Fête des familles - Intervention de Jean

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Fête des familles - Intervention de Jean
Fête des familles - Intervention de Jean-Marie Petitclerc
Odile Grebille :
Il est considéré comme un expert des questions d'éducation dans les zones sensibles. Connu pour ses
nombreuses conférences et ses ouvrages sur le thème de l'éducation et des actions de prévention, il
dirige actuellement l'association Valdocco qui mène, à Argenteuil et dans le Grand Lyon, des actions
de prévention auprès des enfants et adolescents des quartiers sensibles.
Jean-Marie Petitclerc :
Bonjour à toutes et à tous. Bon dimanche. Vous voyez dans la présentation qui a été faite de
moi-même, je ne suis pas parent, ce n'est pas un scoop, mais voici plus de trente ans que je travaille
comme éducateur. Ce que j'ai appris sur la famille, au delà de ma propre histoire familiale, c'est un
peu de tous ces adolescents que j'ai pu côtoyer. J'insisterai brièvement sur trois axes, puisque le
temps m'est compté.
Tout d'abord, la famille, une réalité aujourd'hui contrastée.
A croire que la famille vit une situation tout à fait paradoxale, jamais elle n'a été autant
investie, jamais elle n'a été autant fragilisée. Je m'explique, dans toutes les enquêtes qui sont
menées, aujourd'hui, même pour nos adolescents, et on sait que parfois la vie en famille n'est pas
toujours si facile, la famille reste ce lieu privilégié d'écoute, ce lieu où on se sent bien, où on peut
parler de tout, ce lieu où l'on n'a pas à défendre l'image de soi. On parle beaucoup, chez les
sociologues, de ces nouvelles familles, familles décomposées, recomposées, homosexuelles. Mais
lorsque je discute avec un adolescent et qu'il parle de la famille, jamais il n'envisage la création d'une
famille recomposée : avoir une aventure, je quitterai, j'aurai un enfant, ensuite je quitterai. Non,
lorsque l'adolescent me parle de son rêve de famille, il s'agit toujours du modèle traditionnel, un
homme et une femme qui se donnent pour la vie et qui vont élever des enfants. Je crois que ce
constat sociologique, que l'on peut effectuer sur ces nouveaux modes familiaux, n'entame pas, au
niveau de la valeur de la famille, la représentation que se font de la famille tous les enfants et les
adolescents. Donc, la famille n'a jamais autant été investie. Elle n'a jamais autant été fragilisée et
nous le savons bien, tous ces divorces, toutes ces ruptures. Une récente enquête montre
l'importance des blessures pour l'enfant, pour l'adolescent de ces ruptures familiales. Ayons bien
conscience que dans notre société, la volonté de banaliser le divorce répond beaucoup plus à un
souhait de déculpabilisation des adultes qu'à une véritable prise en compte des besoins de l'enfant et
de l'adolescent. D'où vient cette fragilisation, il me semble que l'évolution la plus importante de la
famille, depuis la seconde moitié du vingtième siècle, réside dans le primat de l'affectif sur
l'institutionnel. Je crois que c'est cela la grande évolution. Lorsque l'amour paraît un peu moindre,
lorsque les sentiments affectueux ne sont plus aussi développés, alors la soif d'authenticité va
conduire assez facilement à la rupture. Alors que, lorsque j'observe le mode de vie familiale de mes
propres parents, lorsque les sentiments affectueux deviennent un peu moindres, et bien il y avait ce
primat de l'institutionnel, on s'était engagé devant le maire, on s'était engagé à l'Eglise, et il y avait
un peu un primat de l'institutionnel sur l'affectif. Aujourd'hui, ce qui caractérise la famille, c'est le
primat de l'affectif sur l'institutionnel. Ceci est également vrai dans les rapports avec les enfants.
Nous assistons à cette évolution de la famille qui, de plus en plus, a tendance à se considérer comme
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ce petit îlot affectif, qu'on va se préserver, dans une société devenue insécurisante et
concurrentielle, plutôt que comme la cellule de base de la construction sociétale.
Alors je rencontre de plus en plus de parents qui ont énormément de mal à dire non à leur
enfant. Parce que vous savez tous dire non à son ado de seize ans, un soir à 19h, ça vous gâche toute
la soirée. Essayez, ça vous gâche toute la soirée, il va revenir à la charge. Il va lâchement profiter que
vous allez à la salle de bain, pour trouver votre conjoint : maman est d'accord, si toi tu es d'accord.
Vous allez vous chamailler en couple. Vous lui dîtes « à quelle heure tu veux rentrer chéri », la soirée
est sauvée. Et puis, si vous dîtes non à votre gamine de dix ans, elle ne va pas, dans les cinq minutes
qui suivent, sauter dans vos bras, en disant « j'ai les parents les plus chéris du monde ». Elle va dire
« ce n'est pas possible que je sois née dans une famille aussi ringarde ; toutes mes copines, entendez
bien, toutes mes copines ont la chance d'avoir des parents modernes et compréhensifs ; et moi, il a
fallu que je tombe dans cette famille qui ne comprend rien à rien ». Ce n'est pas du tout gratifiant
quand on est parent. Et combien je rencontre de parents, je ne leur jetterai pas la pierre, car il me
semble que c'est le signe d'une vie sociétale pas assez gratifiante, combien je rencontre de parents
qui rêveraient que l'espace familial soit un espace de gratification permanente. Et bien non. La
relation éducative n'est pas continuellement gratifiante. Elle l'est dans la durée. Les jeunes adultes
vont remercier leurs parents d'avoir tenu bon face aux pressions qu'adolescents ils exerçaient sur
eux. Et on voit de jeunes étudiants aller remercier leurs professeurs de lycée pour la sévérité dont ils
ont fait preuve à leur égard. Mais, ne leur demandez pas de faire cette démarche le soir de
l’Assomption, il faut un petit peu plus de temps. Et puis autre évolution, dans ces familles
nombreuses comme il en existait hier, avec un seul poste de télévision et cinq gamins, il y avait
forcément de la socialisation le mercredi soir. Il y en a un qui voulait regarder le foot, le deuxième
voulait regarder le feuilleton, la troisième le documentaire, le quatrième le film d’action et les
parents étaient obligés de trancher. La famille était une instance de socialisation. Dans ces familles à
deux enfants où chaque gamin a son ordinateur dans sa chambre, et les parents ont leur propre télé
dans leur chambre, il n’y a plus du tout de socialisation. Je connais même des familles où il n’y a plus
de tradition de repas familial le soir. Le gamin finit ses devoirs, il va manger, pourquoi attendre la
maman qui donne le bain à la petite sœur. Et monsieur est retenu au travail dans son entreprise,
monsieur fera chauffer son hamburger lorsqu’il rentrera. On ne va pas foutre en l’air toute sa soirée
parce que monsieur est retenu au travail dans son entreprise. Nous assistons donc à une évolution
de la famille moderne qui a tendance à utiliser tous les outils du confort moderne de manière à
apporter une réponse individualisée aux besoins de chaque membre de la fratrie. C’est le gamin qui
choisit ses activités. C’est le gamin qui fait son programme de vacances. C’est parfois même le gamin
qui compose son menu. Alors, tout ceci est peut-être intéressant sur le plan de l’épanouissement
personnel. Globalement, les adolescents d’aujourd’hui sont, sans doute, plus épanouis que je ne
l’étais à leur âge. Mais ceci a des incidences fortes sur la difficulté de l’apprentissage de la
socialisation. Et on s’aperçoit que c’est l’école qui devient le seul lieu où l’on impose une vie de
groupe. Alors, les tensions sont de plus en plus vives. A l’école, vous savez ce qui a changé dans le
rapport à l’école ? Il y a une trentaine d’années, l’enseignant pouvait présupposer que le gamin avait
acquis les règles élémentaires de la vie de groupe avant de franchir le portail de l’école. Aujourd’hui,
tel n’est plus le cas. Donc on sent bien cette évolution avec ce primat de l’affectif et cette moindre
importance accordée à l’institutionnel. Et pourtant c’est bien dans l’institutionnel qu’on va
apprendre à se socialiser.
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Deuxième réflexion, une famille, un lieu pour grandir. Je laisserai donc à mes voisins (MariePaule et Jean-Paul Mordefroid) le soin d’aborder la dimension conjugale de la famille. Je m’arrêterai
surtout sur la fonction éducative. Vous savez, la famille c’est le lieu de la deuxième mise au monde. Il
y a une première mise au monde qui est la naissance, la sortie de l’enfant du ventre de sa mère. Et
puis il y a une deuxième mise au monde qui va être la sortie de la famille pour que le jeune puisse
prendre place dans la société des hommes et des femmes de ce temps. Et la famille c’est ce lieu où
l’on accompagne l’enfant qui grandit. On éduque, et vous savez que le mot éduquer vient du latin ex
ducere conduire hors de, où il s’agit de conduire l’enfant, l’adolescent hors de cet état d’enfance
marqué un peu par la dépendance jusqu’à cet état de sujet capable de s’insérer dans la société des
hommes et des femmes de ce temps. Je ne connais pas de plus belle parabole sur l’éducation que
celle de la petite graine appelée à devenir un grand arbre. Et j’aime ce commentaire de l’Abbé Pierre
qui nous dit finalement qu’il n’y a peut-être que trois catégories d’hommes et de femmes en ce
temps, la première - vous les mettez face à une graine et ils ne voient que la graine, c’est un peu
limité comme perspectives - la deuxième catégorie vous les mettez face à une graine, ils rêvent déjà
à l’arbre et ils voient les oiseaux dans les branches, le drame pour ces grands idéalistes c’est qu’à
force de rêver de l’arbre, il risque de marcher sur la graine et il n’y a plus rien - la troisième catégorie,
ceux qui savent voir, à la fois, la graine et l’arbre, et ceux-là vont être attentifs au terrain. Offrir le
meilleur terrain, pour que la graine puisse devenir un arbre. Merveilleuse définition de l’éducation où
il s’agit pour la famille d’offrir le meilleur terrain à l’enfant, l’adolescent, pour prendre racine dans
l’héritage familial, social, culturel, religieux de son pays et pour éclore à sa nouveauté de sujet. Je
dois vous avouer que j’aime mon époque. Il y a beaucoup de chrétiens qui n’aiment pas leur époque.
Moi l’éducateur que je suis, j’aime mon époque parce que, dans les années cinquante, quand on
parlait du rôle éducatif de la famille, c’était surtout la transmission. Moi, je n’avais pas le droit de
parler à la table de mes grands-parents. Dans les années soixante huit, il y a eu le grand rêve, à la
limite, ce n’était plus la peine de transmettre, les gamins seraient capables de tout réinventer. On l’a
même vu en catéchèse, ce n’était même plus la peine de faire de l’Histoire sainte. On faisait de la
catéchèse à coup de pétales de fleurs, de petits cœurs ‘Jésus t’aime’. Je rencontre parfois, vous
savez, des gens, d’une quarantaine d’années, interrogés un peu sur leur foi par leurs collègues,
lorsque tout leur argumentaire repose sur les petits pétales de marguerite et les petits cœurs, ça ne
tient pas vraiment la route. Alors qu’aujourd’hui, je trouve qu’on arrive à ce sain équilibre en se
disant la famille c’est un lieu pour transmettre, la famille c’est un lieu pour accompagner la
nouveauté ; c'est-à-dire qu’il s’agit de transmettre, non pas pour que l’enfant, l’adolescent nous
imite. Lorsqu’un enseignant enseigne la littérature, ce n’est pas pour que l’enfant copie les œuvres
littéraires, c’est pour qu’il apprenne à écrire. Lorsqu’une économiste enseigne les mécanismes
économiques ce n’est pas, j’ose espérer pour les générations suivantes, pour qu’il reproduise ces
mécanismes que nous avons mis en œuvre, mais bien qu’il puisse s’appuyer sur cet héritage pour en
inventer de nouveaux. Lorsque l’on transmet la foi, ce n’est pas pour que nos enfants, nos
adolescents imitent notre manière de croire, c’est pour qu’ils soient capables d’inventer leur manière
de croire. Donc transmettre et accompagner la nouveauté. Alors en décryptant cette parabole dans
le champ de la famille, je parlerai un peu des trois catégories de parents, c’est un peu caricatural
mais je dois être bref, les trois catégories de parents que je rencontre.
Première catégorie : ceux qui ne voient dans l’enfant que l’enfant tel qu’il est aujourd’hui. Là
on risque de ne pas l’aider à transformer toutes ses potentialités en capacités. Parce que, vous savez,
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nous disons tous que nous aimons voir nos enfants grandir ; mais est-ce fondamentalement vrai ?
Rappelez-vous lorsque votre gamine sort de l’école et se jette dans vos bras, pour vous raconter ses
chagrins de cour de récréation, lorsque huit années plus tard vous allez la surprendre à la sortie du
lycée et qu’elle vous fera signe de la main, « dégage maman ce n’est pas ta place ici ». Elle n’osera
même pas vous embrasser devant les copains. On dit qu’on aime voir ses enfants grandir, cela c’est
ce qu’on dit, mais je ne suis pas sûr que ce soit fondamentalement vrai. C’est tellement gratifiant le
petit enfant qui est capable de vous faire savoir combien vous êtes importants pour lui. Vous savez
nos grands-mères, elles ne se trompaient pas souvent nos grands-mères, définissaient l’adolescence
comme étant l’âge ingrat. L’adolescent est tellement occupé par tout son positionnement face à ses
copains, face à ses copines, face à l’adulte qu’on ne peut pas dire, il y a peut-être quelques
exceptions chez vous, mais qu’on ne peut pas dire que la gratitude soit la qualité première de
l’adolescent. « Ah merci maman de ce que tu fais pour moi ! Ah merci papa ! » Ils ont bien d’autres
qualités. Il y a toujours ce risque de considérer l’enfant dans son statut d’enfant. Et combien je
rencontre dans mon bureau, des enfants qui souffrent me disant « mes parents ne voient pas que je
grandis ». Alors, c’est la messe, le dimanche, papa, maman, grande-sœur, grand-frère, petit-frère,
petite-sœur. Non, non, ils ont envie de se désolidariser, ce n’est plus possible.
Deuxième catégorie de parents, ceux qui voient dans l’enfant le futur adulte. C’est le « passe
ton bac d’abord, la réalité de ce que tu vis comme enfant, ça ne m’intéresse pas. La seule chose qui
m’intéresse, c’est le projet que je fais pour toi ». Car, quel parent n’a pas rêvé en berçant son petit
bébé de bercer Noah, au tennis, Mozart au piano, Balzac en littérature, Marie Curie en physique.
Vous savez, je vois parfois l’emploi du temps de nos chérubins de CM2, le mercredi après-midi, qui
passe de la leçon de piano, au cas où il serait Mozart, à la leçon de tennis, au cas il serait Noah, sans
oublier le cours particulier de physique au cas où il serait Egede. Ils arrivent au caté en retard car ils
arrivent du piano ; ils repartent en avance car ils partent au tennis. Ils ont un peu du mal à se poser,
parfois. En grandissant, l’adolescent risque de ne pas réaliser tout ça. Et être parent, ce n’est pas
vouloir enfermer l’enfant dans le projet que l’on a pour lui, c’est accompagner l’enfant à la naissance
de son propre projet. On parle parfois de la sainte famille. Je ne sais pas s’il y en a beaucoup qui
aurait aimé être à la place de Marie et de Joseph. En fait, il y a un texte qui nous présente Jésus
adolescent, Jésus à l’âge de la puberté. Car il y a une seule année, dans la vie du jeune garçon juif,
l’année de la puberté, où il peut encore soit se considérer comme un enfant et faire le pèlerinage
avec la mère, soit se considérer comme un homme et faire le pèlerinage avec le père. Cela est arrivé
une fois dans sa vie, Jésus profite de cet instant pour faire croire à sa mère qu’il est avec son père,
faire croire à son père qu’il est avec sa mère. Et il se barre. Au départ, pas d’inquiétude, chacun le
pense avec l’autre. Quand ils se retrouvent, c’est la catastrophe, vous imaginez l’engueulade. « Il
n’est pas avec toi », « non je pensais qu’il était avec toi, ce n’est pas possible ». Ils le recherchent. Au
bout de trois jours, ils le retrouvent. Pensez-vous qu’il y ait un seul mot d’excuses de Jésus face à sa
mère ? Joseph dit : « tu vois dans quel état est ta mère ! ». Pas un mot d’excuses, pas un. Jésus dit
« je ne suis pas là pour faire votre projet, je suis là pour répondre à mon projet, ma vocation ». Marie
encaisse et garde tout ça dans son cœur. Voilà, c’est vraiment le rôle de parent, non pas faire en
sorte que l’enfant réalise le projet que l’on fait pour lui, mais l’accompagner à la naissance de son
projet.
Alors, la troisième catégorie de parents qui savent voir dans l’enfant, qui grandit, à la fois
l’enfant tel qu’il est aujourd’hui et l’adulte qu’il va devenir. Il me semble, d’ailleurs, que c’est ce
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double regard qui caractérise l’Evangile : le déjà là et le pas encore là. Tout l’enseignement moral de
l’Eglise est fondé sur ce double regard. On trompe l’homme si on s’arrête au pas encore là ou au déjà
là, l’Eglise nous disant que c’est déjà vrai quelques mois avant la naissance ou quelques jours avant la
mort. Toujours considérer l’homme dans cette dualité du déjà là et du pas encore là. Ce qui va se
traduire par une double attitude pédagogique, à la fois savoir sécuriser, car l’enfant est encore
enfant, savoir responsabiliser car il est appelé à devenir adulte. Il me semble que les deux
caractéristiques de la famille c’est d’apporter ce climat de sécurisation et ce climat de
responsabilisation.
Sécuriser tout d’abord en accueillant l’enfant comme il est, et c’est rassurant pour lui. Ce qui
est terrible, parfois, dans la vie d’adolescent, c’est qu’il se lève un matin, il se regarde dans la glace et
il voit qu’il y a bouton qui est apparu sur le nez. Et il pense que le monde entier a les yeux focalisés
sur le bouton. C’est terrible, alors surtout n’en rajoutez pas. C’est votre fils, c’est votre fille. Sécuriser
c’est aussi apporter un cadre de règles, de limites. Il n’y a rien de plus insécurisant que de grandir
sans cadre. La difficulté la plus importante de ces gamins de onze, treize ans, que je côtoie dans les
quartiers, qui crachent à la figure des enseignants, des policiers, voire même d’un président de la
république lorsqu’il fait campagne, j’étais témoin de cet incident, c’est qu’ils n’ont pas eu la chance
de rencontrer des adultes capables de poser une limite, capables de dire non et capables de s’y tenir.
Autrement dit, le rôle de parents consiste essentiellement à savoir conjuguer amour et loi. C’est la
conjugaison de la fonction maternelle et de la fonction paternelle. Comme dit Freud, chacun est un
petit peu père et un petit peu mère, je parle bien de la fonction. Comme disait si bien Xavier
Thévenot, il n’y a pas d’amour sans loi. Le « aime et fais ce que tu veux », c’est dramatique. Je
connais des enfants qui souffrent de ne pas être assez aimés. J’en connais d’autres qui souffrent
d’être trop aimés, mais trop mal aimés, dans une relation pas assez distanciée, avec la mère qui ne
leur permet pas d’advenir comme sujet. Vous savez que le rôle principal du père (s’il fallait résumer
trois tomes de psychanalyse en une phrase), le rôle principal du père c’est de dire à l’enfant « ta
mère n’est pas à toi, elle est à moi ». C’est essayer de le faire sortir de cette prison de l’amour
maternel qui peut être trop envahissant, puisque l’enfant, au départ, est effectivement sorti du
ventre de la mère. Donc, il n’y a pas d’amour sans loi, et il n’y a pas de loi sans amour. La loi est faite
pour l’homme et non l’homme pour la loi. J’aime dire que l’art d’être parent, c’est l’art de faire
passer le message : « je te dis non parce que je t’aime ; j’en aurai rien à cirer de toi, j’en aurai rien à
cirer de ton avenir, je te laisserai mener toutes les expériences ; si je pose un interdit, si je pose une
limite, c’est bien sûr parce que tu as du prix à mes yeux ». Petit exemple de ma pratique, un jeune de
Laurenfance, le foyer que je dirige, voulait absolument obtenir une autorisation de sortie jusqu’à
trois heures du matin, parce que c’était son anniversaire. On lui rappelle la règle, la rentrée à onze
heures, parfois une tolérance que le directeur donne jusqu’à minuit, mais qu’il est hors de question
qu’il rentre à trois heures du matin. Alors, il commence à s’agiter, et à Laurenfance quand on
commence à s’agiter, on casse beaucoup les carreaux, on agresse les éducateurs, etc. Il atterrit dans
mon bureau avec la même demande, il entre en furie, il veut rentrer à trois heures du matin car c’est
son anniversaire. C’est quoi ma réponse. « Ecoute, imagine un instant, que je te dise : ok, rentre à
trois heures du matin, rentre à six heures même, tu n’as qu’à rentrer demain, ou bien rentre dans
une semaine ; oh bien vas-y rentre dans un mois. Imagine que je te dise cela, tu te dirais mais mon
directeur, il n’en a rien à cirer de moi. Si je te dis tu vas rentrer à minuit, sois content, je te donne
déjà une heure. Je sais ce qu’il se passe dans la cité entre zéro et trois heures du matin, il n’y a plus
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que les dealers. Et je n’ai pas encore tout à fait confiance en tes capacités de dire non aux dealers. Et
comme, en plus, tu n’as pas d’argent, le crédit que tu feras, tu seras obligé de le rembourser en
vendant chez moi. Je te dis cela car je le sais, j’ai déjà des traces. Voilà, si je te dis non, ce n’est pas
pour t’ennuyer, c’est parce que, effectivement, je veux prendre soin de toi. » Donc, la famille est un
lieu où on conjugue amour et loi, c’est cela la sécurisation. Et dans la vie, on apprend aussi à
mémoriser de la réussite. L’homme est ainsi fait qu’il n’est capable d’affronter une difficulté qu’en se
mémorisant une réussite antérieure. C’est du reste fondamental. Votre premier rôle de parent c’est
de faire la fête lorsque le gamin fait ses premiers pas, plonge pour la première fois dans la piscine,
lorsque l’on retire les roues stabilisatrices de son vélo. Chaque fois que vous permettez de
mémoriser la réussite, vous lui permettez de prendre confiance en lui et d’être plus solide, lorsqu’il
s’agira d’affronter les difficultés. Cela, c’est un peu le drame de notre système scolaire en France. La
France est un des pays d’Europe qui dépense le plus pour son éducation, à part le PIB. Et dans le
classement Pisa, on a encore perdu cinq places, on est seizième. Des pays qui dépensent moins que
nous font mieux que nous. Et quand on regarde les pays qui font un peu mieux, c’est souvent la
question du regard sur l’enfant. Dans les pays nordiques, ce qui est important, ce sont les progrès de
l’enfant, ce qu’il sait faire. Alors que chez nous, c’est ce qu’il manque pour atteindre le niveau. Dans
le système, un gamin qui passe de cinquante fautes à dix fautes, en dictée, voit sa note passer de
zéro à zéro. Alors qu’un gamin qui passe de trois fautes à deux fautes, voit sa note passer de
quatorze à seize. C’est bien plus compliqué de passer de cinquante fautes à dix fautes. C’est bien plus
compliqué, mais le système ne le voit pas. On ne voit que l’écart par rapport au niveau. Et on va
toujours se focaliser sur ce qui manque ; alors que l’on sait que tous les systèmes éducatifs, qui se
focalisent sur ce que l’enfant sait faire, sont bien plus performants. C’est la grande leçon de Don
Bosco, vous savez. Le premier entretien avec Barthélémy : tu sais lire, « non », tu sais écrire « non »,
tu sais chanter « non ». Il sait quand-même faire quelque chose ce gamin, tu sais siffler au moins. Et
le gamin sourit, l’entretien peut démarrer. Il n’existe pas de gamin nul. J’aime cette réflexion de
Martin Hirsch : il n’y a que les institutions qui sont nulles dans leur incapacité à repérer les talents
des gamins. Un gamin ne peut pas être nul.
Sécuriser mais aussi responsabiliser. Car on apprend à l’enfant à devenir responsable qu’en
lui permettant d’exercer des responsabilités, de découvrir que droits et devoirs vont de pair. C’est
cela la meilleure éducation à la citoyenneté. Si la famille t’apporte cette sécurité, et bien, tu dois être
partie prenante de l’organisation de la vie familiale. Alors, il ne faut peut-être pas confier les verres
en cristal à un gamin de trois ans, mais il peut déjà mettre les petites cuillères. Je suis étonné de
l’assistanat auquel j’assiste aujourd’hui auprès de tant d’enfants et d’adolescents. Rendre l’enfant
responsable pour sa part de l’organisation de la vie familiale. Ce qui est dure dans la
responsabilisation, c’est que l’on prend un risque. Il n’y a pas de responsabilités sans risques. Et le
drame de notre société, aujourd’hui, c’est que l’on voudrait éduquer à risque zéro. Je connais des
parents qui voudraient que leur enfant fasse de la haute montagne, mais à risque zéro. Ce n’est pas
possible. On peut dire qu’il y a moins de risque de prendre la voiture de l’oncle, mais il y a forcément
un risque. Moi, je fais souvent du bateau. Quand on est dans le golfe de Gascogne, en pleine tempête
avec un équipage de gamins de onze, treize ans, on court un certain risque, même si on sait les
maîtriser, les enfants sont équipés, harnachés, etc. Mais je reçois des lettres fabuleuses de certains
magistrats sur les progrès stupéfiants qui sont faits par l’enfant, par l’adolescent après ce séjour.
Mais, je sais aussi que si, malheureusement un été, je revenais avec un enfant de moins sur le
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bateau, ma tête ferait la une des journaux et je me retrouverais en prison. Bon, je suis religieux et je
l’accepte. Je comprends que certains collègues ne l’acceptent pas ce risque. Alors, l’apprentissage de
la voile, ils seront sur des optimistes, sur un lac qui n’a aucune ride, avec trois canaux à moteur qui se
précipitent dès que le bateau penche. Je ne suis pas bien sûr qu’on apprenne ainsi la vie. Alors bien
sûr, il faut mesurer, c’est cela la difficulté d’être parent. Le pire, sur quoi on débouche, c’est
l’alcoolisation de nos étudiants. Moi, je suis effaré de ce que je vois, pas seulement dans les
quartiers, sur le campus de l’X, sur le campus d’HEC, de l’ESSEC, tous ces adolescents à qui on n’a pas
permis de pouvoir se défier un peu, de pouvoir prendre des risques. Alors, la seule chose qu’ils leur
restent, c’est : « toi tu es capable de boire un quart de litre de whisky, moi je suis capable d’en boire
un demi-litre ». Ils ne se saoulent pas pour la gaieté, ils sont ‘ronds comme des pets’, ils sont
malades. C’est une société qui veut tellement baliser la prise de risques qu’on ne laisse plus aux
jeunes que l’usage de l’alcool et des stupéfiants pour se lancer des défis. Sécuriser, responsabiliser,
vous voyez que ce qui est difficile, et c’est cela l’art d’être parent, c’est que trop de sécurisation nuit
à la responsabilisation, et trop de responsabilisation nuit à la sécurisation. Il s’agit toujours de tenir
les deux. L’image que l’on retient de Don Bosco c’est l’adolescent sur son fil, bien sûr, cela évoque
une part de l’histoire de Don Bosco qui adolescent attirait les enfants. Vous savez que Don Bosco a
été choisi par le pape Jean-Paul II comme maître en éducation. Pour Don Bosco, l’art de l’éducation,
l’art d’être parent, c’est d’être funambule, savoir dire oui, savoir dire non. Si je dis toujours non,
l’enfant n’adviendra pas sujet. Si je dis toujours oui, je ne vais pas l’aider à sortir de la toute
puissance. Savoir sécuriser, savoir responsabiliser. Etre témoin d’amour.
Dernier point, la famille première cellule d’Eglise, comme disait si bien Jean-Paul II, dans sa
lettre aux familles de 1994. Et pourquoi la famille est-elle la première cellule d’Eglise ? Parce qu’au
sein de la famille peut se vivre ce verset de Matthieu : « celui qui accueille un enfant en mon nom,
c’est moi qu’il accueille ». Autrement dit, les parents chrétiens sont invités à développer une relation
à l’enfant qui grandit dans le même registre que la relation à Christ. C’est cela ce que nous dit ce
verset, celui qui accueille un enfant, et chaque famille va accueillir l’enfant, et la famille chrétienne
l’accueille au nom de Dieu. Celui qui accueille un enfant en mon nom, ça c’est vraiment la définition
des parents, c’est moi qu’il accueille. Autrement dit, fonder la relation éducative sur un « je crois en
toi ». Ce dont l’enfant, l’adolescent a le plus besoin c’est d’avoir des parents qui croient en lui. Vous
savez, je rencontre parfois des enfants au bord du suicide, non pas qu’ils n’aient pas été aimés, ils
vivent dans des familles aimantes, non pas qu’ils n’aient pas été aidés, ils ont rencontré des kyrielles
de psy, mais ce qui a manqué c’est la rencontre d’un adulte capable de lui dire : j’ai besoin de toi.
Alors ils se vivent comme des poids, plutôt que comme des chances, et parfois même avec l’idée
dans la tête qu’en se supprimant ils allègeraient l’environnement. Non, je crois en toi. J’espère avec
toi. Ensemble, on va construire un monde plus juste, plus fraternel. Ayons bien conscience que la
source principale du mal être de notre jeunesse, dans notre pays, réside dans le regard négatif que
les adultes portent sur demain. Comment peut-on, quand on est jeune, investir dans l’avenir, si tous
les adultes sont sur le discours : hier c’était beau, aujourd’hui c’est difficile, demain c’est la cata ? La
seule posture c’est le non, on noie tout ce qui bouge.
J’espère. Etre éducateur c’est être témoin d’espérance. Si, effectivement, vous avez eu une
telle confiance en la vie pour faire naître l’enfant, restez cohérent. Il faut que votre discours lui
permette d’investir l’avenir. Alors, lorsque vous vous trouvez entre parents, vous pouvez toujours
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vous rappeler combien l’âge de votre enfance était délicieux. Vous savez chaque génération, c’est
vrai depuis Socrate, a tendance à considérer que la suivante n’a pas été à la hauteur de ce qu’elle a
été. C’est le discours sempiternel de l’adulte. Mais lorsque vous êtes face à l’enfant, permettez-leur
de s’enthousiasmer sur ce monde qu’il découvre.
Et puis je t’aime, je t’aime comme tu es et non pas comme je voudrais que tu sois, c'est-à-dire
comme Christ t’aime. J’aime dire, et je terminerai là-dessus, que faire l’expérience de l’amour en
famille, je crois que c’est aussi vrai entre parents qu’avec les enfants, c’est inévitablement intégrer le
processus de déception. Chaque fois que je prépare des fiancés au mariage, je leur dis toujours : je
crois qu’on n’est pas capable d’aimer vraiment l’autre, sans qu’on ait été déçu par lui. J’utilise le mot
déception, non pas au sens moral, mais dans le sens que l’autre est toujours un peu décalé par
rapport à la représentation que je peux me faire de lui, qui est toujours un peu le miroir de moimême. C’est la grande difficulté de la relation parents/adolescent. On parle souvent d’une crise de la
relation au moment de l’adolescence. La relation parents/adolescent est une relation de double
déception. L’ado est déçu par ses parents. Interrogez un gamin de 7 ans, qui est la plus belle des
femmes : « c’est ma maman ». Quel est le plus débrouillard des hommes : « c’est mon papa à moi ».
Vous l’interrogez à quatorze ans, il commence à dire « maman tu es jolie mais la grande sœur de
mon copain commence à éveiller en moi des choses que tu ne peux pas comprendre. Et puis écoute
papa tu nous as bassinés tous les dimanches midi, depuis que je suis tout petit, avec tes exploits au
tennis, je suis allé te voir jouer. Disons que tu cours bien après la balle, mais de là à te prendre pour
un champion, excuse-moi ». Autrement dit, l’adolescence est une période assez difficile où cet
homme et cette femme qu’on avait placé sur un piédestal de héros pendant l’enfance, voici qu’on les
découvre avec leurs failles et leurs limites. Et puis les parents sont souvent déçus par l’ado. Ils avaient
tellement de projections. On le voyait déjà à Polytechnique, se marier avec la fille du voisin, (cette
amitié qu’ils avaient). Et puis, il n’est pas intéressé par la classe préparatoire, il ramène une fille
qu’on ne connaît pas. Mais c’est parce qu’on est capable d’intégrer ce processus de déception, qu’on
est capable de dire vraiment j’aime. Vous savez la relation d’amour de Dieu et des hommes, c’est
aussi une relation de double déception, Dieu est déçu par l’homme, il y a des pages croustillantes
dans la Bible où Dieu est effaré par l’usage que fait l’homme de sa liberté. Et puis il arrive que
l’homme soit déçu par Dieu. Vous seriez, vous Monsieur, Dieu, il n’y aurait pas eu le tsunami. Je suis
certain que vous n’auriez pas fait cela. Donc, on sent combien le Dieu de Jésus-Christ est un peu
décalé par rapport à ce qu’on appelle le Bon Dieu. Le Bon Dieu est la somme de toutes les projections
que l’on fait sur Dieu. Le Bon Dieu, on n’a pas besoin de le connaître puisqu’on se le fabrique. Par
contre, le Dieu de Jésus Christ c’est toujours une part de mystère. Alors, je dirai que pourquoi la
famille est la première cellule de l’Eglise, parce que la famille est ce lieu où on expérimente cette
relation à l’enfant dans le registre de je crois en toi à la manière dont Christ croit en toi, à la manière
dont j’expérimente que Christ croit en moi. J’espère avec toi à la manière dont Christ espère avec toi,
à la manière dont j’expérimente que Christ espère avec moi. Et je t’aime à la manière dont Christ
t’aime, comme tu es et non comme je voudrais que tu sois, à la manière dont j’expérimente que
Christ m’aime. Merci.
Fête des Familles – 8 mai 2011 – Pastorale des Familles
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