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Le père Paradis,
Missionnaire colonisateur
Danièle Lacasse et Bruce W. Hodgins
Le père Paradis,
Missionnaire colonisateur
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la
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livre du Canada pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-2007-4
PDF 9782763720081
© Les Presses de l’Université Laval
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2014
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
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Table des matières
Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX
Table de conversion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Partie 1
Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
Chapitre 1
Les années d’innocence et d’insouciance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Chapitre 2
Le contexte missionnaire et l’œuvre de colonisation . . . . . . . . . . . . . . 33
Partie 2
Les années charnières
Chapitre 3
1882-1883 : une mission médiatisée au Nord-Ouest québécois . . . . . 49
Chapitre 4
1883-1884 : missionnariat, exploration et visite apostolique
jusqu’à la baie d’Hudson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81
Chapitre 5
1885-1887 : les débuts de la colonisation du Témiscamingue . . . . . . . 109
Chapitre 6
1884-1888 : la vallée de la Gatineau et l’affaire Paradis . . . . . . . . . . . . 123
Partie 3
L’œuvre personnelle du père Paradis
Chapitre 7
Le Nord, le pays des Canadiens français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
VIII
Le père Paradis, missionnaire colonisateur
Chapitre 8
La défense de ses convictions et de son honneur, un triomphe mitigé . 151
Chapitre 9
Fondation d’une congrégation religieuse au lac Temagami . . . . . . . . . 165
Chapitre 10
Les débuts d’une colonie rayonnant autour de Domrémy . . . . . . . . . . 177
Chapitre 11
Le feu sacré jusqu’à la fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Épilogue
Un nouveau souffle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .223
Annexe 1
Tableau généalogique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
Annexe 2
Le solitaire du lac Témiscamingue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .233
Annexe 3
Lettre d’un missionnaire : curiosités indiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
Annexe 4
Images de l’Arctique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245
Annexe 5
Lettre adressée en anglais à l’évêque de Peterborough . . . . . . . . . . . . . 248
Annexe 6
Brochures et livres écrits par l’abbé Joseph-William-Ivanhoé Caron,
Missionnaire colonisateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
Annexe 7
Personnage biblique et légendaire, Nemrod est un descendant de Noé 253
Annexe 8
La légende porte le père Paradis dans la littérature . . . . . . . . . . . . . . . 255
Annexe 9
Sur les traces du père Paradis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261
Avertissement
A
u moment de la découverte des Amériques par les Européens, le
territoire était peuplé de plusieurs nations aborigènes. Se croyant
arrivés aux Indes, les explorateurs ont dénommé Indiens les
habitants de ce continent sans se soucier de leurs différences. Plus récemment,
au Québec, on les a dénommés Amérindiens. L’action du présent ouvrage se
déroule dans les régions frontalières du Québec et de l’Ontario. Les Algonquins, les Ojibwés et, plus au nord, les Cris vivent à proximité de cette
frontière. Ces peuples sont tous de la famille linguistique algonquienne. Les
Algonquins et les ­Ojibwés, dont les dialectes sont très proches, se désignent
eux-mêmes du nom d’Anishnabe (pluriel : Anishnabeg). Ce mot signifie
« humain issu de cette terre ».
Le présent ouvrage comporte des textes d’époque. Le mot « sauvage »
y apparaît pour désigner les peuples décrits ci-dessus ou certains de leurs
membres. Sans connotation péjorative, ce mot était utilisé couramment,
notamment par les missionnaires qui les visitaient. Parmi les textes d’un de
ces missionnaires, Mgr Vital Grandin, o.m.i., nous avons trouvé la définition
suivante : « Sous le nom de sauvages, on désigne en Canada, toutes les tribus
aborigènes de l’Amérique [...] nous désignons sous le nom de sauvages, tous
les naturels du “Département du Nord”, non pas que tous soient d’un
caractère barbare, féroce ou sauvage, mais bien, parce qu’il y a quelques
chose de sauvage dans leur genre de vie ou, par opposition, au titre de civilisées donné aux nations qui pratiquent une religion, vivent sous une forme
de gouvernement, obéissent à des lois et se livrent aux arts ou à l’industrie1. »
Toutefois, les écrits du père Paradis ne sont pas toujours neutres dans sa
façon de qualifier les gens des Premières Nations.
1.Extrait de Claude CHAMPAGNE, Les débuts de la mission dans le Nord-Ouest
canadien, Les Éditions de l’Université d’Ottawa, 1983, p. 77.
X
Le père Paradis, missionnaire colonisateur
Table de conversion
1 lieue = 3,9 kilomètres
1 mille = 1,6 kilomètre
1,09 verge = 1 mètre
1 pied = 0,3048 mètre
1 pouce = 2,54 centimètres
1 acre = 0,405 hectare
1 arpent = 0,34 hectare
1 livre = 0,454 kilogramme
Remerciements
L
a brochure Paradis of Temagami, publiée en 1976 par Bruce W.
Hodgins, a servi de base pour le présent ouvrage. Les auteurs sont
reconnaissants de l’aide qui a rendu les recherches initiales possibles.
L’Université Trent a contribué financièrement au projet. En 1971, Michel
Trudeau, alors élève de Bruce W. Hodgins, a effectué un travail de recherche
avec diligence, intégrité et engagement. Donald Smith a aussi été un collaborateur utile. Plusieurs personnes, de très âgées et de très jeunes, autochtones et allochtones, ont été des sources d’information et d’inspiration, ou
les deux à la fois. Certaines de ces personnes sont liées au lac Temagami ou
au camp Wanapitei.
Danièle Lacasse a visité les principaux endroits où le père Paradis a
vécu. Elle tient à remercier les gens qui lui ont permis de découvrir plus
amplement cet important personnage trop longtemps oublié de l’histoire du
Canada. Merci à Hugues Boucher, un citoyen de Saint-André dans Kamouraska, pour les informations sur la famille Paradis et l’identification de la
maison familiale toujours debout et en bon état. Merci aussi au maire de
l’endroit, Gervais Darisse, qui a organisé la rencontre. Merci à Jacques et
Gérard Larouche, descendants des Paradis du Témiscamingue, qui ont
fourni de l’information à l’égard de la famille. Des membres du site internet
Planète généalogie ont aussi aidé pour les recherches généalogiques. Merci à
Jeanne-Mance Delisle pour avoir cédé une partie de la documentation qui a
servi à la rédaction de la nouvelle « Le rêve d’un géant ». Merci aux techniciens et aux archivistes des divers centres d’archives visités, notamment M.
André Dubois des Archives Deschâtelets.
Merci au curé Gérard Lecompte, à messieurs Denis Carrier, Doris
St-Pierre et Guy Perreault pour la lecture et l’aide à la correction de différentes versions du manuscrit. Merci à Martin Éthier pour la réalisation des
cartes géographiques.
Les auteurs tiennent également à remercier leur compagnon de vie
respectif, Carol Hodgins et Christian Groulx, pour leur soutien.
Introduction
« La satisfaction d’avoir fait le bien n’est que le prélude du concert de louanges
et de bénédictions que le triomphe de la vérité réserve à ceux qui, au lieu de
dénoncer, de décrier et de détruire, ont encouragé, travaillé et édifié1. »
Joseph-Adolphe Chapleau (1840-1898) au curé Labelle
L
e père Charles-Alfred-Marie Paradis (1848-1926) est peu connu de
nos contemporains. Pourtant, il a été une figure marquante du
mouvement de colonisation canadien-français dans les régions les plus
reculées de la forêt laurentienne, le bastion de l’industrie forestière. On
retrouve son nom ici et là dans ces régions où il a œuvré comme missionnaire et colonisateur, toujours comme prêtre catholique.
Dans le comté de Témiscamingue, on se souvient du père Paradis
comme étant le rédacteur d’un rapport au ministre des Travaux publics, sir
Hector Langevin. On dit qu’à la suite de ce rapport les efforts de colonisation débutèrent sur la rive québécoise du lac qui a donné son nom à la
région. Dans le nord de la vallée de la Gatineau et dans le district de Nipissing
en Ontario, on se souvient aussi de son engagement comme colonisateur. À
ce titre, on retrouve quelques timides témoignages à son sujet dans l’histoire
locale de ces deux régions.
À Ville-Marie, au Témiscamingue, sur une plaque commémorative,
son nom côtoie celui du frère Joseph Moffet qui a été consacré « le père de
l’agriculture au Témiscamingue ». Cette plaque se trouve dans la cour de la
maison du frère Moffet, un bâtiment historique de l’endroit.
Dans la petite municipalité de Montcerf, dans le nord de la vallée de
la Gatineau, son nom figure sur un monument inauguré en 1984 en
l’honneur des bâtisseurs, en face du centre municipal. Si l’on observe bien,
on aperçoit près de l’église une vieille croix de bois qui trône parmi les
broussailles, au pied de la montagne. Elle s’élève à l’endroit choisi par le père
Paradis pour construire la première église qui a été la proie des flammes, en
1.AUCLAIR, Élie J., Le curé Labelle, sa vie et son œuvre, Montréal, Librairie Beauchemin
limitée, 1930, p. 138.
2
Le père Paradis, missionnaire colonisateur
1909. Derrière cette croix, un grand cercle témoigne d’un feu récent. Est-ce
l’emplacement du feu de la Saint-Jean-Baptiste qu’on allume chaque année
dans la montagne pour fêter l’identité canadienne-française sur un site
marquant pour les résidents de la localité ?
1. La croix de Montcerf (Danièle Lacasse)
Devant l’église de Verner, dans le district de Nipissing, une plaque est
érigée en 1971 en son honneur, par la Fiducie du patrimoine ontarien, alors
le Conseil des sites archéologiques et historiques de l’Ontario. Il semble qu’à
cette époque le souvenir du père Paradis était encore ténébreux dans la
région où il a passé plus de quinze ans à coloniser. L’inscription sur la plaque
est une ode à la banalité. On n’y retrouve aucune mention de controverse ou
de son expulsion de la congrégation des Oblats de Marie Immaculée. On y
suggère vaguement l’aventure qui a pimenté sa vie. Il n’y a aucune mention
de son grand dessein, ni de Sandy Inlet ou du lac Temagami, encore moins
de Domrémy qui a été rayé de la carte.
Au camp Wanapitei, à Sandy Inlet, l’endroit où le père Paradis a élu
domicile en 1890, des vestiges de son séjour sont conservés. Des photos de
lui et certains de ses dessins ornent les murs. En épilogue, vous pourrez lire
plus en détails comment les dirigeants du camp perpétuent sa mémoire.
Introduction3
Le père Paradis était dans l’action au quotidien et il a contribué à créer
le mythe du Nord que Christian Morissonneau décrit dans La Terre promise :
le mythe du Nord québécois. Toutefois, considérer l’œuvre de C.A.M. Paradis
uniquement au travers de ce mythe serait le réduire à peu de chose. Pour en
savoir plus sur cet homme hors du commun, pénétrons dans cet immense
territoire qu’on appelle le Nord, jusqu’aux confins de la forêt laurentienne.
Depuis quelques siècles, les coureurs des bois y trappent les animaux à
fourrures. La Compagnie du Nord-Ouest et la Compagnie de la Baie
d’Hudson s’y sont livré une longue lutte commerciale dont la compagnie
anglaise est sortie victorieuse. Les précieuses fourrures, attachées en ballots,
ont traversé l’océan pour agrémenter la garde-robe des nobles et des riches
bourgeois européens.
Puis, les compagnies forestières ont pénétré dans les terres du Nord.
Suivant le cours des rivières, elles s’accaparaient de la forêt un peu plus
chaque année. Leurs hommes armés de haches s’attaquaient aux grands pins
et leurs chevaux tiraient les énormes troncs équarris jusqu’aux rivières. Au
printemps, les torrents portaient ces pièces de bois jusqu’à la ville de Québec
où on les chargeait sur les bateaux qui faisaient voile vers les ports de
l’Europe.
Les sentiers sont donc tracés, suivons donc notre jeune et ardent
missionnaire qui s’en est allé évangéliser les peuplades indigènes avec des
idées d’expansion de la population canadienne-française. Sur des sentiers
tantôt enneigés, tantôt de terre battue, le père Paradis a porté l’Évangile et le
message du patriote, la langue et le drapeau. Par endroit, il a marché dans les
sentiers avant l’arrivée de routes carrossables qu’il a réclamées à grands cris.
Il a contribué à fabriquer le mythe de la terre promise. Cette terre promise
aux générations futures devait être colonisée pour porter les fruits nécessaires
à la subsistance et même à l’aisance. La colonisation, telle qu’il l’a définie, est
une œuvre qui a pour objet l’établissement des terres inoccupées d’un pays
au moyen des méthodes les plus propres à favoriser l’exploitation du sol et le
bien matériel et moral d’un peuple2.
Commençant sa vie d’adulte chez les Oblats de Marie Immaculée –
congrégation qu’il dut quitter à la suite d’une vive polémique sociale –, le
père Paradis voua sa vie à la colonisation. Il a établi plusieurs colons sur des
terres pour y faire de l’agriculture. Il savait toutefois que, pour qu’une
colonie soit prospère, elle devait être dotée des services professionnels et
commerciaux de base et il recrutait aussi des gens pour pourvoir ces postes.
2.
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, notes manuscrites.
4
Le père Paradis, missionnaire colonisateur
Missionnaire au Témiscamingue, il a bravé les rapides des rivières jusqu’à la
baie d’Hudson pour faire connaître le territoire. Son but ultime, il l’a
maintenu alors qu’il luttait contre les marchands de bois de la vallée de la
Gatineau tout en affrontant de hauts dirigeants politiques et ses supérieurs
religieux. Plus tard, devant les gouvernements, il a soutenu sa cause pour le
peuplement des rives des rivières Veuve et Sturgeon, dans le district de
Nipissing. Il a même fait de la prospection minière pour financer ses projets,
jalonnant des concessions en raquettes dans les environs du lac Night Hawk,
près de Timmins.
Toutes ses actions contribuaient à établir ses bien-aimés Canadiens sur
les poches et les rubans fertiles du Bouclier canadien. Il a particulièrement
dépensé ses énergies auprès de ceux qui avaient été assez insensés pour
émigrer en Nouvelle-Angleterre ou au Michigan. Au Nord, il les aidait à
recréer leur vie dans la simplicité. Pourtant, pour cet infatigable prêtre, la vie
ne fut pas simple. L’aventure dans les régions sauvages, la colère, la frustration et l’incompréhension l’ont amené à se dépasser. Malgré les embûches
qu’il a dû surmonter, la cause de la colonisation a fleuri dans son sillage. De
son vivant, il est connu pour ses talents d’artiste et la postérité lui reconnaîtra au moins ce talent. On s’extasie devant la beauté de ses croquis et de
ses aquarelles sans connaître l’homme qui a tracé ces lignes fines et ces
courbes représentant des paysages de notre pays. Polyglotte, il maîtrisait le
français, l’anglais, le latin, l’algonquin et peut-être aussi l’italien. Sa foi était
grande et il était fermement engagé dans sa vocation. Il est allé jusqu’à Rome
pour défendre son honneur et pour conserver son statut de prêtre catholique. Durant plus de quarante ans, autant par devoir que par amour de la
nature, le sanctuaire où il récitait la messe a souvent été improvisé dans la
forêt du nord du Québec ou dans le Nouvel Ontario. Parfois, il faisait chaud,
mais souvent le froid était si intense qu’il se gelait les doigts au contact du
calice. À d’autres occasions, les mouches noires le faisaient se mouvoir alors
qu’il aurait dû être immobile. Il dut les défier et, comme il le disait lui-même,
« elles ont changé les gestuelles sacrées de la messe3 ».
Certains des détracteurs du père Paradis l’ont dit paranoïaque, mais
nous en doutons fortement. Nous croyons plutôt qu’il était très organisé et
doté d’une grande volonté de faire. La paranoïa est peut-être venue à la suite
des attaques qui avaient pour but de le détourner de la cause qu’il défendait.
Bien que certaines de ses idées puissent avoir été mal fondées, il est assurément un héros méconnu du Nord et cet ouvrage se propose de vous le faire
3.
GRIFFIN, Frederick C., « Priest Who Has Become an Ontario Legend in His Own
Lifetime », The Toronto Star Weekly, Toronto, 2 août 1924.
Introduction5
connaître. Nous avons divisé nos propos en trois parties. Dans la première,
nous racontons les premières années de la vie de Charles-Alfred Paradis et le
contexte social de l’époque qui l’a vu naître. La seconde partie fait état des
années charnières, celles de ses premières années comme missionnaire et des
luttes de pouvoir, qui séparent la période d’insouciance de la jeunesse et
l’œuvre personnelle du père Paradis qui forme la troisième partie. Le tout est
illustré principalement par les dessins de cet artiste remarquable.
6
Le père Paradis, missionnaire colonisateur
Les principaux lieux que le père Paradis a fréquentés.
Introduction7
Les régions entourant le lac Témiscamingue, à la frontière Québec-Ontario.
Partie 1
Éducation de Charles-Alfred
Paradis et contexte social
de l’époque
Chapitre 1
Les années d’innocence
et d’insouciance
Impatient de connaître la circonférence de mon petit royaume, je me décidai
à faire ce voyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquai
deux douzaines de mes pains d’orge – que je devrais plutôt appeler des
gâteaux –, un pot de terre empli de riz sec, dont je faisais une grande consommation, une petite bouteille de rum, une moitié de chèvre, de la poudre et du
plomb pour m’en procurer davantage, et deux grandes houppelandes, de
celles que j’avais trouvées dans les coffres des matelots. Je les pris, l’une pour
me coucher dessus et l’autre pour me couvrir pendant la nuit1.
Daniel Defoe dans Robinson Crusoé
L
e premier ancêtre Paradis au Canada s’est installé à l’île d’Orléans, au
temps de Champlain. Deux siècles plus tard, plus précisément le 23
mars 1848, naît Charles-Alfred, à Saint-André dans Kamouraska. Il
est l’un des quatorze enfants d’Amable Paradis et Sophie Moreau (voir
annexe 1).
Au moment où Charles voit le jour, la côte sud du grand fleuve SaintLaurent est déjà peuplée. Saint-André est un de ces petits villages qui bordent
le littoral. Longeant la grande route qui fait le tour de la péninsule gaspésienne, Saint-André se situe à 180 kilomètres au nord-est de la ville de
Québec. Il n’y a pas encore de chemin de fer. Le lac Saint-Jean commence à
faire fureur chez les aspirants colons et les aventuriers. Déjà on a poussé plus
loin les explorations décrites par le prêtre François Pilote dans Le Saguenay
en 1851. Les cantons de l’Est et le Saguenay constituent les deux débouchés
1.
DEFOE, Daniel, Robinson Crusoé, Paris, France Loisirs, 1993, p. 188.
12Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
à la colonisation pour offrir du pain, de l’espace et de la liberté comme
solutions aux jeunes compatriotes attirés par les Illinois2.
La famille Paradis réside à la sortie sud-est du village de Saint-André.
La porte ouvragée de la maison familiale témoigne de l’habileté de ses
résidents et, comme tous les Canadiens français qui se respectent, ils sont de
fervents catholiques. Amable, le père, est charpentier, ouvrier en bâtiment.
Le talent des Paradis pour le travail du bois est reconnu. Ce sont des gens
habiles et industrieux qui ont la joie au cœur. On les embauche volontiers
pour des constructions résidentielles et communautaires. Plus tard, Amable
se spécialisera dans la fabrication des « rouets Paradis ». Pour ce qui est du
travail du sol, Amable ne s’y sent pas attiré, mais sa femme aime se plonger
les mains dans la terre. Madame Paradis inculque à ses enfants les notions de
base de la culture des plantes et leur transmet son goût pour le jardinage.
Ensemble, ses enfants travaillent sous ses ordres à semer, nettoyer, planter et
embellir le potager et le parterre. Leur jardin est l’un des plus admirés des
alentours3.
Les Paradis appartiennent à la classe des petits bourgeois qui, pour la
plupart, vivent au village le long du fleuve. Ceux-ci se dénomment « les gens
du bord de l’eau » avec une pointe d’arrogance et ils nourrissent quelques
mépris pour « les gens des concessions », les colons. Le dimanche, ces
derniers descendent très fidèlement à la messe en grandes charrettes à bœufs.
Ils apportent leur dîner et attendent les vêpres avant de regagner leur lot. Les
petits citadins du bord de l’eau, qui fréquentent l’école du village, ne se
gênent pas pour regarder d’un air moqueur les souliers « à la grimace » des
petits gars d’habitants qui descendent du deuxième rang et du chemin
Mississipi pour assister au catéchisme. À la vérité, Charles les envie d’appartenir à des familles de défricheurs et d’avoir le loisir de s’en donner à cœur
joie au milieu des souches et des fardoches. Ne pouvant faire comme eux, il
va passer de grandes journées à la montagne avec une petite hache, y bâtissant
des cabanes de bois, coupant des routes, traçant des avenues4. Ces jeux en
forêt démontrent son goût précoce pour le travail manuel dans un environnement naturel.
2.
3.
4.
PILOTE, François, Le Saguenay en 1851 ; histoire du passé, du présent et de l’avenir
probable au Haut-Saguenay au point de vue de la colonisation, Québec, De l’Imprimerie
d’Augustin Côté et Cie, 1852, p. 3-4.
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
13
2. Maison familiale de la famille Paradis à Saint-André en avril 2011 (Danièle Lacasse)
Chez les Paradis, les veillées se passent généralement en famille. Tous
groupés autour de la chandelle de suif – la plus âgée des filles prenant soin
de moucher les mèches – ils font, à tour de rôle, la lecture à haute voix.
Souvent, le beau livre rempli d’images vient de la bibliothèque paroissiale,
prêté par monsieur le curé après la cérémonie des vêpres. Dans cette galerie
littéraire, le jeune Charles a ses préférés. Ce sont le Robinson Crusoé, Le
Robinson suisse et les Annales de la Propagation de la foi. La lecture de ces
livres influence sa jeune imagination. Il rêve d’aventures qu’il se promet de
réaliser un jour5.
L’esprit d’aventure du jeune Charles ne prend pas sa source uniquement dans la fiction. Les Dumais et autres premiers explorateurs du Saguenay
et du Lac-Saint-Jean fréquentent le foyer de la famille Paradis. Attentif, le
jeune Charles dévore leurs récits de voyages et de conquêtes. Parfois, tirant
la jupe de sa mère, il lui confie : « Maman, quand je serai grand, moi aussi
j’irai prendre une terre et vous viendrez rester avec moi. » En grandissant,
loin de diminuer, sa flamme pour la conquête de nouveaux espaces par la
colonisation se nourrit de tout ce qui pouvait l’entretenir. L’oreille et l’œil
5.
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
14Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
aux aguets, Charles ne perd rien de ce qui peut se dire ou s’écrire au sujet de
sa passion dominante6.
À l’école, certaines informations contenues dans les manuels arrivent
en contradiction avec les conceptions qu’il se fait du territoire canadien.
Notamment en géographie, on représente la partie nordique du Canada
comme une autre Sibérie, couverte de savanes et de glace, inabordable pour
des êtres civilisés. Sur les cartes, ce soi-disant désert sans limite porte le nom
de « Nouvelle-Bretagne ». Porté d’instinct à juger par lui-même, le jeune
Charles compare ces récits à ceux des explorateurs qui fréquentent le foyer
familial. Il se sent alors floué par ces pages qu’il considère mensongères. Il
sait que ces régions inconnues des élèves sont familières aux traiteurs anglais
et aux coureurs des bois. En contemplant la chaîne des Laurentides qui
ferme sa région du côté nord, il se demande ce qu’il peut bien y avoir derrière
ces belles grosses montagnes bleues qui reluisent au soleil du matin et où
quelquefois, le soir, il distingue les feux allumés çà et là par les pionniers. Il
voudrait avoir les ailes d’un goéland pour se transporter bien loin dans ces
solitudes7.
En fait, le jeune Charles rêve de
devenir explorateur. Il aspire à découvrir
de nouvelles terres où s’établiraient de
nouveaux noyaux de population, comme
à l’époque de la Nouvelle-France. Il se
voit déjà en charge d’expéditions, guidant
les pas de colons catholiques de langue
française.
3. Charles-Alfred Paradis (Archives
Deschâtelets)
6.
7.
8.
Avec les moyens de l’époque, les
parents Paradis procure un minimum
d’instruction à leurs enfants. Pour sa part,
le jeune Charles est destiné à des études
supérieures. En février 1863, à la veille de
ses 15 ans, il entre au collège de
Sainte-Anne-de-la-Pocatière8. L’école étant
située à environ cinquante kilomètres de
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
« Notes biographiques », Archives Deschâtelets, Oblats de Marie Immaculée.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
15
chez lui, il y sera pensionnaire. Il y étudiera pendant huit ans et y terminera
son cours classique.
Au moment où Charles Paradis entre au collège, le prêtre François
Pilote (1811-1886) s’occupe de la gestion financière de l’établissement à
titre de procureur. Ayant déjà dirigé l’école, le père Pilote est une figure
influente de la région du Bas-Saint-Laurent que l’on désigne de nos jours
sous le nom de Côte-du-Sud. Instigateur de l’enseignement agricole à
Sainte-Anne-de-la-Pocatière, en 1859, il a fondé la première école d’agriculture au Canada. L’établissement d’une ferme modèle avait aussi été autorisé
par le collège sur un domaine foncier constitué en bonne partie par le père
Pilote qui participe aussi au mouvement de colonisation. Il a écrit Le
Saguenay en 1851 – un des premiers, sinon le premier ouvrage du genre. La
page couverture porte le slogan « Emparons-nous du sol si nous voulons
conserver notre nationalité ». Dans cet ouvrage, il retrace l’histoire de la
région du Saguenay. Son récit s’inscrit dans la ligne de pensée du clergé et de
plusieurs décideurs de sa génération qui, déjà, cherchent à endiguer l’émigration aux États-Unis par la colonisation du nord de la province. Ce
mouvement a pour objectif la survie de la nation. De plus, mêlé de près à la
gestion de l’Association des comtés de L’Islet et de Kamouraska, le père
Pilote avait averti, en 1850, le marchand et politicien Jean-Charles Chapais
d’un détournement de fonds publics au détriment des colons. En effet, une
entreprise forestière s’était approprié une somme d’argent destinée à l’ouverture de chemins de colonisation pour construire des glissoires à billots9. Le
jeune Charles-Alfred Paradis a côtoyé de près ou de loin ce supérieur volontaire qui passe à l’action malgré certains déficits financiers. Son dévouement
pour les agriculteurs et les colons a pu nourrir la flamme et l’estime du
collégien.
En juillet 1871, âgé de 23 ans, Charles-Alfred Paradis vient de terminer
son cours classique. La fièvre de l’inconnu ne l’a pas quitté. Tout à côté de
son collège se trouve, à l’état embryonnaire, l’école d’agriculture. Il hésite
entre deux options : se faire prêtre ou habitant. L’une et l’autre l’attirent. Ses
lectures d’enfance résolvent le problème : Robinson donne la main au
missionnaire et il choisit la prêtrise. Il verrait les secrets de la NouvelleBretagne et les ferait connaître à son pays. Alors qu’il cherche par quelle
porte pénétrer dans le pays de ses rêves, un vieux père jésuite lui conseille
9.
GAGNON, Serge, « Pilote, François », Dictionnaire biographique du Canada, [en
ligne], 1881-1890, vol. XI, http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_
nbr=5766&interval=20&&PHPSESSID=8j5lh6srj1cm9aiebmagn44gr4 (consulté le
4 novembre 2010).
16Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
d’entrer chez les Oblats. Deux jours plus tard, il est au noviciat des Oblats
de Marie Immaculée de Lachine et il revêt l’habit le 25 septembre. Plus tard,
certains de ses confrères de classe du collège et au moins un de ses professeurs admirent avoir été surpris de voir ce petit élève direct, revêche et extraverti choisir la vie cléricale. Indéniablement, c’est le choix qu’il a fait.
Au noviciat de Lachine, le 26 septembre 1872, il fait son oblation
temporaire et, le 28 septembre 1873, son oblation perpétuelle. Lors de
l’oblation, pour se conformer aux principaux articles de la règle, le jeune
oblat prononce les vœux d’obéissance, de chasteté, de persévérance et de
pauvreté.
L’oblation désigne l’acte par lequel le chrétien, sous l’inspiration de l’EspritSaint, se donne à Dieu. Le don de soi est l’état auquel le chrétien parvient
quand, aidé par la grâce, il livre à Dieu, de manière constante et autant qu’il
le peut, toute sa personne : pensées, volonté, actions. [...] Les vœux expriment
la volonté qui anime le religieux d’accomplir l’oblation de sa personne, totalement et définitivement10.
S’étant ainsi offert à Dieu, Charles-Alfred Paradis est maintenant frère et
prêt à servir dans la congrégation des Oblats de Marie Immaculée. Il ajoute
à sa signature un troisième prénom, celui de Marie.
À l’automne 1873, on l’envoie prendre une charge de professeur au
collège d’Ottawa. Il y enseignera notamment les arts11. Par contre, le jeune
homme ne comprend pas où Dieu le mène. Il ne voit pas comment cette
assignation le conduira à la baie d’Hudson, mais il n’a qu’un choix, obéir. Il
enseignera pendant neuf ans à l’université naissante. Durant cette période, il
continue l’étude de la théologie dans l’espoir de devenir prêtre.
Le 22 mai 1875, la cérémonie de la tonsure marque une autre étape de
son entrée dans la cléricature. La cérémonie a lieu à Ottawa et elle est
célébrée par l’évêque Joseph-Thomas Duhamel (1841-1909). La tonsure est
une couronne cléricale que l’on fait derrière la tête en rasant les cheveux en
forme circulaire. Les ecclésiastiques séculiers et réguliers doivent porter la
tonsure ; c’est la marque de leur état. Celle des simples clercs est la plus
10.
CHARBONNEAU, Herménégilde, « Dictionnaire des valeurs oblates », Oblats de
Marie Immaculée, [en ligne], http://www.oblats.qc.ca/OMI/valeurs_oblates/oblation.
php (consulté le 4 novembre 2010).
11.ALLAIRE, J.B.A., Dictionnaire biographique du clergé canadien-français, vol. 2, SaintHyacinthe, Imprimerie de La Tribune, 1908, p. 457-458 ; Curriculum vitae de
C.A.M. Paradis, Archives Deschâtelets, Oblats de Marie Immaculée ; J.B. Célestin
Augier, o.m.i., à la Sacrée Congrégation des évêques et réguliers, Exposé de l’affaire
Paradis, 18 janvier 1891, p. 1-2, Archives Deschâtelets, Oblats de Marie Immaculée.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
17
petite et, à mesure qu’il avancera dans les ordres, on l’agrandira. Lorsqu’il
sera prêtre, elle atteindra sa grandeur maximale. La cérémonie de la tonsure
est une préparation pour les ordres et un signe de la prise de l’habit12.
Le père du jeune professeur d’art travaille le bois avec dextérité. Son
fils a hérité de ce talent manuel. Il manie crayons, pinceaux et couleurs et,
parfois, il crée pour les autres. Du collège d’Ottawa, le 2 avril 1878, il adresse
une lettre au père Boisramé, o.m.i. Elle est accompagnée d’un tableau dont
il décrit la scène :
Je ne sais s’il est l’expression fidèle de la nature, mais je puis vous assurer que
j’ai fait au meilleur de ma connaissance, d’après les indices que j’ai pu
recueillir, tant sur la copie que vous m’avez envoyée que sur une autre que
possède le Rvd P. modérateur. Quant au canot et aux quelques habitants qui
figurent dans le paysage, il me semble qu’ils ont dû se trouver là au moins une
fois. Le Bon Père Boisramé est après faire sécher du poisson sur l’échafaud, et
tout naturellement le chien qui est auprès en demande quelques uns. Si c’eut
été l’hiver j’aurais mis quelques traîneaux, mais je crois que pendant l’été on
dompte les chiens pour l’hiver. Le bon Père Lecomte est sur la galerie avec
Monseigneur, autant que je puis distinguer. Je pense qu’ils attendent l’arrivée
des barges qui leur apporteront des nouvelles du Canada. Je n’ai pas pu savoir
le nom du Rvd P. qui se dirige vers le couvent. Dans tous les cas je sais que
tous ces braves missionnaires sont bien occupés.
En paiement pour son travail, il demande des prières : « [...] dites leur s’il
vous plaît qu’ils prennent au moins une petite minute pour prier pour le
pauvre frère Paradis. C’est tout ce qu’il demande en retour de ce petit
ouvrage. Veuillez aussi ne pas m’oublier dans vos ferventes prières ». Ce
tableau s’est probablement rendu au Nord-Ouest, dans le vicariat apostolique de l’Athabasca-Mackenzie, où œuvre le père Boisramé.
À l’époque où Charles Paradis fréquente le collège d’Ottawa, les frères
enseignants prennent leurs vacances estivales à la mission du Désert. Cette
mission est établie dans un petit village algonquin du nom de Maniwaki, la
« terre de Marie », situé au nord d’Ottawa sur la rive est de la rivière Gatineau.
L’industrie forestière est grandement responsable de la croissance récente de
l’agglomération13. Dans ce village, les Oblats sont bien lotis. Ils disposent
d’une superbe église et d’un vaste presbytère, tous deux en pierres et de
12.Alain, « Signification clerc tonsure », RootsWeb, 22 novembre 2002, http://
archiver.rootsweb.ancestry.com/th/read/GEN-FF/2002-11/1038003367
(consulté le 4 novembre 2010).
13. « Plus de 150 ans d’histoire et de développement », Ville de Maniwaki, [en ligne],
http://ville.maniwaki.qc.ca/fr/historique.shtml (consulté le 4 mars 2012).
18Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
construction récente14. L’été durant, la maison de Maniwaki est le point de
ralliement d’où les frères partent, avec leurs tentes, pour des excursions en
canot sur les lacs et les rivières des environs. Fuyant la vie trépidante de la
ville, ils retrouvent le calme de la nature. Ils se nourrissent de pain, de fruits
sauvages et de poisson. Durant l’une de ces pauses annuelles, le frère Paradis
se met à l’étude de la langue algonquine, avec son confrère, le frère Dozois.
Au contact des missionnaires, il sent revivre son idéal et il voit là un moyen
de le réaliser. Les progrès des frères Paradis et Dozois en algonquin sont
rapides et ils attirent l’attention de leurs supérieurs15.
À l’été de 1880, les frères enseignants changent leur itinéraire de
vacances. Ils veulent explorer d’autres
territoires. Le vendredi 25 juin, en fin
d’après-midi, ils partent d’Ottawa en
train à destination du Témiscamingue.
Ils sont dix-huit, incluant le père
directeur Ephrem Harnois (18441905) et un junioriste, M. Gallagher.
La première soirée, ils voyagent en
première classe, bien assis sur des
sièges rembourrés. Ils passent la nuit
au presbytère de Pembroke où
plusieurs d’entre eux dorment sur le
plancher. Le lendemain, ils reprennent
4. C.A.M. Paradis (Archives Deschâtelets) le train, mais doivent se contenter
d’un vieux wagon de troisième classe
avec des sièges de bois. Le train file entre les montagnes, sur de grandes
étendues inhabitées. À Mackey Station, nos voyageurs s’embarquent sur une
plateforme sans toit, leurs valises et leurs boîtes servant de sièges. Contents
d’être en vacances, ils considèrent la situation avec désinvolture. Ils occupent
le seul wagon qui est poussé par la locomotive à la vitesse d’un cheval au trot,
sauf dans les descentes où le cheval de fer prend le galop ! Ils peuvent donc
observer à loisir les paysages qui se succèdent sous leurs yeux. Aux endroits
où ils peuvent apercevoir la rivière des Outaouais, le bois flotté file dans le
14.
BARBEZIEUX, Alexis (de), Histoire de la Province ecclésiastique d’Ottawa et de la
colonisation de la vallée d’Ottawa, Ottawa, La Cie d’Imprimerie d’Ottawa, 1897,
p. 587.
15. PARADIS, Charles-Alfred-Marie, Petit mémoire d’une fondation religieuse, [lac
Temagami], 1920, 96 p. manuscrites.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
19
courant. Soudain, la locomotive freine et s’arrête au bout de la voie ferrée
encore en construction. Il reste environ 30 kilomètres à franchir pour se
rendre à Deux-Rivières où ils pourront prendre un bateau à vapeur pour
continuer leur route.
De toute évidence, les transporteurs ont été avisés de la visite des frères
car, en plus de la voiture de poste habituelle, deux stages attendent les
voyageurs pour les conduire à l’agglomération suivante. Ils arrivent à DeuxRivières avant la nuit. La tente de toile blanche est dressée à côté de la
chapelle et ils y feront un séjour de deux jours. Chaque nuit, les maringouins et les brûlots sont au cœur des préoccupations des campeurs. Le
dimanche, les frères donnent un ton de fête à la messe avec leurs chants. En
après-midi, certains d’entre eux visitent les cageux sur leurs radeaux.
Le lundi matin, le camp est levé à la hâte et les vacanciers s’embarquent sur le Mattawan, le bateau à vapeur qui les transportent de DeuxRivières jusqu’à Mattawa où ils arrivent vers midi. Malgré une faible averse,
le père Déléage est au quai pour accueillir les nouveaux venus16. Les frères
sont logés chez les sœurs grises et leur passage est, une fois de plus, l’occasion
de faire une célébration religieuse avec chants et musique17.
Le mercredi à 13 heures et demie, c’est le départ pour la dernière partie
du voyage en compagnie de trois guides anishnabeg, arrivés la veille à
Mattawa. En canot à huit rames, ils mettent trois jours pour se rendre à la
mission Saint-Claude, située en face du fort Témiscamingue de la Compagnie
de la Baie d’Hudson. Bien sûr, en remontant la rivière des Outaouais pour
se rendre au lac Témiscamingue, ils doivent porter leur barque et leurs effets
dans les portages, ou utiliser la cordelle pour franchir les rapides la Cave, des
Érables, de la Montagne et le Long-Sault qui entravent leur parcours. Samedi
matin, le 3 juillet, ils sont accueillis à la mission au son des détonations de
fusils18.
Ayant atteint leur destination, les frères participent aux activités quotidiennes de la communauté ponctuées par les exercices de dévotion. Ils
aident à la récolte des légumes et du foin qui servira à nourrir le bétail. Ils
font des excursions de pêche et la cueillette de petits fruits – bleuets, fraises,
16.
MARSAN, C.F., notes manuscrites, juillet 1880, Archives Deschâtelets, Oblats de
Marie Immaculée.
17. LÉVESQUE, L., notes manuscrites, juillet 1880, Archives Deschâtelets, Oblats de
Marie Immaculée.
18. MARION, Athanase et C. LAPORTE, notes manuscrites, juillet 1880, Archives
Deschâtelets, Oblats de Marie Immaculée.
20Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
framboises, cassis et groseilles sont rapportés aux religieuses qui les servent
au dessert. Heureux d’être en plein air, ils explorent le territoire, voguent sur
les lacs et les rivières et marchent en forêt en compagnie de guides anishnabeg.
La plus longue excursion de l’été débute le 18 juillet. Six frères,
incluant Paradis, et le père Nolin y participent. Accompagnés d’un guide
anishnabe du nom de Michel Thomson, ils partent en canot avant les
premières lueurs de l’aube. Ils se dirigent vers le sud pour atteindre l’embouchure de la rivière Matabitchouan (Matachewan). Empruntant cette rivière,
ils croisent le petit détroit où la rivière se divise, l’endroit où sera construit
le village de Temagami le long de la future voie de la Temiskaming and
Northern Ontario Railway (aujourd’hui le chemin de fer Ontario
Northland). Les frères admirent, comme s’ils en étaient les premiers touristes,
le bras de l’extrémité nord-est du lac Temagami. Ensuite, ils pagayent
environ vingt-cinq kilomètres vers le sud-ouest pour atteindre le poste de la
Compagnie de la Baie d’Hudson et le camp ojibwé de l’île aux Ours (Bear
Island), au centre du lac. La pluie les y retient quelques jours. Lorsqu’elle
cesse enfin, les jeunes clercs et leurs guides reprennent les rames et se dirigent
vers le nord pour atteindre l’île Rabbitnose où ils installent leur campement.
Là, le commis du poste de traite de Bear Island, qui campe avec eux, attrape
l’une des plus grosses truites ayant été prises dans le lac Temagami. Pesant
trente livres19, l’énorme poisson est capturé en eau profonde à l’aide d’une
perche en cèdre à laquelle sont attachées deux cordes, l’une portant une
roche qui sert d’ancre et l’autre portant l’hameçon. Plus tard, le père Paradis
racontera que la truite pesait soixante livres et qu’elle était aussi longue que
son canot20.
Les excursionnistes sont de retour à la mission de Témiscamingue le
mercredi 28 juillet.
Au cours de ces vacances, le frère Paradis reçoit son nom algonquin,
Wakwi, « le ciel ». Août s’achève et les vacances aussi, les frères retournent à
Ottawa reprendre le labeur. Le frère Paradis a fait au moins huit dessins
pendant ce séjour : des paysages des régions de Témiscamingue et de
Temagami. L’artiste transmet ses impressions de l’excursion au lac Temagami
dans le journal L’Opinion publique du 9 novembre 1882. Son texte est
accompagné d’un de ses dessins.
19.
20.
MARSAN, C.F., notes manuscrites, juillet 1880, Archives Deschâtelets, Oblats de
Marie Immaculée.
GRIFFIN, Frederick C., « Priest Who Has Become an Ontario Legend in His Own
Lifetime », The Toronto Star Weekly, Toronto, 2 août 1924.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
21
5. Les professeurs du collège d’Ottawa en vacances au lac Temagami, sur l’île Rabbitnose.
Lors de ce séjour, ils ont nommé l’endroit île du Saint-Sacrement (Bibliothèque et Archives
Canada)
6. Vue du lac Temagami, en face du comptoir de la Compagnie de la Baie d’Hudson de l’île
aux Ours (BAnQ)
Notre pays renferme d’innombrables beautés inconnues à la plupart de
ceux qui l’habitent. Quand il m’arrive de parler du lac Timigami à mes amis
de la capitale, tous ouvrent de grands yeux et ne peuvent taire leur éton-
22Partie 1 – Éducation de Charles-Alfred Paradis et contexte social de l’époque
nement, lorsqu’ils apprennent qu’à cinquante milles seulement de Témiscaming, il y a un lac de deux cent milles de tour et renfermant plus de
deux mille îles, un lac aux eaux transparentes comme celles du SaintLaurent, dont il est tributaire. La surprise redouble lorsqu’on leur parle de
truites si grosses, que les sauvages n’osent les darder, de peur de faire
chavirer leurs canots ; d’achigans et de dorés si nombreux, que le pêcheur
se lasse de les prendre ; de bleuets si dodus, qu’un seul en vaut dix de
ceux que l’on vend sur le marché d’Ottawa ; d’ours si redoutables qu’ils
dévorent les taureaux et qui n’exigent rien de moins qu’un bataillon de
sept chasseurs pour les réduire ; des sauvages si avides de parfums, qu’ils
mettent des oignons dans leurs mouchoirs, etc., etc. Tout cela, et bien
d’autres choses encore, paraissent bien étranges à beaucoup de gens.
Cependant, il n’y a rien d’exagéré ; tel est Timigami. Je ne parle pas de la
brillante verdure de ses forêts, de ses tapis de mousse blanche émaillée de
fleurs, de ses ruisseaux, ni de ses frais ombrages, on pourrait croire que
j’ai copié cette description sur l’île de Calypso. J’aurais pourtant à ajouter
cette différence que les nymphes de ce pays-ci ont les cheveux et le teint
plus noirs, et qu’elles ne sont pas engagées au service d’une déesse, mais,
qu’en revanche, elles s’occupent de travaux utiles et rendent chaque jour
leurs hommages au Grand-Esprit Tout-Puissant, Créateur du ciel, de la
terre et des lacs. Plusieurs d’entre elles portent le nom de Mani, qui, dans
leur langue naïve et douce, est celui de la Reine du Ciel qu’elles appellent
leur Mère et aiment de tout leur cœur.
Si Télémaque venait ici (supposé qu’il fut accompagné de Mentor), il
n’aurait pas à craindre les séductions de l’île enchanteresse, et à moins de
vouloir prendre un bain, il serait bien fou de s’enfuir à la nage ; car il ne
manque pas ici de beaux et élégants canots pour le reconduire à domicile,
si le pays ne lui convenait pas.
J’ajouterais, pour compléter la différence, qu’à Timigami, il est loin de
régner un printemps perpétuel, car le vent du nord souffle assez souvent,
et certains bacheliers du collège d’Ottawa, se rappellent encore la fameuse
semaine de pluie glacée qui, au beau milieu de juillet, les retint captifs dans
la demeure du vieux Malcolm, juste en face du charmant paysage qui fait
l’objet de cette gravure. Quoi qu’il en soit, tous ont gardé un heureux
souvenir de Timigami et se proposent fermement d’y retourner si l’occasion s’en présente. – C.-A.-M. P.21
Quelques mois après ces vacances dans le Nord, le frère Paradis franchit
une autre étape de sa formation religieuse. Il reçoit de l’archevêque diocésain
21. PARADIS, Charles-Alfred-Marie, « Vue du lac Timigami », L’Opinion publique,
vol. XIII, no 45, 9 novembre 1882, p. 533.
1. LES ANNÉES D’INNOCENCE ET D’INSOUCIANCE
23
les lettres de permission pour les ordres mineurs, le démissoire. Puis, le
8 décembre 1880, il reçoit l’ordination de Joseph-Eugène Antoine (18261900), le supérieur général de sa congrégation au Canada. Les fonctions de
portier, de lecteur, d’exorciste et d’acolyte sont dévolues au religieux qui
franchit cette étape. En tant que portier, il doit garder l’église jour et nuit,
l’ouvrir et la fermer aux heures définies, empêcher les infidèles d’y entrer, de
troubler les offices et de profaner les mystères. Il est responsable de la
propreté et de la décoration à l’intérieur du bâtiment. Il fait tenir chacun à
son rang dans le silence et la modestie. C’est lui qui sonne les cloches pour
indiquer le moment des différentes prières et il ouvre le livre à celui qui
prêche. Comme lecteur, il est institué pour proclamer les textes tirés des
Saintes Écritures au cours de la messe et des autres offices, sauf l’Évangile
dont la lecture est réservée au prêtre. En l’absence du psalmiste, il fait la
lecture du psaume. Lorsqu’il n’y a ni chantre ni diacre disponible, il donne
les intentions de la prière universelle, dirige le chant et la participation des
fidèles. Il prend aussi les dispositions pour que les fidèles reçoivent dignement
les sacrements. C’est lui qui prépare les fidèles qui, occasionnellement,
doivent lire au cours de la messe. Enfin, il doit méditer assidûment les
Saintes Écritures. Comme acolyte, il assiste le prêtre et le diacre lors de célébrations liturgiques et, comme exorciste, il a maintenant le pouvoir de
chasser des démons.
Après les ordres mineurs vient le sous-diaconat auquel il accède le 11
juin 1881, à Ottawa et, le 4 septembre 1881, il est nommé diacre. Il a maintenant le rôle d’assister le prêtre dans le service divin et il aide à la célébration
des mystères de l’Église. Un diacre ne peut pas, toutefois, célébrer les
mystères par lui-même. Il est au service de l’évêque, spécialement pour le
ministère de la charité et de l’annonce à l’extérieur22.
Plus tard, il sera allégué qu’à cette époque le frère Paradis causait déjà
des problèmes à ses supérieurs. Il semble que, pour eux, il était trop fier, têtu,
indiscipliné et qu’il s’adonnait à des cabales politiques. On racontera qu’il
croyait être appelé à de grandes choses tout en se voyant persécuté par tout
le monde, particulièrement par ceux qui étaient en autorité. Il admettra
lui-même, en 1887, que ses supérieurs l’ont toujours considéré comme « un
fou, un imaginaire, un brûlé, un écervelé en théorie et en pratique23 ». Quoi
22.
23.
Collectif, « Ordre (sacrement) », Wikipedia, [en ligne], http://fr.wikipedia.org/wiki/
Ordre_(sacrement) (consulté le 4 novembre 2010).
J.B. Célestin Augier, o.m.i., à la Sacrée Congrégation des évêques et réguliers, Exposé
de l’affaire Paradis, 18 janvier 1891, p. 1-2, Archives Deschâtelets, Oblats de Marie
Immaculée.

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