Le futur giratoire - Revue des sciences sociales
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Le futur giratoire - Revue des sciences sociales
SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:35 Page 112 Henri-Pierre Jeudy H E N R I - P I E R R E J E U DY Le futur giratoire n France, un sans-abri considérant que sa maison en carton était digne du plus grand intérêt architectural, a engagé un jour une demande de classement à l’Inventaire des Monuments Historiques. Il n’est pas difficile d’imaginer que s’il obtenait gain de cause, les demandes du même genre risqueraient d’affluer. Et pour couronner cette anticipation patrimoniale, en l’été 2000, sur le parvis de Notre Dame, au cœur de la capitale française, des sans-abri ont été conviés à s’installer comme une peuplade de nomades. Ils ne faisaient pas la grève. Ils ont reçu un salaire, versé par la Mairie de Paris, pour réaliser une performance publique par leur seule présence. La police les protégeait des vandales ! Les touristes de tous les pays du monde ont pu contempler leurs habitats précaires et leurs manières de vivre. Ils ont pu leur poser des questions sur leur avenir patrimonial, et ont obtenu, avec un peu de commisération, des précisions sur leur vie intime. Le paysage familier de la misère dans les rues est frappé du sceau de l’étrangeté esthétique. Les sans abri sont devenus des artistes de la vie sociale en situation post-catastrophique. Ils constituent un patrimoine universel et salutaire puisqu’ils donnent à voir les moyens indispensables pour la survie des hommes dans le cas où un désastre se produirait. Faire oeuvre de soi-même pour s’offrir en modèle aux bonnes oeuvres de l’humanité est une coutume de notre modernité. Celle-ci a des antécédents : les Indiens étaient autrefois exhibés pour le plaisir des yeux avides de curiosités exotiques. Ils en sont morts. Leurs cadavres ont été repris et mis sous vitrine dans un Muséum d’Histoire Naturelle. Avec les patrimoines de l’ humanité, rien ne se perd. E HENRI-PIERRE JEUDY 112 LAIOS, CNRS, Paris L’exclusion : un objet culturel ? ■ Si l’exclusion reste une affaire d’administration sociale, la singularité de l’individu marginalisé est l’objet privilégié d’une entreprise de gestion culturelle, au même titre que celle de l’individu bien intégré. L’identité culturelle vient combler les défaillances de l’identité sociale. Au nom d’un multiculturalisme à vocation œcuménique, tous les signes d’une distinction culturelle sont destinés à être reconnus et sauvegardés. Le culturel, comme autre source intarissable des identités, sert de « soupape de sécurité » à la gestion du social. On attribue à cette singularité culturelle une valeur esthétique positive puisqu’on peut la mettre en scène et la montrer en public. Ainsi en est-il de la restitution des histoires individuelles en vidéo, en photographie, des récits de trajectoires de vie qui offrent la certitude de conserver une identité culturelle. Les itinéraires individuels ou communautaires sont « mis en mémoire », exposés comme les fragments d’une esthétique existentielle par les « plasticiens de la proximité » qui prétendent rendre la parole aux habitants des cités. Même les sansabri sont de plus en plus photographiés par des anthropologues, des artistes et des journalistes, dans tous les pays du monde. Le portrait du sans-abri est traité comme celui de « l’être singulier » par excellence. Il s’agit de choisir des visages qu’on n’oublie pas, des visages qui traduisent toute la profondeur existentielle de celui qui est « sans abri », livré à la rue. Dans l’espace public indifférencié, le visage du sans-abri devient comparable à celui du « dernier des mohicans », de l’indien qui survit au Le futur giratoire milieu d’un monde dominé par le culte de la consommation. Ce primitif des temps modernes présente le visage de la liberté radicale. Il donne une image publique de la souveraineté conquise à partir de rien. Une photographie d’un sans-abri à Tokyo est particulièrement significative : sa tête dépasse d’un assemblage de cartons qui lui sert d’habitation, elle est absolument magnifique, elle représente la fierté sans partage et sa souveraineté semble transcender la réalité de sa condition. Le design des sans-abri représente l’assomption d’une harmonie originaire entre l’homme et son milieu : l’homme avec si peu de moyens se révèle plus inventif que les designers de la production industrielle. Face aux extravagances de la consommation, le sans-abri montre combien il outrepasse la pression des besoins en assurant la construction de son propre habitat. Ainsi est-il acculé à prouver qu’un « design minimal » demeure plus que jamais présent dans les sociétés post-industrielles comme la figure d’une esthétique de la survie. L’esthétique des sans-abri ■ Les photographies des inventions réalisées par les sans-abri dans le monde entier, rassemblées dans des livres d’art (pour les cadeaux de Noël), présentent les images remarquables d’une esthétique de la survie. Le plus démuni est destiné à « retrouver son identité » par son aptitude à faire œuvre de lui-même et de son mode d’existence. Il n’y a pas cet effet « hyperréaliste » que pourrait produire la photographie en présentant une « réalité excédée », une réalité qui exacerbe sa manière même d’être présentée. La connotation esthétique limite d’emblée la possibilité d’afficher, comme dans la peinture américaine hyperréaliste, une « autre » réalité qui naîtrait de la puissance même de l’image. La règle déontologique qui consiste à nier, au nom d’une bonne conscience, l’esthétisme de la photographie, est justement constitutive de cette esthétique de la réalité sociale. Et lorsque les anthropologues, ou les journalistes, proposent aux sans-abri de faire eux-mêmes des photographies ou de se filmer, cela ne change rien : l’auto-esthétisme n’est jamais que la conséquence de l’esthétisme. Ce qui explique pourquoi bien des sans-abri demandent de l’argent pour être photographiés, comme le faisaient les indiens quand les anthropologues venaient les prendre en photo ou les filmer. Cette exigence est d’autant plus légitime que les photographies seront utilisées dans les livres d’art. Dans certaines communautés, la possibilité de prendre des photographies, de faire un reportage dépend d’une autre règle : le journaliste ou l’anthropologue devront rester pendant un mois sur les lieux et partager la vie des pauvres. L’esthétisme de la misère n’est pas en mesure de disparaître. Même entre les anthropologues de différents pays, les photographies ne circulent pas librement, chacun finit par exiger des droits, considérant que « sa » collection a déjà une certaine valeur. Patrimoine et société ■ L’exemple du sans-abri peut paraître exagérée quand on parle du patrimoine, mais il est toutefois significatif du processus actuel d’anticipation de la protection patrimoniale. Dans les mentalités collectives, et cela d’une manière universelle, l’idée de patrimoine devient un principe téléologique. Tout étant virtuellement un patrimoine futur ou immédiat, il n’y a guère d’autre alternative pour obtenir ou produire de la « consécration culturelle ». N’importe quel artiste, préoccupé par la transmission de son œuvre, ne songe qu’à la protection patrimoniale, celle-ci devenant son unique finalité par l’intermédiaire du musée. C’est le fait de la garantie de transmission qui donne sens au « patrimoine du futur ». Entrer dans l’ordre patrimonial – comme « entrer au musée » pour un artiste – est le moyen de lier le passé au futur, c’est-à-dire d’être assuré de rester dans la logique d’une continuité historique. Du coup, l’anticipation patrimoniale est susceptible de redoubler de vitesse et de s’étendre partout, dans tous les domaines. En France, des immeubles construits dans les années 60, sur la périphérie de Paris, sont détruits aujourd’hui parce qu’on les appelait des « cabanes à lapins ». Mais, suite à des mouvements de protection des mémoires urbaines, certaines de ces « tours » sont conservées comme des lieux de mémoire pour montrer aux jeunes générations comment leurs parents ou grands-parents vivaient dans ces « cabanes à lapins ». De même que les catastrophes peuvent être traitées comme des objets muséographiques, de même la « misère sociale » peut être un objet patrimonial. Conservation et destruction ■ Cette expansion patrimoniale illimitée oblige à se poser la question de ce qu’il faudra détruire un jour. « On commence seulement à comprendre qu’une société qui refuse de prendre en compte les destructions nécessaires à son évolution est une société morte… Apprendre à détruire, déterminer avec la plus grande sensibilité ce qu’il faut « détruire », dans le sens de ne pas prendre en considération en tant que référence, sera l’enseignement de base que les architectes devront recevoir dans leurs écoles… »1 Comment faire de la destruction un acte qui ne soit pas négatif ? Conserver n’estce pas déjà une manière d’achever ce qui est encore vivant ? L’intégration patrimoniale obéit à un mouvement de destruction préalable. On le voit bien dans les villes où la reconstruction « muséographique » d’un quartier signe son arrêt de mort. On sait bien que ce qui fait la vie d’un quartier ancien, est justement son indétermination, le jeu des tensions qui le traversent au rythme d’un perpétuel réajustement vécu de l’espace. La conservation patrimoniale pétrifie le quartier, le fige dans une image inaltérable. Mais il existe aussi des modes d’autodestruction des patrimoines. En Europe, ceux-ci participent d’une « esthétique de l’abandon », et se constituent comme des « paysages de ruines ». La ruine ancienne a déjà un statut patrimonial. Si elle est actuelle, en train de s’accomplir sous nos yeux, elle fait figure d’abandon, de dégradation, elle témoigne de l’incapacité à sauvegarder. Et pourtant, le patrimoine n’est-il pas luimême le fruit d’une « symbolique des ruines » ? Une esthétique contemporaine de l’abandon permettrait de considérer les « ruines de la modernité » autrement qu’un désastre. Au Japon, cette question ne se pose pas dans ces termes : 113 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:36 Page 114 Henri-Pierre Jeudy l’idée de « patrimoine négatif » annule toute référence à une « esthétique des ruines ». La ruine d’une catastrophe est une preuve exemplaire, elle ne peut inspirer un sentiment esthétique. L’abandon lui-même n’a pas de sens, il n’a d’ailleurs pas même sa place dans les rythmes de la métamorphose territoriale. Au Japon, le mouvement perpétuel de la reconstruction empêche toute représentation de la désolation. Seulement, les formes de décomposition ne sont pas nécessairement tragiques, elles ne traduisent pas l’impuissance de l’homme à sauvegarder « ses » patrimoines, elles manifestent aussi l’étrangeté jubilatoire de l’autodestruction « naturelle », celle qui s’accomplit sans la moindre intervention de l’homme. S’il fallait vraiment choisir ce qu’il faut détruire, les critères seraient les mêmes que ceux de la conservation. Penser la destruction comme le futur de la conservation n’est pas si paradoxal puisqu’on peut imaginer que l’expansion des patrimoines, jusque dans ses excès contemporains, finira elle-même par engendre ses propres « ruines du futur ». L’original et la copie 114 ■ Imaginons maintenant que les objets ne nous parlent plus. Ils ont fini de représenter ce que nous voulons qu’ils représentent, ils sont des preuves définitives de notre histoire et de nos idées. Les objets ne seraient alors que des copies conformes à un original qui n’aurait plus besoin d’être. Comme nous prêtons à l’objet authentique une « vie » qui ferait défaut à sa copie, nous attendons de l’objet original qu’il continue à s’exprimer, qu’il poursuive son existence et qu’il nous offre l’illusion d’être toujours présent même s’il est déjà très vieux. Plus il est ancien, plus il représente le « vieux » monde et plus nous croyons pouvoir le faire parler comme si nous espérions de lui une fidèle complicité. Or, il existe dans le monde un immense sanctuaire de la culture occidentale où la sensibilité de notre regard est devenue pour toujours le pur produit de notre intelligibilité. C’est le musée des copies au Japon. Les femmes de service passent leur chiffon humide et leur balai-brosse sur les plus belles peintures de l’histoire des arts. Même le visage de la Joconde reçoit un jet de produit nettoyant avant d’être frotté d’une main énergique (et bien vivante). Musée du faux ? Des milliers de tableaux les plus célèbres sont réunis dans une superbe construction architecturale qui est en partie encastrée dans la montagne. Toutes les précautions antisismiques ont été prises : le sanctuaire de l’art ne devrait pas être détruit en cas de tremblement de terre. The Otsuka Museum Art est l’exemple mégalomaniaque de la reconstitution historique de toute la culture artistique occidentale. Un nombre considérable de peintures, depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, s’y trouve restitué sur des carreaux de céramique, avec des cadres dorés. Des vases grecs, des mosaïques romaines, des peintures murales de certaines églises, des porches, et la chapelle Sixtine elle-même y sont présentés « grandeur nature ». Ce temple des arts reconstitués affiche la prétention de figurer, comme dans un véritable bunker, toute l’histoire occidentale des arts. Il s’agit là d’un acte d’appropriation fantastique face auquel la distinction usuelle entre le vrai et la copie n’a plus de sens. Le « faux » n’est pas plus vrai ou moins vrai que l’original authentique, il s’impose pour lui-même. Ce musée de la copie a pris en otage la culture occidentale pour la sauver des risques de destruction qu’elle encourt, si le Louvre brûle un jour… Le patrimoine virtuel ■ La fascination pour « ce qui fait signe » se dispense désormais de toute révérence obligée à l’égard de l’authenticité originaire de l’objet. A l’ère de la reproductibilité infinie, le faux s’impose de lui-même puisqu’il n’entre plus dans les catégories de la copie, de la réplique, mais du virtuel et du clonage. Le « faux » nous protège-t-il de la faiblesse du « vrai » et du risque de sa disparition ? Ce qui est authentique (le vrai du vrai) serait alors destiné à jouer le rôle de reliques. En France, la grotte de Lascaux, l’un des berceaux de l’humanité, a été fermée au public, et une seconde grotte, intégralement reconsti- Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? tuée a été ouverte pour remplacer la première dont les peintures murales risquaient de se dégrader. On a l’habitude de considérer que la première grotte est l’original, parce qu’elle est authentique, mais il devient de plus en plus fréquent de prendre la seconde grotte elle-même pour un original. En effet, il est déjà question d’élaborer d’autres copies de Lascaux, et de transporter de semblables répliques en d’autres lieux du monde. On imagine ainsi qu’un certain marché du module « grotte de Lascaux » puisse se mettre en place, mais il existe déjà un CD-Rom qui permet de visiter, chez soi, la grotte dans ses moindres détails. Les technologies de l’image de synthèse nous habituent à ne plus opposer le « vrai » et le « faux » dans leur usage moral. Ce qui se passe dans le « monde virtuel » se produit également dans le « monde réel » : le « vrai » a-t-il encore un rapport quelconque avec la vérité ? S’agitil désormais d’un véritable « clonage visuel » qui n’aurait plus de relation avec l’imitation ? Ne relevant plus du rapport entre le modèle et la copie, le clonage abolit le miroir. On ne sait plus qui est le double de l’autre. Le clonage annonce-t-il l’arrêt de mort de la conservation patrimoniale ? Le devenir de l’homme reste toujours pensé en référence à son passé. Il n’est pas imaginé comme ce qui n’est pas encore. Seule la science fiction nous offre une vision possible et futuriste des métamorphoses de l’homme et des sociétés. Cette anticipation fictionnelle puise ses ressources dans les découvertes scientifiques et plus particulièrement dans la génétique. Le plus souvent, elle provoque le plaisir d’une certaine peur de l’avenir parce qu’elle met en scène la disparition des traits tenus pour originaires du comportement humain, rendant parfois méconnaissable l’hypothétique avenir des sociétés contemporaines. Elle rassure quand elle fait réapparaître, suite à une gigantesque catastrophe, une archéologie du comportement humain, puisqu’elle fait alors le récit du retour de la « primitivité » des échanges et des habitudes. La projection futuriste qu’elle élabore, est rarement considérée pour elle-même, on lui préfère le jeu de l’anticipation et du retour ou ce qu’on appelle une « archéologie du Le futur giratoire dont on connaît bien les mécanismes et dont on peut prévoir les effets. Le musée virtuel P. Risch, Art premier, photo Mobas, Galerie Bleu, Strasbourg, Catalogue St’art 99 futur ». L’assomption présente du virtuel ne modifie guère ce plaisir de la rétro-projection. Le monde virtuel, en admettant même qu’il ne se mesure plus au réel, et qu’il acquiert son autonomie, ne se sépare pas de notre organisation symbolique traditionnelle. La rupture qu’il introduit, et celle-ci n’est pas des moindres, tient au fait que cette même organisation symbolique, devenant le fruit de notre intelligibilité, peut être prise pour l’objet de notre gestion mentale. Elle ne correspondrait plus alors à l’antécédence des comportements culturels et sociaux, elle ne serait plus vécue d’une manière inconsciente, elle devient susceptible d’être traitée comme un système ■ Les technologies du virtuel sont le plus souvent prises pour des moyens complémentaires de visualisation des objets. Or toute la composition muséographique est désormais traitée sous l’angle de la virtualité. Il ne s’agit plus d’une question technologique, mais d’un véritable « état d’esprit ». L’objet, quand il est exposé sur un piédestal, avec sa propre magnificence, paraît sortir de sa virtualité. Il est présenté comme un « être là ». On attend de lui qu’il outrepasse la virtualité de sa conservation et que sa visibilité nous hallucine. On en appelle encore à une interaction corporelle entre celui qui regarde et l’objet lui-même, l’objet déjà perçu comme un regard. Cette façon de croire que la virtualité technologique n’a rien changé à nos modes classiques de perception nous semble pour le moins naïve. Elle nous incite à rester dans un cadre phénoménologique soustrait aux « mondes virtuels ». S’interrogeant sur les manières d’exposer le sens, les anthropologues Jacques Mercier et Andras Zampléni posent ces questions : « Comment greffer sur la faculté qu’a chacun de créer et de modifier constamment son espace corporel les spatialités singulières des objets traditionnels et, notamment, des objets rituels ? Comment faire resurgir au musée l’expérience des corps originairement liés à ces objets ? »2 Il y aurait alors deux sphères : celle des objets exposés avec lesquels on pourrait encore avoir des relations corporelles « vivantes », et celle des objets virtuels, celle-ci relevant du domaine de la recherche et de la compilation. Mais le monde des objets et des relations symboliques a déjà été virtualisé. Le symbole est traité comme un artéfact toujours actualisé. Le virtuel abolit « l’épaisseur du temps » en supprimant la dimension de l’inactuel. Dans un musée investi par les technologies de synthèse, la mise en équivalence temporelle permet une gestion de l’actualisation ou une production intelligible de l’immédiateté de l’actuel. Le « rapport vécu » à l’objet est destiné à disparaître au profit de cette relation vir- 115 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:36 Page 116 MARIE-NOËLE DENIS tuelle qui est une manière de conjurer définitivement ses sortilèges. Le processus de réflexivité 116 ■ Le pouvoir de la patrimonialisation est de transformer le « rapport vécu » aux objets et la « relation vivante » à l’Autre en modalité de gestion culturelle. L’altérité de l’objet et celle de l’homme devenant un produit analysable, classable et gérable ne perturbe plus jamais le processus de réflexivité qui lui donne son sens. On croit saisir ainsi ce qui nous est étranger par la pure construction du miroir de nous-mêmes. Cette dynamique de l’ordre spéculaire se fonde sur la reconnaissance du patrimoine de l’humanité toute entière. Elle impose des similitudes qui abolissent les différences de temporalité et qui annihilent l’étrangeté des autres civilisations grâce à cette assimilation mentale réalisée par la muséographie des singularités culturelles. L’anthropologie contemporaine vient conforter la réduction de l’étrange au familier en nous laissant croire au contraire que le regard ethnographique rend étrange ce qui nous semble familier. C’est grâce à cette supercherie que le processus de réflexivité ne cesse de se développer par absorption des différences. Il faut bien l’admettre : ce qui est objectivé, ce qui est désigné et reconnu comme tel, n’a plus rien d’étrange. Etant un gardien idéal des richesses symboliques, l’anthropologue assure une reconnaissance publique de la nécessité absolue de la réflexivité. Et il ne peut le faire que dans la mesure où il continue son travail de mise à mort de ce qui est vivant, des rapports vécus à l’Autre et à son environnement. Le principe de réflexivité qui gouverne la gestion patrimoniale implique une objectivation systématique des formes symboliques. Rien ne s’y oppose puisqu’il permet de conceptualiser ce qui fait la vie d’une société et puisqu’il n’y a rien d’extérieur à lui-même. Pur produit de notre réflexivité, la « chose patrimoniale » fonctionne d’elle-même, sans être menacée par une quelconque incertitude concernant ses propres fins. Elle acquiert une autonomie telle que la finalité de sa gestion n’a plus besoin d’être légitimée. Le principe de réflexivité réalise ainsi une légitimité absolue des modes de gestion tandis que l’anthropologie définit l’activité même de la gestion culturelle. Les nombreux débats qui ont lieu autour de la question patrimoniale se réduisent logiquement à des problèmes de gestion même s’ils tentent de proposer d’autres objectifs. Seulement aucun débat ne mettra en péril le travail acharné de la réflexivité car celui-ci est une démonstration constante de la capacité mentale d’une société à se saisir en miroir d’elle-même pour mieux maîtriser sa destinée. Ce qui ne participe pas d’un pareil exercice demeure soupçonné de naïveté, de régression mentale. Comparer, assimiler, reconnaître et classer les différences, désigner les singularités, démontrer les lignées, autant d’opérations qui assurent au principe de réflexivité la plasticité mentale de sa mise en œuvre et qui, du même coup, déterminent l’ensemble de la gestion culturelle. Retour au naturel ? ■ Le principe de réflexivité, parce qu’il crée une équivalence générale entre les singularités culturelles et qu’il entraîne une mortification du vivant à des fins gestionnaires, appelle pourtant une alternative. C’est l’esthétisation universelle. Si la réflexivité devenait absolue, elle ferait figure de mort, de la même manière que le concept tue l’affect. Si nous vivions dans un monde qui ne s’offre plus qu’en miroir de lui-même, dans la plus pure objectivation de ses objets et de ses relations, nous n’aurions plus qu’un sentiment collectif de mortification. Nous n’aurions à voir que la vie déjà vécue reproduite en images d’elle-même sans jamais ressentir l’immédiateté du vivant. Et même si nous supposons qu’il s’agit là de simples croyances, il n’en demeure pas moins que la réflexivité, quand elle est toujours recherchée pour elle-même, nous provoque de grandes angoisses. Fort heureusement, le principe de réflexivité génère sa propre esthétique. Il suffit de contempler ce qu’il ne cesse de mettre en œuvre. Le patrimoine à cet égard est plutôt rassurant : il n’existe que par sa mise en scène. Hormis les lieux consacrés, les sites, les monuments et les musées, il reste les paysages. Il suffit d’apprendre à vivre dans un environnement destiné à être toujours paysager. L’anthropologie nous confirme que n’importe quelle socié- Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? té, en toute époque, a eu des préoccupations esthétiques. La construction patrimoniale est venue beaucoup plus tard, elle répond à un souci de conservation esthétique. Il est donc logique de considérer l’esthétisation contemporaine comme une conséquence du principe de réflexivité. La « mise en miroir » des objets, des lieux, des territoires qui sont appelés à être conservés, protégés pour les temps futurs, suppose une esthétique réfléchie. Celle-ci n’a rien d’immédiat, de spontané, elle est une pure construction qui demeure capable de simuler sa propre naturalité. Dans cette perspective d’une patrimonialisation générale, l’esthétique n’est pas un « plus », elle est une finalité essentielle puisqu’elle permet de recomposer indéfiniment les lieux et les territoires. L’idée de paysage subsume les différentes conceptions du patrimoine, elle présente l’avantage indéniable de donner une forme immédiate à la perception, associant d’emblée l’acte de percevoir à la configuration implicite d’un paysage. L’esthétisation universelle parfait la conservation patrimoniale grâce à l’illusion fantastique de la recomposition perceptive d’un perpétuel paysage. Le principe de réflexivité atteint son plus haut degré de réalisation en tirant de l’esthétique générale comme effet de sa mise en œuvre, la possibilité de restituer la naturalité qu’il a détruit. Le naturel, le primitif, le sauvage, l’originaire, toutes ces catégories qui désignent l’en deçà de la réflexivité réapparaissent comme les signes d’une authenticité retrouvée. La nature conservée, soignée, délivrée de l’impureté des hommes est destinée à redevenir une nature sauvage. Au cœur de l’esthétisation généralisée se love le retour du naturel purifié des scories de sa propre représentation. Ce retour n’est rendu possible que par l’exacerbation du travail même de la réflexivité. Ce qui nous est offert en miroir de nous-mêmes, dans la conquête patrimoniale, c’est le cercle vicieux d’une naturalité absolue de l’esprit. Notes La famille aujourd’hui et demain a famille est encore considérée par de nombreux sociologues comme la cellule de base et d’apprentissage de la vie sociale, médiatrice entre le privé et le public, entre l’individu et la cité. Les plus pessimistes prédisent depuis plus d’un siècle la fin de la famille alors que les plus optimistes interprètent comme un signe de vitalité ses dérives et adaptations successives à la modernité. L Brève histoire de la famille ■ Claude Parent, In « Création et tradition » (1987). Le patrimoine face à la création. 2. Jacques Mercier, Andras Zempléni, Exposer le sens, in Revue Le Débat, n°108, Gallimard, Février 2000 1. MARIE-NOËLE DENIS UMR du CNRS « Sociétés, cultures et représentations sociales en Europe » Université Marc Bloch, Strasbourg ■ Il existait autrefois, selon Le Play, trois modèles de familles: – Un modèle nucléaire reposant sur le mariage de tous les enfants en dehors de la maison des parents, avec partage successoral égalitaire; – Un modèle de famille-souche où le père choisissait un seul héritier qui restait, une fois marié, dans la maison de ses parents. Les autres enfants étant exclus de l’héritage par dotation ou donation. Vivaient alors « à pot et à feu », non seulement le couple héritier et ses enfants, mais aussi, quand ils étaient encore vivants, les ascendants et les collatéraux non mariés; – Un modèle patriarcal où les fils se mariaient et s’établissaient ensemble au foyer paternel. Avec la révolution industrielle et ses conséquences (exode rural, urbanisation, dévalorisation des patrimoines fonciers) le groupe domestique s’est réduit et la famille nucléaire, composée exclusivement d’un couple et de ses enfants, s’est généralisée. Autrefois paysanne et étendue, la famille est devenue nucléaire et urbaine. Par ailleurs le salariat, la scolarisation et le système d’assurances sociales ont libéré les individus des pesanteurs familiales liées à ses fonctions de solidarité. Des variations lexicales, des glissements sémantiques accompagnent certaines situations nouvelles, ou qui se banalisent. Des termes autrefois péjoratifs et même infamants, sont remplacés par des euphémismes neutres : la fille-mère devient une mère-célibataire à la tête d’une famille monoparentale; l’enfant illégitime, après avoir été désigné comme enfant naturel, est un enfant né hors mariage; on parle aussi de cohabitation hors mariage au lieu de concubinage, de familles recomposées, et tout dernièrement de familles homogames et de couples non cohabitants. Il n’en reste pas moins qu’à travers ce foisonnement lexical, qui traduit de profondes modifications des mœurs et des usages, la famille idéale que l’on cherche à construire ou à reconstruire, à la suite de vicissitudes de plus en plus nombreuses, se compose toujours d’un père, d’une mère et de leurs enfants vivant dans un même foyer. La famille en chiffres ■ Peut-on mesurer, à travers les chiffres, qu’elle est la situation de la famille en France et, partant, quelles sont ses chances pour l’avenir ? Le fait le plus facilement observable est la croissance très rapide des naissances hors mariage. Marginales pendant les deux premiers tiers du XXe siècle, elles comptaient encore moins de 10% des naissances jusqu’en 1978 et il s’agissait du pourcentage le plus bas observé depuis 150 ans. 117