Un monde sans fous

Transcription

Un monde sans fous
UN MONDE SANS FOUS ?
La folie déborde dans les rues et en prison. Faute d’avoir trouvé une prise
en charge adéquate dans les services d’une psychiatrie publique en crise
profonde, les malades psychotiques chroniques se retrouvent de plus en plus
exclus de notre société. Et au même moment nous assistons au retour des
chambres d’isolement, des camisoles et des médicaments administrés sous
contrainte. Pourtant des voix s’élèvent pour dénoncer ce climat de violence et
d’abandon que l’on pensait aboli.
En 2010, le parlement Français doit voter une réforme de la psychiatrie et fixer
les objectifs d’une nouvelle politique de SANTÉ MENTALE. On ne parle plus
de folie mais de troubles cérébraux... plus de malaise dans la société mais de
comportements à rééduquer...
En encourageant des programmes de détection et de prévention dans les
écoles ou dans les entreprises, ce projet de loi ne concernera pas les seuls
malades psychiques, ou leurs familles, mais l’ensemble des Français.
Philippe Borrel
Depuis vingt ans, il sillonne la planète en privilégiant
toujours les histoires les plus humaines, réalisant
au long cours des films documentaires diffusés par
Arte, Canal Plus et France Télévisions. Les textes qui
composent cet ouvrage sont issus des entretiens qu’il
a réalisés pour son film Un monde sans fous ? produit
par Cinétévé et le Forum des images et diffusé par
France 5.
UN MONDE SANS FOUS ?
Philippe Borrel
Avec Roland Gori, Marie-Anne Montchamp, Hervé Bokobza, Yves Agid, Olivier Labouret, Marion Leboyer, Patrick
Chemla, Christophe Dejours, Michaël Guyader, Franck Chaumon, Serge Portelli, Jean Oury, Antoine Lazarus,
Daniel Zagury, Emmanuelle Perreux, Pierre Suesser, Brigitte Font le Bret, Sylviane Giampino, Catherine Paulet,
Mathieu Bellahsen, Catherine Herszberg et des soignants, des patients.
UN
E
D
N S
O
M SAN S
U el
O
F Borr
Ph
p
ilip
e
www.champsocial.com
18 €
Conception Graphique : Nicolas Duval
CHAMP SOCIAL
Illustrations de Wozniak
CHAMP SOCIAL
É D I T I O N S
borrel inter der:Mise en page 1 15/02/10 15:13 Page7
préface
« Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre
tour de folie, de n’être pas fou1. »
Blaise PASCAL
« S’il n’y a pas de liberté humaine, il n’y a pas de folie2. »
Henri EY
7
borrel inter der:Mise en page 1 15/02/10 15:13 Page8
Dans notre monde devenu fou, à force de vouloir l’exclure, la folie a
fait irruption. La question de l’humain, comme un grain de poussière,
est venue gripper la modélisation des relations et la commande des comportements. En réponse à la prétention du risque zéro, au règne du
principe de précaution imposé dans tous les champs du sanitaire et du
social, l’imprévisible a tout bousculé.
L’horreur du meurtre, d’abord celui du double crime commis à Pau
en décembre 2004 au sein même d’un hôpital psychiatrique, puis celui
de Grenoble, en pleine rue, quatre ans plus tard, l’insupportable du suicide ensuite, et de sa « vague » à France Télécom en 2008-2009, ont
amené à poser de la manière la plus extrême qui soit, la place faite à l’humain dans notre société. Si trente-neuf professionnels du soin psychique, de la psychiatrie, se sont réunis en décembre 2008 et si 27 000
personnes ont répondu à leur appel contre « La Nuit Sécuritaire » avancée par le Président de la République, en réponse au drame exceptionnel
survenu dans les rues de Grenoble, c’est parce que depuis de trop nombreuses années, l’Homme, qu’il soit au travail, en soin ou encore sans
domicile fixe, à la rue et dans les prisons, est de plus en plus maltraité.
L’humanité de nos sociétés est devenue inhumaine, affectant le malade,
le soignant et le citoyen. Un mouvement inédit, une mobilisation exceptionnelle, sans aucun précédent pour une telle question de société, traduisent bien l’exaspération du monde de la psychiatrie, mais aussi celle
des patients, de leurs familles, des intellectuels et de toute personne
concernée par la folie et par la maladie mentale. Ce qui a pu apparaître
comme une réaction à chaud au discours du 2 décembre 2008 de Nicolas Sarkozy se révèle être un mouvement profond s’inscrivant dans la
durée. Il a immédiatement été rejoint par des professionnels, bien audelà de la simple discipline psychiatrique. Ce mouvement pose la question de l’hospitalité pour la folie, des conditions de son accueil dans la
société, de son traitement humain. Parallèlement à ce qui pourrait apparaître comme une tentative d’éradication de la folie, de son effacement
derrière les murs – grand renfermement avancé comme solution définitive à l’anormalité – il est important de rappeler que le concept de Santé
mentale et son corollaire de « prévention, de dépistage » pour notre
bien-être, tel que le définit l’Organisation Mondiale de la Santé, s’adressent à tous. « La Santé mentale » serait-elle devenue l’outil de destruction de la psychiatrie ? Il suffit de considérer les impératifs de gestion des
risques entrevus par Robert Castel dès 1981, l’abandon des malades
mentaux à une gestion confiée à un sanitaire rabattu sur le modèle du
soin organique, puis à un secteur social et médico-social dont on atten8
borrel inter der:Mise en page 1 15/02/10 15:13 Page9
drait une normalisation sociale. Il suffit pour cela encore de voir s’accentuer la disparition de la fonction soignante au profit d’un fonctionnement managérial et comptable ; sans oublier enfin, la conception classificatrice et comportementale des troubles psychiques au service d’une
politique réduite à la gestion administrée et programmée de désordres
mentaux. Balayant les avancées majeures depuis plus de cinquante ans
de la psychiatrie française, dont le corpus théorique et le système d’organisation des soins servent de référence encore dans de nombreux pays, le
retour de la figure criminelle et de la dangerosité du fou sont brandies et
utilisées à dessein dès qu’un fait divers permet leur récupération médiatique. « Les recours à l’enfermement, les mises en chambre d’isolement,
les contentions sont de retour », comme l’a déclaré en novembre 2009,
le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean Marie Delarue3. En quelques mois, un vent de panique s’est installé : caméras de
surveillance dans certains hôpitaux, dans des chambres d’isolement,
grillages sur les murs érigés dans la précipitation, et même arbres arrachés dans le parc de certains établissements, sans aucune concertation
avec les médecins, les personnels soignants. La peur de la sanction qui
tomberait immédiatement sur un directeur ou sur un préfet, pousse à
des mesures totalement inadaptées, potentiellement génératrices, à leur
tour, de réactions violentes. Des murs plutôt que des hommes, des protocoles plutôt que des relations. Pourtant en juin 2003, les États Généraux de la Psychiatrie, réunissant la quasi-totalité des associations et syndicats de professionnels de la psychiatrie, ainsi que de nombreuses
associations de psychanalystes, avaient tiré la sonnette d’alarme sur la
dégradation des conditions de soins. Rien n’y a fait. Aucune réaction
des pouvoirs publics ne s’en est suivie. Mais aussi, et nous devons le
déplorer, chez les professionnels du soin, il n’y eut pas de continuité
dans la mobilisation induite par les États Généraux, ni d’amplification
des capacités de résistance. Au contraire même, la mise aux normes, la
prééminence d’une « qualité », vide de sens, attachée aux procédures, la
logique comptable de l’« hôpital entreprise » initiée voilà une quinzaine
d’années, ont entrepris un vaste processus d’homogénéisation des établissements de santé. Les démarches d’accréditation et d’évaluation ont
provoqué une enflure bureaucratique jamais atteinte auparavant,
détournant les soignants de leur fonction essentielle – le soin – en les
sommant de rendre compte de leur pratique en termes quantifiés et statistiques. Le processus ainsi mis en place est devenu tellement abstrait et
parfait qu’il finit désormais par ne s’évaluer que lui-même. Prise dans un
véritable onanisme bureaucratique, la Haute Autorité de Santé tel Nar-
9
borrel inter der:Mise en page 1 15/02/10 15:13 Page10
cisse, finit par ne plus contempler plus que le reflet de sa propre image.
Une des conséquences de cette démarche d’évaluation est la soumission
infantile qu’elle impose aux établissements. Comme l’écrivent Jean Furtos et Christian Laval, dans leur revue Rhizome : « Nous sommes davantage sur le registre de l’infantilisation que dans une saine confrontation
autour d’un examen des pratiques et des résultats attendus… Sur le
plan épistémologique, la mesure peut conduire à négliger ce que l’on ne
peut mesurer, au risque d’un court-termisme qui dément l’idée même
du futur4. » Face au développement de cette servitude volontaire, qui
contamine bien au-delà du seul champ de la psychiatrie – il ne faut
jamais l’oublier – le réveil des consciences s’est renforcé. Après le succès
inattendu du meeting du 7 Février 2008, à la Maison de l’Arbre de l’association si bien nommée « La Parole Errante » à Montreuil, le mouvement initié par les « 39 » a essaimé dans tout le pays. À l’occasion de
congrès ou colloques, de multiples Forums se sont organisés, aux quatre
coins de France. Des patients, des familles, des usagers, de jeunes professionnels, internes en psychiatrie, psychologues, infirmiers, éducateurs, se sont saisis de ces espaces de parole, pour dire leur exaspération
face aux dérives des pratiques, leur opposition au « tout-sécuritaire », et
leur désir de recherche de nouvelles pratiques plus respectueuses des
personnes et des institutions. La nécessité de mise en perspective historique et la prise en compte du « Politique » sont venues mobiliser des
désirs de transmission et renforcer des nécessités de nouveaux réseaux.
Des liens se sont ainsi tissés avec d’autres mouvements tels le Collectif
contre « la Politique de la Peur » ou encore « l’Appel des Appels », initié
dans les suites de « l’Appel des 39 » contre « La Nuit Sécuritaire. » De
nombreux champs professionnels, comme l’Université, l’Éducatif, le
travail social, l’hôpital, ou encore les magistrats, ont établi des convergences. L’approche diversifiée des soins est attaquée, niée par le courant
scientiste à l’œuvre actuellement. Il a trouvé des relais politiques,
comme nous pouvons le voir dans le Rapport du sénateur Alain Milon
remis en avril 2009, ou dans la création de l’association « fondaMental ». La mise en tension permanente des sciences de la nature et des
sciences humaines constituent la trame, la complexité et la richesse de la
psychiatrie. Vouloir réduire notre discipline à l’unique prédominance
des sciences de la nature (biologie, génétique) est éminemment condamnable, gravissime et intolérable. Cette conception du soin, non seulement dénature fondamentalement l’abord de la folie, mais aussi et surtout, à travers elle, l’abord du fonctionnement psychique humain en
général. La folie et la psychose ne deviennent plus qu’affaire de gestion,
10
borrel inter der:Mise en page 1 15/02/10 15:13 Page11
de contrôle et de surveillance. La Santé mentale est réduite à une affaire
de dépistage, de médicalisation et de prédiction. La souffrance au travail
est transformée en affaire de soutien psychologique individualisé alors
que c’est le travail lui-même et les techniques de management, qui doivent êtres interrogés. Pour répondre à toutes ces questions, Philippe
Borrel nous propose le recueil d’un grand nombre des entretiens qu’il a
menés pendant la genèse de son film documentaire Un monde sans fous ?
nous offrant ainsi des éléments de réflexion, des pistes de recherche,
pour contribuer à un état des lieux de ce qui agite le monde de la psychiatrie aujourd’hui. Il a longuement rencontré des professionnels exerçant en psychiatrie publique, en psychiatrie privée, en prison ou dans le
monde du travail. Des patients, des familles de malades livrent également
leurs témoignages éloquents. Après les ouvrages Un Monde de fous 5 et La
déprime des opprimés 6 de Patrick Coupechoux, Le naufrage de la Psychiatrie 7 de Sophie Dufau, Fresnes, une histoire de fous 8 de Catherine Herszberg, nul doute que le film de Philippe Borrel et que ce livre qui vient le
compléter fassent date.
À l’heure du tout mesurable, du tout quantifiable, empruntons à
Jean Oury, ce cri adressé aux évaluateurs :
« Et le sourire d’un schizophrène, vous le mesurez comment ? Les années qu’il faut
parfois pour qu’une rencontre soit possible, pour qu’un sourire soit possible, cela
ne peut se quantifier ! »
Hervé BOKOBZA, Paul MACHTO,
Joseph MORNET, Sylvie PRIEUR
NOTES
1. B. PASCAL, Pensées, livre VI, p. 414.
2. H. EY, La conscience, Paris, éd. PUF, 1963, p. 483.
3. Rapport publié au Journal Officiel du 2 juillet 2009 et entretien dans Libération,
27 novembre 2009.
4. Rhizome, n° 34, mars 2009.
5. P. COUPECHOUX, Un Monde de fous, éd. du Seuil, 2006.
6. P. COUPECHOUX, La déprime des opprimés, éd. du Seuil, 2009.
7. S. DUFAU, Le naufrage de la Psychiatrie, éd. Albin Michel, 2006.
8. C. HERSZBERG, Fresnes, une histoire de fous, éd. du Seuil, 2006.
11