Une apologie de Francis Cabrel

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Une apologie de Francis Cabrel
une apologie de
francis
cabrel
tiers livre
françois bon
la collection
une apologie
de francis cabrel
Écrit en 1998. Publication originale en revue.
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François Bon
une apologie
de francis cabrel
TIERS LIVRE | LA COLLECTION
Celui qui attend sous le déluge, / Qui couche contre
la porte, / Celui qui crie, qui hurle / Jusqu’à ce que
tu sortes.
Je ne le connais pas. À ce jour, non plus je ne l’ai
jamais vu sur scène et je parle dans l’estime.
La ciel a même un autre éclat / Depuis toi.
C’est à cause de ce que je cherche moi par écrire,
et qui concernerait le monde au plus près, comment
attraper les objets d’aujourd’hui, là où dans la profusion globale de ce qui est ils sont une projection
vibrante de nous-mêmes et nous le renvoient en
émotion. Ce sont des énoncés très simples qui
peuvent concerner les bâtiments où on vit, les routes
qu’on prend, le rapport qui s’établit d’un être à un
autre être, et enfin les projections imaginaires qu’on
se fait de soi-même dans le monde, les personnages
qu’on s’est créé pour parvenir à marcher, regarder et
parler.
Pas besoin de phrases ni de longs discours / Ça
change tout dedans, ça change tout autour.
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Et les phrases de Francis Cabrel depuis quinze ans
surgissent sur notre chemin depuis le lieu même de
ces projections vibrantes, on marche dans une rue et
d’une fenêtre, le temps qu’on passe et qui est celui
d’une moitié de couplet, on a reconnu la manière
de frapper la guitare et d’accentuer les mots, et le
découpage des cinq mots que le hasard vous porte
est hallucinant de si étroite correspondance avec cela
même qu’ici vous avez sous les yeux.
Elle danse derrière les brouillards / Et toi, tu
cherches et tu cours, / Mais y’a pas d’amours sans
histoires. / Oh tu rêves, tu rêves...
C’est sans doute parce qu’on est d’un âge, le même.
C’est sans doute pour la symétrique disposition des
chemins, et qu’ils nous renvoient symétriquement
aux ciels où on est né et non pas vers les métropoles
grises : qu’on reste de son pays.
C’est pour devoir une fois interroger cela aussi, qui
fait que cette grande masse anonyme et circulante
que les villes concentrent s’approprie ces morceaux
qui la désignent et semble alors le reproduire à l’infini
sur ses radios, dans ses boutiques, et même au soir
dans les rues, par les fenêtres ouvertes. Et que cela
concerne la langue française.
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T’as dû en voir passer / Des cortèges de paumés /
Des orages, des météores
En résistant, on se dit parfois que ces phénomènes,
par leur amplitude même, seront brefs, que ces
marionnettes hissées par les télévisions et serinées
par les haut-parleurs, réputations de magazine,
s’évanouissent bien plus vite qu’ils chantent. Mais lui,
Cabrel, c’est comme d’avoir tenté chaque fois d’éloigner le phénomène aussi, tout faire à contre sens, les
cheveux comme la vie qu’on mène, et l’écart entre
les disques, et les chemins qu’ils empruntent. Et que
le phénomène va le chercher et le rejoint à mesure
même de l’écart que lui il a pris, et que ce qui s’y
valide plus fort c’est justement l’écart, être de province et de cet âge, avoir ces dettes à ces musiques,
et nommer cette part éclatée du monde qui résiste.
Alors quand il prend un mot comme ailleurs et quinze
ans durant le décline, c’est la porte prête pour explorer soi le rapport à là où on est aveugle, ce qu’on
doit au monde qui nous traverse, là où la projection
vibrante nous a constitué aujourd’hui être sensible, et
que c’est cela une bonne fois qu’on voudrait mettre
sur la table.
Rêveur, qu’est-ce que je viens de dire ? / J’étais
ailleurs / J’avoue que j’étais ailleurs
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Ailleurs, pour éprouver les mots à la loi qu’ils
prennent sur le monde, quand ce n’est plus le livre
qui en a la charge dominante. Ailleurs d’abord pour
la valeur propre du mot, et là où les livres par lui nous
ont emmené, et c’est une suite de noms et d’âges,
et l’endroit où on les lisait et les étapes une à une
franchies, pour la valeur que nous ne savons plus
conférer à ce qui viendrait d’ailleurs, ou serait parmi
nous présence de l’ailleurs.
Ailleurs, mot qui promène depuis huit siècles, et la
naissance de notre langue, la même indétermination,
ce que dit le vieux Littré : dans un lieu autre que celui
où on est. Passage forcé à un sujet, et ce sujet reste le
on pronominal, indéfini, libre à chacun de s’en saisir,
et la seule référence, négative, rapport fait à ce qu’on
sait, ici, pour s’en départir : non, ce n’est pas ici, et
sans rien préciser.
Et qu’une fois dans un supermarché, dans la plus dure
loi de nos ici, on a pris dans les oreilles, au milieu du
bruit ambiant, sur trois accords de guitare acoustique
douze cordes, une voix qui prononçait ce mot, ailleurs,
avec un léger déplacement d’accent tonique, comme
un Anglais dirait outside, et comme Baudelaire écrit
en tête d’un de ses plus beaux poèmes en prose un
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titre tout en anglais et le double d’une traduction
française déplaçant de l’intérieur les poids de la
langue : Any where out of the world / N’importe où
hors du monde, et que ce mot-là, tel que ce jour-là
on l’entendait, d’une chanson de Francis Cabrel ainsi
continuant d’être lancée dans les haut-parleurs qui
auraient forcément ignoré Baudelaire, prenaient soudain, dans l’accumulation des choses, les couleurs
médiocres et les prix à rabais affichés au-dessus du
carrelage jaune, même et haute valeur de poème,
quand les poètes ne nous l’amènent plus jusqu’à ce
bord mutilé mais vivant du monde.
Je suis tout seul ce soir / J’ai les bras collés au
comptoir / J’ai les pieds en bas dans la poussière
/ La tête là-haut dans le brouillard / Dans tous les
couloirs
Ce jour-là, il y a trois ans et par ce mot : Ailleurs, naissait l’idée qu’un texte soit possible voyageant par
les mots de ce chanteur dont je ne possédais aucun
album, sauf ces échos de phrases si reconnaissables
dans les bruits ambiants, et quelques éléments d’une
biographie à l’écart, éléments restreints, mais que la
discrétion cultivée ne permet pas d’élargir, à partir de
ce que chante Cabrel, si c’est nous-mêmes qui nous
sentons ainsi pris de fouet par telle image lacunaire,
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et que c’est à la seule force du mot, et sa justesse,
que tient la précision du fouet.
T’as personne devant / La même nuit que la nuit
d’avant / Les mêmes endroits deux fois trop grands
/ T’avances comme dans des couloirs T’entends
à chaque fois que tu respires / Comme un bout
de tissu qui se déchire / Et ça continue encore et
encore / C’est que le début d’accord, d’accord...
Et dès qu’écrire son nom pourtant sur la page de
titre commence la rudesse de l’exercice : une masse
d’obstacle là, parce que du nom rien ne permet de
dériver, de glisser par l’étonnement des lettres ou
telle qualité extraordinaire et sonore.
L’italien Cabrelli avait été raccourci en Cabrel déjà
avant l’arrivée en France de la famille, et cette image
des émigrants italiens dans le sud-ouest de la France
est déjà l’exercice : on vient à pied ici par la surface
de la terre, et rien, pas d’aide ni de choses offertes,
que ce qu’on gagne par soi-même dans l’affrontement rude où est l’homme de sa propre condition,
que l’exil sans doute décortique et laisse nu. C’est
dans les années vingt, début de siècle et celui-ci, du
Frioul sous Naples, se nomme Cabrel Prospero, sans
que rien de Shakespeare y eût contribué, et le voilà
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en Gascogne avec six enfants dont le père du chanteur, pour travailler une terre moins sèche que celle
de son pays.
Je n’enquête pas. Je me contente d’éléments pris sur
la place publique (avoir entre autres acheté d’occasion un livre cartonné de la collection « Club des
Stars «). Je n’ai pas cherché à rencontrer celui qui est
né la même année que moi, ni à percer l’écran de
protection qui lui est forcément nécessaire. Je ne lui
soumettrai pas non plus ces pages, puisque c’est moi
d’abord qu’elles concernent, né six mois juste avant
lui, ayant traversé mêmes années et même suite de
villes, du village à la ville moyenne en passant de
l’école au lycée, et puis accédant à des villes plus
grandes encore et finalement nous retrouvant, c’est
son cas comme le mien et nous avons même âge,
dans un même repli qui nous sépare, la couleur du
ciel au-dessus du canton natal déterminant la place
où on se met et on reste.
Parce que je n’enquête pas, c’est ce qui me parvient
que j’examine, et que je lis avec mes propres outils.
Je n’irai pas à Astaffort, ni voir l’entrepôt de chaussures où lui, petit-fils de Prospero Cabrel, travaillait
à dix-neuf ans, chantant le samedi soir dans les bals
les mièvres chansons convenues des autres, mais pas
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d’autre manière d’apprendre. J’ai eu moi aussi, vers
mes quatorze ans, une première guitare, mauvaise, et
dont je n’ai su quoi faire. Et moi aussi je disposais un
peu plus tard, d’une guitare meilleure et me confrontais aux mêmes écoutes qui nous venaient de cette
mécanisation soudain popularisée des musiques par
nos électrophones Teppaz et les disques jusque dans
les magasins d’électroménager de nos villages. Les
livres que j’ai trouvés, c’est dans les supermarchés
parce que c’est cela aussi que j’interroge, que ce qui
impose la voix passe par les pires lieux de la consommation ravalée et rabaissée et y garde ce noyau résistant qui parmi l’étendue de bruit traversant encore
ce monde au rabais ceux-là nous semblaient chaque
fois le plus haut contre-exemple, et de cela ici on
s’expliquera.
Le coin des rues comme des frontières / Et toujours
penser à se taire / La ville encerclée sous le gel /
Sous le pas lourd des moitiés d’homme / Les mains
fermées sur leur colère / Les yeux comme privés de
lumière
Voilà bientôt trois ans que j’en ai le projet sans l’oser.
Que le pas que j’ai franchi ce matin, en me procurant
les disques (il suffit du supermarché où on va pour
le lait, l’eau et les pâtes, avec l’indication Prix spé-
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cial et on est propriétaire de quatre albums, douze
ans de travail, sous cellophane transparente avec
pastille magnétique antivol indécollable), je n’avais
même pas osé jusqu’ici le faire tant il m’aurait semblé
déroger à ma propre bibliothèque et les musiques
que j’y écoute, et que tous ces livres paraissent suffisamment, mais fragilement rempart contre cela, les
supermarchés et la cellophane, pour souhaiter ne
pas mélanger ni confondre. Ce n’est pas un projet
vraiment, tout d’abord, c’est juste la perception d’un
hiatus, quelque chose où pourrait s’impliquer toute
une symbolique du monde, tenue haut par l’assemblage de cinq mots et qu’on s’y incline, parce que là
est le meilleur de notre travail et qu’on sait comme
il est dur d’y atteindre et comme on y est maladroit.
Je crois, juste à cette combinaison si simple de mots,
sans message ni colère : Juste une aventure / Qui
commence sur le siège arrière d’une voiture, et de
cela on s’expliquera.
Trois ans ou bien plus. Quand on est né de la même
année, à six mois d’écart jour pour jour, on peut
s’interroger comme cela tout du long du fil parallèle.
Il y a des coups de gong. À quel moment précis on
prend soi-même conscience du nom, puisque bien
évidemment au début on ne sait pas, que dans l’entrepôt de chaussures d’Astaffort quelqu’un de votre
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âge, qui avait dû commencer de s’escrimer sur une
guitare au même moment que vous le faisiez vous,
affirmait maintenant sa propre manière d’enfoncer
la corde. Le nom et les chansons sont venus séparément, on a dû repérer sur ces couvertures de
magazines qu’on n’achète pas un gros titre comme
Cabrelmania (ça je l’ai vu écrit, puisque ça m’est resté,
que même maintenant, dès lors que je déplie les
lettres du nom, Cabrel, c’est l’autre qui vient en soustitre, Cabrelmania, alors même qu’il m’est possible
ici de travailler parce qu’il n’y a plus ce phénomène
de l’engouement gamin, que des marchandises bien
autrement frelatées ont pris la place sur la couverture
à racoler des magazines), et puis chez ces gens qui
nous sont proches mais dont on ne partage pas le
goût, dont on considère qu’ils sont plus perméables
que nous à ces marchandises produites pour être
consensuelles, voir traîner près du poste de télévision, au-dessus de la machine à disques, un album
de Cabrel, qu’on ne fait pas mine de s’y intéresser, et
que sur la couverture du disque tout à peu près nous
déplaît, nous semble un signe de soumission claire à
ces lois du marché de masse : ce disque, tel que je le
revois, et qui s’appelait pourtant Chemins de traverse,
présente un homme accroupi de trois-quarts, mains
sur les genoux, chevelure longue bien peignée et
moustache fournie mais du type que dix ans avant les
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Beatles avaient enseigné, des habits propres et trop
bien repassés, des chaussures à la mode et le nom
en encart dans le coin supérieur en graphisme sage,
comme un pseudonyme pour chanteur de musette,
quelque chose qui daterait, de venu par hasard là où
on cherche d’autres émotions, plus venimeuses. Je
ne crois pas qu’alors le nom de Francis Cabrel ait pu
correspondre pour moi à quoi que ce soit d’entendu,
sinon une vague idée de la chanson française telle
qu’on la saisit aux radios de hasard, celles qui vous
sont imposées jusque dans les bureaux de poste. Et
donc rien, pas contenu sous le nom, sauf à se dire
que ce nom on le mettait dans le tiroir où se succédaient et vieilliraient ceux qu’on avait pu soi-même
accumuler bien plus tôt, dans l’ordonnance familiale
et parce que le téléviseur on avait pu ces années-là,
celles de sa splendeur, le rencontrer et y voir bouger
des Adamo ou arriver des Lavilliers, manières lisses
d’exercer le métier de chanteur en se revendiquant
du genre variété, quand les disques qu’à la sortie
du lycée nous échangions avaient des couleurs plus
sombres et des pochettes plus provocantes, et qu’on
y scandait la langue anglaise. Avant même Astaffort,
et que lui soit exclu du lycée d’Agen, s’escrimant
dit-on sur une seule corde de sa guitare, parce que
d’apprendre seuls nous faisait la considérer comme
une sorte de trompette monodique, c’est pourtant
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les mêmes noms d’outre-Atlantique ou seulement de
Londres que lui aussi écoutait.
Voilà, ce qui est étrange, c’est que la manière qu’il
a inventée de prononcer le français, laissant sonner
distinctement consonnes et voyelles de manière à ce
que toutes soient audibles, et prenant à l’anglais son
accent tonique pour le transférer tel quel dans nos
mots latins, on l’a repérée dès cette première chanson qui l’a fait quitter l’entrepôt de chaussures pour
entrer dans son métier de chanteur. La chanson a fait
sa route jusqu’à nos têtes et y est restée malgré la
réticence qu’on pouvait avoir à l’image qu’on voyait
se répandre comme une fois tous les trois ou quatre
ans une nouveauté de cet ordre se répand, et s’est
incrustée sans que nous y faisions attention, parce
qu’immédiatement le pays tout entier se comporte
comme une sorte de caisse claire de tambour où on
chuchote, une résonance qui le remplit, qui revient
par les bureaux de poste, les fonds sonores de supermarché et toutes les occasions qu’on a d’entendre de
la variété diffusée quand soi-même on s’est toujours
refusé à posséder un téléviseur et qu’on n’écoute pas
non plus la radio, partout que des haut-parleurs sont
dressés, comme dans une fête d’école ou l’animation
d’une rue piétonne, au-dessus des affaires de la ville,
et que malgré soi si on se dit deux mots comme Petite
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Marie on décalera insensiblement l’accent tonique à
la manière de nos gouapes hurlantes de Londres s’ils
avaient eu à chanter en quatre syllabes un titre qui
s’appellerait Little Mary, qu’on n’aurait pas su dire
(mais personne jamais ne nous a demandé de le dire)
que ce refrain dès lors devenu rengaine de chaque
haut-parleur au-dessus des affaires de la ville était lié
à cette proclamation de moustache sage sous le nom
sage de Francis Cabrel.
Sans doute que cela a coexisté longtemps, cette
séparation du nom et de chansons pourtant forcément entendues déjà, et que c’est cela qu’il faut interroger, l’appropriation par si vaste circulation anonyme
du travail d’un seul. Sans doute qu’on a dû trouver
énervant que jusque chez son frère on voie arriver les
albums avec chaque fois une photo plus sage (chemise brodée, moustache affinée, ou ces yeux dont on
dirait que les compagnies de disque veulent depuis
les piles qu’ils suivent les chalands dans les allées
des supermarchés où ils sont en vente), et pourtant
ce qu’on prenait pour des rengaines destinées à la
consommation de masse on n’avait pas encore fait
le rapprochement. Je ne sais pas pour quel disque
et quelle chanson ce rapprochement pour moi s’est
déclenché. Mais je sais bien que rien n’a suffit, même
une fois le rapprochement fait, pour me provoquer
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à un achat, ou même à juste en savoir un peu plus.
Même l’entrepôt de chaussures et le lycée d’Agen,
la guitare sur laquelle on s’escrime note à note sur
une seule des six cordes, ce n’est pas alors que je m’y
serais intéressé ou que cela me serait parvenu.
Sans doute qu’un élément pourtant avait pu s’imposer et redoubler le visage trop tenu, contrairement
aux schémas convenus de ce métier, sur les couvertures de magazines, celles que forcément on croise
quand on se procure ses propres journaux, avec
d’autres intérêts. Que la tête sage correspondait au
nom duquel rien à dériver ou imaginer, trois voyelles,
a, e, i, et double assonance du r pour ouvrir et clore
trop vite les quatre syllabes, et que cela correspondait
à un individu que longtemps j’aurais pensé plus jeune
que moi, parce qu’on s’imagine que la chanson et le
métier d’être célèbre, d’avoir son nom sur les couvertures de magazine, cela vient dès finie l’adolescence,
en continuité avec les rêves qu’on exploite, tandis
que moi-même à cet âge je me débattais avec bien
plus lourd et peineux, des livres à lire, une maladresse
à écrire, et que la promotion si rapide d’inconnus s’il
leur suffit de chanter en décalant l’accent tonique une
rengaine de supermarché comme Petite Marie, cela
vous repousse plus au fond encore. Mais on est heureux de savoir, cependant, que celui-là paye le prix de
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son visage trop tenu et de la moustache trop soignée,
puisqu’on sait déjà, peut-être une salle d’attente de
médecin ou le prisme déformé d’un hebdomadaire à
large photo couleur (encore la chemise de soie brodée et les chaussures modes, posant en studio, et le
visage lisse), que celui-ci n’a pas trouvé les alouettes
toutes rôties sur la table devant lui, et qu’il demeure
comme vous provincial, s’est établi adulte dans ce
sud-ouest dont il provient, et qui l’a fichu pourtant à
la porte de son lycée. On est attentif, non pas encore
au chansons, parce qu’on serait bien en peine, dans
le peu d’attention qu’on porte aux fonds sonores des
bureaux de poste et des supermarchés de sa propre
province, ou bien aux haut-parleurs au-dessus des
rues piétonnes ou aux musiques mises trop fort pendant la loterie des fêtes d’école, à cela que dans ce
métier qu’on s’imagine un peu comme ces bretteurs
d’arène, tout en habits brodés d’or, un des postulants
s’est éloigné des cabarets de Paris et reste comme
vous sous le ciel plus large, et les paysages plus lents,
de la province qui l’a vu naître.
À preuve qu’on n’a pas disposé de plus d’information, longtemps on a cru que c’était vers Toulouse,
une association où on projetait l’opposition plutôt
radicale d’une grande métropole et de montagnes
sauvages quand bien même non, il s’agit d’Agen à
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mi-chemin, une ville bien moyenne entre les deux
métropoles que sont Bordeaux et Toulouse, pays de
collines et les terres ordonnancées (comme un visage
lisse et soigné) entre maïs et tabac, et même pas
Agen mais Astaffort à dix-neuf kilomètres, où je ne
suis pas allé et où donc le père s’était installé.
Le père, maintenant, on sait. Et c’est simple, ce que
l’on sait, il n’y a pas à l’élargir et pas d’ombre, et ce
sont ces vies tendues dans leur simplicité grave qui
en imposent, font qu’on respecte, et qu’on projette
aussi que cette même simplicité grave que la vie
enseigne forcément il doit en rester quelque chose
dans l’ordonnancement des chansons du fils aîné,
qu’on n’y trouverait pas ce qu’on sait y entendre s’il
n’y avait pas en arrière cette rectitude et cette école,
que pourtant être fichu à la porte du lycée d’Agen et
jouer de la guitare sur une seule corde cela n’a pas dû
être de grand prestige aux yeux du père. Lui, Remiso,
fils de Prospero, a neuf ans quand l’immigré du Frioul
aux six enfants disparaît. Lui, Remiso qui changera
son nom en Rémi et nommera ses enfants Francis,
Martine et Philippe pour laisser encore plus loin le
Frioul en arrière, continue la terre laissée par le père,
mais cela ne suffit pas, quand on a trois enfants à son
tour. C’est ce vaste mouvement qui s’amorce sur l’en-
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semble d’un pays et qui condense tout le tissu éclaté
des terres en vidant les bourgs pour les petites villes,
avant d’épuiser les petites villes pour les plus grandes.
Le père trouve un travail à Astaffort, où il y a une
biscuiterie, et ce mot biscuiterie ensuite s’accroche
à vous quand on écoute la gravité simple des chansons et qu’elles soient autant collées au pays et aux
heures. Dans l’imagerie reprise et développée parce
que le fils est célèbre, s’est greffé le jardin familial, et
les légumes que le père produisait hors des heures
de travail. Et puis l’emploi à la biscuiterie, on tente la
chance de plus d’aventure, Rémi se fait camionneur
à Marmande, qui n’est pas loin, mais qui est une ville
plus grande qu’Astaffort, plus petite qu’Agen. Je
me souviens de Marmande, parce qu’au même âge
exactement mon propre père tentait pareille chance
en quittant le garage de Saint-Michel en l’Herm, le
marais de Vendée sous la mer, où j’avais grandi, pour
le même garage mais dans une petite ville, même
pas une sous-préfecture, et que Marmande fut des
garages qui lui ont été cette année-là proposés, je
m’en souviens surtout parce que je l’y avais accompagné, pour les premiers contacts, et que l’image qui
me reste c’est une route nationale droite au milieu
des vignes, et que nous avions eux le pare-brise
cassé par une projection de gravier, qu’on avait roulé
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comme ça jusqu’à Marmande, moins vite que la normale, le vent de printemps dans le visage, et que la
découverte de ce garage qui remplacerait le nôtre
avait été tout simplement, d’abord, comme client. Et
puis ça n’a pas été Marmande, mais Civray, dans la
Vienne en dessous Poitiers. Et puis comme j’avais ce
qu’on dit « un an d’avance «, je n’aurais pas été dans
la classe du fils du camionneur collège.
Le ventre des flippers / Et pour parler les boules
d’acier / Et les zéros du compteur
De toute façon ils ne sont restés que vingt mois à
Marmande, les cinq Cabrel, l’emploi ne tenait pas ses
promesses, retour à Astaffort. C’est à Marmande diton que Cabrel reçut en cadeau sa première guitare,
une guitare bon marché à sonorité étroite et cordes
d’acier à en trouer les doigts et qu’il n’a rien su en
faire, comme au même âge j’ai dû recevoir ma première guitare et ne rien non plus en faire (à Civray,
c’est le coiffeur Barré, près du pont, qui en tenait commerce dans sa vitrine, il avait aussi deux accordéons,
et dans une armoire vitrée dont on explorait des yeux
les contenus dissimulés pendant la tondeuse sur la
nuque, le tablier bleu autour du cou et cette poire à
vaporiser qui annonçait la brosse sur les tempes et
la fin de la cérémonie, des boîtes en carton avec des
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harmonicas). De cette guitare il me reste d’abord une
sensation olfactive, mélange du grenier au-dessus de
l’appartement où j’allais pour mes essais, voire même
de l’odeur de vernis et de bois, dans la boîte en carton que j’avais conservée pour la ranger (jamais eu
pour celle-là de housse, et je ne l’aurais pas sortie de
la maison), l’odeur qui semblait enfermée pour toujours dans l’ouverture ronde sous les six cordes, avec
l’étiquette de la marque tout au fond, voire même
l’odeur très précise aussi du livret à couverture plastifiée bleue avec les gros points noirs des positions de
doigts pour les accords, vendu d’ailleurs avec l’instrument. Et c’est d’Astaffort que le fils aîné part pour le
lycée de la grande ville, comme j’ai quitté Civray pour
le lycée de Poitiers, et qu’à la fin de sa première on
le mit dehors pour sa chance future, et ce n’était pas
très brillant moi non plus, comme si la découverte
de la ville avec ses profondeurs et la possibilité de
s’y perdre, quand bien on ne s’y risquait pas, offrait
une fascination du monde que le village nous aurait
jusque-là refusé et qui devenait immédiatement
une justification tellement plus forte que l’exercice
scolaire, le cinéma vivant de la ville anonyme et son
spectacle : voilà ce que plus tard il me semblerait voir
surgir des chansons de Cabrel comme la porte soudainement ouverte, sans aucune transition de temps
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ni d’espace, à cette magie de la ville lors de la première année d’internat au lycée.
Dans cette ville de périphérie où j’habitais alors, et
le lait et l’eau et les pâtes c’est à un Intermarché à
quelques centaines de mètres de là (quand on avait
loué la maison, on avait même trouvé un vieux caddy
de service au fond du garage pour servir aux allers
retours), et j’avais travaillé depuis le matin très tôt. Il
y a ces moments où on n’est pas satisfait, où on a
le sentiment de quelque chose lourd et pâteux dont
on n’aurait pas exprimé à fond le jus qui s’y recèle.
Qu’on est toujours dans cette frontière que si fragilement on établit entre la réalité désignée et le rêve
qui la fuit, parce que ce mouvement même de la fuir,
qui dès l’enfance nous a porté aux livres, la reconvoque pour s’établir et que c’est cela qu’on admire
chez les grands simples de la littérature, de Jules
Verne à Maupassant. Et on entre dans les mauvaises
lumières de l’Intermarché, sur le carrelage jaune
qui en a vu rouler des milliers d’autres, et on passe
cette armature de portillon à tambour, le chariot qui
passe sous une barre tandis qu’on s’enfile dans le
barillet de tubes inox (la généralisation des portillons
magnétiques a rendu obsolètes depuis ceux-là), et
devant le stand de la boulangerie avec les baguettes
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de pâte congelée réchauffées trop vite dans le four
électrique, le mental déjà repousse le signal de publicité maison diffusé par les haut-parleurs dans le toit,
parmi les gaines de ventilation, et sur cornières les
câbles d’alimentation électriques (tout se fait par le
toit et descend), et puis il y a cette chanson avec le
déplacement d’accent tonique qui fait qu’immédiatement on reconnaît celui qu’on a fini par identifier,
et c’est cela le refrain : Un samedi soir sur la terre,
avec la triple assonance sur le s et l’accent sur les e
muet que Cabrel aime un peu plus que les autres, à
cause de celui de son nom peut-être, et cette voiture
qui tourne, avec son siège arrière pour accueillir le
mot aventure, et puis ce faux alexandrin tout aussi
bien basé sur une élipse du e muet :Elle relève
ses cheveux, elle espère qu’il devine. Ce qui vous
trouble alors, les deux mains sur le guidon rappelant
qu’on est chez Intermarché et pas chez Leclerc ou
Continent ou Auchan qui pourtant diffusent sur leurs
haut-parleurs la même rengaine à cette heure, c’est
bien cette que cette distance soit trouvée, parce que
la réalité qu’il convoque, lui Cabrel, c’est bien celle-ci
qu’on traverse, et qu’on comprend : il suffit d’un seul
élément matériel, pourvu que ramassé en cinq mots
avec assez de précision, pour que tout de la frontière
soit en place donc ce double mouvement qui aussi
bien fait la fuir vers les rêves et c’était la vertu soudain
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de ce siège arrière d’une voiture, la place inaltérable
du pronom indéfini et que voiture on n’en sache pas
plus, et la non maîtrise que cela suppose de laisser
vide la place de qui conduit, voiture alors en route
sans chauffeur sur toute la surface du monde et l’intérieur qu’on veut épouser en soi-même devenu cet
habitacle où on accueille. Et puis ces mots greffés
autour comme une dense lente et vague pour que
seuls surgissent les éléments de la frontière : Elle
relève ses cheveux, elle espère qu’il devine et plus loin
C’est juste une aventure Qui commence sur le siège
arrière d’une voiture. La fille a des yeux de figurine,
parce que tel est bien le rituel qui les rapproche dans
les conventions du monde qui est le nôtre comme le
leur, ou bien le mot ordinaire : Une histoire ordinaire,
pas la peine que je précise, ou encore Il prépare ses
phrases, ou s’il faut rappeler que ces éléments transgresseurs on en a la maîtrise, on dit : Le verre qu’elle
accepte, manière d’affirmer que la langue dont on
dispose est en relief, qu’il suffit de cinq mots pour
dessiner un monde, et puis le refrain, tandis que vous
transférez dans le chariot deux packs de lait et passez
plus loin à l’eau minérale, le refrain qui fait de toute la
planète un étant-là que simplement la loi d’où vous
êtes rassemble parce que c’est là, que cela existe, et
que dans cette loi des choses vous trouverez l’évidence de la vôtre, la conjonction éternelle d’un lieu
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et de l’instant, par une répétition d’adverbe : On est
tout simplement, simplement Un samedi soir sur la
terre. Et j’ai porté ce moment, et gardé ce rythme où,
là, le e muet de samedi ne peut produire d’ellipse,
un rythme en cinq plus trois et l’album est dans le
tiroir de l’appareil et c’est la chanson numéro quatre
que seule je passe et repasse, je n’ai pas écouté les
autres, je repère lentement les fonctionnements et
au plus simple celui par lequel en une ligne on crée
l’histoire en nommant sa propre manière de se faire :
Il arrive, elle le voit, l’insistance sur l’opposition des
deux pronoms, masculin et féminin, triangulés par
le jeu du narrateur, celui qui les chante (Pas la peine
que je précise), et j’ai du mal à retrouver, ici parmi les
livres, la sensation si lourde et trouble en poussant le
chariot grinçant sur le carrelage jaune mais pourtant
tout est là, Cabrel c’est ça et rien de plus : cette force
qui vous prend parce que dans la réalité que vous traversez, qu’il nomme, soudain on la tient à distance en
reconnaissant, mais avec une précision que chacun
on est capable de charger avec ses propres images
du plus intérieur, les éléments matériels qu’on met à
la frontière pour sauver le rêve.
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