Texte Toussaint 2013
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Texte Toussaint 2013
AUTOUR DE: John Toussaint : « A Management, Leadership, and Board Road Map to Transforming Care of Patients » Par Daniel La Roche, directeur Direction de l’évaluation, de la qualité et de la planification stratégique CHU de Québec CRÉDITS Nous présentons ici un résumé d’un article du Dr John Toussainti, « A Management, Leadership, and Board Road Map to Transforming Care for Patient » paru dans Frontiers of health services management au printemps 2013. {29 (3) : pp 3-15} Tous les droits sur l’article original sont la propriété de son auteur et de ses ayants droits. RÉSUMÉ Au cours de la dernière décennie, le Dr Toussaint a étudié 115 organisations de soins de santé dans onze pays, les examinant de la salle du conseil d’administration jusqu’au chevet du patient. Il a observé qu’un élément essentiel était manquant dans à peu près toutes les installations: un ensemble de normes qui pourraient produire, de manière fiable, des soins zéro défaut pour les patients. Ce manque de normes est largement ancré dans l'approche de gestion Sloanii (sloanisme), une gestion de type « top-down » où la structure de leadership ne laisse pas de place à une véritable responsabilisation. Dr Toussaint propose une approche alternative : la gestion des processus - un système d'exploitation qui engage le personnel de première ligne dans la prise de décisions et impose des normes et des processus en matière de gestion. Les organisations qui ont adopté la gestion par processus ont vu la qualité de leurs services s’améliorer et les coûts diminuer, parce que les personnes les plus proches du terrain ont été désignées pour identifier les problèmes et les résoudre. L’article examine également quelles sont les habiletés de leadership requises pour qu’une organisation soit en mesure de mettre en œuvre avec succès le système de gestion des processus opérationnel et le rôle du conseil d’administration en appui à la transformation. LES ÉLÉMENTS CLÉS DE L’ARTICLE Dr Toussaint réaffirme que le principe fondateur de l’approche lean est que la réponse aux besoins de patients doit être la priorité des organisations de santé. Il introduit son propos en reprenant certains exemples de l’histoire du développement de l’industrie manufacturière américaine et étrangère et trace le cheminement du lean au travers de Ford iii , de l’effort de guerre au plan industriel, de la contribution de W. Edward Demingiv, de la transformation du lean opérée autour du Toyota Production System et d’un retour en sol américain sans que les succès nippons soient totalement au rendezvous. Il fait ressortir qu’on a voulu importer une façon de faire et de penser, sans opérer les changements nécessaires dans les habitudes de gestion de nos leaders. Il considère que la solution passe par la gestion des processus et propose une adaptation des quatorze principes de Deming au réseau sociosanitaire, qu’il a adapté avec Leonard L. Berryv en les ramenant à six principes essentiels : Valeur pour le patient Clarté du but / des intentions 1 Amélioration continue Flux tiré pour les patients Travail standardisé pour l’administration et les soins cliniques Respect des gens D Toussaint considère qu’il y a urgence d’agir si l’on considère certaines statistiques troublantes soulevées dans son article : r 1,5 % des bénéficiaires de Medicare (USA) étaient décédés en octobre 2008 des suites d’une erreur médicale. L’Institute of Medicine (USA) rapportait que plus de 98 000 décès annuels aux États-Unis étaient liés à des erreurs médicales. L’auteur rappelle les limites du modèle de gestion traditionnel auxquelles il était confronté comme directeur général du ThedaCare Centre et le choix fait en 2002 d’effectuer un virage vers le lean. PRINCIPES ESSENTIELS Valeur pour le patient La valeur pour le patient est définie comme étant la qualité (Q) divisée par le coût (C) : V=Q/C La valeur est ici définie sous l’angle du patient, sur ce qui créé une valeur ajoutée pour le patient. Pour l’auteur, tout processus de soins doit prendre appui sur ce principe. Pour améliorer nos processus, il faut pouvoir les comprendre et le meilleur outil qui est mis à notre disposition pour le faire et identifier la valeur ajoutée pour le patient, est la définition d’une cartographie de chaîne de valeur vi (Value stream map). Clarté du but / des intentions Il est important d’avoir un but clair centré sur ce qui compte vraiment pour nos patients et de définir quelques indicateurs nous permettant de vraiment mesurer l’atteinte de ce but. À cet égard, Dr Toussaint propose d’éviter la multiplication abusive des indicateurs et introduit à cet effet la notion du « Vrai Nord » (True North), qui vise à regrouper un nombre restreint d’indicateurs centrés sur ce qui compte vraiment pour le patient (taux de mortalité, le nombre d’erreurs médicales, d’infections, etc.) Il conseille également d’éviter la multiplication des stratégies qui, selon lui, réduit la capacité des dispensateurs de soins de faire ce qu’ils ont vraiment à faire et ce qui compte le plus pour le patient. Amélioration continue Dans la majorité des organisations lorsqu’un employé a une idée d’amélioration, il en fait part à son supérieur et souvent, cela s’arrête là. Le changement de paradigme proposé par Dr Toussaint est inspiré d’un PDCA (Plan – Do – Check – Act), duquel est modifé la fonction contrôle (Check) par une fonction « étudier / analyser », par lequel le personnel est appelé à identifier les problèmes, en identifier les solutions et les appliquer sur le terrain (PDSA). Cette façon de faire est très mobilisatrice et son introduction dans certaines équipes devient rapidement « virale » et s’étend rapidement à l’ensemble de l’organisation. Par exemple, chez 2 ThedaCare plus de 20 000 idées d’amélioration continue ont été proposées par le personnel en 2011 et on prévoyait le double en 2012. Flux tiré pour les services aux patients Le succès d’un véritable flux tiré vii est de le définir exclusivement autour de l’expérience patientviii. On recherchera des processus continus où il n’y a pas d’interruptions, d’attente, d’arrêts, de défauts, etc. Travail standardisé pour l’administration et les soins cliniques La standardisation n’a souvent pas la cote auprès des infirmières et des médecins, alors que c’est un principe essentiel du lean. La standardisation des processus ne vise pas en enfermer le personnel dans un carcan, mais à lui permettre d’avoir une base commune solide à partir de laquelle la pensée créative peut s’exprimer et faire progresser un processus. Respect des gens Le respect des gens est un principe clé mais malaisé à définir. Retenons qu’un milieu de travail sécuritaire et significatif, entendu ici comme « faisant sens », est une marque de profond respect pour les gens. Les gens qui se sentent respectés sont d’avantage portés à travailler en équipe et avec confiance, c’est un terreau positif pour l’amélioration continue SYSTÈME DE GESTION PAR PROCESSUS OPÉRATIONNEL : Les principes que nous venons d’évoquer sont le fondement d’un système de gestion idéal de la santé, mais nous en sommes plutôt loin. Quels sont les principaux éléments d’un tel système ? A3 L’utilisation d’un outil de gestion de projet simple et performant comme le A3 ix , dont l’essentiel est rapporté dans la figure présentée à droite. De quoi parlez-vous? 1. Contexte De quoi parlez-vous? État d’avancement quotidien Prendre le temps chaque matin, à partir d’un outil simple et souple, de faire le tour des avancées récentes, des difficultés et erreurs rencontrées et établir le plan de match du jour pour améliorer la qualité. Réunion brève quotidienne Tenir une réunion brève quotidienne (de type scrum /mêlée / caucus) autour de la performance, des erreurs rencontrées, dans une perspective d’amélioration continue. Équipe leader au sein des unités Chaque unité identifie une équipe de base qui assumera le leadership pour réaliser la revue des processus de l’unité. Cette équipe regroupe les gestionnaires (directeur, cadre de premier niveau) et les leaders des secteurs finance et qualité. Ils travaillent ensemble avec le modèle PDSA sur les problèmes qui dépassent la capacité de l’unité. 3 2. Conditions actuelles 5. Solutions proposées Quelle est votre proposition / solution pour atteindre la cible retenue? Comment votre proposition, solution va-t-elle agir sur la cause fondamentale du problème? Où en sont les choses aujourd’hui? - Présentation visuelle en utilisant des graphiques, des dessins, des cartes, etc. Quel est le problême? 6. Planifier Quelles sont les activités nécessaires pour l’amélioration souhaitée et qui sera responsable de quoi et quand? Quels seront les indicateurs de performance ou de progrès? 3. Objectifs / Clbles Quels résultats spécifiques sont requis? -Incorporer un diagramme de Gantt ou quelque chose de similaire, qui va présenter les actions / résultats attendus, l’échéancier et les responsables. Pourrait inclure des détails ou des moyens spécifiques de mise en œuvre. 4. Analyse 7. Suivi Quelle est la cause fondamentale du problème? Quels problèmes peuvent être anticipés? - Choisir l’outil d’analyse de problème le plus simple pour montrer la relation de cause à effet. - Assurer la pérennité du cycle PDCA. - Dégager les leçons apprises et les partager. Travail standardisé pour les leaders et les gestionnaires Cet élément fait référence à la standardisation du travail sur laquelle les dirigeants travaillent tous les jours au gemba pour assurer l’amélioration continue. Ce travail inclut l'exécution des réunions brèves et de l’état d’avancement quotidien, la gestion visuelle, la formation du personnel sur le PDSA et le A3, ainsi que la vérification travaux de standardisation des processus sur le terrain. Les réunions sont réduites au minimum et, une fois standardisées, elles deviennent plus simples car tous les participants savent à quoi s'attendre. Audits sur le travail standard Le travail standardisé demeure l’une des meilleures garanties de la capacité d’un milieu à pouvoir s’améliorer. Le standard d’aujourd’hui sera possiblement obsolète demain et devra être remplacé par un nouveau standard. Ce dernier devra faire l’objet d’une information bien articulée auprès du personnel concerné et, si nécessaire, d’une formation appropriée. Le suivi de ces changements doit s’accompagner d’un plan d’audit conséquent. Gestion visuelle des progrès Gérer visuellement les progrès, notamment autour d’un tableau de gestion visuelle installé dans l’unité de travail. Andonsx Établir des indicateurs qui appellent un temps d’arrêt (time out) et une prise en charge rapide, voire immédiate, d’un problème par l’équipe terrain. À défaut de trouver une solution, la chaîne de commandement est mobilisée selon un modèle d’escalade, afin d’apporter une réponse adéquate au problème soulevé. Le modèle utilisé demeure le PDSA. TRANSFORMER LE COMPORTEMENT DES LEADERS L’application des concepts que nous venons de présenter est impossible dans une volonté claire des leaders en faveur du changement. Or le changement n’est pas une chose simple et même si on y croit on se retrouve souvent confronté à une sorte de déni où : « Le changement est une chose importante, aussi longtemps que je n’ai pas à l’effectuer. » Dr Toussaint affirme qu’avant de changer, nous avons à comprendre pourquoi nous agissons comme nous le faisons. xi Autorité des blouses blanches vs le leadership d’amélioration continue Les médecins ont été formés dans un cadre autocratique et centré sur la prise de décision. Le modèle général est simple : Je te dis quoi faire et tu le fais. Si ça ne marche pas ou si tu te trompes, tu es blâmé. C’est une culture de honte et de blâme qui est facilement transporté 4 Caractéristiques comparées du leadership des blouses blanches et du leadership d’amélioration continue Leadership des blouses blanches Leadership d’amélioration continue Présente une attitude de « je sais tout » Présente de la curiosité Adopte une posture de « prise en charge » Facilite les efforts d’amélioration Démontre des tendances autocratiques Enseigne aux autres Montre de l’impatience Apprend des autres Blâme les autres Communique efficacement Contrôle les autres Persévère dans nos modèles de gestion et met l’accent sur la faute plutôt que sur l’apprentissage et l’amélioration continue. C’est profondément contradictoire avec la culture lean. Il faut donc cesser de chercher un coupable et de blâmer. En le faisant depuis les plus hautes sphères d’autorité, il y a contamination positive graduelle des niveaux inférieurs. Il faut sortir de ces vieux comportements et adopter une vision d’accompagnateurs qui se mettent au service, de mentors qui éliminent les barrières. La figure de la page précédent en fait foi. Aller au gembaxii Le premier pas à faire pour y arriver est d’aller là où est créée la valeur (gemba), c’est-à-dire sur le terrain. Certains leaders ont des réserves et s’y sentent mal à l’aise, parfois à cause de leur manque de connaissances médicales et d’autres fois parce qu’ils ne savent pas quoi faire lorsqu’ils y sont. Le gemba ne doit pas être confondu avec une simple visite ou « promenade » de gestionnaires sur le terrain. Le gemba n’est pas réalisé non plus pour « distribuer » des solutions, mais pour aider, éliminer des barrières, soutenir le personnel dans leurs efforts d’amélioration continue des services aux patients. Humilité Même si on a raison d’être fiers de nos organisations, il faut rester humble et ne pas pavoiser impulsivement sur des résultats partiels. {Commentaire personnel : Aux ÉtatsUnis où les établissements sont souvent en compétition les uns contre les autres, les débats d’image et de réputation sont plus importants qu’au Québec.} Pour Dr Toussaint, ce qui est le plus important c’est d’abord le patient bien avant l’image et, en ce sens, il considère que d’ici à ce qu’un milieu hospitalier arrive à rendre des services « sans erreurs » à sa clientèle, il faut se comporter avec beaucoup d’humilité. Curiosité Les leaders curieux posent de bonnes questions, ce qui est plus compliqué qu’on pourrait le penser. Des questions qui bouleversent le statu quo : pourquoi faisons-nous les choses de cette façon plutôt que celle-là? Comment le système fonctionne-t-il et devrait-il fonctionner? Des questions qui prennent appui sur une envie de savoir et qui stimulent l’introduction d’une nouvelle vision dans les équipes. Persévérance Transformer des organisations complexes est un gros travail et il ne faut pas se décourager face aux difficultés qui surviendront certainement dans l’introduction d’une culture lean d’amélioration continue de la qualité. Le cynisme sera parfois au rendez-vous comme c’est le cas dans l’anecdote savoureuse placée en exergue, mais c’est dans la persévérance que les résultats arriveront et que l’amélioration continue et le lean feront leur place dans l’organisation. La bonne nouvelle c’est qu’on en est plus à se poser la question « Est-ce que lean marche? » mais plutôt « Comment peut-on réaliser avec succès et fiabilité de l’amélioration de la qualité par le lean dans différents types d’organisations de santé de cultures différentes? ». LE RÔLE DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DANS LA TRANSFORMATION Le conseil d’administration de l’établissement a un rôle indéniable à jouer. Son engagement résolu dans la mise en place du lean permettra de garder le cap, surtout lorsque les jours seront plus sombres, que l’organisation sera secouée par la résistance au changement et que le management en arrivera à douter. 5 Un médecin s’adressant à d’autres médecins à la salle à café : « Tiens, il pleut. Nous allons faire une activité d’amélioration continue pour changer ça. » Pour que le conseil d’administration soit pleinement partenaire de cette orientation fondamentale, il faut qu’il soit formé et qu’il participe, notamment au gemba et à certaines structures d’amélioration continue. Une bonne façon de convaincre les membres d’un conseil d’administration de la pertinence du lean est de leur faire visiter des organisations qui sont en avance sur notre propre organisation. CONCLUSION À l’époque où le Dr Toussaint s’est lancé dans l’aventure lean, qu’il a vécu avec toute l’équipe du ThedaCare Centre, il n’y avait pas de formation liée au lean en milieu hospitalier, tant dans le milieu médical que dans le monde de l’administration hospitalière, la chose est différente aujourd’hui. Le passage à une culture lean demande une énergie importante et on doit s’y consacrer à fond. C’est bien plus qu’un simple projet, c’est le passage vers un système de management et de leadership intégré. Il faut prendre le temps d’apprivoiser les nouveaux principes, comportements et outils liés au lean Le Dr Toussaint conclue en indiquant que le passage au lean n’est pas une solution de facilité et qu’elle nécessite un engagement important que nos patients espèrent que nous prendrons pour eux… i Dr John Toussaint est président et directeur général du ThedaCare Center for Healthcare Value, Appleton, Wisconsin (USA). ii Alfred Sloan, diplômé en génie électrique du MIT, président de General Motors de 1923 à 1956. On lui doit notamment le retour sur investissement, l’obsolescence programmée, la fidélisation hiérarchisée. Il est considéré comme un des chefs de file de l’école néo-classique en gestion dans la foulée des Taylor et Fayol. iii 6 Référence à Henry Ford et à son empire industriel de construction automobile. Ford a largement repris les théories tayloristes pour l’organisation de ses usines. iv W. Edward Deming est celui à qui on attribue le transfert de la pensée Lean vers le Japon en phase de reconstruction après la 2e Guerre mondiale. On lui doit notamment le concept dit de « Roue de Deming » ou PDCA (Plan – Do – Check – Act) largement utilisé dans les milieux de santé comme modèle de gestion de la qualité. v Leonard L. Berry est professeur de marketing à la Texas A&M University. vi Cartographie de haut niveau qui identifie l’ensemble des étapes requises du client et du flux d’information sur la chaîne de valeur de l’organisation – de l’arrivée du client à sa destination finale. vii Contrairement au flux poussé, où le travail est introduit dans le processus selon des prévisions, dans un processus à flux tiré, on tire la demande sur chacune des étapes en amont. On travaille donc à partir de la demande réelle. Principe directeur : Ce qui entre = Ce qui sort. viii Expérience patient : C’est l’ensemble des perceptions, des interactions et des faits vécus par les patients et leurs proches tout au long de la trajectoire de soins. ix Qui doit son nom au format de papier européen que nous appelons le 8,5 X 11. 7 x Mot japonais qui signifie « lumière électrique », en environnement lean on dira qu’il s’agit d’une « lumière où il faut aller ». L'andon est aussi un concept qui assure la mise en évidence d'un problème, et qui permet de déclencher une réaction rapide de tous les acteurs concernés. xi L’expression « blouse blanche » fait référence au costume porté par les infirmières qui, par métonymie, en est venue à englober tout le personnel médical. xii Je traduis à dessein « Going to gemba » par « Aller au gemba », même dans plusieurs milieux on parle de « faire » ou « réaliser » un gemba. Il faut se rappeler que le mot japonais « gemba » (site) est associé à l’idée de « l’endroit où se trouve la valeur ». « Aller au gemba » reviendrait à dire « Aller là où se trouve la valeur ».