La tectonique en Provence - Association des Anciens et des Amis

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La tectonique en Provence - Association des Anciens et des Amis
48 • Aspects de la vie scientifique et culturelle dans la région
L’évolution des concepts sur la tectonique de la Provence
(1830-2014). Autochtonie vs allochtonie des structures
Conférence de Jean Philip, Professeur émérite à l’université d’Aix Marseille, le 13 février 2013
La complexité des structures tectoniques de la Provence explique
en grande partie les nombreuses controverses sur leur mode de
formation, qui ont eu lieu depuis la fin du XIXe siècle. Un ouvrage
(J. Philip, 2012) consacré à l’exploration géologique de la Provence,
du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, en a détaillé les principales péripéties. Ce sont ces controverses (non entièrement éteintes), que
J. Philip évoque dans cet exposé, en rappelant les différentes théories ou concepts qui ont été discutés, souvent de manière passionnée, et en faisant revivre aussi les acteurs de ce débat scientifique
de premier plan.
Les premières interprétations tectoniques sérieuses se situent aux
alentours des années 1830 avec les travaux de Philippe Matheron,
Henri Coquand, Elie de Beaumont, Henri de Villeneuve Flayosc.
incluant un déchiffrage stratigraphique des couches qui constituent
ces massifs et une cartographie des terrains à une échelle toutefois
encore assez grande, sur des supports cartographiques médiocres,
qui ne permettent pas une grande précision de tracé des contours
des assises géologiques.
En deux publications brillantes et impérissables : 1884, sur le
massif emblématique de la Sainte-Baume, et 1887 sur les collines
du Beausset, Marcel Bertrand (1847-1907) va montrer que les
phénomènes de renversement des couches et de recouvrement
ne sont pas des accidents locaux négligeables, mais constituent
véritablement la trame de la structure des massifs provençaux.
La notion de déplacement latéral, de déformation tangentielle des
couches, sans toutefois qu’elles soient coupées de leurs racines,
Fig. 1- Carte géologique des Bouches-du-Rhône par Philippe Matheron (1839)
Les explications que fournissent ces auteurs ne sont pas le fruit
de pures spéculations mais d’un travail véritablement scientifique,
Rayonnement du CNRS n° 65 - automne 2014
prend donc le pas sur les mouvements verticaux auxquels faisaient
appel les auteurs antérieurs.
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Bertrand développe donc un concept nouveau, qu’il abandonnera
d’ailleurs quelques années plus tard, celui de « plis couchés ». C’est
une révolution conceptuelle qui va se montrer d’une extraordinaire
fécondité dans le déchiffrement tectonique des massifs provençaux
par M. Bertrand et ses disciples (Collot et Zürcher notamment),
malgré certaines contestations comme celles d’Eugène Fournier
(1871-1941) .
D’autre part, Haug va collaborer avec un autre adepte du concept
d’allochtonie : Léon Bertrand (1869-1947) qui, lui, effectue des
levés sur la Basse-Provence orientale (chaînons de Draguignan)
où avait auparavant œuvré Philippe Zürcher. Haug va confirmer
les interprétations de Marcel Bertrand sur la structure de la BasseProvence. Mais il va aller au-delà de ce dernier en étendant le
régime des nappes à toute la Basse-Provence orientale.
Fig. 2- Coupe du chevauchement du Vieux Beausset par Marcel Bertrand (1887).
C’est en 1900, à l’occasion du Congrès géologique international
de Paris que Bertrand va franchir le pas décisif de l’interprétation
allochtoniste, en admettant l’existence en Basse-Provence de
deux grandes nappes de charriage : celle du Beausset et celle de
la Sainte-Baume, décollées sur une masse de Trias qui apparaît,
selon lui, en semelle de nappe en certains endroits (Huveaune,
Signes) et reposant sur un domaine autochtone. L’amplitude du
charriage serait, selon Bertrand, d’une quarantaine de kilomètres.
Le concept allochtoniste prévaut en Provence jusqu’en 1932.
Après la mort de M. Bertrand, Emile Haug (1861-1927) prend
assez vite le relais. Ce dernier, géologue alpin par excellence (thèse
sur les chaînes subalpines de Digne), compagnon de Bertrand dans
les Alpes, va mettre ses pas dans ceux du Maître de la tectonique
française. Haug va utiliser les excellents fonds topographiques
à 1/10.000 et 1/20.000 de l’état-major pour dresser les cartes
à 1/50.000 d’Aubagne, Toulon, la Ciotat. Autant dire qu’il va se
confronter aux travaux de Bertrand sur la Basse-Provence et tester
les interprétations de ce dernier sur des relevés cartographiques
bien plus précis que les 80.000e.
De 1932 aux années 1960 se déroule la période autochtoniste
qui se caractérise par la négation des nappes de charriage en
Provence. L’interprétation autochtoniste de la Provence est incarnée par Georges Denizot (1889-1979) et Georges Corroy (18951981). Bien qu’ils s’en soient défendus, les autochtonistes furent
les héritiers d’Eugène Fournier. Cependant, cet héritage régional
ne fut pas le seul à les inspirer. La description des dômes de sel
dans de nombreuses régions du monde, et notamment en Afrique
du Nord, leur donna l’occasion de s’interroger sur un possible comportement diapirique du Trias lié aux chevauchements provençaux.
Les idées d’autochtonie des structures provençales furent aussi
nourries par les travaux des géologues pyrénéens qui, sous la
houlette de Charles Jacob (1878-1962) minimisèrent l’importance
des déplacements tangentiels dans la chaîne pyrénéenne. Corroy
fit jouer au Trias un rôle essentiellement diapirique, celui-ci pouvant
percer sa couverture et en entraîner des « copeaux », ou donner
des « plis anticlinaux faillés en champignons », les synclinaux
formant souvent alors dans le détail des plis « en blague à tabac ».
Selon Corroy, le socle peut aussi être écaillé et enraciné. La nappe
Fig. 3- Esquisse structurale de la Basse-Provence occidentale d’après G. Corroy et G. Denizot (1943).
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de Sicié de Zürcher ne sera pas retenue par C. Gouvernet (19081975), élève de Corroy, qui enracinera les massifs paléozoïques
nord-toulonnais.
L’abbé Albert Félix de Lapparent, (1905-1975) entreprit, dès
1932, l’étude des régions situées entre le Var et la Durance.
S’appuyant sur une analyse stratigraphique et cartographique précise de cette région complexe, Lapparent (1938) modèrera l’excès
des interprétations nappistes et établira la structure réelle de la
Basse-Provence orientale, caractérisée par « des chevauchements
montrant un enracinement brusque à leurs extrémités et un développement assez considérable au milieu ». Guy Mennessier (19281985), élève de A.F. de Lapparent devait par la suite confirmer les
travaux de ce dernier et effectuer une cartographie très minutieuse
des plis de la Basse-Provence orientale.
Sud Provençal, une grande unité structurale qui est le pendant du
Chevauchement nord-toulonnais décrit par Bertrand et Haug.
Gérard Guieu (1934-1996) révise dans sa thèse le cadre montagneux de Marseille, s’attachant à une cartographie minutieuse à
1/20.000 ou 1/10.000 des structures. Devant l’évidence des faits
d’allochtonie, il rompt progressivement avec les idées autochtonistes de ses patrons G. Corroy et C. Gouvernet. Il se comporte
aussi en leader d’une École marseillaise où les études stratigraphiques et sédimentologiques vont devenir un auxiliaire précieux
de la tectonique. Grâce à une importante implication sur le terrain
dans le cadre du certificat de Géologie appliquée, il forme de
nombreux élèves. Les cartes et coupes de ses monographies sur
la Nerthe, l’Etoile, l’Olympe-Aurélien, la Sainte-Baume, restent des
modèles structuraux d’une précision non dépassée. Pour Guieu,
les chevauchements provençaux se sont effectués essentiellement
Fig. 4- Coupe structurale du massif de la Sainte-Baume par J.P. Caron, G. Guieu et C. Tempier (1967).
Les conceptions de l’Ecole autochtoniste furent ébranlées par
les observations de Maurice Lugeon, grand géologue alpin, élève
de M. Bertrand, au cours de la Réunion extraordinaire organisée
en 1950 par G. Corroy pour commémorer le cinquantenaire des
Œuvres de M. Bertrand.
A partir des années 1960, plusieurs facteurs vont se conjuguer pour
remettre en question les concepts autochtonistes de la Provence :
facteurs humains, comme le recrutement à l’université d’AixMarseille de jeunes chercheurs à l’esprit indépendant et ouvert et
favorisant le travail d’équipe ; facteurs scientifiques : renouveau
de la stratigraphie, de l’analyse structurale et de la cartographie ;
accélération du programme de la carte géologique sous l’impulsion
de Jean Goguel. Deux figures se détachent dans cette réhabilitation
des idées de Marcel Bertrand : à Paris Jean Aubouin, à Marseille
Gérard Guieu. En 1963, J. Aubouin publie avec G. Mennessier une
synthèse tectonique de la Provence inspirée des travaux de son
maître L. Lutaud, dans laquelle il rétablit les chevauchements de
la Sainte-Baume et d’Allauch, ceux du cap Sicié, mais confirme
l’autochtonie de la bande triasique de l’Huveaune. J. Aubouin et
J. Chorowicz décriront en 1967, sous le nom de Chevauchement
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sous l’effet de la gravité par un décollement principal de la couverture sur le Trias. La couverture peut se déchirer par extension
en arrière des grands chevauchements et mettre à nu le Trias (La
Salette, Huveaune). Les recherches contemporaines sur les structures provençales se caractérisent par la mise en jeu de nouvelles
techniques : les coupes équilibrées et les profils sismiques. C.
Tempier, le premier (1987), se sert des coupes équilibrées pour
évaluer l’amplitude de la contraction de la couverture provençale et
de son socle. D’autres travaux, utilisant ces techniques, se développent plus récemment (1990 à 1993) dans l’analyse structurale
du Luberon, des Alpilles, de la Trévaresse, de la Nerthe, de la
Sainte-Victoire et de l’Etoile. Dans notre exposé, les résultats obtenus par ces études sont confrontés aux données et interprétations
géologiques antérieures acquises par la cartographie des unités
tectoniques provençales.
Source bibliographique : J. PHILIP (2012)- L’exploration géologique de la Provence. Deux siècles et demi de débats et de controverses. Presses des Mines. Histoire, sciences et sociétés. 366 p.,
98 fig., 1 carte h.t.