Le flair de Crésus

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Le flair de Crésus
Le flair de Crésus
Jean Claude Rullier est un lève-tôt. Tous les matins à 6h30, il sort son chien Crésus
pour une balade.
En ce matin du 9 Octobre, il fait frais au bord de la Garonne, dans le quartier de
Bacalan, quand le chien marque l’arrêt au bord d’un fossé qui se creuse vers le fleuve
tout proche et l’animal vient flairer une masse noire, légèrement en contrebas de la
route. Rullier s’approche. Il y a là, couché sur le ventre, le corps d’un homme, la tête à
moitié recouverte d’eau par le jeu de la marée. Il ne fait aucun doute qu’il est mort.
Un peu paniqué, Rullier sort son téléphone portable et fait le 17.
Le lieutenant Lebrun, de la police judiciaire de Bordeaux fait raconter son histoire à
Rullier et s’assure que ce dernier n’a rien touché. Rullier, d’autant plus impressionné
que le policier est bâti comme une armoire à glace, est prêt à jurer que même le chien
n’a rien touché.
Le lieutenant Lebrun observe ses collègues techniciens relever les premiers éléments
de l’enquête. Le corps retourné a montré une plaie, sans doute faite avec un couteau,
bizarrement recouverte d’un morceau de tissu découpé en forme de cœur. Malgré le
sang qui imprègne le tissu, on voit que la couleur d’origine du tissu est rouge.
Le médecin légiste donne une première approximation de l’heure du décès entre
17h00 et 20h00 la veille.
Est-ce qu’il y aurait eu un témoin à cette heure passante du soir ?
Bien que gorgés d’eau, les papiers de la victime sont dans sa veste. On peut penser
que rien n’a été volé puisqu’une centaine d’euros sont dans son portefeuille.
Visiblement, c’était un homme avec une belle gueule et bien bâti. Bien que détrempés,
ses vêtements sont de bonne coupe et témoignent d’une certaine aisance sociale.
Il s’appelle Jacques Frémond, né le 18 Septembre 1973. L’adresse sur la carte grise
indique 27 rue des aciéries à Pessac.
Lebrun espère que l’agenda trouvé dans une poche contiendra de précieux
renseignements.
Rullier est convoqué à la PJ pour un rapport.
On emmène le corps à la morgue pour une autopsie.
Le lieutenant Lebrun regarde sa montre : 7h50. Il décide de se rendre immédiatement
à Pessac.
Il sonne au 27 rue des aciéries, pas de réponse. Il sonne à nouveau longuement, la
porte s’ouvre sur une femme blonde d’une trentaine d’années qui vient sûrement de
se réveiller et dont le visage exprime une véritable inquiétude.
- Bonjour madame, lieutenant Lebrun de la police judiciaire, est-ce que je suis bien au
domicile de Jacques Frémond ?
La blonde bafouille un peu.
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- Il est arrivé quelque chose à Jacques ? Il n’est pas rentré de la nuit…
Lebrun entre et lui demande de s’asseoir.
- C’est votre mari ?
- Non. Nous ne sommes pas mariés mais nous vivons ensemble ici, depuis un an. Est-ce
qu’il lui est arrivé quelque chose ? dit-elle avec anxiété.
- Je suis désolé d’être aussi abrupt. Il est mort, sans doute hier soir. On l’a trouvé ce
matin, à Bacalan. L’enquête précisera les circonstances de sa mort.
La jeune femme pleure doucement. Sa peine est visible.
Lentement, Lebrun procède à un premier interrogatoire.
Elle explique qu’il devait rentrer hier soir après le dîner. Il est très pris par son travail. Il
est agent immobilier au cabinet Debin. Elle l’a appelé vingt fois sur le portable. Elle a
téléphoné à des amis à tout hasard. Elle est tombée de fatigue à cinq heures du matin.
Elle allait appeler la police.
Hier soir, à 19 h, elle a quitté son boulot comme d’habitude, elle est vendeuse dans
une boutique à Mériadeck. Elle a dîné chez une amie. Elle est rentrée vers 21h30, elle
ne se pressait pas puisque Jacques ne dînait pas avec elle.
Lebrun vérifiera, c’est son boulot. Il lui demande sans conviction si elle possède un
vêtement rouge vif. Non, elle n’aime pas le rouge. Il la convoque à la PJ.
Le labo n’a rien trouvé de spécial concernant le morceau de tissu. Aucun indice. C’est
du coton peigné 85 fils qui peut provenir d’un vêtement comme d’un rideau ou autre.
La plaie a permis de définir les dimensions de l’arme et la façon dont elle a pénétré
dans la poitrine et dans le cœur. C’est probablement un couteau de cuisine muni d’une
lame d’environ dix-huit centimètres de long et quatre centimètres de large près de la
garde, nécessitant une puissance dans le geste qui serait peut-être celui d’un homme
plutôt qu’une femme.
L’agenda n’a fait que reproduire les rendez-vous de l’agent immobilier sans indice
particulier, comme si Frémond était soucieux de ne rien écrire de privé sur ce
document.
On a lancé un appel à témoin dans le quartier de Bacalan, notamment entre la rue
Achard et la Garonne. Le fait que l’argent n’ait pas été volé réduit fortement la
possibilité d’un acte isolé de SDF ou autre.
L’adjudant-chef Mangin, adjoint à Lebrun, est envoyé au cabinet Debin pour une
première investigation. On recherche des clients ou relations éventuelles de Frémond
mais les pistes sont innombrables. Mangin est habitué à ce travail de fourmi.
On s’intéresse au passé de Frémond. Il est divorcé, il y a six ans. Il est passé en
correctionnelle pour mauvais traitement à l’encontre de sa femme.
Espérant découvrir un élément pour l’enquête, Lebrun a interrogé ladite femme et son
entourage, il a vérifié les alibis. L’ex épouse de Frémond a bel et bien tourné la page.
Elle a refait sa vie et est restée quasiment indifférente à l’annonce de la mort de celui
qui l’avait épousée mais battue, et si l’on peut dire, ça laisse des traces.
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Mangin continue de fouiller dans les archives du cabinet Debin mais l’enquête piétine.
Quand, deux jours plus tard, la PJ de Bordeaux reçoit un coup de téléphone d’une
personne qui demande à parler au patron du policier Mangin. On lui passe le
lieutenant Lebrun. Une femme dit qu’elle est secrétaire à l’agence immobilière où
travaillait Jacques Frémond et qu’elle a des choses à dire sur lui qui pourraient peutêtre aider. Elle préfère s’adresser au supérieur parce qu’elle trouve que Mangin n’a
pas une tête de dégourdi, ce sont ses mots. Elle est aussitôt convoquée pour raconter
son histoire.
La vie des humains est ainsi, bon nombre de scandales ou forfaits quelconques ont été
révélés parfois pour le bien, souvent pour le mal, par des dénonciations, des délations
ainsi que des trahisons. Ce qui se trame dans l’âme humaine est au-delà du contenu de
pas mal de romans.
La secrétaire en question arrive une demi-heure avant l’heure du rendez-vous dans le
bureau du lieutenant Lebrun.
Elle s’appelle Sabine Roturier. Elle a cinquante-deux ans mais on ne lui donne pas
d’âge tant quelque chose en elle s’est figé un jour et a décidé d’être en dehors du
temps.
Elle se tient bien droite, face au modeste bureau de Lebrun derrière lequel il paraît un
géant à l’étroit.
Elle commence : « Jacques Frémond a vécu une histoire sordide, dit-elle, il y a deux
mois. Il se servait de ses charmes, ainsi que d’un baratin malhonnête et d’un culot à
toute épreuve pour vendre par tous les moyens des appartements ou maisons. »
Lebrun pense que jusque-là, c’est un vendeur ordinaire.
« Comme il plaisait beaucoup, poursuit-elle, il possédait ce charme qui fait fondre les
femmes faciles, il n’hésitait pas à coucher avec les clientes quel que soit leur âge, si
cela aidait à vendre. D’ailleurs, il avait couché avec tout le personnel féminin de
l’agence, et surtout avec la patronne mais je ne veux pas trop en dire et que les choses
se retournent contre moi. »
Lebrun se dit : il a dû coucher avec toutes, sauf avec toi, mais là, c’est trop tard pour
réparer la frustration.
Elle reprend : « Sauf qu’un jour, il a vendu un appartement à une pauvre fille, une
certaine Mathilde Retel, qui a cru en son amour, je veux dire qui a cru que ça durerait
toujours. Elle était très seule au plan amoureux, si vous voyez ce que je veux dire.
Avant d’acheter, elle vivait avec sa mère et son frère. La mère est très vieille, elle les a
eus tard, le genre d’accouchement à risque qui explique que le frère est carrément
gaga et qu’il ne pourrait en aucun cas vivre sans les deux femmes. Mathilde Retel avait
pris cet appartement dans l’espoir d’une indépendance pour y attirer un homme,
comme une garçonnière à l’envers, quoi. Moi, je crois qu’elle était un peu naïve, pour
ne pas dire plus.
Quand elle a compris que l’autre, le Roméo de la vente, s’était installé avec une jeune
de trente ans, elle a plongé encore plus dans la dépression et elle s’est jetée pardessus le balcon. Y’avait trois étages. Ça n’a pas suffi pour la tuer mais assez pour la
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mettre sur un fauteuil roulant. Du coup, elle est revenue vivre avec sa mère et son
frère. »
- Comment avez-vous eu ces informations, dit Lebrun ?
- Je vous rappelle que je suis la secrétaire, je sais tout sur la vie de l’agence, jusqu’aux
petits potins qui circulent dans le dos des vendeurs, et ce que je ne savais pas, je l’ai
appris par les journaux. Ils ont fait un article très circonstancié quand cette femme a
été accidentée, ils adorent étaler les faits divers, ça fait vendre.
Ce qui a sauvé Frémond de pas mal de suspicion, c’est que la famille Retel n’a jamais
révélé aucun rapprochement entre la tentative de suicide et lui. De toute façon, il
aurait juré sur la tête de sa mère qu’il n’était au courant de rien, ce type était avant
tout un pervers manipulateur et n’avait aucune morale.
- Vous n’étiez quand même pas dans l’intimité de Frémond et son comportement, si
goujat soit-il, ne justifie pas qu’il se soit fait assassiner.
- Ca, j’en sais rien. Moi, ce que j’en dis, c’est que Jacques Frémond, il était pas blancbleu et peut-être qu’il y a quelques maris trompés qui l’auraient bien estourbi de toute
façon, un jour ou l’autre. »
Lebrun pense que les humains ont quand même l’art de se compliquer la vie et la lui
compliquent durement à lui qui doit démêler des histoires d’intérêt primaire, de haine
et de jalousie.
Le lieutenant n’a pas de charges précises pour obtenir un mandat mais il va tout de
même sonner chez madame veuve Retel. La maison est cossue. Un homme ouvre. Il
peut avoir quarante ans, il est monstrueux tant il est grand et paraît fort. C’est rare
que Lebrun rencontre un type plus balaise que lui. Le type respire bruyamment, il
souffle tout le temps, comme pour affirmer que c’est quand même pénible de vivre.
Il ne répond pas au bonjour de Lebrun, se retourne et appelle « maman » comme s’il
avait dix ans.
Une dame âgée apparaît au bout d’un immense couloir et s’approche d’eux à petits
pas comme font les personnes qui ont oublié ce que c’est de marcher normalement.
Ses habits ne datent pas d’hier mais sont de bon goût et le témoignage d’une
personne soignée. Malgré sa petite taille, il émane d’elle une présence vivace qui
inspire l’attention. Elle s’arrête et prend le bras du géant pour le soutenir comme une
souris affectueuse soutient un éléphant des fois qu’il tomberait. Elle demande en
souriant ce que lui veut cet homme qu’elle gratifie d’un « jeune homme » flatteur.
Le policier se présente et on le fait entrer dans un salon vieillot mais richement décoré.
La vieille dame propose un fauteuil au lieutenant. Elle n’a pas cessé de sourire un seul
instant.
Puis Lebrun voit Mathilde, dans un angle, sur son fauteuil roulant. Elle est mince et
physiquement fragile mais son regard exprime une intensité qui pourrait lui faire
baisser les yeux à lui, le flic qui en a vu d’autres.
Ça n’arrive pas tous les jours, le lieutenant sait qu’il a frappé à la bonne porte, si l’on
peut dire. Lui qui ne peut jamais compter sur sa seule intuition sait qu’il est au bout de
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son enquête, que la Sabine Roturier a eu du flair comme le chien du gars qui a trouvé
le cadavre, l’autre matin. Il ne se rappelle plus du nom du chien… Ah oui, Crésus.
Le géant vert est allé se poster près du fauteuil roulant. C’est une place à laquelle il est
habitué, une place qui le rassure. Le jeune frère près de la grande sœur, le corps et la
tête. Tant qu’il est vivant, celle-là, aucun agent immobilier ne lui fera plus de mal. Il
reste debout, comme un veilleur infatigable, un puissant gardien dans la brume de leur
vie.
La vieille femme se met à parler comme si elle raconte une histoire à une amie :
« Maintenant que vous nous avez trouvés, on sait que vos services ne nous lâcheront
plus. On n’en a plus rien à faire de tout dire.
Quand on a vu dans le journal qu’on avait découvert le cadavre, on s’attendait à ce
que vous remontiez jusqu’à nous, un jour ou l’autre.
On avait supposé à tort que la Garonne garderait son colis un certain temps, assez
longtemps pour le faire pourrir comme toute chose en ce monde. Ça n’a pas été le cas.
Après la mort de mon mari, on était un trio. On marchait tant bien que mal mais on
marchait tout de même. Une mère qui n’arrête pas de vieillir, un fils qui a sept ans
dans sa tête, ça, c’est de ma faute, je voulais un garçon mais je l’ai fait trop tard, et le
destin m’a trop écoutée, il a voulu que je conserve un petit garçon jusqu’à ma mort… »
Debout près du fauteuil roulant, le Bertrand qui n’aurait pas dépareillé en Hercule de
foire frémit lorsque sa mère évoque sa mort. Puis il regarde Lebrun en douce par en
dessous, comme un enfant qui va faire une connerie. Si sa mère lui fait un signe, il
arrache la tête du policier. Lebrun tâte mécaniquement son flingue sous son blouson.
« …et une fille un peu triste mais évoluée et sur qui on pouvait compter, disons la plus
saine et la plus valide des trois. Et puis le sort en voulu autrement. C’est un hasard si le
sort s’est appelé Frémond. Tant pis pour Frémond, c’était une ordure. »
Ce mot paraît vulgaire et inapproprié dans la bouche de la vieille femme.
Elle reprend : « Le 9 Octobre, après un coup de téléphone de Mathilde, on a réussi à
attirer ici Frémond en lui promettant une affaire immobilière hors norme. C’est facile
d’attraper un animal cupide.
Il est arrivé vers sept heures du soir. Il se méfiait sûrement, mais pas au point de se
sentir en danger. Bertrand l’a assommé comme on assomme un lapin avant de lui
arracher un œil pour faire couler le sang dans l’assiette. Après, on s’y est mis à trois.
On voulait tenir le couteau tous les trois, nos trois mains fermes sur le manche. C’est
rentré comme dans un morceau de pâté. Bertrand à lui tout seul, il aurait pu
l’embrocher de part en part. Le cœur en tissu rouge, c’est Mathilde qui a voulu. Elle l’a
découpé dans une de ses robes, exactement à l’endroit du cœur. La robe, on l’a gardée
mais elle ne peut être portée que par une femme qui a un trou à l’emplacement du
cœur. »
Elle s’arrête de parler et regarde sa fille. On pourrait penser que madame Retel va se
mettre à pleurer. Il n’en est rien. La mère et la fille se regardent et échangent deux ou
trois (ou peut-être vingt ou trente) choses chargées d’une émotion électrique sans
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avoir besoin de parler. Le lieutenant pourrait jurer qu’elles communiquent le plus
naturellement du monde par télépathie.
Depuis l’arrivée de Lebrun, Mathilde n’a pas bougé et n’a rien dit. Elle s’est contentée
de ne jamais lâcher des yeux le policier comme pour savoir ce qu’il pense…
De son côté, le lieutenant Lebrun se demande quels oiseaux noirs voltigent dans les
pensées de cette femme infirme à l’idée d’une inculpation, à l’idée de leur inculpation
à tous les trois ? En quelque sorte, trois handicapés. Mais aussi trois meurtriers.
Madame Retel reprend : « Puis Bertrand a mis le cadavre dans notre fourgonnette et
on est allés tous les trois le jeter dans la Garonne. On est même montés sur un ponton
pour s’assurer qu’il se perdrait dans le courant, loin du bord et loin des regards parce
qu’il nous semble bien qu’on était seuls au monde dans ce coin désolé de Bacalan, à
deux heures du matin. Avec les journaux, on a compris que la Garonne n’en voulait pas
et qu’elle l’a aussitôt recraché comme un poisson avarié. On a jeté le couteau dans la
poubelle. Il ne pourrait plus jamais servir à rien. On a nettoyé le sang. On était bien,
c’était propre. »
La vieille dame a dit ça calmement, sans perdre son sourire un peu figé dont on ne sait
s’il est le fruit d’une rigoureuse éducation ou l’expression d’un cynisme irrémédiable.
Les deux s’entendent très bien, parfois…
Elle ajoute : « On a confiance dans la justice, elle ne peut pas faire de mal à une vieille
femme, une infirme et un simple d’esprit. »
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