Déficience auditive et développement cognitif Hearing impairment
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Déficience auditive et développement cognitif Hearing impairment
Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 www.elsevier.com/locate/arcped Mise au point Déficience auditive et développement cognitif Hearing impairment and cognitive development L. Lauwerier a, M.-B. de Chouly de Lenclave b, D. Bailly c,* a b Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, EPSM Val de Lys-Artois, 62350 Saint-Venant, France Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, clinique Fontan, centre hospitalier régional universitaire, 6, rue du Professeur Laguesse, 59037 Lille cedex, France c Fédération de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Sainte-Marguerite, 270, boulevard Sainte-Marguerite, 13009 Marseille, Faculté de médecine de Marseille, France Reçu le 25 juin 2002 ; accepté le 29 octobre 2002 Résumé L’étude des capacités cognitives des enfants déficients auditifs revêt un intérêt à la fois pratique (mise en place de stratégies éducatives adaptées) et théorique (examen du rôle du langage dans les processus de pensée). L’objectif de cet article est d’examiner, à partir d’une revue de la littérature, le fonctionnement cognitif des enfants déficients auditifs. Si la plupart des études s’accordent sur le fait que le fonctionnement cognitif des enfants déficients auditifs ne diffère pas de celui des enfants bien-entendants, beaucoup soulignent aussi les variations interindividuelles considérables retrouvées notamment dans les niveaux scolaires. Outre les facteurs propres à la déficience auditive (degré de perte auditive et âge de début de la perte auditive), d’autres facteurs liés à l’environnement (support parental, méthodes d’éducation) semblent également impliqués dans le développement cognitif et la réussite scolaire de ces enfants. C’est dire que la place faite à l’enfant sourd et les mesures adoptées peuvent aussi influencer son évolution dans un sens soit favorable, soit défavorable. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The study of the cognitive abilities of hearing-impaired children is important for both practical (e.g. to determine appropriate teaching strategies) and theoretical reasons (e.g. to examine the role of language in thought processes). The aim of this paper is to examine the cognitive function of hearing-impaired children from a review of the literature. If most studies show that deaf children are similar to normal children in virtually all aspects of cognitive function, many studies also emphasize pronounced differences in their academic achievement. Besides the degree of hearing loss and the age at onset of deafness, environmental factors (such as parental support and educational methods) seem to play an important role in the cognitive development and academic success of these children. This underlines the importance of the measures adopted for the deaf children as they may have a positive or negative impact on their development. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés : Surdité ; Développement cognitif Keywords: Cognition; Deafness; Child; Developmental disabilities L’impact de la surdité sur le développement de l’enfant a fait l’objet d’études nombreuses et dans des champs variés. La perte auditive a un effet dévastateur sur le développement du langage entraînant d’importantes difficultés de communication, lesquelles vont retentir sur le développement cognitif, * Auteur correspondant. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 9 2 9 - 6 9 3 X ( 0 3 ) 0 0 3 1 2 - 9 affectif et psychosocial. Il est possible aussi que la perte auditive précoce et l’absence de stimulations auditives entraînent une réorganisation des circuits neuronaux et ce d’autant lorsque la surdité s’accompagne d’autres déficits neurologiques. Enfin, l’adaptation des enfants atteints de surdité sera aussi conditionnée par les réactions de leurs parents et de la société à leur handicap. C’est dire que même L. Lauwerier et al. / Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 si l’absence de stimulations auditives et les difficultés de communication peuvent affecter gravement l’adaptation psychologique et sociale de l’enfant sourd, l’impact de son handicap peut être atténué ou au contraire amplifié en fonction de l’environnement familial dans lequel il évolue. Toutes ces données peuvent rendre compte des variations interindividuelles considérables dans les niveaux scolaires et les caractéristiques psychosociales des enfants atteints de déficience auditive. Quoi qu’il en soit, deux facteurs de première importance, le degré de perte auditive et l’âge de début de la perte auditive, semblent pouvoir expliquer les différences observées sur les plans langagier, éducatif et psychosocial. En règle générale, plus le degré de perte auditive est élevé, plus les déficits sur le plan du langage et de la communication sont importants et plus nombreuses et sévères seront leurs conséquences en termes d’adaptation scolaire et psychosociale. De même, lorsque la perte auditive intervient précocement durant la période critique d’acquisition de la parole et du langage, ses effets sur le développement du langage sont habituellement dévastateurs. Les enfants dont la perte auditive est intervenue avant l’âge de 5 ans, et plus encore avant l’âge de 2 ans, présentent habituellement des déficits dans les apprentissages plus importants que les enfants dont la perte auditive, à des degrés comparables, est intervenue après la période d’acquisition du langage [1]. L’étude des capacités cognitives des enfants déficients auditifs a retenu et retient encore toute l’attention des chercheurs en raison de son intérêt à la fois pratique (mise en place de stratégies éducatives adaptées), mais aussi théorique (examen du rôle du langage dans les processus de pensée). Depuis les travaux pionniers de Furth [2–4] dans les années 1960–1970, la surdité est considérée comme une condition idéale pour l’étude des relations entre langage et pensée, dans la mesure où elle s’accompagne de difficultés d’acquisition du langage. 1. Le langage Toutes les études montrent que les enfants déficients auditifs présentent d’importantes limitations dans les trois aspects principaux du langage : compétences lexicales/sémantiques, compétences syntaxiques/morphologiques, compétences pragmatiques/fonctionnelles [5]. 141 breuses études montrent que les enfants sourds ont des difficultés particulièrement importantes dans les aspects les plus complexes de la syntaxe [8]. Surtout, ces enfants semblent présenter un plateau inquiétant dans l’acquisition des compétences langagières. Dans une étude longitudinale prospective portant sur 382 enfants suivis entre l’âge de 8 et 19 ans, Clarke et Rogers [9] montrent qu’une fois le degré de perte auditive contrôlé, aucune augmentation des scores portant sur les compétences langagières n’est observée au-delà de l’âge de 11 ans. 1.2. Limitation des compétences pragmatiques Les travaux portant sur les aptitudes pragmatiques des enfants déficients auditifs sont plus récents et moins nombreux. Parmi les critères utilisés pour évaluer l’aspect pragmatique du langage, on peut citer le caractère approprié ou non du contact visuel, la capacité à initier et à terminer une conversation, la manière dont sont repérés les coupures dans une discussion ou les changements dans les sujets abordés. Plusieurs études montrent que les compétences pragmatiques des enfants déficients auditifs d’âge scolaire sont nettement déficitaires [10]. Pour De Villiers [11] il est important de porter une plus grande attention au versant pragmatique du langage dans le cursus scolaire des enfants sourds [11]. 1.3. Facteurs influençant l’altération du langage En dépit de leurs difficultés d’apprentissage, les enfants déficients auditifs n’apparaissent pas comme un groupe homogène en terme d’acquisition du langage. Certains peuvent avoir des compétences adaptées à leur âge, d’autres ont des déficits très nettement en décalage avec leur degré de perte auditive. Trois facteurs principaux semblent pouvoir rendre compte de ces différences : le degré de perte auditive, l’âge de début de la perte auditive et la présence ou non d’autres handicaps associés. L’altération de la perception auditive prive l’enfant d’informations sur la forme, le contenu et l’utilisation du langage. Cette perte d’informations peut être tenue pour directement responsable du retard dans l’acquisition du langage. Chez l’enfant déficient auditif sévère, l’absence d’informations suffisantes peut empêcher l’acquisition normale du langage à partir des stimuli auditifs. Chez ces enfants, l’intelligence non verbale apparaît aussi comme un facteur important dans le développement du langage [6,7]. 1.1. Limitation des compétences sémantiques et syntaxiques 2. Le niveau intellectuel Les retards d’acquisition dans les domaines sémantiques et syntaxiques/morphologiques peuvent être qualifiés de moyens à profonds. Moeller et al. [6] et Osberger et al. [7] ont étudié le langage dans une population d’enfants sourds âgés de 4,5 à 20 ans : en moyenne, leurs performances dans les mesures des connaissances sémantiques étaient comparables à celles d’enfants bien-entendants âgés de 6 à 8 ans et sur le plan syntaxique très peu atteignaient un niveau supérieur à celui d’enfants bien-entendants âgés de 5 à 7 ans. De nom- Depuis les travaux de Pintner [12] et de Pintner et Reamer [13], il est clairement établi que seule une mesure des performances non verbales permet une évaluation aussi juste que possible du niveau intellectuel des enfants sourds, en raison des limitations importantes que présentent souvent ces enfants dans l’utilisation du langage. Cependant, même la mesure des performances non verbales peut pénaliser l’enfant sourd en raison de son déficit langagier. C’est dire que, 142 L. Lauwerier et al. / Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 Tableau 1 Modalités de construction du test Hiskey-Nebraska d’aptitude à l’apprentissage [16] Items du type ressemblant aux items des tests standards d’intelligence Difficulté croissante d’item en item Items plaisants et amusants pour l’enfant Items faciles à faire passer Durée assez brève Items semblables à ce que font les sourds en classe Items traitables sur un mode non verbal Items présentables par simple pantomime Items requérant une réponse claire, non ambiguë Items ne mettant que peu ou pas l’accent sur la vitesse d’exécution Items discriminants (pas d’effet plancher ni plafond) comme pour tous les handicaps, elle nécessite des ajustements [14]. De nombreux tests ont été adaptés pour être utilisés chez les enfants sourds [1,15]. Le Tableau 1 résume les modalités de construction de l’un de ces tests, le test Hiskey-Nebraska d’aptitude à l’apprentissage [16]. Quoi qu’il en soit, de nombreux problèmes persistent. Les plus fréquemment cités sont l’absence de normes adaptées aux enfants déficients auditifs, les biais liés au statut socioéconomique et le manque de compétences et d’expérience des examinateurs dans la communication avec l’enfant sourd. Ainsi, pour Levine [17], il est illusoire de penser que l’utilisation des tests de performance évite de désavantager les enfants sourds. Des facteurs culturels ou d’apprentissage, comme le manque d’expérience dans le maniement des tests papier-crayon ou des images, peuvent mettre l’enfant sourd en difficulté. De plus, très peu d’examinateurs ont été préalablement entraînés ou ont l’expérience de la rencontre avec l’enfant sourd et très peu possèdent les connaissances de base de la communication par signes. Dans une méta-analyse portant sur les études d’évaluation des quotients intellectuels (QI) des enfants déficients auditifs, Braden [18] montre clairement combien le choix des tests et leur mode de passation peuvent influencer les résultats obtenus. Une fois ces facteurs contrôlés, de nombreuses études montrent que la répartition des QI dans la population des enfants déficients auditifs est tout à fait comparable à celle des enfants bien-entendants. Autrement dit, il semble maintenant clairement établi que la surdité en elle-même n’entraîne pas de déficit intellectuel [1]. 3. Le fonctionnement cognitif 3.1. Le fonctionnement général Durant la première moitié du 20e siècle, de nombreux chercheurs ont postulé que la pensée chez les sujets sourds se développerait selon un mode plus concret que chez les sujets bien-entendants. Des travaux ont contredit depuis l’hypothèse d’une limitation des capacités cognitives chez les sujets sourds. Aussi, à la question de savoir si le langage dépend du fonctionnement cognitif ou vice versa, on peut répondre clairement aujourd’hui qu’il existe une primauté des proces- sus cognitifs sur le langage. Furth [4] a été l’un des premiers à montrer que les sujets sourds peuvent penser sans langage et plusieurs travaux ont montré que le fonctionnement cognitif des sujets sourds est comparable à celui des sujets bienentendants dans pratiquement tous ses aspects [19,20]. Il n’en reste pas moins vrai que le développement du langage et de la pensée abstraite dépend de certaines fonctions cognitives comme la perception, l’attention ou la mémoire. Dans une analyse de plus de 50 études portant sur les capacités cognitives de sujets atteints de surdité en période prélangagière, Ottem [21] constate l’absence d’homogénéité des résultats. Il conclut cependant que les performances des sujets sourds et des sujets bien-entendants sont comparables dans les tâches non verbales requérant, de la part du sujet, de ne prendre en considération qu’une seule information critique. Par contre, dans les tâches cognitives requérant des compétences verbales ou la prise en considération de deux informations critiques ou plus, les performances des sujets sourds apparaissent inférieures à celles des sujets bienentendants. Plus récemment, il a été suggéré que le défaut d’expériences et d’apprentissage a plus d’impact sur le développement cognitif des sujets sourds que le simple déficit langagier. Pour Wood [22] par exemple, les retards du développement cognitif et du niveau scolaire fréquemment rencontrés chez les enfants sourds ne seraient pas liés au défaut de langage, mais plutôt aux difficultés qu’ont les sujets bien-entendants à communiquer avec eux, ainsi qu’aux difficultés qu’ils ont à transmettre leurs connaissances et leurs compétences et à se faire comprendre d’eux. 3.2. Le jeu symbolique L’examen des comportements de jeu symbolique est l’un des moyens utilisés pour étudier les capacités cognitives des enfants sourds. Le jeu symbolique correspond à la capacité de substituer un objet par un autre dans le jeu. Le développement du jeu symbolique comme du langage dépend de la capacité à se représenter mentalement des objets ou des événements qui ne sont pas présents sur le moment même. Il témoigne, comme le langage, de l’apparition de ce que Piaget [23] appelle la fonction sémiotique (possibilité qu’acquiert normalement l’enfant à partir d’un an et demi de représenter quelque chose par un symbole ou par un signe). Casby et Mc Cormick [24] ont étudié les relations entre jeu symbolique et performances langagières chez 20 enfants déficients auditifs âgés de 37 à 69 mois. Les enfants étaient divisés en deux groupes selon leur niveau de compétences à communiquer. Les activités de jeu symbolique étaient étudiées à partir de situations de jeu structurées. Les résultats montrent que les enfants ayant des habiletés à communiquer plus développées s’engagent plus facilement spontanément dans des jeux symboliques que les enfants qui présentent un plus grand retard dans le développement de la communication. L’influence des modes de communication et d’éducation sur les comportements cognitifs et sociaux dans le jeu a également été étudiée par Cornelius et Hornett [25] chez des L. Lauwerier et al. / Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 enfants déficients auditifs à l’école maternelle. Les enfants qui utilisaient le langage des signes dans leur classe présentaient des niveaux de sociabilité dans les comportements de jeu plus élevés et des niveaux d’agressivité plus bas que les enfants utilisant le langage oral. Ils se montraient également plus créatifs dans leurs comportements de jeu, s’engageant dans de longues périodes de jeu du « faire semblant » par petits groupes. À l’inverse, les enfants entraînés au langage oral s’engageaient le plus souvent dans des jeux solitaires, avec des niveaux d’agressivité plus élevés dans les relations de jeu en groupes. Compte tenu des interactions entre processus cognitifs, langage et jeu symbolique, les comportements de jeu chez les enfants déficients auditifs constituent un domaine de recherche intéressant. L’étude du jeu symbolique chez les enfants sourds peut être utilisée comme un outil thérapeutique et de développement. Elle peut aussi être utilisée comme un moyen d’évaluation indirecte de leurs compétences cognitives. Dans cette perspective, différents critères peuvent être utilisés pour évaluer la présence des comportements de jeu symbolique et leur degré de sophistication : utilisation ou non d’objets de substitution, comment l’enfant utilise ces objets dans le jeu (apparaissent-ils comme des agents actifs du jeu), quel rôle l’enfant lui-même se donne dans le jeu, niveau de complexité du jeu du « faire semblant » [26]. 3.3. La théorie de l’esprit Une nouvelle voie de recherche sur le fonctionnement cognitif des enfants sourds s’est récemment développée à partir des travaux de Peterson et Siegal [27] sur la théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit se réfère à la capacité de se représenter l’état mental d’autrui et à imputer, voire à prédire, les intentions et les désirs qui régissent le comportement et les réactions d’autrui. Selon Leslie [28], cette capacité répond à un mécanisme cognitif inné assurant la constitution d’un type particulier de représentations (les représentations des états mentaux) qui se développent normalement chez l’enfant entre 2 et 4 ans. Cette capacité intervient notamment dans le jeu du « faire semblant ». Son étude fait appel aux épreuves d’attribution de « fausses croyances » (épreuves dans lesquelles une « croyance », différente de ce que perçoit l’enfant, doit être attribuée à un personnage), dont la plus connue est l’expérience de « Sally et Anne » [29]. BaronCohen et al. [30] ont avancé l’hypothèse que l’essentiel des troubles rencontrés chez les enfants autistes pourrait s’expliquer par le défaut d’acquisition d’une théorie de l’esprit : 80 % des enfants autistes échouent aux épreuves d’attribution de fausses croyances. Si ces données expérimentales ont été par la suite reproduites, leur signification reste encore discutée. Pour Boucher [31], il pourrait s’agir d’un trouble de l’utilisation des représentations d’ordre supérieur et non de leur acquisition. Pour Hughes et Russel [32], l’échec des enfants autistes dans les épreuves d’attribution de fausses croyances pourrait s’expliquer par leurs difficultés à se détacher de réponses automatiques induites par le contexte. À partir d’autres tests, ces auteurs avancent l’hypothèse que la 143 difficulté de l’attribution d’états mentaux à autrui ne serait qu’un aspect de troubles métacognitifs plus larges. Enfin, pour Hobson [33], la théorie de l’esprit ne répondrait pas à un mécanisme entièrement inné : elle se constituerait au cours du développement, à travers les échanges émotionnels et affectifs. Son déficit ne serait qu’un effet d’une anomalie plus profonde et plus précoce de l’intersubjectivité [34]. À partir de ces données, Peterson et Siegal [27] suggèrent que l’échec des enfants autistes dans les épreuves d’attribution de fausses croyances peut être lié soit à un dysfonctionnement neurologique de base, soit à un manque d’exposition aux conversations sur les états mentaux. Pour tester cette hypothèse, ils ont évalué et comparé le développement de la théorie de l’esprit chez des enfants sourds et des enfants autistes. Leur étude a porté sur des enfants âgés de 8 à 13 ans atteints de surdité en période prélangagière utilisant le langage des signes et ayant grandi dans des foyers où aucune autre personne ne communiquait par signes (contexte interactionnel, sur le plan des expériences de communication, comparable en de nombreux points à celui des enfants autistes). Leurs résultats ne montrent aucune différence significative entre les enfants sourds et les enfants autistes en ce qui concerne leurs performances dans les épreuves d’attribution de fausses croyances (65 % des enfants sourds échouent à ces épreuves, au même titre que les enfants autistes). Peterson et Siegal en concluent que la théorie de l’esprit est avant tout déterminée par les expériences conversationnelles précoces au sein de la famille. Ces résultats sont importants, non seulement du fait de leurs implications théoriques, mais aussi du fait de leur signification pratique sur le plan de l’éducation des enfants sourds. Peterson et Siegal suggèrent qu’un manque précoce d’expériences conversationnelles sur les états mentaux d’autrui, durant la période critique de développement du cerveau, peut être très dommageable. Aussi, convient-il de s’assurer que les enfants sourds qui ne communiquent que par signes peuvent, aussi précocement que possible, rencontrer des interlocuteurs avec qui les échanges seront faciles (d’où l’importance de former l’entourage familial). Par ailleurs, ces auteurs se réfèrent aussi au fait que l’acquisition de la théorie de l’esprit, qui survient normalement chez les enfants bien-entendants à l’âge de 4 ans, est contemporaine d’une poussée dans la croissance du lobe frontal droit. Ainsi les enfants sourds qui n’ont pas très précocement des échanges conversationnels faciles avec les membres de leur famille pourraient présenter des dysfonctionnements multiples dans leurs cognitions sur les états mentaux. 3.4. Absence de limitation des compétences cognitives L’étude du développement cognitif des enfants sourds apparaît certes difficile pour de multiples raisons (confusion dans les termes, tâches cognitives inadaptées, difficultés à séparer langage et processus de pensée, difficultés de communication entre les examinateurs et les enfants sourds). Cependant, la plupart des résultats suggèrent que, dans l’ensemble, les sujets sourds ne sont pas limités dans leurs 144 L. Lauwerier et al. / Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 compétences cognitives et qu’ils partagent avec les sujets bien-entendants les mêmes capacités de raisonnement. Pour Moores [35], les difficultés rencontrées par les enfants sourds dans les apprentissages scolaires ne seraient pas liées à des déficiences cognitives mais plutôt au fait que les éducateurs ne savent pas mettre à profit leurs capacités. 4. Les apprentissages scolaires Les statistiques suggèrent que la surdité n’est pas un empêchement majeur pour la poursuite des études primaires et secondaires, mais que très peu de sujets sourds accèdent aux études universitaires [36]. Cependant, en dépit d’une répartition normale des niveaux intellectuels, le bilan scolaire des sujets sourds (enfants et adultes) révèle des déficits alarmants, en particulier dans les domaines de la lecture et de l’écriture [37,38]. Des études montrent que le niveau en lecture et en écriture des étudiants sourds âgés de 17 à 18 ans est en moyenne celui d’enfants bien-entendants âgés de 8 à 9 ans [38]. Des progrès particulièrement lents et un niveau d’achèvement bas sont les caractéristiques les plus fréquemment rapportées par les chercheurs en éducation [1]. Compte tenu de la répartition normale des niveaux d’intelligence des enfants sourds, les difficultés qu’ils rencontrent dans l’apprentissage de la lecture peuvent apparaître à première vue surprenantes. Plusieurs facteurs semblent jouer un rôle significatif dans ces difficultés [39]. L’explication la plus courante se réfère à un manque de compétences langagières internalisées [38,40]. La plupart des enfants sourds sont encore en train d’essayer d’acquérir les compétences langagières de base au moment même où on attend d’eux qu’ils apprennent les mécanismes de la lecture. De plus, la plupart des méthodes d’enseignement de la lecture sont basées sur des techniques phonétiques auditives, ce qui paraît inadapté pour les enfants déficients auditifs. Gibson [41] s’est également interrogée sur le fait que, dans la plupart des pays industrialisés, pas plus de 10 % des enfants sourds de naissance n’arrivent à apprendre à lire correctement. L’apprentissage de la lecture chez ces enfants semble être normal jusqu’en 4e année du cycle primaire, mais ne progresse que très peu par la suite. Pour Gibson ces difficultés d’apprentissage seraient liées à l’incapacité des enfants sourds à séquentialiser un très grand nombre de segments mentaux à grande vitesse. L’absence d’environnement sonore les priverait de la contrainte d’un tempo rapide stimulant quotidiennement et de manière presque continue la mémoire de travail. L’enfant sourd percevrait et encoderait correctement les formes visuelles du script, mais deviendrait, selon les termes de Gibson, trop dépendant d’une stratégie hémisphérique droite de la lecture. Selon cette hypothèse, l’apprentissage de la lecture chez les enfants sourds nécessiterait d’être plus exigeant sur le plan de la mémoire de travail. Comparativement à la lecture, relativement peu de travaux se sont intéressés aux autres matières scolaires. Selon Moores [35], les étudiants sourds auraient des difficultés avec les sciences, dont l’étude requiert une connaissance précise de la langue. À l’opposé, l’orthographe et le calcul arithmétique seraient les domaines dans lesquels ils réussiraient le mieux [42]. Moores [35] souligne aussi que dans de nombreuses classes, les éducateurs se concentrent sur la parole et le langage, sacrifiant de ce fait de nombreuses possibilités d’apprentissage dans d’autres domaines. En définitive, le niveau scolaire des enfants sourds apparaît bien en deçà de leurs capacités cognitives. S’il existe une relation forte entre le degré de perte auditive et les performances scolaires, plusieurs autres facteurs semblent impliqués dans la réussite ou l’échec scolaire des enfants déficients auditifs : niveau intellectuel, personnalité, support parental, méthode d’éducation [43]. Concernant ce dernier point, aux États-Unis en 1990 les niveaux en lecture et en mathématiques des enfants sourds âgés de 10 ans étaient comparables à ceux observés en 1974 chez les enfants sourds âgés de 12 ans [42]. Ainsi, comme le souligne Schirmer [40], si le niveau scolaire des enfants sourds reste bas, de nombreuses données suggèrent que nombre de ces enfants devraient pouvoir atteindre un niveau équivalent à celui de leurs pairs bien-entendants. 5. Parents sourds vs parents entendants Environ 90 % des enfants sourds sont issus de parents bien-entendants [44]. De nombreuses études montrent que les enfants sourds issus de parents sourds ont un développement émotionnel et cognitif meilleur et des niveaux scolaires plus élevés que les enfants sourds issus de parents bienentendants [45,46]. Plusieurs facteurs sont avancés pour rendre compte de ces différences. Ainsi, plusieurs auteurs soulignent l’importance des difficultés de communication des parents bien-entendants, même lorsque ceux-ci apprennent le langage des signes. Hormis pour les échanges d’informations simples, le système de communication entre parents bien-entendants et enfant sourd apparaît souvent inadéquat et peu propice au développement des capacités de l’enfant [44,47]. Pour Meadow-Orlans et al. [48], le traumatisme lié à l’annonce du diagnostic serait moindre chez les parents sourds que chez les parents bien-entendants, les réactions émotionnelles des parents pouvant jouer un rôle dans la qualité de l’attachement entre le nourrisson et sa mère. Les enfants sourds issus de parents sourds présenteraient ainsi des mécanismes d’attachement plus « sûrs » que les enfants sourds issus de parents bien-entendants. À ce titre, une étude montre que la communication non verbale mère-enfant est plus riche et plus variée lorsque la mère est sourde que lorsque la mère est bien-entendante [49]. 6. Conclusion Si les caractéristiques propres de la surdité (degré de perte auditive, âge de début de la perte auditive, handicaps associés) influencent le développement affectif, cognitif et social de l’enfant sourd, de nombreuses études soulignent aussi L. Lauwerier et al. / Archives de pédiatrie 10 (2003) 140–146 l’importance du rôle joué par l’environnement familial et social. C’est dire que la place faite à l’enfant sourd et les mesures adoptées peuvent influencer son évolution, dans un sens soit favorable, soit défavorable. À ce titre, se pose, par exemple, la question de l’impact des implants cochléaires sur le développement cognitif et l’adaptation psychosociale des enfants sourds. Or si des travaux ont été réalisés dans ce domaine, ils apparaissent avant tout centrés sur les parents plutôt que sur le devenir des enfants [50]. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] Kricos PA, Matthews S. Deafness and hearing impairment. In: Coffey CE, Brumback RA, editors. Textbook of pediatric neuropsychiatry. Washington DC: American Psychiatric Press; 1998. p. 871–88. Furth HG. Conservation of weight in deaf and hearing children. Child Dev 1964;34:143–64. Furth HG. Thinking without language: psychological implications of deafness. New York: Free Press; 1966. Furth HG. Deafness and hearing. Belmont CA: Wadsworth Publishing Company; 1973. Seyfried DN, Kricos PB. Language and speech of the deaf and hard of hearing. In: Schow RL, Nerbonne MA, editors. Introduction to audiologic rehabilitation. 3rd ed. Boston M.A.: Allyn & Bacon; 1996. p. 168–229. Moeller MP, Osberger MJ, Eccarius M. Receptive language skills. 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