LE MÉTAFICTIF DANS LA PESTE D`ALBERT CAMUS

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LE MÉTAFICTIF DANS LA PESTE D`ALBERT CAMUS
LE MÉTAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
Exceptées celles de Roland BARTHES, toutes les études critiques consacrées
à La Peste d’Albert CAMUS se sont essentiellement appuyées sur le pôle idéosélecteur. Ainsi, ouvrages, essais, colloques et congrès sans oublier périodiques,
articles, monographies, ont-ils tous fait appel aux méthodes de la critique-off
délaissant, de facto, le pôle matério-sélecteur. De la sorte, pour les uns et pour les
autres, ce roman apparaît indiscutablement comme un « moment précis de
l’histoire », un documentaire comme si.
Pour notre part, nous voulons simplement ajouter un infime rayon insignifiant
à ce grand faisceau lumineux qui permet la lisibilité de La Peste. En effet, il ne nous
viendrait jamais à l’esprit, un seul instant, de mettre en cause toutes ces études et
l’argumentation scientifique incontestable des uns et des autres. Aucune ambiguïté à
cet égard.
Notre réflexion est la résultante d’un double malaise né de la pratique du texte
de La Peste avec les étudiants. Malaise d’abord, du fait que les critiques ne donnent
qu’une lecture historique de ce roman fragilisant ainsi toute autre interprétation ;
malaise ensuite, parce que les apprenants n’ont pas connu les turpitudes de cette
guerre. Ce déphasage risquait de rendre « démodé » ce chef-d’œuvre littéraire. Pour
l’enseignant, ce malaise s’est mué peu à peu en une grande interrogation : peut-on
lire autrement La Peste ?
Devant nous en tenir à ce questionnement, la démarche suggérée par cette
réflexion fait apparaître le plan suivant que nous comptons adopter. Dans un premier
temps, nous rappellerons brièvement les analyses des auteurs qui ont mené une
réflexion théorique et globale à partir des méthodes de la critique-off
fondamentalement axées sur le pôle idéo-sélecteur. Dans la deuxième partie, nous
effectuerons un voyage « au bout » du mot par le biais du métanarratif qui nous
introduira dans le métafictif, troisième moment de notre étude, rendue possible grâce
à l’éclairage de la critique-in.
1. UN MOMENT DE L’HISTOIRE OU LA FICTION CONFISQUÉE
Lorsqu’on a été témoin ou acteur de cette guerre, comment ne pas faire
comprendre à d’autres que :
« À chaque page de La Peste ou presque, pour tous ceux qui ont connu
l’occupation allemande et la résistance, se lèvent les souvenirs. La coupure de la
France en deux zones et l’impossibilité de correspondre de l’une à l’autre […] ; la
limitation de plus en plus stricte du ravitaillement, le rationnement de l’essence et
des vivres, la brusque ascension des trafiquants, le marché noir ; […] La coupure
totale du monde […] ; les semaines de prières ; les écoles transformées en hôpitaux
[…] ; les stades devenus des camps d’isolement, la souffrance des emmurés « qui est
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de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien », la résistance trop lente à naître, les
hésitations ou les refus auxquels on ne s’attendait pas, […] ; plus profond encore, le
déchirement de ceux qui s’aimaient et qui se séparaient […] ; l’exil ; la vie restée
apparemment toujours la même et pourtant totalement changée ; la torture toujours
présente dans l’ombre, les fumées épouvantables des crématoires… on n’en finirait
pas de citer ! La chose n’est pas niable, La Peste est un témoignage… sur
l’oppression nazie dans notre pays. »1
Comme pour nous convaincre, Pol GAILLARD s’appuyant sur les manuscrits
de CAMUS nous rappelle que le terme « roman » appliqué à La Peste née d’une
conscience de l’histoire est impropre :
« CAMUS, dit-il, dès 1948 a supprimé le mot en tête de l’ouvrage,
logiquement comme il en avait chassé volontairement, pendant qu’il l’écrivait, tout
élément proprement romanesque. »2
Il ne fait aucun doute : pour lui, La Peste « est un récit, une chronique… »
avec tout ce que cela implique à savoir « réalisme, peinture vraie, témoignage
vécu… » car explique-t-il :
« CAMUS se défie des pouvoirs trop faciles du romancier » pour n’être que :
« l’homme de théâtre (qui) lui ne peut que montrer sans artifice […]. Et une pièce
[…] doit nous faire vivre, directement le réel. Une chronique de même. Le
chroniqueur est là certes, mais uniquement parce qu’il a fallu quelqu’un pour voir.
On ne lui demande pas autre chose que d’avoir été bien placé pour cela et de
raconter ce qu’il a vu comme il l’a vu, pas à pas, en se répétant s’il le faut, - mais
sans effet surtout : sans aucune recherche spéciale ! On ne lui demande même pas
d’être très intelligent. » (p. 17)
De ce fait, La Peste telle « une pièce ne peut guère faire illusion […] et ne
pouvait, sous peine d’échec total, se présenter à nous que comme une chronique
vécue. » (p. 17)
Quant à Bernard ALLUIN, dans une étude récente3, il estime à juste titre que
La Peste est :
« Un roman à signification historique. La Peste évoque la guerre 1939-1945
et le nazisme : le texte comporte de nombreuses références à cette période ainsi que
des allusions à des débats idéologiques de l’époque. » (p. 5)
Bernard ALLUIN développera abondamment cet aspect tout au long de son
livre et sera même très explicite au chapitre 11 :
« La Peste, écrit-il, a une signification historique : le fléau qui atteint la ville
d’Oran symbolisera la guerre qui de 1939 à 1945 a frappé la France et l’Europe. Le
narrateur suggère le rapprochement en écrivant : « il y a eu dans le monde autant de
pestes que de guerres. » Et la situation chronologique indiquée à la première ligne
du roman précise la référence à la seconde guerre mondiale, même si le millésime
n’est pas mentionné de façon rigoureuse. » (p. 63)
Ainsi le lecteur ne peut comprendre La Peste sans l’éclairage de la guerre
1939-1945. La Peste, la guerre et le nazisme entretiennent non seulement des
relations de contiguïté voire de similitude mais aussi d’identification, de
1
2
3
Pol GAILLARD.- La Peste.- Paris, Hatier, Profil d’une œuvre n° 22, 1972. p- 28.
Pol GAILLARD .- La Peste d’Albert CAMUS.- Paris, Hatier, p. 16.
Bernard ALLUIN.- La Peste d’Albert CAMUS.- Paris, Hatier, Profil d’une œuvre, 1996.
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ANALYSES
« jumelage » ou plutôt de « transposition.» Chaque mot est alors connoté et ne
saurait exister par lui-même.
Ainsi « le camp d’isolement que la préfecture était en train d’organiser (dans
la société de roman), sur le stade municipal » (La Peste p. 193) fait-il référence à
tous les « camps d’internement » transitoires ou définitifs organisés par les
Allemands. Le « four crématoire » de la Peste écrit Bernard ALLUIN « fait une
allusion patente aux fours crématoires dans lesquels les nazis avaient brûlé des
milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.» (p. 64)Toutes les situations, les
locutions, les expressions et même les lieux sont soumis à cette « incontestable »
transposition.
Ainsi présenté, le roman, pour le lecteur moyen, n’est qu’un reportage, un
document comme si à valeur de livre d’histoire moderne.
Yves ANSEL1 analysant « l’arrière-plan » du roman, va leur emboîter le pas.
« La Peste2, écrit-il, est donc visiblement la « traduction » d’une « expérience
collective » ; la peste « représente » évidemment la « peste brune » (l’expression
désignait communément les nazis) et innombrables sont les notations qui évoquent
les années noires, l’occupation allemande et la résistance : l’incapacité des pouvoirs
en place (la « préfecture » et la « municipalité » ne prévoient rien, ne font rien qui
soit à la hauteur de la situation) ; la presse ignorante, futile, mensongère et
bâillonnée (les journaux se faisant l’écho de la version préfectorale, des
communiqués officiels (p. 91, 258) ; le rationnement de l’essence et des vivres
(p. 92) ; les ruptures de stocks, la pénurie de papier (p. 134) ; le problème du
ravitaillement (p. 193) – le « souci le plus pressant » (p. 291 – 292), le marché noir,
la prospérité des trafiquants (p. 93 – 94) ; le « four crématoire » (p. 196 – 198) et les
« camps d’isolement » p. 259, etc., sans oublier tous les sentiments (peur, sentiment
de l’exil, agressivité…), toutes les souffrances éprouvées par « les prisonniers de la
peste.» (p. 185). Pour lui, « la chronique de Rieux est un authentique témoignage,
une œuvre d’historien. » (p. 355)
On peut aussi, dans cette optique, envisager le très prudent point de vue de
Jacqueline LEVI-VALENSI lorsqu’elle dit : « la relation à l’histoire, la signification
historico-politique de La Peste devront être appréhendées à la lumière des articles de
« combat, de l’attitude de CAMUS lui-même pendant la guerre et l’occupation
allemande, de ses espoirs au moment de la lutte et de la libération, des désillusions
qui ont suivi. »3
Certes, elle reconnaît « dès lors, combien l’affabulation romanesque
s’enracine dans la réalité historique » (p. 21) mais elle n’en fait pas un point focal de
la compréhension du texte car estime-t-elle cette « réalité historique ne devient pas,
pour autant, l’argument d’un « roman à thèse », d’une « œuvre qui prouve » (p. 21).
Une fois posés aussi clairement, pour le lecteur moyen et l’apprenant, cette
illusion de réalisme, cet ancrage à l’histoire vécue, cette notion absurde de romanchronique figent définitivement les faits, les situations, les mots et tant d’autres
effets, leur interdisant de remplir d’autres fonctions. Les mots « réalités », « vécu »,
« chronique » suffisent à eux seuls à annihiler le romanesque. Qu’importe alors que
le critique ait nuancé son point de vue, qu’importe qu’il ait simplement fait allusion,
1
2
3
Yves ANSEL : dossier in La Peste, Gallimard, coll. Folio plus, 1996.
dans son étude, la pagination est celle de la collection Folio Plus 1996.
Jacqueline LEVI-VALENSI.- La Peste d’Albert CAMUS, Gallimard, coll Folio, 1991.
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qu’importe qu’il ait employé des termes mesurés tels, « représente », « symbolise »,
« évoque », « faire référence », rien ne peut plus arrêter la « dérive » réaliste.
L’excellence de toute analyse est phagocytée par ce seul aspect qui devient l’élément
alors qu’il n’est qu’un élément parmi tant d’autres. Et comme le roman devient un
document (au sens strict du mot) le lecteur s’installe alors dans le système
expression / représentation. Soit :
Monde
représentation
œuvre produisant du réalisme.
Le romancier cesse d’être un conteur pour revêtir l’habit du bon journaliste,
homme disert qui analyse tout, qui s’est renseigné sur les antécédents de toutes les
choses qu’ignore le lecteur.
Dans cette perspective, La Peste n’est en somme que la transmission de la
copie des choses et des événements de l’occupation, la communication de certains
faits de la seconde guerre, d’un certain donné extérieur. Le langage n’intervient
qu’en second lieu comme simple moyen de cette transmission. Ici, le mot se fige et
tombe dans le domaine réservé : il s’étiole, s’atrophie, meurt.
Le fait littéraire de la société de roman est considéré comme un fait du
quotidien vécu de la société à laquelle appartenait CAMUS consacrant du coup
l’immobilité d’une lecture unidirectionnelle qui brouille le sens et arrête la
métamorphose et la nouvelle vie du mot. Le roman apparaît ainsi non plus comme
un lieu de simple communication mais un espace de connaissance ; et la lecture non
plus lecture-découverte mais lecture-retrouvailles. Retrouvailles neutralisant la
multiplicité figée en une lecture fixe et unidimensionnelle et crispant
irrémédiablement le fait littéraire qui ne peut plus être une matrice sémantique
inépuisable d’où jaillit l’infini des possibles métanarratifs.
La critique-off naturalise les mots et les imagine immobiles : le texte à effet
de fiction devient son otage. Car l’essentialisation des faits historiques quels qu’ils
soient entraîne des procédures de marquage et d’exclusion alors que le mot est une
encyclopédie sémantique qui abat la limite et permet à la fiction d’évincer le réel.
Ou tout simplement comme le pense RIFFATERRE : «[…] même la description la
plus naturelle n’est pas un simple énoncé de fait : elle se présente comme un objet
esthétique aux connotations affectives. » Et « tout comme l’illusion intentionnelle
substitue à tort l’auteur au texte l’illusion référentielle substitue à tort la réalité à sa
représentation et a, à tort tendance à substituer la représentation à l’interprétation
que nous sommes censés en faire. »
L’ambiguïté des rapports entre le fait littéraire et le fait quotidien est
savamment entretenue. Et pourtant, même si l’un et l’autre semblent ne s’être jamais
réconciliés leur cohabitation forcée implique une logique de l’ouverture. Ulysse
traçait le monde et Homère (qui ne connaissait pas la méditerranée) le géographiait.
Et pour éviter le naufrage lors de la traversée de la page, il faut nécessairement
dépeupler le mot, le despatialiser, l’atemporaliser. Le texte à effet de fiction a sa
subjectivité propre. C’est elle seule qui définit la réalité de la société de roman c’està-dire le romanesque. Comme le dit Michel ZINK1 :
« (Cette subjectivité) littéraire n’existe vraiment qu’à partir du moment où le
texte ne se donne ni pour information sur le monde prétendant à une vérité générale
et objective, ni pour l’expression d’une vérité métaphysique ou sacrée, mais quand il
1
Michel ZINK, La subjectivité littéraire, Paris, PUF, 1985.
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ANALYSES
se désigne comme le produit d’une conscience particulière partagé entre l’arbitraire
de la subjectivité individuelle et la nécessité contraignante des formes du
langage. »Langage « qui fonctionne en circuit clos selon ses proches lois
structurelles et ne renvoie qu’à lui-même. »
Mais Pol GAILLARD, Yves ANSEL, B. ALLUIN et tant d’autres pouvaientils avoir une autre approche puisque CAMUS lui-même dans la Lettre à Roland
BARTHES sur La Peste a été très explicite : « La Peste, écrit-il, […] a cependant
comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La
preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et
dans tous les pays d’Europe.» On ne s’étonnera pas donc de voir une production
notablement abondante et significative générée par le pôle idéo-sélecteur . En fait le
véritable problème est que le lecteur ne peut se contenter de lire, encore moins de
comprendre le fonctionnement d’une œuvre qu’à travers le regard de l’autre. Il doit,
au contraire, l’investir de son propre savoir et les effets de renvoi d’un texte sous
leurs formes manifestes comme dans leurs formes latentes sont décodés à l’aide des
ingrédients de son environnement. Il doit dialoguer avec lui et non faire des discours
sur lui. S’il n’en était pas ainsi, le texte ne serait pas la propriété de tous, mais un
bien précieux de quelques-uns.
Et faire vrai ou réel, consiste à donner l’illusion complète du vrai ou du réel,
suivant la logique ordinaire des faits et non à les transcrire servilement dans le pêlemêle de leur succession. C’est un réel mais un réel étrange, plutôt étranger qui
frappe à la pupille de l’œil parce que de l’autre côté : il nous est donné à la fois
comme imaginaire et comme réel. Il est dialogique c’est-à-dire traversé et constitué
par des voix différentes.
Là où l’histoire entre dans la littérature, elle devient elle-même littérature et
doit être appréciée comme fait littéraire. L’histoire dite, évoquée, décrite n’est pas
l’histoire vécue. Elle est, en fait, toujours absente. L’histoire dite ne tonne pas,
n’assassine pas, ne fait pas souffrir : les mots l’accueillent, la travestissent, en
déportent l’opacité vers l’abstraction. « C’est parce qu’il est à la disposition de tous
que le mot ne résonne d’évocations spéciales pour personne en particulier.
Réciproquement, les sons désocialisés redeviennent le bien propre de chacun,
puisque quiconque y pourra glisser le sens qui lui convient en propre. »1 Le
romancier est de ce fait un éternel permanent ex-propriétaire de ses mots, de son
produit, de son écrit.
Et de là naît le malentendu. Malentendu auquel, même CAMUS n’a pu
échapper. Rappelons-nous, au sujet du réalisme, sa lettre à Roland BARTHES :
« beaucoup de vos observations sont éclairées par le fait tout simple que je ne crois
pas au réalisme en art. » Et Roland BARTHES de lui répondre : « or, pour moi, j’y
crois ; ou du moins (car ce mot réalisme a une hérédité bien lourde), je crois à un art
littéral, où les pestes ne sont rien d’autres que des pestes, et où la résistance, c’est
toute la résistance. »
Réalisme en art ! Quiproquo ? Malentendu ? Mauvaise foi ? Comme le dit
Yves REUTER :
1
Gérard DUROZOI.- Jean-Clarence LAMBERT ou le regard des mots.- Paris, Editions Cercle d’Art,
1994.
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LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
« Le réalisme1 est un terme polysémique […]. Nous ne devons toutefois
jamais oublier qu’il s’agit d’un effet de ressemblance entre deux réalités
hétérogènes : le monde linguistique du texte et l’univers du hors-texte. L’illusion
mimétique n’est donc pas naturelle mais le résultat d’une construction. » (p. 132 –
133) C’est pour cette raison que :
« CAMUS2 se livre à un long travail de style : entre la version initiale
manuscrite et la première édition (de La Peste) on dénombre environ 1 500
variantes, c’est-à-dire autant de modifications de termes, de groupes de mots, de
structures de phrases, etc. » (p. 18)
Marie Thérèse BLONDEAU le dit si bien : « La Peste est imprégnée de
l’époque, certes, mais l’étude des manuscrits et brouillons montre que CAMUS a
finalement choisi de gommer, en quelque sorte, les allusions trop directes aux
événements historiques. »3. La réalité n’est ni une conclusion ni la conclusion mais
un simple point de départ. Et « l’actualité n’offre une matière au créateur que dans
la mesure où elle suscite des problèmes inactuels qui lui donnent son sens. »4
De ce fait, le discours sur La Peste ne saurait être que du vernis : la
substantielle moelle est interne c’est-à-dire intradiégétique. Par conséquent, le seul
moyen de comprendre les divers mécanismes complexes de cette construction,
pendant qu’une certaine certitude roule au-delà du mot, est d’entreprendre un voyage
au bout du mot, au clair du mot au risque d’un écartèlement de La Peste.
Écartèlement nécessaire pour la saisie totale de l’endroit et de l’envers de ce texte à
effet de fiction :
« […]Des animaux disjoints font le tour de la terre
Et demandent leur chemin à ma fantaisie
Qui elle-même fait le tour de la terre,
Mais en sens inverse.
Il en résulte de grands quiproquos.»5
2. LE MÉTANARRATIF CONVOQUE
Les vertiges du voyage à travers la page commencent avec l’épigraphe :
« Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une
autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque
chose qui n’existe pas. »
À cet instant, au bout du mot, s’installe le quiproquo ou plutôt la double
évidence à savoir le mouvement du balancier :
moment extensif
moment récessif
n’importe quelle chose qui existe réellement
quelque chose qui n’existe pas
Par cette citation de Daniel DEFOE, le scripteur CAMUS nous invite à vivre
non plus les aventures de Robinson des îles ou des glaces, mais celles de Robinson
1
Yves REUTER.- Introduction à l’analyse du roman.- Paris, Dunod, 1996.
Bernard ALLUIN, La Peste, Hâtier, coll. Profil d’une œuvre.
Marie Thérèse BLONDEAU, note pour une édition critique de la Peste.
4
CAMUS, Essais, Bibliothèque de la Pléiade p. 1400.
5
André BRETON, clair de terre cité par Maurice BUEZIERE.- Histoire descriptive de la littérature
contemporaine.- Paris, Berger – Levrault 1975.
2
3
116
ANALYSES
des Mots. Cette orientation est importante car elle nous évite les emprisonnements et
les internements bien réels dans lesquels le fait historique – générateur du roman –
risquait de nous enfermer. Cette épigraphe est alors l’alarme qui nous prévient des
pièges du chant trompeur de la Sirène-chronique. Du coup, les exemples littéraires
des références et/ou des allusions historiques cités resteront toujours des exemples,
et jamais des preuves : les mots n’engendrent pas la réalité car en tant que « formes
physiques, ils n’ont aucune relation naturelle avec les référents. »1
Ainsi, sommes-nous, dès la première page de La Peste, à la gare de la
Fourche :
« Le texte à effet de fiction est toujours le lieu et comme l’intersection de
deux mouvements de sens opposés : l’un qui le replie sur lui-même en un pur objet
de langage ; l’autre qui l’ouvre, au contraire, sur le monde interrogé dans sa réalité
et sa présence essentielle. »
Avertis, nous ne relèverons plus comme le fait Fernande BARTFELD2 cette
« sorte d’hiatus entre l’annonce faite par l’épigraphe, et les lignes qui ouvrent le
roman [et] qui nous parlent de chronique. » Car le deuxième mot du roman
« curieux » nous aiguille visiblement vers « autre chose.» Plutôt comme le dit
ARAGON vers « les droits imprescriptibles de l’imagination. » En effet, seul le
métanarratif autorise la cohabitation intelligible des premiers mots du roman
« curieux évènements » puisque selon les conventions liées à une mythologie du
réel, ce qui est « curieux » suscite toujours l’événementiel et ce qui est événementiel
éveille la curiosité.
Le métanarratif nous installe, dès les trois premières pages, dans l’imaginaire
en vidant ostensiblement la « chronique » de son contenu par un effet de gommage
systématique de tout ce qui aurait pu nous laisser penser réellement à une véritable
chronique. Pour nous en convaincre, retournons à ce mouvement balancier :
Extension
Récession
…… un chroniqueur …… sa tâche est seulement de dire (p. 14)
le hasard …l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater
Les mots hasard et prétend annulent tout ce que ce « chroniqueur-historien »
pourrait avoir d’objectivité.
Extension
Récession
…c’est ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien (p. 14)
…..et de les utiliser comme il lui plaira
Ce « comme il lui plaira » ne nous rappelle-t-il pas un certain narrateur dans
Jacques le fataliste3 qui disait :
« Vous voyez lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à
moi […] en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. » (p. 16)
Où sont donc la rigueur et l’objectivité du « chroniqueur-historien ? » Quelle
désinvolture pour cet historien ! Par ailleurs, s’agissant de ces « curieux
événements », nous relevons :
1
2
3
Michaël RIFFATERE.- L’illusion référentielle in littérature et réalité Paris, seuil, 1982.
Fernande BARTFELD, l’effet tragique, Essai sur le tragique dans l’œuvre de CAMUS, p. 82.
DIDEROT (Denis).- Jacques le fataliste.- Paris, Gallimard, 1959.
117
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
Extension l
Récession
les curieux événements qui … se sont produits … à Oran (p. 11)
en 194.
Au sujet de cette datation « 194. », si B. ALLUIN estime pour sa part que :
« [ … ] La situation chronologique indiquée à la première ligne du roman
précise la référence à la seconde guerre mondiale, même si le millésime n’est pas
mentionné de façon rigoureuse » (p. 63), pour nous, au contraire, le piège ou plus
exactement « Le malentendu » camusien fonctionne à merveille. Ce « 194. », c’està-dire cette non-datation ne nous situe-t-elle pas dans ce temps intemporel,
indéfiniment indéfini, lointain et présent, in illo tempore, de la fable et du conte
défiant tout temps historique, diachronique ? Le métanarratif de cette première page
ne projette-t-il pas de facto tout le livre dans l’ère mythologique ? Pourquoi ne pas y
croire, puisqu’en relisant les manuscrits de CAMUS, nous nous sommes rendus
compte que cette non-datation a été consciemment faite. La comparaison de ces trois
moments de l’écriture de cette première phrase du roman le démontre très bien :
Première dactylographie
Les curieux événements qui
font le sujet de cette
chronique se sont produits en
1941, pendant la deuxième
guerre mondiale, dans notre
petite ville d’Oran.
Deuxième
L’année 19[4] … a été
marquée dans la ville d’O,
sur la côte méditerranéenne
par des événements
surprenants dont on a
entrepris ici de faire la
chronique.
Épreuves corrigées
Les curieux événements qui
font le sujet de cette
chronique se sont produits en
194… à Oran.
(La Peste, épreuves corrigées, conservées à la Bibliothèque Nationale sous la côte Microf.
2787)
Deux remarques : La première. La qualité des corrections n’est pas due au
hasard. Elle est le fait d’un travail très conscient, médité et méticuleux comme le
prouvera l’étude des personnages. La deuxième, comme le fait remarquer Marie
Thérèse BLONDEAU1 :
« L’étude des manuscrits permet de percevoir la façon dont l’écrivain créé,
représente les choses. CAMUS a toujours refusé le réalisme qui, pour lui, est
absence de choix. Pour lui, ce qui est essentiel, c’est la façon de représenter, de
dire. »
Quant au caractère « ordinaire » de cette ville d’Oran dont nous parle le
« chroniqueur-historien », il n’est pas moins énigmatique. En effet :
Extension
Récession
À première vue, Oran est ….. une ville ordinaire
[…] une ville sans pigeons, sans arbres, et sans jardins […] (p. 11)
1
BLONDEAU (Marie Thérèse), Notes pour une édition critique de La Peste in Roman 20 – 50, Revue
d’étude du roman du Xxè siècle n° 2, décembre 1986.
118
ANALYSES
L’expression « À première vue » laisse sous-entendre que dans un second
moment, « à la seconde vue » par exemple, cette ville est tout autre. La suite le
démontre d’ailleurs très bien :
Moments extensifs ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie (p. 11)
Moments récessifs où l’on rencontre ni battements d’ailes, ni froissements de feuilles (p. 13)
Extension
Récession
rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne (p. 11)
cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme (p. 13)
« Cité sans âme » nous indique que les Oranais constituent une population
singulière, particulière, unique. Seul le métanarratif peut autoriser une telle catégorie
d’hommes. Comment ne pas nous étonner d’une telle situation :
« Ils vivent et puis la peste arrive et puis la ville est fermée, et puis ils
meurent, et puis la peste s’éloigne : ils ne savent rien d’autre, et tout ce qu’ils
peuvent penser de la vie, de la mort, de la souffrance ou de la solidarité, de leurs
fautes ou de leurs devoirs, ne leur vient que de cet ordre tout plat de la peste, qui est
là, frappe et puis s’en va. »1
Et que dire de ces « curieux événements » eux-mêmes ?
Extension
Récession
ces faits paraîtront bien naturels à certains (p. 13)
à d’autres invraisemblables au contraire p. 13
Ou encore :
Moments extensifs
Moments récessifs
les curieux événements se sont produits […] à Oran (p. 11)
De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant de l’ordinaire
Par ailleurs, aucun historien de profession ni même un chroniqueur-historien
sérieux ne pouvaient traiter les « documents », les témoignages, les confidences, les
textes « tombés entre ses mains » avec une si déconcertante désinvolture. Certes, il
est vrai que l’historien ne peut pas restituer la totalité des faits mais en agissant de la
sorte, Rieux n’aliène-t-il pas considérablement les faits ?
Extension
Récession
Il n’a presque rien voulu modifier par les effets de l’art (p. 166)
Sauf en ce qui concerne les besoins élémentaires d’une relation à peu près
cohérente
Et très significatif encore :
Extension
Récession
Il n’a presque rien voulu modifier par les effets de l’art (p. 166)
Mais il s’agit d’une chronique très particulière qui semble obéir à un parti pris
d’insignifiance (p. 166)
Le métanarratif qui, à travers les moments récessifs non seulement accumule
les qualifications négatives au sujet d’une « ville ordinaire et banale » mais aussi
présente, de façon apocalyptique, les saisons de cette « cité […] d’aspect
1
LEVI-VALENSI (Jacqueline), La Peste d’Albert CAMUS.
119
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
tranquille », nous introduit irrémédiablement dans le métafictif. Seul le métafictif
peut gommer les incompatibilités référentielles d’une « préfecture française de la
côte algérienne » à la fois sans Arabes et sans véritables personnages féminins.
3. LE METAFICTIF AU BOUT DU MOT
Le lieu où se déroulent ces « curieux événements », contrairement à ce qu’en
dit le narrateur, est une aire étrange, une aire « de soupçons. » Ici, les effets que les
mots produisent les uns sur les autres ou les uns avec les autres substituent à la
relation sémantique selon les conventions de la mythologie du réel une relation
latérale qui tend à produire un effet contraire qui annihile la signification
individuelle que les mots peuvent avoir. Comment comprendre par exemple qu’une
« ville ordinaire » (le « mot ordinaire est employé deux fois dans les trois premières
phrases du livre) soit « sans pittoresque, sans végétation et sans âme », « sans
pigeons, sans arbres et sans jardins où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni
froissements de feuilles ? .» Le mot « ordinaire » en tant qu’élément d’un réseau fini
est perçu comme l’inversion d’une image que le narrateur a voulu effacer. Le lecteur
qui essaie d’interpréter la référentialité aboutit au non-sens ou plutôt il finit par
considérer Oran non plus comme « un lieu neutre » mais comme une ville
extraordinaire.
Il en est de même du « changement des saisons (qui) ne s’y lit que dans le
ciel.» (p. 11)Pendant « l’été, le soleil incendie les maisons », « en automne […] un
déluge de boue », « les beaux jours viennent seulement en hiver » (p. 11). Le lecteur
dans sa relation directe à la réalité assiste au renversement de l'ordre mythologie du
réel. En effet, selon la rhétorique littéraire conventionnelle, l'été est porteur de vie et
l'hiver symbole de mort. Dans La Peste, nous avons le schéma contraire : la maladie
atteint son paroxysme pendant les périodes chaudes et donne le répit dans les
périodes froides. Le scripteur CAMUS prend à l'envers toute la mythologie de la vie
qui veuille que le printemps corresponde avec la naissance, l'été, la pleine vie,
l’automne les feuilles de la vie jaunissent, l'hiver, la mort :
« Sur le palier où la peste se maintient en effet à partir du mois d'août,
l'accumulation des victimes surpassa de beaucoup les possibilités que pouvait offrir
notre petit cimetière. On eut beau abattre des pans de mûr, ouvrir aux morts une
échappée sur les terrains environnants, il fallut bien vite trouver autre chose. […] Un
arrêté préfectoral expropria les occupants des concessions à perpétuité et l'on
acheminera vers le four crématoire tous les restes exhumés. Il fallut bientôt conduire
les morts de la peste eux-mêmes à la crémation […] . Et pendant toute la fin de l'été,
comme au milieu des pluies de l'automne, on put voir le long de la corniche, au cœur
de chaque nuit, passer d'étranges convois de tramways sans voyageurs,
brinquebalant au-dessus de la mer» (p. 164).
Le métafictif permet l'instauration d'un nouvel ordre : « Ce silence, cette mort
des couleurs pouvaient aussi être bien ceux de l'été que ceux du fléau.» Ainsi
apparue au printemps, la peste culmine avec l'été, stagne à l'automne, diminue et
disparaît avec le froid de l'hiver.
Par ailleurs, le métafictif nous conduit vers la création du mythe de la peste,
simple fléau devenu ici un monstre maléfique qui prend la forme de différents
éléments de la nature « vents furieux de la peste », « vents haineux du ciel », « eaux
de la peste », « flamme », « bourrasques », etc. Ce monstre, dès lors, manifeste sa
120
ANALYSES
présence permanente. Dès cet instant, Oran est « sous le règne immobile de la
peste » ; « soleil de la peste » qui règne « sur la ville close et silencieuse.» Même
les prêches du Père PANELOUX sont rendus inaudibles par la résonance cosmique.
La mort de Philippe OTHON est une lutte farouche de l'enfant contre ces éléments
de la nature :
« Il reste […] secoué de tremblements convulsifs, comme si sa frêle carcasse
pliait sous le vent furieux de la peste et craquait sous les souffles répétés de la fièvre.
La bourrasque passée […] la fièvre sembla […] l'abandonner sur une grève humide
et empoisonnée […] quand le flot brûlant l'atteignit […] l'enfant recula au fond du lit
dans l'épouvante de la flamme qui le brûlait.» (p. 195)
Mais cet élément de la nature peut revêtir d'autres formes. D'abord celle du
minotaure et comme lui la peste dévore son « tribut chaque soir.» Tantôt elle
« reprend son souffle » ou « s'éloigne pour regagner la tanière inconnue d'où elle
était sortie en silence.» Tantôt elle « mettait des gardes aux portes et détournait les
navires qui faisaient route vers Oran.» Ensuite celle du dragon légendaire crachant
du feu et marchant inexorablement vers ses victimes : « elle flamba dans les
poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d'ombres
aux mains vides, elle ne cessa d'avancer de son allure patiente et saccadée.»
Enfin, celle de l'« ange de la peste » comme dans la Bible : « voyez-le cet
ange de la peste, beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé audessus de vos toits, la main droite portant l'épieu rouge à hauteur de sa tête, la main
gauche désignant l'une de vos maisons. À l'instant, peut-être, son doigt se tend vers
votre porte, l'épieu résonne sur le bois ; à l'instant encore, la peste entre chez vous,
s'assied dans votre chambre et attend votre retour. Elle est là, patiente et attentive,
assurée comme l'ordre même du monde. » (p. 93)
L'autre prouesse qui ne peut se réaliser que par l'intermédiaire du métafictif
consiste (pour ce français vivant à Oran) à nous présenter une « ville de la côte
algérienne » d'abord sans Arabes et ensuite sans femmes.
Des Arabes et de la civilisation arabe d'abord. Le concierge du cabinet de
Rieux n'est pas arabe : il s'appelle M. MICHEL. Le premier malade est espagnol : «
il trouva son premier malade au lit dans une pièce donnant sur la rue et qui servait à
la fois de chambre à coucher et de salle à manger. C'était un vieil espagnol au visage
dur et raviné. » (p. 16)
Même les noms des rues n'ont aucune résonance locale : « toute la ville avait
la fièvre, c'était du moins l'impression qui poursuivait le docteur RIEUX, le matin où
il se rendait rue Faidherbe […] » (p. 36) Il n’est nullement fait mention d’une
mosquée alors que non seulement pointe « la Cathédrale de notre ville […] » (p. 91)
, mais tous les offices des morts sont dits selon les rites de l'église catholique « un
prêtre accueillait le corps, car les services funèbres avaient été supprimés à l'église.
On sortait la bière sous les prières, on la cordait, elle était traînée, elle glissait butait
contre le fond, le prêtre agitait son goupillon […] » (p. 161) RIEUX qui sillonne
toute la ville atteinte ne traverse jamais un quartier arabe. Et pourtant : « RIEUX lui
proposa de marcher jusqu'à un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres à
donner. Ils descendirent les ruelles du quartier nègre. » (p. 81)
Et que dire des responsables des divers services ? « RIEUX téléphona
cependant au service communal de dératisation, dont il connaissait le directeur.
Celui-ci avait-il entendu parler de ces rats qui venaient en grand nombre mourir à
121
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
l'air libre ? MERCIER, le directeur, en avait entendu parler et, dans son service
même, installé non loin des quais, on en avait découvert une cinquantaine » (p. 20 –
21).
Pour un pays musulman, il est quand même étonnant que « les cafés enfin,
grâce aux stocks considérables accumulés dans une ville où le commerce des vins et
des alcools tient la première place, purent également alimenter leurs clients. À vrai
dire, on buvait beaucoup. Un café ayant affiché que « le vin probe tue le microbe »,
l'idée déjà naturelle au public que l'alcool préservait des maladies infectieuses se
fortifia dans l'opinion » (p. 78).
Peut-on enfin penser que cette présence est cependant suggérée par le cri
répété de cet anonyme vieillard : « en vain, tous les soirs sur les boulevards, un
vieillard inspiré, portant feutre et lavallière, traverse la foule en répétant sans arrêt :
"Dieu est grand, venez à Lui », tous se précipitent au contraire vers quelque chose
qu'ils connaissent mal ou qui leur paraît plus urgent que Dieu » (p. 114). « Dieu est
grand » étant une allusion à « Allaho Akbar », invocation quotidienne du fidèle
musulman. Même le journaliste dont le sujet du reportage était la vie des arabes n'en
parle pas : « je suis venu avant ces événements […] vous demander des
renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m'appelle Raymond
RAMBERT » (p. 81). Seul le métafictif peut permettre l'organisation de la vie dans
une ville arabe sans Arabes.
Quant aux femmes, elles ne sont représentées par aucun personnage féminin
de premier plan. D'ailleurs, dans ses carnets, CAMUS prévient : « Peste, c'est un
monde sans femmes […] » (carnets, p. 80). Certes, elles sont évoquées, mais avec
une discrétion étonnante. Elles apparaissent et disparaissent comme des ombres
chinoises. Mme RIEUX qui aurait pu jouer un véritable rôle et permettre de tout
« recommencer », « tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons »
(p. 17), s'éloigne d'Oran pour aller mourir. Elles sont toutes le plus souvent loin
d'Oran : la femme de GRAND, celle que RAMBERT aime est à Paris. Cependant,
elles vivent dans l'imagination de leur amant ou de leur mari et « écrivent » les plus
belles pages du roman. Comment oublier « l'amazone » (p. 277), la séparation de
RIEUX et de sa femme (p. 16-17), l'évocation de la mère de RIEUX (p. 119, 275,
287), etc. ?
Carné
4. LE METAFICTIF IN
Carnets
Et si les 1 500 variantes de La Peste n'étaient rien d'autre que « […] cette
manie qu'avait GRAND […] d'invoquer les locutions de son pays et d'ajouter
ensuite des formules banales qui n'étaient de nulle part comme « un temps de rêve »
ou « un éclairage féerique » (p. 46) ? Comment expliquer la suppression de tant de
personnages qui avaient acquis une certaine envergure dans les carnets ? Le
remplacement de Philippe STEPHAN par TARROU est-il aussi gratuit ? Ce
Stephan qui dans les brouillons et les manuscrits était l'un des personnages
principaux. Tant de minutie, d'indices, de travail laissent entendre que le scripteur
CAMUS – comme GRAND à RIEUX avec un « air de petit mystère » (p. 47) –
annonce au lecteur que « j'ai d'autres soucis » car comprenez bien […] . A la
rigueur, c'est assez facile de choisir entre mais et et. C'est déjà plus difficile d'opter
122
ANALYSES
entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais assurément, ce qu'il y
a de plus difficile, c'est de savoir s'il faut mettre et ou s'il ne faut pas » (p. 98).
N'est-ce pas là une invite à ne pas « se résigner à adopter la langue des marchés et à
parler […] sur le mode conventionnel » (p. 75) ? « J'ai supprimé tous les adjectifs,
dit GRAND.» (p. 277)
Alors, il nous faut donc quitter le niveau de la lecture heuristique et entrer ici
et maintenant dans la phase herméneutique.
Considérons d'abord les trois premiers mots de la première phrase du roman :
« Les curieux événements.» Si à la première lecture, le lecteur perçoit quelque
incompatibilité référentielle de sens, à la seconde phase, elle s'évanouit et nous
révèle que la position antéposée de l'adjectif revêt une importance insoupçonnée. Et
comme GRAND supprimons cet adjectif ou plutôt transformons-le :
Les curieux ⇒ Le [scu]rieux ⇒ Le [suc]rieux ⇒ RIEUX, la sève, la
quintessence du roman. Ainsi, le lecteur découvre-t-il que dès les deux premiers
mots du roman, le scripteur CAMUS lui suggère le nom de RIEUX, narrateur du
récit qu'il va lire.
Arrêtons-nous ensuite au nom Oran, présent deux fois dans les trois
premières phrases du roman. A ce sujet, Pol GAILLARD1 nous dit, « une question
se pose alors : pourquoi CAMUS a-t-il choisi Oran, et non pas Marseille par
exemple ? – Non seulement parce que CAMUS connaissait beaucoup mieux Oran,
mais parce que la ville plus petite, ramassée sur elle-même et comme enfermée (au
milieu des Arabes précisément), neutre, presque sans arbres, lui a paru
esthétiquement, le lieu idéal pour y faire vivre ensemble, les prisonniers de tous les
fléaux […] » (p. 33). Pour Marie Thérèse BLONDEAU2 : « si la peste maladie
portuaire, ce qui explique le choix d'Oran, ne sévissait plus en Algérie au début des
années quarante, le typhus, par contre, y fit des ravages.» Quant à Jacqueline LEVIVALENSI, elle essaie de justifier ce choix par le fait que : « peut-être la reprise et
l'achèvement du texte qui deviendra « Le Minotaure dans la décision de CAMUS de
situer à Oran le roman en gestation ; sans doute, plus simplement, le fait qu'il
séjourne dans cette ville plus longtemps qu'il ne l'a jamais fait de janvier 1941 à l'été
1942, a-t-il été déterminant, et pour « Le Minotaure », et pour La Peste.» Qu'importe
! Quittons ce niveau de signification pour le niveau de la signifiance.
Le mot Oran est pour le scripteur l'un des lieux où cohabitent l'homme et le
rat : la demeure perpétuelle de l'homme et du rat.
ORAN ⇒ O]RA[N ⇒ RA (T) en est l'épicentre !
ORAN ⇒ RA + ON ; ON < Homo < homme !
Autrement dit :
a) L'homme est écartelé par le RA(T) O]RA[N
b) Le RA(T) est un cheval de Troie à l'intérieur de l'homme. L'ennemi est
chez nous et en nous.
c) La peste n'est plus ce « mal qui répand la terreur » mais plutôt l'homme
naturellement habité par le RAT vecteur de la peste.
1
GAILLARD (Pol).- La Peste.- Paris, Hâtier, Profil d'une œuvre n° 22, 1972.
BLONDEAU (Marie Thérèse).- Notes pour une édition critique de La Peste in Roman 20-50, Revue
d'étude du roman du Xxè siècle, p. 69 à 90.
2
123
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
d) Si le titre du roman avait été les prisonniers, les véritables prisonniers
auraient été non pas les hommes mais les RATS prisonniers de l'homme O]RA[N.
C'est pour cette raison que le titre a été abandonné.
e) Oran cette « ville ordinaire et rien de plus qu'une préfecture française de la
côte algérienne » (p. 11) revêt maintenant trois dimensions :
ORAN…….
- dimension spatiale : non plus une ville, une préfecture, mais la ville, la
préfecture, le monde entier,
- dimension humaine : ON < homme, l'humanité
- dimension animale, bestiale et bestiaire RA (T) vecteur de la peste,
le fléau.
Enfin, examinons attentivement chaque personnage de La Peste.
1. Jean TARROU
«Mon affaire à moi, dit-il, en tout cas, ce n'était pas le raisonnement »
(p. 227) mais : « Mon affaire à moi, c'était le trou dans la poitrine.» (p. 227) En
effet, TARROU ⇒ T(AR)ROU ; AR ⇒ RA (T). Oui son problème c'est cette
combinaison du TROU et du RAT qui sont innés en lui ! « J'ai compris alors que
moi du moins, je n'avais pas cessé d'être un pestiféré pendant toutes ces longues
années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste »
(p. 226 – 227). Quelle désillusion alors ! « Oui […] j'ai appris cela, que nous étions
tous dans la peste, et j'ai perdu la paix .» (p 228) Le constat est donc très amer : «
c'est pourquoi encore cette épidémie ne m'apprend rien […]. Je sais de science
certaine […] que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non personne
au monde n'en est indemne […]. Ce qui est naturel, c'est le microbe.» (p. 228)
Hélas, pourrait-on dire, « Oui RIEUX, c'est bien fatigant d'être un pestiféré. Mais,
c'est encore plus fatigant de ne pas vouloir l'être. » (p. 228)
Mais qu'est-ce donc ce TROU dont il fait un si grand problème ? Le trou du
feu, la géhenne ? La résidence de satan ? Est-ce cette nature intrésinque qui fasse
qu'il aille toujours chercher («quand l'innocence a les yeux crevés ») une sorte
d'appui dans l'au-delà, chez l'Archange de la révolte lui-même ? « Dans ce cas, il
faudrait se contenter d'un satanisme modeste et charitable.» Le prince du mal,
Lucifer devient non seulement son modèle, mais son patron. Et comme le mal (le
RAT) existe en lui et que l'homme est en dehors de lui, TARROU mourra pour
retourner dans son TROU à la fois naturel et éternel : il meurt au moment où le
bacille de la peste est vaincu.
Dès lors, nous comprenons pourquoi TARROU a remplacé définitivement
Philippe STEPHAN, le professeur de lettres qui ne portait pas en lui de RA et par
conséquent n'avait pas de place dans cette chronique.
2. Bernard RIEUX
Il est au centre de l'action : il est le centre de gravité vers lequel convergent
tous les personnages principaux du roman. Pour lui : « l'essentiel était de bien faire
son métier. .» (p 44) Voilà l'homme : « faire ce qu'il fallait » (p. 125) : « faire son
devoir » (p. 146) ou « faire son métier » au sens plein des mots même si la peste est
une «interminable défaite.»
Par Bernard, RIEUX lui aussi est un pestiféré :
124
ANALYSES
Bern]AR[d ⇒ AR ⇒ RA ⇒ RAT
3. Joseph COTTARD
« Je m'y trouve bien dans la peste et je ne vois pas pourquoi je me mêlerais
de la faire cesser .»Pour lui : « la chose qu'il ne veuille pas, c'est être séparé des
autres. .» (p. 178) « Ainsi, COTTARD, et selon l'interprétation de TARROU, était
fondé à considérer les symptômes d'angoisse et de désarroi que présentaient nos
concitoyens avec cette satisfaction indulgente et compréhensive qui pouvait
s'exprimer par un : « Parlez toujours, je l'ai eue avant vous.» (p. 178)
C'est pourquoi : « Enfin la seule chose évidente, c'est que je me sens bien
mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous. » (p. 132) Ainsi, non seulement
«COTTARD avait des affinités avec elle» (p. 133) mais encore il collaborait avec
elle.
COTTARD ⇒ co]tt[ar]d[ ⇒ co]tt[ar] = RAT-CO
CO ⇒ KO ⇒ Kollaborant
ar ⇒ ra ⇒ rat
Plus qu'un simple complice, la peste est une partie de lui-même : « Il y avait
pourtant dans la ville un homme qui ne paraissait ni épuisé, ni découragé, et qui
restait l'image vivante de la satisfaction. C'était COTTARD.» (p. 177)
4. Raymond RAMBERT
Venu d'un autre monde, il n'est pas d'Oran. Comme le fait remarquer Bernard
ALLUIN1 : « Étranger au pays, il se considère comme non concerné par la peste :
tous ses efforts vont consister à effectuer des démarches pour pouvoir sortir d'Oran
et ceci, non par manque de courage (il a participé à la guerre d'Espagne) mais par
souci de ne pas perdre de temps pour être heureux.» (p. 40) Cependant, quand, enfin
ses efforts semblent aboutir, il décide de rester :
« Docteur, dit RAMBERT, je ne pars pas et je veux rester avec vous
- Et elle ? dit RIEUX d'une voix sourde
- Oui, dit RAMBERT, mais il peut y avoir de la honte à être heureux
tout seul. » (p. 190)
Est-ce là une raison suffisante devant tant de risques à encourir ?
« Ce n'est pas cela, dit RAMBERT. J'ai toujours pensé que j'étais étranger à
cette ville et que je n'avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j'ai vu ce que
j'ai vu, je sais que je suis d'ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne
tous. » (p. 190)
Étranger à la ville, oui RAMBERT l'est. À la peste, non car plus que les
Oranais, lui, il la porte doublement. Dans Raymond d'abord : [Ra]ymond.
Dans RAMBERT ensuite : [RA]mbert.
Il est donc non seulement au-delà du simple journaliste : son nom le dit très
bien,
[RAM]b[ert]
RAM < RAME de papier ⇒ sa profession
1
Bernard ALLUIN.- La Peste d'Albert CAMUS.- Paris, Hâtier, Profil d'une œuvre, 1996.
125
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
ert < tré < tres < trans = dépassement d'une limite (exemple
trépasser), mais aussi au-delà du bonheur perçu d'une certaine manière.
« Rien au monde ne vaut qu'on se détourne de ce qu'on aime. Et pourtant, je
m'en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi. » (p. 190)
5. Joseph GRAND ou Monsieur Chapeau bas
Dès le début du roman, le lecteur fait sa connaissance à travers des propos
sibyllins et prémonitoires par lesquels le narrateur le présente : « En quittant
COTTARD, le Docteur s'aperçut qu'il pensait à Grand. Il l'imaginait au milieu d'une
peste, et non pas de celle-ci qui sans doute ne serait pas sérieuse, mais d'une des
grandes pestes de l'histoire. « C'est le genre d'homme qui est épargné dans ces caslà. » (p. 46-47)
Comme son nom l'indique GRAND est le plus grand, non pas à cause de ses
exploits mais : « oui, s'il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des
exemples et des modèles qu'ils appellent héros, et s'il faut absolument qu'il y en ait
un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé
qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. »
(p. 129). Non seulement « de ce point de vue, et plus que RIEUX et TARROU, le
narrateur estime que GRAND était le représentant réel de cette vertu tranquille qui
animait les formations sanitaires » (p. 126), mais encore il était l'homme de « la
même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le
mois de mai, l'amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de
façons diverses » (p. 237) « Oui, disait GRAND, il faut que ce soit parfait […]. Des
soirées, des semaines entières sur un mot … et quelquefois une simple conjonction»
(p. 98).
Si COTTARD est l'homme de la Toussaint, GRAND lui est l'homme de Noël
(p. 237), la fête de la lumière, de la clarté, du perfectionnement.
Atteint de la peste, « il plie mais ne rompt pas » : « RIEUX dit à son ami que
GRAND ne passerait pas la nuit, et TARROU se proposa pour rester. Le docteur
accepta. Toute la nuit, l'idée que GRAND allait mourir le poursuivit. Mais, le
lendemain matin, RIEUX trouva GRAND assis sur son lit, parlant avec TARROU.
La fièvre avait disparu. Il ne restait plus que le signe d'un épuisement général.
- Ah ! Docteur, disait l'employé, j'ai eu tort. Mais je
recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez.
- Attendons dit RIEUX à TARROU.
Mais à midi, rien n'était changé. Le soir, GRAND pouvait être considéré
comme sauvé. RIEUX ne comprenait rien de cette résurrection » (p. 238) Oui,
GRAND est de la race de BONNEMORT : « visiblement, GRAND était à mille
lieues de la peste » (p. 81). Il ne peut mourir car comme BERENGER1, il est le
porteur d'espoir de l'humanité : «Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au
bout ! je ne capitule pas» (p. 246)
N'est-il pas le chef des hommes et des rats ? Car après sa guérison
inexplicable, «on amena à RIEUX une malade dont il jugea l'état désespéré et qu'il
fit isoler dès son arrivée à l'hôpital. La jeune fille était en plein délire et présentait
tous les symptômes de la peste pulmonaire […]. À midi cependant, la fièvre n'était
1
JONESCO Eugène.- Rhinocéros.- Paris, Gallimard, 1959.
126
ANALYSES
pas remontée. […]Le lendemain matin, elle avait disparu. La jeune fille, quoique
faible, respirait librement dans son lit. RIEUX dit à TARROU qu'elle était sauvée
contre toutes les règles» (p. 238). Et, « à la fin de la même semaine (de la guérison
de GRAND), le vieil asthmatique accueillit le docteur et TARROU avec tous les
signes d'une grande agitation.
- ça y est, disait-il, ils sortent encore
- qui ?
- eh ! bien ! les rats !
Depuis […] aucun rat mort n'avait été découvert » (p. 239)
GRAND ⇒ G]ra[nd ⇒ ra ⇒ rat
6. RICHARD
«Rentré chez lui, RIEUX téléphonait à son confrère RICHARD, un des
médecins les plus importants de la ville » (p. 26) « Président de l'ordre des médecins
d'Oran » (p. 35), malgré toute son expérience, il sous-estime l'ampleur du fléau : «
RICHARD trouvait qu'il ne fallait rien pousser au noir et que la contagion d'ailleurs,
n'était pas prouvée puisque les parents de ses malades étaient indemnes.» (p. 52)
La peste qui est en lui ne l'épargne pas : « le docteur RICHARD fut enlevé
par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie.» (p. 213)
Richard ⇒ Rich]ar[d ⇒ ra ⇒Rat.
7. RAOUL, MARCEL ET GARCIA
Ils sont de ceux qui veulent donner un bonheur éphémère à RAMBART en
l'aidant à sortir clandestinement de la « ville fermée».
Raoul ⇒ Ra]oul = ra ⇒ rat
Marcel ⇒ M]ar[cel ⇒ ar ⇒ ra ⇒ rat
Garcia ⇒ G]ar[cia ⇒ ar ⇒ ra ⇒ rat
La dernière phrase du roman pourrait paraître comme une simple projection :
« car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que
le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des
dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans
les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses …» (p. 279) En
réalité, la peste est même déjà dans les recoins les plus insoupçonnés de la vie des
hommes : « […] la peste avait tout recouvert.» (p. 155)
a. Organisation sociale
«Les choses allaient si loin que l'agence RANSDOC (renseignements,
documentation, tous les renseignements sur n'importe quel sujet) annonça, dans
son émission radiophonique d'informations gratuites six mille deux cent trente
et un rats collectés et brûlés dans la seule journée du 25.» (p. 22).
RANSDOC ⇒ Ra]NSDOC ⇒ ra ⇒ rat
b. Les loisirs
« RAMBERT alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petit
phonographe.
- Quel est ce disque ? Demanda TARROU. Je le connais.
127
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
RAMBERT répondit que c'était Saint James Infirmary » (p. 149)
Infirmary ⇒ infirm]ar[y ⇒ ar ⇒ ra ⇒rat
c. La vie intellectuelle
« Ils étaient allés à l'Opéra municipal où l'on jouait Orphée et
Eurydice ». (p. 181).
Par l'intermédiaire d'une troupe étrangère « venue, au printemps de la
peste, donner des représentations dans notre ville » (p. 181), les Oranais
pensaient-ils conjurer la peste car ce « spectacle continuait de connaître la
faveur du public et faisait toujours de grosses recettes » (p. 182) ? Si telles
avaient été les intentions, l'illusion fut totale : « Il fallut le grand duo d'Orphée
et d'Eurydice au troisième acte (c'était le moment où Eurydice échappait à son
amant) pour qu'une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le
chanteur n'avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement
encore, comme si la rumeur venue du parterre l'avait confirmé dans ce qu'il
ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d'une façon
grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l'antique, et pour s'écrouler
au milieu des bergeries du décor qui n'avaient jamais cessé d'être anachroniques
mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de
terrible façon. […] COTTARD et TARROU, qui s'étaient seulement levés,
restaient seuls en face d'une des images de ce qui était leur vie d'alors : la peste
sur la scène sous l'aspect d'un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe
devenu inutile sous la forme d'éventails oubliés et de dentelles traînant sur le
rouge des fauteuils » (p. 182-183).
Opéra ⇒ opé]ra ⇒ ra ⇒ rat
128
ANALYSES
Pour tous ces personnages, la vie est une peste permanente : ils ne
deviennent pas mais sont fléau. C'est pourquoi, dit TARROU, «il faut se
surveiller sans arrêt pour ne pas être amené dans une minute de distraction, à
respirer dans la figure d'un autre et à lui coller l'infection.» (p. 228) Oui, pour ne
pas infecter ceux qui ne le sont pas naturellement tels OTHON, PANELOUX,
CASTEL.
En effet, ces trois personnages importants ne portent pas la marque innée
[RA] de la peste :
1. OTHON
«Celui-là, dit COTTARD quand le juge fut parti, c'est l'ennemi numéro
un. » (p. 137) Pourquoi serait-il «l'ennemi numéro un » ? Le passé de
COTTARD expliquerait-il tout ?
OTHON ne serait-il pas le spécimen humain ?
OTHON ⇒ OT]hon[⇒ hon < on < homo < homme.
129
LE METAFICTIF DANS LA PESTE D’ALBERT CAMUS
N'est-ce pas la seule famille constituée au sens plein du mot : le père, la
mère, les enfants ? La mort de Philippe OTHON son fils serait-ce la mort d'un
enfant ou de l'enfant. «Au creux de son visage maintenant figé dans une argile
grise, la bouche s'ouvrit et, presque aussitôt, il en sortit un seul cri continu, que
la respiration nuançait à peine, et qui emplit soudain la salle d'une protestation
monotone, discorde, et si peu humaine qu'elle semblait venir de tous les
hommes à la fois […]. PANELOUX regarda cette bouche enfantine, souillée par
la maladie, pleine de ce cri de tous les âges. » (p. 197) Ainsi Philippe OTHON
un enfant avant et après sa mort est devenu textuellement « l'enfant » (p. 194 ;
195 ; 196 ; 197), pendant son agonie, le narrateur parle toujours de lui avec
l'article défini.
2. PANELOUX
Stéphane ORON1 écrit Paneloup avec p : lui trouve-t-il quelque affinité
avec DUPANLOUP, évêque d'Orléans qui défendit la liberté de l'enseignement,
fut l'un des chefs du catholicisme libéral et démissionna de l'Académie française
lors de l'élection de Littré ?
Certains semblent faire un lien entre PANELOUX et le PANELIER, lieu
où CAMUS s'était réfugié pendant la guerre.
Dans les carnets, CAMUS l'avait baptisé Louis GRAND PANELOUX.
Dans la version définitive, il restera PANELOUX mais donnera naissance à
Louis et à Grand.
Mais qui est-il ? Peut-être un simple « cas douteux » (p. 211) car « son
regard n'exprimait rien » (p. 211)
À moins qu'il ne soit pour le narrateur ce pain et cette lumière au milieu
des souffrances physiques et spirituelles causées par la peste :
Paneloux ⇒ Pane][loux]
⇒ Pane < panis < pain
⇒ Loux < lux < lumière
« La souffrance des enfants était notre pain amer; mais sans ce pain
notre âme périrait de sa faim spirituelle ». (p. 205).
3. CASTEL
Après le docteur RICHARD, après le docteur RIEUX « il faudrait bien
sûr, qu'il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c'est un
fait qu'on n'en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. .» (229)Il est
le premier à cerner les symptômes de la mystérieuse maladie et le premier à
prononcer le nom de la peste : « c'est le moment que choisit CASTEL, un
confrère de RIEUX, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.
- Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c'est, RIEUX ?
- J’attends le résultat des analyses.
- Moi, je le sais. Et je n'ai pas besoin d'analyses. » (p. 39)
1
Stéphane ORON, La métaphore du fléau dans La Peste in Revue Recherche sur l'imaginaire, n° 24,
1993,
p. 531-553.
130
ANALYSES
Et pendant que « RIEUX attendait les vaccins et ouvrait les bubons, CASTEL
retournait à ses vieux livres et faisait de longues stations à la bibliothèque.» (p. 62).
CASTEL est non seulement un AS, mais le rempart de l'humanité :
CASTEL ⇒ C]AS[TEL
AS « C'est pourquoi il était naturel que le vieux CASTEL mît toute sa
confiance et son énergie à fabriquer des sérums sur place avec du matériel de
fortune ». (p. 126).
Ctel ⇒ tel quel
Castel < castellum < château, forteresse, place forte.
Castel est en quelque sorte la citadelle, la place forte et le refuge qui protègent
l'humanité de tout prédateur. Et comme l'humanité n'est pas célibataire mais plutôt
génitrice de progéniture, madame CASTEL est revenue à Oran pendant les quelques
jours où on le pouvait encore. « Il s'agissait d'une exception » (p. 70) : « Au plus
grave de la maladie, on ne vit qu'un cas où les sentiments humains furent plus forts
que la peur d'une mort torturée. Ce ne fut pas, comme on pouvait s'y attendre, deux
amants que l'amour jetait l'un vers l'autre, par-dessus la souffrance. Il s'agissait
seulement du vieux docteur CASTEL, et de sa femme, mariés depuis de nombreuses
années. » (p. 69-70). Et tous deux gagnent la partie de la peste. L'humanité oranaise
est provisoirement sauvée.
Ni pièce de théâtre, ni documentaire La Peste est un texte à effet de fiction.
Interrogée par le métanarratif et le métafictif par le biais de la critique-in, La Peste
devient un vaste champ de découvertes, jamais plus ni une page « de déjà lu » ni un
lieu de discours sur le fait littéraire où « ils se résignaient à adopter la langue des
marchés et à parler, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait
divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte .» (p. 75) Ici, la référentialité
effective de la lecture heuristique n'est jamais pertinente à la signifiance du mot lors
de la lecture herméneutique.
La référence externe ne saurait être au réel mais à la référence interne du mot.
Le référent et le contexte ne peuvent exclusivement définir la pertinence pour la
saisie d'un texte à effet de fiction. À n'en point prendre garde, le discours reposant
sur le contexte situationnel occulte dans tous les cas l'espace immanent dans lequel
se déroulent l'activité textuelle et les unités linguistiques observables donc présentes.
Faudrait-il citer l'exemple de Pol GAILLARD1 qui affirme que « […] le mot
absurde ne figure même pas dans les 300 pages du texte », alors que le texte
réellement convoqué nous livre sans mystère le mot absurde dès la page 29 :
« […] Les maisons disgracieuses et le plan absurde de la ville. »
Dominique MATANGA
Université de Ouagadougou
[email protected]
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131
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