Marc-Edouard Nabe, itinéraire d`un enfant maudit
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Marc-Edouard Nabe, itinéraire d`un enfant maudit
Marc-Edouard Nabe, itinéraire d’un enfant maudit Écrit par Bertrand de Saint Vincent Samedi, 08 Mai 2010 17:07 Il a surgi, tel un diable de sa boîte, il y a un quart de siècle. Comme le temps passe… C’était un vendredi soir de février 1985. Il était l’un des invités de Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes. A cette époque, l’émission fait la pluie et le beau temps dans le milieu littéraire. Marc-Edouard Nabe a vingt-six ans. Nul ne sait d’où il vient. On apprendra par la suite que son nom est d’emprunt – relatif à sa petite taille – et qu’il est le fils de Marcel Zanini, jazzman farceur qui a distrait la jeunesse du début des années 1970 avec son tube moqueur Tu veux ou tu veux pas. Sur le plateau, Nabe a l’air passé de mode ; déjà. Il arbore un noeud papillon à pois, un costume, des lunettes rondes. On dirait un intellectuel des années 1930, modèle Rebatet. Pas le plus facile à porter. Dans les premières pages de son pamphlet Au régal des vermines, il se présente ainsi : « Je suis un freluquet morbide d’une vingtaine d’années avec l’air burlesque. » On sent des manières hautaines, une morgue de type qui ne se prend pas pour rien. Plus loin il ajoute : « J’ai un mélange de singe grêle et de collégien anglais. Je ressemble à un handicapé physique mal guéri. Les enfants sont 1/3 Marc-Edouard Nabe, itinéraire d’un enfant maudit Écrit par Bertrand de Saint Vincent Samedi, 08 Mai 2010 17:07 persuadés que je suis une marionnette. Les parents cherchent les fils. » La guerre est déclarée. Le petit a du style, veut jouer dans la cour des grands : Céline, Léon Bloy. Celle des imprécateurs. Sa préface est ainsi libellée : « L’impubliable ». En exergue, il a noté ce bout de phrase : « Qui vomit a dîné. » A part ça, il adore le jazz et pratique le dessin humoristique dans les colonnes de Hara-Kiri, hebdomadaire d’extrême gauche. Après le générique de l’émission, au cours de laquelle l’invité ne cache pas son mépris à l’égard de la médiocrité ordinaire – « J’ai la haine totale de l’humanité » – et des ouvrages de ses voisins, le journaliste Georges-Marc Benamou lui flanque un coup de poing ; il l’accuse d’antisémitisme. L’affaire fait du bruit. Nabe est à peine né qu’il est déjà expulsé du ring. Les portes se ferment, les fenêtres claquent sur ses doigts. Il endosse l’habit du paria. Pendant les années qui suivent, il jettera des cailloux contre les fenêtres des bourgeois, piétinant les bonnes manières. Compagnon de route de Philippe Sollers, qui l’abandonnera rapidement, de Jean- Edern Hallier, qui se régale de sa pointe sanguinaire, il participe, en première ligne, au jeu de massacre mené par l’Idiot international. Fasciné par ce personnage qui crie si fort à son propre génie, Jean-Paul Bertrand, propriétaire des éditions du Rocher, le mensualise pour qu’il publie chez lui son Journal intime, torrent détaillé de ses goûts et dégoûts, fourre-tout dans lequel il lâche sa plume sur l’époque, comme des chiens. Tout a une fin. Ignoré par la critique, méprisé par l’intelligentsia, boudé par les libraires, Nabe est lâché par son éditeur. Les poches vides, vingt ans après ses débuts, rédigeant sa préface à la réédition d’Au régal des vermines, il avoue sa défaite : « Je suis un loser, ce qu’on appelle un écrivain à insuccès, un worst-seller… J’ai complètement raté mon destin d’écrivain. » Le mousquetaire embroché jette l’éponge après vingt-six livres : « J’arrête. La société a gagné… Il faut être logique : puisque mes contemporains me considèrent comme mort, je ne dois plus exister à leurs yeux. » Il déclare se consacrer à sa peinture : la Combattante, Christ au sang vert, Moudjahidin afghans, ses toiles exposées ici ou là, sentent toujours la poudre. Pendant les vernissages, son père, vieux trompettiste myope, mitraille les quelques dizaines d’invités présents avec un antique Olympus. On croit Nabe hors jeu, épuisé, à l’image de ses tirages. Il resurgit. En janvier 2010, planqué dans son nouveau bunker, Internet, il édite en sniper son vingthuitième livre, L’homme qui arrêta d’écrire. Cette fois, le système éditorial est dans sa ligne de mire. Dédaignant les mécanismes traditionnels qui se refusent à lui, le rebelle fait lui-même imprimer mille exemplaires de son livre et les vend directement. C’est de « l’anti-édition ». Pas de librairie, pas de journaliste, pas d’éditeur, pas de diffuseur ; pas d’ennemis infiltrés : « Je ne vois pas pourquoi je devrais prélever sur mon travail et ma douleur d’écrire les moyens de rémunérer 2/3 Marc-Edouard Nabe, itinéraire d’un enfant maudit Écrit par Bertrand de Saint Vincent Samedi, 08 Mai 2010 17:07 tout un tas d’imbéciles qui ne me servent à rien »… Après avoir récupéré, à l’issue d’un procès, les droits de ses anciens ouvrages, le vengeur solitaire annonce, par ailleurs, son intention de gérer lui-même son stock. Le calcul est simple : « Au lieu de toucher mes misérables 10 % de droits d’auteur, désormais je serai à 70 %. » Un article de l’Express – vive la presse écrite – lance le bouche-à-oreille. Les ventes frémissent. Miavril, Nabe réunit ses aficionados dans une salle parisienne, près du Châtelet, pour leur annoncer la bonne nouvelle. Debout sur un tonneau, tel un Diogène contemporain, costume blanc, silhouette à la Dustin Hoffman, « l’artiste auteur » annonce triomphalement avoir vendu 3 300 exemplaires de son roman : « La démonstration est faite », claironne- t-il. Il n’a jamais gagné autant d’argent avec un livre. L’homme qui arrêta d’écrire est un pavé de 700 pages ; c’est beaucoup pour un type qui n’écrit plus. Il débute ainsi : « Bon, ben voilà, ça y est, c’est fait. J’ai arrêté d’écrire. » « Le postulat de départ, précise l’auteur, c’est que le type n’écrit pas. Le livre n’est pas écrit, il est pensé ». Le narrateur déambule dans Paris, au côté de son nouvel ami, Jean-Phi, concepteur de jeux vidéo. Le réel, le virtuel, l’ancien, le moderne, tout bourdonne dans sa tête. Nabe promène son stylo, tels une caméra, un micro ou un flingue. Pas un instant de repos, pas de chapitres, pas de blanc. Les dialogues s’enchaînent. C’est du Jack Bauer, héros de Vingt- Quatre heures chrono. La farce est tragique – « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous mes mails » – mais Nabe se repaît du spectacle contemporain : « J’ai choisi mon camp… Il y a plus de vie dans la jeunesse qui a tort que dans la vieillesse qui a raison. » Affligés d’une « coquille » visant à les ridiculiser, les noms des personnages vivants sont écorchés vifs ; les anciens sont épargnés : c’est du Nabe. A lire L’homme qui arrêta d’écrire, de Marc-Edouard Nabe, 700 pages, 28 €.marcedouardnabe.com 3/3