Le futur giratoire - Revue des sciences sociales

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Le futur giratoire - Revue des sciences sociales
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Henri-Pierre Jeudy
H E N R I - P I E R R E J E U DY
Le futur giratoire
n France, un sans-abri considérant
que sa maison en carton était digne
du plus grand intérêt architectural,
a engagé un jour une demande de classement à l’Inventaire des Monuments
Historiques. Il n’est pas difficile d’imaginer que s’il obtenait gain de cause, les
demandes du même genre risqueraient
d’affluer. Et pour couronner cette anticipation patrimoniale, en l’été 2000, sur le
parvis de Notre Dame, au cœur de la capitale française, des sans-abri ont été
conviés à s’installer comme une peuplade de nomades. Ils ne faisaient pas la
grève. Ils ont reçu un salaire, versé par la
Mairie de Paris, pour réaliser une performance publique par leur seule présence. La police les protégeait des vandales ! Les touristes de tous les pays du
monde ont pu contempler leurs habitats
précaires et leurs manières de vivre. Ils
ont pu leur poser des questions sur leur
avenir patrimonial, et ont obtenu, avec un
peu de commisération, des précisions sur
leur vie intime. Le paysage familier de la
misère dans les rues est frappé du sceau
de l’étrangeté esthétique. Les sans abri
sont devenus des artistes de la vie sociale en situation post-catastrophique. Ils
constituent un patrimoine universel et
salutaire puisqu’ils donnent à voir les
moyens indispensables pour la survie des
hommes dans le cas où un désastre se produirait. Faire oeuvre de soi-même pour
s’offrir en modèle aux bonnes oeuvres de
l’humanité est une coutume de notre
modernité. Celle-ci a des antécédents :
les Indiens étaient autrefois exhibés pour
le plaisir des yeux avides de curiosités
exotiques. Ils en sont morts. Leurs
cadavres ont été repris et mis sous vitrine dans un Muséum d’Histoire Naturelle.
Avec les patrimoines de l’ humanité, rien
ne se perd.
E
HENRI-PIERRE JEUDY
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LAIOS, CNRS, Paris
L’exclusion : un objet
culturel ?
■
Si l’exclusion reste une affaire d’administration sociale, la singularité de
l’individu marginalisé est l’objet privilégié d’une entreprise de gestion culturelle, au même titre que celle de l’individu bien intégré. L’identité culturelle
vient combler les défaillances de l’identité sociale. Au nom d’un multiculturalisme à vocation œcuménique, tous les
signes d’une distinction culturelle sont
destinés à être reconnus et sauvegardés.
Le culturel, comme autre source intarissable des identités, sert de « soupape de
sécurité » à la gestion du social. On attribue à cette singularité culturelle une
valeur esthétique positive puisqu’on
peut la mettre en scène et la montrer en
public. Ainsi en est-il de la restitution
des histoires individuelles en vidéo, en
photographie, des récits de trajectoires
de vie qui offrent la certitude de conserver une identité culturelle. Les itinéraires individuels ou communautaires
sont « mis en mémoire », exposés comme
les fragments d’une esthétique existentielle par les « plasticiens de la proximité » qui prétendent rendre la parole
aux habitants des cités. Même les sansabri sont de plus en plus photographiés
par des anthropologues, des artistes et
des journalistes, dans tous les pays du
monde. Le portrait du sans-abri est traité comme celui de « l’être singulier »
par excellence. Il s’agit de choisir des
visages qu’on n’oublie pas, des visages
qui traduisent toute la profondeur existentielle de celui qui est « sans abri »,
livré à la rue. Dans l’espace public indifférencié, le visage du sans-abri devient
comparable à celui du « dernier des
mohicans », de l’indien qui survit au
Le futur giratoire
milieu d’un monde dominé par le culte
de la consommation. Ce primitif des
temps modernes présente le visage de la
liberté radicale. Il donne une image
publique de la souveraineté conquise à
partir de rien. Une photographie
d’un sans-abri à Tokyo est particulièrement significative : sa tête dépasse d’un
assemblage de cartons qui lui sert d’habitation, elle est absolument magnifique,
elle représente la fierté sans partage et
sa souveraineté semble transcender la
réalité de sa condition. Le design des
sans-abri représente l’assomption d’une
harmonie originaire entre l’homme et
son milieu : l’homme avec si peu de
moyens se révèle plus inventif que les
designers de la production industrielle.
Face aux extravagances de la consommation, le sans-abri montre combien il
outrepasse la pression des besoins en
assurant la construction de son propre
habitat. Ainsi est-il acculé à prouver
qu’un « design minimal » demeure plus
que jamais présent dans les sociétés
post-industrielles comme la figure d’une
esthétique de la survie.
L’esthétique
des sans-abri
■
Les photographies des inventions réalisées par les sans-abri dans le monde
entier, rassemblées dans des livres d’art
(pour les cadeaux de Noël), présentent
les images remarquables d’une esthétique de la survie. Le plus démuni est
destiné à « retrouver son identité » par
son aptitude à faire œuvre de lui-même
et de son mode d’existence. Il n’y a pas
cet effet « hyperréaliste » que pourrait
produire la photographie en présentant
une « réalité excédée », une réalité qui
exacerbe sa manière même d’être présentée. La connotation esthétique limite
d’emblée la possibilité d’afficher, comme
dans la peinture américaine hyperréaliste, une « autre » réalité qui naîtrait de
la puissance même de l’image. La règle
déontologique qui consiste à nier, au
nom d’une bonne conscience, l’esthétisme de la photographie, est justement
constitutive de cette esthétique de la réalité sociale. Et lorsque les anthropologues, ou les journalistes, proposent aux
sans-abri de faire eux-mêmes des photographies ou de se filmer, cela ne change rien : l’auto-esthétisme n’est jamais
que la conséquence de l’esthétisme. Ce
qui explique pourquoi bien des sans-abri
demandent de l’argent pour être photographiés, comme le faisaient les indiens
quand les anthropologues venaient les
prendre en photo ou les filmer. Cette exigence est d’autant plus légitime que les
photographies seront utilisées dans les
livres d’art. Dans certaines communautés, la possibilité de prendre des photographies, de faire un reportage dépend
d’une autre règle : le journaliste ou l’anthropologue devront rester pendant un
mois sur les lieux et partager la vie des
pauvres. L’esthétisme de la misère n’est
pas en mesure de disparaître. Même
entre les anthropologues de différents
pays, les photographies ne circulent pas
librement, chacun finit par exiger des
droits, considérant que « sa » collection
a déjà une certaine valeur.
Patrimoine et société
■
L’exemple du sans-abri peut paraître
exagérée quand on parle du patrimoine,
mais il est toutefois significatif du processus actuel d’anticipation de la protection patrimoniale. Dans les mentalités collectives, et cela d’une manière
universelle, l’idée de patrimoine devient
un principe téléologique. Tout étant virtuellement un patrimoine futur ou
immédiat, il n’y a guère d’autre alternative pour obtenir ou produire de la
« consécration culturelle ». N’importe
quel artiste, préoccupé par la transmission de son œuvre, ne songe qu’à la protection patrimoniale, celle-ci devenant
son unique finalité par l’intermédiaire
du musée. C’est le fait de la garantie de
transmission qui donne sens au « patrimoine du futur ». Entrer dans l’ordre
patrimonial – comme « entrer au
musée » pour un artiste – est le moyen
de lier le passé au futur, c’est-à-dire
d’être assuré de rester dans la logique
d’une continuité historique. Du coup,
l’anticipation patrimoniale est susceptible de redoubler de vitesse et de
s’étendre partout, dans tous les
domaines. En France, des immeubles
construits dans les années 60, sur la
périphérie de Paris, sont détruits
aujourd’hui parce qu’on les appelait
des « cabanes à lapins ». Mais, suite à
des mouvements de protection des
mémoires urbaines, certaines de ces
« tours » sont conservées comme des
lieux de mémoire pour montrer aux
jeunes générations comment leurs
parents ou grands-parents vivaient dans
ces « cabanes à lapins ». De même que
les catastrophes peuvent être traitées
comme des objets muséographiques, de
même la « misère sociale » peut être un
objet patrimonial.
Conservation et
destruction
■
Cette expansion patrimoniale illimitée oblige à se poser la question de ce
qu’il faudra détruire un jour. « On commence seulement à comprendre qu’une
société qui refuse de prendre en compte
les destructions nécessaires à son évolution est une société morte… Apprendre à
détruire, déterminer avec la plus grande
sensibilité ce qu’il faut « détruire »,
dans le sens de ne pas prendre en considération en tant que référence, sera l’enseignement de base que les architectes
devront recevoir dans leurs écoles… »1
Comment faire de la destruction un acte
qui ne soit pas négatif ? Conserver n’estce pas déjà une manière d’achever ce qui
est encore vivant ? L’intégration patrimoniale obéit à un mouvement de destruction préalable. On le voit bien dans
les villes où la reconstruction « muséographique » d’un quartier signe son arrêt
de mort. On sait bien que ce qui fait la
vie d’un quartier ancien, est justement
son indétermination, le jeu des tensions
qui le traversent au rythme d’un perpétuel réajustement vécu de l’espace. La
conservation patrimoniale pétrifie le
quartier, le fige dans une image inaltérable. Mais il existe aussi des modes
d’autodestruction des patrimoines. En
Europe, ceux-ci participent d’une
« esthétique de l’abandon », et se constituent comme des « paysages de ruines ».
La ruine ancienne a déjà un statut patrimonial. Si elle est actuelle, en train de
s’accomplir sous nos yeux, elle fait figure d’abandon, de dégradation, elle
témoigne de l’incapacité à sauvegarder.
Et pourtant, le patrimoine n’est-il pas luimême le fruit d’une « symbolique des
ruines » ? Une esthétique contemporaine de l’abandon permettrait de considérer les « ruines de la modernité » autrement qu’un désastre. Au Japon, cette
question ne se pose pas dans ces termes :
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l’idée de « patrimoine négatif » annule
toute référence à une « esthétique des
ruines ». La ruine d’une catastrophe est
une preuve exemplaire, elle ne peut inspirer un sentiment esthétique. L’abandon
lui-même n’a pas de sens, il n’a d’ailleurs
pas même sa place dans les rythmes de la
métamorphose territoriale. Au Japon, le
mouvement perpétuel de la reconstruction empêche toute représentation de la
désolation. Seulement, les formes de
décomposition ne sont pas nécessairement tragiques, elles ne traduisent pas
l’impuissance de l’homme à sauvegarder
« ses » patrimoines, elles manifestent
aussi l’étrangeté jubilatoire de l’autodestruction « naturelle », celle qui s’accomplit sans la moindre intervention de
l’homme. S’il fallait vraiment choisir ce
qu’il faut détruire, les critères seraient
les mêmes que ceux de la conservation.
Penser la destruction comme le futur de
la conservation n’est pas si paradoxal
puisqu’on peut imaginer que l’expansion des patrimoines, jusque dans ses
excès contemporains, finira elle-même
par engendre ses propres « ruines du
futur ».
L’original et la copie
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■
Imaginons maintenant que les objets
ne nous parlent plus. Ils ont fini de
représenter ce que nous voulons qu’ils
représentent, ils sont des preuves définitives de notre histoire et de nos idées.
Les objets ne seraient alors que des
copies conformes à un original qui n’aurait plus besoin d’être. Comme nous
prêtons à l’objet authentique une
« vie » qui ferait défaut à sa copie, nous
attendons de l’objet original qu’il continue à s’exprimer, qu’il poursuive son
existence et qu’il nous offre l’illusion
d’être toujours présent même s’il est
déjà très vieux. Plus il est ancien, plus
il représente le « vieux » monde et plus
nous croyons pouvoir le faire parler
comme si nous espérions de lui une
fidèle complicité. Or, il existe dans le
monde un immense sanctuaire de la
culture occidentale où la sensibilité de
notre regard est devenue pour toujours
le pur produit de notre intelligibilité.
C’est le musée des copies au Japon.
Les femmes de service passent leur chiffon humide et leur balai-brosse sur les
plus belles peintures de l’histoire des
arts. Même le visage de la Joconde
reçoit un jet de produit nettoyant avant
d’être frotté d’une main énergique (et
bien vivante). Musée du faux ? Des milliers de tableaux les plus célèbres sont
réunis dans une superbe construction
architecturale qui est en partie encastrée dans la montagne. Toutes les précautions antisismiques ont été prises : le
sanctuaire de l’art ne devrait pas être
détruit en cas de tremblement de terre.
The Otsuka Museum Art est l’exemple
mégalomaniaque de la reconstitution
historique de toute la culture artistique
occidentale. Un nombre considérable
de peintures, depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, s’y trouve restitué sur des
carreaux de céramique, avec des cadres
dorés. Des vases grecs, des mosaïques
romaines, des peintures murales de certaines églises, des porches, et la chapelle Sixtine elle-même y sont présentés
« grandeur nature ». Ce temple des arts
reconstitués affiche la prétention de
figurer, comme dans un véritable bunker, toute l’histoire occidentale des arts.
Il s’agit là d’un acte d’appropriation
fantastique face auquel la distinction
usuelle entre le vrai et la copie n’a plus
de sens. Le « faux » n’est pas plus vrai
ou moins vrai que l’original authentique, il s’impose pour lui-même. Ce
musée de la copie a pris en otage la culture occidentale pour la sauver des
risques de destruction qu’elle encourt,
si le Louvre brûle un jour…
Le patrimoine virtuel
■
La fascination pour « ce qui fait
signe » se dispense désormais de toute
révérence obligée à l’égard de l’authenticité originaire de l’objet. A l’ère
de la reproductibilité infinie, le faux
s’impose de lui-même puisqu’il n’entre
plus dans les catégories de la copie, de
la réplique, mais du virtuel et du clonage. Le « faux » nous protège-t-il de la
faiblesse du « vrai » et du risque de sa
disparition ? Ce qui est authentique (le
vrai du vrai) serait alors destiné à jouer
le rôle de reliques. En France, la grotte
de Lascaux, l’un des berceaux de l’humanité, a été fermée au public, et une
seconde grotte, intégralement reconsti-
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?
tuée a été ouverte pour remplacer la
première dont les peintures murales
risquaient de se dégrader. On a l’habitude de considérer que la première
grotte est l’original, parce qu’elle est
authentique, mais il devient de plus en
plus fréquent de prendre la seconde
grotte elle-même pour un original. En
effet, il est déjà question d’élaborer
d’autres copies de Lascaux, et de transporter de semblables répliques en
d’autres lieux du monde. On imagine
ainsi qu’un certain marché du module
« grotte de Lascaux » puisse se mettre
en place, mais il existe déjà un CD-Rom
qui permet de visiter, chez soi, la grotte dans ses moindres détails. Les technologies de l’image de synthèse nous
habituent à ne plus opposer le « vrai »
et le « faux » dans leur usage moral. Ce
qui se passe dans le « monde virtuel »
se produit également dans le « monde
réel » : le « vrai » a-t-il encore un rapport quelconque avec la vérité ? S’agitil désormais d’un véritable « clonage
visuel » qui n’aurait plus de relation
avec l’imitation ? Ne relevant plus du
rapport entre le modèle et la copie, le
clonage abolit le miroir. On ne sait plus
qui est le double de l’autre. Le clonage
annonce-t-il l’arrêt de mort de la
conservation patrimoniale ?
Le devenir de l’homme reste toujours pensé en référence à son passé. Il
n’est pas imaginé comme ce qui n’est
pas encore. Seule la science fiction
nous offre une vision possible et futuriste des métamorphoses de l’homme et
des sociétés. Cette anticipation fictionnelle puise ses ressources dans les
découvertes scientifiques et plus particulièrement dans la génétique. Le
plus souvent, elle provoque le plaisir
d’une certaine peur de l’avenir parce
qu’elle met en scène la disparition des
traits tenus pour originaires du comportement humain, rendant parfois
méconnaissable l’hypothétique avenir
des sociétés contemporaines. Elle rassure quand elle fait réapparaître, suite
à une gigantesque catastrophe, une
archéologie du comportement humain,
puisqu’elle fait alors le récit du retour
de la « primitivité » des échanges et
des habitudes. La projection futuriste
qu’elle élabore, est rarement considérée pour elle-même, on lui préfère le
jeu de l’anticipation et du retour ou ce
qu’on appelle une « archéologie du
Le futur giratoire
dont on connaît bien les mécanismes et
dont on peut prévoir les effets.
Le musée virtuel
P. Risch, Art premier, photo Mobas, Galerie Bleu, Strasbourg, Catalogue St’art 99
futur ». L’assomption présente du virtuel ne modifie guère ce plaisir de la
rétro-projection. Le monde virtuel, en
admettant même qu’il ne se mesure
plus au réel, et qu’il acquiert son autonomie, ne se sépare pas de notre organisation symbolique traditionnelle. La
rupture qu’il introduit, et celle-ci n’est
pas des moindres, tient au fait que
cette même organisation symbolique,
devenant le fruit de notre intelligibilité, peut être prise pour l’objet de notre
gestion mentale. Elle ne correspondrait plus alors à l’antécédence des
comportements culturels et sociaux,
elle ne serait plus vécue d’une manière inconsciente, elle devient susceptible d’être traitée comme un système
■
Les technologies du virtuel sont le
plus souvent prises pour des moyens
complémentaires de visualisation des
objets. Or toute la composition muséographique est désormais traitée sous
l’angle de la virtualité. Il ne s’agit plus
d’une question technologique, mais
d’un véritable « état d’esprit ». L’objet,
quand il est exposé sur un piédestal,
avec sa propre magnificence, paraît sortir de sa virtualité. Il est présenté
comme un « être là ». On attend de lui
qu’il outrepasse la virtualité de sa
conservation et que sa visibilité nous
hallucine. On en appelle encore à une
interaction corporelle entre celui qui
regarde et l’objet lui-même, l’objet déjà
perçu comme un regard. Cette façon de
croire que la virtualité technologique
n’a rien changé à nos modes classiques
de perception nous semble pour le
moins naïve. Elle nous incite à rester
dans un cadre phénoménologique soustrait aux « mondes virtuels ». S’interrogeant sur les manières d’exposer le
sens, les anthropologues Jacques Mercier et Andras Zampléni posent ces
questions : « Comment greffer sur la
faculté qu’a chacun de créer et de modifier constamment son espace corporel
les spatialités singulières des objets
traditionnels et, notamment, des objets
rituels ? Comment faire resurgir au
musée l’expérience des corps originairement liés à ces objets ? »2 Il y aurait
alors deux sphères : celle des objets
exposés avec lesquels on pourrait encore avoir des relations corporelles
« vivantes », et celle des objets virtuels,
celle-ci relevant du domaine de la
recherche et de la compilation. Mais le
monde des objets et des relations symboliques a déjà été virtualisé. Le symbole est traité comme un artéfact toujours actualisé. Le virtuel abolit
« l’épaisseur du temps » en supprimant la dimension de l’inactuel. Dans
un musée investi par les technologies de
synthèse, la mise en équivalence temporelle permet une gestion de l’actualisation ou une production intelligible
de l’immédiateté de l’actuel. Le « rapport vécu » à l’objet est destiné à disparaître au profit de cette relation vir-
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tuelle qui est une manière de conjurer
définitivement ses sortilèges.
Le processus de
réflexivité
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■
Le pouvoir de la patrimonialisation
est de transformer le « rapport vécu »
aux objets et la « relation vivante » à
l’Autre en modalité de gestion culturelle. L’altérité de l’objet et celle de l’homme devenant un produit analysable, classable et gérable ne perturbe plus jamais
le processus de réflexivité qui lui donne
son sens. On croit saisir ainsi ce qui nous
est étranger par la pure construction du
miroir de nous-mêmes. Cette dynamique
de l’ordre spéculaire se fonde sur la
reconnaissance du patrimoine de l’humanité toute entière. Elle impose des
similitudes qui abolissent les différences
de temporalité et qui annihilent l’étrangeté des autres civilisations grâce à cette
assimilation mentale réalisée par la
muséographie des singularités culturelles. L’anthropologie contemporaine
vient conforter la réduction de l’étrange
au familier en nous laissant croire au
contraire que le regard ethnographique
rend étrange ce qui nous semble familier.
C’est grâce à cette supercherie que le
processus de réflexivité ne cesse de se
développer par absorption des différences. Il faut bien l’admettre : ce qui est
objectivé, ce qui est désigné et reconnu
comme tel, n’a plus rien d’étrange. Etant
un gardien idéal des richesses symboliques, l’anthropologue assure une reconnaissance publique de la nécessité absolue de la réflexivité. Et il ne peut le faire
que dans la mesure où il continue son travail de mise à mort de ce qui est vivant,
des rapports vécus à l’Autre et à son
environnement.
Le principe de réflexivité qui gouverne la gestion patrimoniale implique
une objectivation systématique des
formes symboliques. Rien ne s’y oppose
puisqu’il permet de conceptualiser ce
qui fait la vie d’une société et puisqu’il
n’y a rien d’extérieur à lui-même. Pur
produit de notre réflexivité, la « chose
patrimoniale » fonctionne d’elle-même,
sans être menacée par une quelconque
incertitude concernant ses propres fins.
Elle acquiert une autonomie telle que la
finalité de sa gestion n’a plus besoin
d’être légitimée. Le principe de réflexivité réalise ainsi une légitimité absolue
des modes de gestion tandis que l’anthropologie définit l’activité même de la
gestion culturelle. Les nombreux débats
qui ont lieu autour de la question patrimoniale se réduisent logiquement à des
problèmes de gestion même s’ils tentent
de proposer d’autres objectifs. Seulement aucun débat ne mettra en péril le
travail acharné de la réflexivité car
celui-ci est une démonstration constante de la capacité mentale d’une société
à se saisir en miroir d’elle-même pour
mieux maîtriser sa destinée. Ce qui ne
participe pas d’un pareil exercice
demeure soupçonné de naïveté, de
régression mentale. Comparer, assimiler,
reconnaître et classer les différences,
désigner les singularités, démontrer les
lignées, autant d’opérations qui assurent
au principe de réflexivité la plasticité
mentale de sa mise en œuvre et qui, du
même coup, déterminent l’ensemble de
la gestion culturelle.
Retour au naturel ?
■
Le principe de réflexivité, parce qu’il
crée une équivalence générale entre les
singularités culturelles et qu’il entraîne
une mortification du vivant à des fins gestionnaires, appelle pourtant une alternative. C’est l’esthétisation universelle. Si la
réflexivité devenait absolue, elle ferait
figure de mort, de la même manière que
le concept tue l’affect. Si nous vivions
dans un monde qui ne s’offre plus qu’en
miroir de lui-même, dans la plus pure
objectivation de ses objets et de ses relations, nous n’aurions plus qu’un sentiment collectif de mortification. Nous n’aurions à voir que la vie déjà vécue
reproduite en images d’elle-même sans
jamais ressentir l’immédiateté du vivant.
Et même si nous supposons qu’il s’agit là
de simples croyances, il n’en demeure pas
moins que la réflexivité, quand elle est
toujours recherchée pour elle-même, nous
provoque de grandes angoisses. Fort heureusement, le principe de réflexivité génère sa propre esthétique. Il suffit de
contempler ce qu’il ne cesse de mettre en
œuvre. Le patrimoine à cet égard est plutôt rassurant : il n’existe que par sa mise
en scène. Hormis les lieux consacrés, les
sites, les monuments et les musées, il
reste les paysages. Il suffit d’apprendre à
vivre dans un environnement destiné à
être toujours paysager. L’anthropologie
nous confirme que n’importe quelle socié-
Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ?
té, en toute époque, a eu des préoccupations esthétiques. La construction patrimoniale est venue beaucoup plus tard,
elle répond à un souci de conservation
esthétique. Il est donc logique de considérer l’esthétisation contemporaine
comme une conséquence du principe de
réflexivité. La « mise en miroir » des
objets, des lieux, des territoires qui sont
appelés à être conservés, protégés pour
les temps futurs, suppose une esthétique
réfléchie. Celle-ci n’a rien d’immédiat, de
spontané, elle est une pure construction
qui demeure capable de simuler sa propre
naturalité. Dans cette perspective d’une
patrimonialisation générale, l’esthétique
n’est pas un « plus », elle est une finalité
essentielle puisqu’elle permet de recomposer indéfiniment les lieux et les territoires. L’idée de paysage subsume les différentes conceptions du patrimoine, elle
présente l’avantage indéniable de donner
une forme immédiate à la perception,
associant d’emblée l’acte de percevoir à
la configuration implicite d’un paysage.
L’esthétisation universelle parfait la
conservation patrimoniale grâce à l’illusion fantastique de la recomposition
perceptive d’un perpétuel paysage.
Le principe de réflexivité atteint son
plus haut degré de réalisation en tirant de
l’esthétique générale comme effet de sa
mise en œuvre, la possibilité de restituer la
naturalité qu’il a détruit. Le naturel, le primitif, le sauvage, l’originaire, toutes ces
catégories qui désignent l’en deçà de la
réflexivité réapparaissent comme les
signes d’une authenticité retrouvée. La
nature conservée, soignée, délivrée de
l’impureté des hommes est destinée à redevenir une nature sauvage. Au cœur de l’esthétisation généralisée se love le retour du
naturel purifié des scories de sa propre
représentation. Ce retour n’est rendu possible que par l’exacerbation du travail
même de la réflexivité. Ce qui nous est
offert en miroir de nous-mêmes, dans la
conquête patrimoniale, c’est le cercle
vicieux d’une naturalité absolue de l’esprit.
Notes
La famille
aujourd’hui et demain
a famille est encore considérée par
de nombreux sociologues comme la
cellule de base et d’apprentissage
de la vie sociale, médiatrice entre le
privé et le public, entre l’individu et la
cité. Les plus pessimistes prédisent
depuis plus d’un siècle la fin de la famille alors que les plus optimistes interprètent comme un signe de vitalité ses
dérives et adaptations successives à la
modernité.
L
Brève histoire de la
famille
■
Claude Parent, In « Création et
tradition » (1987). Le patrimoine
face à la création.
2. Jacques
Mercier,
Andras
Zempléni, Exposer le sens, in
Revue Le Débat, n°108, Gallimard,
Février 2000
1.
MARIE-NOËLE DENIS
UMR du CNRS « Sociétés, cultures et
représentations sociales en Europe »
Université Marc Bloch, Strasbourg
■
Il existait autrefois, selon Le Play,
trois modèles de familles:
– Un modèle nucléaire reposant sur
le mariage de tous les enfants en dehors
de la maison des parents, avec partage
successoral égalitaire;
– Un modèle de famille-souche où le
père choisissait un seul héritier qui restait, une fois marié, dans la maison de
ses parents. Les autres enfants étant
exclus de l’héritage par dotation ou
donation. Vivaient alors « à pot et à
feu », non seulement le couple héritier
et ses enfants, mais aussi, quand ils
étaient encore vivants, les ascendants et
les collatéraux non mariés;
– Un modèle patriarcal où les fils se
mariaient et s’établissaient ensemble au
foyer paternel.
Avec la révolution industrielle et ses
conséquences (exode rural, urbanisation, dévalorisation des patrimoines
fonciers) le groupe domestique s’est
réduit et la famille nucléaire, composée exclusivement d’un couple et de ses
enfants, s’est généralisée. Autrefois
paysanne et étendue, la famille est
devenue nucléaire et urbaine. Par
ailleurs le salariat, la scolarisation et le
système d’assurances sociales ont libéré les individus des pesanteurs familiales liées à ses fonctions de solidarité.
Des variations lexicales, des glissements sémantiques accompagnent certaines situations nouvelles, ou qui se
banalisent. Des termes autrefois péjoratifs et même infamants, sont remplacés par des euphémismes neutres : la
fille-mère devient une mère-célibataire à
la tête d’une famille monoparentale;
l’enfant illégitime, après avoir été désigné comme enfant naturel, est un enfant
né hors mariage; on parle aussi de cohabitation hors mariage au lieu de concubinage, de familles recomposées, et tout
dernièrement de familles homogames et
de couples non cohabitants.
Il n’en reste pas moins qu’à travers ce
foisonnement lexical, qui traduit de profondes modifications des mœurs et des
usages, la famille idéale que l’on
cherche à construire ou à reconstruire,
à la suite de vicissitudes de plus en plus
nombreuses, se compose toujours d’un
père, d’une mère et de leurs enfants
vivant dans un même foyer.
La famille en chiffres
■
Peut-on mesurer, à travers les
chiffres, qu’elle est la situation de la
famille en France et, partant, quelles
sont ses chances pour l’avenir ?
Le fait le plus facilement observable
est la croissance très rapide des naissances hors mariage. Marginales pendant les deux premiers tiers du XXe
siècle, elles comptaient encore moins
de 10% des naissances jusqu’en 1978 et
il s’agissait du pourcentage le plus bas
observé depuis 150 ans.
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