Succédané de western spaghetti à la française
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Succédané de western spaghetti à la française
Succédané de western spaghetti à la française par Audrey Riclot Lauréate du concours de nouvelles 2015 Médiathèque Amikuze Place de l’Eglise - 64120 Saint Palais- 05 59 65 28 72 [email protected] http://mediathequeamikuze.fr Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France. Contrainte : La nouvelle devait comporter les dix mots suivants : fouet – douille – recette – beurrer – sablé – tarte – macaron – crêpe – crème – chou, mais sortis de leur contexte culinaire. La maison close était grande ouverte. Des éclats de rire, des soupirs et des gémissements s’en échappaient jusqu’à la rue, témoins d’une activité aussi soutenue qu’assumée. L’étranger observait les lieux avec intérêt, depuis le trottoir d’en face. Madeleine Mc Donald - mère Mc Do pour les intimes – se tenait dans l’encadrement de la porte, sous la devise de l’établissement : « Venez comme vous êtes ». Potelée, grasse, à la poitrine rebondie et aux hanches larges, elle respirait la joie de vivre et une fierté pleine d’appétits. Elle régnait sur son auguste bordel en tenancière efficace, maîtrisant les aspects administratifs tout autant que l’art de séduire sa clientèle. Elle ne dédaignait d’ailleurs pas mettre la main à la pâte lorsqu’un mâle à son goût se tâtait pour entrer. Sa grosse main rougeaude le tirait sans vergogne par le revers de son veston : « Allez viens, mon chou, c’est toi qui passes à la cocotte aujourd’hui ». L’élu, menu du jour de la patronne, n’avait alors plus son mot à dire : pour une demi-heure et cinq francs vingt-cinq, son corps ne lui appartenait plus. Mais l’étranger l’ignorait sans doute. Le bâtiment abritait dix pièces, que la mère Mac avait fait aménager selon des thèmes chers à ses visiteurs. Il en fallait pour tous les penchants, même les plus inhabituels. « Un peu de cochonnerie ne peut pas faire de mal » restait l’un des préceptes de base de la maison. La chambre trois en particulier connaissait un grand succès, surtout parmi la crème des habitués. Ses deux cravaches, son fouet qu’on entendait claquer dans tout le quartier et sa croix de Saint-André avaient provoqué bien des frissons chez la gente masculine. On raconte encore dans les chaumières qu’un soir, monsieur le maire en était sorti en caleçon, le dos marqué de zébrures, en hurlant : « Pas la fessée, pas la fessée ! » D’aucuns, depuis, osaient demander avec un petit sourire en coin « la salle municipale » pour se voir infliger quelque punition ou assouvir certaines pulsions inavouables. Peut-être l’étranger en avait-il eu vent. Peut-être pas. Les filles avaient chacune leur spécialité, ou plutôt leur personnage à jouer. Maîtresse Victoria, adepte du cuir noir et des hommes politiques, s’attachait à remplir sans faille son rôle de dominatrice, tandis qu’Annie, petite jeunette de quatorze ans (en réalité le double) qui raffolait des sucettes à l’anis, tremblait de voir sa jupe plissée se relever ou le ruban de ses blonds macarons se défaire. Stella, parfaite secrétaire particulière, semblait stricte et sérieuse 3 alors que Mélissa, métisse d’Ibiza, vantait les îles, toujours très peu vêtue. Toutes vouaient à leur mère maquerelle une dévotion hors du commun. Il faut avouer que cette dernière veillait à ce que ses « professionnelles du plaisir », comme elle aimait à dire, soient traitées avec déférence. Plus d’un ivrogne avait été refoulé sans ménagement, parfois avec un bon coup de pied au derrière : « C’est tout ce que tu auras ici, tu ne crois quand même pas que tu vas toucher à mes princesses en étant complètement beurré, mon gars ! Va dessoûler, te laver et tu reviendras après. » Si l’indélicat ne prenait pas ses jambes à son cou, Madame Mc Donald lui laissait le choix entre sa main gauche : « Tu veux une tarte ? » et sa main droite : « Ou tu préfères une torgnole ? ». Le pauvre diable, aussi éméché qu’il était, comprenait que rien ne lui arriverait de bon en ces lieux et partait. Mais l’alcool n’était pas banni de l’endroit pour autant. La coutume voulait même qu’un champagne millésimé soit sablé lorsque la recette du mois se révélait particulièrement bonne. Lors de commandes groupées, c’est la mère Mac elle-même qui sortait de sa cave personnelle un excellent whisky. Au bout de quelques heures, tout le répertoire paillard connu de ces dames précédait les ronflements de ces messieurs et, au matin, chacun reprenait sa vie, l’esprit encore embrumé des excès de la veille. L’étranger ne savait certainement pas tout cela : c’était un étranger. Il racla la semelle crêpe de sa botte droite sur le sol comme pour en enlever la crasse et un nuage de poussière s’éleva autour de lui. Son manteau de cow-boy s’entrouvrit, laissant apparaître deux colts bien rangés dans leurs holsters. Il s’adossa à un mur et alluma un cigarillo. Puis il lança son mégot un peu plus loin, releva d’un geste lent son chapeau à large bord, jeta un dernier coup d’œil de l’autre côté de la rue et s’en alla. Le lendemain, Madeleine ouvrit la lourde porte en chêne de sa maison, la cala comme d’habitude pour qu’elle ne se referme pas et hurla : « Offrez-vous une parenthèse ! Promotion spéciale aujourd’hui : une passe achetée, une passe offerte ! Ça se passe comme ça, chez Mc Donald ! » Elle guetta les passants qui se rendaient au saloon ou chez le barbier tout proche pour les inciter à faire marcher son commerce : « Allez, Jo, viens faire un tour, ne sois donc pas si pressé »… « Hey, Clint, t’as l’air en forme, faut profiter de la vie mon coco »… Soudain, quelques notes de musique transpercèrent l’air. L’étranger était là. 4 Un peu plus mal rasé que la veille, un peu plus sale et poussiéreux, il jouait un air mélodieux, quoique quelque peu lugubre, à l’harmonica. Madame McDonald ne resta pas longtemps décontenancée : « Hé, l’gringo pistolero ! Amène donc un peu tes fesses par ici, j’ai de la bonne marchandise ! » L’étranger ne daigna pas s’arrêter. « Hé, j’te cause, tu n’serais pas un peu lent à la détente, mon lapin ? Mou du genou, p’t-être ? On croirait mon neveu Ennio. Alors lui, côté chansonnette, j’peux te dire qu’il se pose là ! Ils en ont fait de belles, avec son pote Sergio. Faudra encore t’entraîner avant d’arriver à leur niveau. Allez va, comme t’es un artiste, j’te fais une ristourne. Mais pas dans une heure, hein, pas à la Saint-Glinglin ! » L’étranger cessa de jouer. Il remit son harmonica dans sa poche, s’avança jusqu’à la matrone et ôta son Stetson. Ses traits étaient ceux d’un adolescent, il ne devait guère dépasser les seize ans. « Je ne suis pas intéressé par vos filles, Madame, dit-il d’une voix à peine audible. - Que veux-tu alors ? Et comment tu t’appelles ? répondit Madeleine, intriguée et presqu’intimidée par la douceur et le respect qui émanaient du jeune homme. - On m’appelle le chanceux ou le marcheur, mais en vérité mon nom est juste Luc. - Juste ? Eh bien, c’est un prénom que je n’ai jamais entendu et j’ai pourtant bien bourlingué. - Pas Juste. Je suis Luc, précisa-t-il en rougissant de la confusion. - Bon, quel que soit ton nom, que cherches-tu si tu ne veux pas passer un moment en bonne compagnie ? s’impatienta la mère Mac, sentant qu’elle perdait un temps précieux. - J’vous explique, m’dame. Je suis un solitaire, et ça, depuis tout petit. Je n’ai même pas connu mes parents mais j’fais avec, ou plutôt sans. Et généralement, on me laisse tranquille. Mais, il y a quelques mois, un vieux m’a accosté. Pendant une semaine, il m’a suivi partout sans prononcer une parole. Quand j’ai fini par le menacer avec mon six-coups sur sa tempe, il m’a dit, et j’vous le redis mot pour mot parce que, purée, ça m’a marqué : votre mission, si vous l’acceptez, est de trouver Mado la maquerelle, et de lui dire que je lui rends son bien, en lui donnant ça. » 5 Le cow-boy tendit un morceau de métal à Madame Mc Donald en s’agitant : « Et il est mort ! Comme ça, sur place. Pourtant j’vous jure, j’ai pas tiré. Il est mort tout seul, en entier. J’ai rien fait, mais il a dû avoir peur. Il s’est autodétruit, en quelque sorte ». Madeleine tourna et retourna l’objet dans tous les sens. « Une douille ? Tu me prends pour une andouille ? N’essaie pas de me faire gober des salades, petit, je ne suis pas née de la dernière… » Elle se figea et pâlit à la vue d’une minuscule gravure sur l’arrière de l’étui. « Ce n’est pas possible ! » murmura-t-elle. « Ouais, moi aussi ça m’a fait bizarre, ce W, s’exclama Luc. Dites, ça n’serait pas du métal précieux, ce truc ? Il n’vaudrait pas cher, par hasard ? Parce que moi, vous savez, je n’roule pas sur l’or. J’pourrais peut-être en tirer quelque chose, si c’est tellement spécial. » Chancelante, la mère Mac lui rendit la douille en chuchotant : « Ce n’est pas un W, c’est… » et tomba, évanouie. Quand elle reprit ses esprits, ses filles étaient autour d’elle, aux petits soins. Elles l’avaient installée dans le grand fauteuil en cuir de la chambre trois, l’une lui faisait respirer des sels, une autre lui massait les pieds. La matrone sourit d’être au centre de toutes les attentions, jusqu’à ce qu’elle aperçoive Luc. En deux secondes, elle fut sur pied, scruta l’ado sous toutes les coutures et l’entraîna dehors : « Faut qu’on cause, mon p’tit gars. » Ensemble, ils se rendirent à la sortie du village, la mère Mac perdue dans ses pensées, Luc partagé entre le désir de comprendre de quoi il retournait et l’envie de retrouver le plus vite possible sa vie de loup solitaire. Elle s’affala sur un vieux tronc, toute essoufflée d’avoir marché vite, et obligea le cow-boy à s’asseoir à côté d’elle. « Dis-moi comment il était, l’homme qui t’a donné la douille. - Ben… âgé, barbu, il parlait d’une voix douce. - Est-ce qu’il boitait légèrement ? - Oui, comment vous savez ? - Est-ce qu’il avait les yeux bleus ? - Oui ! Vous le connaissiez ? demanda Luc, de plus en plus interloqué. - Dans une autre vie, oui. Il était le seul bandit de toute la contrée à graver ses balles, d’un M tout arrondi, et non pas d’un W comme tu as cru. On s’est beaucoup aimés, mais je l’ai quitté pour avoir une vie rangée. - Une vie rangée ? Dans un bordel ? interrompit le garçon. 6 - Une vie plus tranquille en tous cas, sans cavale. Il m’a laissée partir mais m’a pris mon bien le plus précieux, précisa Madeleine. - Quoi donc ? - Pas quoi, qui. » Et Madame Mac Donald, dans un souffle, d’une voix rauque, lui dit : « Luc, je suis ta mère. » 7