De la parodie moderne au pastiche postmoderne
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De la parodie moderne au pastiche postmoderne
De la parodie moderne au pastiche postmoderne. Ou comment Marilyn Monroe, Jane Russel, Madonna et Nicole Kidman. Fabienne Radi, juin 2010 Le modèle Dans Gentlemen prefer blondes (1953), comédie taillée aux courbes des deux bombes de l’époque, à savoir Marilyn Monroe (catégorie blonde mousseuse) et Jane Rusell (catégorie brune anapurnesque), Howard Hawks met en scène deux versions d’une même chanson devenue culte depuis, Diamonds are a girl’s best friends. Dans la première, Marilyn peaufine la gestuelle glamour qui façonnera bientôt sa mythologie. Une féminité ultra construite qui traduit un art consommé de l’agencement des rôles en oscillant, d’un simple battement de cils, entre deux pôles de séduction : l’enfant orpheline aux regards perdus et la courtisane aguerrie distillant les sous-entendus. Remisons un court instant nos considérations féministes au fond d’un tiroir et admirons simplement la performance : dans son cocon de soie rose, soulevée dans les airs par un bataillon de mâles en smoking à l’allure aussi élégante qu’au sourire niais (une constante dans les comédies musicales de l’époque), Marilyn est juste époustouflante d’équilibre fragile entre fausse ingénuité et vraie pulsion charnelle. De quoi affoler les neurones de tout ce qui contient le moindre microgramme de testostérone dans le champ étendu des vibrations provoquées par les moulinets de ses bras gantés. Tout cela pour dire que dans cette scène d’anthologie, Marilyn crée un style. Et de ce fait s’insère dans les grandes thématiques modernistes qui, selon le théoricien américain Fredric Jameson, se caractérisent par la construction d’un sujet spécifique et d’une subjectivité particulière (1). Précurseur inspiré de Seguela et de ses acolytes publicitaires - toujours à l’affût d’une formule simpliste susceptible de circonscrire un événement complexe -, Buffon avait déjà trouvé au 18ème siècle l’expression idoine pour exprimer cette modernité : le style c’est l’homme (ou la femme cela va de soi). Donc, au même titre que Le Corbusier, Baudelaire ou Marcel Duchamp, Marilyn est moderne du fait qu’elle invente de nouveaux codes (un glamour qui promet du sexe savoureux comme une glace à la vanille (2)) et du coup rend obsolètes les précédents (la pin up gouailleuse pour camionneurs à la Betty Grable ou encore la femme fatale façon Lauren Bacall). Marilyn est une monade, au sens de Leibniz, c’est-à-dire une substance première et indivisible, qui éclot dans les fifties square d’Eisenhower, période demeurant, encore aujourd’hui, l’objet perdu du désir pour une majorité d’Américains. La parodie Quelques scènes plus loin dans le même film, Hawks nous montre Jane Russel refaisant le numéro de sa copine de chambrée, mais cette fois-ci au milieu d’un tribunal devant des avocats en robe et des gendarmes en képi aussi émoustillés que perplexes. Déguisée en Marilyn, elle tente d’abuser de la crédulité des juges pour sauver sa collègue. Dans un style bûcheron qui n’y va pas avec le dos de la hache, Jane lève la jambe et chante avec l’entrain d’une meneuse de revue s’efforçant de réchauffer une armée de trappeurs au fond de l’Alaska. Tout le glamour de Marilyn s’est évaporé au profit d’un sex appeal massif, certes efficace mais pour le moins dénué de subtilité. La scène de Jane Russel tient de la parodie, en ce sens qu’elle est une exagération burlesque d’un modèle prédéfini (Marilyn). Pour qu’il y ait parodie, il faut que le modèle de base soit stylisé. Que les traits soient définis pour qu’on puisse les surligner. Selon Jameson, la parodie a trouvé un terrain fertile dans les idiosyncrasies des modernes et de leur style « inimitable »(3). C’est grâce à son maniérisme singulier que Marilyn peut devenir l’objet de la parodie de Jane Russel. L’imitation En 1985, Madonna est au tout début de sa carrière, elle n’a pas encore suivi de stage d’initiation à la Kabbale et peut donc chanter sans souci qu’elle est une Material girl. Pour la vidéo éponyme, elle décide de reprendre la fameuse scène de Marilyn : robe rose, cheveux platine, sautoirs en diamants, nuée de soupirants. Mais au principe de l’évocation, Madonna a substitué celui de la provocation : elle ne suggère pas (comme Marilyn), elle affirme et même elle ordonne. La glace à la vanille a définitivement fondu, la cravache n’est pas loin. Madonna ne parodie pas, elle ne fait qu’emprunter les vêtements, les décors, les boys et autres accessoires. Elle imite l’esthétique mais ne se soucie pas de l’esprit. Marilyn n’est qu’une des étapes de sa mue interminable, de la mariée like a virgin à l’aristocrate anglaise en passant par la strip-teaseuse et la cow girl texane. Le motif de la bitch décliné à l’infini en somme. La monade Marilyn est effacée, la répétition Madonna peut commencer. On glisse de la modernité à la postmodernité, l’aliénation du sujet est remplacée par sa fragmentation. Ce n’est plus D’où viens-tu Marilyn ? mais Combien es-tu Madonna ? Le pastiche Baz Luhrmann signe en 2001 Moulin Rouge, une production loukoum-kangourou (= aussi lourde que bondissante) destinée à un public anglo-saxon avide d’exotisme français. Le film du réalisateur australien s’inscrit dans une forme de nostalgie postmoderne qui aborde le passé par le biais de la connotation stylistique. Il s’agit de signifier une époque ou un espace par la multiplication de stéréotypes. Exemple parfait pour illustrer cette tendance : l’améliepoulainisation qui émerge à l’époque dans le cinéma français et se caractérise par une esthétique chromo assez rance jouant sur les clichés d’une certaine France : accordéon, bal musette, bouche de métro art-déco, petites femmes de Pigalle, solex, camembert et baguette, le tout filtré dans une lumière jaunasse. Une forme d’historicisme, dans le sens d’une cannibalisation aveugle des styles du passé. Retour au Moulin : au milieu d’une foule de numéros de cabaret tous plus bariolés et saturés d’effets spéciaux les uns que les autres, Luhrmann insère la chanson Diamonds are a girl’s best friends qu’il compresse avec Material girl. En créature rousse à la plastique plus que parfaite, Nicole Kidman cite Marilyn et Madonna dans une abondance de décors qui font eux-mêmes autant référence au Paris de la Belle Epoque (le contexte historique du film) qu’aux studios de Bollywood ou à l’opéra italien. La parodie a définitivement tiré le rideau et fait place désormais au pastiche postmoderne, une pratique neutre de l’imitation, de la mimique, sans aucune des arrière-pensées de la parodie, amputée de l’élan satirique et dépourvu de rire (4). Le pastiche comme une parodie vide et blanche, Nicole Kidman comme un simulacre symptomatique de la postmodernité, c’est-à-dire la copie d’un objet (Marilyn) dont l’original n’a jamais existé ou, dans notre cas précis, s’est dissout à force d’avoir été répété (cf. Andy Warhol et consorts). Madonna amorçait la disparition du sujet individuel et la fin du style par la démultiplication des identités. Nicole Kidman, elle, accroît encore cette dissolution par le processus d’androïdisation qu’elle a entamé depuis une dizaine d’années : aux copies successives du modèle original (Marilyn + Jane + Madonna), elle ajoute en effet les clonages répétés de sa propre personne via une chirurgie esthétique impressionnante. Dans une sorte de devenir freak, l’actrice australienne est en train littéralement de se déréaliser sous nos yeux (5). Un objet d’analyse qui eût été parfait pour Jean Baudrillard, grand spécialiste de la dispersion du réel. Epilogue Dans ses Mythologies, Roland Barthes avait inventé en 1957 le terme de sinité pour évoquer cette chose qui n’est pas la Chine mais l’idée que pouvait s’en faire un touriste lambda à l’époque, à savoir un mélange de clochettes, de pousse-pousse et de fumeries d’opium. Dans le même ordre d’idées, on pourrait dire que s’est formée au fil des décennies une marilynité qui tiendrait à quelques signes : une blondeur crantée, une bouche rouge offerte, une chair nacrée, une manière soufflée de parler. Marilyn n’est plus aujourd’hui qu’une expression parmi d’autres de cette marilynité. Non seulement l’originale s’est peu à peu diluée dans ses copies mais elle est même parfois perçue comme la copie de la copie, dans un renversement chronologique déconcertant. Preuve en est cette réplique d’une collégienne genevoise à sa copine lui exhibant une trousse à l’effigie de Marilyn : Mais elle a tout piqué à Scarlett Johanson celle-là ! (1) (3) (4) Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Paris : ENSBA, 2007. (2) Pour reprendre la formule utilisée par Norman Mailer dans Marilyn, une biographie. Paris, 1974. (5) Voir à ce propos le portrait de Nicole Kidman fait par Jean-Marc Lalanne dans Les Inrockuptibles No 679, du 2 décembre 2008