Les anges de Machiavel : 140 ans de fiction d`espionnage en France

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Les anges de Machiavel : 140 ans de fiction d`espionnage en France
PAUL BlfTON
LES ANGES DE MACHIAVEL
Après un doctorat à l'École Pratique des Hautes études à Paris sous
la direction de Roland Barthes, des expériences d'enseignement en
lycée technique en France, au Collège Stanislas de Montréal et à
l'Université McGill, Paul Bleton œuvre depuis 1982 à la TÉLUQ
(l'université à distance de l'Université du Québec), où il est
professeur titulaire en lettres.
Ce travail de Paul Bleton a été communiqué à la Bibliothèque des
littératures policières et d’espionnage dans le cadre de son
exposition :
EXpionnage, les espions se livrent
(du 15 novembre 2013 au 24 mars 2014)
Exposition conçue et réalisée avec Bruno Fuligni, écrivain,
historien, auteur de Dans les archives inédites des services secrets
et du Livre des espions, aux éditions L’iconoclaste.
À partir des fonds de la bibliothèque, mais aussi des collections
historiques des services français, l'exposition se propose de
dévoiler la relation trouble et complexe entre les services de
renseignement et l’écrit, de 1800 à 1989.
Les anges de Machiavel
140 ans de fiction d’espionnage en France
Paul Bleton
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
SOMMAIRE
FICTION D’ESPIONNAGE ? ............................................ 4
LE SECOND PLUS VIEUX MÉTIER DU MONDE ? ..................... 6
Effectivement, Il y avait bien eu… ................................ 6
Le franc-tireur de la nuit. ........................................... 8
Premières variations sur le thème. ................................ 9
Espions sériels. ....................................................... 12
L’ENTRE-DEUX-GUERRES ............................................ 15
L’émancipation du genre. .......................................... 15
LA GUERRE FROIDE .................................................. 18
Hésitant retour. ...................................................... 18
L’âge d’or des collections. ......................................... 19
La crise 007 ........................................................... 25
UNE NOUVELLE CONFIGURATION .................................. 29
Et après les collections ? ........................................... 29
BD,TV : intégration de l’espion à la culture médiatique ? ... 30
En contraste, le cinéma… .......................................... 33
Un Changement de la garde ....................................... 35
DEMAIN ? ............................................................... 44
Pour en savoir plus : ................................................ 46
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
FICTION D’ESPIONNAGE ?
La fiction d’espionnage occupe aujourd’hui un espace compris
entre l’exténuation du récit que proposent les jeux vidéo et la
narration sérieuse, voire sourcilleuse, de l’espionnage réel.
D’un côté, DARK, No One Lives Forever, Secret Services, GoldenEye
: Au service du Mal, CellFactor: Revolution, Mission Impossible,
Syphon Filter ; voire jeux déclinés en plusieurs versions comme
Project IGI, Splinter Cell, Metal Gear, James Bond 007... Pour les
joueurs, plus qu’à la guerre secrète réelle, c'est de films, de séries
télévisées, de BD (comme XIII, rare jeu français, créé à partir de la
série de Jean Van Hamme et William Vance) que ces jeux doivent
leur univers ; et aux formes concurrentes de jeux vidéo qu’ils se
comparent – combat de rue, guerre des étoiles, châteaux de
Zelda…
D’un autre côté, les ouvrages de témoins, historiens,
encyclopédistes
servant de mémoire, de conservatoire à
l’espionnage réel :
•
Ouvrages techniques, comme Michel Auer et Eaton S.
Lothrop (1978), Georges Moréas (1990), Gérard Desmaretz (1999),
Alain Charret (2006).
•
Ouvrages vulgarisateurs, comme Kurt Singer (1963), David
Wise et Thomas Ross (1975), Jean-Pierre Alem (1980, 1987), JeanJacques Cécile (2005).
•
Synthèses thématiques, comme Vernon Hinchley (1969),
Jacques Bergier (1971, 1973), Jacques Bergier et Jean-Philippe
Delaban (1973), Roger Faligot et Remi Kauffer (1983), Bertrand
Warusfel (2000), général Jean Guyaux (2002), Frédéric Moser et
Marc Borry (2002).
•
Synthèses historiques, comme Stewart Alsop et Thomas
Braden (1964), Pierre Faillant de Villemarest (1969), Jean-Pierre
Alem (1977), Pascal Krop (1994), David J. Alvarez (1999), Genovefa
Étienne et Claude Moniquet (2000, 2002), Rodney Carlisle (2007).
•
Histoire anecdotique, historiographie et études de cas,
comme Allen Dulles (1969), Janusz Piekalkiewicz (1977), Joseph
Doudot (1977), Kirill Khenkin (1981), Fabrizio Calvi et Olivier
Fiction d’espionnage ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Schmidt (1988), Gilbert Bloch (1999), Jean Deuve (2000), Jean
Guisnel (2002).
•
Dictionnaires – ceux où l’ordre alphabétique n’est qu’un
artifice de présentation, comme Nicolas Fournier et Edmond
Legrand (1979), Ronald Payne Christopher Dobson (1985), ou réels
dictionnaires comme le bilingue de Jean-Paul Brunet (2000) ou
l’encyclopédique de Thierry Vareilles (2001).
•
Colloques savants, comme le recueil du Centre d'études
d'histoire de la défense, Commission Histoire du renseignement
(2000).
Première approximation :
Entre jeu et savoir, prenant pour objet la guerre secrète, version
vénéneuse des relations internationales, la fiction d’espionnage a
d’abord emprunté des formes de la narration populaire à des
genres qui l’avaient précédée (l’action au roman d’aventures,
l’enquête au roman policier), quitte à ultérieurement innover avec
l’intrigue du démontage d’une intoxication.
Une certaine plasticité idéologique lui vient des proportions
relatives de trois discours que chaque roman amalgame : « les faits
parlent d’eux-mêmes » de l’immanentisme libéral, « la remise en
cause du délicat équilibre actuel conduira à la catastrophe » du
conservatisme, « tout est la faute d’une cause cryptique et
malveillante qu’il faut inlassablement dénoncer »
du
ressentiment.
Elle doit son paradoxe fondateur de s’ancrer dans la culture
médiatique, transparente, grand public, alors qu’elle évoque des
choses tenues jalousement secrètes par les États : comment un
genre fictionnel dépeignant un milieu professionnel ésotérique,
dépendant d’appareils d’État énigmatiques, livrant des guerres
secrètes aux objectifs inquiétants, apocalyptiques mais flous, en
est venu à plaire au public de la culture médiatique, elle-même
très exotérique ?
Voilà qui pourrait permettre de dévider un fil historique remontant
au choc de la défaite de 1870.
Fiction d’espionnage ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
LE SECOND PLUS VIEUX MÉTIER DU MONDE ?
Mais pourquoi se contenter de 140 ans, alors que l’espionnage a
cette sulfureuse réputation de s’enraciner dans un passé bien plus
archaïque ?
Effectivement, Il y avait bien eu…
Par la scène primitive que mobilise le mot, le regard caché d'un
agent fixé sur un patient sans défiance, cet agent (secret) se
trouve à l'intersection de plusieurs logiques :
•
Militaire – l'espion se définit par rapport à l'éclaireur, au
soldat en service commandé, au déserteur, etc.
•
Policière – il se définit par rapport au policier, à la mouche,
au délateur, etc.
•
Politique – il se définit par rapport au diplomate, au traître,
etc.
•
Éthico-psychologique – il se définit par rapport à l'indiscret,
au fouineur, au jaloux, etc.
Et depuis l’origine, l’espionnage traîne une connotation péjorative
étroitement attachée à la fonction – « l'infamie nécessaire de
l'espion fait juger de l'infamie de la chose », Montesquieu… Infâme,
peut-être, mais nécessaire. L’espionnage est en effet discuté,
raconté, recommandé, théorisé depuis longtemps :
•
Dans L’Art de la guerre de Sun Tzu, paru au IVe siècle avant
notre ère, sans doute le plus ancien traité de stratégie au monde.
•
Avec l’Arthashastra [l'« Enseignement du profit »], le
brahmane Chanakya, surnommé Kautilya [le Retors], rédige le
premier traité de réalisme politique connu. Chandragupta, en
réponse aux conquêtes d’Alexandre, devait fonder l’empire
Maurya, conquérir l’empire Nanda battu par les Macédoniens,
éliminer les satrapes laissés par Alexandre dans le nord-ouest de
l’Inde, enfin conquérir presque tout le sous-continent. Et Kautilya
était son conseiller…
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Dans Stratagèmes, Frontin (Julius Frontinus) commence les
quatre livres de son traité par l'art de cacher ses entreprises et de
découvrir celles de l'ennemi, et ne néglige pas son pendant, la
conduite à tenir à l'égard des transfuges et des traîtres.
•
Dans Nombres (XIII), Moïse envoie une mission de
reconnaissance dans le pays de Canaan, sur l’ordre de Yahvé. Après
quarante jours, de retour à Cadès, les éclaireurs choisis pour
représenter les douze tribus reviennent avec des opinions divisées :
bien que le pays « ruisselle de lait et de miel », « le peuple qui
l'habite est puissant ». Sauf Caleb qui se prononce pour l’invasion,
les autres défendent une opinion de prudence en distordant ce
qu’ils ont observé.
•
Dans Josué (II, 1-21), Josué expédie deux espions dans
Jéricho. Rahab, la courtisane qui les cache et les aidera à fuir, leur
décrit l’état d’esprit calamiteux des habitants de la ville, apeurés
par les épisodes de la traversée de la Mer Rouge et des défaites des
Amorrhéens de Séhon et de Og, roi de Basan ; information
déterminante pour la suite du projet d’invasion. Rahab ment aux
soldats pour sauver les deux espions ennemis, alliance des deux
plus anciens métiers du monde ; indirectement, ce mensonge
mènera les compatriotes de Rahab à leur perte. Péché ? Sans doute
pas si l’on en croit l’abondance de commentaires rabbiniques ou
chrétiens sur ce point ; de mécréante et pécheresse, voilà la
prostituée convertie et devenue, selon telle tradition, épouse de
Josué, selon telle autre prophétesse. Il suffit de mentir pour le bon
dieu.
Mais attention :
•
La première rencontre de l’espion et d’un genre littéraire
en français n’a pas institué le roman d’espionnage. Gian-Paolo
Marana, dans L'Espion Du Grand-Seigneur, Et Ses Relations Secrètes
: Envoyées au Divan de Constantinople, et découvertes à Paris,
pendant le Règne de Louis le Grand (1684) invente, avec l’espion,
l’artifice narratif d’un regard culturellement extérieur et
philosophiquement critique. Cette variante du roman épistolaire
sera immortalisée par Les lettres persanes (1721) de Montesquieu.
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Dans L’Espion de police (1826) d’Étienne-Léon baron de
Lamothe-Langon, l’espion est un mouchard de police. En outre, ce
premier roman de mœurs insiste sur la seule dimension éthique,
méprisable, de ce type romanesque.
Le franc-tireur de la nuit.
Les défaites de l'été 1870 contre la Prusse et l’occupation inspirent
moins de romans marquants que le siège de Paris, ou la Commune.
Mais un genre patriotique exaltant l'héroïsme des vaincus fait florès
dans la décennie soixante-dix ; il efface la défaite par
d’innombrables victoires en escarmouche. Remémoration
douloureuse, dénégatrice, rassurante : oui, une revanche est
possible. Par leur conduite, ces braves défaits qui ne méritaient
pas de l'être serviront de modèle aux jeunes générations. Ces récits
ont pour héros le franc-tireur.
Ce genre émule les Romans nationaux d’Erckmann-Chatrian, parus
sous le Second empire, évoquant une invasion précédente, à la fin
de l'épopée napoléonienne.
Le franc-tireur romanesque est aux antipodes du Prussien, être
essentiellement militaire, défini par son appartenance à l’armée et
à un État militarisé, sujet d'un État quasi-dépourvu de société
civile, réactivation de l'archaïque modèle des chevaliers
teutoniques. L'explication de l'inimaginable défaite ne gît-elle pas
dans un comble de ce sujet d'un État sans société civile, à la fois
civil et militaire, faux civil mais vrai militaire : l'« espion prussien »
? Criminel, ce dernier est d'abord un scandale, le court-circuit d'un
des universaux indo-européens, l'opposition entre civil et militaire,
la coprésence simultanée mais cryptique, dans un même type
d'apparences civiles mais trompeuses qui dissimulent une réalité
militaire menaçante.
Pour le contrer, Les Espions (1874) d'Alphonse Brot appelle le
franc-tireur à imaginer l'inimaginable, à combattre le perfide sur
son propre terrain pour le démasquer. Ce roman invente le « franctireur de la nuit », figure éponyme de tous les contre-espions
amateurs.
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Dans cette inspiration, on peut aussi lire :
•
Victor Valmont, L'Espion prussien, roman anglais (1872).
•
Paul Féval, L'Homme du gaz (1872) – réédité sous le titre Les
Éclaireurs secrets (1929).
•
Paul Féval, L'Ogresse. Histoire de Pierre Pentecôte dit
Parisien-la-Belle-Humeur – seulement parue (et incomplètement)
sous forme de feuilleton dans Le Petit Moniteur universel, du 5
novembre 1874 au 27 mars 1875.
•
Alfred Assollant, Le Dr. Judassohn (1873).
Premières variations sur le thème.
La veine anti-allemande reste longtemps structurante.
Elle se poursuit notamment dans :
•
Gustave Aimard, Les Aventures singulières de Michel
Hartman [1887-1888].
•
Jean-Louis Dubut de Laforest, Les Dévorants de Paris et sa
suite L'Espion Gismarck (1885).
•
Georges Pradel, Les Drames de la frontière et sa suite
L'Espion Rabe (1894).
La forte homogénéité idéologique et narrative ne doit toutefois pas
faire oublier une première apparition de l’ambiguïté pragmatique
(témoignage ? fiction ?) dans la fiction d’espionnage. L’histoire
secrète réinvestie par le point de vue de l’espion sert de modèle
d’interprétation à la réalité historique :
•
Théodore Labourieu, Mystères de l’Empire par un espion
politique et militaire recueillis et mis en ordre par Th. Labourieu
(1874) – cette féroce critique de la mise en coupe réglée de l’État
par le régime bonapartiste ne succombe pas aux fantasmes
antisémites quant au capitalisme bancaire international juif mais,
à plus juste titre, évoque la fortune de Charles de Morny, de très
loin supérieure à celle des Rothschild de Londres.
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Paul Mahalin, Les Espions de Paris (s.d.)
Au tournant du siècle, cette homogénéité s’infléchit, conjugue
revanchisme et impérialisme, espionnage et exotisme, en écho à
l’expansion coloniale :
•
Armand Dubarry, Les Clefs de Paris, roman de grand
espionnage (1895).
•
Léon Chabaud, La Fille d'Alsace (l896), une pièce de
théâtre.
C’est aussi par rapport à ce noyau idéologique manichéen que se
singularisent l’espionnage d’un tiers, ni Français ni Allemand :
•
Georges
Le
Faure,
Nicolas
Pépoff.
Aventures
extraordinaires d’un explorateur (1902).
ou les tentatives d’échapper à la réticence éthique suscitée par les
moyens propres à l’espionnage, notamment en mobilisant, dans le
déchirement intérieur, les règles d’une morale supérieure :
•
Hugues Rebell, L'Espionne impériale (1899).
La fiction d’espionnage permet à une société militairement vaincue
de tenter de nouvelles synthèses du héros et de la victime, entre la
reterritorialisante vox clamans in deserto de L'Homme du gaz de
Féval et l’extranéité culturelle de Nicolas Pépoff qui permet
d’amener à son haut degré tragique la solitude de celui qui avance
masqué.
L’époque est marquée par l’Affaire Dreyfus (1894-1905), bien sûr.
Il s’agit alors moins, rétrospectivement, de déplorer l’espionnage
prussien contre l’empire et l’aveuglement des trop crédules
Français de naguère que de s’inquiéter de menées souterraines
allemandes tout à fait contemporaines. L’Affaire croise la fiction
d’espionnage et a des incidences sur l’organisation de l’espionnage
français.
Le complot contre le capitaine Dreyfus a sans doute été inspiré par
un feuilleton, Les Deux frères (1894) de Louis Létang :
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Paru du 27 avril au 20 juillet 1894 dans le supplément
illustré du Petit Journal, il a pour héros Philippe Dormelle, un
militaire en butte à la haine de méchants, dont un officier rival
envieux. En novembre, la troisième et dernière partie, « Le
faussaire » comprend cet épisode : dérobés dans le bureau du chef
de Dormelle devenu capitaine, et glissés dans une enveloppe
adressée à l'agent de l'attaché allemand, des documents secrets
accompagnés d'une lettre à l'écriture imitée à la perfection sont
retrouvés grâce à une dénonciation, au domicile du capitaine dans
une enveloppe prête à partir. Prévenue par l’officier félon, la
presse nationaliste s’empare de l’affaire et la monte en scandale,
ce qui devrait indélébilement éclabousser l’honneur du pauvre
capitaine.
L’Affaire aura provoqué la dissolution de la Section de statistique
du ministère de la Guerre en 1899. Le contre-espionnage n’allait
plus relever du ministère de la Guerre mais du ministère de
l’Intérieur (Sûreté générale) ; la recherche de renseignement serait
une simple et modeste section rattachée au Deuxième Bureau de
l’Armée.
Mais le développement du genre semble aussi obéir à d’autres
ressorts, idéologique (comme le déverrouillage de la
reterritorialisation patriotique) ou littéraire (comme la
sérialisation).
Affirmation de l’autonomie des règles du spionspiel, suspension des
interdits de la morale sur la tromperie, la dissimulation, le meurtre :
•
Georges Le Faure, Mémoires d’un espion militaire,
feuilleton de La Vie populaire illustrée (1895-1896) signé S***, puis
repris en 40 minces volumes chez Juven (en 1905 ? puis en 1910 ?).
Prise en écharpe du patriotisme, notamment par l’insolite
déterritorialisation d’une mise en réseau des orphelins de Paul
d’Ivoi :
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Dans trois romans de sa série des Voyages excentriques, La
Capitaine Nilia (1898), L’Aéroplane fantôme (1910), L'Ambassadeur
extraordinaire rééd. sous le titre Message du Mikado (1912).
Espions sériels.
Avec l’inquiétude montante générée par des crises à répétition
avec l’empire de Guillaume II et alimentée par une violente
campagne de presse lancée dans l’Action française en 1911-1912,
bien plus que d’autres secteurs de l’industrie culturelle (théâtre,
cinéma, BD, belles-lettres), c’est la littérature populaire qui
investit le genre.
Dans des collections comme Le livre populaire ou Les maîtres du
roman populaire de Fayard, Le livre de poche ou Le livre national
de Tallandier, Méricant, Rouff, Ferenczi, Nillson, se retrouvent
nombre de signatures connues. Le chansonnier Aristide Bruant, le
boulangiste Michel Morphy, Jules Mary, le spécialiste du pathos
militaro-patriotique, Georges Spitzmuller plus porté au roman
historique, Maurice Landay, auteur de la célèbre série Carot coupetête, l’humoriste Jean Drault, Paul Bertnay, spécialisé dans le
roman de mœurs... Même s’ils restent des auteurs d’espionnage
occasionnels, trois d’entre eux n’en montreront pas moins une
forte affinité pour l’espionnage, Gustave Le Rouge, Gabriel Bernard
et Paul d’Ivoi. S’y ajoutent d’autres romanciers populaires qui,
débutant leur carrière à ce moment, passent par l’espionnage :
Arthur Bernède, Louis Sollard, Robert Florigni et Charles Vayre,
Fernand Peyre, Marcel Priollet, H. R. Woestyn, Charles Dodeman…
Mais surtout, les héros récurrents de séries célèbres comme
Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain, Zigomar de Léon
Sazie confirment leur statut de Méchants absolus en espionnant la
France :
•
•
L’Agent secret (1911).
Zigomar au service de l’Allemagne (1916).
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
À une telle perfidie, Souvestre et Allain doivent même rétorquer
par une série en 15 volumes entièrement dédiée au contreespionnage.
•
Naz-en-l'air (1912), 2. Le Secret de Naz-en-l'air (1912), 3.
L'Ongle cassé (1912), 4. Les Tueuses d'hommes (1913), 5. Traître et
ministre (1913), 6. L'Armoire de fer (1913), 7. Le Mystérieux
clubman (1913), 8. Le Roi des flics (1913), 9. Évadés du bagne
(1913), 10. Espions de l'air (1913), 11. Crimes d'empereur (1913),
12. Épouse de forçat (1913), 13. Haine de bandit (1913), 14.
L'Échéance fatale (1913), 15. La Victoire de Naz-en-l'air (1913).
La mobilisation se poursuit évidemment durant le conflit et même
un peu dans les années 1920.
On espionne ou contre-espionne par inflexion momentanée d’une
série, comme les John Strobbins, Marcel Dunot ou Jean Flair de
José Moselli, par raccroc comme dans L'Éclat d'obus (1916) de
Maurice Leblanc, par marcottage comme Les Mystères de la cour de
Berlin (1916) de P. de Chantenay se poursuivant dans Les nouvelles
aventures de Tony, série signée Gabriel Bernard, ou comme les 188
feuilletons de Cœur de Française (1916) par Arthur Bernède dans
Le Petit Parisien à partir d’une courte pièce cosignée avec Bruant,
poursuivis par une série, Chantecoq (1921), doublés par une autre,
L'Espionne de Guillaume (1919) elle-même ultérieurement
réactivable, L'Espionne d'Hitler (1934)…
On espionne ou contre-espionne à la limite du tragique –
Rouletabille chez Krupp (1920) de Gaston Leroux –, par répétition
d’un drame passé (spécialité de Maurice Leblanc), en parodiant
l’enflure wagnérienne – Leblanc, L’Île aux trente cercueils (1919) –
, en recourant à la cruauté – Zigomar – mais en ne négligeant
jamais le panache patriotique.
Une fois imposée la guerre secrète aussi bien aux Bons qu’aux
Méchants, la fin patriotique a tôt fait de justifier les moyens. Un
milieu social, un territoire peuvent aisément devenir la cible de la
puissance dissolvante de l’espionnage. Les Bons peuvent-ils
réellement, sans altérer leur essence, instrumentaliser ces moyens
que l’axiologie patriotique juge pervers dans l’arsenal des
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Méchants ? Le roman d’espionnage pose la question dans le registre
psychologique (l’intégrité psychique ne résiste pas toujours au
chassé-croisé d'identités empruntées) et dans le registre éthique
(dont les règles entrent en contradiction avec les règles
pragmatiques) : une fois acceptée la spirale de la ruse, comment
être assuré que le Bien et le Bon ne sont pas imitables par quelque
grimace, quelque stratagème ?
Le second plus vieux métier du monde ?
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Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
L’ENTRE-DEUX-GUERRES
L’émancipation du genre.
La fiction de guerre secrète d’après la guerre ouverte se développe
dans quatre nouvelles directions.
S’instaure une forme de tradition, alimentée par des rééditions
(Paul Féval, Paul d’Ivoi, Gabriel Bernard, commandant de Wailly,
Albert de Pouvourville…), par des romanciers à l’inspiration
conservatrice (Gabriel Bernard, Arthur Bernède, Francis Carco, le
comte de Lignières, Guy de Téramond, Jean de la Hire), ou des
émules du Lupin de Maurice Leblanc (Jean-Joseph Renaud, RogerFrancis Didelot, Alain Martial).
Le genre devient plus redevable aussi aux traductions de la spy
fiction britannique – Somerset Maugham, Eric Ambler, Agatha
Christie, Edward Phillips Oppenheim, Peter Oldfield, Joseph-Smith
Fletcher, Lawrence G. Blochman ou la série du Pied bot de George
Valentine Williams…
Selon une formule de la fiction populaire, l’espionnage romanesque
procède aussi par hybridation :
Hybridation sous forme de tressage lorsque, articulé par
l’expérience de l’incertitude quant au sentiment du partenaire,
l’espionnage croise la thématique du roman d’amour : Charles
Robert-Dumas, Charles de Richter, Alfred Machard, Paul Darcy,
Jean Bommart…
Hybridation sous forme d’emprunt lorsque l’histoire d’espionnage
se coule dans un genre populaire déjà autonome – le roman
d’aventures scout (Jean de la Hire), le roman militaire colonial
(Maurice de Moulins), le roman d’aventures exotiques (André
Armandy), mais surtout le roman policier (Jacques Decrest, André
Martial, Jean-Toussaint Samat, Pierre Nord).
Enfin, le genre s’en remet à l’innovation. Notamment, il
s’ambiguïse (« fait ou fiction ? » se demande-t-on à la lecture) en
adoptant des formes de la littérature testimoniale (Gilbert
L’Entre-deux-guerres.
15
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
d’Alem), ou en la mettant au service d’une posture polémique de
dénonciation (Paul Allard, Robert Boucard, Xavier de
Hauteclocque). Mata-Hari devient une figure emblématique de
cette zone ambiguë.
L’espionnage essaime dans des collections populaires ne se
spécialisant pas dans ce genre – Grandes aventures et voyages
excentriques, Roman mystérieux, Criminels et policiers, le petit
roman d'aventures, Police, Police et mystère, Le petit roman
policier, Le Masque.
Parallèlement, émanent du genre des séries à héros récurrent :
•
Du côté de la littérature populaire traditionnelle, Thérèse
Arnaud, espionne française, Miss Téria de Marcel Allain.
•
Du côté du roman d’espionnage innovant, La guerre secrète
du contre-espionnage. Les aventures de Jean-Marie Le Coudrier de
Jean-Toussaint Samat.
La place de l’espionnage dans la culture médiatique change sous
l’effet de deux facteurs : les collections spécialisées et le
débordement du côté de la culture moyenne, par le roman et le
film.
L’émergence des premières collections spécialisées s’effectue en
profitant de la proximité de la fiction et du documentaire en
matière d’espionnage :
•
Charles Lucieto, principal pourvoyeur d’une collection chez
Berger-Levrault, La Guerre des cerveaux.
•
Mémoires de guerre secrète de la Librairie des ChampsÉlysées.
•
La guerre secrète chez Baudinière.
L’espionnage sort de la littérature populaire :
Du côté de la culture moyenne :
•
Maurice Dekobra : le personnage du Prince Séliman articule
Mon Cœur au ralenti (1924) à La Madone des Sleepings (1925) et
celui de Lady Diana à La Gondole aux chimères (1926).
L’Entre-deux-guerres.
16
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Pierre Mac Orlan : Filles d'amour et ports d'Europe (1932) et
La Nuit de Zeebruge (1934). Le roman militaire conçu comme
extension du roman de truands dans Le Camp Domineau (1937).
•
Francis Carco : Blümelein 35 (1937).
Du côté du cinéma :
•
Adaptations de biographies romancées : Jean Choux,
Espionnage ou la guerre sans armes (1928), Raymond Bernard,
Marthe Richard au service de la France (1937).
•
Adaptation de romans : ceux de Charles Robert-Dumas,
portés à l’écran par Pierre Billon, Deuxième Bureau (1935), Léon
Mathot, L’Homme à abattre (1936) et Les Loups entre eux (1936),
Maurice de Canonge, Capitaine Benoît (1938) ; ceux de Pierre Nord
par Félix Gandera Double crime sur la ligne Maginot (1937) et par
René Jayet et Robert Bibal Deuxième Bureau contre
Kommandantur (1939) ; celui de Jean Bommart, Le Poisson chinois,
par Pierre Billon sous le titre La Bataille silencieuse (1937).
•
Novellisations : roman de Thea von Harbou tiré de son
propre scénario réalisé par Fritz Lang, Spione (1928) ; sa
novellisation est traduite et publiée la même année sous le titre
Les espions. Sœurs d’armes (1938) de Léon Poirier, tiré de son
propre film (1937), source des illustrations de la novellisation ; le
film est lui-même tiré de La guerre des femmes. Histoire de Louise
de Bettignies et de ses compagnes (1924) d’Antoine Rédier.
L’Entre-deux-guerres.
17
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
LA GUERRE FROIDE
Hésitant retour.
Le retour à la paix fonde-t-il un nouveau modèle français pour la
fiction d’espionnage ?
On a beau tenter l’invention d’un saint patron national
(Schulmeister), opérer un retour au familier avec les collections
petit format (Mon roman policier ou Le petit roman policier de
Férenczi, 078 Service secret de SEG), ou aux anciennes signatures –
Jean Bommart, Jean Bardanne, Charles Robert-Dumas, LouisThomas Jurdant, Alfred Machard , Paul Maraudy…–, tenter le
pullulement d’éditeurs et de collections éphémères – à Lyon (PuitsPelu, Optic, Audin, la collection Azur-Riviera), Toulouse (STAEL),
Marseille (Oris), Monaco (EPMG), Alger, Casablanca, Bruxelles
(Notez, Draps, EDIMCO, le Globe) – voire à promouvoir la
Résistance dans la littérature-jeunesse (Les enfants de la Lorraine,
agents secrets de la Résistance d'Henri d'Alzon, Jean-Paul et France
Le Lorrain de Georges Fronval, les collections Les Alliés chez J.
Notiez ou Jeunesse héroïque des Éditeurs réunis), ce n’est pas ainsi
que le genre reconquiert son autonomie.
En fait, qu’il soit ancré dans l’expérience non-fictionnelle de la
guerre secrète (Pierre Nord, George Langelaan) ou dans la fiction
populaire (Edward Brooker, Maurice Limat), ce ne sera pas un
modèle français qui devait servir à la refondation de la fiction
d’espionnage – même s’il ne devait pas y être inconnu.
La formule de l’avenir, c’est ailleurs qu’elle s’invente, par le
truchement de Peter Cheyney.
À la fin des années quarante et au début des années cinquante, le
modèle du thriller américain « cheyneyisé » reçoit trois
interprétations dans le roman d’espionnage français :
•
La formule du tout-anglo-saxon avec les fausses traductions
– comme la série faussement traduite de John Silver Lee,
dissimulant deux duos français.
La Guerre froide.
18
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
La formule de la francisation du thriller – Roger Duchesne,
Léo Malet, André Héléna ou Frédéric Dard.
•
La formule des espions américains pourvus d’une French
connection – OSS 117 de Jean Bruce. C’est elle qui s’imposera.
L’âge d’or des collections.
Cette période d’intense crispation Est-Ouest a constitué l’âge d’or
du genre si l’on en croit cette chronologie des grandes collections :
NDLR : le chiffre indique la quantité de titres de chacune des
collections.
Fleuve noir, Espionnage, 1904 de 1951 à 1987.
L'Arabesque, Espionnage, 622 de 1954 à 1970.
Librairie des Champs-Élysées, Le Masque, Dossiers secrets, 19 de
1956 à1957.
Librairie des Champs-Élysées, Le Masque, Roman d’espionnage, 33
de 1958 à 1961.
Librairie des Champs-Élysées, Le Masque, Espionnage, 19 de 1961 à
1963.
Librairie des Champs-Élysées, Le Masque, Espionnage, 15 de 1962
à 1964.
Librairie des Champs-Élysées, Le Masque, Service Secret, 37 de
1964 à 1965.
Atlantic (Grand Damier), Top Secret, 198 de 1955 à 1962.
Les Elfes, Top Secret, 17 en 1963.
Galic, Carnets des services secrets, 65 de 1961 à 1964.
Galic, Contre-espionnage, 21 de 1961 à 1962.
La Guerre froide.
19
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Presses noires, Espionnage, 176 de 1964 à 1970.
Eurédif, Espionnage, 33 de 1970 à 1972.
Presses internationales, Jet Espionnage, 73 de 1959 à 1965.
Presses internationales, Choc Espionnage, 23 de 1962 à 1963.
Presses internationales, Inter-Espionnage, 210 de 1964 à 1971.
Presses internationales, Inter Choc Espionnage, 19 de 1964 à 1965.
Fayard, L'aventure de notre temps, 42 de 1956 à 1965.
Flammarion, Agent secret, 31 de 1964 à 1966.
L’Aventure de notre temps (Fayard) ne publie qu’un seul auteur,
Pierre Nord, ex-officier, déjà connu dès les années 30 et lui-même
praticien spionspiel.
Alors que le roman d’espionnage n’y était qu’occasionnel avantguerre, Le Masque décide de créer des collections spécialisées.
Collections essentiellement alimentées par des auteurs français,
cherchant de nouvelles formules – avec héroïnes, écriture
humoristique, voire les deux : Charles Exbrayat, Pierre Jardin (alias
Michel Durafour), Cornil Marcus (alias Raymond Lasuye)…
Ce n’est que progressivement que les Presses de la Cité séparent
l’espionnage en une collection distincte, pour répondre au succès
de la série de Jean Bruce OSS 117 :
•
24 millions de copies vendues pour l’ensemble des 87 titres.
•
OSS 117 survit à son créateur, dans 143 volumes (1966-1985)
signés J. Bruce (J. pour Josette, l’épouse de Bruce) et 24 (1987-92)
par leurs enfants François et Martine.
C’est Espionnage (Fleuve noir) qui aura la plus grande longévité
avec ses 1904 titres.
La collection recourt surtout à des héros sériels, inlassables et
hebdomadaires, défenseurs de l’Occident contre de malfaisants
La Guerre froide.
20
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
agents soviétiques, des agents doubles et des concitoyens naïfs ou
pollués par l’idéologie (autre nom du communisme, auquel seul le
bon sens partagé par auteurs et lecteurs s’opposait) :
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Mr Suzuki de Jean-Pierre Conty.
Face d’Ange d’Adam Saint-Moore.
Alex Glenne de M.G. Braun.
Calone d’Alain Page.
TTX 75 de Richard Caron.
Bonder de Marc Revest.
le Délégué de Pierre Courcel.
Gérard Lecomte KB-09 de F. H. Ribes.
Kristian Fowey de Marc Arno.
À l’autre extrémité du spectre du succès, voici la chronologie des
petites, voire minuscules, collections :
Étoile, Série Choc, 6 de 1949 à 1959.
Champ de Mars, coll. Moulin noir, 18 de 1959 à 1962.
C.P.E., Agent spécial, 13 de 1952 à 1953.
C.P.E., Guerre secrète, 4 en 1955.
C.P.E., Le roman d'espionnage, 8 en 1955.
Le Trotteur, Espions et agents secrets, 25 de 1952 à 1954.
Flamme d’or, Missions secrètes, 20 de 1952 à 1953.
Roger Séban, Espionnage-Aventures-Police, 18 de 1953 à 1958.
Nouvelles presses mondiales, Contre-espionnage, 5 de 1954 à 1955.
La Seine, Espions, 8 de 1955 à 1956.
La Seine, Agents secret contre X, 8 en 1956.
Thill, Espionnage, 4 en 1956.
Thill, Stop Espionnage, 4 en 1956.
La Guerre froide.
21
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Thill, Le Loup, 4 en 1956.
Marcel Dauchy, Espionnage / Rouge et Noir, 4 en 1957.
Gerfaut, Chut espionnage, 8 de 1957 à 1959.
Gerfaut, Espionnage, 8 de 1963 à 1964.
Gerfaut, Espionnage, 30 de 1967 à 1969.
Le Cobra, Espionnage, 6 de 1959 à 1960.
Au milieu du spectre se trouvent des collections génériquement
éclectiques, publiant de l’espionnage, certes, mais parmi des titres
policiers : La Chouette (Ditis), la Série noire (Gallimard) et Un
Mystère (Presses de la Cité).
Déjà largement consacrée à la traduction de thrillers américains,
la Série noire n’en publie pas moins une poignée d’auteurs français
d’espionnage, à commencer par la série du Gorille d’Antoine L.
Dominique :
•
50 titres entre 1954 et 1961.
•
Certains adaptés à l’écran, par Bernard Borderie – Le Gorille
vous salue bien (1958) et La Valse du Gorille (1959).
•
Et par Maurice Labro – Le Gorille a mordu l’archevêque
(1962).
•
En 1990 Le Gorille allait devenir aussi une série télévisée de
13 épisodes.
Aux Presses de la Cité, la collection Un Mystère adopte une
stratégie inverse de celle présidant à ses romans policiers.
Traduction d’auteurs anglais et américains pour ces derniers,
contre auteurs surtout français pour l’espionnage (Jean Bruce,
Jean-Pierre Conty, G. Morris, Michel Lebrun, Alain Yaouanc, Michel
Carnal…) – ce qui ne doit pas faire oublier Peter Cheyney. Le mot
espionnage n’apparaissait d’abord qu’occasionnellement en
première de couverture avant d’y figurer de manière plus
consistante pour refléter adéquatement le contenu des romans.
La Guerre froide.
22
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Sur fond de collection, la série et son héros récurrent constituent
la principale forme de reconnaissance, de consécration. Mais pas
la seule, puisque reconnaissance internationale, reconnaissance
institutionnelle, reconnaissance commerciale ou reconnaissance
intermédiatique peuvent singulariser certaines œuvres.
Si l’on excepte OSS 117, traduit en 17 langues, la fiction
d’espionnage n’a certes guère bénéficié ni de traductions
(reconnaissance par des cultures étrangères, alors que certaines
collections françaises traduisaient abondamment), ni de prix
(reconnaissance par l’institution). Toutefois, même dans une
collection apparemment homogène comme celle du Fleuve noir,
quatre séries s’imposaient par leurs ventes (reconnaissance par le
lectorat) :
•
•
•
•
Gaunce.
L’équipe polycéphale de Rank.
Coplan.
L’Agent spécial.
Et en matière d’adaptation pour l’écran (reconnaissance
intermédiatique), le cinéma français de la période puisait presque
exclusivement dans la production romanesque :
1950-1962
Qté
adaptations
1950
1
1
1951
2
2
1955
2
2
1956
3
2
1957
3
3
1958
2
2
1959
4
4
1960
1
1961
2
1
1962
1
1
Au moment de la Guerre froide, des grands producteurs de fictions
d’espionnage, les États-Unis, l’Angleterre et la France, seule cette
dernière a directement affaire avec la montée en puissance d’un
parti communiste. Non pas une puissance armée, puisque en 1944,
le Parti communiste français a accepté le désarmement de ses
milices ; mais une puissance politique (aux élections de 1945, 26 %
du vote et 159 députés) qui participe au gouvernement jusqu’en
1947 et la Guerre d’Indochine. Grève quasi-insurrectionnelle de
1947, coup de Prague en 1948 : même si les communistes jouent le
jeu électoral, leur loyauté nationale est suspectée, possible, voire
probable ennemi intérieur dans cette guerre entre Blocs. La
La Guerre froide.
23
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
résurgence de la fiction d’espionnage se fonde sur un
anticommunisme nationaliste populaire.
Après les années sombres de l’Occupation et de la Collaboration,
cette idéologie ne trouvait qu’une diffuse expression politique dans
le cadre d’une IVe République gouvernée au centre du spectre
politique par socialistes ou socio-démocrates. La franche
bipolarisation n’arrive qu’avec la constitution de la Ve République.
À défaut d’expression politique (le Front national n’arrivera à jouer
ce rôle qu’à partir de 1987), cette idéologie trouve une
représentation dans un genre fictionnel dont l’inspiration puise
largement (mais pas uniquement) dans l’anticommunisme, le
racisme et l’élitisme.
Dans la culture médiatique de l’âge d’or des séries d’espionnage,
ni la radio, ni la télévision, ni la BD n’ont significativement
participé au développement du genre.
Bien peu d’adaptations, même si on peut relever :
•
Le feuilleton radio hebdomadaire OSS 117 sur Europe 1 en
1962 – Bruce y présentait l’épisode de la semaine et discutait avec
l’acteur jouant le rôle d’Hubert Bonnisseur de la Bath.
•
Trois romans de Pierre Nord adaptés en strips quotidiens
dans les journaux.
Dans la BD, l’espionnage n’avait qu’une présence clignotante :
•
Ses origines caricaturales chez les Pieds Nickelés de Louis
Forton (1916-1917) avaient harnaché l’anarchisme du trio de
malfrats pour le mettre au service de l’effort de guerre.
•
On ne trouve pas souvent le genre dans un média alors
largement destiné à la jeunesse, ce qui rend Sogny (1939-1942)
d’autant plus remarquable dans Le Journal de Mickey.
•
L’espionnage de la Guerre froide trouve à s’immiscer
occasionnellement dans des séries ne relevant pas du genre,
comme L'Affaire Tournesol (1956) d’Hergé ou Ling l'espion (1960)
dans Garry, la série de guerre de Félix Molinari…
•
Bien peu d’espions professionnels apparaissent dans les
albums de la ligne claire. Et dans la série Blake et Mortimer
d’Edgar P. Jacobs (7 titres mais 9 albums dûs à l’auteur lui-même
La Guerre froide.
24
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
entre 1950 et 1967, plus deux volumes de Bob de Moor), Blake,
agent du MI5, doit non seulement partager la vedette avec un
scientifique, Mortimer, mais aussi combattre Olrik dont la
malveillance est moins redevable à la guerre secrète de l’époque
qu’à la SF.
•
C’est inspirés par la télésérie britannique The Avengers
qu’André-Paul Duchâteau et Jean Van Hamme (sc.) et Géri (ill.)
essaient une approche plus légère avec Mr Magellan, une série de 5
titres (1970-1975).
•
La politique d’adaptation d’Artima se fonde plus sur une
décision d’affaires (étendre les ventes de séries des Presses de la
Cité à des non-lecteurs) qu’à un choix esthétique.
À la télévision, c’est tardivement et dans une série courte mais
étirée que les premiers héros sériels allaient faire leur apparition :
•
Les 10 épisodes de Commandant X (1962-1965) de Jacques
Antériou et Guillaume Hanoteau.
La crise 007
James Bond contre Dr. No (1962) rapporte au box-office français
presque 5 fois ses coûts de production. Un tel succès affecte non
seulement la carrière cinématographique de 007 (avec ses hauts et
ses bas, il règne sur le cinéma d’espionnage bien au-delà de
l’effondrement du bloc soviétique), mais aussi l’évolution de
l’industrie culturelle.
Coproductions continentales, parodies ou imitations, auxquelles
participent des producteurs, des scénaristes ou des acteurs
français. De 1 à 4 par an, le nombre de films relevant du genre
bondit durant la spy craze de 1963-67 :
Qté
adaptation
novellisation
La Guerre froide.
1963
5
5
1964
10
2
2
1965
17
5
1966
14
9
1967
7
3
25
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
On assiste surtout à une baisse du lectorat de romans
d’espionnage. À la baisse générale du lectorat s’ajoute ce qui
semble être le déplacement de ce qu’il en reste de la guerre
secrète vers le roman de guerre (Baroud, Feu, Gerfaut…) Dans les
années 70, toutes les petites collections d’espionnage auront
disparu.
Espionnage (Presses noires) a beau changer son apparence et
devenir Espionnage (Eurédif), rien n’y fait.
À la fin des années 60, la Série noire diversifie son espionnage,
mais il y reste très minoritaire :
•
•
•
•
Triste fin de la carrière de Jean Bommard.
André Gex.
Jean Delion.
Inhabituel et pessimiste scepticisme de Francis Ryck.
Les Presses de la Cité réagissent au nouveau contexte par la
collection Espiorama, les auteurs reçoivent des instructions plus
serrées, mais rien n’y fait.
Le Fleuve noir s’en sort mieux. Les couvertures identifient plus
explicitement les séries, les anciennes comme :
•
Gaunce et Tamara de Serge Laforest.
•
Francis Coplan de Paul Kenny (plus tard FX18, K, Paul
Kenny).
•
Les confusionnantes mutations de
Claude Rank avec
Combat de l'ombre, Force M, Série Force M, Le monde en marche,
Priorité rouge.
Et des nouvelles :
•
Depuis le flop (2 volumes) de Lieutenant ZAC de Robert
Travis (1996).
•
Jusqu’au succès relatif du burlesque Espiomatic (102
volumes, de Vic Saint-Val alias Gilles Morris-Dumoulin, 1970-1979).
•
En passant par deux séries James Bond (13 volumes en 197982, et 12 en 1996-1997).
La Guerre froide.
26
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Mais, dans l’esprit du temps, on demande aux auteurs d’aborder
des thèmes plus à gauche. Si l’on excepte G. J. Arnaud, critique de
la politique internationale US depuis le golpe de Pinochet en 1973,
ces romanciers droitiers ne s’avèrent guère convaincants et le
lectorat ne suit pas. La collection ne sait pas renouveler son
inspiration, et finalement l’éditeur jette l’éponge en 1987.
Initialement, Plon avait fondé sa collection Espionnage pour
accueillir James Bond et 6 séries françaises ; mais le succès du SAS
de Gérard de Villiers amène à redessiner le concept : 007 part
ailleurs, Espionnage garde les séries (pas longtemps) et SAS
s’autonomise. La signature et le très reconnaissable logo vont
passer, inchangés, à travers plusieurs configurations commerciales
et presque cinq décennies, un record.
Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique prince autrichien
travaille en freelance pour la CIA afin de retaper son château. Il a
commencé à défendre l’Occident en 1965 et y est encore. Gérard
de Villiers (1929-2013) a été le prolifique survivant d’un état passé
du genre : plus de 200 titres en 2013, 5 par an, 200 000
exemplaires chacun. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, la fiction
d’espionnage sérielle française s’était réduite à ce noyau, la seule
série-collection SAS.
SAS n’a pas inventé la série-collection ; mais son succès a poussé
d’autres éditeurs à émuler la formule, sans grand succès.
SAS est traduit en Allemagne, en Russie, en Turquie, au Japon. Il a
suscité deux films, des parodies, quelques BD.
Pourquoi tant insister sur l’industrie culturelle pour évoquer
l’évolution du genre ? Parce que, de la Guerre froide à la fin de la
détente, l’âge d’or du roman d’espionnage français est fortement
marqué par son mode de production sérialisé : héros éponymes,
collections spécialisées, signatures reconnus par les aficionados,
reconnaissance trouvée dans la sérialisation et pas chez les
prescripteurs culturels ; les best-sellers individuels sont rares, et le
genre méprisé par l’institution littéraire. Parce que, du point de
vue du genre, 1962 a moins été le début de la détente que celui de
007, et que 1966, date du retrait français de l’OTAN, s’est avéré
La Guerre froide.
27
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
moins significatif que 1969, date de la disparition de la majorité
des collections. Pour son lectorat, la pertinence sociale du genre
dépasse la pertinence politique qu’il s’arroge.
La Guerre froide.
28
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
UNE NOUVELLE CONFIGURATION
La survie de SAS ne doit pas masquer la quasidisparition des collections en format de poche
spécialisées. En fait, la nouvelle configuration de la
fiction d’espionnage pourrait se synthétiser en quelques
grandes tendances : un développement en silo de
chaque média assez pauvre en adaptations, une
nouvelle diversité en matière de formats, de sociologie
des auteurs, une nouvelle diversité en matière de
narration, un élargissement en direction de la
littérature générale.
Et après les collections ?
Si les collections disparaissent, que deviennent les
séries ?
Dans la génération de cette reconfiguration, Henri
Coupon, Éric Laurent ou Antoine Bello tentent de
maintenir une production sérialisée (même éditeur,
même signature, même héros) ; mais leur succès est
bien plus modeste que celui de de Villiers. Ces séries
courtes partent dans deux directions :
•
Percy Kemp, Guillaume Lebeau, et Philippe
Cavalier proposent une forte intégration narrative de
leurs séries (trilogie, tétralogie).
•
Contrairement à Bernard Besson et Daniel
Hervouët (même éditeur, même signature, mais pas le
même héros), Jean-Paul Jody (même signature, même
héros mais pas le même éditeur), Jean-Marie Albert,
Yves Bonnet et Vincent Crouzet (même signature, mais
de nombreux éditeurs et pas le même héros).
Une nouvelle configuration.
29
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Par ailleurs, ce n’est qu’occasionnellement
qu’un romancier à succès comme Jean-Loup Sulitzer
verse dans l’espionnage.
Fréquemment, dans la fiction elle-même, c’est le récit
qui se refuse à la sérialisation :
•
Ainsi, telle une fugue musicale d’amour et
d’espionnage, Le Violon d’Hitler (2008) d’Igal Shamir
tresse la résolution d’une énigme politique et
musicologique et la lente constitution d’un couple. Si
l’énigme trouve bien sa solution, l’histoire d’amour
tourne court : l’espionne est tuée en mission et la
conclusion ne laisse guère de doute sur le tragique
destin attendant le héros violoniste virtuose et exespion.
BD, TV : intégration de l’espion à la culture
médiatique ?
Le roman d’espionnage continue à n’être que
faiblement intégré dans la culture médiatique, ce qui a
pour conséquence que le roman sériel de la phase
précédente n’est remplacé ni par la BD, ni par la
télévision, ni par le cinéma ou les jeux.
En comparaison avec les créateurs italiens traduits,
Pratt, Giardino, Micheluzzi, Dal Pra’ et Torti, qui
n’hésitent pas à mettre en vedette des espions
professionnels, la BD franco-belge semble bien timide.
Jusque dans les années 80, l’esprit des années 70
propose des alternatives à la BD d’espionnage pour la
jeunesse :
Une nouvelle configuration.
30
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Parodies – comme la série Les aventures de la
James du Tiers-Monde de Françoise Prévost et Georges
Pichard (1975), SAR, Son Altesse Rarissime d’Alain Krief
(1982).
•
Érotisme – comme L’Inconnu de Hong-Kong de la
série Scarlett Dream de Claude Moliterni et Robert Gigi
(1979), la série Félina de
Victor Mora et Annie
Goetzinger (1979-1986).
•
Esthétique échappant à la ligne claire – comme
la série Les Aventures de Brian et Alvès de Frédéric
Charpier (un journaliste qui devait beaucoup écrire sur
l’histoire secrète) et José Abel (1984).
•
Essais sans lendemain – comme Le Tombeau de
l’ombre de L.E. Garcia (1980), Une Valise pour Jupiter
G. Bouchard (1982).
Selon une formule éprouvée, une synthèse de la ligne
claire et de l’espionnage pour un lectorat plus adulte
rencontre un (modeste) succès en se glissant dans des
séries établies :
•
Lloyd d’Antoine Andrieu et Philippe Berthet.
•
Une aventure de Condor de Jean-Pierre
Autheman et Dominique Rousseau.
•
Jenny Jones de Martin Lodewijk et Eric Heuvel.
•
s (1986) dans lequel le scénariste Marc Barcelo
fait prendre une intéressante tournure espionnage à la
série de Jean-Louis Tripp Une aventure de Jacques
Gallard.
L’espion de métier sérialisé ne s’impose pas tout de
suite. Mais il ne perd rien pour attendre :
•
Stone (1984-1986) de Jan Bucquoy
l’illustratrice Marianne Duvivier ouvre la voie.
et
Une nouvelle configuration.
31
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Dans une veine paranoïde, inspiré par la trilogie
Bourne de Ludlum, la série XIII de Jean Van Hamme
(sc.) et William Vance (ill.) (1984-2007) qui rencontre le
plus grand succès – 19 albums, plus 1 ajouté par Yves
Sente (sc.) et Youri Jigounov en 2011, un autre plus ou
moins directement lié à l’intrigue principale en 2004,
par Van Hamme (sc.) et Jigounov (ill.) et, depuis 2008,
XIII Mystery, de 4 albums et une préquelle développant
le passé de quelques personnages de la série originale
est toujours en cours.
•
Un tel succès ne passe pas inaperçu. Pascal
Renard (sc.) lance en 1997 Alpha, série développant un
univers de Russie post-soviét que (suite à la mort de
Renard après 2 volumes, Mythic écrit 7 autres titres,
toujours dessinés par Jigounov, et ce dernier en
scénarise un autre en 2009).
•
Associé à un autre dessinateur, Philippe Aymond,
Van Hamme développe une série d’espionne-malgréelle à partir de 2004, Lady S.
•
Quant à Tarek, il fait suivre son cycle de guerre
de 3 albums Sir Arthur Benton par un second cycle de 3
albums couvrant la période du procès de Nuremberg à
la mort de Staline, ce dernier illustré par Vincent
Pompetti.
Aux débuts de la télévision, les séries d’espionnage
américaines étaient absentes des écrans français ; il
leur faudra partager la vedette avec les séries
britanniques lors de la spy craze :
•
La formule <humour + hédonisme + gadgets> est
commune à Des agents très spéciaux de Norman Felton
et Sam Rolfe (105 épisodes) et à Chapeau melon et
botte de cuir de Sydney Newman et Leonard White (161
épisodes) – diffusés à partir de 1967. Mission Impossible
Une nouvelle configuration.
32
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
de Bruce Geller (171 épisodes) retient, elle, la formule
< professionnalisme + gadgets> et Max la Menace de
Peter Segal (138 épisodes) la formule <parodie des
gadgets et du professionnalisme>.
Quant aux séries françaises, leur succès reste modeste,
et l’adaptation peu fréquente :
•
Les Atomistes de Léonard Keigel (26 épisodes,
sur la Première chaîne).
•
L’humoristique Espionne et tais-toi de Claude
Boissol (13 épisodes, 1986-1989, sur Antenne 2).
•
Coplan adapté de la série de Paul Kenny par
différents réalisateurs (6 épisodes, 1989-1991, sur
Antenne 2).
En contraste, le cinéma…
Le cinéma puise plus régulièrement son inspiration dans
l’univers de l’espionnage.
L’adaptation reste même importante dans la période
qui a succédé à la spy craze :
Qté
Adaptations
1
9
6
8
3
1
19
68
19
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3
3
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2
1
1
1
1
1
2
1
3
1
1
1
•
L’Orchestre rouge (1989) de Jacques Rouffio
adapte l’ouvrage non-fictionnel de Gilles Perrault paru
deux décennies auparavant.
Une nouvelle configuration.
33
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
L’Affaire Farewell (2009) de Christian Carion
adapte Bonjour Farewell. La vérité sur la taupe
française du KGB (1997) de Serguei Kostine paru 12 ans
plus tôt. Une Affaire d’État (2009) d’Éric Valette
adapte le roman de Dominique Manotti Nos fantastiques
années fric (2001).
•
Imogène McCarthery (2010) d’Alexandre Charlot
et Franck Magnier adapte le premier d’une série
humoristique d’Exbrayat (Ne vous fâchez pas Imogène !
1959).
Six remakes sont tirés de films français contre un
remake français de film américain :
•
Nikita (1990) de Luc Besson inspire Stephen Shin
à Hong Kong et John Badham aux USA, sans parler des
deux téléséries (une canadienne et l’autre américaine).
•
La Totale (1991) de Claude Zidi inspire True Lies
(1994) de James Cameron.
•
Anthony Zimmer (2005) de Jérôme Salle inspire
The Tourist (2010) de Florian Henckel von
Donnersmarck.
•
En revanche, Double zéro (2003) de Gérard Pirès
est un remake de Spies Like Us (1985) de John Landis.
Réédition et suites singularisent occasionnellement tel
roman, telle BD, alors que les novellisations restent
rares :
•
Réédition dans un nouveau format comme
Alpha, Intégrale : Un agent à Moscou (2005).
•
Préquelles de XIII Mystery.
•
Seul Olivier Douyère, qui avait scénarisé le film
de Frédéric Schoendoerffer Agents secrets (2003), tire
un roman de son propre scénario.
Une nouvelle configuration.
34
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Un Changement de la garde
Si l’on compare avec le groupe des écrivains
sociologiquement homogène de la période précédente
étudiés par Érik Neveu dans L'Idéologie dans le roman
d'espionnage (1985), le paysage du genre a beaucoup
changé.
Le roman d’espionnage a toujours ses idéologues (mais
l’idéologie change), ses journalistes, ses spécialistes de
la guerre secrète ; mais il gagne aussi des universitaires :
•
Les fictions de Clément Weill-Raynal (2006) et
Pierre Rehov (2008) s’avèrent moins simplistes, moins
stridentes que leurs déclarations publiques antipalestiniennes.
•
Alors que les romans de Jean-Pierre Perrin
(2006) ou Edmond Zuchelli (2008) ne tirent pas trop des
carrières des romanciers
(vie aventureuse en
Afghanistan pour l’un, dans les médias pour l’autre), la
série Commissaire Martucci d’Yves Mamou profite de
l’expérience de l’auteur, journaliste économique au
Monde. Olivier Weber et Michel Crespy sont journalistes
et universitaires. L’un est correspondant de guerre (The
Sunday Times, The Guardian, Libération, Le Point…) ; il
a beaucoup publié sur les guérillas (Tamouls, Karens et
Shans, FPLE en Erythrée, Front Polisario au Maroc,
talibans, rebelles tchétchènes, SPLA au Soudan, Khmers
rouges,
maquis
anti-Saddam,
fondamentalistes
kashmiri, peshmergas). L’autre préfère la politiquefiction. Après une carrière de journaliste (AFP, FranceSoir, Géo, Paris-Match), la fiction de Patrick Hutin
laisse transparaître son scepticisme quant à
l’espionnage.
Une nouvelle configuration.
35
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
•
Bernard Besson est membre du Secrétariat
général de la Défense et de la sécurité nationale, exdirecteur de la Police des jeux. Yves Bonnet a dirigé la
DST et fondé le Centre international de recherches et
d’études sur le terrorisme et l’aide aux victimes du
terrorisme. Ex-militaire et connaisseur d’histoire des
religions, Jean-Marie Albert entremêle ces deux
domaines dans ses romans. Claude Thévenet, exenquêteur à la DST a pour héros un ex-enquêteur à la
DST. Les compétences aérospatiales d’Éric Dautriat ou
de recherche sur les économies souterraines de Michel
Koutouzis profitent à leurs romans. Prolifique,
polyglotte, consultant en Études tactiques du MoyenOrient,
Percy Kemp vend de l’information à des
intérêts privés.
•
Tous ces spécialistes n’empêchent pas des
romanciers plus insolites. Comme Éric Laurent qui à ses
best-sellers sur des sujets politiques, tresse des romans
d’espionnage depuis 1988, passant de l’ambitieux KarlMarx avenue (1987) à la série Seth Colton. Ou comme
Jean-Jacques Reboux, poète, pamphlétaire, éditeur en
délicatesse avec l’Opus Dei.
En comparaison avec la minuscule minorité de
romancières de l’époque précédente (Josette et
Martine Bruce écrivaient une série, mais Rita Kraus,
Sylvette
Cabrisseau
n’ont
contribué
qu’occasionnellement au genre, Monique Henry et
Anne-Mariel cosignaient avec un homme, Anne Gatineau
se cachait derrière une signature masculine, Mike
Cooper…), leur pourcentage est aujourd’hui plus
important, leurs profils plus diversifiés :
•
Claude d’Abzac, docteur en histoire, travaille au
Centre d’études d’histoire de la Défense. Catherine
Une nouvelle configuration.
36
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Fradier est ex-barmaid, ex-policière, ex-vendeuse.
Corinne Evens se consacre au Musée de l’histoire des
Juifs polonais à Varsovie, Anne Rambach à l’activisme
gay, Stéphanie Benson à la littérature jeunesse, Elena
Arseneva à sa série sur les enquêtes du boyard Artem
dans la Russie médiévale, Christine Kerdellant à
l’Entreprise et au Figaro Magazine.
•
La situation est moins différente au cinéma et
en BD où les femmes sont relativement peu
nombreuses, comme scénaristes ou réalisatrices au
cinéma, comme scénaristes ou dessinatrices en BD.
Aucune n’a réalisé de film d’espionnage. Marianne
Duvivier dessine les scénarios de Bucquoy pour Stone,
Natacha ceux de Crisse pour Les Ombres du passé
(1986), Annie Goetzinger ceux de Victor Mora pour la
série Félina et de Pierre Christin pour Le Poisson rouge
(2004). Toutefois la série Les aventures de la James du
Tiers-Monde dessinée par Georges Pichard est écrite par
Françoise Prévost et la série KGB dessinée par Malo
Kerfriden, est écrite par Valérie Mangin.
Même si les importations anglo-saxonnes dominent, on
constate aussi une importante diversification dans
l’origine des traductions, voire dans les profils
interculturels des auteurs :
•
Certains remplissent le vieux moule de la série :
Richard Sapir et Warren Murphy, Mark Burnell, George
Chesbro, Paul Eddy, Andy McNab. D’autres ont un héros
récurrent mais pas toujours : Barry Eisler avec John
Rain, Allan Folsom avec John Barron, Jack Higgins avec
Sean Dillon, Daniel Silva avec Gabriel Allon, Robert
Ludlum et ses franchises…
•
Une signature connue fidèle à un même éditeur
publicise la spécialisation de l’auteur : James Grady
Une nouvelle configuration.
37
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
chez Rivage, Henry Porter chez Balland et CalmannLevy, Olen Steinhauer surtout chez Liana Lévi, David
Baldacci surtout chez Belfond, tout comme Joseph
Kanon, Nelson De Mille surtout chez Michel Lafon.
Contrairement à David Ignatius, Charles McCarry,
Christopher Reich dont chaque roman paraît chez un
autre éditeur. Certaines signatures sont bien connues,
voire reconnues : John Le Carré, Robert Littell, Ken
Follett, Frederick Forsyth, Ian Rankin, Philip Kerr.
D’autres sont encore riches de promesses ; ainsi, seuls
cinq des romans policiers historiques d’Alan Furst sur
dix sont traduits.
•
Belén Ruiz de Gopegui et Alicia Dujovne-Ortiz
sont traduits de l’espagnol, Leif Davidsen du danois,
Arnaldur Indridason de l’islandais, Angel Wagenstein et
Alex Popov du bulgare, Pavel Vilikovský du slovaque,
Alexandre Zviaguintsev du russe…
•
Du point de vue thématique, nonobstant
l’insistance des éditeurs à traduire des thèmes clichés
sans grande pertinence pour un lectorat français,
comme la énième tentative contre la vie du président
américain, le cliché lui-même peut redevenir une
situation fraîche quand, comme dans Madame la
Présidente (2009 [2006]) d’Anne Holt (elle-même exministre de la Justice), l’affaire devient norvégienne.
Et dans l’autre sens, des auteurs américains comme
Olen Steinhauer ou Alan Furst réussissent à donner un
authentique point de vue de l’ennemi, pour faire saisir
non seulement ses choix politiques mais aussi la
phénoménologie de sa situation.
•
Quant aux profils interculturels des auteurs, en
voici un bouquet. Nicolas Verdan est publié en Suisse
et Jean-Jacques Pelletier au Québec. Lionel Noël, né en
Belgique, vit et publie au Québec; le romancier JeanHugues Oppel et le bédéiste Daniel Ceppi sont Suisses
Une nouvelle configuration.
38
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
mais publient en France, contrairement aux Suisses
Dominique Willemin et Sébastien Pet publiés à Genève.
Né en France, Patrick de Friberg vit au Québec, est
publié dans les deux pays et signe aussi Mornevert.
Percy Kemp est né à Beyrouth d’une mère Libanaise et
un père Britannique; Corinne Evens en Belgique d’une
mère Polonaise et un père Flamand, Elena Arseneva en
Russie d’une mère Russe et un père Italien – elle vit à
Paris. Tout comme Stéphanie Benson, qui elle est née à
Londres. Traduit du russe, Boris Akounine est assez
interculturel en lui-même : de père Georgien, de mère
juive russe, il vit à Moscou où il enseigne la culture
japonaise. De même, Nury Vittachi, traduit de l’anglais,
est né au Sri Lanka, vit à Hong Kong, est maître de
fengshui. Christopher Gérard né à New York est un
journaliste et romancier belge de droite, néo-païen.
Igal Shamir est né à Tel-Aviv et vit à Paris; Pierre Rehov
à Alger et vit aux USA; Michèle Mazel est l’épouse d’un
ambassadeur israélien; tous écrivent en français et
thématisent leur propre interculturalité dans leurs
fictions. En revanche, Robert Littell, né à New York
dans une famille juive lithuanienne et qui partage sa
vie entre USA et France, n’écrit pas français ni n’écrit
sur la France.
On constate aussi une diversification du mode de
narration. À l’époque des collections spécialisées, les
histoires
étaient
massivement
contemporaines
(écrivains, lecteur et personnages partageant grosso
modo le même temps). Si la forme du commentaire sur
les aléas du temps présent reste dominante, elle doit
partager la vedette avec trois autres rendus du temps :
prospectif, rétrospectif et intriqué.
Une nouvelle configuration.
39
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Otages pris dans un théâtre moscovite par un
commando tchétchène, criminels en col blanc,
détournement de la recherche scientifique, délit
d’initiés sur une ressource vitale au Moyen-Orient,
génocide rwandais… : les thèmes des romans continuent
à être inspirés par les nouvelles internationales. La
fiction se présente comme la narration paradoxale
d’une vérité qu’elle décrit mieux que les médias, ou
dont elle ose dénoncer les causes cachées :
•
(2003)
(2003)
(2004)
Les exemples renvoient à La Tête du cobra
de Vincent Crouzet, Les Eaux d’Hamourabi
de Bernard Besson et La Position du Missionnaire
de Jean-Paul Jody.
L’anticipation peut s’avérer plus ou moins marquée,
plus ou moins précise, voire le céder à l’uchronie :
•
Alors que l’histoire de chacun des volumes de la
trilogie de Guillaume Lebeau, Pentagone (2007),
Hexagone (2008) et Trigone (2010) n’anticipe que de
très peu par rapport à leurs années de parution, Michel
Crespy situe son thriller politique rejouant Caïn et Abel,
L’Affaire Léopold (2007), vingt ans après la date de
parution, en 2027.
•
Les six volumes de la série EPICUR de Stéphanie
Benson se déroulent aussi dans les années 2020 ; tout
comme Les Allumettes de la sacristie (1998) de Willy
Deweert.
•
En BD, Avant guerre (1985) de Guillaume Faye,
Jean-Marc et Eric Simon, est une classique anticipation.
En revanche, J'ai épousé une communiste (2003) de
Willemin et Pet est une uchronie rétrospective :
l’affaire se passe en dans une Confédération helvétique
du côté du Pacte de Varsovie, en 1963, le scénariste et
Une nouvelle configuration.
40
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
acteur d’une télésérie à succès prévoit narrativement
l’assassinat de Kennedy…
C’est toutefois la montée en puissance du roman
d’espionnage historique, rétrospectif, qui se remarque
le mieux :
•
Retour sur la Guerre froide, modeste toutefois :
distance ironique de OSS117 : Le Caire, nid d’espions
(2006) de Michel Hazanavicius ; BD du second cycle de
la série Pin-up de Berthet et Yann (1998, 1999, 2000)
explicitement inspiré de Milton Caniff, série KGB (20062010) de Valérie Mangin (sc.) et Malo Kerfriden (ill.).
•
Retour plus insistant sur la Seconde Guerre
mondiale : romans de Patrick Rotman L’Âme au poing
(2004), de Joseph Bialot 186 marches vers les nuages
(2009), de Claude d’Abzac Opération Cyclope (2010), de
Jean d’Aillon Juliette et les Cézanne (2010)… ; BD de
Stéphane Perger et Tarek avec la série Sir Arthur
Benton (2005-2006), de René Sterne avec la série Adler
(1987-2003).
•
Accroissement
du
nombre
de
périodes
historiques visitées, tendance soutenue par les romans
en traduction :
o
La Guerre de 14 – la série BD La Croix de
Cazenac de Pierre Boisserie (sc.) et Éric Stalner (ill.) les
romans Vert et florissant (2005) de Pavel Vilikovský et
Zanzibar 14 (2008) de Jean-Jacques Langendorf.
o
La Révolution bolchévique – la BD de Crisse et
Natacha, Les Ombres du passé (1986) ;
o
Les années 30 – le film d’Éric Rohmer Triple
agent (2004) ; la tétralogie de Philippe Cavalier Le
Siècle des chimères (2005-2008).
Une nouvelle configuration.
41
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
o
1756 et les Lumières pour L’Homme de jade : un
roman d’espionnage (2001) de Jacques Baudouin ; 1643
et les négociations pour mettre fin à la Guerre de
Trente ans pour pour Jean d’Aillon La Conjecture de
Fermat (2006) ; relations entre Bogomils et Cathares
dans L’Épopée du livre sacré (1999) d’Anton Dontchev ;
croisade des Albigeois au XIIIe siècle pour L’Espion du
pape (2009) de Philippe Madral et François Migeat.
o
On traduit aussi La Spirale (2005 [2004]) de
Gayle Lynds, L’Homme du bunker (2005 [2003]) de Jack
Higgins, Le Roi de la soie (2006 [2002]) de Francine
Mathews, La Variante Istanbul (2010 [2007]) d’Olen
Steinhauer, L’Affaire Crownhill (2009) de Georges et
Corinne Evens, Le Silence des héros (2007 [2005]) de
Scott Turow, La Femme de Bratislava (2006 [2001]) de
Leif Davidsen.
•
Parfois, la relation entre le présent et le passé
est organiquement thématisée par une fiction qui les
entremêle :
o
La BD d’Isabelle Kreitz L’Espion de Staline.
o
Après moi, Hiroshima (2001) de Franck Pavloff,
Le Vengeur (2003 [2003]) de Frederick Forsyth.
o
Les romans-choral de Robert Littell La
Compagnie : le grand roman de la CIA (2003 [2002]) et
de Hédi Kaddour Waltenberg (2005).
Enfin, l’espionnage longtemps délaissé par les Belleslettres à la culture médiatique, semble gagner en
légitimité culturelle :
•
Jean-Christophe Ruffin ne contribue peut-être
que très occasionnellement au genre, il n’en est pas
moins membre de l’Académie française. Anne Parillaud,
Une nouvelle configuration.
42
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
la Nikita d’Arnaud Despléchin (et Luc Besson), a
remporté le César de la meilleure actrice et Emmanuel
Salinger celui du meilleur jeune espoir masculin en 1991
; Nicolas Saada, le Prix Louis Delluc du meilleur premier
film pour Espion(s) (2009) ; Jean-Paul Jody, le Grand
prix du Festival de Cognac pour La Position du
missionnaire (2004) ; DOA le Grand Prix de littérature
policière pour Citoyens clandestins (2007) ; Nicolas
Verdan, le Prix Schiller et le Prix du public de la RTS
pour Le Patient du Dr Hirschfeld (2011). Le premier
cycle de la série BD Sir Arthur Benton a valu plusieurs
prix à Tarek et Perger.
•
Style impeccable, biculturalisme franco-russe,
carrière dans le renseignement et forte inspiration
mystique : Le Retournement (1979) de Vladimir Volkoff,
par son titre et son histoire superpose guerre secrète et
conversion religieuse. Ce succès est suivi de celui d’une
histoire de désinformation, Le Montage (1982). Encore
plus ambitieux, sous forme de roman-choral,
Waltenberg (2005) d’Hédi Kaddour, cette histoire
secrète du XXe siècle sous l’angle d’une opération
d’infiltration profonde relisant le Faust de Goethe, paru
dans la prestigieuse Collection Blanche de Gallimard est
aussitôt traduit (en anglais, en allemand), primé,
commenté par des universitaires.
Une nouvelle configuration.
43
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
DEMAIN ?
Génériquement étriquée si on la compare à des genres
apparentés, initialement modeste dans l’institution
littéraire, voire dans la littérature populaire elle-même
où elle n’a acquis son autonomie que très
progressivement, connaissant des hauts et des bas,
genre dont l’univers semble a priori bien loin des
préoccupations immédiates de ses lecteurs et les codes
narratifs bien proches de l’aventure ou du policier,
politiquement plutôt conservateur (revanchard avant
1914, méfiant à l’endroit de l’Allemagne et des
bolchevicks
entre-deux-guerres,
farouchement
anticommuniste depuis la Guerre froide) tout en se
montrant composite en intégrant à doses variables du
ressentiment et de l’immanentisme libéral, la fiction
d’espionnage en est venue à dire des choses touchant
au plus intime de son public.
Résistance d’une conception du pouvoir d’État comme
secret préservé face à l’actuel credo libéral ; envers
sombre, pervers, des valeurs de transparence de l’air
du temps, du tout-communication ; justification
narrative et non argumentative du recours à la
tromperie, à la ruse, à la violence pour résoudre les
frictions ; rappel d’insécurités fondamentales
–
l’indécision sur l’allégeance réel de tel ou telle
partenaire fait résonner celle des relations amoureuses
; l’indécision sur le statut de vérité des apparences fait
résonner celle de nos incompréhensions face au monde,
que l’on aimerait réduites, locales, circonscrites.
L’action est certes une réponse tranchante à
l’indécision, l’espion s’en sort parce qu’il connaît son
métier, qu’il a les bons réflexes, qu’il peut dominer
toute situation potentiellement menaçante. C’est la
Demain ?
44
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
voie de l’optimisme emblématisé par 007, sorte de
version benthamienne de l’hédonisme utilitariste – les
actions et leurs conséquences sont mesurées au seul
critère du bien de la communauté (nationale,
politique). La méfiance qui enquête, voire qui
soupçonne les apparences, est bien plus pessimiste. Elle
met le doigt sur trois névralgies majeures :
•
L’identité, que l’on croit un socle, s’avère
altérable, n’est peut-être qu’apparences trompeuses.
•
Le seul socle fiable, celui du corps, déjà saisi
par la logique de l’action ou par celle de la tromperie,
s’avère un piètre coffre-fort à secrets : la torture sait
le forcer – que la maxime machiavélienne de la fin et
des moyens ait été rendue explicite ou pas.
•
La sécurité trouvée sous la protection de l’État,
dont la raison serait la fin justifiant tous les moyens,
s’avère rongée par le retournement de la hiérarchie
entre fins et moyens : alors que le jeu de l’espionnage
fait que les anges de Machiavel ont plus en commun
avec leurs collègues ennemis qu’avec les lecteurs de
leur propre camp, ils deviennent pour leurs lecteurs les
instituteurs d’un soupçon généralisé, d’une suspension
du jugement éthique au profit de l’efficience
pragmatique, d’un approfondissement de la complexité
de ce qu’est le service public et de notre relation à
l’État.
De plus en plus réduite par les cultures médiatique et
numérique aujourd’hui, la fiction d’espionnage serait
comme la paradoxale revanche de la littérature.
Certes, le romancier peut aspirer son lecteur dans son
univers de fiction, le fasciner le temps d’une lecture.
Demain ?
45
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Romancier au carré, l’agent de désinformation, cet
intoxicateur, machine la réalité comme une fiction.
Emblème de la prochaine fonction de l’État dans
l’univers du marché ?
Pour en savoir plus :
Aronoff, Myron J. The Spy Novels of John le Carré:
Balancing Ethics and Politics, New York. St. Martin's,
1999.
Atkins, John. The British Spy Novel:
Treachery, London, John Calder, 1984.
Styles
in
Barley, Tony. Taking Sides: The Fiction of John le
Carré, Milton Keybes and Philadelphia, Open University
Press, 1986.
Baudus, Florence de. Le Monde de Vladimir Volkoff,
Monaco, Paris, Éd. du Rocher, Collection Documents,
2003.
Bleton, Paul. Les anges de Machiavel. Essai sur
l'espionnage, Québec, Nuit blanche éditeur, Collection
Études paralittéraires, 1994.
Bleton, Paul. La Cristallisation de l’ombre. Les origines
oubliées du roman d’espionnage sous la IIIe République,
Limoges, PULIM, Collection Médiatextes, 2011.
Boesche, Roger. The First Great Political Realist:
Kautilya and His Arthashastra, Lanham, Lexington
Books, 2002.
Demain ?
46
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Bloom, Clive (ed). Spy Thrillers. From Buchan to le
Carré, Basingstoke, Macmillan, 1990.
Britton, Wesley. Spy Television, Westport, Conn.,
Praeger Publishers, 2003.
Brunet, Jean-Paul. Dictionnaire du renseignement et de
l'espionnage : français-anglais, Paris, la Maison du
dictionnaire, 2000.
Craig, Patricia et Mary Cadogan. The Lady Investigates:
Women Detectives ans Spies in Fiction, London,
Gollancz, 1981.
Hache-Bissette, Françoise, Fabien Boully et Vincent
Chenille (sous la dir. de). James Bond (2)007 – Anatomie
d'un mythe populaire, Paris, Belin, Collection Histoire
et Société, 2007.
Kackman, Michael. Citizen Spy: Television, Espionage,
and Cold War Culture, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 2005.
Merry, Bruce. Anatomy of the Spy Thriller, Montreal,
McGill-Queen's University Press, 1977.
Neveu, Érik. L'Idéologie dans le roman d'espionnage,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1985.
Palmer, Jerry. Thrillers. Genesis and Structure of a
Popular Genre, London, E. Arnold, 1978.
Demain ?
47
Paul Bleton, Les anges de Machiavel.
Panek, LeRoy L. The Special Branch: The British Spy
Novel 1890-1980, Bowling Green OH, Bowling Green
Popular Press, 1981.
Schweighauser, Jean-Paul. Panorama du roman
d'espionnage contemporain, Paris, L'Instant, 1986.
Smith. Myron J. et Terry White. Cloak and Dagger
Fiction : An Annotated Guide to Spy Thrillers,
Westport, Greenwood Press, 1995.
Spehner, Norbert. Écrits sur le roman d’espionnage.
Bibliographie analytique et critique des études et
essais sur le roman et le film d’espionnage, Québec,
Nuit Blanche éditeur, Collection Études paralittéraires,
1994.
Stafford, David A. T. The Silent Game (The Real World
of Imaginary Spies), Toronto, Lester Orpen Dennys,
1988.
Véraldi, Gabriel. Le Roman d’espionnage, Paris, Presses
universitaires de France, Collection Que sais-je ?
n°2025, 1983.
Wark, Wesley K. (ed.) Spy Fiction, Spy Films and Real
Intelligence, London, F. Cass, Collection Cass series.
Studies in intelligence, 1991.
Demain ?
48
Bibliothèque des littératures policières
48-50, rue du Cardinal Le moine
75 005 Paris
Tél : 01 42 34 93 00
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TOUTE L'INFO
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1• Pme:
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fixe :saut larll propre à votre opétotet~•