La Peste de Camus Réflexion à partir de trois extraits. Extrait 1 : le

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La Peste de Camus Réflexion à partir de trois extraits. Extrait 1 : le
La Peste de Camus
Réflexion à partir de trois extraits.
Extrait 1 : le discours de Paneloux
Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis, comme s'il
montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de la pluie : « Mes frères, dit-il avec force,
c'est la même chasse mortelle qui court aujourd'hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la
peste, beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé au-dessus de vos toits,
la main droite portant l'épieu rouge à hauteur de sa tête, la main gauche désignant l'une de vos
maisons. À l'instant, peut-être, son doigt se tend vers votre porte, l'épieu résonne sur le bois ; à
l'instant encore, la peste entre chez vous, s'assied dans votre chambre et attend votre retour.
Elle est là, patiente et attentive, assurée comme l'ordre même du monde. Cette main qu'elle
vous tendra, nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine science humaine,
ne peut faire que vous l'évitiez. Et battus sur l'aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés
avec la paille. » Ici, le Père reprit avec plus d'ampleur encore l'image pathétique du fléau. Il
évoqua l'immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se
relevant ensanglantée, éparpillant enfin le sang et la douleur humaine « pour des semailles qui
prépareraient les moissons de la vérité ».
Au bout de sa longue période, le Père Paneloux s'arrêta, les cheveux sur le front, le
corps agité d'un tremblement que ses mains communiquaient à la chaire et reprit, plus
sourdement, mais sur un ton accusateur : « Oui, l'heure est venue de réfléchir. Vous avez cru
qu'il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées. Vous avez
pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle.
Mais Dieu n'est pas tiède. Ces rapports espacés ne suffisaient pas à sa dévorante tendresse. Il
voulait vous voir plus longtemps, c'est sa manière de vous aimer et, à vrai dire, c'est la seule
manière d'aimer. Voilà pourquoi, fatigué d'attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visiter
comme il a visité toutes les villes du péché depuis que les hommes ont une histoire. Vous
savez maintenant ce qu'est le péché, comme l'ont su Caïn et ses fils, ceux d'avant le déluge,
ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et aussi tous les maudits. Et comme tous
ceux-là l'ont fait, c'est un regard neuf que vous portez sur les êtres et sur les choses depuis le
jour où cette ville a refermé ses murs autour de vous et du fléau. Vous savez maintenant et
enfin qu'il faut venir à l'essentiel. »
Un vent humide s'engouffrait à présent sous la nef et les flammes des cierges se
courbèrent en grésillant. Une odeur épaisse de cire, des toux, un éternuement montèrent vers
le Père Paneloux qui, revenant sur son exposé avec une subtilité qui fut très appréciée, reprit
d'une voix calme : « Beaucoup d'entre vous, je le sais, se demandent justement où je veux en
venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous apprendre à vous réjouir, malgré tout ce que
j'ai dit. Le temps n'est plus où des conseils, une main fraternelle étaient les moyens de vous
pousser vers le bien. Aujourd'hui, la vérité est un ordre. Et le chemin du salut, c'est un épieu
rouge qui vous le montre et vous y pousse. C'est ici, mes frères, que se manifeste enfin la
miséricorde divine qui a mis en toute chose le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste et le
salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous montre la voie.
« Il y a bien longtemps, les chrétiens d'Abyssinie voyaient dans la peste un moyen
efficace, d'origine divine, de gagner l'éternité. Ceux qui n'étaient pas atteints s'enroulaient
dans les draps des pestiférés afin de mourir certainement. Sans doute, cette fureur de salut
n'est-elle pas recommandable. Elle marque une précipitation regrettable, bien proche de
l'orgueil. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout ce qui prétend accélérer l'ordre
immuable, qu'il a établi une fois pour toutes, conduit à l'hérésie. Mais, du moins, cet exemple
comporte sa leçon. À nos esprits plus clairvoyants, il fait valoir seulement cette lueur exquise
d'éternité qui gît au fond de toute souffrance. Elle éclaire, cette lueur, les chemins
crépusculaires qui mènent vers la délivrance. Elle manifeste la volonté divine qui, sans
défaillance, transforme le mal en bien. Aujourd'hui encore, à travers ce cheminement de mort,
d'angoisses et de clameurs, elle nous guide vers le silence essentiel et vers le principe de toute
vie. Voilà, mes frères, l'immense consolation que je voulais vous apporter pour que ce ne
soient pas seulement des paroles qui châtient que vous emportiez d'ici, mais aussi un verbe
qui apaise. »
La Peste (première partie)
Extrait 2 : les victimes de la peste
Tant bien que mal, et jusqu'à la fin du mois d'août, nos concitoyens purent donc être
conduits à leur dernière demeure sinon décemment, du moins dans un ordre suffisant pour que
l'administration gardât la conscience qu'elle accomplissait son devoir. Mais il faut anticiper un
peu sur la suite des événements pour rapporter les derniers procédés auxquels il fallut
recourir. Sur le palier où la peste se maintint en effet à partir du mois d'août, l'accumulation
des victimes surpassa de beaucoup les possibilités que pouvait offrir notre petit cimetière. On
eut beau abattre des pans de mur, ouvrir aux morts une échappée sur les terrains environnants,
il fallut bien vite trouver autre chose. On se décida d'abord à enterrer la nuit, ce qui, du coup,
dispensa de prendre certains égards. On put entasser les corps de plus en plus nombreux dans
les ambulances. Et les quelques promeneurs attardés qui, contre toute règle, se trouvaient
encore dans les quartiers extérieurs après le couvre-feu (ou ceux que leur métier y amenait)
rencontraient parfois de longues ambulances blanches qui filaient à toute allure, faisant
résonner de leur timbre sans éclat les rues creuses de la nuit. Hâtivement, les corps étaient
jetés dans les fosses. Ils n'avaient pas fini de basculer que les pelletées de chaux s'écrasaient
sur leurs visages et la terre les recouvrait de façon anonyme, dans des trous que l'on creusait
de plus en plus profonds.
Un peu plus tard cependant, on fut obligé de chercher ailleurs et de prendre encore du
large. Un arrêté préfectoral expropria les occupants des concessions à perpétuité et l'on
achemina vers le four crématoire tous les restes exhumés. Il fallut bientôt conduire les morts
de la peste eux-mêmes à la crémation. Mais on dut utiliser alors l'ancien four d'incinération
qui se trouvait à l'est de la ville, à l'extérieur des portes. On reporta plus loin le piquet de
garde et un employé de la mairie facilita beaucoup la tâche des autorités en conseillant
d'utiliser les tramways qui, autrefois, desservaient la corniche maritime, et qui se trouvaient
sans emploi. À cet effet, on aménagea l'intérieur des baladeuses et des motrices en enlevant
les sièges, et on détourna la voie à hauteur du four, qui devint ainsi une tête de ligne.
Et pendant toute la fin de l'été, comme au milieu des pluies de l'automne, on put voir le
long de la corniche, au coeur de chaque nuit, passer d'étranges convois de tramways sans
voyageurs, brimbalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce qu'il en
était. Et malgré les patrouilles qui interdisaient l'accès de la corniche, des groupes parvenaient
à se glisser bien souvent dans les rochers qui surplombent les vagues, et à lancer des fleurs
dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les véhicules cahoter encore
dans la nuit d'été, avec leur chargement de fleurs et de morts.
La Peste (partie trois)
Extrait 3 : la libération...
Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville
les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait
aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes
étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus
toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et
de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes
multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger
le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de
ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur
avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a
dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive.
Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute,
devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs
déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant
d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d’être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait
que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et
qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il
peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend
patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que,
peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste
réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.
La Peste (partie cinq)
Pistes d’analyse pour « la Peste »
Une sinistre apparition de rats morts dans la ville d’Oran marque le début du
roman. Cette présence macabre génère des réactions diverses d’inquiétude chez les uns ou
d’indifférence chez les autres. L’un des personnages, nommé Grand, décrète par exemple :
« J’ai d’autres soucis ». Puis les rats disparaissent et des formes inquiétantes d’épidémie
(bubons sous les aisselles, sur le cou et à l’aine) se déclenchent alors chez certains patients
du docteur Rieux (personnage principal de cette « chronique » dont il se déclarera le narrateur
à la fin du roman).
Dés lors, il faut définitivement admettre l’inadmissible : la maladie, dont les signes
avant-coureurs se multiplient, est la peste, cette maladie quasi « légendaire », dont on connaît
la réputation, les ravages, mais dont on ne supporte par la réalité. Et pourtant, jusqu’au dernier
moment, beaucoup refusent encore l’évidence, cherchent à se rassurer, à gagner du temps et
c’est tout le sens du chapitre consacré à la réunion de la « commission sanitaire » qui réunit
les autorités civiles et médicales et qui montre les ultimes tergiversations. En 1947, date de la
parution de cette œuvre qui vaudra à Camus le prix Nobel de littérature, cet épisode résonne
particulièrement dans la mémoire de ceux qui ont assisté à l’irrésistible montée de la « peste
brune » et constaté la lâcheté des pays d’Europe face à la montée du nazisme.
Alors que la peste s’installe, chacun est renvoyé à lui-même et à sa propre liberté
d’agir face au fléau. Le marchand de vin Cottard (qui voit dans les conditions nouvelles
l’occasion d’un commerce juteux), l’écrivain Grand (qui travaille inlassablement ses phrases
pour trouver la meilleure), le journaliste Rambert (qui décide de rester « au combat » plutôt
que de rejoindre sa femme dont il est éperdument amoureux), le prêtre Paneloux (qui insiste
sur la malédiction du ciel et qui invite les hommes à se repentir), le docteur Rieux (qui ne
croit pas en Dieu et qui affirme face à Paneloux que la meilleure miséricorde consiste à
assumer sa fonction de médecin et de résister).
Avec Tarrou, autre résistant dont il partage les idées et en plus des soins qu’il
dispense comme il peut, Rieux organise par exemple de nouvelles « commissions sanitaires »
pour lutter à l’aide de bénévoles. Avec acharnement, il se lance dans cette « bonne action »
qui lui vient naturellement et au sujet de laquelle il ne souhaite tirer aucune gloriole : il
affirme que le fait de parler d’héroïsme à propos de ceux qui ont choisi le combat, ce serait
rendre hommage au Mal. Mieux vaut mettre cette force de conviction au service de la lutte
contre cet ennemi barbare, qui frappe aveuglément l’humanité. Le combat peut sembler
dérisoire, déséquilibré, mais, même s’il est absurde, il trouve tout son sens dans l’affirmation
de la grandeur humaine.
Alors qu’en est-il de la réflexion sur le nazisme ? La Peste, roman allégorique sur
le nazisme et sur l’Occupation ? Oran, mise en quarantaine, est le théâtre unique de cette
tragédie. Ceux qui ont fait le choix de la lucidité et de la résistance, montrent la présence
horrible de la peste, à travers l’abjection de la maladie et la mort (certains passages qu’on a
cités comme ceux relatifs au nombre de cadavres et aux mesures radicales prises pour faire
disparaitre les corps évoquent explicitement le souvenir des camps de concentration), ou aussi
à travers l’abjection morale de collaborateurs qui se frottent les mains de la présence de
l’Ennemi ! (Cottard ne supportera pas l’arrêt de l’épidémie et se mettra à tirer sur la foule).
Mais il ne faudrait pas réduire la force du roman à cette évocation à peine voilée du
nazisme. Toute sa dimension tragique tient aussi à ces multiples moments de réflexion au
sujet de la condition humaine... Chemin faisant, à bord de ce vaisseau empesté, de cette ville
de lamentation, Camus ne cesse de s’interroger sur l’homme, sa grandeur et ses limites. Il
interroge les rêves, les aspirations, les angoisses... La mort est toujours à l’horizon de la ville,
elle établit une frontière, une quarantaine, et conduit l’écrivain (et le lecteur) à s’interroger sur
sa propre fin, ou, plus largement sur cette habitude du désespoir à laquelle se résigne la ville.
Toute la ville ressemblait à une salle d’attente. Avec la précision et la lucidité du médecin,
Camus nous amène aussi à réfléchir sur la meilleure façon dont il nous faut, en tant
qu’homme libre, utiliser cette attente.

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