Chris Burden

Transcription

Chris Burden
Focus
Chris Burden, Icarus, 1973
Par Mylène Bilot
Chris Burden, Icarus, 1973, Venice, Californie. In Chris Burden 71-74, LaM, Villeneuve d’Ascq
Figure majeure du Body Art, Chris Burden (1946-2015) a marqué
de son empreinte la scène artistique contemporaine par ses performances
d’une grande intensité, faisant de son corps le matériau même de son
œuvre. Cette œuvre du LaM, intitulée Icarus, fait partie d’un classeur
répertoriant un ensemble de performances de l’artiste, réalisées entre 1971
et 1974. Icarus se présente sous la forme de trois photographies accompagnées d’un texte ici traduit :
Icarus
13 avril 1973
À 18 heures, trois spectateurs invités arrivèrent dans mon atelier. L’espace faisait 5 mètres sur 8 et était bien éclairé par la lumière naturelle.
Ne portant aucun vêtement, je suis entré par une petite pièce du fond.
Deux assistants ont posé sur chacune de mes épaules deux plaques de
verre rectangulaires de 1,90 mètre. Les plaques descendaient de mon
corps sur le sol à angle droit. Les assistants les ont aspergées d’essence.
En reculant, ils ont jeté des allumettes pour enflammer l’essence. Après
quelques secondes j’ai bondi, laissant le verre enflammé s’écraser au
sol. Je suis retourné vers la petite pièce du fond.
Les photographies et le texte qui les accompagne sont présentés tels des
éléments prouvant et renseignant la performance – autrement dit, tels des
documents (documentum).
Action, mythe et ascension
La performance se caractérise par sa radicalité même. Apparue sur
la scène artistique dès la fin des années 60, elle vise à s’attaquer, à travers la
réalisation d’actions volontairement choquantes, aux tabous de la sociétés.
Art hybride par excellence, la performance intègre souvent à sa théâtralité
la présence d’un public : choquer, dénoncer, interroger, faire participer, tels
sont quelques-uns des rapports établis avec celui-ci par la performance,
dans laquelle le corps devient le matériau même d’expression de l’artiste.
Le 13 avril 1973, Chris Burden, allongé nu sur le sol de son atelier,
réalise une performance à l’aide de deux assistants, apprend-t-on du texte.
Ces assistants déposent, de manière à former un angle droit avec le corps
de l’artiste, l’extrémité d’une vitre en verre sur chacune de ses épaules.
Suite à quoi les deux vitres, inclinées des épaules au sol, sont aspergées
d’essence puis, enfin, enflammées. Le heurt intense provoqué assure, à la
présence physique du corps masculin, une valeur héroïque que le personnage mythologique d’Icare, parce qu’il parvint à s’échapper du dédale,
incarne.
Convoquer la mythologie dans une action performée va de pair
avec la conception chamanique de l’artiste «rédempteur» chère à Burden.
Dans la photographie d’Icarus, l’image archétypale de l’être humain désirant voler s’incarne par celle d’un Burden aux ailes de verres enflammées.
Icare ne s’est-il pas en effet, s’approchant trop près de la vérité, brûlé les
ailes ? Le funeste destin de cette figure fait place ici, dans une sorte de
mouvement inverse, à une ascension incarnée par le bond en avant de l’artiste, avec la part d’envol que ce bond induit.
Choc, photographie et document
La performance de Burden nous est aujourd’hui connue grâce
à quelques photographies accompagnées du court énoncé détaillant le
déroulé de l’action. L’absence d’esthétisation des clichés présentés au LaM
associée à la sobriété de l’énoncé témoigne d’un désir d’exprimer le choc
de l’action et de donner aux éléments texte et photographies qui l’accompagnent une valeur documentaire. Seulement trois spectateurs, deux assistants (et, bien sûr, le ou la photographe) furent en outre présents : l’action,
loin d’être réalisée pour un public, l’est en revanche pour l’objectif photographique.
Dans cette perspective, l’historienne et théoricienne de l’art
contemporain Anne Bénichou parle de « concomitance de l’œuvre et de sa
documentation ». Pensée pour son enregistrement photographique, la performance est comme justifiée par celui-ci. Les photographies et le texte qui
les accompagne priment bel et bien, ici, sur l’action. Vecteurs de diffusion
de la performance, ces « traces documentaires » peuvent-elles néanmoins
s’y substituer ?
L’image photographique procède ici d’une ambiguïté quant à sa
valeur documentaire, contredite par l’aspect théâtral de la mise en scène.
L’exposition des plaques de verre (MoMA, New York) renforce cette théâtralité. Si Icare parvint à réaliser l’expérience de l’impossible, il fut néanmoins victime de son désir. Chris Burden ose quant à lui se mesurer à cette
force naturelle qu’est le feu, à travers une spectaculaire action dont les
reliques – les deux plaques de verre calcinées – témoignent.
Conclusion : Paradoxe de la photographie, entre performance et légende.
L’image de cette performance éclipse le reste du scénario, dont
l’authenticité reposerait donc sur un compte-rendu écrit sans affect. La
spectaculaire mise en scène à laquelle seuls trois spectateurs ont réellement
assisté constitue le cœur d’une performance dont peu est montré. Érigées
au statut de l’œuvre elle-même, les trois photographies acquièrent l’aura
traditionnellement dévolue à l’œuvre d’art.
Désireux de faire partager l’expérience intense qu’implique la mise
en péril de son propre corps, Chris Burden recourt au mythe et, à travers la
suggestion (écrite et visuelle, donc) d’une action extrême, il en crée peutêtre un. La pauvreté documentaire n’encourage-t-elle pas en effet l’imagination à penser une autre issue à cette performance ?
Proposition d’incitation en classe :
« Mythologie du quotidien » : Réalisez une production, dont vous témoignerez par une captation visuelle et/ou sonore, où votre posture physique
transforme le quotidien en événement.
Œuvre en écho :
Charles Paul Landon, Dédale et Icare, 1799, huile sur toile, Alençon, Musée
des Beaux-Arts et de la dentelle.
Bibliographie :
Clélia Barbut, « Logiques de l’incarnation à l’œuvre dans les images de
performance des années 70 ou les avant-gardes et la contradiction », Ligeia,
dossiers sur l’art, XXVe année, 121/122/123/124, « Corps et performance »,
janvier/juin 2013, p. 121-129.
Janig Bégoc, La performance : entre archives et pratiques contemporaines,
Rennes, PUR, 2010.
Anne Bénichou, Ouvrir le document – Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Dijon, Les Presses du Réel,
2010.
Mylène Bilot, « Monstruosités esthétiques et esthétique de la monstruosité
chez Gina Pane et Orlan : féminin mutilé, altérité transgressée ? », Amerika [En ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 25 décembre 2014. URL : http://
amerika.revues.org/5226
Amelia Jones, Le corps de l’artiste, Paris, Phaidon, 2005.
André Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain,
Paris, Gallimard, 2005.

Documents pareils