Billy Elliot, un working class hero pour la classe ouvrière

Transcription

Billy Elliot, un working class hero pour la classe ouvrière
Billy Elliot, un working
class hero pour la classe
ouvrière déboussolée?
Dans le film qui porte son nom, Billy Elliot est un gamin
britannique d’une douzaine d’années au beau milieu d’une
période trouble : son père et son frère sont mineurs et
Margaret Thatcher premier ministre. Dans ce contexte politique
quelque peu mortifère, Billy continue de vivre. Par exemple,
il fait de la boxe – parce qu’il est supposé être un dur à
cuire qui aime la castagne, comme tous les gosses de prolos.
Sauf que lui, il va vite préférer les cours de danse des
filles, dans la salle à côté de celle où se trouvent les
rings…
D’où, gros problèmes : un petit de mineurs, ça ne se trémousse
pas devant un miroir en chaussons et collants. Question
d’identité!
Faut comprendre le père et le frère du petit gars (qui l’ont
très mauvaise) : leur communauté s’en prend plein la tronche,
leur avenir professionnel sent le sapin… et le petit dernier
décide de faire des trucs de filles. Tout fout le camp! De
l’autre côté, Billy doit avoir pigé que d’une certaine façon,
tout est toujours en train de foutre le camp – les goûts, les
styles, les organisations politiques, les usines, les mines,
les clubs de foot, les familles… Il va inventer l’improbable
figure du petit prolo danseur classique. Que son père finira
par diffuser dans la communauté. Une brèche est ouverte dans
l’identité de l’ouvrier rugueux « qui ne fait pas des trucs de
nanas ».
Ça se recombine…
On se doute que Billy Elliot ne connaît pas le bouquin de
Maurizio Lazzarato intitulé Puissance de l’invention – la
psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie
politique. Mais ses aventures font penser à certains passages
de ce livre. C’est que Tarde a développé une conception de la
société moderne toute en flux d’invention et d’imitation,
recombinaisons constantes des désirs et des croyances sous
l’effet changeant de l’attention et de la mémoire. Il pense
l’individu sur le modèle de la société, le moi et son identité
n’étant guère plus qu’une façade derrière laquelle on trouve
un chantier permanent où s’opère l’influence constante et
changeante des « pairs ».
Autrement raconté, le petit Billy n’est pas le produit de la
représentation que sa communauté se fait de sa propre identité
– son style et sa manière d’être vont se construire en passant
par-dessous l’image figée du fils de prolo bagarreur qui aime
filer des beignes. Billy recombine ses désirs et ses croyances
en imitant l’attrait des petites filles pour la danse
classique. L’identité des goûts et des désirs de la classe
ouvrière apparaît comme un vernis – que ni le père, ni le
frère ne parviennent à empêcher de se craqueler. En-dessous de
la surface, ça bifurque, ça expérimente, ça mute dans tous les
sens – parce qu’il faut aussi savoir qu’une de ses principales
alliances, Billy va la passer avec un petit copain homo.
Ça se délite…
Alors bien sûr, l’identité ouvrière, c’est un peu plus qu’un
leurre. Il y a quelque chose de bien réel : un style qui
commence à se cristalliser dès la fin du XIXème siècle et se
poursuivra autour d’événements (le Front Populaire ou les
grèves de 60), d’expériences (la résistance anti-fasciste), de
grandes figures hégémoniques (les métallos, les mineurs), de
récits (les films de Renoir, les romans de Zola), jusqu’à sa
dislocation aux alentours de années 70. Et évidemment, la
crise identitaire qui s’ensuit, ce n’est pas que du pipeau –
du vague à l’âme prolétarienne. Seulement, cette identité
ouvrière, il se pourrait bien qu’elle ait l’épaisseur d’un
mythe – ce qui n’est pas rien ! – et quand une fiction de ce
type se révèle n’être plus suffisamment opérante, on peut
aussi bien en changer.
C’est un peu ce qu’on pourrait retenir de l’accouplement
fugace de Billy Elliot et de Gabriel Tarde : en-dessous de
l’identité de façade, ça n’a jamais cessé de bouger. Des
micro-crises identitaires, le prolétariat en a connu toute le
temps, un peu partout, à n’importe quel propos. Et pas que
sous la pression des méchants réacs’ : l’attrait de Billy pour
la danse classique n’est pas causé par la politique néoconservatrice de la Dame de Fer. Bref, on n’en finit jamais de
perdre son identité, c’est parfois un peu dramatique, mais pas
de quoi en faire toute une tragédie!
D’ailleurs, pendant que sa communauté se fait la cavalerie
envoyée par Thatcher, Billy ne fait pas des claquettes : il la
soutient, tente de l’aider à fuir et baisse la tête, vaincu,
quand on la tabasse : évidemment! Il nous montre qu’au moment
même où s’opère la destruction de ce qui constitue aussi son
univers, une recombinaison est déjà à l’oeuvre, ailleurs (dans
la salle de danse et dans les désirs d’un petit garçon). Les
flics chargé de haine cerne son frère (un grand défenseur de
l’identité ouvrière, celui-là) mais ils ne prêtent aucune
attention au petit danseur qui observe la scène quand pourtant
lui aussi se rebelle contre un ordre établi – en désirant
l’improbable, l’inouï. Billy Elliot, improbable Working Class
Hero…
Ça se transforme…
Tout ça, c’est bien beau, mais faudrait oser suivre le petit
Billy jusqu’au bout – où on s’aperçoit que tout ça n’est qu’un
conte (et de fée, en plus).
Billy devient danseur pro. On peut supposer que les valeurs
qui sont celles de la classe ouvrière (abnégation, courage,
volonté, sens du travail bien fait,…) l’ont aidé à surmonter
toutes les difficultés inhérentes à une formation de petit rat
de l’opéra. Du coup, on devine déjà les rires sardoniques :
qu’est-ce qu’il reste quand on dissout la classe ouvrière? Une
énorme classe moyenne, des gosses de prolos qui veulent
s’embourgeoiser : devenir artistes, intellos, profs,
journalistes ou organisateurs d’événements. Des cohortes de
bobos! On vous l’avait bien dit…
La théorie de la « moyennisation » de la société est bien
connue (et surtout bien relayée…). On ne va pas féliciter les
scénaristes des aventures de Billy Elliot d’avoir trébuchés
dans leur fin en lui faisant un écho de plus. C’est toujours
la même fable foireuse : le prolétaire quitte la mine et
devient un winner du star system. Sauf que depuis que le show
bizz a quitté les marges de l’économie [[voir « Hors des
sentiers
battus »
in
C4,
Mars
2009,
http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?article1451]], ce modèle
pue un peu l’arnaque. Une éthique narrative digne de ce nom
aurait impliqué l’écriture d’un Billy Elliot 2, qui
raconterait son parcours chaotique d’intermittent du spectacle
courant le cacheton dans l’espoir d’obtenir son statut
d’artiste, plus souvent payé par l’assurance chômage que par
les organisateurs de spectacles, même quand il bosse. Et on
aurait ajouté le personnage du petit voisin de Billy
qui habitait dans le coron d’à côté) qui a brillamment
des études d’ingénieur – puis s’est farci trois ans de
en entreprise payés des cacahuètes avant de bosser
intérimaire.
(celui
réussi
stages
comme
Ça ressasse…
Dans les discours, la thèse de la « moyennisation » de la
société joue souvent les corollaires du problème de la crise
identitaire de la classe ouvrière. On aurait pourtant tout à
parier que Billy n’est pas devenu un artiste bobo londonien
dans le vent. Ça nous aiderait à capter que la dislocation des
deux grands groupes qui polarisaient le monde du travail
jusque dans les années 70 (les cadres et les ouvriers) n’ont
peut-être pas produit cette grosse classe moyenne à
l’américaine – qu’on ne voit pas toujours très clairement endehors des magazines lifestyle ou du cinéma.
L’hypothèse d’une classe moyenne qui représenterait 80% de la
société, tout comme le problème de la crise identitaire de la
classe ouvrière, ne nous aident pas beaucoup pour penser le
monde du travail fragmenté d’aujourd’hui. Ce serait même
plutôt le contraire… Or, le salariat multipolaire du XXIème
siècle ne semble pas en avoir fini avec la division du travail
sous prétexte qu’il serait rentré dans l’économie de la
connaissance et de l’information, post-fordiste ou en réseau.
Non seulement, il y a toujours des mecs qui décident et
d’autres qui exécutent, mais en plus, il se peut fort bien que
les seconds soient titulaires de deux licences universitaires,
et parlent quatre langues vivantes et deux mortes. Alors on
peut pleurer (comme Billy Elliot) la lente disparition des
grandes communautés comme celle l’acier, par exemple – parce
que c’est triste, évidemment! – mais il ne faudrait pas que ça
détourne un maximum d’attention du problème de la
recomposition de classes laborieuses. On peut quand même faire
ces deux choses en même temps! Non?
La grosse tragédie, c’est peut-être bien que les danseurs
comme Billy n’ont toujours pas d’outils politiques adaptés à
leur réalité professionnelle souvent des plus précaires,
qu’ils n’ont aucune connexion politique avec les web designers
ou les animateurs de voyages organisés. Et qu’on n’a toujours
pas commencé le travail de construction de nouvelles formes de
synthèses capables de passer par-delà les vieux clivages
(genre manuel VS intellectuel) et les antiques dissensions
(ouvrier VS cadre), sans pour autant ignorer les traces
qu’elles continuent de laisser dans les esprits. Tout occupés
qu’on est à ressasser infiniment nos troubles identitaires.