête frontière. La joie du sommet est d’assez courte durée car nous imaginons mal comment réussir à descendre ce que nous avons eu tant de peine à gravir ! enthousiasme de gamins Le retour est long et assez laborieux par ce versant italien très alpin. Christian fait preuve d’endurance et le guide de patience. L’arrivée à Carrel marque une étape décisive de la descente, mais ce n’est qu’au refuge des Abruzzes que la tension se relâche complètement et que les sourires se figent de manière durable sur nos visages. Sans nous en être rendu compte, comme souvent en montagne, nous rapportons avec nous un petit morceau d’éclat de lumière capté là-haut, dans ces terrains si inhospitaliers. Nos regards pétillent. Un cocktail à base de vermouth italien finit de mettre le feu aux poudres, les bulles remontent à la surface de nos verres en même temps que la pression retombe. Christian est plus qu’enthousiaste et nous échappons de peu à une nuit supplémentaire en altitude. Heureux comme des gamins qui auraient fait un bon coup, nous quittons la vallée, avec cette fois-ci le Cervin dans notre dos. À l’entrée du tunnel, face au mont Blanc qui s’endort, déphasés par un autre rapport au temps, nous ne sommes plus complètement certains de ce que nous avons vécu. Nous savons seulement que nous venons de vivre une expérience rare, une ascension à mi-chemin entre mythe et réalité. Tel un sphinx royal, la nuque droite et les pattes repliées, le Cervin nous impressionne par sa prestance, en même temps qu’il nous attire à lui. Sur la crête ou épaule de la pointe Tyndall, juste avant la brèche de l’Enjambée. La traversée de cette brèche, à plus de 4 000 m, et surtout l’ascension de la pyramide sommitale du Cervin posèrent de sérieuses difficultés aux premiers ascensionnistes. Les deux cents derniers mètres sont les plus éprouvants, les plus athlétiques mais également les plus vertigineux. Il nous est difficile d’imaginer la fragile caravane de pionniers, évoluant seule, il y a près de 150 ans, avec l’équipement d’époque et sans cordes fixes ni échelles à demeure. Suspendu à l’échelle Jordan, je crois que c’est bien la première fois que je remonte une échelle mobile perchée en plein ciel. balançoire sur cheveu d’ange Mise à part l’excuse commerciale de pouvoir emmener certains clients n’ayant pas le niveau au sommet, cet équipement sur la montagne me paraît bien discutable. Sommes-nous encore dans les mêmes contraintes que les guides qui n’avaient à l’époque pas d’autre choix que de travailler sur le Gran’Becca pour leur survie ? Loin de toutes * Cervin, cime exemplaire, de Gaston Rébuffat, éd. Hachette, 1965. ** Émile Argand, 1908. Le Cervin est-il africain ? de Michel Marthaler, éd. LEP, 2005. *** du nom du scientifique qui fut stoppé là en 1863. John Tyndall, déjà à cette époque, avait Carrel pour porteur. 49 dossier le cervin Tout à coup, comme sur tous les sommets pointus, à la faveur d’un dernier mouvement, l’horizon apparaît. La croix marque la fin de la progression vers le haut. Moment fort de l’ascension, la photo-souvenir devant la croix plantée par les guides de Breuil. Le point culminant du Cervin se trouve une centaine de mètres plus haut. 50 51 dossier le cervin Te x t e I philippe bonhè me Cervin la montagne d’orgueil E Rarement, la conquête d’un grand sommet des Alpes donna lieu à un tel mano a mano entre deux hommes : le Valdôtain Jean-Antoine Carrel et l’Anglais Edward Whymper. Le Cervin fut leur montagne d’orgueil… dward Whymper et Jean-Antoine Carrel, c’est l’histoire d’un rendez-vous manqué, en raison de l’ego surdimensionné de ces deux personnalités. Le Cervin, « le plus noble des rochers », comme le surnomma le poète anglais John Ruskin, était trop petit pour satisfaire la soif de gloire de ces deux « monstres » de l’alpinisme. Et pourtant, fait rarissime, 149 ans après la « première » du Cervin en 1865, l’Histoire a retenu le nom des deux « co-vainqueurs », Whymper et Carrel. Deux raisons à cela. Primo, trois petits jours à peine séparent la conquête par le versant suisse de celle du versant italien. Secundo, les voies découvertes et tracées par chacun de ces protagonistes sont devenues des classiques de Breuil, dans le Valtournenche, comprend très tôt la nécessité de ne pas abandonner aux seuls étrangers le droit d’inscrire leur nom sur les cimes vierges de son pays. Carrel le patriote Ce sentiment « patriotique » s’explique peut-être par son passé militaire. En juin 1859, il a participé à la terrible bataille de Solférino, où la jeune Italie a acquis sa renaissance par les armes. D’où son surnom de bersaglier – un corps de l’armée sarde créé en 1836. Whymper a tout juste 20 ans lorsqu’il rencontre pour la première fois, le 28 août 1861, Jean-Antoine Carrel. Ce dernier mesure 1,60 m – ce qui est plutôt grand pour les hommes de l’époque –, il porte moustache et barbiche et arbore un chapeau militaire décoré de plumes de coq de bruyère. Dès leur première rencontre, les deux hommes ne se comprennent pas... ou plutôt, ils se comprennent trop bien ! Whymper est un jeune arrogant ; Carrel est un vieil orgueilleux – il a onze ans de plus que l’Anglais. Il ne se laisse pas appâter par quelques piécettes pour servir les ambitions d’un monsieur de la ville. Sylvain Jouty, auteur du Roman du Cervin, raconte : « Déjà, il [Carrel] ne retira pas son chapeau, ni se leva, se contentant d’un vague mouvement de la main vers la bordure de son couvre-chef, considérant Whymper posément, calmement, des pieds à la tête. » C’est l’employé qui soupèse l’employeur ! La première question que Carrel pose à Whymper est : « Qu’avez-vous fait comme ascensions ? » Réponse de l’intéressé : Whymper est un jeune arrogant ; Carrel, un vieil orgueilleux. Construite dès 1893 sur l’arête du Lion, la cabane Louis-Amédée de Savoie servira jusqu’en 1968, avant d’être remplacée par la cabane Carrel aménagée une dizaine de mètres en contrebas. 52 indémodables, avec toutefois un niveau de difficulté supérieur, côté italien, par la fameuse arête du Lion ou cresta del Leone. Si se lancer à l’assaut des plus hautes cimes des Alpes correspond à l’état d’esprit de la société britannique en ce milieu du XIXe siècle – l’Angleterre est alors au faîte de sa puissance commerciale et militaire –, il n’en est pas de même pour des paysans vivant d’un peu d’agriculture et d’élevage, au pied de cimes stériles. À cette règle, il existe toujours des exceptions. Et Jean-Antoine Carrel, un chasseur originaire 53 dossier le cervin Cet été 1862, le Cervin aurait sans doute été conquis par l’équipe du professeur irlandais John Tyndall, si ce dernier n’avait pas commis l’erreur psychologique d’embaucher Jean-Antoine Carrel comme simple porteur et d’imposer ses guides valaisans. Le 27 juillet, la cordée parvient au sommet de l’épaulement nommé aujourd’hui le pic Tyndall, à 4 241 m, et est arrêtée par une brèche profonde : l’Enjambée. « Pensez-vous qu’il soit raisonnable de continuer ? », demande Tyndall. Carrel lui répond, faussement respectueux : « Demandez donc à vos guides. Nous ne sommes que des porteurs… » La galerie Carrel Depuis le pic Tyndall, Jean-Antoine a eu tout le loisir d’observer la brèche de l’Enjambée et le ressaut vertical de la Tête du Cervin. Et comme la conquête d’une grande montagne est une suite de pages blanches que l’on remplit au fur et à mesure que l’on découvre les passages clés, il ne reste plus que quelques pages à noircir… La suite est plus connue. Avec une cordée de niveau très inégal constituée dans l’urgence, Whymper parvient au sommet du Cervin par l’arête du Hörnli le 14 juillet 1865. Il s’offre le luxe de narguer Jean-Antoine Carrel en faisant rouler dans sa direction des pierres depuis le sommet du Cervin. Ce succès est de courte durée et endeuillé par une tragédie à la descente (quatre morts sur une cordée de sept personnes). Whymper en portera le poids le reste de ses jours. Piqués au vif, Jean-Antoine Carrel et ses compagnons – l’abbé Amé Gorret, Jean-Baptiste Bich et JeanAugustin Meynet – sont le 17 juillet à 250 mètres sous le sommet. Carrel découvre la clé de la dernière difficulté : il s’engage dans une traversée ascendante sur une vire neigeuse inclinée à cinquante degrés – la galerie Carrel. Cette vire est coupée par un couloir. Amé Gorret et Meynet se sacrifient et assurent, au bout de leur corde, Bich et Carrel. Les deux hommes disparaissent du regard et un quart d’heure plus tard, ils foulent le sommet. Au bout d’un bâton, flotte la blouse blanche laissée comme preuve par le guide chamoniard Michel Croz, tombé lors de la descente tragique… Jean-Antoine Carrel fait tout pour écœurer Whymper : tarif prohibitif, rendez-vous manqués, ascensions avortées… En 1862, au cours d’une tentative solitaire, l’Anglais Whymper grave ses initiales – E.W. Alone – un peu au-dessus de celles laissées par Jean-Antoine Carrel un an plus tôt ! Jean-Antoine Carrel (assis) vers la fin de sa vie. Il s’éteindra épuisé au retour du Cervin à l’âge de 62 ans, après avoir ramené sain et sauf son client. 54 « Le Pelvoux, la plus haute montagne du Dauphiné. Plus quelques cols. » Jean-Antoine Carrel fait la moue : « Le Pelvoux ? Connais pas ! » Pendant des années, Jean-Antoine Carrel va jouer au chat et à la souris avec l’Anglais. Il tente d’abord de l’écœurer en lui demandant, pour prix de ses services, un tarif prohibitif – vingt francs par jour, alors qu’une course ordinaire coûte de six à dix francs par jour. Au cours de l’été 1862, lors d’une série de tentatives à l’arête du Lion, la rouerie de Jean-Antoine Carrel éclate au grand jour. Whymper a finalement accepté les conditions posées par le bersaglier. Mais à chaque fois, bizarrement, les essais (1) tournent court. Une fois, un porteur tombe subitement malade le deuxième jour et, dans un bel élan d’empathie, Carrel décide de stopper là l’ascension. Une autre fois, il prétexte un « dérangement » du temps – il neigeote un peu – pour rebrousser chemin. Alors que la cordée redescend, le soleil se met à briller. Une troisième fois, Carrel pose carrément un lapin à Whymper : il a préféré aller chasser la marmotte ! Whymper dépasse alors le stade de la colère et du dépit. Il comprend que ce diable de Carrel le mène en bateau… (1) Entre 1857 et 1865, le Cervin a été le théâtre de 16 tentatives, soit deux par an en moyenne. 55 le cervin contacts pratique cervin Société des Guides du Cervin. Breuil-Cervinia (Valtournenche). Tél. 00 39 0166 948 169 www.guidedelcervino.com. [email protected] Tarif arête du Lion : 950 € pour 1 personne. La prestation comprend le guide, le repas et l’hébergement en refuge. Se munir de vivres pour la nuit au refuge Carrel (non gardé). Alpin Center Zematt (Bergführerbüro). Zermatt. Tél. 00 41 27 966 24 60. www.alpincenter-zermatt.ch. [email protected] Tarif arête du Hörnli : 1 070 € pour une personne. Non compris dans ce prix, la nuitée au refuge du Hörnli (155 FS) et la montée en téléphérique jusqu’à Schwarzsee. Pour des raisons de sécurité, les guides de Zermatt et de Breuil-Cervinia, ne prennent qu’un seul client sur leur corde. 56 L’ascension du Cervin Randonner L’ascension du Cervin, que ce soit par son versant italien, arête du Lion , ou par le versant suisse, arête du Hörnli, n’est pas une petite affaire. Elle est réservée à des grimpeurs expérimentés et endurants. Tant côté italien que suisse, c’est une course de rocher avec des passages techniques de niveau IV, mais très longue : 1 218 mètres de dénivelé entre 3 260 m (cabane du Hörnli) et 4 478 m pour l’arête suisse du Hörnli ; 1 676 mètres de dénivelé entre 2 802 m (refuge du Duc des Abruzzes) et 4 478 m pour l’arête du Lion. C’est pour cette raison que l’ascension par l’arête du Lion s’effectue avec une nuit au refuge-bivouac Carrel (3 830 m). Même si de nombreuses cordes fixes facilitent les passages d’escalade les plus difficiles sur l’arête du Lion, l’ascension peut devenir très délicate en présence de neige et de glace. Il est possible d’approcher L’arête du Hörnli : côté Zermatt (Suisse), rendez-vous le Cervin à pied. Depuis Breuil-Cervinia, le départ se fait depuis le golf (1 992 m, chemin n°11) et rejoint un sentier qui serpente en balcon au milieu des alpages (lieu-dit Crot), à l’altitude de 2 300-2 400 m. Vous êtes au pied des Grandes Murailles est donné à la cabane du Hörnli(appelé aussi Matterhornhütte). Préalablement, le client a emprunté le téléphérique entre Zermatt et Schwarzsee (2 583 m). De là, vous avez 677 mètres de dénivelé jusqu’aux refuges du Hörnli (170 llits), constitués d’une cabane (la première fut construite en 1880 et comptait 17 couchages !) et d’un vieil hôtel (le Belvédère, construit en 1911). Attention ! La cabane du Hörnli et l’hôtel Belvédère sont fermés jusqu’en juillet 2015 pour cause de rénovation complète. La cabane sera entièrement reconstruite et l’hôtel restructuré, pour porter les capacités d’hébergements à 140 places. Du Hörnli, l’ascension prend encore 5 à 6 heures sur du rocher friable (le départ se fait vers 3 h 30 du matin). Des cordes fixes sécurisent les passages les plus redressés. Pour la descente jusqu’à Schwarzsee, comptez 5 heures, soit une durée de 10 à 12 heures. et des glaciers du Mont Tabel l’ascension par l’arête du Lion exige trois jours : une journée pour monter de Cervinia (2 000 m) au refuge du Duc des Abruzzes(appelé aussi refuge de l’Oriondé, 2 802 m) – on peut gagner en altitude en prenant le téléphérique de Plan Maison –, une journée pour rejoindre le refugebivouac Carrel à 3 835 m – une course en soi –, et une journée pour rallier le sommet et redescendre ! Le simple temps d’ascension entre Carrel et le sommet du Cervin – par bonnes conditions – exige 4 à 5 heures. pour finir à Zermatt. Un L’arête du Lion : à moins d’être un alpiniste surentraîné, et du Chérillon, d’où vous apercevez très bien la Tête du Lion et l’épaulement du pic Tyndall (500 m de dénivelé). Autre manière de découvrir les différentes faces du Cervin : en faire le tour. Un circuit de 6 jours entre Suisse et Italie, au départ du village St-Niklaus dans la Mattertal, parcours réservé aux bons marcheurs avec des journées de 7 à 8 heures de marche. www.allibert-trekking.com À partir de 765 €. PUB