français – antigone - Collège Jean Lecanuet

Transcription

français – antigone - Collège Jean Lecanuet
FRANÇAIS – ANTIGONE
L'extrait :
ANTIGONE. - Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de
même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible
pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, vous le
savez, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un homme qui a peur.
CRÉON, sourdement. - Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le
voudrais pas.
ANTIGONE. - Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n’auriez pas voulu non
plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ?
CRÉON. - Je te l’ai dit.
ANTIGONE. - Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et
c’est cela, être roi !
CRÉON. - Oui, c’est cela !
ANTIGONE. - Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont
fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON. - Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est assez payé
pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec toi encore. J’ai assez
payé.
ANTIGONE. - Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
CRÉON, la secoue soudain, hors de lui. - Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi,
petite idiote ! J’ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut
pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise,
de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la
cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec
toute la provision d’eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les
voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur
peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de
savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on
pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on
gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est
comme la vague qui vient de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous giffle, et la chose qui tombe
devant le groupe n’a pas de nom. C’était peut-être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a
plus de nom. Et toi non plus tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un
nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
ANTIGONE, secoue la tête. - Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre
chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.
CRÉON. - C’est facile de dire non !
ANTIGONE. - Pas toujours.
CRÉON. - Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en
mettre jusqu’aux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n’y a qu’à ne pas bouger et
attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu’on vous tue. C’est trop lâche. C’est une invention des
hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit
non contre l’instinct de la chasse ou de l’amour ? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et
dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles
tombent, les autres passent et il peut s’en perdre autant que l’on veut, il en restera toujours une de chaque
espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles
qui sont passées avant.
ANTIGONE. - Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple.
L'analyse :
I/Présenter
Ce texte est un extrait d’une pièce de théâtre du XXe siècle, Antigone, écrite par Jean Anouilh en 1942 et
représentée pour la première fois en 1944 au théâtre de l’Atelier.
Jean Anouilh s’est inspiré d’une tragédie de Sophocle, mais en adaptant le mythe à son époque et au
contexte historique du Xxe siècle, notamment grâce à la technique des anachronismes volontaires.
II/ Décrire
Ce passage se trouve au centre de la tragédie de Jean Anouilh. Il se situe dans une longue scène qui oppose
Antigone et Créon, et qui constitue le France tragique de la pièce. Antigone vient d’être arrêtée pour avoir
essayé d’enterrer son frère Polynice, privé par Créon de sépulture funéraire parce qu’il s’est allié à des cités
étrangères à Thèbes. Créon essaie de sauver Antigone en essayant de la convaincre de renoncer à son projet.
Pour cela, il utilise différents arguments et confronte sa vision du pouvoir, sa vision du roi avec celle
d’Antigone. Cet extrait s’inscrit donc directement dans la thématique Art, Etat, Pouvoir de l’épreuve
d’histoire des arts.
III/ Contextualiser
Jean Anouilh avait confié la première mise en scène de sa pièce à André Barsacq, et Jean Davy créa le rôle
de Créon aux côtés de Monelle Valentin, l’épouse de Jean Anouilh, qui joua Antigone. La pièce fut
d’emblée un immense succès, elle fut jouée deux ans sans interruption : Jean Davy interpréta Créon 750 fois
entre février 44 et juin 46. Une des raisons de ce succès réside dans la résonance très forte de cette œuvre
avec le contexte historique de la France et de la deuxième guerre mondiale, que le public a immédiatement
perçue. Antigone qui disait « non » face à Créon représentait la Résistance face à la Collaboration, face à la
France de Vichy. Pourtant la pièce a échappé à la censure allemande car Créon avait raison face Antigone,
mise à mort à la fin de la pièce. Une mise en scène récente d’Antigone par Nicolas Briançon avec Robert
Hossein et Barbara Schulz, datant de 2006, donne à voir une réflexion sur la dictature et présente des gardes
avec des ordinateurs portables et une oreillette, pour signaler l’actualité éternelle des grands mythes.
Cette tragédie d’Anouilh s’inscrit également dans un ensemble de tragédies du Xxème siècle qui revisitent
les grands mythes antiques pour leur donner un sens nouveau, adapté à l’époque moderne. On en trouve un
autre exemple avec la pièce de Giraudoux La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) où l’auteur analyse les
motivations fratricides de la future Seconde guerre mondiale ou Electre (la fille d’Agamemnon et de
Clytemnestre), où Giraudoux s’interroge sur la liberté et la responsabilité.
IV/ Analyser et interpréter
Dans cet extrait, Antigone démystifie le personnage du roi.
1) Un pouvoir dérisoire
Le roi apparaît comme une créature privée de pouvoir. Roi impuissant, Créon fait ce qu’il n’aurait pas voulu
faire comme on le voit avec les négations du verbe vouloir à la ligne 11 (vous ne l’auriez pas voulu) et à la
ligne14 (vous allez me faire tuer sans le vouloir). Rien à voir ici avec le pouvoir absolu d’un roi digne du
siècle de Louis XIV. Ici, le roi ne peut pas faire ce qu’il veut, il doit se plier à la raison d’État, auquel il est
le premier assujetti, comme le montre l’expression « être obligé de te faire tuer » ligne 7. L’exclamation de
la ligne 14 Et c’est cela être roi ! montre la dévalorisation qu’Antigone fait subir à la fonction royale.
Antigone éprouve même de la pitié pour Créon. (ligne 16) comme le montre l’apostrophe Pauvre Créon ! Et
elle inverse les rôles en se déclarant reine à sa place, en dépit des apparences, parce qu’elle, elle peut faire ce
qu’elle veut. (lignes 16-18).
D’ailleurs, c’est bien Créon qui se trouve réduit à supplier Antigone : « Aie pitié de moi, vis » (ligne 19).
C’est donc Antigone qui détient le pouvoir face à Créon.
2) Un roi peu majestueux
Par ailleurs, Créon se montre lui-même peu digne de sa fonction : il avoue sa peur (l.7) et sa colère
impuissante face à Antigone apparaît avec la didascalie la secoue soudain, hors de lui. Il ne parvient plus à
se maîtriser face à Antigone, prononce des jurons ( « bon Dieu », ligne 24) et la traite de « petite idiote »
(ligne 25). Antigone souligne ce manque de majesté car dans son discours Créon n’est pas un roi, mais
simplement « un homme qui a peur » qu’elle juge « laid » de surcroît. (ligne 6)
3) Une fonction ingrate et un pouvoir solitaire
De son côté, Créon essaie de combattre cette vision négative du roi en lui opposant sa vision d’un roi
courageux et solitaire. Pour cela, il utilise la métaphore du bateau dans la tempête, métaphore filée
développée dans la longue tirade de la ligne 24 à la ligne 44. Dans cette longue tirade, le roi est comparé
implicitement au capitaine d’un bateau dans une mer déchaînée. Le champ lexical de la navigation et du
naufrage parcourt l’ensemble de la réplique. Par cette métaphore traditionnelle, Créon tente de redorer le
blason du roi : le roi est le seul à combattre la tempête, puisque l’équipage ne veut plus rien faire et ne pense
qu’à piller la cale et que les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que
pour eux avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Seul, le roi combat pour
l’intérêt général. Seul, le roi essaie de sauver le bateau, c’est-à-dire le pays, de la tempête. Seul, le roi fait
preuve d’altruisme, pour le bien supérieur du pays, même si cela peut entraîner des actions injustes et
arbitraires, prises dans l’urgence : on gueule un ordre et on tire dans le tas (ligne 38). Le niveau de langue
très familier désacralise le rôle du roi, et montre que le chef doit agir dans l’urgence, sans se poser des
problèmes de conscience. Au nom de la raison d’Etat, le pouvoir est nécessairement sale et corrompu :
Crois-tu qu’on a le temps de faire le raffiné, de se demander (…) si on pourra encore être un homme
après ?(lignes 34 à 37) La seconde tirade de Créon développe également cette vision d’un pouvoir qui salit,
avec l’expression « s’en mettre jusqu’aux coudes ». Le roi devient alors un ouvrier laborieux qui ne ménage
pas sa peine et retrousse ses manches, c’est d’abord un homme d’action qui ne peut s’accorder le luxe de
penser.
4) Un roi qui règnerait sur des bêtes
À la fin de l’extrait, Antigone contre-attaque en montrant qu’un roi qui ne réfléchit pas suppose également
un peuple idiot. En effet, pour Créon, dire oui, c’est obéir à la vie, à la Nature, sans réfléchir, comme on le
voit avec sa nouvelle métaphore filée du troupeau qui avance courageusement sur le chemin, malgré les
pertes de quelques têtes de bétail. Avec la question rhétorique Tu imagines un monde où les bêtes auraient
dit non contre l’instinct de la chasse ou de l’amour ? (ligne 55,) sa stratégie est alors de critiquer la position
d’Antigone, en faisant apparaître comme lâche et contre-nature sa résistance au pouvoir. Mais Antigone
rebondit sur le mot « bêtes » : Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple. (ligne 70) Elle
montre que la vision du pouvoir de Créon suppose un peuple qui se laisse conduire comme un troupeau de
moutons. Au courage des bêtes, Antigone substitue … la bêtise. Mais le conditionnel de l’irréel Ce serait si
simple proclame clairement que les hommes ne sont pas (encore) des bêtes. Le roi trouvera toujours sur sa
route des Antigone, pour dire non et rejeter des lois injustes.
V/ Elargir, rapprocher
Cet extrait propose donc une véritable réflexion sur le pouvoir du chef et sur le métier de roi qui apparaît
sous un jour peu favorable. Derrière le mythe antique se lit une critique engagée du pouvoir. Gouverner
semble entraîner fatalement salissures et compromissions. Seul, l’opposant au pouvoir, même au péril de sa
vie, peut rester fidèle à ses convictions et plein de noblesse. Antigone est donc un éloge de la Résistance, de
la force d’opposition qui combat un régime autoritaire, quelle qu’en soit l’époque et le contexte historique.
De la même façon, le film Le Dictateur de Charlie Chaplin qui a été conçu dès 1938-1939 et qui est sorti
dans les salles en 1945 rappelle d’abord Hitler, mais peut ensuite évoquer le discours de n’importe quel
dictateur, comme Saddam Hussein ou Fidel Castro.