Éduquer : construire des personnes autonomes et

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Éduquer : construire des personnes autonomes et
Éduquer : construire des personnes autonomes et solidaires
Dr. Francesc Torralba Roselló
Professeur de l’Université Ramon Llull (Barcelone)
Consultant auprès du Conseil Pontifical de la Culture
1. Introduction
Le but de cet exposé consiste à essayer d’apporter une réponse à la question
suivante : dans les sociétés sécularisées ou multi religieuses de quel éducateur
chrétien ou de quelle communauté éducative chrétienne les jeunes, les jeunes
pauvres, ont-ils besoin pour entendre le message d’espérance de l’Évangile ?
En tenant compte de la complexité d’une telle question, je me fixe, en premier
lieu, un développement des fins de l’éducation et, en second lieu, un
développement de l’idée de libération et de responsabilité.
Je pars de la thèse que la finalité de l’éducation consiste à construire des
personnes et à transformer le monde et je considère que l’objectif final d’un
éducateur qui s’occupe de personnes vulnérables du point de vue social et
économique est de développer une pédagogie de la libération et de transmettre
le sens de la responsabilité. Son objectif est d’accueillir la vulnérabilité, d’une
part, et de renforcer le sens d’autonomie et de solidarité, d’autre part
2. Que signifie construire les personnes ?
La personne est, par définition, un être dynamique et ouvert qui est en
continuelle réalisation. Elle n’est ni achevée ni terminée, mais elle doit
apprendre à développer ses potentialités au long de son existence. Construire
une personne signifie développer ses dimensions multiples et consiste à
réaliser son éclectisme. L’être humain est, par essence, un être à multiples
facettes, capable d’activités distinctes. Il est capable de jouer, de lire, d’écrire,
de pétrir l’argile, de chanter et de danser : de se construire.
L’éducation consiste à développer les capacités, non seulement sur le plan
intellectuel, mais aussi émotionnel et relationnel. Le processus d’éducation
n’est jamais terminé de façon définitive, parce que l’être humain aspire toujours
à plus et peut découvrir des facettes de lui-même qu’il ne soupçonnait pas. On
ne peut jamais affirmer que l’action éducative est terminée. Tant qu’il y a une vie
humaine, il y a possibilité d’éduquer et de former.
Chaque personne vit à la mesure de ce à quoi il aspire et projette, de ce qu’il
espère ; il porte au plus profond de sa conscience la tendance fondamentale à
se dépasser, à se réaliser sans limite tout en restant lui-même. Il vit comme
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étant appelé à un avenir ; la conscience est l’appel à l’espérance. En elle
l’homme vit sa propre existence comme être en devenir, comme projet à
réaliser ; il regarde toujours au-delà du présent vers les potentialités d’un avenir
qui s’annonce dans l’expérience même de son esprit.
L’action éducative se rapporte fondamentalement à l’avenir de l’être humain,
elle ne se réfère pas un avenir fermé a priori mais à un futur ouvert.
Précisément parce que dans l’être humain il y a beaucoup de mystères et
d’énigmes, on ne peut pas prédire exactement les résultats de l’effort éducatif
et savoir si l’on pourra atteindre les finalités. La prédiction en matière éducative
s’avère toujours problématique, car la nature humaine est infiniment complexe
et chaque individu est un univers personnel.
L’action éducative est, en fin de compte, une question de désirs, de soif, ou plus
encore, un croisement de désirs. Il est donc nécessaire que l’éducateur ait le
désir de se construire, de se former, d’être meilleur, d’être plus lui-même. La
tâche fondamentale de l’éducateur consiste à raviver ce désir, en le faisant
émerger et en aidant l’élève à l’orienter adéquatement.
Éduquer c’est construire la personne et construire la personne c’est aviver son
désir de perfection, d’excellence dans tous les sens. Au fond, le plus spécifique
de l’action éducative n’est pas de donner une réponse immédiate aux désirs,
mais de l’aviver, d’in-quiéter l’élève, de lui donner à penser, pour qu’il sente le
besoin de se construire, de se former, de lire et de penser, et qu’il le sente
comme un besoin vital. Ce n’est qu’alors que la figure de l’éducateur a du sens.
Être et se constituer sont les deux pôles fondamentaux de la tension humaine.
Nous sommes ici et maintenant une réalité déterminée en acte, mais cette
réalité se transforme en une autre réalité, se meut de façon dynamique vers un
horizon distinct. Peut-être pour lui le meilleur temps qui caractérise la condition
humaine n’est pas le passé simple, qui indique ce qui est terminé, finalisé ;
mais le gérondif qui indique ce qui est en cours. Se faire dans les décisions
successives et irréversibles de la liberté : voilà la tâche humaine !
Éduquer c’est construire la personne, mais il n’y a pas de moules définis a priori
pour élever la construction de la personne, et donc chacun a sa façon d’être et
doit trouver sa place dans le monde. L’action éducative est construction, mais
dans cette construction l’éducateur a un rôle secondaire, car le véritable
constructeur de sa vie est l’élève lui-même et pour cela il se sert de
l’expérience, du conseil et des connaissances que l’éducateur lui transmet.
3. Transformer le monde, construire des personnes
Il fut un temps, d’après Karl Marx, où les philosophes se limitèrent à contempler
passivement le monde, au lieu de le transformer en un lieu juste et fraternel. Le
jugement de Marx autour des philosophes est vrai, jusqu’à un certain point,
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mais cette critique ne peut s’adresser aux éducateurs, car les éducateurs ne se
sont jamais limités à le contempler de façon passive, dans un fauteuil
confortable d’observateur impartial, mais ils ont essayé de le transformer de
leurs mains, par leur action quotidienne dans le monde.
À l’heure actuelle nous savons très bien que les grandes utopies, les véritables
utopies, ne se forgent par dans les écrits philosophiques, mais dans l’action
constante et tenace. Là où se trouve une action éducative, il y a volonté de
changement, il y a désir de transformation.
Le but de l’action éducative est la construction de la personne, mais la
personne se développe, croît et vit dans un monde, qui n’est pas qu’un espace
naturel, une forêt ou un bosquet, mais un espace humain, un monde de
valeurs, de croyances et d’idées. Il n’est possible de construire la personne que
dans un monde humain, un monde ordonné et harmonieux.
Le cadre dans lequel vit et croît l’être humain n’est pas, dans l’absolu,
accidentel, mais tout au contraire il a une base. Pour cela la deuxième finalité
inéluctable de l’éducation, aussi importante que la première, consiste dans la
transformation du monde, à chercher que ce monde que nous habitons soit plus
humain, plus juste, plus équitable, plus transparent, plus écologique. Il n’est
possible de transformer le monde qu’en transformant les personnes qui y
vivent, leurs coutumes, leurs valeurs et leurs connaissances, et d’autre part, il
n’est possible de construire les personnes qu’au sein d’un monde humain.
En transformant le monde l’être humain se perfectionne lui-même, croît dans la
conscience de lui-même et la liberté, devient plus lui-même. La tâche de
transformer le monde s’impose avec la même responsabilité absolue que de se
construire soi-même ; c’est une mission qui interpelle la liberté et non pas un
simple résultat de son instinct de conservation ou de progrès. Mais l’homme ne
réussit à se réaliser pleinement en aucune décision concrète de son action
dans le monde.
Aucune conquête de son action transformatrice sur le monde ne représente
pour lui l’ultime étape ; il les surpasse en l’atteignant. Son espérance va
toujours bien au-delà de ses espoirs ; il les devance. Entre l’attention radicale
de son esprit qui le pousse à agir et les résultats concrets de son action dans le
monde il y a un fossé infranchissable.
Éduquer c’est, en ce sens, inquiéter l’esprit de l’élève, mettre dans son âme la
volonté d’être lui-même, la volonté d’en savoir plus sur le monde et tout ce qui
l’entoure. Il existe des désirs avec d minuscule et des désirs avec D majuscule.
Il faut aider l’élève à découvrir ses Désirs avec D majuscule, ceux qui le
rendront véritablement heureux parce que le bonheur humain ne peut jamais
être comblé par de faibles désirs.
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Cependant, il n’est possible d’éduquer authentiquement qu’avec une bonne
dose de réalisme et, pour cela, nous devons considérer très attentivement les
paradoxes que l’on trouve dans le monde éducatif. La tâche de construire les
personnes et de transformer le monde se déroule dans un cadre de tensions et
de contradictions qui doivent être regardées avec sérénité pour mener à bien
les finalités propres de l’action éducative.
4. Pédagogie de la libération
Il est nécessaire d’éduquer à l’exercice de la liberté responsable, pour le
développement de la libération authentique de l’être humain. Il n’est pas
possible de construire la personne ni de transformer le monde de façon globale
sans une éducation à la liberté, ou plus concrètement, à la libération. Il est
primordial d’introduire la libération dans les objectifs de l’action éducative, car
elle constitue un aspect inéluctable dans le développement de l’univers
personnel et dans l’édification d’un monde plus humain.
À partir de ma perspective anthropologique, l’être humain est appelé à être
libre, à vivre librement son existence ; mais cela implique une tâche éducative
ardue qui exige un soin spécial de la part des éducateurs. La liberté, au sens
que nous lui donnons ici, n’est pas un fait évident, n’est pas un factum de la vie
sociale, politique et personnelle mais une possibilité, une ouverture existentielle
qu’a l’être humain – et seulement l’être humain – et qu’il doit mener à son
terme. Or on ne peut convertir cette possibilité en réalité qu’à travers l’effort, la
ténacité et, souvent, la souffrance.
La liberté constitue toujours un horizon de sens, un idéal pour lequel il vaut la
peine de faire effort et de lutter. Mais nous ne devons pas la considérer comme
une réalité donnée et déterminée d’avance, mais plutôt comme une possibilité
qui demande efforts et tensions pour être atteinte par l’homme.
Éduquer à la liberté consiste à éduquer pour la transformation du monde à
partir de la volonté humaine. Qui développe l’action éducative part de l’idée
qu’éduquer a un sens, parce qu’à travers cette action il est possible de
transformer, même si c’est de façon très peu visible, la réalité sociale, culturelle,
morale, politique et religieuse.
Dans le débat brûlant sur les limites et possibilités de la liberté, il est utile de
distinguer entre la liberté et l’arbitraire. La tâche d’éduquer à la liberté demande
une introspection, la connaissance de soi-même et la ferme volonté d’être
authentique. La liberté n’a rien à voir avec l’anarchie personnelle et sociale, ni
au fait de laisser libre cours aux instincts (faire ce que l’on veut, ce qui nous
plaît), ni avec le rejet de quelque norme ou de quelque autorité que ce soit ; et
encore moins avec la fuite ou le renoncement.
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La liberté est la condition à laquelle l’homme se réalise comme sujet, c’est-àdire, comme mesure, auteur et norme de sa propre action et de l’action de la
communauté. Elle ne désigne pas seulement une capacité ou un droit radical,
mais une situation personnelle et sociale de maturité qui rend possible, de
façon concrète, l’exercice de cette capacité et de ce droit.
Pour capter l’originalité de cet idéal que l’on nomme liberté, il est essentiel de
comprendre la liberté non comme un moyen mais comme une fin. La liberté
n’est pas orientée vers l’obtention d’un bien, mais elle-même est le bien qui doit
être ; ou, mieux encore, qu’il faut être. Ce n’est pas une valeur qui demande à
être fondée sur d’autres valeurs, mais une valeur digne d’être cherchée pour
elle-même, c’est une valeur fondamentale.
Affirmer la liberté comme une fin signifie la concevoir comme une valeur à
laquelle on ne peut renoncer, un impératif absolu ; une valeur, par conséquent,
qui ne peut être sacrifiée à d’autres valeurs, mais qui doit s’harmoniser avec
elles. La liberté se transforme donc en un critère de valeur en soi. Et ceci veut
dire que ce qui bafoue la liberté, ce qui empêche l’homme d’être lui-même est
une non – valeur ; au contraire, ce qui contribue à la libération est une valeur.
Il est nécessaire d’éduquer à la liberté responsable, pour que la liberté
comprise comme projet existentiel s’inscrivant dans la durée puisse définir le
sens et l’orientation d’une vie. La singularité d’un être humain, son identité
personnelle, ne se définit pas ponctuellement, c’est-à-dire, à partir d’une
décision déterminée prise à un moment donné, mais elle se définit à partir d’un
enchaînement de décisions et d’actions qui le conduisent à une situation
déterminée.
La liberté se construit avec le temps et par de petites décisions qui donnent sa
direction à une vie personnelle, unique et singulière. Les décisions ponctuelles
et concrètes ont valeur dans le contexte global du projet personnel, même si
isolément elles peuvent paraître sans liens. La liberté se forge au jour le jour, et
c’est seulement à partir de la continuité qu’il devient possible de dire si une vie
est libre ou esclave.
L’élève a besoin d’être accompagné pour découvrir le sérieux de la liberté, le
sérieux du projet de vie. On peut arguer avec raison que ce qui donne du
sérieux à la vie humaine ce sont les souffrances, l’angoisse, la maladie et,
surtout, à mort. Mais cela est donné aussi dans l’exercice de la liberté. Quand
quelqu’un se rend compte qu’il doit décider, se libérer de tout ce qui l’empêche
de se développer, de ce qui l’affecte lui-même directement et lui seulement ;
quand il s’aperçoit que le temps de sa vie est limité et qu’il ne sait pas quand
finira sa vie, alors il se rend compte du sérieux de l’existence humaine.
Le sérieux est en relation directe avec l’expérience de la liberté et avec
l’expérience de la finitude. Tout être humain se rend compte, à un moment de
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sa vie, qu’il ne dispose pas d’une éternité pour développer son projet de vie,
mais que le temps s’enfuit d’une façon irréversible et qu’il est impossible de
récupérer les étapes du passé.
L’élaboration du projet de vie est l’unique chemin qui peut donner sens, identité
et singularité à une vie. On peut remplir de contenu son existence à partir de
différentes perspectives, on peut orienter ses efforts dans une direction ou une
autre, mais c’est seulement si l’on est tenace dans ses efforts et que l’on dure
dans le temps qu’on parviendra à avoir une identité et une singularité dans le
monde. Éduquer à la liberté est donc éduquer à l’effort, à la ténacité, au sens
de la responsabilité, à la valeur de la singularité et au devoir de l’exprimer dans
un monde pluriel et distinct.
La liberté n’est donc pas un attribut de la nature humaine (présente comme tel
en tous), mais un idéal, une aspiration, une conquête, dont tous ont en eux la
possibilité radicale. La liberté n’appartient donc pas à l’ordre de l’être mais à
celui du devoir être, à l’ordre de la valeur. Elle n’est pas un idéal abstrait, mais
un idéal qui coïncide avec la maturité humaine et sociale. Elle est donc le but
des tendances de l’homme et de la société orientée vers son âge adulte.
La liberté est en relation intrinsèque avec l’idée de projet de vie. La liberté n’est
pas un acte ponctuel, elle ne se réfère pas à une décision concrète à un
moment donné, mais elle se réfère à l’intégralité de la vie humaine et pour cela
elle est en lien avec le concept de projet. Il n’y a pas de vie humaine sans projet
et chacun a le droit de délimiter et de définir le sens et l’orientation de son
projet. La notion de projet se rapporte toujours à un avenir qui n’est pas défini ni
précisé d’avance, mais qui peut avoir des formes et des caractères différents.
La volonté est la racine, la force motrice et l’impulsion du projet personnel. Pour
mener à bien le projet de vie la volonté est essentielle, mais aussi la
compréhension et la mémoire, car il n’est pas possible de s’orienter vers les
finalités propres si on n’est pas capable de réfléchir sur les causes et les
risques de sa marche personnelle.
Dans la réalisation du projet de vie le poids de la mémoire est central, c’est-àdire le lien des expériences vécues qui permet d’orienter les actions futures
vers une direction ou une autre, en assumant les réalisations et les réussites du
passé. La volonté, la mémoire et la compréhension constituent les trois piliers
de tout projet de vie. Être libre demande volonté – c’est-à-dire, force et élan –
compréhension et réflexion, et finalement mémoire.
L’être humain dispose d’un temps et d’un espace pour réaliser son existence,
mais il ne sait pas avec certitude la durée du parcours de sa vie. Pour cela
vivre, du point de vue humain, constitue toujours un mystère.
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Vivre humainement signifie veiller à son projet de vie et essayer de transformer
sa propre vie en une œuvre d’art unique et irremplaçable. Pour cela il faut aider
l’élève à transformer son existence en projet de vie. L’absence globale de sens
dont souffrent beaucoup est en lien avec l’absence d’un projet, d’une raison
pour laquelle il vaut la peine de vivre, souffrir et même mourir. Là où il y a un
projet, il y a du sens. Particulièrement si le projet est personnel, unique. Et si on
se sent le protagoniste de sa réalisation.
L’aspiration à être pleinement libre présente donc que de multiples aspects :
faire soi-même un projet, choisir et être choisi, participer activement à la
construction de son propre destin en assumant la responsabilité et le risque que
cela implique ; pouvoir explorer ses meilleures énergies, réussir un
développement plein du point de vue physique, culturel et affectif ; être soimême, vivre avec authenticité, c’est-à-dire, en accord avec ses aspirations
profondes conscientes et inconscientes, en fidélité avec soi-même et non en
situation de frustration et de fausseté…
5 Lutter contre les formes d’aliénation
En utilisant le terme libération, nous ne nous référerons pas seulement à la
liberté sociale, politique, religieuse, communautaire ou éducative mais à la
pratique d’une liberté beaucoup plus radicale, beaucoup plus enracinée dans la
structure de l’être humain et qui, simultanément, peut rendre possible tout choix
entièrement libre.
La tâche de la libération ne s’identifie pas avec la simple tâche de choisir dans
un éventail de possibilités. Elle ne se réfère donc pas qu’à l’exercice du libre
arbitre mais à la construction d’un itinéraire singulier, original et personnel qui
permet à l’être humain d’être lui-même et non pas l’expression servile ou
aliénée d’autres fins.
Se libérer signifie couper les attaches qui maintiennent l’être humain à l’état de
vassal. L’éduquer c’est l’aider à couper ses attaches, l’accompagner pour qu’il
se libère de tout ce qui le maintient dans l’état de mineur. La libération et la
majorité sont liées intimement. Quand l’être humain est capable de vivre de
façon autonome et de prendre des décisions sans peur, il a atteint la majorité
au sens moral du terme. Le libérer des clichés, préjugés, tabous, peurs et
angoisses qui le maintiennent à l’état de mineur est une exigence de l’action
éducative.
Ce dont il s’agit est de rendre ce monde plus humain, plus chaleureux, plus
juste, plus digne, plus entièrement libre. Et cela n’est possible qu’en mettant en
doute les mécanismes et les structures qui font obstacle ou mutilent le
développement de la personne. Il est donc obligatoire d’aider l’élève à prendre
conscience des éléments multiples qui, d’une façon ou une autre, aliènent
l’exercice de sa liberté et le transforment en serviteur passif d’un système ou de
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structures. Dans cette prise de conscience, l’apport de l’éducateur consiste à
ouvrir les yeux de l’élève et à lui montrer ce qu’il ne connaît pas ou qu’il ne veut
pas connaître de la réalité.
Éduquer à la liberté radicale, c’est-à-dire pour la libération, signifie déconstruire
les servilités qui font obstacle à la pleine réalisation de l’être humain dans le
monde : les servilités d’ordre social, économique, politique. On ne peut
transformer le monde et construire la personne qu’à partir de la logique de la
libération ; c’est-à-dire, qu’en critiquant les systèmes de vie et de pensée qui
fragilisent la dignité humaine et transforment l’être humain en serviteur en
esclave d’autres finalités qui ne sont pas d’ordre humain.
La liberté radicale se définit par opposition à l’état d’aliénation, dans lequel
l’homme se trouve plus ou moins. La prise de conscience de cette situation,
personnelle et sociale, est le point de départ obligé du processus de libération.
L’idée de liberté humaine, et son contenu positif, comprend également un
contenu essentiel négatif qui est en lien avec la condition originelle.
En effet, l’aliénation est la situation de celui qui n’est pas entièrement lui-même,
qui ne réalise pas ses possibilités les meilleures et les plus originales, qui
réprime et gâche ses propres énergies. Cela s’exprime de façon plus ou moins
consciente en frustration ou échec. À la base il y a le fait de ne pouvoir choisir,
de ne pas avoir d’initiative sur sa vie, d’être « exproprié » dans le sens le plus
radical : abdication, passivité, sentiment de ne pas être un sujet mais un objet.
L’aliénation donc consiste en un état de dépendance. Cependant, toutes les
dépendances ne sont pas aliénantes ; ne le sont que celles qui entravent le
plein développement de l’homme, qui en font un esclave, un mineur éternel,
l’empêchant d’accéder à la maturité.
6. Accueillir la vulnérabilité de l’élève
L’élève est, en bien des aspects, plus vénérable que l’éducateur. D’abord, il a
moins de connaissances et il est moins préparé à la vie. L’éduquer de façon
responsable signifie tenir compte de sa vulnérabilité et parler un langage et
transmettre des contenus qui prennent cela en compte. Si on agit de façon
irresponsable, sans considérer la faiblesse de l’autre, on peut provoquer des
dommages chez cet être vulnérable.
Quand l’action éducative se déroule de façon irresponsable, sans tenir compte
des effets qu’elle peut avoir sur l’élève, il se produit des maux qui peuvent être
irréversibles. Les stéréotypes, les clichés et les préjugés également se
transmettent dans l’éducation et si l’éducateur n’est pas capable de les mettre
entre parenthèses et de les dépasser, c’est-à-dire, d’agir ou d’être capable
d’agir de façon responsable, il contamine les nouvelles générations de ses
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clichés et de ses préjugés. Et cela, quand l’élève est un être vulnérable et sans
défense, a des effets très graves.
La responsabilité est en relation intrinsèque avec l’exercice du savoir et du
pouvoir. Pouvoir et savoir sont mutuellement impliqués. Plus il y a de savoir,
plus il y a de pouvoir, c’est-à-dire, plus de capacités de lier et de délier. De
même, il y a plus de responsabilité chez celui qui a plus de pouvoir, parce que
son action ou sa décision peut affecter négativement un ensemble plus vaste
de personnes. Et en conséquence, plus on est puissant, plus on doit être
conscient de sa responsabilité.
Dans l’exercice de l’éducation intervient un ensemble pluriel de professionnels
venant de disciplines variées. Il est évident que l’intervention pluridisciplinaire
améliore sensiblement le processus éducatif. Cependant, elle oblige à une
délimitation très précise des responsabilités de chacun. Pour cette raison, on
doit associer directement les pouvoirs et les savoirs aux responsabilités. Cette
délimitation n’est pas une tâche facile, mais elle est nécessaire pour éviter une
mauvaise praxis, qui aurait des conséquences négatives pour le sujet
vulnérable, c’est-à-dire, pour l’élève.
Les paroles de Hannah Arendt prennent ici une grande valeur quand elle
affirme que « l’éducation est le point où nous décidons si nous aimons le
monde suffisamment au point d’en assumer la responsabilité et ainsi le sauver
de la ruine qui, faute de rénovation, faute de nouveau et de jeunes serait
inévitable1 ».
En effet, à travers l’acte d’éduquer nous exprimons notre responsabilité face au
monde, à notre engagement envers l’histoire et les générations futures. Quand
nous éduquons, il faut non seulement se responsabiliser envers ceux devant
qui nous sommes mais envers ceux qui ne sont pas ici, mais qui un jour
naîtront et habiteront notre monde. Nous devons éduquer en pensant non
seulement à ceux qui sont présents mais aussi aux générations futures.
Agir de façon responsable c’est agir en considérant les conséquences de ses
actes non seulement hic et nunc, mais au futur proche et lointain. Comme le dit
Dietrich Bonhoeffer : « il faut regarder courageusement le futur immédiat,
considérer sérieusement les conséquences de l’action, et aussi tenter un
examen de ses propres motifs, de son cœur. On ne peut faire sortir le monde
de son enfermement sans faire ce qui est nécessaire là où l’on est le regard fixé
sur la réalité2 ».
1 H. ARENDT, Entre el pasado y el futuro. Ocho ejercicios sobre la reflexión política, Península,
Barcelona, 1966, p. 208.
2 D. BONHOEFFER, Ética, Estela, Barcelona, 1968, p. 163.
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Par l’éducation la chaîne des générations vit et la transmission des savoirs et
des valeurs la maintient jeune.
7. Éduquer au sens de la responsabilité
Un des plus grands représentants de l’éthique de la responsabilité est le
philosophe allemand d’origine juive, Hans Jonas. Cet auteur se fixe d’élaborer
une éthique pour la société technologique et développe un discours moral dont
le centre de gravité est l’idée de responsabilité. Son œuvre a eu une grande
influence dans l’éthique biomédicale et la bioéthique fondamentale et clinique.
Pour caractériser l’idée de responsabilité de Hans Jonas, ce peut-être une
bonne chose de commencer en décrivant l’opposé, c’est-à-dire, l’action
irresponsable. Hans Jonas propose une approche négative du concept, pour
l’aborder ensuite de façon positive.
Agir de façon irresponsable signifie agir sans considérer les conséquences que
peut avoir une action sur un autre être humain. Hans Jonas donne, entre autres
exemples, celui du chauffeur d’autobus. Ce dernier conduit de façon
irresponsable quand il va très vite au centre-ville et ne tient pas compte de ses
passagers, en particulier des plus vulnérables, personnes âgées et enfants, qui
peuvent être victimes d’un brusque freinage. L’irresponsabilité est pour lui l’oubli
de l’autre ; de plus, c’est un mépris de leur dignité.
La responsabilité implique le devoir. Hans Jonas écrit : « Le concept de
responsabilité implique celui de devoir, premièrement celui du devoir-être de
quelque chose, ensuite du devoir-faire de quelqu’un en réponse à ce devoirêtre. Et donc, le droit intrinsèque de l’objet est prioritaire. Seule une exigence
immanente à l’être peut fonder objectivement le devoir d’une causalité transitive
dans l’être3 ».
En effet la responsabilité est en relation avec le devoir. C’est un devoir moral
d’être responsable de son action, mais ce devoir est en lien direct avec le
devoir-être de quelque chose. L’enfant doit devenir avec le temps un adulte,
mais il n’atteindra ce devoir-être seulement que si quelqu’un – ses parents, les
éducateurs institutionnels – prennent soin de cet enfant de façon responsable,
c’est-à-dire, si il développe de façon adéquate son devoir-être.
L’être humain, par nécessité, crée la responsabilité. Être responsable de
quelqu’un ne signifie pas répondre simplement à ses besoins immédiats mais
aussi à ses besoins futurs parce que l’être humain est, avant tout, projet de
sens tourné vers l’avenir.
3 H. JONAS, El principio de responsabilidad, Paidós, Barcelona, 1995, p. 215.
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La première responsabilité, la plus élémentaire de toutes, est la responsabilité
envers la vie. Je suis responsable de la vie d’un autre être humain, je suis
responsable de la vie de la nature et je ne peux la mettre entre parenthèses par
mon action. Si mon action dans le monde met en danger la vie de l’autre ou de
la nature, mon action est irresponsable, parce qu’elle n’assume pas les
conséquences négatives qu’elle peut avoir.
La responsabilité morale est maximale quand elle se réfère à la vie humaine,
parce que la personne est une fin en soi. Cela ne signifie pas que le sujet moral
n’a pas de responsabilité envers la nature car, au début et à la fin, la nature est
son foyer, c’est le lieu où l’être humain doit vivre et se développer. Il n’est pas
légitime de faire ce que l’on veut de la nature, parce que la nature aussi,
comme toute la réalité matérielle, est vulnérable.
La responsabilité est le devoir de soigner. Hans Jonas écrit : «La responsabilité
est le soin reconnu comme devoir par l’autre être soigné qui, du fait de sa
vulnérabilité, se transforme en préoccupation 4».
La responsabilité peut se définir, selon sa thèse, comme le devoir de prendre
soin de l’autre être humain vulnérable. C’est le devoir qui s’exprime dans
l’attention, un devoir qui se transforme en préoccupation, précisément parce
qu’il prend en compte l’avenir de l’être vulnérable.
Il découle de cette définition que la responsabilité n’est pas une relation
symétrique entre égaux, mais une relation entre des êtres humains inégaux
quant à leur vulnérabilité. La responsabilité se réfère au devoir envers le sujet
vulnérable, au devoir de le soigner, de ne pas le laisser seul. Il y a une
responsabilité quand il y a une relation asymétrique et le plus apte, le plus fort,
si l’on peut dire, prend en charge le plus faible, le soigne et ressent ce devoir de
le soigner comme une préoccupation personnelle.
Hans Jonas distingue deux formes de responsabilité : la responsabilité
naturelle et la responsabilité contractuelle. De la même façon que l’on peut
distinguer une éducation naturelle et une éducation institutionnelle, il existe
également deux façons de comprendre le principe de la responsabilité.
Hans Jonas l’exprime ainsi : « la responsabilité instituée par nature, c’est-à-dire,
celle qui existe par nature, ne dépend […] pas d’un assentiment préalable ;
c’est une responsabilité irrévocable, irrémédiable ; et c’est une responsabilité
globale. La responsabilité instituée artificiellement, instituée au moyen d’une
charge et de l’acceptation d’une tâche, la responsabilité d’un emploi, par
exemple […], possède un contenu et un horaire qui restent définis par la tâche ;
4 Ibídem, p. 357.
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l’acceptation comporte un élément de choix, auquel on peut renoncer, de la
même façon que l’autre partie peut dispenser de l’obligation 5 ».
Être père ou mère n’est pas quelque chose de gratuit, n’est pas quelque chose
annexe à l’être humain, mais un attribut qui le définit, qui le caractérise du point
de vue ontologique. En d’autres termes, quelqu’un ne joue pas le rôle de père
ou de mère comme s’il s’agissait d’une fonction sociale. On est père ou on ne
l’est pas et le fait de l’être transforme radicalement son existence, sa façon de
voir la réalité et d’être dans le monde. Être père ou être mère porte en soi une
responsabilité que, selon Hans Jonas, on doit définir comme naturelle.
Les parents se sentent naturellement, c’est-à-dire, spontanément, responsables
de leurs enfants et cette responsabilité n’est pas acquise artificiellement mais ils
la ressentent de l’intérieur, de façon naturelle et ils ne peuvent s’en défaire.
Quand l’enfant prend sa bicyclette pour aller quelque part, la responsabilité se
traduit en vigilance, en préoccupation pour ce qui peut arriver. Un père qui ne
se sent pas responsable de son fils, qui ne se sent pas le devoir de le soigner,
de le veiller, de se préoccuper du développement intégral de sa personne, peut
être qualifié de dénaturé, car il a perdu la nature de père, il a cessé d’être, du
point de vue humain, père, même s’il a eu un rôle dans la fécondation de cet
être humain.
En plus de celle-ci, il y a la responsabilité contractuelle, c’est-à-dire, celle que
l’on assume artificiellement au sein d’une institution ou dans la vie politique,
sociale ou citoyenne. Le professeur a une responsabilité contractuelle vis-à-vis
de ses élèves. Le médecin l’a vis-à-vis de ses patients et cela signifie qu’il doit
se préoccuper d’eux, qu’il doit les soigner et comprendre ce soin comme un
devoir moral.
La responsabilité contractuelle n’est pas moindre, quant à ses exigences, que
la responsabilité naturelle ; elle est aussi inconditionnelle et irrévocable que
l’autre, mais elle a son origine dans la raison et non dans le cœur. Le père se
sent spontanément responsable de ses enfants et il ne peut rien faire pour
l’éviter. Le professionnel doit se sentir responsable de ses destinataires, parce
que rationnellement il a assumé ce devoir, mais il s’agit d’une responsabilité
assumée artificiellement. Cela engage, également, le professionnel. Son
professionnalisme – au sens moral – dépend directement de l’exercice de cette
responsabilité.
L’action éducative comme devoir de la responsabilité exige la continuité dans le
temps. Être responsable de l’autre se traduit dans une action continue et
ininterrompue. Le père qui exerce sa paternité de façon responsable est
toujours attentif à son fils, surtout quand celui-ci est mineur ou est très
vulnérable.
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La responsabilité contractuelle exige également la continuité : non pas une
continuité existentielle, mais assumée professionnellement. L’assistant, dans la
mesure où il exerce sa fonction professionnelle et sociale, doit se
responsabiliser continuellement vis-à-vis de ses patients. La responsabilité
naturelle affecte pour la vie, tandis que la responsabilité contractuelle n’a de
continuité que tant que dure le contrat entre les parties.
La racine étymologique de la parole responsabilité est latine et est reliée au
verbe répondre (respondeo). Être responsable consiste à répondre à l’autre,
surtout quand l’autre souffre ou pâtit d’une circonstance qui le rend vulnérable.
La responsabilité présuppose l’écoute de l’appel, c’est-à-dire, l’attention à
l’autre, car ce n’est qu’à partir de là qu’on peut apporter la réponse. En d’autres
termes, il n’y a pas de responsabilité sans écoute et il n’y a pas d’écoute sans
appel.
Le centre de gravité de la responsabilité éthique n’est pas moi mais l’autre. De
la même manière, le point d’arrivée de l’action responsable est l’autre. La
responsabilité est, dans ce sens, une force extatique, car elle implique la sortie
de soi, l’écoute de l’autre et la volonté de répondre à ses besoins.
Cette idée a des répercussions sur le plan éducatif, car éduquer de façon
responsable ne signifie pas seulement assumer les conséquences de ses
actes, des décisions libres que l’on a prises dans le passé, mais d’assumer
comme siennes les besoins, les souffrances et les malheurs des autres même
si ces souffrances n’ont pas été causées par nous-mêmes. L’axe central de
l’action éducative doit être l’élève, et une action responsable est celle qui
essaye de pallier à ses besoins. Par contre, une éducation irresponsable a un
caractère narcissique et égocentrique.
Cela veut dire que le moteur de l’action éducative n’est pas moi, mais l’autre.
En d’autres termes, elle ne doit pas se régler sur le principe d’autonomie, mais
sur celui de l’hétéronomie. L’autre marque le rythme, la mesure et détermine les
besoins auxquels l’éducateur doit essayer de pallier. Quand la mère écoute les
besoins de son fils, quand le maître écoute l’appel de son élève et que tous
deux répondent à l’interpellation extérieure, il se produit une action éducative
responsable. Mais si le maître est incapable de comprendre cet appel, il
réfléchit sans références et son action en devient irresponsable. Cela demande
à l’éducateur de la prudence et la capacité d’écoute, c’est-à-dire, l’attention.
Dietrich Bonhoeffer affirme : « Le responsable se réfère au concret proche dans
sa possibilité concrète. Par conséquent, sa façon de procéder n’est pas établie
d’avance et une fois pour toutes, c’est-à-dire, en principe, mais elle surgit d’une
situation donnée. Il ne dispose pas d’un quelconque principe absolument valide,
qu’il devrait mettre en pratique de façon fanatique en opposition à la réalité,
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mais il essaye de saisir et de faire ce qui est nécessaire, demandé par la
situation donnée6 ».
La situation donnée n’est pas pour le responsable simplement la matière à
laquelle il aimerait imposer, imprimer son idée, son programme ; mais, comme
partie prenante de l’action elle est impliquée dans sa réalisation. Il ne s’agit pas
de réaliser un bien absolu mais un bien qui corresponde à la modestie de celui
qui agit de façon responsable : préférer un bien relatif à un mal relatif, et savoir
que le bien absolu peut être précisément le pire. Le responsable ne doit pas
imposer à la réalité une loi étrangère mais plutôt la conduire en responsable
qu’il est, au sens véritable du terme, en accord avec la réalité.
La conformité à la réalité ne doit pas être interprétée comme une soumission.
Ce serait le contraire de la responsabilité. La reconnaissance du factuel et
l’opposition au factuel sont indissolublement unies dans une conduite
véritablement conforme à la réalité. La raison se fonde sur le fait que la réalité
n’est ni un premier plan ni quelque chose de neutre, mais le réel.
6 D. BONHOEFFER, Ética, Estela, Barcelona, 1968, p. 159
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