L`incipit* du roman

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L`incipit* du roman
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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BASILIO Kelly
ITEM-CNRS
Équipe Aragon
Séminaire de clôture
Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien
Kelly Basilio
Université de Lisbonne
Centre d’Etudes Comparatistes
Avant tout, deux petites précautions oratoires.
Ce texte, à peine remanié ici, a déjà quelques années. Il fait partie d’un ouvrage sur
Aurélien dont les hasards de la vie m’ont forcée à interrompre la rédaction. Et voilà que
cette occasion a surgi de le reprendre1. Cependant, en relisant, dans son édition
d’Aurélien de la Pléiade2, la notice de Daniel Bougnoux, je me suis aperçue qu’elle
invalidait peut-être un peu ma lecture de l’ouverture de ce roman. Mais, après tout, il
n’y a pas de raison pour que je renie ce que je vais livrer là, pour l’essentiel, tel quel. Ce
n’est qu’une preuve de plus du pouvoir d’affabulation de la littérature. Ce n’est qu’une
preuve de plus de la puissance du « mentir vrai » aragonien. Et je ne déteste pas être
tombée sous le charme de son chant des sirènes.
Ma deuxième remarque préliminaire concerne le terme d’incipit, que j’entendrai ici
dans son double sens, à la fois restreint - à la première phrase du texte -, et élargi - à la
première unité narrative de ce texte, son premier chapitre.
1
A vrai dire, par une curieuse, et heureuse, coïncidence, l’opportunité m’a déjà été offerte cette année d’y
revenir, quoique de façon plus partielle, ayant eu à m’en inspirer pour un article plus générique sur
l’incipit romanesque (“Incipit romanesque et coup de foudre amoureux”, in Poétique nº157, février
2009).
2
Ce sera notre édition de référence : Aragon, Œuvres Romanesques Complètes, III, Paris, Gallimard,
2003.
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
2
Le rôle générateur de l’incipit
A en croire Aragon, c'est l'incipit qui, chez lui, engendrerait l'œuvre. N'est-ce pas là
d'ailleurs que, littéralement, tout commence pour le lecteur ? Mais est-ce aussi
forcément "là que", réellement, "tout a commencé" pour l'auteur ? Ce serait du moins le
cas pour cet auteur, qui lui-même, à vrai dire, ne se considère que comme un lecteur, un
lecteur privilégié, certes, le premier lecteur de son œuvre en train de s'écrire, en train,
dirait-on, d'advenir, à partir de cet incipit primordial.
S'il en est ainsi, le mode de création d'Aragon romancier "réaliste" ne différerait pas
fondamentalement de celui de sa période dite "surréaliste". N'est-il pas absurde, du
reste, de décréter une rupture entre les deux périodes ? Aux dires d'Aragon lui-même et une analyse un tant soit peu attentive de son œuvre peut d'ailleurs le confirmer -, il y
aurait plutôt continuité entre elles, et le surréalisme, qui, il faut le souligner, ne doit pas
à lui-même ce nom, assumé ensuite, il est vrai, par lequel on le désigne…, le
surréalisme ne signifie nullement, loin de là, rejet ou abandon du réalisme. Il est même,
pourrait-on dire, un degré supérieur de réalisme, plus outré, plus exigeant, plus radical,
plus absolu encore.
Ainsi justement cet incipit, déclencheur de la production romanesque aragonienne, cette
phrase d'éveil ne se comporte-t-elle pas justement comme ces "phrases de réveil",
émergences incongrues de notre sommeil, qu'affectionnaient particulièrement les
surréalistes, parce qu'elles permettaient, dans leur jaillissement impromptu, de larguer
plus librement, à partir d'elles, les amarres de la création ? Poétique ou romanesque - et,
pour Aragon, quelle différence ? - toujours l'écriture de cet écrivain semble procéder de
la sorte: sans préméditation aucune, sans plan préétabli, "au hasard de lui-même" - et
d'elle-même -, à partir de cette phrase de départ, venue il ne sait d'où, menant il ne sait
où. C'est, véritablement, l'aventure de l'écriture, ou plutôt, à en croire Aragon, de la
lecture, lecture à l'infini s'engendrant elle-même.
Dans un livre qui justement s'intitule Je n'ai jamais appris à écrire ou les Incipit,
Aragon lui-même nous explique le rôle fondateur de ces derniers pour ses textes, à
propos de son roman Les Cloches de Bâle, qui tout entier serait issu de sa seule
première phrase. Or Les Cloches de Bâle n'inaugurent-elles pas précisément ce cycle du
Monde Réel dont Aurélien fait aussi partie ? On peut donc dire que, d'une certaine
façon, toute l'œuvre romanesque future est déjà dans cette toute première phrase de ce
premier texte, qui a, véritable sésame du cycle, enfin ouvert toute grande à l'écrivain
l'"entrée" de ce "monde réel" après lequel, dans sa "volonté de roman" - contre la
volonté de ses frères ennemis surréalistes et leur parti-pris anti-romanesque -, depuis
longtemps déjà il soupirait.
Sur l'importance à accorder, dans son cas, à ces incipit, comment d'ailleurs ne pas le
croire, quand on lit, par exemple, celui d'Aurélien :
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide" ?
Le bonheur de cette petite phrase d'attaque, au sens musical mais aussi stratégique du
terme, est indéniable : anticonformiste, malicieuse, provocante, pétillante de défis que le
texte, il faut le dire, avant tout se lance à lui-même ; défis qui constituent précisément
tout son programme, inscrit là, d'ores et déjà, dans cette phrase de départ dont il doit
tout entier surgir.
S'il est fait mention de cette "première fois", c'est que forcément il y aura eu encore une
deuxième fois, et, qui sait, une troisième, puis une quatrième... Et alors, est-ce
qu'Aurélien aura continué de trouver Bérénice aussi "laide" ? On peut parier que non,
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cette "première fois" n'étant évoquée ici, à l'évidence, que dans la perspective de lui
opposer, à plus ou moins brève échéance, d'autres rencontres destinées précisément à
renverser cette idée première : tel n'est-il pas généralement l'horizon d'attente des
impressions de première vue ? D'entrée de jeu, le lecteur est ainsi prédisposé à des
changements, partant, à des péripéties. Dynamisme de cet incipit plein d'allant.
Et qui en dit déjà long, mine de rien. Qui dit même, d'ores et déjà, l'essentiel. Ce que le
lecteur retient, en effet, de cette première phrase, c'est, paradoxalement, le contraire
précisément de ce qu'elle a l'air d'affirmer : que le moins qu'on puisse dire, c'est que
Bérénice n'est pas passée inaperçue aux yeux d'Aurélien, qu'elle l'a même
singulièrement frappé ("franchement laide"3). D'ailleurs, se dit-on, la puce à l'oreille,
que peut avoir un homme à trouver belle ou laide une femme, s'il n'est pas appelé, ou
invité, au départ, à s'intéresser de ce point de vue à elle ou à émettre un jugement sur
elle à cet égard ? On attend donc au moins de la suite des éclaircissements sur cette
attitude. Ce que le texte, on le sait, fera pleinement, à la fois par le côté Don Juan, pour
ainsi dire, naturel d'Aurélien, aux yeux de qui toujours la femme est d'abord femmeobjet, et par la quête, qui est la sienne, depuis quelque temps déjà, d'un vrai désir
amoureux, sinon d'une passion, qui insuffle enfin quelque intérêt à sa vie si blasée et si
vide.
Qui donc est cet Aurélien, héros de ce roman qui en porte le nom, se demande ainsi
forcément le lecteur, en lisant cette première phrase, et qu'a-t-il à trouver laide cette
femme ? Du reste, est-il bien vrai qu'elle le soit ? Car, à l'évidence, ce jugement est tout
subjectif: "il la trouva". Et qui est-elle elle-même, cette femme au prénom racinien, si
riche déjà, au seuil du livre, de résonances littéraires et mythiques ?
Remarquable densité informative d'un incipit si lestement impertinent d'allure ! Dès
cette première phrase nous sont de la sorte déjà donnés à connaître les deux noms réunis
des héros de cette histoire qui s'annonce pourtant si longue, et qui donc aurait eu tout le
temps de poser ses jalons. Réunis et pourtant, déjà, fondamentalement opposés,
incompatibles.
Indéniablement, la première réaction d'Aurélien à Bérénice est une réaction de rejet.
Rejet qui est ainsi inscrit au départ de leur histoire pour la marquer de son précédent.
Prémices ineffaçables, irréparables.
La force évocatoire d'un nom
Cependant, la psychanalyse nous enseigne que dégoût et désir sont plus proches parents
parfois qu'ils n'en ont l'air, et que le premier, souvent, cache ou déguise le second, qui a
peur de s'avouer. Sans être allée jusqu’à provoquer proprement son dégoût (quoiqu'il ne
paraisse avoir retenu d'elle que des détails à la limite du rebutant : cheveux "mal tenus.
Les cheveux coupés, ça demande des soins constants"), Bérénice a "déplu" à Aurélien :
le "désagréable" semble, en tout cas, dominer dans l'impression qu'elle a produite sur
lui: "laide", "il n'aima pas", "vilain beige"...
Visiblement, Bérénice a choqué dès l'abord en lui les "idées" arrêtées qu'il pouvait avoir
non seulement sur les "étoffes" mais plus généralement sur l'élégance (le "goût") et la
beauté féminines. Mais elle a surtout choqué l'"idée" qu'il s'était d'avance fait d'elle,
d'après son nom de Bérénice, son nom de "princesse d'Orient".
Comme il fallait s'y attendre, les stéréotypes dominent dans sa "représentation" de cette
"femme qui se fût appelée Bérénice", des stéréotypes, toutefois, quelque peu
3
Le texte sera toujours souligné par nous.
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européanisés : "brune", bien sûr, comme déjà celle de la "tragédie" racinienne, mais, à
l'inverse, pas "moricaude" (le racisme latent d'Aurélien pointe sous le qualificatif
péjoratif, tout comme sous le détail des "bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de
chichis, de voiles") ; "blanche", au contraire, et même "luisante" ("ternes", hélas, sont
les cheveux de Bérénice, qui est "pâle" de surcroît !) "comme un caillou bien lavé":
Aurélien, qui passe des heures à se frotter sous sa douche, est un obsédé du "lavage" ;
or, à l'en croire, on le saura bientôt4, il n'aime que les femmes "à sa semblance".
"Blanche et luisante" : luisante à force d'être blanche. Aurélien est un nostalgique des
critères ataviques de beauté féminine: "blanches comme lys" n'étaient-elles pas déjà les
"neiges d'antan" de Villon ? Cette blancheur qui faisait la beauté reluisante de la femme,
elle pouvait même la caractériser au point de s'en constituer, l'adjectif se substantivant,
un des noms propres. Blanche, "un beau nom pour une femme" aurait dit Aurélien, et
Aragon, à coup sûr, en aurait jugé de même, plus amoureux encore que son héros de ces
"dames du temps jadis" et de leurs noms de "romance" : Blanche n'est-il pas
précisément celui qu'il a donné à l'héroïne éponyme d’un autre de ses romans ?
Cependant, Aurélien, amoureux, comme Nerval, de ces dames à la "tour abolie", aime
justement en elles, on le saura de plus en plus, surtout ce temps révolu. De la blancheur
de ce "caillou bien lavé", poli par les eaux, poli par les ans, cherche à se lever, on peut
déjà le pressentir ici, une autre blancheur, plus rigide encore que ce galet, celle du
masque de cette noyée inconnue de la Seine, elle aussi "lavée" par les eaux du temps,
les eaux de la mort, elle aussi "luisante"... comme un cadavre. A preuve, ces "statues" "à
l'air hagard", qui semblent surgir ici du coq à l'âne; en réalité, les seules images
approchées, que le travail de fouilles de sa mémoire ait réussi à mettre au jour, de cette
image qui le hante, sans qu'il puisse parvenir encore à la déterrer. Aurélien brûle... Mais
il n'arrivera toutefois à identifier la figure clé, le modèle de son étrange trouble, qu'au
chapitre XXII, dans ce masque de plâtre qu'il a pourtant quotidiennement sous les yeux,
qui quotidiennement l'"observe" et le questionne de ses "regards familiers" - tout
comme les Dianes aux regards hagards de sa Césarée antérieure, la ville, plus mythique
encore, de sa mémoire...
Il a "mal regardé" Bérénice, dont il n'aurait remarqué que le "vilain", le "terne" ou
l'insignifiance du vêtement, des cheveux ou de la taille; la "pâleur", tout de même : le
détail, mine de rien, n'est peut-être pas indifférent ("je crois", se dit, comme en passant mais on n'en est pas dupe - Aurélien...). Il ne parvient pas à "se rappeler les traits" de
Bérénice, de même qu'il ne parvient pas à retrouver ces autres traits que ceux de
Bérénice invinciblement évoquent en lui.
Cependant, la "blanche" "brune" qui serait cet idéal d'Aurélien doit, "à la semblance"
également de notre héros, et surtout - en cette circonstance très spéciale où elle est
évoquée - à la semblance, toute imaginaire, de cette "princesse d'Orient" qu'appelle
irrésistiblement le nom de Bérénice, cette blanche brune doit évidemment être "élancée"
(Bérénice Morel, elle, est, hélas, "plutôt petite" !). Mais, par dessus tout, ascendance
royale oblige, elle se doit d'être supérieurement belle, et supérieurement altière !
Tout n'est pourtant pas exclusivement stéréotype dans cette image que se fait Aurélien
d'une Bérénice qui mériterait son nom. Il a une référence, un souvenir auquel se
raccrocher pour donner une forme aussi palpable que possible à son rêve : cette "très
jolie femme" qu'il y avait à ce dîner de salle de garde, il y a pourtant de cela deux ans
déjà, mais Aurélien n'en est visiblement pas encore revenu. Aurélien, qui ne se fait pas
plus remarquer qu'un autre, Aurélien qui "n'intéresse personne", Aurélien qui si
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Significativement, dès l’incipit du chapitre suivant.
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facilement se fond dans le banal et l'anonyme, Aurélien qui ne pense qu’à la remorque
des autres, n'en revient pas qu'il puisse y avoir des gens pour oser, à la face du monde,
penser par eux-mêmes, être eux-mêmes! Ce qui l'a surtout ébloui dans cette brune déjà
"très jolie", c'est qu'elle fût capable de pareille "insolence" - l'adjectif "insolente" est
répété. De même, ce qui l'a surtout frappé, ce qui l'a ébahi chez Bérénice, provoquant
même son "irritation" de tant de tranquille audace, c'est qu'elle ne se souciât pas le
moins du monde de ressembler à son nom; pire : qu'elle ne se crût pas même "dans
l'obligation d'avoir du goût". Singulière Bérénice ! Un tel naturel dans le "mauvais
goût", voilà bien ce qu'Aurélien n'aurait pas même pu concevoir, "englué" qu'il est,
comme dirait Barthes, dans ses stéréotypes. D'où son irritation.
Car tel est bien le sentiment dominant dans cette première impression laissée en lui par
la jeune femme, exprimé par ce terme, précisément, d'"irritation" - que reprend, trois
lignes plus loin, le verbe "irriter" - à la première page, et par la question/exclamation
excédée: "Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?", à la dernière page de ce premier
chapitre, c'est-à-dire justement aux deux lieux, encadrant ce début du roman, où
Bérénice est directement évoquée par Aurélien. Au départ de ce premier chapitre, ce
sentiment se retrouve donc aussi à l'arrivée, réussissant ainsi à créer la sensation que
notre héros n'a fait, tout du long, que tourner en rond: tourner en rond dans le cercle
vicieux de cette obsession/"irritation" dont il a cherché en vain à se dépêtrer.
Retour, donc, à la case départ. Comme le confirmera d'ailleurs, dès ses premiers mots, le
deuxième chapitre, qui tout naturellement enchaînera, sans transition, sur le précédent,
sur la hantise, fait désormais acquis, du précédent, continuant tout simplement de suivre
le héros dans cette méditation/ressassement qu'il a entreprise, histoire de savoir où elle
va le mener - s'il s'avère d'aventure qu'elle le mènera quelque part... Ici l'attitude d'un
auteur spectateur de son œuvre, en train, pour ainsi dire, de s'écrire comme en dehors de
lui, peut se faire particulièrement patente. L'auteur n'est, tout bonnement, que cet
apprenti sorcier qui a enclenché un mécanisme - cette première phrase, dont il ne sait
d'ailleurs même pas d'où elle lui vient -, se contentant ensuite d'assister (comme le ferait
un lecteur), amusé/médusé, aux effets déclenchés.
Attitude qui est précisément la sienne à l'égard de son héros, à la fois proche et
détachée, gentiment ironique : le pauvre ! qui ne sait pas encore ce qui l'attend, lui qui
croit si bien se connaître, qui s'indigne de s'irriter pour si peu ! Malgré qu'il en ait,
comme il va devoir en rabattre ! On sent un auteur à l'avance réjoui de ce tour qu'il va
jouer à son personnage si imbu de ses certitudes, de ses idées toutes faites, sur le goût,
la beauté, la poésie, les femmes, sur lui-même enfin, sur ce qu'il voudrait être, ou plutôt
paraître à ses propres yeux, comme aux yeux des autres ! Ainsi prend-il un malin plaisir
à laisser Aurélien s'empêtrer d'autant plus dans cette irritation qu'il s'obstine
comiquement à en nier dédaigneusement l'importance et l'emprise sur sa hautaine
indifférence.
Mais d’où vient justement cette irritation ? Comment expliquer cette réaction, dirait-on,
allergique d'Aurélien à la seule évocation de Bérénice ? La non-correspondance
alléguée de ce nom de légende et de la personne qui le porte suffit-elle à la justifier ? Ce
serait "disproportionné", aux yeux mêmes de notre héros. Or "voilà bien ce qui l'irrite"
précisément, c'est de ne comprendre comment une si petite cause peut produire sur lui
un si grand effet. Il s'irrite, en somme, de... s'irriter - pour si peu, et pour ce qui, en toute
logique, ne devrait pas même mériter qu'il s'arrêtât à son insignifiance: "cette
Bérénice" ! - et donc surtout de cet Aurélien inconnu, méconnu, étouffé, ignoré, nié, qui
semble chercher ainsi à se manifester, à se faire reconnaître.
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C'est donc avant tout après lui-même qu'il en a, mécontent de cette sorte de sensibilité
qu'il se découvre, et qu'il préfère désigner par l'euphémisme dédaigneux de
"superstition", pour minimiser cet éventuel trait de faiblesse, par trop féminisant, dans
sa mâle personnalité, ou pour nier en lui toute propension à l'intellectualité, ou même
toute inclination pour la culture littéraire. A preuve, l'attitude moqueuse qu’il affecte à
l'égard de la tragédie ou de la poésie, feignant même une parfaite imperméabilité à ces
"bizarreries", ces inanités sonores: "en général, les vers, lui... (...) cette scie (...) le type
qui disait ça (...) Tite. Sans rire. Tite".
On le voit, Aurélien a surtout peur du ridicule, de l'idée qu'il se fait du ridicule, et qui
est celle de la doxa de son temps, intimidatrice et fascisante : le ridicule, c'est l'artiste, le
poète, l'intellectuel qui l'encourent, ceux, en fait, qu'on préfère ridiculiser pour mieux
conjurer ainsi, en la minimisant, la menace que représentent leurs idées "loufoques"
pour le cher confort des idées et des prérogatives acquises.
Nous commençons à comprendre qu'Aurélien est décidément l'homme des faux-fuyants,
instantanément interceptés par son rusé créateur, qui se délecte à le faire sauter à pieds
joints, de préférence, dans les pièges mêmes qu'il est persuadé d'avoir su éviter, et au
moment même où il s'enchante de son esprit d’à-propos : or on nous dit qu'en fait
d'esprit d’à-propos, Aurélien a plutôt "l'esprit"... "de l'escalier" !
Ainsi se couvre-t-il à nos yeux de ce ridicule même qu'il prétendait fuir. Auteur et
lecteur, délicieusement complices, "rient" sous cape de ce futur "Tite" qui s'ignore, futur
amoureux transi d'une autre Bérénice. Comble de l'ironie : l'autoportrait est si aisément
reconnaissable - sauf pour le portraitiste, qui nous le fait, lui, "sans rire", se croyant (ou
plutôt, voulant se croire) d'une autre "espèce" ! - ; l'autoportrait est si aisément
reconnaissable dans cette "espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard,
avec des yeux de charbon, la malaria...". Comparons, en effet, avec le portrait qui nous
est fait, à la page suivante, cette fois, du héros lui-même de cette histoire qui en porte
précisément le nom:
"Aurélien était d'une taille au-dessus de la moyenne, avec des sourcils noirs épais qui
faisaient leur jonction entre les yeux, et des traits grands, une peau inégale, marquée".
Rien ne manque au "tableau", pas même le détail, qui aurait pu d'ailleurs échapper à une
première lecture, car il a été fourni, comme en passant, un peu plus haut ; pas même le
détail de la maladie "rapportée" "de l'armée d'Orient", justement, le paludisme, cet autre
nom que l'on donne à la malaria...
D’où il apparaît, à l'évidence, que ce portrait à charge de "Tite" par Aurélien n'est,
déguisé et par anticipation, que celui de notre héros lui-même. Significativement, avant
même toute présentation formelle de son personnage, l'auteur a jugé prioritaire, et
primordial, de nous rappeler le patronage sous lequel il veut le placer, le grand ancêtre,
dont il ne va représenter, somme toute, qu'une réédition, une version modernisée (de
même, Anthoine, dans La Mise à Mort, se revendiquera comme une actualisation
possible d'Othello). Manière déguisée aussi pour l'auteur d'afficher dès l'abord ses
sources, en quelque sorte, l'hypotexte prestigieux dont son texte se réclame. Ce que
confirmera encore, cette fois plus formellement, la sorte de préface qu'Aragon ajoutera à
son livre, vingt-deux ans plus tard, et à laquelle il donnera précisément pour titre un vers
de la Bérénice de Racine.
Ainsi Aurélien, en croyant se moquer de ce "Tite" dont il tient à se démarquer sans
équivoque (à noter que pour accentuer encore le ridicule du personnage, il le désigne du
nom francisé dont Corneille, dans sa pièce Tite et Bérénice, contemporaine de celle de
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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Racine, l'a affublé), ne fait, en réalité, que se moquer par avance de lui-même, de ce que
le roman fera de lui : précisément un "grand bougre ravagé, mélancolique". Pathétique
ironie ! On le voit, par cette manière de mise en abyme, le roman anticipe ainsi dès le
seuil sur lui-même: subtile prédictibilité narrative.
Mais, répétons-le, par ce rire iconoclaste des "monstres sacrés" de la littérature,
Aurélien ne cherche qu’à exorciser en lui toutes ces forces qui tentent de percer le mur
de la censure, de l'autocensure, d'affirmer un Aurélien différent, libre des idées
convenues en matière de goût et de sensibilité, capable d'envisager d'autres critères que
les canoniques pour apprécier la beauté, celle de femmes comme Bérénice ou de vers
comme celui qui depuis longtemps déjà le hante - pour quelque raison profonde, sans
doute, qu'il ignore, qu'il aurait tant voulu continuer d'ignorer ! Aurélien fuit comme la
peste tout ce qui serait susceptible de lui compliquer la vie, sa vie si commodément
installée dans ce provisoire si clément à sa paresse - qui n'est pourtant qu'angoisse,
malaise existentiel indéfiniment prolongé, sentiment insoutenable de culpabilité, à la
résolution sine die différée.
Ces femmes au charme "étrange", comme Bérénice, ou ces vers à la beauté "douteuse"
mettent en jeu un même ordre de préjugés, de rejets, de résistances butées et féroces. Et
précisément parce qu'ils dérangent, ils inquiètent, ils vous interpellent, vous
questionnent, vous mettent en question, vous remettent en question; risquant ainsi de
mettre à nu la fragilité des bases sur lesquelles vous avez assis votre existence, toutes
ces fausses certitudes qui ont constitué votre credo, pour lesquelles on vous a même
appris à vous battre, à donner votre vie. L'"irritation" d'Aurélien s'explique aussi par là:
mauvaise humeur provoquée par sa complaisance dans la mauvaise foi: surtout ne rien
changer à rien par peur de devoir tout changer. D’où son inertie dans le provisoire.
Le "coup de foudre" paradoxal
Mais, qu'il le veuille ou non, tout cela le sollicite, ne le laissant pas en repos, comme ces
cauchemars qui nous poursuivent - pouvons-nous commander à nos cauchemars ? -,
nous demandant des comptes, nous sommant de nous souvenir : voyons, quoi de
fondamental évoquent pour nous ce visage, ce nom, ce vers qui "erre" dans notre
mémoire ? Et voilà qu'Aurélien s'irrite à présent de ne parvenir à se souvenir, du vain
effort de sa mémoire pour retrouver ces choses lointaines que ce vers de Racine, que ce
nom de Bérénice, que cette "douteuse" beauté de Bérénice remuent en lui.
L'amour est peut-être avant tout un phénomène de réminiscence. C’était, jadis, déjà
l’hypothèse de Platon dans Le Phèdre, et c'est ce que semblent aussi suggérer ces
quelques pages fondamentales, et fondatrices, de ce roman de la mémoire, comme a pu
l'être également la Recherche proustienne, et notamment, ce livre dans le livre, ce récit
isolable en elle auquel celui-ci fait irrésistiblement songer : Un Amour de Swann. Et ce,
pourtant, sans paraître peser ni poser, et c'est précisément dans cette "insoutenable
légèreté" que réside leur bouleversante beauté, leur poignante humanité. L'amour est
peut-être avant tout un phénomène de réminiscence : un être est brusquement rencontré
comme un improbable surgissement de mémoire abolie, de "temps perdu", comme une
utopique percée de déjà-vu - déjà vécu ? déjà rêvé ? - d'un espace-temps, dirait-on,
d'avant le temps, d'avant la vie et la "douleur", ou d'après, d'"au-delà" de la mort, d'"audelà de la douleur": celui de l'immobile sourire de Bérénice, la Bérénice du masque,
immémoriale Joconde. Un être est brusquement rencontré comme un souvenir
intemporel, comme une "nostalgique" "réminiscence classique".
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Echappée, hélas, encore fugace pour Aurélien, qui va "demeurer longtemps errant dans
Césarée", ce "rêve de pierre" de sa mémoire, parmi ces colonnes, ces statues et ces
regards hagards, avant d'y reconnaître la "Diane chasseresse" qui le hante.
Pour l'heure, encore une fois, l'irritation domine en lui, irritation de toutes ces choses
qu'il "ne s'explique pas" et qui le possèdent, irritation d'être ainsi retenu, intrigué - il
n'ose admettre: attiré -, par ce qui lui "déplaît": cette femme, qui n'est pas même belle;
comme d'être envoûté par ce vers qu'il "ne trouve même pas un beau vers" !
Autant d'indices qui à nous ne nous paraissent aucunement "douteux", qui nous mettent
au contraire sur la voie de son amour naissant, de ce qu'il est convenu d'appeler un
"coup de foudre", aussi paradoxal qu'il puisse paraître, tout en rejets, pour l'heure, et en
résistances; sur la voie de son étrange attirance pour cette femme qui, comme Odette de
Swann, "n'est même pas son genre".
Car en réalité, Bérénice, c'est tout son refoulé de la femme, contre lequel lutte le surmoi d'Aurélien, fait de tous ces garde-fous, les stéréotypes. La femme, c'est l'Autre,
l'Etrangère, l'étrange étrangère. A preuve, tout le "bizarre", si insistant dans cet incipit,
et dont Aurélien est si dérangé, si irrité. Car cette étrangère n'est autre que son alter ego.
D’où ses inhibitions, son incapacité à se rappeler ses traits, à la reconnaître, elle qui lui
est pourtant si familière: étrange, et pourtant familière...
Baudelaire avait déjà émis en son temps une théorie esthétique qui aura pu paraître alors
extraordinaire, voire extravagante, et qui s'avère, en fait, visionnaire, tant elle témoigne
d'une acuité de vue très largement anticipatrice: n'avait-il pas, avant Freud et ses
analyses de l'"inquiétante étrangeté", posé cette étrangeté même à la base de toute
beauté ? Il faut préciser, toutefois, que l'étrangeté baudelairienne n'est pas toujours
forcément inquiétante (de même que l'"unheimliche" freudienne n'est pas toujours
forcément esthétique), comme elle l'est ici pour Aurélien. C'est qu'Aurélien pressent que
cette impression peut aller très loin en lui et l'atteindre fondamentalement, le
bouleverser de fond en comble. Or, comme on l'a vu, il répugne à affronter ce
retournement de tout son être, cette subversion.
Aurélien, naïvement, croit qu'il ne peut aimer que ce qui s'est d'abord imposé à lui
comme irréfutable, objective beauté (mais en matière esthétique, l'objectivité, Kant l'a
bien montré, c'est ce qui ne peut guère prétendre aller au-delà du vœu pieu): d’où son
irritation contre cet illégitime intérêt qu'il manifeste pour ce qui lui apparaît, pour le
moins, "douteux". Or, contrairement aux convictions de notre héros - et peut-être du
commun des mortels - ce n'est pas la beauté qui provoque l'amour mais, à l'inverse,
l'amour qui fait naître la beauté. La beauté, c'est ce qui vient au monde par les yeux de
l'amour, par lequel seul elle se trouve posée, instituée. Nous retrouvons ici Stendhal et
sa théorie amoureuse - et esthétique: pour lui aussi, comme pour Aragon, n'est-ce pas
tout un ?
Mais Aurélien, lui, "ne savait pas", comme il l'avouera plus tard à Bérénice. D’où
l'immense étonnement dont il va être désormais, et si longuement, la proie, et le temps
qu'il va mettre à admettre cette révélation-subversion, le temps que va mettre son amour
à se déclarer. Un amour est une révolution, à plus forte raison celui d'Aurélien qui
revient de si loin. Il le vivra donc comme un renouvellement total de son être, comme
une véritable mue, une seconde naissance.
Voilà donc un coup de foudre pour le moins paradoxal, qui vient contredire si
parodiquement toutes ces "premières fois" dont la tradition romanesque est si riche:
toutes ces premières fois qui ne "ratent" jamais. On songe, par exemple, à cette première
fois que Frédéric Moreau a aperçu Mme Arnoux, dont cette "première fois"-ci paraît
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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s'appliquer à prendre l'exact contrepied ironique. Ne semble-t-il pas y avoir loin, en
effet, de cette "apparition" flaubertienne à la présente "désillusion" aragonienne? Et
Flaubert est pourtant de ces romanciers qui se sont voulus le moins romanesques, lui qui
a même inventé un autre romanesque, qui a même prétendu écrire, comme il loue aussi
un Zola de le faire, "en haine du goût" - ce "goût" précisément que l'on tend à
démystifier ici.
Parions donc que Flaubert aurait aimé cette "faute de goût" pour une "première fois", cet
anticonformisme irrévérencieux, s'appliquant systématiquement à souligner, au lieu du
plaisant, le "déplaisant", au contraire, chez une femme censée susciter un amour, et
prétendant justement par là décrire un coup de foudre, voire prouver un coup de foudre.
Paraître en somme avoir écrit le modèle même de l'anti-coup de foudre, et prétendre par
là avoir tout de même rendu compte d'un coup de foudre.
Lutter, encore une fois, contre le stéréotype, contre son usage dans le roman réaliste luimême, y compris celui que l'on tient pour le plus réaliste. Prouver qu'il n'y a pas de
modèle unique, de coup de foudre, par exemple, mais que celui-ci peut prendre les
formes les plus diverses, souvent même les plus inattendues, voire les plus trompeuses.
En un mot, dénoncer les poncifs, dont les romans dits "réalistes" eux-mêmes sont,
malgré qu'ils en aient, prisonniers. La scène du coup de foudre est précisément l’un de
ces poncifs, des plus naïvement tenaces peut-être.
Une prose qui chante
Flaubert, cependant, n'est pas le seul écrivain qui "informe" ce texte aragonien, si tissé,
comme on a déjà pu le constater, d'intertextes.
Des réminiscences proustiennes semblent aussi le nourrir, et pas seulement, comme
nous l'avons vu, celle de cet amour de Swann. On ne peut pas, en effet, ne pas songer
aux rêveries de Marcel sur les noms, des êtres comme des villes, à la lecture de celles
d'Aurélien, se figurant Bérénice ou Césarée à l'image de l'enchantement de la forme
sonore de ces mots.
Mais en fait d'enchantement, c'est, bien sûr, surtout Racine sous l'incantation duquel cet
incipit place d'emblée ce roman de l'obsession amoureuse. Incantation dont le "la", pour
le dire comme notre auteur, justement dans ses Incipit, est dès l'abord donné par
l'alexandrin racinien qui titre la préface d’Aurélien, repris en écho par l'alexandrin
blanc, aragonien cette fois, qu’il est peut-être permis de voir, ou plutôt d’entendre5, dans
la première partie de la phrase d'ouverture du roman: "La première fois qu'Aurélien vit
Bérénice"; sans compter le fait que ce "vers" contient à la place d'honneur, celle de la
rime, la référence racinienne primordiale, le Nom, à la fois titre et héroïne de la pièce
clé, le mot fétiche, le mot magique, sésame à la fois de l'amour et du roman d'Aurélien.
Et que dire aussi du retour ternaire, litanique, de ce vers autour duquel tourne ("erre")
l'obsession du héros, la cristallisant en quelque sorte :
5
Je reproduis ici la note qui, dans mon article déjà cité de Poétique, nuance un peu cette affirmation :
"Aragon n’eût sans doute pas été fâché qu’on le perçût comme tel, avec le petit pied de nez à l’orthodoxie
prosodique qu’il suppose, et qui du reste va tout à fait dans le sens de l’impertinence de son incipit. En
effet, l’alexandrin à rythme ternaire, 4+4+4, ne s’entend ici que s’il intègre, en les conciliant, à la fois une
licence poétique familière - “premièr’fois”- et une diérèse, plus régulière: “Auréli-en”. On sait que
l’écrivain revendique, et pratique, notamment dans ce roman, ce mélange des registres – tout autant
d’ailleurs que des genres (Mais il est, bien entendu, aussi légitime de dénombrer, plus classiquement,
dans ce segment 14 syllabes, si l’on compte les deux diérèses permises: “premi-ère” et “Auréli-en”, ou
13, si l’on n’en opère qu’une)".
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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"Je demeurai longtemps errant dans Césarée" ?
Un vers, pourtant, qu'Aurélien "ne trouve même pas un beau vers", mais dont il se
"doute" bien toutefois qu'il doit receler quelque charme (au sens classique du terme) qui
"explique" son pouvoir "obsédant". Quel charme ? C'est ce qu'il ne saurait dire.
Néanmoins, il note bien que ce vers "revient et revient", comme une "romance", comme
une "scie". Car tel est bien l'envoûtement de cet alexandrin racinien: musical avant tout,
plus précisément vocal. Le "chant" n'est-il pas l'"enchantement" premier, l'"incantation"
originelle, comme en témoigne l'étymologie ?
Ce vers est donc chantant. Qu'est-ce qui le fait tel ? Sa remarquable harmonie rythmique
et phonétique, toute en symétries, échos et récurrences.
Soulignons, en effet, l'insistance du son "é" (demeurai, errant, Césarée) et plus
particulièrement du son "ré", le deuxième nom fétiche du texte, Césarée, formant même
ainsi une rime interne avec "demeurai". R est d'ailleurs la consonne dominante dans ce
vers qui tant s'attarde ("demeurai", "longtemps") dans l'"errance", celle-ci étant
prolongée encore par l'aspect duratif du participe présent et une autre, longue, rime
interne: "longtemps errant"; sans parler de l'abondance générale des diphtongues qui
l'étirent encore... jusqu’à l'indéfini de la rime : "-rée", masculine dirait-on, féminine, en
réalité, par ce "e", faussement dit muet, allongeant davantage, comme en mode mineur,
la plainte, inextinguible écho final de cette singulière obstination du "e" à l'incipit du
vers: "Je demeu...". Et que dire aussi de la frappante symétrie du rythme de cet
alexandrin ? Aux quatre syllabes initiales ("je demeurai") répondent exactement, en
rimant avec elles de surcroît, les quatre syllabes finales, cependant qu'au centre, les
deux pieds de "errant" surenchérissent sur les deux pieds de "longtemps", tout en rimant
aussi avec eux de surcroît.
Un vers, donc, d'une captivante harmonie, nous pénétrant d'onirique et poignante
mélancolie. Un vers dont les multiples et insistants échos lui assurent d'intarissables
résonances. D’où son pouvoir de hantise.
Mais c'est surtout ce nom de Césarée qui hante et fait rêver Aurélien, nom qui est amené
par celui de Bérénice, et dès lors indéfectiblement à lui associé. Tout naturellement, en
effet, sa rêverie glisse abruptement de la femme à la ville et de la ville à la femme,
comme les tenant intimement confondues:
"Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche (...) Territoire
sous mandat. Assez moricaude même (...) et des tas de chichis, de voiles. Césarée..."
Une femme qui est une ville, une ville qui est une femme: "Césarée, un beau nom pour
une ville. Ou pour une femme".
Est-ce un hasard ? Répercutant son écho de l'une à l'autre - Césarée, Bérénice -, voilà
que nous retrouvons cette même syllabe, déjà signalée, "ré", que reproduit encore –
coïncidence ? - Aurélien. Syllabe incantatoire, par laquelle les trois noms clés du roman
se trouvent dès l'origine liés, renvoyant inlassablement l'un à l'autre en un triple miroir
vertigineux (une fois de plus, comment ne pas songer à La Mise à mort ?), en une
vertigineuse fugue en "ré" mineur.
C'est ainsi que déjà commence à s'édifier le mythe pétrifié de cet amour, si étroitement,
et irréparablement, lié en Leurtillois à la guerre, à "sa" guerre, à ce désert qu'elle a fait
de lui ("Il ne s'en était jamais remis"), comme de ces villes que le "malheur" d'une
"défaite" a "frappées" - telle la Césarée stupéfiée de son rêve. Telle R..., la ville fantôme
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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de Bérénice. R... que Césarée regarde en vis-à-vis, incipit et excipit du roman se
réfléchissant ainsi l'un l'autre. Ou se rejoignant cycliquement.
Composition cyclique également que celle de ce chapitre: partant de Bérénice, Aurélien
ne divague ensuite, comme on l'a vu, que pour mieux revenir finalement à elle. A elle et
à Césarée, la ville "hagarde", de même que l'épilogue du roman ne retrouvera R...
"frappée" par la guerre que pour y "statufier" Bérénice.
Harmonie incantatoire, là encore, cette fois à la vaste échelle de la composition générale
du roman, dont déjà cet incipit nous donne si exactement le la, comme le contenant déjà
tout entier en raccourci. Et en puissance. Car cette note d'attaque ne lui fournit pas que
le ton qui va être le sien mais aussi la mesure du souffle qu'il doit prendre pour mener à
bien tout son "programme". Programme qui tient déjà là, à mots couverts - à mots
"masqués" -, dans ces petites (et grandes) pages.
La musique, le chant, prend donc ainsi, dès le départ, le texte sous son vaste
enchantement. Ce qui explique son puissant, son fécond développement.
Pourtant Aragon ne s'abandonne pas complètement, et complaisamment, au lyrisme.
Avec lui aussi, il lui arrive de jouer au "mauvais esprit", s'amusant malicieusement à en
contrarier, à en rompre les effets, quand ils sont trop attendus. Et ce, dès la première
phrase : pour ne pas donner de mauvaises habitudes au lecteur, il convient de lui
annoncer d'entrée de jeu la couleur !
Nous avons déjà noté le quasi alexandrin qui entonne cette première phrase. Rupture
d'effet lyrique aussitôt après: au moment même où il a atteint son sommet, ce nom de
Bérénice prononcé, et où le lecteur savoure par avance la suite attendue..., patatras !
voilà qu'on "lui" abîme "sa" suite: Bérénice tombe de son piédestal d'inconnue
éblouissante du premier coup d'œil, et avec elle, toute la littérature "tarte à la crème" !
La musique aussi peut être, doit être, iconoclaste : lyrique et ironique tout à la fois, estce forcément inconciliable ? On songe à celle, par exemple, d'un Eric Satie, ou à celle
de ce Francis Poulenc, que jouera pour nous l'"enfant" sans doute le plus "terrible" du
roman, le plus boudeur, en tout cas, et le plus désespéré, le plus agaçant à la fois et le
plus attachant, Paul Denis, si représentatif, par ses contradictions, de cette année 1923
de tous les éclats, de toutes les provocations et remises en cause, qu'Aragon,
nostalgiquement, fait revivre pour nous dans Aurélien.
"Je n'aurai jamais su que mon commencement"
C'est par cet alexandrin, une fois de plus camouflé dans sa prose, qu'Aragon, bouclant la
boucle, au bout de ses Incipit, revient à son début, reprenant ainsi en écho cet autre
alexandrin, emprunté à Racine (toujours lui!), qu'il avait mis en exergue à son livre:
"Ce que je sais le mieux c'est mon commencement".
"Je n'aurai jamais su que mon commencement". Formule paradoxale pour un...
achèvement, semblant s'offrir elle-même, ironiquement, comme fragrant démenti à ce
qu'elle affirme : Aragon, pour le moins, "saurait" aussi bien terminer ce qu'il "sait"
commencer ! Ce qui présupposerait qu'il "sait" également faire l'entre-deux, pour mener
cette "chose" commencée jusqu’à ce terme... et donc, finalement, qu'aucun lieu, aucune
étape de l'œuvre complète n'aurait de secret pour lui.
Et pourtant Aragon dit vrai : tout son art tient à celui de ses incipit, tout son génie est
porté par eux. Celui d'Aurélien est là pour nous en donner la preuve la plus éclatante.
Kelly BASILIO Le génie aragonien des incipit. L’exemple d’Aurélien.
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"Je n'aurai jamais su que mon commencement". Aragon aurait l'air là, en somme, de
plaider sa cause - l'alexandrin racinien de référence est justement tiré des Plaideurs... -,
de nous prier, en quelque sorte, de l'excuser du peu, de son peu d'aptitudes - ou de
compétence - à concevoir, "programmer", structurer, composer, "savamment", dans les
règles, un roman. Lui-même, faisant irruption dans Les Cloches de Bâle, ne prévient-il
pas cette objection possible du lecteur classique ? Pour tout aussitôt, il est vrai, n'en
persévérer que plus imperturbablement dans sa manière...
Faut-il donc finalement le croire quand il affirme qu'il ne "sait" pas user de ces règles,
"n'ayant jamais appris à écrire" ? Ou ne serait-ce pas plutôt qu'il n'en a jamais vu la
nécessité, les règles, autant que de balises, étant là pour servir d'adjuvants à la création
littéraire ? Or, qu'aurait-il à aller chercher ailleurs de quoi stimuler sa production quand
il trouve en lui-même sa ressource la plus féconde: un commencement, qui est le
commencement de son art, son origine, son principe ?
Fierté donc, finalement, de ce "peu" capable d'engendrer, de devenir ce tout, fierté de ce
"rien" porteur de ce monde : son œuvre !
Mais est-ce vraiment un "rien" ? Car il n'est pas donné à tout un chacun de "savoir"
commencer, c'est-à-dire de savoir reconnaître un bon commencement, le bon
commencement pour son œuvre, de son œuvre, celui qui va lui donner le bon "coup
d'envoi", lui imprimer l'élan décisif, celui qui va pouvoir l'engendrer, et qui donc la
contient déjà toute entière en puissance. Aragon, lui, possède ce don unique, ce génie
des incipit.
Ce n'est donc pas un hasard s'il a retenu celui-ci pour Aurélien : confusément, il en a
entrevu toutes les potentialités, toutes les promesses. Nous avons reconnu, en effet, le
dynamisme et la puissance fécondante de cette attaque, véritable coup d'archet de
l'œuvre.
Coup d'archet qui, par exemple, tel un feu d'artifice, fusera lui-même en multiples
retombées à travers ce roman si foisonnant de chapitres - et donc d'incipit, dont aucun,
au surplus, n'est semblable à l'autre ; comme si le texte jamais ne se lassait de
commencer, de varier à l'infini ses commencements, voulant, en quelque sorte, en
essayer toute la gamme. Ivresse de commencer, de toujours recommencer de
commencer, qui, sans nul doute, lui a été insufflée par l'inépuisable bonheur de sa toute
première phrase.

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