Oh les beaux jours, de Samuel Beckett

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Oh les beaux jours, de Samuel Beckett
Oh les beaux jours, de Samuel Beckett
Le personnage de Winnie et l'image de l'oiseau chanteur
0. Introduction : le personnage de Winnie
Lorsque le rideau du premier acte d'Oh les beaux jours1 se lève, la scène est une
« [é]tendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon. […] Lumière aveuglante.
[…] Enterrée jusqu'au-dessus de la taille dans le mamelon, au centre précis de celui-ci,
WINNIE »(p.11). Celle-ci est décrite, dans les didascalies, comme ayant « [l]a cinquantaine,
de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette, bras et épaules nus, corsage très
décolleté, poitrine plantureuse, collier de perles »(pp.11-12), ce qui peut suggérer sa
coquetterie. À côté de ce personnage féminin, se trouve « un grand sac noir, genre
cabas »(p.12) qui contient « tout un bric-à-brac inidentifiable »(p.46), où elle
« farfouille »(p.13 et passim) tout au long de la pièce. Si durant des heures Winnie
obstinément sort et remet les objets2 contenus dans son sac, s'occupe à arranger sa tenue
(« Tiens-toi, Winnie, voilà ce que je dis toujours, advienne que pourra, tiens-toi »(p.49)),
papote, prie, raconte, se souvient, c'est pour tuer le temps et meubler son existence dans ce
malheur, c'est-à-dire sa condition prisonnière, enfouie dans la terre jusqu'au torse et ensuite
jusqu'au cou dans l'acte II. Les objets et la parole « aide[nt] à tirer [sa] journée »(p.46).
Winnie s'inquiète : « [s]i la raison sombrait. Elle ne le fera pas bien sûr. Pas tout à fait. Pas
la mienne. Plus maintenant »(p.63) ; « Que ferais-je sans eux ? Que ferais-je sans eux,
quand les mots me lâchent ? Regarder devant moi, les lèvres rentrées. Je ne peux
pas »(p.64). Les choses et la parole permettent à Winnie de survivre.
Avant de rédiger Oh les beaux jours comme « Female solo », « [à] l'origine, Beckett a
conçu la pièce pour un homme ; il voulait explorer les rapports entre ce dernier et sa poche.
La poche s’est transformée en sac, et le personnage masculin en personnage féminin »3.
Beckett a changé le gendre du personnage non sans raison. Brenda Bruce qui avait joué
Winnie se souvenait des propos de Beckett : « J'ai pensé qu'il n'y avait qu’une femme pour
faire face à cette situation et sombrer en chantant »4. Peut-être a-t-il eu l'impression que
seule une femme pouvait supporter la vie dans une « fournaise d'infernale
lumière »(pp.15-16), « [d]ans ce brasier chaque jour plus féroce »(p.45) : « [m]oi-même ne
finirai-je pas par fondre, ou brûler, oh je ne veux pas dire forcément dans les flammes, non,
simplement réduite petit à petit en cendres noires, toute cette […] chair visible »(p.45).
1
2
3
4
Samuel Beckett, Oh les beaux jours [1963], Éditions de Minuit, 2001.
Winnie tire de son sac des objets divers : « une ombrelle à manche rentrant »(p.12), une brosse à
dents, une tube de dentifrice, un étui à lunettes, des lunettes, un mouchoir, un revolver, un flacon
de fortifiant, un bâton de rouge, une glace, « une toque très bibi »(p.20), une loupe, une boîte à
musique, une lime à ongles. Un peigne et une brosse restent dans le sac (voir p.28).
Présentation des œuvres, in Samuel Beckett, documents sonores, André Dimanche/Ina, 2007, p.38.
James Knowlson, Beckett, trad.O.Bonis, Solin-Actes Sud, 1999, p.636.
71
Nous voudrions examiner quelle image originale Beckett a donné de ce personnage féminin,
car elle est suggestive de sa conception de la femme.
1. Winnie et l’image de l’oiseau
Women in Beckett5, recueil d’entretiens avec des metteurs en scène et des actrices qui
ont joué des protagonistes féminines, permet de mieux savoir comment Beckett percevait
Winnie. Martha Fehsenfeld se souvient de son propos : « I [=Beckett] think of her
[=Winnie] as a bird with oil on her feather »6 ; Shivaun O'Casey dit que « He described her
as "precarious", like a bird that can't fly, a bird with broken wing »7 ; Beckett a déclaré à
Aideen O'Kelly que « Winnie, she is precarious, precarious. She's floating, floating between
realities. Of course it's in the text of the play. Winnie keeps on feeling she might float up
into the sky, be "sucked up" »8. Les actrices parlent toutes de l’image de l'oiseau. L'image
doit s'appuyer sur ces paroles de Winnie :
Oui, l'impression de plus en plus que si je n'étais tenue – (geste) – de cette façon, je m'en
irais tout simplement flotter dans l'azur. (Un temps.) Et qu'un jour peut-être la terre va
céder, tellement ça tire, oui, craquer tout autour et me laisser sortir. (p.40)
Il s'agit d'un oiseau qui rêve de voler en liberté mais ne le sait pas9. Observant que cette
protagoniste féminine incarne la condition de femme, Ben-Zvi fait la remarque suivante :
« Beckett's Winnie is thus not only a woman ; she is the physical embodiment of the
condition of being woman in her society. Not a stereotype, she is the result of a stereotypic
view of woman. Beckett suggestes what culture offers as ballast for a woman like Winnie.
[…] Beckett's sensitivity to the loss of freedom associated with typical gender roles is
evident in Happy Days. But what is even more remarkable about Beckett is his ability to
see this dilemma from the position of his female figure » 10 . Certaines actrices font
remarquer les points communs avec elles-mêmes et leurs mères : ainsi l’actrice irlandaise
Aideen O'Kelly observe dans les propos de Winnie la réalité de la société irlandaise
d'autrefois, conservatrice et catholique11.
2. Les motifs du chant, de la chanson et de la musique
Compte tenu de l’image de l'oiseau qui ne parvient pas à s'envoler, Winnie peut être
5
Linda Ben-Zvi (éd.), Women in Beckett, University of Illinois Press, 1992.
Ibid., p.55.
7
Ibid., p.32
8
Ibid., pp.36-37.
9
S’agissant de la dépossession de la liberté et de la rêverie de Winnie, un propos de Beckett mérite
d'être noté : « Sa [=Winnie] nature est obstinément braquée vers l'optimisme, c'est une damnée de
l'espérance »(Présentation des œuvres, in Samuel Beckett, documents sonores, André
Dimanche/Ina, 2007, p.35).
10
Linda Ben-Zvi, op.cit., p.xiii.
11
Ibid., p.35 et 38.
6
72
la caricature d'une société, mais nous observons dans Winnie aussi une autre image de
l'oiseau. Il s'agit d'un oiseau chanteur :
On ne peut pas chanter comme ça, uniquement pour faire plaisir à l'autre, aussi cher soit-il,
non, le chant doit venir du cœur, voilà ce que je dis toujours, couler de source, comme le
merle. (Un temps.) Que de fois j'ai dit, dans les heures noires, Chante maintenant, Winnie,
chante ta chanson, il n'y a plus que ça à faire, et ne le faisais pas. (Un temps.) Ne le
pouvais pas. (Un temps.) Non, comme le merle, ou l'oiseau de l'aurore, sans souci de profit,
ni pour soi, ni pour autrui. (pp.47-48)
Le motif de la chanson parsème Oh les beaux jours. Nous rencontrons bien des fois les
mots « chant », « chanson » et « chanter ». Par ailleurs, Beckett a introduit la musique
même : avec une boîte à musique Winnie écoute un morceau de l'opérette La Veuve joyeuse
et, avant que le rideau de l'acte II se baisse, l'actrice fredonne et chante réellement. Beckett
a cité les paroles de cette « valse très célèbre qui fut pendant longtemps considérée comme
une sorte d'emblème populaire de la passion ou, du moins, de la rencontre amoureuse »12:
Elle s'essaie à chantonner le début de l'air, celui de la boîte à musique, puis chante
doucement.
Heure exquise
Qui nous grise
Lentement,
La caresse,
La promesse
Du moment,
L'ineffable étreinte
De nos désirs fous,
Tout dit,
Gardez-moi
Puisque je suis à vous (pp.76-77)
Winnie se plaît également à (ré)citer des prières et les poèmes de Milton, Thomas Gray,
Yeats, Keats, Browning ou Shakespeare. Il semble que Beckett en traduisant Happy Days
en français se soit efforcé de garder le propre des vers. Par exemple, « Fear no more the
heat o'the sun » de Cymbeline de Shakespeare est remplacé par un vers d'Athalie de
Racine13 : « Qu'ils pleurent, oh mon Dieu, qu'ils frémissent de honte »(p.32) ; le passage
12
Stéphane Bikialo, Caroline Jacques, Jean-Claude Larrat et Catherine Rannoux, Beckett, Atlande,
2009, p.115.
13
En ce qui concerne cette citation, Jean-Yves Lartichaux fait remarquer que « Oh les beaux jours
est un grand poème dramatique, au sens où on employait ce terme, au XVIIIe siècle, pour
désigner une tragédie. De la tragédie il a la distance, liée à la forme et la proximité, née de
l'expérience ; de la poésie, cette puissance d'humanité que dégage l'exigence des contraintes
formelles. Ce n'est pas un hasard si Winnie cite Racine. […] Racine avec lequel Beckett se sentait
proche et dont il l'est en effet »(in Pierre Chabert (éd.), L'Univers scénique de Samuel Beckett,
73
« Ensign crimson. Pale flag » de Romeo and Juliet est devenu « Fraîche bouchette.
Bouchette blêmie »(p.20). Si au lieu d'une traduction fidèle Beckett crée un texte dont le
rythme ou le lexique rappellent le poème, c'est pour la musicalité. Il est un autre exemple
qui montre le souci de la musicalité. C'est un passage dans l'histoire que Winnie raconte :
« Commençant dans la matrice, comme au temps jadis, Mildred se souvient, elle se
souviendra, de la matrice, avant de mourir, la matrice maternelle »(p.66). Il est évident que
les effets de répétition (« la matrice ») et de rythme (la période oratoire) sont recherchés.
Certains passages suggèrent que Winnie a une aptitude pour la poésie et maîtrise le
langage : « Et si pour des raisons obscures nulle peine n'est plus possible […] »(p.23) ;
« Elle [=une fourmi] a comme une petite balle blanche dans les bras. […] Comme une
petite balle blanche »(p.36) ; « Oui, mon chat, en haut, dans l'azur, comme un fil de la
vierge »(p.40) ; « Ah terre, vieille extincteuse ! »(p.44).
Nous avons observé la volonté de Beckett d'intégrer dans la pièce le chant, la
musique et la poésie, qui ne relèvent pas simplement de la parodie. Pour articuler l'image de
l'oiseau de Winnie, les références musicales et les poèmes, nous voudrions nous attacher à
la notion de lyrisme, qui peut entretenir une relation intime avec eux.
3. La relation entre les références musicales et le lyrisme
Le lyrisme a comme origine le mot « lyre », instrument à cordes emblématique
d'Apollon. Bien que le lyrisme se soit affranchi de son accompagnement musical et que
surtout le romantisme ait développé un autre de ses aspects, celui de l'expression du
sentiment personnel, le lyrisme a conservé ce rapport étroit avec la musique depuis le début
de l'Antiquité. En un sens, faire référence à la musique revient à affirmer le sentiment
d'appartenance à la tradition lyrique :
L'étymologie du mot « lyrisme » en fait un genre indissociable de la musique et l'on a vu
combien, de sa naissance jusqu'à la fin du Moyen Âge, il s'apparentait à une forme de
chant. À partir du XIVe siècle, se constitue un lyrisme détaché de tout accompagnement
musical : c'est à ce moment-là que naît vraiment le genre littéraire de la poésie lyrique.
Pour autant, elle n'a pas abandonné ni renié son origine musicale, bien au contraire : par
métaphore, les poèmes lyriques continuent – encore aujourd'hui – à se donner comme
« chants ». Il suffit de lire quelques-uns de ces poèmes et de voir à quel point le mot y est
récurrent : de Louise Labé à Léopold Sédar Senghor, de Ronsard à Mallarmé, de Verlaine
à Corbière, tous ou presque font référence au « chant », à la « chanson », ou encore à la
« musique ». S'il ne s'agit là que d'images, celles-ci ont une importance capitale, parce
qu'elles identifient à elles seules le caractère lyrique de ces œuvres. Ainsi, se réclamer du
chant, c'est pour un poète s'inscrire directement dans la tradition lyrique, à la naissance de
laquelle se trouvait la musique.14
14
Théâtre Aujourd'hui, nº3, 1994, pp.34-35).
Bertrand Darbeau, Poésie et lyrisme, Flammarion, 2007 [édition revue], p.16.
74
Tenant compte de ce contexte, nous nous demandons dans quelle mesure l'image de l'oiseau
chanteur, les chansons, la musique et les références poétiques servent à l'expression des
sentiments ou aux effusions de Winnie. Avant d'examiner le lyrisme de Winnie, il faudrait
rappeler que le titre Oh les beaux jours et les tournures répétées comme « Oh le beau jour
encore que ça va être ! »(p.20 et passim) ont leur source dans le poème lyrique.
4. Les poèmes lyriques et l'effusion de la nostalgie
Lorsque Beckett a traduit la pièce de l’anglais en français, son titre a tant changé qu’il
est devenu à peine reconnaissable ; il s’agissait d’une traduction originale qui n’était
permise qu’à l’auteur. Knowlson nous explique comment cela s’est passé :
Beckett a achevé la traduction de Happy Days en novembre 1962 et l'a fait parvenir dès le
mois suivant à Jérôme Lindon. Mû par une soudaine inspiration, il emprunte au
« Colloque sentimental » de Verlaine le titre français d'Oh les beaux jours. […] Il lui
[=Beckett] semble d'abord que l'actrice est un peu « légère pour cette dureté dans la
douleur », qu'elle manque de gravité, ne fait pas vraiment le poids15.
Les propos de Beckett indiquent que la « dureté dans la douleur » est essentielle dans cette
pièce. Même si c’est « par une soudaine inspiration » que le titre français Oh les beaux
jours a été choisi, l’extrait suivant (v.5-6 et 11-14) du poème « Colloque sentimental » vaut
la peine d'être examiné :
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé
[…]
– Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C'est possible.
Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir !
– L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Nous observons l'exclamation comme « signe le plus émotif, énergique et expressif du
langage : elle reproduit graphiquement l'élévation de [la] voix, signifie sa présence, et
manifeste l'emportement du lyrisme »16, mais aussi la tonalité pathétique provenant de la
lamentation sur l'implacable fuite du temps. Le texte va de la nostalgie au désespoir. Il s'agit
également dans Oh les beaux jours d'une « souvenance »(p.44) dont les thèmes principaux
sont « l'usure du vieux couple, la mort du désir, la nostalgie des bonheurs perdus de la
15
16
James Knowlson, op.cit., pp.644-645.
Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, José Corti, coll.« En lisant en écrivant », 2000, p.221. Par
ailleurs, Dominique Viart et Bruno Vercier ont analysé un « lyrisme bas » qui ne s'exalte ni ne
s'élève ; « Le lyrisme ne sacrifie pas toujours à l'exaltation que ses détracteurs lui reprochent. Car
existe aussi un lyrisme “bas”, lointain héritier des “chansons douces” d'un Verlaine »(La
littérature française au présent, Bordas, 2005, p.430).
75
jeunesse, des "beaux jours" […], une attendrissante histoire d'amour entre deux
"seniors" »17. Il nous faut examiner les effusions de Winnie :
WINNIE – (Regardant devant elle, toque à la main, ton de fervente réminiscence.)
Charlot Chassepot ! (Un temps.) Je ferme les yeux – (elle enlève ses lunettes et ferme les
yeux, toque dans une main, lunettes dans l'autre) – et suis de nouveau assise sur ses
genoux, dans le clos à Fougax-et-Barrineuf, derrière la maison, sous le robinier. (Un temps.
Elle ouvre les yeux, chausse ses lunettes, taquine la toque.) Oh les beaux jours de
bonheur ! […] Mon premier bal ! (Un temps.) Mon second bal ! (Un temps. Elle ferme les
yeux.) Mon premier baiser ! (Un temps.Willie tourne la page. Winnie ouvre les yeux.) Un
kinési ou mécanothérapeute Demoulin…ou Dumoulin…voire Desmoulins, c'est encore
possible. Moustache fauve très drue. (Révérencieusement.) Reflets carotte ! (Un temps.)
Dans un réduit de jardinier, mais chez qui, mystère. Point de réduit de jardinier chez nous
et chez lui à coup sûr pas l'ombre d'un réduit de jardinier. (Elle ferme les yeux.) Je revois
les piles de pots à fleurs. (Un temps.) Les bottes d'échalotes. (Un temps.) L'ombre
s'épaississant parmi les poutres. (pp.21-22, nous soulignons.)
Dans ce passage, le lyrisme se manifeste à travers une éloquence émotionnelle et
exclamative (les images conventionnelles et le « ton de fervente réminiscence ») qui est
immédiatement cassée par le commentaire (« mais chez qui, mystère. Point de réduit de
jardinier chez nous et chez lui à coup sûr pas l'ombre d'un réduit de jardinier »). Winnie, qui
s'épanche en éveillant des souvenirs de sa jeunesse, revient à elle-même au milieu de son
exaltation mais tente de développer sa parole18. Prenons un autre exemple où Winnie se
rétracte pour se garder de se griser de sa propre exaltation :
Tout ce que je peux dire c'est que pour ma part en ce qui me concerne elles [=les lois
naturelles] ne sont plus ce qu'elles étaient quand j'étais jeunette et…follette…(la voix se
brise, elle baisse la tête)…belle…peut-être…jolie…en un sens…à regarder. (Un temps.
Elle lève la tête.) Pardonne-moi, Willie, on a de ces…bouillons de mélancolie. (Voix
normale.) Enfin quelle joie, te savoir là, au moins ça fidèle au poste, et peut-être réveillé,
et peut-être à l'affût, par moments, quel beau jour encore…pour moi…ça aura été. (Un
temps.) Jusqu'ici. (Un temps.) (p.41, nous soulignons.)
L'esprit d'autocritique (« Pardonne-moi, Willie, on a de ces…bouillons de mélancolie ») est
sensible non seulement dans le changement de ton19 mais aussi dans la position de la tête.
17
Stéphane Bikialo, Caroline Jacques, Jean-Claude Larrat et Catherine Rannoux, op.cit., p.77.
Nous pouvons observer le propre du lyrisme dans ces paroles de Winnie. En s’appuyant sur la
définition de Valéry « le lyrisme est le développement d’une exclamation » (Tel quel, 1941),
Jean-Michel Maulpoix fait remarquer que dans le lyrisme le sujet réussit à s'approprier son
langage : « Transition du cri vers le chant, il tend vers l’exclamation autant qu’il en provient. Son
ampleur et son volume manifestent son effort. Dans le texte lyrique, la parole se hisse vers
elle-même en tant que propriété inestimable du sujet. Le chant lyrique n’est pas autre chose que
ce mouvement qui valorise le langage dans le langage »(Dictionnaire des genres et notions
littéraires, Encyclopædia Universalis, 2001, pp.462-463, nous soulignons).
19
Voir aussi un autre passage : « D'or, tu as dit, ce jour-là, enfin seuls, cheveux d'or – (elle lève la
main dans le geste de porter un toast) – à tes cheveux d'or…puissent-ils ne jamais… (la voix se
18
76
Par ailleurs le cours de la réminiscence de Winnie s'interrompt pour un ton désabusé : « Hé
oui…autrefois…maintenant…ombre verte…ceci…Charlot…baisers…ceci…tout ça…très
troublant pour l'esprit. (Un temps.) Mais le mien n'en est pas troublé. (Sourire.) »(p.62). Ce
bouleversement du ton ne relève pas toujours de son esprit autocritique comme la
manifestation d'une distanciation par rapport à soi-même.
5. Les rupture de tonalité provenant de l'instabilité
Le passage suivant montre que l'instabilité des tonalités du discours de Winnie est due
aussi à l'instabilité de son caractère :
WINNIE – (Mondaine.) Ça par exemple ! Voilà un plaisir auquel je ne m'attendais guère.
(Un temps.) Ça me rappelle le printemps où tu venais me geindre ton amour. (Un temps.)
Winnie, sois à moi, je t'adore ! (Il lève les yeux vers elle.) La vie une dérision sans Win !
(Elle éclate de rire.) Quel épouvantail, parler de chie-en-lit ! (Elle rit.) (pp.73-74)
Il est clair qu'il n'y a pas de raison particulière pour que la tournure noble et le débit
emphatique (« Voilà un plaisir auquel je ne m'attendais guère ») se transforment en tournure
familière et tonalité taquinante et méprisante (« Quel épouvantail, parler de chie-en-lit ! »).
A propos de cette instabilité, en 1979, Beckett en mettant en scène Happy days, a insisté sur
le manque de concentration chez Winnie lorsqu'il a donné à Billie Whitelaw les indications
suivantes : « [l]'interruption est une des clés de la pièce. Quelque chose commence, puis
autre chose. Elle [=Winnie] commence mais ne va pas jusqu'au bout. Elle est sans arrêt
interrompue, ou s'interrompt d'elle-même. C'est un être interrompu. Elle est un peu folle.
On pourrait dire maniaque, mais c'est trop fort. […] Une femme-enfant avec une faible
capacité de concentration : une minute elle sait, la suivante elle s'embrouille. […] Elle est
comme un oiseau, comme un oiseau avec du pétrole sur les plumes »20. Si Beckett compare
l’esprit de Winnie à un oiseau qui « s'interrompt d'elle-même […] avec une faible capacité
de concentration », l'image de l'oiseau incarne à la fois l’esprit et le physique de Winnie,
comparable à un oiseau qui rêve de chanter en liberté mais ne le sait pas :
Chanter trop tôt est funeste, je trouve toujours. (Un temps.) D'un autre côté, il vous arrive
de trop attendre. (Un temps.) Ça sonne, pour le sommeil, et on n'a pas chanté. (Un temps.)
La journée tout entière a fui (Sourire, fin du sourire.) – sans retour, et pas la moindre
chanson de quelque sorte que ce soit. (Un temps.) Il y a un problème ici. (Un temps.) On
ne peut pas chanter…comme ça non. (Un temps.) Ça monte aux lèvres, on ne sait
pourquoi, le moment est mal choisi, on ravale. (Un temps.) On dit, C'est le moment, c'est
maintenant ou jamais, et on ne peut pas. (Un temps.) Peut pas chanter, tout bonnement.
(Un temps.) Pas une note. (p.68)
brise)…ne jamais…(Elle baisse la main. Elle baisse la tête. Un temps. Bas.) Ce jour-là. (Un
temps. Elle lève la tête. Voix normale) »(p.30).
20
Présentation des œuvres, in Samuel Beckett, documents sonores, André Dimanche/Ina, 2007,
pp.35-37.
77
Nous observons dans ce passage le ton désabusé et le désespoir (« Peut pas chanter, tout
bonnement. (Un temps.) Pas une note »). L'envol de Winnie, dont l'image emblématique est
l'oiseau chanteur, ne s'accomplit toujours pas. Evoquant les cassures du lyrisme beckettien,
Agnès Vaquin-Janvier a pu employer l’expression de « lyrisme à l'envers : Beckett ne peut
jamais dire une chose qui l'a touché sans instantanément la casser dans un naufrage »21. Si,
à l’instar de Jean-Michel Maulpoix, nous considérons Apollinaire et Rimbaud comme des
poètes modernes qui ont fait entendre « une voix tout près de se briser »22 ou « un chant
qui a commencé de se briser »23, nous pouvons situer Beckett comme leur successeur.
6. Conclusion : l'image de l'oiseau individualise le lyrisme beckettien
D'après Maulpoix, l'inversion de la direction ou le passage d'« élever, monter » à
« abaisser, tomber » manifeste la conscience du désenchantement. Un lyrisme désenchanté
se met en quête de la poésie non par exaltation mais par creusement, repli sur soi-même.
Maulpoix le considère comme un tournant important dans l'évolution du lyrisme :
Le mot fameux de Mallarmé, « il faut en rabattre », manifeste la perte de la capacité
d'envol du chant lyrique. Le rapport du poète à la verticalité de l'idéal se paralyse. Au sens
physique, son travail est grevé d'un fardeau plus lourd. La poésie, de plus en plus, se
tourne vers l'ici-bas. Le poète est « rendu au sol », selon l'expression de Rimbaud, « avec
un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre ». L'icarien mouvement d'envol
s'inverse en creusement : creusement du vers, creusement du sens, creusement du corps à
la découverte de « l'espace du dedans »24.
Certes, le lyrisme de Winnie, qui ressemble à un oiseau qui veut mais ne peut pas voler,
semble se distinguer du lyrisme moderne, qui tend vers le « creusement » au lieu de l'envol,
mais l’espace scénique donne à voir l’obstacle auquel elle est confrontée.
Yoko SHIMANUKI
Université du Tohoku
21
Ludovic Janvier et Agnès Vaquin-Janvier, « Traduire avec Beckett : Watt », in Revue d’esthétique,
sous la direction de Pierre Chabert, Hors-série nº1, juillet 1990, p.61.
22
Jean-Michel Maulpoix, Adieux au poème, José Corti, coll.« En lisant en écrivant », 2005, p.111
(« Peut-être les plus touchants poèmes sont-ils ceux où l'on entend une voix tout près de se briser.
Une langue qui se brise, ou qui est faite de bris, à la façon du verre d'alcool d'Apollinaire : “Mon
verre s'est brisé dans un éclat de rire.” La parole poétique laisse confusément parler nos brisures.
Aussi conduit-elle souvent le langage jusqu'à son point de rupture. Tout près de se taire à son tour.
Menacé de rendre dans le délire son dernier “couac” : “je ne sais même plus parler” s'exclame
Arthur Rimbaud dans Une saison en Enfer »).
23
Ibid., p.47.
24
Ibid., p.45, nous soulignons.
78
Bibliographie
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Éditions de Minuit, [1963] 2001.
Ben-Zvi, Linda (éd.), Women in Beckett : Performance and Critical Perspectives, Urbana:
University of Illinois Press, 1990.
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Bryden, Mary, Women in Samuel Beckett’s Prose and Drama, London: Macmillan, 1993.
Chabert, Pierre (éd.), L'Univers scénique de Samuel Beckett, Théâtre Aujourd'hui, nº3,
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Darbeau, Bertrand, Poésie et lyrisme, Paris: Flammarion, 2007 [édition revue].
Janvier, Ludovic et Vaquin-Janvier, Agnès, « Traduire avec Beckett : Watt », in Revue
d’esthétique, Hors-série nº1, Paris: Éditions Jean-Michel Place, juillet 1990,
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Knowlson, James, Beckett, trad. de l'anglais par Oristelle Bonis, Arles: Solin/Actes Sud,
[1996] 1999.
Knowlson, James et Elizabeth, Beckett Remembering/ Remembering Beckett: Uncollected
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Bloomsbury, 2006.
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Bandol: Vallongues, 2009, pp.261-268.
Maulpoix, Jean-Michel, Du lyrisme, Paris: José Corti, coll.« En lisant en écrivant », 2000.
––––––––, Adieux au poème, Paris: José Corti, coll.« En lisant en écrivant », 2005.
Vercier, Bruno et Viart, Dominique, La littérature française au présent, Paris: Bordas,
2005.
Whitelaw, Billie, …Who He ? A Memoir of Life on Stage, on Screen, and in Collaboration
with Great Samuel Beckett, New York: St.Martin’s, 1995.
Présentation des œuvres, in Samuel Beckett, documents sonores, André Dimanche / Ina,
2007.
79
サ ミ ュ エ ル ・ ベ ケ ッ ト 『 し あ わ せ な 日 々 』:
女性登場人物ウィニーと鳥のイメージ
島貫 葉子(東北大学)
サミュエル・ベケット(1906‐1989)の作品は、
「ほとんど何も起きない閉ざされた世界
に住む、事実上不動の登場人物のモノローグ」によって特徴づけられる。演劇作品『しあ
わせな日々』(1963)では、舞台空間は「焼けただれた草原の広がり」、「五十歳くらい。ま
だ艶っぽい色香が残っている。できれば金髪。小太り、腕と肩をむきだしにし、胸を大き
くあけたブラウス、豊満な乳房、真珠のネックレス」をしたヒロイン「ウィニー」が、第
一幕では下半身が、第二幕では首から下が地面に埋まった状態で、一人しゃべり続ける。
本稿は、まず、演出時にベケットが「翼が油にまみれた鳥」や「翼が折れた鳥」に例え
たというこの大地に埋もれたヒロインには、「飛べない鳥」のイメージだけでなく、「歌え
ない鳥」のイメージも重ねられていることを示し、次に、こうした鳥のイメージとウィニ
ーの抒情の文体的特徴がジャン=ミシェル・モルポワが指摘する「上昇・高揚ではなく下
降・墜落を志向する抒情の一系譜」のなかにベケットを位置づけるものであることを示し
た。
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